Louise Michel, “Old Abraël” (1888)

LE VIEIL ABRAEL

LEGENDE DU VINGTIEME SIECLE

Le vingtième siècle allait finir.

Les nations, à l’étroit dans le froide Europe, avaient largement essaimé sur le globe.

Partout s’élevaient de nouvelles villes, grandissaient de jeunes peuples, se retrempaient les anciennes races.

Les émigrés sur les chauds continents avaient recouvré, avec un climat sans hiver, l’énergie de leur origine, il n’y avait plus de place pour le désert.

En Afrique, les sables avaient fait place à une vaste mer renversée artificiellement dans son lit primitif et qui rafraîchissait l’air, l’emplissant de vie, au lieu d’y répandre des souffles desséchants ; des canaux l’unissaient au grand Océan.

L’isthme de Panama ouvrait, comme l’isthme de Suez, le passage à des vols de navires ; les mers étaient presque aussi peuplées que la terre ; nul ile n’était sans habitants.

Dans les solitudes calédoniennes, des villes, des villages, élevés depuis la fin du dix-neuvième siècle, faisaient monter les bruits de la vie.

Les gorges profondes des montagnes abritaient d’immenses cultures. Les plaines regorgeaient de végétaux indigènes, mêlés à ceux qu’on avait importés du midi de l’Europe, de l’Afrique et des régions chaudes de l’Amérique et de l’Asie.

Sur les hauteurs blanchissait la neige du coton, aux cocons entr’ouverts.

Les grappes du riz balançaient dans les marais.

Le ricin étalait ses larges feuilles et ses crêtes rouges sur des rocs presque nus.

Des routes ouvertes dans les forêts pour les travailleurs du bois ; des habitations en coupaient les solitudes ; sur les rives de la Dumbea des moulins à vapeur. Partout quelques essais de machines mues par l’électricité, afin de donner plus de temps et moins de fatigue.

Tout cela était primitif encore, car les commencements dataient à peine d’un siècle, pas même une goutte d’eau dans l’océan des âges.

Dans les villages, les popinées filaient encore au fuseau lee coton dont on avait séparé les graines à l’aide de deux bâtons parallèles et qu’on avait ensuite livré à des cardes élémentaires.

Ces cotons étaient ceux que les tisserands ruraux mettaient en œuvre pour les étoffes solides, destinées aux travailleurs des champs. Mais la plus grande partie était livrée au commerce, étant de cette qualité magnifique, à longue soie, fine et unie, supérieure même au coton jaunâtre de Géorgie.

Un vieillard, connaissant l’indolence que donne le chaud soleil, le siècle précédent, propagé la facile culture du grand cotonnier.

Quelques graines lui étant parvenues de Bordeaux ou l’on en faisait l’essai, il les sema, les étudia et en fit un élément de prospérité pour la colonie, alors presque entièrement inculte.

Il apprit aux naturels à semer ces graines à la distance d’un mètre l’une de l’autre. Ayant coupé un bâton de cette longueur, il traça un carré ayant cent mètres de cote, leur fit compter dans ce carré les dix mille graines en reprenant autant de fois qu’il le fallut leur plus haut nombre ; leur expliqua que l’arbre venait sans culture et n’était jamais attaqué par les sauterelles.

Bientôt les sites les plus arides se couvrirent d’un manteau de verdure parsème trois fois dans l’année des flocons blancs de la récolte.

Le vieux avait aussi développé la culture du ricin ; de là un bien-être inconnu jusque-là aux naturels.

Maintenant les peuplades, mélangées en grand nombre par des unions avec les blancs, présentaient une population splendide, ayant la haute et droite stature du sauvage, l’intelligence facile de l’Européen.

Depuis longtemps, il n’arrivait plus de nouveaux condamnés du pays des blancs, l’ignorance ayant partout disparu, le mal ne se commettait que comme accident et tendait à devenir phénomène. L’Europe avait évolué.

Le vieil Abraël, à la tète toute gris, n’était point encore satisfait : il rêvait le progrès rapide. Les récits d’Europe lui donneraient le vertige et les tribus semblaient loin en arrière.

Il avait raison, l’Europe allait vite, toujours trainant à la remorque les peuples tardifs et son avant-garde de progrès lancée en avant.

Abraël est assis devant sa porte au coucher du soleil ; il raconte à ses arrière-petit-fils, comment, au siècle dernier, on était encore sauvage en Océanie ; comment les plages calédoniennes étaient incultes, les tribus ignorantes.

Puis, après la dernière guère de race, comprenant qu’ils ne pourraient jamais triompher des blancs, ni ravoir leur liberté que quand ils sauraient manier les éléments, ils furent saisis d’une grande douleur et, devant les villages détruits, ils s’assirent à terre et se mirent à pleurer.

C’est alors qu’arrivèrent en Europe de grands évènements ; tous les hommes devinrint libres et la terre leur appartint librement. Chacun, suivant ce qu’il pouvait et savait faire, travaillant dans l’intérêt commun et se servait pour son travail et pour sa vie de tout ce dont il avait besoin. Tout produisait davantage ; personne c’était plus le gouffre ou tombent les vies des autres.

Les arts, les sciences appartenaient à tous et comme on pouvait prendre des plaisirs humains, ceux des bêtes n’appartenaient plus à l’homme. L’ivrognerie était une tradition plus sale et moins cruelle que celles des ogres.

C’était tout.

Des chœurs immenses chantés sur les plages, dans les cirques des montagnes, laissaient loin derrière eux les vieux opéras d’Europe.

