LOUIS PRAT
L’HARMONISME
1927
LOUIS PRAT
HARMONISM
1927
I
l’être et le paraître
Spinoza définit la substance : ce qui existe en soi et par soi, qui n’a besoin pour être conçu du concept d’aucune autre chose. La substance se suffit à elle-même; elle est l’être des êtres, l’Ens realissimum.
D’autre part, il n’est possible de connaître que par assimilation, comparaison, distinction : connaître c’est rapporter un objet à un autre.
Or, la substance étant l’être au delà des êtres, ne peut être mise en rapport avec rien. Elle est donc inconnaissable. L’inconnaissable est inintelligible. Affirmer l’existence de l’Etre en soi, c’est affirmer l’existence d’un mot, qui n’est qu’un mot, flatus vocis. Nous ne connaissons que des phénomènes; ce qui paraît est ce qui est par ce qu’il paraît.
I
being and appearance
Spinoza defines substance: that which exists in itself and by itself, which does not need the concept of any other thing in order to be conceived. Substance is self-sufficient; it is the being of beings, the Ens realissimum.
On the other hand, it is only possible to know by assimilation, comparison, distinction: to know is to relate one object to another.
Now, substance being the being beyond beings, cannot be put in relation to anything. It is therefore unknowable. The unknowable is unintelligible. To affirm the existence of Being in itself is to affirm the existence of a word, which is only a word, flatus vocis. We only know phenomena; what appears is what is because it appears.
II
LE DONNÉ
Le chercheur qui se propose de découvrir la vérité ne se paie pas de mots. Il ne se plaît pas à bombiner dans le vide, il prend toujours le donné pour point de départ de sa spéculation. Le donné c’est le fait constaté, soit en nous, soit hors de nous, le fait qu’il est possible de quantifier ou de qualifier, de localiser dans l’espace, de situer dans le temps, une vérité que l’on n’a, comme dit Descartes, aucune occasion de mettre en doute.
II
THE GIVEN
The researcher who sets out to discover the truth is not content with fine words. He does not like to bombiner dans le vide; he always takes the given as the starting point for his speculation. The given is the fact observed, either within us or outside of us, the fact that it is possible to quantify or qualify, to localize in space, to situate in time, a truth that we have, as Descartes says, no opportunity to doubt.
III
LA CONNAISSANCE DE SOI
Le premier des donnés, pour l’observateur, le plus important à connaître, c’est soi-même. La connaissance de soi est de toutes la plus précieuse. Toutes les connaissances que l’observateur peut prendre de ce qui n’est pas lui, sont nécessairement en rapport avec lui. Il les distingue, il les apprécie, il les juge.
Mais l’observateur ne se peut connaître qu’en connaissant. Il se connaît en se distinguant de ce qui n’est pas lui.
Son intelligence, en tant qu’elle se propose de connaître, est, selon l’exacte formule de Charles Renouvier : un représentatif qui objective en rapport avec un représenté qui est objectivé.
Le représentatif, ou le moi, ne peut se connaître qu’à la condition de s’objectiver, de devenir pour lui-même un représenté. C’est là le fait premier de toute conscience pensante; le fait au delà duquel il est impossible de remonter. Il est un fait puisqu’on le constate, il est inexplicable parce qu’il est premier.
III
KNOWLEDGE OF THE SELF
The first given, for the observer, the most important to know, is himself. Self-knowledge is of all knowledge the most precious. All the knowledge that the observer can acquire regarding what is not himself is necessarily related to him. He distinguishes them, he assesses them, he judges them.
But the observer can know himself only by knowing. He knows himself by distinguishing himself from what is not him.
His intelligence, insofar as it proposes to know, is, according to the exact formula of Charles Renouvier: a representative that objectifies in relation to a represented that is objectified.
The representative, or the self, can know itself only on the condition of objectivizing itself, of becoming for itself a represented. This is the first fact of all thinking consciousness; the fact beyond which it is impossible to go back. It is a fact since it is observed; it is inexplicable because it is primary.
IV
LA PENSÉE DE LA PENSÉE
L’Observateur ne peut donc connaître et se connaître qu’à la condition de se dédoubler.
Il pense et se regarde penser.
Il est une pensée qui pense et qui se pense, il est, comme dit Aristote : la pensée de la pensée.
IV
THE THOUGHT OF THE THOUGHT
The Observer can therefore know and know himself only on the condition of duplicating himself.
He thinks and watches himself think.
He is a thought that thinks and thinks itself, it is, as Aristotle says: the thought of thought.
V
LA PENSÉE ET L’ÊTRE
Pour être il faut penser, pour penser, il faut être. « Cogito ergo sum. »
Sommes-nous en présence, ainsi que le croyait Descartes, de la première vérité que l’observateur puisse atteindre?
V.
THOUGHT AND BEING
To be you have to think, to think you have to be. “Cogito ergo sum.”
Are we in the presence, as Descartes believed, of the first truth that the observer can reach?
VI
LA VISION DE SOI
« Je pense donc je suis. » Je suis, mais que suis-je, ou qui suis-je? Je ne suis et ne peux être que la vision que je prends de moi au moment où je la prends. Que vois-je alors que, pour m’observer, je regarde curieusement en moi-même? Des images défilent devant mes yeux. Elles provoquent en moi des émotions et suscitent des tendances plus ou moins fortes.
Je les vois qui s’assemblent et qui se combinent pour me présenter une vision nouvelle que je poursuis et qui m’entraîne. Et je ne puis savoir où je suis entraîné.
Je veux comprendre cette vision, l’apprécier, la juger, mais le puis-je?
Je compare le présent au passé pour prévoir l’avenir.
Je voudrais être le chasseur de ces images. Je me mets à leur poursuite pour les capturer. Souvent elles s’évanouissent quand je crois les saisir.
Sont-elles autre chose que des fantômes qui passent? Et moi qui suis-je? ou que suis-je, sinon une combinaison d’images qui n’apparaissent que pour disparaître et qui s’en vont je ne sais
VI
THE VISION OF SELF
“I think, therefore I am.” I am, but what am I, or who am I? I am and can only be the vision that I have of myself in the moment when I have it. So what do I see when, to observe myself, I look curiously into myself? Images flash before my eyes. They provoke emotions in me and arouse tendencies that are more or less strong.
I see them coming together and combining to present me with a new vision, which I am pursuing and which carries me along. And I cannot know where I am drawn.
I want to understand this vision, assess it, judge it, but can I?
I compare the present to the past to predict the future.
I would like to be the hunter of these images. I go after them to capture them. Often they vanish when I think I am grasping them.
Are they anything other than passing phantoms? And who am I? Or what am I, if not a combination of images that appear only to disappear, going who-knows-where?
VII
LA PRÉVISION DE SOI
Affirmer que je suis, c’est dire qui je suis.
Puis-je savoir qui je suis?
Les états de ma conscience — j’ignore même si ce sont des états — ne sont-ils pas plutôt des apparitions? Je les vois se déplacer en moi et changer. Je me déplace pour les poursuivre, il me semble que je change à mesure qu’ils changent : il m’est impossible de séparer mon existence de la leur.
Je les poursuis, je ne pourrai m’atteindre que si je les atteins, que si je prévois où ces visions veulent me conduire. Je ne suis donc pas celui qui est, je suis celui qui voudrait être, qui ne peut être qu’à la condition de se prévoir. Je ne suis que la prévision que je prends de moi-même.
VII
THE PREVISION OF THE SELF
To assert that I am is to say who I am.
Can I know who I am?
Are not the states of my consciousness — I don’t even know if they are states — are they not instead apparitions? I see them moving within me and changing. I move to pursue them, and it seems to me that I change as they change: it is impossible for me to separate my existence from theirs.
I pursue them, I can only reach myself if I reach them, only if I foresee where these visions want to lead me. I am therefore not the one who is, I am the one who would like to be, who can only be on the condition of foreseeing himself. I am only the forecast that I make of myself.
VIII
LE PHILOSOPHE ET LA VÉRITÉ
S’il en est ainsi, le philosophe peut chercher la vérité mais il ne sera jamais certain de l’avoir découverte.
Une pensée n’est une vérité qu’à la condition de rester toujours identique à elle-même.
Le penseur ne peut donc qu’imaginer ou prévoir la vérité. Elle n’est pas puisqu’elle esl toujours située en avant de lui-même. Il la cherche, il la poursuit. A peine lui est-il possible d’entrevoir son image dans le lointain de l’avenir.
VIII
THE PHILOSOPHER AND THE TRUTH
If this is so, the philosopher can seek the truth but he will never be certain of having discovered it.
A thought is a truth only on the condition that it always remains identical to itself.
The thinker can therefore only imagine or foresee the truth. It is not because it is always situated in front of itself. He seeks it; he pursues it. It is hardly possible for him to glimpse its image in the distant future.
IX
L’ERREUR DE DESCARTES
Descartes se serait donc trompé et, après lui, son école, et toutes les écoles dogmatiques rattachées plus ou moins étroitement à sa doctrine.
Connaître une vérité première à laquelle sont suspendues les vérités secondes, remonter à l’intelligence ordonnatrice, providence du monde, c’est connaître et comprendre comment ce qui est, est, comment ce qui n’est pas, n’est pas; c’est se représenter l’ordre qui préside au développement de la Nature et au développement de l’Esprit.
Par sa méditation et sa réflexion, le penseur découvre dans les choses, dans les hommes, et en lui, cette mathématique divine, créatrice de tout ce qui est. « Cum Deus calculât fit mundas. »
Il prend des choses et de lui-même une vision adéquate; il comprend ce qu’elles sont et ce qu’il est parce qu’il voit comment elles sont, comment il est.
L’intellectualisme de Descartes et de ses disciples, si nombreux, se propose, pour les connaître, de fixer le cours des choses en appliquant aux choses la mathématique de l’esprit. Ce grand penseur a voulu mathématiser la Nature. Mais la vivante nature et la vivante pensée sont autre chose qu’une vision que l’intelligence a fixée.
IX
THE ERROR OF DESCARTES
Descartes would therefore have been mistaken and, after him, his school, and all the dogmatic schools attached more or less closely to his doctrine.
To know a first truth from which the secondary truths are suspended, to go back to the ordering intelligence, providence of the world, is to know and understand how what is, is, how what is not, is not; it is to grasp the order that presides over the development of Nature and the development of the Mind.
By his meditation and his reflection, the thinker discovers in things, in men, and in himself, this divine mathematics, creator of all that is. “Cum Deus calculated fit mundas.”
He takes an adequate view of things and of himself; he understands what they are and what he is because he sees how they are, how he is.
The intellectualism of Descartes and his disciples, so numerous, proposes, in order to know things, to fix their course by applying to things the mathematics of the mind. This great thinker wanted to mathematize Nature. But living nature and living thought are something other than a vision fixed by intelligence.
X
PENSER, C’EST VIVRE DANS L’AVENIR
On ne vit plus dans le passé, on ne vit dans le présent que pour préparer l’avenir. Nous situons notre vie en avant de nous. Vivre c’est se renouveler. Le vieillard qui n’a plus de forces que pour remâcher des idées, meurt tous les jours un peu plus.
X
TO THINK IS TO LIVE IN THE FUTURE
We no longer live in the past; we only live in the present to prepare for the future. We place our life ahead of us. To live is to renew. The old man, who has no strength left except to mull over ideas, dies a little more every day.
XI
PENSER, C’EST VOULOIR ETRE
Il ne faut donc pas dire : Je pense donc je suis; il faut dire : Je pense donc je veux être.
Mais je ne puis être qu’à la condition de pouvoir faire et de pouvoir nje faire. Puis-je devenir l’ouvrier de moi- même, puis-je me regarder non seulement comme l’arbitre mais comme l’auteur de ma destinée?
XI
TO THINK IS TO WANT TO BE
One should not therefore say: I think therefore I am; one must say: I think therefore I want to be.
But I can only be on the condition of being able to do and of being able to make myself. Can I become the workman of myself, can I see myself not only as the arbiter but as the author of my own destiny?
XII
LE MOI ET LE NON-MOI
Le Problème est complexe. Le moi qui pense ne peut se déployer qu’en rapport avec le non-moi. Le non-moi c’est l’ensemble des choses qui s’agitent dans la conscience et que la conscience distingue, pour les connaître, pour se connaître.
Mais comment l’intelligence peut- elle connaître le non-moi, comment peut-elle sortir d’elle-même pour atteindre les choses et les juger?
XII
THE SELF AND THE NON-SELF
The Problem is complex. The thinking self can only unfold in relation to the non-self. The non-me is the set of things that are agitated in consciousness and that consciousness distinguishes, in order to know them, to know itself.
But how can intelligence know the non-self; how can it come out of itself to reach things and judge them?
XIII
LE SEMETIPSISME
Si les choses n’existent pour moi qu’en tant que je les connais, elles ne sont que la connaissance que je prends d’elles. Elles sont en moi, constitutives de mon moi.
J’existe donc seul, ou, si l’on préfère, je ne suis certain que de mon existence.
Tout ce qui existe, existe en moi et pour moi, donc tout ce qui existe est moi. En moi existent mes images, mes désirs, mes idées, mes sentiments, mes penchants, mes inclinations : je suis la résultante de toutes ces choses: un être synthétique fait de pièces, et de morceaux divers. Je m’apparais. Je me retourne ensuite sur moi-même afin de constater les membres épars de ma personnalité que je voudrais connaître. C’est moi que j’apprécie en appréciant ces images qui se poursuivent sur la scène. Je suis à la fois l’acteur et le spectateur du drame.
Ce qui m’apparaît est tout ce qui est. Or, je n’aperçois jamais que moi-même. J’existe donc seul et je suis tout : je suis le tout être. J’existe seul et je ne suis pour moi que l’image, ou l’ensemble des images qui se succèdent et que le souvenir arrête pour un temps.
Je suis tout ce qui est et je ne suis qu’une succession d’images qui défilent sur un théâtre et qui s’en vont. Où s’en vont-elles les images? Comment le savoir? Et si je l’ignore, moi qui suis tout ce qui est, je ne sais qui je suis ni même que je suis, parce que je ne sais pas où je vais.
