Etre Anarchiste
Prenez à part un anarchiste et deiriandez-lui ce qu’il entend par « être anarchiste ».
Posez la même question à cinq ou dix autres individus qui se réclament des idées anarchistes ; il serait surprenant que vous obteniez deux réponses identiques.
Pourquoi ? parce que si l’anarchie, l’idéal, le but vers lequel nous nous efforçons de nous diriger est le même pour tous il y a très loin d’y avoir unanimité sur les chemins à prendre pour arriver. Il est généralement admis quel vivre en anarchie, ce sera vivre dans une société basée sur la liberté de chacun limitée à celle de son voisin, sur l’entente libre entre les producteurs. Ni Dieux, ni maîtres, tous les humains libres, égaux et fraternels, voilà ce que désirent, je le pense, tous les anarchistes.
Je laisse de côté, bien entendu, les farceurs, ceux dont l’anarchisme consiste en un dilettantisme littéraire, nuancé de scepticisme, mais qui peut, suivant les moments, les besoins, prendre l’aspect qui convient. Nous les avons vus passer nombreux : on ne leur demande que d’avoir le bon goût, une fois arrivés, de nous laisser tranquilles. Pour ne pas m’égarer, je vais dire tout de suite ce que, dans ma pensée, signifie « être anarchiste ». C’est être convaincu de la nocivité des méthodes autoritaires qui jusqu’ici ont poussé les hommes à se traiter entre eux comme des bêtes féroces, le fort écrasant le faible. C’est s’être prouvé, par l’étude, le raisonnement qu’il n’y aura une vie plus belle, plus libre, plus humaine pour l’individu que lorsque seront supprimées les institutions qui l’étranglent, et dont toutes sont les satellites de ce monstre abject : l’Etat.
Etat bourgeois, défenseur du capitalisme privé, ou Etat « prolétarien » lui-même capitaliste. Etre anarchiste, ce n’est pas croire, ou ne pas croire à une Révolution, qui d’un seul coup nous transportera dans l’éden merveilleux ; c’est, selon moi toujours, s’attendre à une révolution possible, que des événements susceptibles de causer un profond mécontentement peuvent provoquer, mais qui peut arriver à un instant où l’on s’y attendra le moins.
On a déjà tellement attendu que certains ont perdu patience et n’attendent plus ! Mais, est-ce à dire qu’une révolution nous libérerait comme par enchantement de toutes nos entraves physiques et intellectuelles ? Nous nous exposerions, par une trop grande confiance, à de bien cruels déboires. J’ai dit de s’y attendre, mais de n’en attendre que selon que nous aurons auparavant décrassé le plus grand nombre de cerveaux. Car on peut être un révolté inconscient et faire des bêtises irréparables. Etre anarchiste, c’est donc, et surtout en cette époque, consacrer son activité à faire comprendre à ses semblables, aux opprimés, que tout ce qu’ils considèrent comme indispensable, parce que ça a toujours été : la propriété, les lois, l’armée, le parlement, la religion, le salariat, etc., sont autant de maillons de la chaîne qui les meurtrit et les maintient dans la misère et la prostitution. Etre anarchiste c’est faire d’autres anarchistes. mais c’est aussi faire de soi une machine que l’on connaît bien et que l’on manie mieux.
On a classifié les anarchistes. Leur espèce se divise en familles qui ne sont souvent elles-mêmes pas très unies.
On a perdu un temps précieux à analyser les qualités des diverses familles et les défauts de leurs composants. Je suis individualiste, moi, je suis communiste… Je crois à la Révolution, moi je n’y crois pas !… Et après ?
On peut être individualiste sans être anarchiste, comme on peut être communiste et être en même temps un farouche partisan de l’autorité.
Etre anarchiste, c’est être individualiste, d’abord, c’est soi-même que l’on tient le plus à libérer, mais comme son émancipation totale est intimement liée à celle de ses voisins, on est par la force des choses communiste. N’en déplaise aux antisociétaristes les plus affirmatifs je crois aussi que l’homme est un animal que l’instinct pousse à vivre en société. Il se crée donc ainsi une sorte de sentiment humain qui va de l’individu à l’espèce, un sentiment que la canaillerie des gouvernants s’efforce de canaliser à son profit dans les limites d’une patrie, mais qui s’est manifesté même au cours de la dernière boucherie entre « ennemis ». un sentiment qui rie connaît pas les frontières.