Nul travail n’était pénible ; les noirs comme les blancs se servaient, comme on se sert d’outils, des forces de la nature.

L’électricité, le magnétisme, tout cela était d’un usage aussi général dans le monde que le feu à notre époque.

Le soleil avait disparu depuis longtemps derrière le pic des morts qu’Abraël parlait encore.

Déjà Nahou, la mère de ses petits-fils les avait appelés pour les mettre dans leurs petits lis de bourre de coton, doux comme des nids d’oiseaux ; mais ils avaient encore bien des questions a lui faire.

— Grand-père, comment donc s’appelait l’aïeul qui fit la grande guerre pour la liberté ?

— Il se nommait Alaï, dit Abraël avec fierté.

OLD ABRAEL:

A LEGEND OF THE TWENTIETH CENTURY

The twentieth century was about to end.

The nations, cramped in cold Europe, had spread widely across the globe.

Everywhere new cities were raised up, young peoples grew and reabsorbed the old races.

The émigrés on the warm continents had recovered, along with a winterless climate, the energy of their origins. There was no longer room for the desert.

In Africa, the sands had been replaced by a vast sea, artificially turned back into its original bed, which refreshed the air, and filled with life, instead of spreading drying winds; some canals joined it to the great Ocean.

The isthmus of Panama opened, like the isthmus of Suez, the passage to flights of vessels; the seas were nearly as populated as the land; no island was without inhabitants.

In the Caledonian solitudes, some cities, some villages, raised since the end of the nineteenth century, sent up the sounds of life.

The deep gorges of the mountains sheltered great crops.

The plains overflow with indigenous vegetables, mixed with those that were imported from the south of Europe, Africa, and the warm regions of Asia and the Americas.

The heights were whitened with a snow of cotton, in gaping bolls.

The bunches of rice sway in the marshes.

The castor oil plant spreads its wide leaves and red crests on nearly bare rocks.

Roads opened in the forests for the workers in wood; homes cut into the wilderness; on the banks of the Dumbea some steam-powered mills. Everywhere attempts at machines drive by electricity, in order to give more time and less fatigue.

This was all still primitive, for the beginnings barely dated back a century, not even a drop of water in the ocean of the ages.

In the villages, the popinées [1] still spun at the spindle the cotton from which they have separated the seeds with the aid of two parallel sticks, and which they then handed over to some simple cards.

Those cottons were those that the rural weavers worked for the sturdy materials, destined for the workers in the field. but the largest part was given over to commerce, being of that magnificent quality, long-fibered, delicate and even, superior even to the cotton yellowish of Georgia.

An old man, knowing the indolence that the hot sun brings, the previous century, spread the easy cultivation of the great cotton plant.

Some seeds being received by him from Bordeaux where one had made the attempt with them, he planted them, studied them and made them an element of prosperity for the colony, then almost entirely uncultivated.

He taught the natives how to sow these seeds at a distance of one meter from each other. Having cut a stick of that length, he drew a square with one hundred meters on each side, made them count in this square the ten thousand seeds by recounting as many times as they needed to their highest numbers; explained to them that the tree came without cultivation and was never attacked by grasshoppers.

Soon the driest sites were covered with a green mantle, strewn three times each year with the white snowflakes of the harvest

The old man had also developed the cultivation of castor-old plants; from this a well-being previously unknown to the natives.

Now the small tribes, mixed in great numbers unions with the whites, presented a splendid population, having the height and upright stature of the savage, the easy-going intelligence of the European.

For a long time, no new condemned had arrived from the countries of the whites, ignorance having disappeared everywhere, evil was only committed as an accident and tended to become freakish. Europe had evolved.

Old Abraël, with his head all gray, was still not satisfied: he dreamed of rapid progress. The stories from Europe made him dizzy and the tribes seemed far behind.

He was right, Europe went rapidly, always dragging behind it the late-flowering peoples, with its avant-garde of progress sent out in front.

Abraël was seated before his door at sunset; he told his great-grandson, how, in the last century, they were still primitive in Oceania; how the Caledonian beaches were uncultivated, the tribes ignorant.

Then, after the last racial war, understanding that they could never triumph over the whites, nor get back their liberty until they knew how to manipulate the elements, they were seized with a great sadness and, before the destroyed villages, they sat down on the ground and began to cry.

It is then that great events occurred in Europe; all men became free and the earth belonged to them freely. Each, according to what he could and knew how to do, worked in the common interest and used for his work and his life everything that he needed. Everyone produced more; no one was any longer the pit into which the lives of others fell.

The arts, the sciences belonged to all and as they could take human pleasures, those of the beasts no longer pertained to man. Drunkenness was a tradition more foul and [no?] less cruel that those of the ogres.

That was all.

Huge choruses sang on the beaches, in the basins of the mountains, leaving far behind them the old operas of Europe.

No labor was tiresome; the black, like the whites, made use of the forces of nature, as we use tools.

Electricity, magnetism, all that was used as generally in the world as fire is in our era.

The sun had long since disappeared behind the Pic des Morts [2] but Abraël still spoke.

Already Nahou, the mother of his great-grandsons had called them to put them in their little beds of cotton stuffing, soft as the nests of birds; but they still had many questions to ask him.

“Grandfather, what then was the name of the ancestor who waged the great war for liberty?”

“He was named Ataï,” [3] said Abraël with pride.

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[1] Women.

[2] Peak of the Dead, a mountain in New Caledonia.

[3] A leader in the Kanak rebellion.

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