XIII
SEMETIPSISM [SOLIPSISM]
If things exist for me only insofar as I know them, they are only the knowledge that I take from them. They are in me, constitutive of my self.
I therefore exist alone, or, if you prefer, I am certain only of my existence.
Everything that exists exists in me and for me, so everything that exists is me. In me exist my images, my desires, my ideas, my feelings, my penchants, my inclinations: I am the result of all these things: a synthetic being made of parts, and of various pieces. I appear to myself. I then turn back on myself to note the scattered members of my personality that I would like to know. It is myself that I appreciate by appreciating these images that follow one another on the stage. I am both the actor and the spectator of the drama.
What appears to me is all that is. Now, I never perceive anything but myself. I therefore exist alone and I am all: I am the entire being. I exist alone and I am for me only the image, or the set of images that follow one another and which the memory stops for a time.
I am all that is and I am only a succession of images that parade in a theater and then go away. Where are the images going? How am I to know? And if I do not know, I who am all that is, I don’t know who I am or even that I am, because I don’t know where I’m going.
XIV
CE QUI EST EN MOI N’EST PAS MOI
J’affirme que ces images ou ces pensées que je découvre en moi sont moi, parce qu’elles n’existent que par rapport avec moi-même. Moi-même je n’existe, pour moi, que par rapport avec elles.
Elles n’existeraient pas sans moi, je n’existerais pas sans elles. Je n’ai pas plus de raison de dire qu’elles sont moi que je n’aurais de raison de dire que je suis elles. Elles existent en moi, mais, en moi, elles existent distinctes de moi. Elles sont distinctes de moi puisqu’elles m’apparaissent distinctes et étrangères, parfois amies, parfois ennemies, souvent indifférentes.
Elles sont en moi, elles sont miennes, elles ne sont pas moi.
Elles sont venues en moi.
D’où sont-elles venues? Comment sont-elles venues? Pourquoi sont-elles venues mêler leur devenir à mon propre devenir?
Autant de problèmes et difficiles.
La pensée qui pense distingue ses pensées en deux groupes : les unes lui appartiennent en propre, font partie intégrante de son être, les autres sont, dans la conscience, des intruses. Au moment où nous les apercevons, nous sommes parfois étonnés de les voir en nous et nous demandons s’il ne dépend pas de nous de les chasser.
XIV
WHAT IS IN ME IS NOT ME
I affirm that these images or these thoughts that I discover in myself are me, because they only exist in relation to myself. I myself exist, for myself, only in relation to them.
They wouldn’t exist without me, I wouldn’t exist without them. I have no more reason to say that they are me than I would have any reason to say that I am them. They exist in me, but in me they exist distinct from me. They are distinct from me because they appear distinct and foreign to me, sometimes friends, sometimes enemies, often indifferent.
They are in me, they are mine, they are not me.
They came into me. Where did they come from? How did they come? Why did they come to mix their becoming with my own becoming?
So many problems and all so difficult.
The thought that thinks distinguishes its thoughts into two groups: some belong to it properly, form an integral part of its being; the others are, in consciousness, intruders. The moment we see them, we are sometimes amazed to see them within us and we wonder if it is not up to us to chase them away.
XV
LE NON-MOI N’EST PAS L’ÉTENDUE
Dirons-nous avec Descartes qu’il existe en dehors de la Pensée active une substance qui ne pense pas : l’Etendue, ou la matière étendue, sujet et cause de toutes ces images que nous voyons en nous et qui sont le non-moi. La Force, la Résistance, la Couleur, la Saveur, la Forme elle-même seraient les attributs de l’Etendue matérielle.
L’Etendue peut-elle être autre chose que l’idée que nous prenons de l’Etendue?
Déjà Malebranche, Berkeley ensuite dans ses admirables dialogues d’Hylas et de Philonous, démontrent que ce que l’Ecole appelait les qualités secondes : la couleur, l’odeur, la saveur, etc., n’existent pour nous qu’en tant que nous les percevons. Elles ne sont que nos perceptions.
Il en est de même des qualités premières de l’Etendue, de la Force, de la Résistance. Il n’existe donc pas de substance matérielle distincte de la pensée — ou, si elle existe, elle reste inconnaissable à la pensée. L’âme ne peut connaître que des états de conscience. Seuls donc les états de conscience existent. Les uns nous apparaissent comme étant nous, comme les ouvriers de notre organisme mental, les autres sont en nous mais ne sont pas nous.
XV
THE NON-SELF IS NOT EXTENSION
Shall we say with Descartes that there exists outside Active Thought a substance that does not think: Extension, or extended matter, subject and cause of all those images that we see in ourselves, which are the non-self? Force, Resistance, Color, Flavor, Form itself would be the attributes of Material Extension.
Can extension be anything other than the idea that we possess of extension?
Already Malebranche, then Berkeley in his admirable dialogues of Hylas and Philonous, demonstrate that what the School called secondary qualities — color, smell, flavor, etc., — exist for us only to the extent that we perceive them. They are only our perceptions.
It is the same with the primary qualities of Extension, Force, Resistance. There is therefore no material substance distinct from thought — or, if it exists, it remains unknowable to thought. The soul can only know states of consciousness. So only states of consciousness exist. Some appear to us as being us, as the workers of our mental organism, while others are in us but are not us.
XVI
LES AMES ÉTRANGÈRES
Les états de conscience qui, en nous, constituent notre non-moi, vivent en nous. Leur vie agit sur notre vie, la modifie et l’informe. Vivre c’est penser. Ces non-moi sont donc des âmes de la même nature que notre âme, des âmes dont l’activité tend à se combiner avec notre activité propre.
Elles vivent en nous, ces étrangères; elles sont des désirs d’être, ou des velléités ou des appétits d’être. Peut-être sont-elles les conditions de la réalisation de notre être, peut-être sommes- nous aussi les conditions de la réalisation de leur être?
XVI
FOREIGN SOULS
The states of consciousness which, in us, constitute our non-self, live in us. Their life acts on our life, modifies it and informs it. To live is to think. These non-selves are therefore souls of the same nature as our soul, souls whose activity tends to be combined with our own activity.
They live in us, these strangers; they are desires to be, or inclinations or appetites to be. Perhaps they are the conditions for the realization of our being, perhaps we are also the conditions for the realization of their being?
XVII
LE MONDE EST UN ENSEMBLE DE CONSCIENCES QUI SE DÉPLOIE VERS L’AVENIR
Tout est vie dans le monde, tout est conscience, tout est pensée. Vivre c’est penser pour connaître, connaître pour agir, pour faire et pour se faire.
Des consciences étrangères vivent en nous et retentissent en nous, sourdement et pour ainsi dire inconsciemment. Parfois elles nous présentent une vision fugitive, claire à demi, plus rarement la vision est distincte.
Dans l’univers comme en nous tout est vie, pensée, conscience. Le macrocosme et le microcosme poursuivent ensemble leur destinée. Entre toutes ces âmes qui travaillent en nous ou qui besognent, il n’existe pas de différence de nature. Toutes sont des âmes, plus ou moins.
XVII
THE WORLD IS A SET OF CONSCIOUSNESSES DEPLOYED TOWARDS THE FUTURE
Everything is life in the world; everything is consciousness; everything is thought. To live is to think in order to know, to know in order to act, to do and to make oneself.
Alien consciousnesses live in us and resound in us, secretly and, so to speak, unconsciously. Sometimes they present us with a fleeting vision, half clear; more rarely the vision is distinct.
In the universe as in us everything is life, thought, consciousness. The macrocosm and the microcosm pursue their destiny together. Between all these souls who work in us or who toil, there is no difference in nature. All are souls, more or less.
XVIII
LE MONDE EST PEUPLÉ D’AMES
Le monde est peuplé d’âmes. Chacune des âmes, qui entre dans une synthèse, est elle-même une synthèse. Chacune en effet a conscience de son être et par conséquent se distingue de ce qui n’est pas soi.
De ce point de vue, le Vivant Univers déploie sa vivante énergie en vue de réaliser sa fin.
Obscurément ou clairement, nous ne saurions le dire, l’Ame universelle, agrégat de toutes les âmes, des plus humbles et des plus élevées, se propose une fin. Cette fin lui apparaît comme son être véritable. Seules peut- être les plus intelligentes et les plus raisonnables parmi les âmes ont reçu de la Nature la mission de prévoir cette fin, de la désirer, de la vouloir. Ont- elles le pouvoir de la réaliser?
XVIII
THE WORLD IS PEOPLED WITH SOULS
The world is peopled with souls. Each of the souls, which enters into a synthesis, is itself a synthesis. Each indeed is aware of its being and consequently distinguishes itself from what is not itself.
From this point of view, the Living Universe deploys its living energy in order to achieve its end.
Obscurely or clearly, we cannot say, the universal Soul, aggregate of all souls, from the most humble to the most elevated, proposes an end to itself. This end appears to it as its true being. Only perhaps the most intelligent and the most reasonable among souls have received from Nature the mission of foreseeing this end, of desiring it, of wanting it. Do they have the power to make it happen?
XIX
LA MONADOLOGIE DE LEIBNITZ
Leibnitz se représente le monde comme constitué par un ensemble de monades ou âmes conscientes à des degrés différents. Au plus bas degré, la monade nue, dont les perceptions obscures et confuses ressemblent aux perceptions que pourrait prendre un homme qui aurait longtemps tourné sur ses talons. Ensuite, en remontant, par degrés successifs, du moins parfait au plus parfait, les âmes des végétaux, des animaux, les âmes humaines. Au plus haut degré, l’âme divine dont toutes les idées sont claires et distinctes. Dieu aperçoit dans un éternel présent les êtres et l’évolution des êtres, que, par une fulguration, sa pensée a créés.
C’est l’harmonie préétablie par la sagesse, par la providence divine.
Et le monde s’élève de la matière à l’Esprit. Le monde des esprits est la cité de Dieu.
Tout ce qui est, est nécessairement tel que Dieu l’a voulu. Le sage n’a pas à refaire l’œuvre de Dieu, il n’est qu’un ouvrier de Dieu qui a sa tâche à remplir. Il la remplira joyeusement, sitôt que son intelligence se sera élevée à comprendre la perfection relative et la beauté et la bonté de l’œuvre divin.
XIX
LEIBNITZ’S MONADOLOGY
Leibnitz represents the world as constituted by a set of monads or souls, conscious in different degrees. At the lowest level, the bare monad, whose obscure and confused perceptions resemble the perceptions that a man might have after he had been away for a long time. Then, going up, by successive degrees, from the least perfect to the most perfect, the souls of plants, animals, human souls. In the highest degree, the divine soul whose ideas are all clear and distinct. God perceives in an eternal present the beings and the evolution of beings, which, by a lightning flash, his thought has created.
This is the harmony pre-established by wisdom, by divine providence.
And the world rises from matter to Spirit. The spirit world is the city of God.
Everything that is, is necessarily as God willed it. The sage does not have to redo the work of God; he is only a worker of God who has his task to fulfill. He will fulfill it joyfully, as soon as his intelligence has been raised to comprehend the relative perfection and the beauty and goodness of the divine work.
XX
PERFECTION SELON LEIBNITZ
Dieu, parce qu’il est parfait, ne peut créer qu’un monde d’une perfection relative. Si le monde était parfait absolument la Nature naturée, comme l’appelle Spinoza, ne pourrait plus être distinguée de la Nature naturante. Ce serait le panthéisme. Le créateur parfait se distingue nécessairement de la créature nécessairement imparfaite. Le monde, œuvre de Dieu, ne peut être que le plus parfait ou le moins imparfait des mondes. Ainsi en a décidé la providence du Tout être.
Par la méditation, les moins imparfaites des créatures de Dieu arrivent à concevoir la perfection divine. Par la méditation, les. sages montent vers Dieu. Ils ont sacrifié en eux le vieil Adam, ils ont dépouillé la bête pour vivre dans la contemplation de la perfection divine.
La beauté de Dieu et sa bonté sont révélées au sage. Et c’est la vie heureuse.
Philosopher c’est comprendre Dieu, c’est aimer Dieu.
XX
PERFECTION ACCORDING TO LEIBNITZ
God, because he is perfect, can only create a world of relative perfection. If the world were absolutely perfect, natured Nature [natura naturata], as Spinoza calls it, could no longer be distinguished from naturing Nature [natura naturans]. That would be pantheism. The perfect creator is necessarily distinguished from the necessarily imperfect creation. The world, the work of God, can only be the most perfect or the least imperfect of worlds. So decided the providence of the All-Being.
Through meditation, the least imperfect of God’s creatures come to conceive of divine perfection. Through meditation, the. wise ascend to God. They have sacrificed the old Adam within them, they have stripped the beast to live in the contemplation of divine perfection.
The beauty of God and his goodness are revealed to the wise. And that’s the happy life.
To philosophize is to understand God, to love God.
XXI
l’harmonie préétablie
Nous voici très loin de l’intellectualisme cartésien. Mais la doctrine de Leibnitz est encore un intellectualisme.
Sa mathématique est moins rigide, plus vivante que la mathématique de Descartes. Elle est tout de même une mathématique. Les êtres sont tels que Dieu les a créés de toute éternité. Ils vivent et agissent conformément à la loi d’harmonie préétablie par l’intelligence du créateur.
Les plus élevées d’entre les créatures sont libres. Dégagées de l’erreur, leur intelligence voit les choses telles qu’elles sont, comprend qu’elles ne peuvent être autres ou autrement. C’est pourquoi le penseur donne son assentiment à l’ordre de choses, le veut et l’aime, parce qu’il en comprend les beautés. La liberté ne serait-elle donc que le consentement de l’âme au déterminisme universel?
Une harmonie préétablie implique l’enchaînement rigoureux des effets et des causes. Ce qui est, puisqu’il est tel qu’il est, ne peut être autrement qu’il est. Le sage n’est libre que parce qu’il a consenti à son esclavage.
XXI
PRE-ESTABLISHED HARMONY
Here we are very far from Cartesian intellectualism. But the doctrine of Leibnitz is still an intellectualism.