Etre anarchiste, vivre en anarchiste dans la société actuelle, voilà utopie. S’améliorer, s’instruire, propagande, combattre selon ses forces les iniquités sociales, être humain, voilà, je le crois, ce à quoi peut prétendre celui qui dans la Société autoritaire se dit : anarchiste.
Pierre MUALDES.
To Be an Anarchist
Take an anarchist aside and ask them what they mean by “being an anarchist.”
Ask the same question of five or ten other individuals who claim anarchist ideas; it would be surprising if you got two identical answers. Why? Because if anarchy, the ideal, the goal towards which we strive to move is the same for all, we are very far from unanimity about the paths to take to arrive there. It is generally accepted that living in anarchy will mean living in a society based on the freedom of each person, limited by that of their neighbour, on the free agreement between producers. Neither gods nor masters, all human beings free, equal and fraternal — this is what I think all anarchists desire.
I leave aside, of course, the pranksters, those whose anarchism consists of a literary dilettantism, nuanced with skepticism, but which can, according to moments and needs, assume a suitable appearance. We have seen many of them pass by: we only ask them to have the good taste, once they arrive, to leave us alone. So as not to get lost, I am going to say right away what it means, in my mind, “to be an anarchist.” It is to be convinced of the harmfulness of the authoritarian methods that have thus far pushed men to treat each other like ferocious beasts, with the strong crushing the weak. It is to have proven, by study, by reasoning that there will be a more beautiful, freer and more human life for the individual only when the institutions that strangle them — all of which are the satellites of this abject monster: the State — are abolished.
Bourgeois state, defender of private capitalism, or “proletarian” state — itself capitalist. To be an anarchist is not to believe, or to not believe, in a Revolution, which all of a sudden will transport us to some marvelous Eden. It is, again according to me, to await a possible revolution, which events likely to cause deep discontent can provoke, but which can happen when you least expect it.
We have already waited so long that some have lost patience and are no longer waiting! But, does this mean that a revolution would liberate us as if by magic from all our physical and intellectual shackles? We would expose ourselves, by too great a confidence, to very cruel setbacks. I have said to await it, but only to expect it when we have previously sharpened the greatest number of brains. Because one can be an unconscious rebel and make irreparable mistakes. To be an anarchist is therefore, and especially at this time, to devote one’s activity to making one’s fellow men, the oppressed, understand that everything they consider essential, because it has always been — property, laws, the army, parliament, religion, wage labor, etc. — are so many links in the chain that wounds them and keeps them in misery and prostitution. To be an anarchist is to make other anarchists, but it also means making yourself a machine that you know well and can handle better.
We have classified the anarchists. Their species is divided into families which are often not very united themselves.
Valuable time was wasted analyzing the qualities of the various families and the shortcomings of their components. I am individualist. Me, I am communist… I believe in the Revolution, I do not believe in it!… And after?
One can be an individualist without being an anarchist, just as one can be a communist and at the same time be a fierce partisan of authority.
To be an anarchist is to be individualist, first of all. It is oneself that one is most keen to liberate, but as one’s total emancipation is intimately linked to that of one’s neighbors, one is communist by force of circumstance. No offense to the most affirmative anti-societarists: I also believe that man is an animal that instinct drives to live in society. A kind of human feeling is thus created that goes from the individual to the species, a feeling that the rabble of the rulers strives to channel to its own profit within the limits of a fatherland, but which has manifested even during the last butchery between “enemies” a feeling that knows no borders.
To be an anarchist, to live as an anarchist in today’s society, that’s utopia. To improve oneself, to learn, to propagandize, to fight social inequities according to one’s strengths, to be human — that is, I believe, what one can claim who in an authoritarian society calls themselves an anarchist.
Pierre MUALDES.
Pierre Mualdes, “Etre anarchiste,” Le Libertaire 3e séries 30 no. 133 (28 avril 1924): 1.
Working translation by Shawn P. Wilbur.