Pourquoi j’ai choisi l’anarchie
Si, à travers le large éventail d’idées qui s’offraient à moi, j’ai opté en définitive pour l’idéal libertaire, c’est que, à l’instar de tout homme sur terre, je suis essentiellement égoïste.
Comme je déteste que l’on m’oblige à adopter des principes, des lignes de conduite qui ne correspondent pas à mes vues et suis même tout disposé à saboter une société qui prétend canaliser mes actes, j’ai pensé que tout individu opprimé devait avoir les mêmes sentiments et que, par conséquent, le meilleur moyen que j’ai d’avoir la paix est de ne jamais faire subir à quelqu’un un état de fait qu’il n’accepte pas. Or l’idéal libertaire est le seul qui ne prétende pas obliger des êtres qui lui sont réfractaires à accepter ses bases, c’est le seul qui ne vise pas, pour atteindre un but quelconque, à inclure, par la force s’il le faut, des individus en son sein.
Aucune des factions politiques, communistes, socialistes, fascistes, etc., n’a pour fondement de sa société un libre groupement de communistes, de socialistes, etc.; dès qu’ils possèdent la force, donc en fait le droit, ils imposent leur point de vue aux non-partisans du régime, les obligent à collaborer et à calquer leurs actes sur des modèles jugés seuls conformes. Quoi d’étonnant alors qu’il y ait des soulèvements et des troubles ? Nous, libertaires, nous ne voulons convertir personne de force à nos idées, ni obliger quiconque à nous imiter, si ce n’est là sa volonté explicite. Ce que nous voulons, et cela de toutes nos forces, c’est posséder la faculté de vivre notre vie telle que nous l’avons choisie, d’exprimer et d’échanger nos opinions en toute liberté. Nous n’admettons pas qu’on nous impose une façon d’agir, un mode de penser, qu’on nous sacrifie à des entités absurdes, à des avenirs improbables ou à des intérêts inavouables.
« L’homme est né pour vivre et non pour se préparer à vivre » a dit Pasternak; nous ne voulons pas des paradis incomparables que chacun voudrait nous contraindre d’habiter, et nous sommes de tout coeur avec Rostand lorsqu’il écrit : « Je ne voudrais pas d’un paradis où l’on n’eût pas le droit de préférer l’enfer. »
Tel est je crois, indépendamment des diverses conceptions existantes quant aux structures d’une société libertaire, ce qui unit à la base tous les anarchistes, et c’est pourquoi j’ai choisi l’anarchie.
De la même façon que je n’aime pas que l’on veuille m’intégrer de force dans un milieu qui n’est pas le mien, me faire vivre d’une façon qui ne soit pas conforme à mes aspirations, de la même façon je ne voudrais pour rien au monde, quant à moi, prétendre faire épouser de force mes concepts à d’autres et les obliger à vivre selon mon idéal, même si je pense que leur bonheur réside dans cette voie.
N’ayant pas d’étalon où mesurer la Vérité et les Valeurs, le prétendu libertaire qui essayerait, par souci d’efficacité, d’imposer aux masses ses idées, retomberait ipso facto dans la catégorie de ceux qu’il combat, car eux aussi, souvent de bonne foi, prétendent nous apporter la Vérité, le Salut et nous sauver en dépit de nous-mêmes; rien ne permet d’affirmer qu’ils ont tort et que nous avons raison. C’est pourquoi je conçois mal qu’on puisse songer à faire une révolution sociale violente ayant pour but d’apporter un remède anarchiste aux maux dont souffrent les hommes. La seule voie qui me paraisse pleine de promesses et de fruits est de lutter partout, toujours, contre l’autorité et, si l’état de nos forces nous le permet, d’accomplir une révolution, violente ou non, ayant pour but, non pas de propager un communisme libertaire, mais de faire voler en éclats la réalité tangible de l’autorité qui nous écrase, pour que chacun puisse, sans contraintes, choisir sa voie, être marxiste, libertaire, etc., et qu’il vive, avec ses compagnons d’idées, sa vie à sa manière.
Why I Have Chosen Anarchy
If, among the wide range of ideas that have presented themselves to me, I have finally chosen the libertarian ideal, it is because, like every person on the planet, I am fundamentally egoistic.
As I hate being forced to adopt principles, lines of conduct that do not correspond to my views and am even ready to sabotage a society that means to direct my actions, I have thought that any oppressed individual would have the same feelings and that therefore the best way for me to have peace is never to subject anyone to a state of affairs that they do not accept. Now the libertarian ideal is the only one that does not claim to oblige beings who are resistant to accept its fundamentals. It is the only one that does not aim, in order to achieve any goal, to subsume, by force if necessary, individuals within it.
None of the political factions — Communists, Socialists, Fascists, etc. — bases its conception of society on a free grouping of Communists, Socialists, etc.; as soon as they possess the might, and thus, in practice, the right, they impose their point of view on those who are not partisans of the regime, forcing them to collaborate and to model their actions solely on authorized ideals. Is it any wonder that there are uprisings and unrest? We, libertarians, do not want to convert anyone to our ideas by force, nor to compel them to imitate us, if this is not their explicit will. What we want, and that with all our strength, is to have the ability to live our lives as we have chosen, to express and exchange our opinions in complete freedom. We do not accept the imposition on us of a way of acting, a way of thinking. We will not be sacrificed to absurd entities, to improbable futures or to shameful interests.
“Man was born to live and not to prepare to live,” said Pasternak. We do not want the incomparable paradises that everyone would like to compel us to inhabit, and we wholeheartedly agree with Rostand when he writes: “I would not want a heaven where I did not have the right to prefer hell.”
This is, I believe, regardless of the various existing conceptions about the structures of a libertarian society, what unites at base all anarchists, and this is why I have chosen anarchy.
In the same way that I do not like being forced to integrate myself into an environment that is not mine, to make myself live in a way that does not conform to my aspirations, just so I would not want for anything in the world to force others to embrace my ideas and oblige them to live according to my ideal, even if I think that their happiness lies in this way.
Having no standard against which to measure Truth and Values, the so-called libertarian who would try, for the sake of efficiency, to impose their ideas on the masses, would ipso facto fall back into the category of those they fight, because they too, often in good faith, claim to bring us Truth, Salvation and to save us in spite of ourselves. There is no reason to say that they are wrong and we are right. This is why I find it hard to believe that anyone can think of carrying out a violent social revolution with the aim of bringing an anarchist remedy to the ills that human beings suffer. The only way that seems to me full of promise and fruit is to fight everywhere, always, against authority and, if the state of our forces allows it, to accomplish a revolution, violent or not, having as its goal, not to propagate a libertarian communism, but to shatter the tangible reality of the authority that crushes us, so that everyone can, without constraints, choose their path, be Marxist, libertarian, etc., and live, with their own comrades in ideas, their own life in their own way.
Published in the Bulletin des Jeunes Libertaires, no. 43 (1962).
Working translation by Shawn P. Wilbur.