His mathematics is less rigid, more alive than the mathematics of Descartes. It is a mathematics all the same. Beings are such as God created them from all eternity. They live and act in accordance with the law of harmony pre-established by the intelligence of the creator.
The most elevated of creatures are free. Freed from error, their intelligence sees things as they are, understands that they cannot be others or otherwise. This is why the thinker gives his assent to the order of things, wants it and loves it, because he understands its beauties. Is liberty then only the consent of the soul to universal determinism?
A pre-established harmony implies the rigorous sequence of effects and causes. What is, since it is such as it is, cannot be otherwise than it is. The sage is only free because he has consented to his slavery.
XXII
LE MONDE SELON LEIBNITZ
Le monde pourrait être comparé à une pyramide dont la pointe resplendit dans la lumière.
Mais si la pyramide a un sommet, elle n’a, pour ainsi dire, pas de base. Elle descend de la perfection absolue à une imperfection de plus en plus imparfaite.
Tous les êtres créés sont des âmes ou des consciences. Chaque âme, si imparfaite qu’elle soit, se représente l’univers selon son point de vue. Elle n’est à vrai dire qu’un point de vue de l’Univers. Et cette vision est plus ou moins exacte, selon que Pâme est le lieu d’un plus grand nombre d’idées claires et distinctes. Une âme en effet ne peut pas communiquer avec les autres âmes : elle n’a, dit Leibnitz, ni portes, ni fenêtres sur le dehors. Tout ce qu’elle voit, lui apparaît alors qu’elle déroule ses replis. Et les âmes ne diffèrent les unes des autres que par la clarté de leur vision.
Elles s’étagent par degrés successifs. Les moins parfaites sont à la base, les plus parfaites se rapprochent de la pointe de la pyramide.
Les plus humbles d’entre elles n’ont que des appétits, des désirs, des velléités; elles ne prennent, du monde ou d’elles-mêmes, qu’une vision obscure.
Du sommet où elle est située, l’âme divine embrasse d’un regard l’Univers tout entier. Pour Leibnitz comme pour Descartes, comme pour Spinoza, Dieu est l’Etre des êtres, L’Ens realissimum. Tout ce qui existe n’existe pleinement qu’en lui. Toutes les âmes existent en Dieu de toute éternité. D’autre part la Création divine retentit dans toutes les âmes reliées les unes aux autres par les lois préétablies de l’harmonie, les âmes aperçoivent, plus ou moins confusément, la sagesse et la perfection de Dieu.
Mais que devient l’existence des créatures si elles ne sont pas autre chose que la vision ou la pensée que Dieu prend d’elles au moment où il les crée ?
Nous voici bien près de l’illusionisme et l’on songe à la curieuse formule de Çakya-Mouni :
Le monde n’est que le rêve de Brahma. Et Leibnitz n’oserait pas ajouter :
Brahma n’est que le rêve du sage.
XXII
THE WORLD ACCORDING TO LEIBNITZ
The world could be compared to a pyramid whose point shines in the light.
But if the pyramid has a summit, it has, so to speak, no base. It descends from absolute perfection to increasingly imperfect imperfection.
All created beings are souls or consciousnesses. Each soul, however imperfect it may be, represents the universe from its point of view. It is really only a point of view of the Universe. And this vision is more or less exact, according as the soul is the place of a greater number of clear and distinct ideas. A soul indeed cannot communicate with other souls: it has, says Leibnitz, neither doors nor windows to the outside. Everything it sees appears to it as it unrolls its folds. And souls differ from each other only in the clarity of their vision.
They are arranged in tiers by successive degrees. The less perfect are at the base, the more perfect are closer to the tip of the pyramid.
The humblest among them have only appetites, desires, inclinations; they achieve, of the world or of themselves, only an obscure vision.
From the summit where it is situated, the divine soul embraces with a gaze the entire Universe. For Leibnitz as for Descartes, as for Spinoza, God is the Being of beings, the Ens realissimum. All that exists fully exists only in him. All souls exist in God from all eternity. On the other hand, the divine Creation resounds in all the souls linked to each other by the pre-established laws of harmony, the souls perceive, more or less confusedly, the wisdom and perfection of God.
But what becomes of the existence of creatures if they are nothing other than the vision or thought that God has of them when he creates them?
Here we are very close to illusionism and we think of the curious formula of Çakya-Mouni:
The world is only Brahma’s dream. And Leibnitz would not dare to add:
Brahma is only the dream of the sage.
XXIII
LA MÉTAPHYSIQUE SUBSTANTIALISTE
La grande erreur qui vicie la plupart des systèmes philosophiques tient à ce que presque tous les chercheurs se sont préoccupés surtout de spéculer sur la notion de cause.
On philosophe, pour comprendre, pour savoir, et Ton croit comprendre comment ce qui est existe, parce qu’on a situé, au delà du paraître, un être en soi d’où ce paraître est sorti.
La plupart des systèmes se proposent d’établir une science de l’être. Savoir dit-on, c’est savoir par les causes. Celui qui connaîtrait la cause des causes serait le maître du savoir et le maître du monde.
Mais les causes ne peuvent rien expliquer. Elles ne sont que des antécédents des phénomènes, elles ne les produisent pas. Personne n’a le droit d’affirmer que le présent est gros de l’avenir.
XXIII
SUBSTANTIALIST METAPHYSICS
The great error that vitiates most philosophical systems is that almost all researchers have been concerned above all with speculating about the notion of cause.
We philosophize, to understand, to know, and we think we understand how what is exists, because we have located, beyond appearance, a being in itself from which this appearance has come.
Most systems propose to establish a science of being. To know, it is said, is to know by causes. He who would know the cause of the causes would be the master of knowledge and the master of the world.
But the causes cannot explain anything. They are only antecedents of phenomena, they do not produce them. No one has the right to assert that the present is pregnant with the future.
XXIV
QUE SAVONS-NOUS?
II nous est impossible de remonter au delà du paraître, pour atteindre l’être. Nous n’affirmons qu’un mot en affirmant l’existence d’une substance matérielle ou spirituelle. La conscience ne peut percevoir que des images ou des idées. Les idées ne sont elles- mêmes que des images intérieures, des visions, les visions de l’âme.
Ces visions se succèdent en elle, elles vont, elles se déploient vers l’avenir. Si nous ne savons pas d’où viennent les choses, si nous ignorons d’où nous venons, nous ne savons pas davantage où elles vont, où nous allons. Nous constatons seulement qu’elles vont, qu’elles se déplacent. Et nous essayons alors de prévoir où elles vont, où elles nous conduisent, peut-être où elles nous entraînent. Aussitôt se présente à la pensée l’inquiétant problème : Dépend-il de nous de diriger les images de notre âme vers une fin que nous avons prévue?
Cette fin, c’est l’idéal des choses et c’est notre idéal. Les choses ne sont pas, elles tendent vers l’être et nous tendons de même vers l’être, vers un être que nous voudrions réaliser.
Nous ne connaissons pas pour savoir, nous connaissons pour faire et pour nous faire.
XXIV
WHAT DO WE KNOW?
It is impossible for us to go back beyond appearance, to reach being. We only affirm a word by affirming the existence of a material or spiritual substance. Consciousness can only perceive images or ideas. Ideas are themselves only inner images, visions, the visions of the soul.
These visions follow one another in it, they go, they unfold towards the future. If we don’t know where things come from, if we don’t know where we come from, we don’t know where they are going, where we are going. We only see that they go, that they move. And then we try to predict where they are going, where they are leading us, perhaps where they are carrying us. Immediately the disturbing problem presents itself to the mind: Is it up to us to direct the images of our soul towards an end that we have foreseen?
This end is the ideal of things and it is our ideal. Things are not; they tend towards being and we tend in the same way towards being, towards a being that we would like to realize. We do not know in order to know, we know in order to do and to make ourselves.
XXV
LES FONCTIONS DE LA CONSCIENCE
Voir, revoir, prévoir! Une conscience n’est qu’un ensemble de perceptions en rapport les unes avec les autres. Etre conscient c’est percevoir des images, des idées. Etre conscient c’est encore se souvenir ou revoir ce qu’on a déjà vu. Etre conscient c’est enfin imaginer, prévoir où vont les images et les idées qui s’agitent en nous et qui, si souvent, nous mènent.
Les autres fonctions de la conscience dérivent toutes de la perception de la mémoire et de l’imagination.
XXV
THE FUNCTIONS OF CONSCIOUSNESS
View, review, preview! A consciousness is only a set of perceptions in relation to one other. To be conscious is to perceive images, ideas. To be conscious is to still remember or see again what one has already seen. To be conscious is finally to imagine, to foresee where the images and ideas that are agitated in us and which, so often, lead us are going.
The other functions of consciousness all derive from perception, memory and imagination.
XXVI
IMAGINER C’EST VOULOIR
La conscience ne perçoit et ne se souvient que pour imaginer et pour prévoir. Elle ne prévoit que pour agir ou pour vouloir; du moins dans tous les cas où elle n’est pas entraînée à l’acte par les visions ou les révisions qui l’émeuvent et l’excitent. En ce cas, l’âme n’agit pas, elle est agie. Elle ne peut croire qu’elle agit que si elle prévoit la fin où elle voudrait tendre, quand elle veut faire ou se faire. L’imagination est donc la grande fonction de la conscience. Elle met en branle l’activité et la volonté.
L’homme ne vit à proprement parler que dans la mesure où il exerce sa fantaisie, que dans la mesure où il crée. Sa fantaisie vivante et agissante peut prévoir une fin et, parce qu’elle la prévoit, elle veut la réaliser. De ce point de vue, imaginer, c’est vouloir.
Mais la fantaisie n’est pas toujours consciente. Quand elle se déploie au hasard, elle est la folle qui se plaît à faire la folle et qui finit par être dupe de sa folie. Les images autrefois perçues reparaissent en nous, d’elles- mêmes et en désordre, parfois dans un semblant d’ordre. Les visions qu’elles nous présentent dans les rêves, dans les états d’hypnose ou de somnambulisme, enfin dans l’hallucination s’imposent à nous si fortement que nous ne pouvons plus douter de leur existence. Nous sommes celui qui ne sait plus douter. Et c’est la Folie.
XXVI
TO IMAGINE IS TO WANT
Consciousness perceives and remembers only in order to imagine and foresee. It foresees only in order to act or to will; at least in all cases where it is not drawn into action by visions or revisions that move and excite it. In this case, the soul does not act, it is acted. It cannot believe that it acts unless it foresees the end to which it would like to tend, when it wants to do or to be done. Imagination is therefore the great function of consciousness. It sets in motion the activity and the will.
Man, properly speaking, lives only insofar as he exercises his imagination, only insofar as he creates. His living and active fantasy can foresee an end and, because it foresees it, it wants to realize it. From this point of view, to imagine is to want.
But fantasy is not always conscious. When it unfolds at random, it is the madwoman who likes to act mad and who ends up being taken in by her own madness. The images once perceived reappear in us, by themselves and in disorder, sometimes in a semblance of order. The visions they present to us in dreams, in states of hypnosis or somnambulism, finally in hallucination, impose themselves on us so strongly that we can no longer doubt their existence. We are the one who no longer knows how to doubt. And this is madness.
XXVII
LA PUISSANCE DE LA RAISON
Vivre, à proprement parler, c’est conduire à leur fin les états, ou certains états de la conscience qui se présentent à nous sous l’apparence de visions, de révisions, de prévisions. Que dans bien des cas nous soyons poussés à l’action par la vision elle-même, nous l’avons dit. Le grand problème est de savoir s’il est des cas, si rares soient-ils, où nous sommes vraiment les maîtres de nos images?
Maîtres des images nous serions la raison des choses et notre propre raison, une raison agissante, ouvrière d’elle-même et architecte du monde.
Mais sommes-nous les maîtres de nos images?
XXVII
THE POWER OF REASON
To live, strictly speaking, is to bring to an end the states, or certain states of consciousness that present themselves to us under the appearance of visions, revisions, forecasts. That in many cases we are moved to action by the vision itself, we have said. The big problem is to know if there are cases, however rare, where we are really the masters of our images?
As masters of images, we would be the reason for things and our own reason, an active reason, worker of itself and architect of the world.
But are we the masters of our images?
XXVIII
LA SUPERSTANCE
L’âme qui prévoit sa fin ou son idéal peut-elle, sinon le réaliser, du moins travailler à sa réalisation?
Elle devrait, pour exercer cette puissance, spéculer non plus sur la cause ou sur les causes des êtres, mais s’appliquer à déterminer la fin où ils devraient tendre. Le Philosophe n’est pas celui qui connaît, il est celui qui veut connaître pour se connaître. Les choses vivent, elles participent de notre vie; nous participons de leur vie.
Ce que seront les choses dans l’avenir, nous nous appliquons à le prévoir, de même nous nous appliquons à prévoir ce que nous serons dans l’avenir. Il ne faut donc pas chercher la vérité des êtres et notre propre vérité, dans une substance qu’il nous est impossible d’atteindre, mais dans une superstance que notre fantaisie créatrice situe toujours en avant de nous et que nous appelons notre être véritable.
XXVIII
SUPERSTANCE
Can the soul that foresees its end or its ideal at least work for its realization, if not realize it?
It should, in order to exercise this power, no longer speculate on the cause or the causes of beings, but apply itself to determining the end to which they should tend. The Philosopher is not the one who knows; he is the one who wants to know in order to know himself. Things live, they participate in our life; we participate their lives.
What things will be in the future, we try to foresee, just as we try to foresee what we will be in the future. We must therefore not seek the truth of beings, and our own truth, in a substance that it is impossible for us to reach, but in a superstance that our creative fantasy always places ahead of us and which we call our true being.
XXIX
LA PRÉVISION DE NOUS-MÊME
Nous pouvons prévoir de différentes manières. Nous pouvons prendre, des choses qui vivent en nous, et de nous, des idéals successifs et différents.
Cette statue que notre fantaisie dresse dans les lointains de l’âme et que nous voudrions sculpter change souvent d’aspect dans le cours de notre vie. Même quand nous sommes de bonne foi, et nous ne le sommes pas toujours, un moment arrive où nous sommes contraints à reconnaître que nous avons fait fausse route : l’idéal que nous avions choisi n’est plus maintenant qu’un idéal menteur. Découragés, nous renonçons à découvrir la vérité des choses et notre propre vérité.
XXIX
THE PREVISION OF OURSELVES
We can predict in different ways. We can draw, from the things that live in us, and from ourselves, successive and different ideals.
This statue that our imagination erects in the depths of the soul and that we would like to sculpt often changes appearance in the course of our life. Even when we are in good faith, and we are not always so, a moment comes when we are forced to recognize that we have taken a wrong turn: the ideal we had chosen is now only a lying ideal. Discouraged, we give up discovering the truth of things and our own truth.
XXX
L’IMPUISSANCE DE LA RAISON
Comment le chercheur de lui-même pourrait-il savoir que c’est à la réalisation de sa vérité que tendent ses pensées et ses actions?
Ce qu’il appelle son idéal n’est peut- être qu’un fantôme qui s’évanouira au moment où il croira le saisir. Comment l’âme pourrait-elle atteindre une vérité qu’elle est impuissante à définir?
C’est le drame de la pensée. L’âme voudrait agir, elle voudrait faire. Elle ignore ce qu’elle doit faire pour faire et pour se faire.
XXX
THE IMPOTENCE OF REASON
How could the seeker of himself know that it is towards the realization of his truth that his thoughts and actions tend?
What he calls his ideal is perhaps only a phantom which will vanish the moment he thinks he has grasped it. How could the soul reach a truth that it is powerless to define?
It is the drama of thought. The soul would like to act, it would like to do. It does not know what it must do in order to make and to make itself.
XXXI
LE COMMENT ET LE POURQUOI
Nous prévoyons notre vie, c’est un fait de conscience. Nous nous mettons à la fenêtre pour nous regarder passer dans la rue. Nous croyons savoir où nous voulons aller. Nous croyons le savoir, mais pouvons-nous le savoir?
Il ne suffit pas de vouloir pour pouvoir.
C’est le pouvoir, au contraire, qui est le signe du vouloir. Ce n’est qu’après avoir réalisé sa puissance que l’on sait que l’on a voulu. Si l’âme, qui voudrait penser et agir raisonnablement, ignore ce qu’elle doit faire pour faire et pour se faire, elle ne peut dire qu’elle peut, elle n’a même pas le droit d’affirmer qu’elle veut. Elle constate en elle, des poussées de vie, des mobiles, des motifs d’action, qui s’agitent. Et ce sont les comment de son activité, l’étoffe dont sa vie est faite, sa vie qui se déroule devant ses yeux.
Elle voit dans ces comment la raison du pourquoi. Elle se dit que c’est pour elle, pour collaborer à sa propre réalisation, que toutes ces âmes travaillent; elle affirme triomphante : c’est moi qui les dirige. Moins ignorante, mieux avertie elle dirait : ces êtres dont j’ignore l’être, façonnent ma vie à venir. Je ne puis, moi, que constater leur ouvrage. Au moment où je crois affirmer ma puissance de faire, j’affirme mon esclavage.
Je suis une résultante. Ce qui est fait ne fait pas.
XXXI
THE HOW AND THE WHY
We foresee our life; it is a fact of consciousness. We stand at the window to watch ourselves go by in the street. We think we know where we want to go. We think we know, but can we know?
It is not enough to want to be able.
It is power, on the contrary, which is the sign of the will. It is only after realizing their power that one knows that one has willed. If the soul, which would like to think and act reasonably, does not know what it must do in order to make and to make itself, it cannot say that it can, it does not even have the right to affirm that it wants. It notices within itself thrusts of life, reasons, motives for action, which are agitated. And these are the hows of its activity, the stuff of which its life is made, its life unfolding before its eyes.
It sees in these hows the reason for the why. It tells itself that it is for itself, to collaborate in its own realization, that all these souls are working; it affirms triumphantly: it is I who direct them. Less ignorant, better informed it would say: these beings of which I am unaware, shape my life to come. I can only observe their work. The moment I believe I am asserting my power to do, I am asserting my slavery.
I am a result. What is done does not do.
XXXII
l’unité du multiple
L’âme ou la conscience n’est pas un être distinct de la multiplicité des êtres qui vivent en elle.
Son unité ne peut-être que l’unité d’un multiple.
Ce que nous appelons notre âme c’est ce que Platon appelait le lieu des idées ; c’est le théâtre où viennent se jouer des images, des pensées, des désirs, des velléités, peut-être des volitions. Nous les disons nôtres parce qu’ils sont en nous, mais ils viennent en nous du dehors, du non-moi. Et nous ignorons toujours la nature de ce non-moi.
Notre âme ne serait donc que l’âme de ces âmes, la résultante de leurs efforts.
D’autre part, l’unité de l’âme de ces âmes n’est jamais définitivement fixée.
Han Ryner écrit avec profondeur : « Je ne puis appeler « moi » l’âme de mon âme, la monade supérieure qui dominerait dans mon âme multiple. Je ne me crois pas construit sur ce modèle. Je me sens trop changeant, trop variable, trop voyageur de l’une à l’autre de mes richesses intérieures. Plusieurs âmes, il doit y avoir plusieurs âmes, plusieurs êtres supérieurs à la populace de mon âme. »
Or toutes ces âmes supérieures successives, qui sont faites et qui sont défaites alors même qu’elles croient faire et se faire, je ne puis que les constater successivement. Elles ne pourraient affirmer qu’elles sont les ouvrières d’elles—mêmes que si l’une d’elles avait la puissance de choisir, parmi tous les ouvriers qui la façonnent, ceux qu’elle appellerait à bon droit ses ouvriers véritables.
XXXII
THE UNITY OF THE MULTIPLE
The soul or consciousness is not a separate being from the multiplicity of beings that live in it.
Its unity can only be the unity of a multiple.
What we call our soul is what Plato called the place of ideas; it is the theater where images, thoughts, desires, inclinations, perhaps volitions come into play. We call them ours because they are within us, but they come within us from outside, from the non-self. And we are still unaware of the nature of this non-self.
Our soul would therefore be only the soul of these souls, the result of their efforts.
On the other hand, the unity of the soul of these souls is never definitively fixed.
Han Ryner writes with depth: “I cannot call ‘I’ the soul of my soul, the superior monad that would dominate in my multiple soul. I don’t think I’m built on this model. I feel too changeable, too variable, too traveling from one to another of my inner riches. Several souls, there must be several souls there, several beings superior to the populace of my soul.”
Now, all these successive superior souls, which are made and which are undone even though they believe they are doing and making themselves, I can only observe them successively. They could affirm that they are the workers of themselves only if one of them had the power to choose, among all the workers who fashion it, those whom it would rightly call its true workers.
XXXIII
L’AME EST-ELLE AUTRE CHOSE QUE LE SPECTATEUR D’ELLE-MÈME
Le chercheur sait seulement cela de science certaine; il est le spectateur du drame qui se joue en lui. Ce drame, c’est lui-même. Il est le drame et les acteurs du drame. En lui se joue et par lui, le drame incohérent et vivant.
Peut-il se considérer comme l’auteur de la fable dont les péripéties se déroulent devant lui. Il pense diriger l’action, n’est-ce pas plutôt l’action qui l’emporte et qui l’entraîne? Il croit jouer le drame, c’est peut-être le drame qui le joue.
XXXIII
IS THE SOUL OTHER THAN THE SPECTATOR OF ITSELF?
The seeker only knows this with certainty: he is the spectator of the drama that is played out within him. This drama is himself. He is the drama and the actors of the drama. In him and through him is played out the incoherent and living drama.
Can he consider himself the author of the fable whose adventures unfold before him? He thinks he’s directing the action, but isn’t it rather that action that carries and drives him? He thinks he is playing the drama, but perhaps it is the drama that is playing him.
XXXIV
LE PROBLÈME
Examinons de pins près le problème.
La monade centrale, l’âme de nos âmes, nous apparaît, à la réflexion, comme le lieu des images ou le lieu des idées. Vivante, changeante, elle n’est, à vrai dire, qu’un point de vue d’où nous apercevons la multitude des vies qui s’agitent en nous et que nous appelons notre moi.
Elle est encore un champ clos, un champ de bataille où des êtres divers, partant, des consciences diverses, se rencontrent, luttent pour vivre, se livrent, afin d’accroître leur être, de furieux combats.
Dans ces combats les plus forts sont vainqueurs ou les plus habiles. Nous sommes les témoins de la bataille, nous triomphons avec ceux qui triomphent; les autres, qui étaient nous pourtant, eux aussi, ce sont nos vaincus, nos blessés ou nos morts.
Que pourrait donc être notre âme en dehors de ce combat dont elle suit les phases, dont elle enregistre les résultats? La vie change, elle se fait et se défait tous les jours. Les vainqueurs ne sont pas toujours les mêmes. Quelle sera notre âme de demain?
XXXIV
THE PROBLEM
Let’s take a closer look at the problem.
The central monad, the soul of our souls, appears to us, on reflection, as the place of images or the place of ideas. Living, changing, it is, to tell the truth, only a point of view from which we perceive the multitude of lives that are agitated within us and which we call our self.
It is still a closed field, a field of battle where diverse beings, and therefore diverse consciousnesses, meet, struggle to live, engage in furious combats in order to increase their being.
In these combats the strongest or the most skillful are victorious. We are the witnesses of the battle. We triumph with those who triumph; the others, who were us yet, they too are our vanquished, our wounded or our dead.
What, then, could our soul be apart from this combat, the phases of which it follows, the results of which it records? Life changes; it comes and goes every day. The winners are not always the same. What will be our soul of tomorrow?
XXXV
LE SPECTACLE DE NOUS-MÊME
Regardons en nous avec plus d’insistance encore : notre destinée est en jeu.. Parfois angoissée, notre âme suit les péripéties du combat : les armées ennemies se disputent la victoire.
Ces êtres divers qui se battent en elle, elle les qualifie, elle les juge. Elle appelle les uns ses ennemis, les autres ses amis. Elle désire la défaite de ses ennemis. Si ses ennemis l’emportent, elle se déclare vaincue. Elle n’est plus qui elle aurait voulu être.
C’est donc que l’âme prend parti dans la lutte. Elle voudrait diriger le combat, conduire à la victoire les amis de son être. Elle sera vaincue peut-être. IL lui arrivera souvent d’être obligée d’avouer sa défaite. Du moins elle a combattu. Quand, inactive, elle n’est que le témoin du combat qui se livre en elle, cette conviction lui reste qu’elle aurait pu combattre si elle l’avait voulu.
Elle croit donc toujours qu’elle peut se faire, en partie du moins, l’ouvrière de sa destinée.
XXXV
THE SPECTACLE OF OURSELVES
Let us look within ourselves even more insistently: our destiny is at stake. Sometimes anguished, our soul follows the adventures of the fight: the enemy armies fight for victory.
These diverse beings who fight within it, it qualifies them, it judges them. It calls some its enemies, others its friends. It desires the defeat of its enemies. If its enemies win, it declares itself defeated. It is no longer who it wanted to be.
It is thus that the soul takes sides in the struggle. It would like to lead the fight, to lead the friends of its being to victory. It may be defeated. It will often happen that it is forced to admit defeat. At least it fought. When, inactive, it is only the witness of the fight that is engaged within it, this conviction remains to her that it could have fought if it had wanted to.
It therefore still believes that it can make itself, at least in part, the worker of its destiny.
XXXVI
LES MONADES SERVANTES
Nous ne sommes pas seulement les spectateurs du drame, mais les acteurs. Nous agissons dès que nous prévoyons la fin où tend notre activité. Les états de notre âme sont des images, ou des idées, ou des passions. Ces manières d’être ne peuvent résulter que de l’activité en nous des non-moi avec lesquels notre moi est en rapport. Ils vivent en nous et ils agissent. Cette activité est l’excitant de notre vie.
Si toutes ces âmes secondaires combinaient leurs efforts pour réaliser une œuvre de beauté conçue par la noergie de l’âme centrale, nous dirions qu’elles sont les fidèles serviteurs de notre âme. C’est pour notre activité que leur activité se réaliserait. Leurs efforts désintéressés seraient au service de notre âme, créeraient notre vérité, notre beauté.
Notre âme d’abord, et, par suite, le monde, seraient constitués par un agrégat de monades ou de consciences plus ou moins conscientes, vivant en harmonie entre elles et formant en nous une hiérarchie d’êtres. Et, dans cet agrégat, les âmes inférieures seraient les servantes obéissant toujours à la volonté raisonnable de l’âme centrale.
L’âme centrale qui dirige leur activité, nous apparaît la condition nécessaire de la réalisation de notre être.
Une âme déployant ses pensées en harmonie avec elle-même, en harmonie avec le monde, serait la résultante des harmonies particulières qui la composent.
XXXVI
THE SERVING MONADS
We are not only the spectators of the drama, but the actors. We act as soon as we foresee the end to which our activity tends. The states of our soul are images, or ideas, or passions. These ways of being can only result from the activity in us of the non-selves with which our self is in relation. They live in us and they act. This activity is the stimulant of our life.
If all these secondary souls combined their efforts to achieve a work of beauty designed by the noergy of the central soul, we would say that they are the faithful servants of our soul. It is for our activity that their activity would be carried out. Their selfless efforts would serve our soul, create our truth, our beauty.
Our soul first, and, consequently, the world, would be constituted by an aggregate of monads or more or less conscious consciousnesses, living in harmony with each other and forming within us a hierarchy of beings. And, in this aggregate, the lower souls would be the servants always obeying the reasonable will of the central soul.
The central soul that directs their activity seems to us the necessary condition for the realization of our being.
A soul deploying its thoughts in harmony with itself, in harmony with the world, would be the result of the particular harmonies that compose it.
XXXVII
LES MÉCHANTS SERVITEURS
Les monades servantes ne sont pas toujours pour l’âme supérieure des serviteurs dociles.
Peut-être obéissent-elles à une obscure volonté de puissance? Pourtant elles ne peuvent vivre d’une vie normale qu’en restant solidaires de l’agrégat qu’elles ont pour mission de constituer. Dès que leur activité apparaît à l’âme, incohérente, désordonnée, inharmonique, les servants ne collaborent plus à la réalisation de l’âme supérieure. Ils travaillent à la maîtriser, à la dissocier, à la détruire, Auraient- elles l’ambition de la supplanter?
Alors surgissent les caprices, les impulsions. Les passions déprédatrices explosent, c’est la guerre intestine. Nous perdons aussitôt la maîtrise de nous-mêmes.
Dirons-nous que l’âme centrale, oublieuse de sa dignité, a laissé libre carrière à l’activité spontanée des âmes servantes? Les méchants serviteurs se sont révoltés, la déraison est victorieuse.
Et l’âme, humiliée par sa défaite, ne peut que constater sa ruine.
XXXVII
THE WICKED SERVANTS
The servant monads are not always docile servants of the superior soul.
Perhaps they obey an obscure will to power? However, they can only live a normal life by remaining in solidarity with the aggregate that it is their mission to constitute. As soon as their activity appears to the soul to be incoherent, disordered, inharmonious, the servants no longer collaborate in the realization of the higher soul. They work to master it, to dissociate it, to destroy it. Would they have the ambition to supplant it?
Then arise whims, impulses. The predatory passions explode; there is intestine war. We immediately lose control of ourselves.
Shall we say that the central soul, forgetful of its dignity, has given free rein to the spontaneous activity of serving souls? The wicked servants have revolted; unreason is victorious.
And the soul, humiliated by its defeat, can only see its ruin.
XXXVIII
LA PENSÉE ACTIVE
Dans toute âme ou conscience, si violente que puissent nous apparaître ses appétits et ses désirs, l’activité est toujours étroitement rattachée à l’intelligence.
Plus une âme a d’idées claires et distinctes, plus elle pense, plus elle est capable d’agir.
L’âme supérieure, résultante de l’activité des âmes secondaires, est, plus que ces âmes secondaires, capable de juger, de prévoir et d’agir. Quand donc l’âme centrale devient l’esclave des âmes secondes en révolte contre elle, elle fait abandon de sa dignité, elle n’est plus une pensée vivante et agissante. Elle n’agit plus, elle est agie.
XXXVIII
ACTIVE THINKING
In every soul or conscience, however violent its appetites and desires may appear to us, activity is always closely connected with intelligence.
The more a soul has clear and distinct ideas, the more it thinks, the more it is able to act.
The superior soul, resulting from the activity of the secondary souls, is, more than these secondary souls, capable of judging, foreseeing and acting. When therefore the central soul becomes the slave of the secondary souls in revolt against it, it abandons its dignity; it is no longer a living and active thought. It no longer acts; it is acted.
XXXIX
LA PART DU DÉTERMINISME
Plus un homme est intelligent, plus il se regarde comme le maître de ses images, de ses pensées, de ses actions.
Servantes de l’âme centrale, les âmes secondes ne se représentent que des idées, obscures plus ou moins, des appétits plutôt que des aspirations, des désirs et des velléités plutôt que des volitions réfléchies.
Elles tendent à l’être sans doute; elles y tendent spontanément et confusément. Elles n’agissent pas, elles besognent. Nous les voyons besogner en nous. Elles sont en quelque sorte le mécanisme de notre âme, la part de déterminisme indispensable pour que notre moi s’apparaisse donné à lui-même.
Cette besogne des monades servantes détermine la fixité apparente des grands phénomènes de la Nature. En nous, elle fixe nos instincts et nos habitudes. Leibnitz a dit : « L’homme est mécanique dans les trois quarts de ses actes ». Et ce n’est pas assez dire.
La Nature ne peut exister qu’à la condition de former un ordre, ordre très relatif sans doute mais qu’il est impossible de nier. Il existe des lois qui régissent les phénomènes naturels, de même des lois régissent les phénomènes de conscience. C’est la part à faire au déterminisme et qui est grande.
Mais, ainsi que le remarque Emile Boutroux, il existe toujours plus ou moins de contingence dans la succession et dans l’évolution des- phénomènes.
XXXIX
THE ROLE OF DETERMINISM
The more intelligent a man is, the more he regards himself as the master of his images, his thoughts, his actions.
Servants of the central soul, the secondary souls represent only ideas, more or less obscure, appetites rather than aspirations, desires and inclinations rather than thoughtful volitions.
They tend to be, no doubt; they tend to it spontaneously and confusedly. They don’t act; they toil. We see them toiling within us. They are, in a way, the mechanism of our soul, the part of determinism that is essential in order for our self to appear given to itself.
This task of the serving monads determines the apparent fixity of the great phenomena of Nature. In us, it fixes our instincts and our habits. Leibnitz said: “Man is mechanical in three quarters of his acts”. And that’s putting it mildly.
Nature can exist only on the condition of forming an order, a very relative order no doubt, but one that it is impossible to deny. There are laws that govern natural phenomena, just as laws govern the phenomena of consciousness. This is the role to be played by determinism and it is great.
But, as Emile Boutroux remarks, there is always more or less contingency in the succession and evolution of phenomena.
XL
LA CONTINGENCE
La part à faire à la contingence grandit à mesure que les âmes centrales occupent, dans la hiérarchie des êtres, une dignité plus haute. Pour les âmes supérieures, conscientes de leur pensée agissante, il est difficile de prévoir comment se déroulera en elle l’activité des âmes secondes qui les informent. Cette activité qu’elles constatent, échappe le plus souvent à leur contrôle.
Le penseur qui affirme exactement connaître les lois qui régissent les choses appelées matérielles ignore pourtant la vie latente de ces choses qui sont vivantes, qui ont par conséquent des appétits.
La plus humble des plantes se présente à nos yeux comme un individu distinct.
Elle est une âme qui a ses servants, sans lesquels sa vie deviendrait impossible. Elle combat pour vivre; elle fait effort vers la lumière.
Nous connaissons peu les animaux, nous les connaissons mal. Il faudrait pouvoir se placer à leur point de vue pour apprécier leurs pensées et leurs actes, et nous jugeons leur mentalité du point de vue de notre superbe.
Ils n’ont, affirmons-nous, que des appétits ou des désirs, tout au plus des velléités. Est-ce bien sûr?
XL
CONTINGENCY
The role to be given to contingency increases as the central souls occupy, in the hierarchy of beings, a higher dignity. For the superior souls, conscious of their acting thought, it is difficult to foresee how the activity of the secondary souls who inform them will take place in it. This activity that they observe, most often escapes their control.
The thinker who claims to know exactly the laws that govern the things called material is however unaware of the latent life of these things which are alive, which consequently have appetites.
The humblest of plants presents itself to our eyes as a distinct individual.
It is a soul who has its servants, without whom its life would become impossible. It fights to live; it strives towards the light. We know little about animals; we know them poorly. One would have to be able to place oneself in their point of view to appreciate their thoughts and their acts, and we judge their mentality from the point of view of our own pride.
They have, we affirm, only appetites or desires, at most inclinations. Is that certain?
XLI
LES ANIMAUX SONT DES INDIVIDUALITÉS DISTINCTES
Chaque animal a son individualité propre : ses qualités, ses défauts. Il est à présumer qu’entre les individus d’une espèce animale, il existe autant de différences — mais nous ne savons pas les voir — qu’il en existe parmi les hommes.
Quand Schopenhauer affirme que tous les chats sont le même chat parce que tous les chats font, pour se débarbouiller, les mêmes gestes, il affirme une sottise.
XLI
ANIMALS ARE DISTINCT INDIVIDUALITIES
Each animal has its own individuality: its qualities, its faults. It is to be presumed that between the individuals of an animal species there exist as many differences—although we do not know how to see them—as there exist among men.
When Schopenhauer affirms that all cats are the same cat because all cats make the same gestures to wash themselves, he affirms a folly.
XLII
LA PUISSANCE DE LOGICATION
La principale différence qui sépare l’intelligence de l’homme de l’intelligence des animaux supérieurs tient à la puissance, si grande chez l’homme, de logiquer les états de sa conscience.
Plus que l’homme, l’animal s’abandonne à sa vie ou à ses instincts.
Les hommes, au moment où ils s’appliquent à exercer leur intelligence, qualifient les images pour les grouper. Pour établir ce groupement il est nécessaire de faire un choix parmi les représentations, d’écarter les unes pour accepter les autres à bon escient.
Sans doute les actions d’un homme ne sont pas toujours délibérées. Mais il n’agit humainement que dans les cas où il ordonne des images et des pensées pour mieux en prévoir et en déterminer la valeur. L’intelligence de l’homme est donc essentiellement logicienne.
XLII
THE POWER OF LOGICATION
The main difference that separates the intelligence of man from the intelligence of the higher animals is due to the power, so great in man, of logicalizing the states of his consciousness.
More than humans, animals surrender to their lives or their instincts.
Men, at the moment when they apply themselves to exercising their intelligence, qualify the images in order to group them. To establish this grouping it is necessary to make a choice among the representations, to discard some in order to accept the others wisely.
No doubt a man’s actions are not always deliberate. But he only acts in a human manner in cases where he orders images and thoughts to better foresee them and determine their value. Human intelligence is therefore essentially logical.
XLIII
L’ACTE RATIONNEL, L’ACTE RAISONABLE
L’acte rationnel n’est pas nécessairement l’acte raisonnable, mais l’acte raisonnable est toujours rationnel. Le déraisonnable peut être objet d’intelligence et rationalisé.
L’acte rationnel apparaît possible, réalisable, il n’est pas contradictoire en soi. La volonté par conséquent peut vouloir cet acte, même si elle prévoit que cet acte, qu’elle se propose d’accomplir, n’est pas celui qui devrait être accompli.
La logique n’est pas une science qui découvre des vérités; elle n’est qu’une méthode qui s’applique indifféremment à tous les états de conscience afin de les ordonner, de les rendre intelligibles. Tout ce qui est intelligible n’est pas vrai. Le chercheur de vérités n’est pas le logicien mais le psychologue.
XLIII
THE RATIONAL ACT, THE REASONABLE ACT
The rational act is not necessarily the reasonable act, but the reasonable act is always rational. The unreasonable can be an object of intelligence and be rationalized.
The rational act appears possible, realizable; it is not contradictory in itself. The will, therefore, can will this act, even if it foresees that this act, which it proposes to perform, is not the one that ought to be performed.
Logic is not a science that discovers truths; it is only a method, which applies indiscriminately to all states of consciousness in order to order them, to make them intelligible. Not everything that is intelligible is true. The seeker of truths is not the logician but the psychologist.
XLIV
LES LOGIQUES
Il n’est possible de penser clairement qu’à la condition d’ordonner ses idées. Spontanément une intelligence normale descend du général au particulier pour remonter du particulier au général. La déduction et l’induction semblent être deux opérations contraires de l’intelligence, la logique inductive se distingue de la logique déductive.
Ce n’est là peut-être qu’une apparence. Il faut comprendre en effet que la méthode inductive ne peut avoir de valeur que si l’observateur a déjà présupposé la vérité qu’il veut découvrir. L’hypothèse précède toujours l’induction et lui sert de guide.
Connaitre une vérité c’est la prévoir.
Prévoir la vérité c’est la deviner. Et le devin n’a jamais l’assurance de ne pas se tromper.
L’intelligence court sur les choses. Elle les rapproche, elle les sépare pour mieux les voir; elle les décompose en leurs éléments; elle en forme ensuite des synthèses claires. Si méthodique qu’elle soit et si ingénieuse elle n’est jamais assurée de découvrir la vérité des choses et sa propre vérité. La logique nous apprend seulement à rester d’accord avec nous-mêmes. Elle apporte la clarté au discours, non pas la vérité.
XLIV
THE LOGICS
It is only possible to think clearly on the condition of ordering one’s ideas. Spontaneously a normal intelligence descends from the general to the particular, to rise from the particular to the general. Deduction and induction seem to be two contrary operations of intelligence; inductive logic is distinguished from deductive logic.
This may just be an appearance. It must be understood, in fact, that the inductive method can only have value if the observer has already presupposed the truth that he wants to discover. Hypothesis always precedes induction and serves as its guide.
To know a truth is to foresee it.
To foresee the truth is to surmise it. And the one who surmises is never sure of not being wrong.
Intelligence races over things. It brings them together; it separates them the better to see them; it decomposes them into their elements; then it forms clear syntheses of them. However methodical and ingenious it is, it is never sure of discovering the truth of things and its own truth. Logic only teaches us to stay true to ourselves. It brings clarity to the discourse, not the truth.
XLV
LES SCIENCES PURES
Il est un cas pourtant où la logique est ouvrière de vérité, quand ses lois ou ses procédés sont appliquées à des images ou à des idées abstraites.
Ces images et ces idées sont des visions directes de l’intelligence, des concepts qu’elle peut ordonner et qui, ordonnés, deviennent, pour la contemplation pure, une vision très belle de formes idéales.
La logique, l’algèbre, la géométrie, euclidienne ou non euclidienne, la mécanique rationnelle, sont des sciences pures. Elles sont vraies, il est possible d’en démontrer les propositions, mais elles ne sont pas réelles. Elles ne sont que des théorèmes, des visions rationnelles de la raison rationnelle.
Ce n’est pas l’esprit géométrique qui crée des vérités vivantes, c’est l’esprit de finesse, l’esprit critique.
XLV
THE PURE SCIENCES
There is one case, however, where logic is the worker of truth, when its laws or its processes are applied to images or to abstract ideas.
These images and these ideas are direct visions of the intelligence, concepts that it can order and which, ordered, become, for pure contemplation, a very beautiful vision of ideal forms.
Logic, algebra, geometry, Euclidean or non-Euclidean, rational mechanics, are pure sciences. They are true; it is possible to demonstrate their propositions, but they are not real. They are only theorems, rational visions of rational reason.
It is not the geometric spirit that creates living truths, it is the spirit of finesse, the critical spirit.
XLVI
LA LOGIQUE DU CŒUR
La logique n’est donc qu’une rationalisation des visions de la pensée. Mais la logique de l’intelligence ne peut pas être la logique du cœur.
Le cœur, a-t-on dit, a des raisons que la raison ne connaît pas. Il semble plus vivant que l’intelligence. Plus que les idées, les émotions, les sentiments, les désirs, les passions ébranlent l’âme.
A vrai dire, les fonctions passionnelles ne se séparent jamais complètement des fonctions intellectuelles. Les raisons qui inclinent le cœur à agir, ressortissent plus ou moins à l’intelligence, nous pouvons les comprendre et les juger.
Il serait donc possible de formuler une logique du cœur qui conditionnerait les passions, de même que la logique de l’intelligence conditionne les idées. Elle nous enseignerait à philosopher avec nos passions ainsi que le recommande Aristote. Elle ne serait pas une mathématique mais une sorte de discipline vivante des noergies de la pensée appliquées aux états de la sensibilité, pour les contenir et les diriger vers une fin prévue.
C’est une erreur de Spinoza de penser que l’esprit géométrique suffit à résoudre les problèmes du cœur.
XLVI
THE LOGIC OF THE HEART
Logic is therefore only a rationalization of the visions of thought. But the logic of the intelligence cannot be the logic of the heart.
The heart, it has been said, has reasons that reason does not know. It seems more alive than intelligence. More than ideas, emotions, feelings, desires, passions shake the soul.
To tell the truth, the passional functions are never completely separated from the intellectual functions. The reasons that incline the heart to act, spring more or less from the intelligence; we can understand them and judge them.
It would therefore be possible to formulate a logic of the heart that would condition the passions, just as the logic of the intelligence conditions the ideas. It would teach us to philosophize with our passions as recommended by Aristotle. It would not be a mathematics but a kind of living discipline of the noergies of thought applied to states of sensibility, to contain them and direct them towards a foreseen end.
It is a mistake of Spinoza to think that the geometric mind suffices to solve the problems of the heart.
XLVII
LA LOGIQUE DE LA VOLONTÉ
Il ne suffit pas de comprendre pour agir. Il faut encore aimer ou haïr. La logique de la passion une fois constituée conduirait à rétablissement d’une logique de l’activité et du vouloir.
Cette logique voudrait être non plus seulement rationnelle mais raisonnable. Elle examinerait les cas de conscience, ceux que l’expérience a déjà enregistrés, ceux qu’il serait encore possible de prévoir. Et tous seraient minutieusement soumis à la critique de l’esprit de finesse. Si le psychologue peut être appelé le logicien des passions, l’éducateur est le logicien de l’activité volontaire. Sa mission est de discipliner les volontés, de préparer dans le monde le règne des volontés raisonnables.
XLVII
THE LOGIC OF THE WILL
It is not enough to understand in order to act. You still have to love or hate. Once constituted, the logic of passion would lead to the re-establishment of a logic of activity and will.
This logic would like to be not only rational but reasonable. It would examine cases of consciousness, those that experience has already recorded, those that it would still be possible to foresee. And all would be painstakingly subjected to the criticism of the spirit of finesse. If the psychologist can be called the logician of the passions, the educator is the logician of voluntary activity. Its mission is to discipline wills, to prepare the reign of reasonable wills in the world.
XLVIII
L’ACTION
L’âme humaine est un vouloir faire parce qu’elle est un vouloir être. Vivre, c’est agir.
Mais, avant de vouloir nous faire, nous désirons nous faire. Le désir n’est pas une volonté qui veut, mais une volonté qui voudrait. Le désir ignore s’il aura la puissance de réaliser l’acte qu’il voudrait accomplir. Désirer, c’est vouloir agir.
Mais il ne suffit pas de vouloir, il faudrait pouvoir. Quelle est donc la puissance d’une volonté qui croit être raisonnable?
XLVIII
ACTION
The human soul is a will to do because it is a will to be. To live is to act.
But, before wanting to make ourselves, we desire to make ourselves. Desire is not a will that wants, but a will that would like. Desire does not know if it will have the power to perform the act it would like to perform. To desire is to want to act.
But it is not enough to want, it is necessary to be able. What then is the power of a will that believes itself to be reasonable?
XLIX
LA MAITRISE DE SOI
Un homme ne pourrait affirmer à bon droit qu’il est son propre maître, qu’à la condition de savoir pourquoi il fait ce qu’il fait. Mais un homme peut-il se considérer comme le maître de ses pensées, de ses désirs, de ses passions, de ses actes?
XLIX
MASTERY OF THE SELF
A man could only rightly assert that he is his own master if he knew why he did what he did. But can a man consider himself the master of his thoughts, his desires, his passions, his actions?
L
QUE POUVONS-NOUS?
Des images passent et se heurtent, des instincts se dressent. Ils se ruent à la vie, les fauves grondent dans les cavernes de l’âme. Ce n’est plus un être, c’est une multitude d’êtres qui s’agitent. Ils ne peuvent vivre qu’à la condition de combattre, de se combattre. Pourtant, ce que nous appelons l’âme est la résultante de ces activités désordonnées, incohérentes.
Comment, dès lors, pour peu qu’il soit averti, un homme pourrait-il se regarder comme l’auteur de ses actes? Il n’agit pas, il est agi. Il est en quelque sorte le témoin de cette fabrication de lui-même. Il ignore comment ces âmes, qui le façonnent, travaillent en lui pour le façonner, et il affirme superbement qu’il dirige ces activités diverses. Il se dit l’arbitre de sa destinée. Plus clairvoyant, il comprendrait qu’il ne peut être que le spectateur de lui-même.
Comment pourrait-il croire qu’il a une puissance de faire, lui qui est fait et défait à chaque instant. S’il existe un auteur du drame, il n’est pas cet auteur. Peut-être l’auteur reste-t-il dans les coulisses.
L
WHAT CAN WE DO?
Images pass and collide; instincts arise. They rush to life; wild beasts rumble in the caverns of the soul. It is no longer one being, it is a multitude of beings that move about. They can only live on the condition of fighting, of fighting each other. Yet what we call the soul is the result of these disorderly, incoherent activities.
How, then, if only he were informed, could a man regard himself as the author of his acts? He does not act; he is acted. He is in a way the witness of this fabrication of himself. He does not know how these souls, who shape him, work in him to shape him, and he proudly asserts that he directs these various activities. He calls himself the arbiter of his destiny. If he were more clear-sighted, he would understand that he can only be the spectator of himself.
How could he believe that he has a power to make, he who is made and undone at every moment. If there is an author of the drama, he is not that author. Perhaps the author remains behind the scenes.
LI
LE DROIT DE CONTROLE
Le plus souvent, chez la plupart des hommes, la conscience n’est que la résultante des représentations qui se jouent en elle et qui la jouent.
Il n’est pas d’homme qui n’ait subi l’attrait des images et des idées, des désirs et des passions. La vie nous pousse; nous ne résistons que difficilement à ses poussées.
Sommes-nous donc nécessairement les esclaves des vivantes images, qui à mesure qu’elles se succèdent, façonnent notre vie?
Au moment où nous constatons que nous nous sommes laissés séduire par l’attrait des images, nous sommes convaincus qu’il dépendait de nous d’opposer à ces énergies bruissantes et désordonnées, les noergies de notre intelligence. Si les images nous ont entraînés c’est que notre intelligence a négligé d’exercer sur elles son droit de contrôle.
Exercer son intelligence, c’est faire un choix. Il est nécessaire de faire un choix parmi les mobiles de nos actions. Sinon, comment nous serait-il permis d’affirmer que nous sommes des êtres intelligents et raisonnables?
LI
THE RIGHT OF CONTROL
Most often, in most men, consciousness is only the result of the representations that are played in it and that play it.
There is no man who has not been attracted by images and ideas, desires and passions. Life pushes us; we only resist its thrusts with difficulty.
Are we therefore necessarily the slaves of the living images which, as they follow one another, shape our life?
At the moment when we realize that we have let ourselves be seduced by the attraction of images, we are convinced that it was up to us to oppose to these rustling and disordered energies, the noergies of our intelligence. If the images have carried us away, it is because our intelligence has neglected to exercise its right of control over them.
To exercise our intelligence is to make a choice. It is necessary to make a choice among the motives of our actions. Otherwise, how would we be allowed to claim that we are intelligent and reasonable beings?
LII
LA VOLIÈRE DE PLATON
Les oiseaux sont en cage, dit Platon, et l’oiseleur surveille leurs ébats.
Quand il sommeille ou somnole, d’elle-même la cage s’entr’ouvre et les oiseaux s’envolent. Ils se poursuivent : les ramiers déploient leurs grandes ailes, les tourterelles roucoulent, les rapaces montent vers les hauteurs.
Etonné, l’oiseleur ne songe pas à intervenir. Il n’a d’yeUx que pour voir, d’intelligence que pour regarder le spectacle des choses et le spectacle de sa vie qui se joue en lui, devant son regard intérieur. C’est le sommeil. Le dormeur est visité par un songe. A son réveil les oiseaux rentrent docilement dans la cage. L’oiseleur se dit : ils ont obéi aux ordres du maître.
Il est des cas pourtant où, même quand il ne dort pas, sa vigilance est en défaut. La fantaisie alors a ouvert la cage et les oiseaux s’échappent non plus en désordre mais dans un ordre imprévu.
C’est la rêverie, le grand jeu de l’âme. Les images ailées se combinent. Elles représentent non pas la vie que nous vivrons mais des vies que peut- être nous désirons vivre, dont tout au moins nous aimons regarder les péripéties inattendues.
Et nous jouons des vies qui nous semblent désirables ou simplement possibles et nous sommes joués.
Si les images nous ont joué, nous étions les complices du jeu.
LII
PLATO’S AVIARY
The birds are in a cage, says Plato, and the bird-catcher watches their antics.
When he sleeps or dozes, the cage opens by itself and the birds fly away. They chase each other: the pigeons spread their large wings; the doves coo; the birds of prey climb into the heights.
Surprised, the bird catcher does not think of intervening. He has eyes only to see, intelligence only to watch the spectacle of things and the spectacle of his life which is played out within him, before his inner gaze. This is sleep. The sleeper is visited by a dream. When he wakes up, the birds go obediently into the cage. The fowler says to himself: they have obeyed the master’s orders.
There are cases, however, where, even when he is not sleeping, his vigilance is lacking. Fantasy then opened the cage and the birds escaped no longer in disorder but in an unforeseen order.
This is daydreaming, the great game of the soul. Winged images combine. They represent not the life we will live but lives we may wish to live, whose unexpected twists we at least like to watch.
And we play lives that seem desirable or just possible to us and we are played.
If the images played us, we were the accomplices of the game.
LIII
LES IMAGES HALLUCINANTES
Il est des moments où les images jaillissent spontanément sur la scène. Elles bousculent les autres, nous ne voyons plus qu’elles. Elles sont en nous, nous les voyons de nos yeux, nous les touchons de nos mains. Nous n’avons plus l’énergie de les chasser, nous ne pouvons plus douter de leur existence, même quand elles nous apparaissent incohérentes. Et l’âme perd de plus en plus la maîtrise d’elle-même. C’est la folie.
Le fou, dit Charles Renouvier, se reconnaît à ce qu’il ne doute jamais.
LIII
HALLUCINATORY IMAGES
There are times when the images spring up spontaneously on the stage. They jostle others; we only see them. They are in us: we see them with our eyes; we touch them with our hands. We no longer have the energy to drive them away; we can no longer doubt their existence, even when they appear incoherent to us. And the soul loses more and more control of itself. This is madness.
The madman, says Charles Renouvier, is recognized by the fact that he never doubts.
LIV
LA RÉFLEXION
Charles Renouvier a dit encore : « L’homme d’esprit se reconnaît à ce qu’il doute beaucoup. » Il est nécessaire d’avoir longtemps douté pour croire à bon escient. Il faut commencer par douter de tout. Il faut douter du ciel et de la terre, il faut même douter de L’Amour si l’on veut apprendre à aimer.
Douter ce n’est pas se refuser à croire, c’est attendre, pour croire, d’avoir prévu quelles peuvent être, pour notre vie à venir, les conséquences de ces croyances. Douter, ce n’est pas se refuser à agir, c’est hésiter, attendre avant d’agir, attendre de savoir pour agir. Douter, en un mot, c’est réfléchir. L’homme ne réfléchit que quand il doute, que parce qu’il doute.
LIV
REFLECTION
Charles Renouvier once again said: “The man of intelligence can be recognized by the fact that he doubts a great deal.” It is necessary to have doubted for a long time in order to believe wisely. You have to start by doubting everything. We must doubt heaven and earth; we must even doubt Love, if we want to learn to love.
To doubt is not to refuse to believe; it is to wait, in order to believe, to have foreseen what the consequences of these beliefs may be for our life to come. To doubt is not to refuse to act; it is to hesitate, to wait before acting, to wait to know in order to act. To doubt, in a word, is to reflect. Man only thinks when he doubts, only because he doubts.
LV
LE RÊVE DE LA VIE RAISONNABLE
Réfléchir, c’est vouloir découvrir une vérité, c’est vouloir découvrir sa vérité, c’est faire le rêve raisonnable tout au moins rationnel de sa vie.
Un tel rêve pourra-t-il jamais être réalisé? Il faut agir, la vie nous pousse. Bon gré mai gré nous devons prendre des décisions avant de savoir si la decision prise est celle que nous devions prendre. Ef l’activité de notre âme est toujours solidaire, tantôt plus, tantôt moins, de l’activité des autres âmes dont d’idéal n’est pas notre idéal.
Si leur activité était raisonnable, nous aurions le droit de croire, si différentes qu’elles soient de nous, que nous pouvons compter sur leur aide pour composer notre harmonie. Elles se trompent, souvent elles nous trompent et c’est en nous qu’elles vivent. Nous supportons les conséquences de leurs erreurs même dans les cas où elles n’ont pas voulu nous tromper.
On peut rêver la vie raisonnable. Peut-on seulement la rêver?
LV
THE DREAM OF THE REASONABLE LIFE
To think is to want to discover a truth; it is to want to discover one’s truth; it is to dream a reasonable, at least rational, dream of one’s life.
Can such a dream ever come true? We must act; life pushes us. Willy-nilly we have to make decisions before knowing if the decision taken is the one that we should take. Indeed the activity of our soul is always linked, sometimes more, sometimes less, with the activity of other souls whose ideal is not our ideal.
If their activity were reasonable, we would have the right to believe, however different they are from us, that we can count on their help to compose our harmony. They fool themselves, often they fool us, and it is within us that they live. We bear the consequences of their errors, even in cases where they did not want to deceive us.
We can dream of the reasonable life. Can we only dream it?
LVI
LA NOERGIE
J’appelle noergie la puissance mentale qui s’oppose, pour un temps, au tlux des phénomènes de conscience. La noergie les contient, les arrête pour les examiner, pour les juger. L’âme noergique, qui réfléchit est donc autre chose que l’ensemble des états qui la constituent; elle est la puissance intelligente qui fait un choix parmi ces états.
Faire un choix est sa mission. Parmi les âmes secondes qui vivent en elle, elle choisit ses amis, elle écarte ses ennemis. Si elle ne parvient pas à contenir l’activité spontanée de ces vies qui s’agitent en elle, elle ne sera plus elle.
La noergie peut donc être définie : l’action d’une volonté qui croit être raisonnable. Elle s’exerce sur toutes les puissances inférieures de l’âme pour contenir leur activité spontanée. Cette volonté est donc à la lettre un vouloir ne pas, une nolonté.
LVI
NOERGY
I call noergy the mental power that opposes, for a time, the flow of the phenomena of consciousness. Noergy contains them, stops them in order to examine them, to judge them. The noergic soul, which reflects, is therefore something other than the set of states that constitute it; it is the intelligent power that makes a choice among these states.
Making a choice is its mission. Among the secondary souls that live within it, it chooses its friends, drives away its enemies. If it does not manage to contain the spontaneous activity of these lives which are agitated within it, it will no longer be itself.
Noergy can therefore be defined: the action of a will that believes itself to be reasonable. It is exercised on all the lower powers of the soul to contain their spontaneous activity. This will is therefore literally a will not to, an unwillingness.
LVII
LA VOLONTÉ. — NOLONTÉ.
Le vouloir ne pas peut-il être considéré comme une activité libre?
Une activité libre n’est pas une activité indéterminée qui agit sans motif. Agir sans motifs, au hasard, n’est pas agir raisonnablement. Un acte raisonnable a pour motifs une prévision de la vérité raisonnable.
Mais cette prévision est idéale, elle n’est pas quelque chose qui est; elle est seulement quelque chose qui pourrait être, l’idéal que l’âme se propose de réaliser pour se réaliser.
On ne peut que tendre vers un idéal. Il se déploie toujours en avant de nous.
C’est pourquoi l’âme ne peut jamais savoir de science certaine si sa puissance de faire et de ne pas faire est vraiment une puissance. Elle ne peut que le croire. En tant qu’elle le croit, elle se croit libre.
Comment pourrait-elle croire que son activité est prédéterminée par autre chose que sa raisonnabilité? Par quoi serait déterminé cet acte mental qui n’est à vrai dire qu’un vouloir agir? Tout le temps que dure la réflexion, pendant que nous hésitons — et cette hésitation, elle aussi est un acte — comment pourrions-nous croire que cet acte de notre pensée vivante n’est pas un acte libre? Serions-nous donc, dans certains cas, prédéterminés à ne pas nous déterminer?
LVII
THE WILL. — UNWILLINGNESS.
Can wanting not be considered a free activity?
A free activity is not an indeterminate activity that acts without a motive. To act without motive, at random, is not to act reasonably. A reasonable act is motivated by a reasonable expectation of the truth.
But this forecast is ideal. It is not something that is; it is only something that could be, the ideal that the soul proposes to realize in order to realize itself.
We can only strive for an ideal. It always unfolds ahead of us.
This is why the soul can never know with certainty whether its power to do and not to do is really a power. It can only believe it. Insofar as it believes it, it believes itself to be free.
How could it believe that its activity is predetermined by anything other than its reasonableness? What could determine this mental act, which is really only a will to act? All the time that reflection lasts, while we hesitate — and this hesitation is also an act — how could we believe that this act of our living thought is not a free act? Are we therefore, in certain cases, predetermined not to make up our minds?
LVIII
LA LIBERTÉ D’INDIFFÉRENCE
L’âme serait-elle la victime d’une nouvelle illusion? Quand elle reste en suspens, qu’elle hésite, elle est sollicitée à l’action par des motifs d’égale force. Les forces égales se neutralisent et nous n’agissons pas. Nous n’avons pas de raisons d’agir. Ce n’est pas une noergie qui s’oppose à l’activité spontanée des âmes supérieures c’est simplement qu’aucune action n’est possible. Si nous n’agissons pas c’est que nous sommes déterminés à ne pas agir. La liberté d’indifférence n’est donc pas la liberté de faire ou de ne pas faire.
Mais ce n’est là encore qu’une croyance. Le penseur, déterministe qu’il s’avoue ou libertiste, ne peut accepter l’une des deux thèses qu’à la condition de la préférer à l’autre. Préférer c’est faire un choix. Au moment où le déterministe affirme le déterminisme, il l’affirme librement. Il 11e peut choisir le déterminisme qu’à la condition de se croire libre. Et c’est là une contradiction dans les termes. (Double dilemme de Jules Lequier.)
Le penseur qui affirme librement sa liberté court sans doute le risque de se tromper. Son affirmation n’est qu’une croyance. Cette croyance lui permet au moins de donner une valeur à sa vie! Il se considère comme étant l’ouvrier de lui-même.
LVIII
THE LIBERTY OF INDIFFERENCE
Could the soul be the victim of a new illusion? When it remains in suspense, when it hesitates, it is urged to action by equally strong motives. Equal forces neutralize each other and we do not act. We have no reason to act. It is not a noergy that opposes the spontaneous activity of the superior souls, it is simply that no action is possible. If we do not act, it is because we are determined not to act. The freedom of indifference is therefore not the freedom to do or not to do.
But that’s still just a belief. The thinker, whether he admits to being a determinist or a libertarian, can only accept one of the two theses on the condition of preferring it to the other. To prefer is to make a choice. The moment the determinist affirms determinism, he affirms it freely. He can choose determinism only on condition of believing himself free. And this is a contradiction in terms. (Jules Lequier’s Double Dilemma.)
The thinker who freely asserts his liberty undoubtedly runs the risk of making a mistake. His assertion is only a belief. This belief allows him at least to give value to his life! He considers himself to be the worker of himself.
LIX
LA PUISSANCE DE NE PAS FAIRE
La nolonté est le vouloir ne pas, la puissance de ne pas faire! Pauvre puissance.
La puissance de dire non n’est pas déjà si méprisable. Le vouloir ne pas conditionne, prépare le vouloir. La volonté hésite à agir tant qu’elle ignore quel acte elle devrait accomplir. Dès qu’elle voit ou qu’elle croit voir avec clarté que tel acte est son acte, son hésitation cesse et l’acte s’accomplit par le seul fait que la noergie n’intervient plus pour l’arrêter.
Nous ne pouvons affirmer, même dans ce cas, que l’acte accompli est celui qui devait l’être. Une volonté raisonnable n’est pas nécessairement une volonté infaillible.
LIX
THE POWER OF NOT DOING
Unwillingness is the will not to, the power not to do! A poor power.
The power of saying no is not already so despicable. The will does not condition, prepares the will. The will hesitates to act as long as it does not know what act it should perform. As soon as it sees or thinks it sees with clarity that such an act is its act, its hesitation ceases and the act is accomplished by the sole fact that the noergy no longer intervenes to stop it.
We cannot affirm, even in this case, that the act performed is the one that should have been performed. A reasonable will is not necessarily an infallible will.
LX
L’OUVRIER DE SOI-MEME
Ouvrier de soi-même; Maître de soi, Architecte de soi! et pourquoi hésiterait-on devant cette conséquence : Architecte du monde!
Quelle superbe diabolique! La raisonnable raison se cherche indéfiniment sans jamais avoir l’assurance de se rencontrer. Elle est infirme, la raisonnable raison. A chaque pas qu’elle veut faire elle trébuche, et son ambition est sans limites!
Elle est celle qui veut toujours davantage, mais elle est encore celle qui n’est jamais certaine de pouvoir.
L’orgueilleux ouvrier de lui-même et du monde ne peut que risquer des actes au petit bonheur.
LX
THE WORKER OF THE SELF
Worker of oneself master of self, architect of sefl! and why should anyone hesitate before this consequence: Architect of the world!
What devilish arrogance! Reasonable reason seeks itself indefinitely without ever having the assurance of encountering itself. It is crippled, the reasonable reason. With every step it wants to take it stumbles, and its ambition knows no bounds!
It is the one who always wants more, but it is also the one who is never certain of power.
The proud worker of itself and of the world can only risk haphazard acts.
LXI
LA VOLONTÉ BONNE
UnE âme raisonnable, qui se croît libre ne peut ignorer que le « fortuit et l’arbitraire sont au cœur de ses actes les plus excellents ». {Jules Lequier.) Elle peut donc seulement affirmer qu’elle voudrait être une volonté bonne.
Cette volonté, dit Kant, est semblable à une pierre précieuse. Elle brille de son propre éclat. Elle est l’intention de bien faire, ou de faire pour le mieux. L’âme raisonnable n’a, en bonne justice, qu’à répondre de ses intentions. Mais l’expérience de la vie nous démontre chaque jour que nous ne faisons jamais ce que nous nous proposions de faire.
La bonne volonté n’est pas une volonté bonne, elle est une volonté qui voudrait être bonne.
LXI
THE GOOD WILL
A reasonable soul, which believes itself to be free, cannot ignore that the “fortuitous and the arbitrary are at the heart of its most excellent acts.” (Jules Lequier.) It can therefore only affirm that it would like to be a good will.
This will, says Kant, is like a precious stone. It shines with its own brilliance. It is the intention to do well, or to do what is for the best. The reasonable soul has, in good justice, only to answer for its intentions. But the experience of life shows us every day that we never do what we set out to do.
Good will is not a good will, it is a will that would like to be good.
LXII
LES HARMONISATIONS
A mesure que la raisonnable volonté devient plus habile, plus ingénieuse à organiser la vie raisonnable, le penseur dresse dans son âme la statue belle, il a harmonisé entre elles pour les harmoniser à son idéal toutes les richesses de son âme. Il a discipliné les forces incohérentes qui vivaient en lui. Il a organisé la Nature.
La Grande Nature apparaît au penseur prodigieuse et formidable. Elle est une force qui fait effort en tout sens, une sorte de chaos vivant. Peut-être existe-t-il un ordre sous ce désordre et qui serait la raison de ce désordre, mais comment pourrait-on le découvrir?
Si la nature a des secrets, nous les ignorons. Nous la voyons toujours en lutte contre elle-même. Elle tue, elle crée, inlassablement, toujours au hasard.
Subordonnée à l’intelligence du penseur, organisée par sa raison raisonnable, la nature pourra devenir ouvrière de beauté.
Et c’est parmi toutes ces âmes frémissantes qui luttent entre elles pour conquérir la vie, que la raisonnable raison choisit, pour en combiner les efforts, les ouvrières de sa vérité.
Elle harmonise la beauté des choses à sa beauté. A la guerre odieuse, à l’injuste guerre, elle oppose son rêve de paix, de justice, d’harmonie, son rêve d’amour, son rêve de bonheur.
LXII
HARMONIZATIONS
As the reasonable will becomes more skilful, more ingenious in organizing the reasonable life, the thinker erects in his soul the beautiful statue, he has harmonized all the riches of his soul in order to harmonize them with his ideal. He disciplined the incoherent forces that lived within him. He organized Nature.
Great Nature appears to the thinker prodigious and formidable. It is a force that strives in all directions, a kind of living chaos. Maybe there is an order under this disorder, which would be the reason for this disorder, but how could it be discovered?
If nature has secrets, we do not know them. We always see her struggling against herself. She kills, she creates, tirelessly, always randomly.
Subordinated to the intelligence of the thinker, organized by his reasonable reason, nature can become a worker of beauty.
And it is among all these quivering souls, which struggle among themselves to conquer life, that reasonable reason chooses, in order to combine its efforts, the workers of its truth.
It harmonizes the beauty of things with its beauty. To the odious war, to the unjust war, it opposes its dream of peace, justice, harmony, its dream of love, its dream of happiness.
LXIII
LA VAINE ESPÉRANCE
Avant de philosopher, il faut vivre; il faut vivre pour philosopher. Il n’est possible de persister dans la vie qu’à la condition de se battre, de toujours se battre. Seul le vainqueur vit pleinement, il savoure les joies du triomphe. Le sage n’est qu’un vaincu de la vie, un humilié qui joue le rôle du renard de la fable.
A quoi bon rêver des rêves impossibles?
Tu es dans l’arène entouré d’ennemis. Prends ton épée et frappe sans pitié ceux qui veulent te frapper. Vainqueur, tu chanteras le joyeux Pæan, le reste n’est qu’une vaine espérance.
LXIII
VAIN HOPE
Before philosophizing, one must live; one must live to philosophize. It is only possible to persist in life on the condition of fighting, of always fighting. Only the victor lives fully; he savors the joys of triumph. The sage is only a loser in life, humiliated, who plays the role of the fox of the fable.
What’s the use of dreaming impossible dreams?
You are in the arena surrounded by enemies. Take your sword and smite without mercy those who want to smite you. Conqueror, you will sing the joyful Pæan; the rest is only a vain hope.
LXIV
LE MYTHE DE PANDORA
Dante s’est trompé : Non, pas même dans l’Enfer, la douce, la consolante espérance n’abandonne pas les cœurs ulcérés par la vie.
Depuis que la curiosité de Pandora a entr’ouvert le coffret de Zeus, les pestes et les guerres ravagent la terre. Craintive l’espérance n’est pas sortie du fatal coffret. Le coffret symbolise l’âme humaine pleine d’erreurs, capable de toutes les fautes, de tous les crimes, la pauvre âme qui cherche la vérité de la vie au delà des ténèbres de l’intelligence et des ténèbres du cœur. C’est l’espérance la très douce, la très bonne qui répand sur les blessures le baume qui les guérit.
LXIV
THE MYTH OF PANDORA
Dante was wrong: No, not even in Hell, does sweet, consoling hope abandon hearts ulcerated by life.
Ever since Pandora’s curiosity opened Zeus’ box, plagues and wars have ravaged the land. Fearful hope has not left the fatal casket. The box symbolizes the human soul full of errors, capable of all faults, of all crimes, the poor soul that seeks the truth of life beyond the darkness of intelligence and the darkness of the heart. It is the very sweet, the very good hope that spreads on the wounds the balm that heals them.
LXV
LES RÉDEMPTEURS DE LEURS FRÈRES
Vivre humainement la vie, vivre dans la paix pour réaliser la justice, la beauté sur la terre! Tous les hommes, à certains moments de leur vie, ont rêvé le beau rêve.
Mais combien sont-ils ceux qui appliquent leur intelligence et leur volonté bonne à vivre la vie raisonnable? Quelques-uns à peine.
Eux seuls pourtant vivent leur vie. Ils forment le long des siècles les chaînons de la chaîne d’or. Ils sont, comme les appelle Charles Renouvier, les rédempteurs de leurs frères. Les autres, tous les autres qui se ruent à la tuerie et à la curée, s’agitent dans le plus affreux des cauchemars.
LXV
THE REDEEMERS OF THEIR BROTHERS
Live life humanely, to live in peace in order to achieve justice, beauty on earth! All men, at some point in their lives, have dreamed the beautiful dream.
But how many are there who apply their intelligence and their good will to living the reasonable life? Only a few.
They alone, however, live their lives. They form the links of the golden chain over the centuries. They are, as Charles Renouvier calls them, the redeemers of their brothers. The others, all the others who rush to the slaughter and the quarry, are agitated in the most dreadful of nightmares.
LXVI
AINSI PARLAIT ZARATHOUSTRA
Si les hommes ne sont sur la terre que pour se battre et pour se faire souffrir, qu’est-ce donc que la vie?
C’est une joie de se battre. On déploie pour vaincre toutes les subtilités de l’intelligence. Et le fauve vainqueur pose sa griffe sur la proie, il est fier de sa puissance!
Ce puissant n’est que l’esclave de sa volonté de conquête.
LXVI
THUS SPOKE ZARATHUSTRA
If men are on earth only to fight and to make each other suffer, what then is life?
It is a joy to fight. We deploy all the subtleties of intelligence to be the victor. And the victorious beast lays his claw on the prey; he is proud of his power!
This powerful one is only the slave of his will to conquer.
LXVII
ÊTRE QUELQU’UN
ÊTRE QUELQUE CHOSE
Celui-là seul est quelqu’un qui est capable de faire et de se faire.
Vivre ce n’est pas s’adapter plus ou moins bien à son milieu, vivre, c’est prévoir l’avenir pour organiser l’avenir. Prévoir sa vie, pour faire sa vie, c’est vouloir être soi-même, une personne et non plus une chose parmi les choses.
La personne se dresse au-dessus de l’individualité. L’individu n’est qu’une chose, la personne est quelqu’un.
Certes la personne-ne se dégage jamais complètement .de la vie des choses. Le sage n’obéit que trop souvent à ses instincts, à ses préjugés, à ses habitudes, à ses routines. Il ne sait jamais de science certaine si la vérité qu’il entrevoit et qu’il voudrait créer, est une vérité. Il croit être quelqu’un parce qu’il a le désir de faire sa vie.
Dépend-il de lui de la faire? A-t-il la puissance de la faire?
LXVII
TO BE SOMEONE
TO BE SOMETHING
He alone is someone who is capable of making and of making himself.
To live is not to adapt more or less well to one’s environment; to live is to foresee the future in order to organize the future. To plan one’s life, to make one’s life, is to want to be oneself, a person and no longer a thing among things.
The person rises above individuality. The individual is only a thing; the person is someone.
Certainly the person never frees himself completely from the life of things. The sage only too often obeys his instincts, his prejudices, his habits, his routines. He never knows for sure if the truth he glimpses and would like to create is a truth. He believes he is someone because he has the desire to make his life.
Does it depend on him to do it? Does he have the power to do it?
LXVIII
L’ACTE LIBRE
L’acte libre, l’acte décidé après réflexion, qui tend à réaliser une fin prévue, élève l’âme au-dessus du troupeau des images. Elle est le berger qui les dirige, qui les conduit.
Mais elle court toujours le risque de se tromper; elle n’est que la volonté bonne de faire et de se faire.
S’il est vrai qu’elle est libre, c’est au hasard qu’elle cherchera sa vérité et sa beauté.
LXVIII
THE FREE ACT
The free act, the act decided after reflection, which tends to realize a foreseen end, elevates the soul above the herd of images. It is the shepherd who directs them, who leads them.
But it always runs the risk of being wrong; it is only the good will to do and to be done.
If it is true that it is free, it is by chance that it will seek its truth and its beauty.
LXIX
LA POURSUITE DE SOI
Si elle ignore ce qu’elle doit faire, la raisonnable raison sait du moins ce qu’elle doit ne pas faire pour se faire.
Elle est un ordre vivant. Ouvrière d’harmonie, elle ne peut vouloir le désordre, la laideur, la guerre et les souffrances de la guerre. Il est des actes qu’elle veut ne pas accomplir.
La tâche certes est difficile. Pas de répit pour l’âme. Elle va indéfiniment à la poursuite d’elle-même. Si elle résout une difficulté c’est pour en rencontrer une autre plus difficile encore. Pourtant, à mesure qu’elle s’élève, l’air est plus pur, la lumière plus éclatante.
Dans les bas-fonds la foule des guerriers se traîne. Ils se battent furieusement, les ouvriers de douleurs, ces conquérants qui croient vivre parce qu’ils frappent de grands coups C’est la grande pitié!
LXIX
THE PURSUIT OF SELF
If it does not know what it must do, reasonable reason at least knows what it must not do in order to make itself.
It is a living order. Worker of harmony, it cannot want disorder, ugliness, war and the sufferings of war. There are things it doesn’t want to do.
The task is certainly difficult. No respite for the soul. It goes indefinitely in pursuit of itself. If it solves a difficulty it is only to encounter another more difficult one. Yet as it rises, the air is cleaner, the light brighter.
In the low places the crowd of warriors crawls. They fight furiously, the workers of pain, these conquerors who believe they live because they strike great blows. It is great pity!
LXX
LA PITIÉ ACTIVE
Surtout que le penseur, même s’il croit avoir rencontré le dur sentier qui le conduira à la vie raisonnable, ne commette pas le péché de s’enfermer dans sa découverte comme dans une tour d’ivoire.
Une superbe métaphysique serait odieuse qui contemplerait, méprisante, des hauteurs où elle s’est élevée, le troupeau des vaincus de la vie.
Ces hommes, ces femmes, ces esclaves sont ses frères. Il ne suffit pas de les plaindre, il faut les secourir, avoir pitié de leurs souffrances, de leurs misères.
Le sage descendra de la cime radieuse pour pénétrer dans les cavernes. N’est-il point le messager de paix, le porteur de la bonne nouvelle?
Il est l’éducateur des âmes, celui qui les délivrera de leur ignorance et de leur laideur.
LXX
ACTIVE PITY
Above all let the thinker, even if he believes he has found the hard path that will lead him to a reasonable life, not commit the sin of shutting himself up in his discovery as in an ivory tower.
A superb metaphysics would be odious if it contemplated, contemptuous, from the heights to which it has risen, the herd of life’s vanquished.
These men, these women, these slaves are his brothers. It is not enough to pity them; we must help them, have pity on their sufferings, their miseries.
The sage will descend from the radiant peak to enter the caverns. Is he not the messenger of peace, the bearer of good news?
He is the educator of souls, the one who will deliver them from their ignorance and their ugliness.
LXXI
l’éducateur de soi-même
l’éducateur des autres
Si c’était un nouveau piège que la déraison tend à la raison?
Si cette vérité pouvait être découverte, ce serait un devoir pour le sage de l’imposer à celles des âmes qui, par ignorance ou par malice, se refuseraient à l’accepter. Mais de quel droit le sage imposerait-il aux autres les vérités qu’il aime.
Le penseur ne pourra devenir l’éducateur des autres que s’il leur enseigne à découvrir leur propre vérité différente de sa vérité. Il ne peut se reconnaître que le droit de montrer aux autres sa vérité. Elle augmentera dans la mesure où ils la comprendront les richesses de leur âme.
S’il est vrai que toutes les âmes d’hommes peuvent être des personnalités distinctes, il faut comprendre que toutes peuvent prendre une conception distincte de la vérité. Mais toutes ces conceptions, si différentes qu’elles soient, se peuvent harmoniser parce qu’elles sont toutes raisonnables. Chacune d’elle apparaît à l’intelligence humaine comme un point de vue de l’universelle Harmonie.
LXXI
THE EDUCATOR OF ONESELF
THE EDUCATOR OF OTHERS
If this was a new trap that unreason sets for reason?
If this truth could be discovered, it would be a duty for the sage to impose it on those souls who, through ignorance or malice, would refuse to accept it. But by what right would the wise impose on others the truths he loves?
The thinker can only become the educator of others if he teaches them to discover their own truth, different from his truth. He can only recognize the right to show others his truth. It will increase to the extent that they understand in it the riches of their soul.
If it is true that all the souls of men can be distinct personalities, it must be understood that all can take on a distinct conception of truth. But all these conceptions, however different they may be, can be harmonized because they are all reasonable. Each of them appears to human intelligence as a point of view of universal Harmony.
LXXII
LA VIE BELLE
C’est par une harmonisation de toutes les volontés raisonnables que pourrait être, sinon réalisée, du moins conçue et définie, la vie humaine, la vie belle.
La vie belle ne serait-elle pas en même temps la vie heureuse? Ouvrière de vérité et de beauté, une âme raisonnable voudrait être encore ouvrière de joies nouvelles. N’est-ce pas une joie très haute et très pure que la contemplation de la beauté?
Elle va toujours de l’avant, courageuse et gaie, l’âme raisonnable. La souriante gaieté est sa vertu essentielle. Le sage, dit Han Ryner, a vaincu la tristesse. Il va joyeux à la découverte de la beauté. Il va… jusqu’au jour où ses forces le trahissent.
LXXII
THE BEAUTIFUL LIFE
It is by harmonizing all the reasonable wills that human life, the beautiful life, could be, if not realised, at least conceived and defined.
Wouldn’t the beautiful life be at the same time the happy life? A worker of truth and beauty, a reasonable soul would still like to be a worker of new joys. Isn’t it a very high and very pure joy to contemplate beauty?
The reasonable soul always goes forward, courageous and cheerful. Smiling cheerfulness is its essential virtue. “The wise man,” says Han Ryner, “has conquered sadness. He goes joyfully to discover beauty. He goes… until the day his strength betrays him.”
LXXIII
LA DÉBÂCLE
Bon gré, mal gré, comme les autres hommes, le sage vit dans un milieu de guerre.
Aucune des souffrances de la vie ne lui est épargnée.
Il est las. La route à parcourir est longue encore et il n’a fait qu’entrevoir dans les lointains de son âme, la splendeur de la terre promise.
Semblable à une lyre, son âme a chanté la gloire de la vie. La lyre ne chante plus maintenant. Les unes après les autres, les cordes se sont rompues.
La fantaisie raisonnable du sage s’est appliquée à rêver le plus beau des rêves. Rêver n’est pas agir. A quoi bon rêver le règne de la justice, de la beauté, la bonté, de l’amour puisque les hommes sont tous condamnés à vivre dans l’injustice, dans la douleur, dans la laideur, puisque tous les hommes sont condamnés à mourir.
LXXIII
DEBACLE
Like it or not, like other men, the wise man lives in an environment of war.
None of the sufferings of life are spared him.
He is tired. The road ahead is still long and he has only glimpsed the splendor of the promised land in the depths of his soul.
Like a lyre, his soul sang the glory of life. The lyre no longer sings now. One after another, the strings have broken.
The reasonable fantasy of the wise man has applied itself to dreaming the most beautiful of dreams. Dreaming is not doing. What is the use of dreaming of the reign of justice, beauty, goodness and love, since men are all condemned to live in injustice, in pain, in ugliness, since all men are condemned to die.
LXXIV
LA GRANDE ILLUSION
La grande illusion de la vie apparaît parfois aux vieux, quand, par le souvenir, ils ressuscitent leurs morts.
Ils ne vivent pas eux, il revivent. La vie s’agite autour d’eux, une autre vie, qui n’est pas celle qu’ils ont aimée. Les jeunes s’en vont joyeux à leurs affaires, à leurs plaisirs; ils ne se doutent pas qu’ils sont les jouets de la grande illusion. Ils traitent les vieux avec politesse, quelquefois avec bonté. Mais ils ne croient plus qu’ils sont vivants et ils se détournent d’eux. Les vieux ont vécu, les jeunes veulent vivre leur rêve d’ambition, et leur rêve de gloire. Ils veulent vivre et les vieux sont les vaincus de la vie.
Le vieillard se voit mourir un peu plus chaque jour. Où sont les roses d’antan, que sont devenus ses rêves de beauté et ses rêves d’amour?
LXXIV
THE GRAND ILLUSION
The grand illusion of life sometimes appears to old people when, through memory, they raise their dead.
They don’t live; they relive. Life stirs around them, another life, which is not the one they loved. The young go joyfully to their business, to their pleasures; they do not suspect that they are the playthings of the grand illusion. They treat the old with politeness, sometimes with kindness. But they no longer believe that they are alive and they turn away from them. The old have lived; the young want to live their dream of ambition, and their dream of glory. They want to live and the old are the losers of life.
The old man sees himself dying a little more each day. Where are the roses of yesteryear; what has become of his dreams of beauty and his dreams of love?
LXXV
LA GLOIRE
L’heure est venue, il faut partir, s’en aller on ne sait où, peut-être nulle part. Qui donc assemblera de nouveau les morceaux épars de la lyre brisée?
Ceux qui viennent après nous reprendront-ils le rêve que nous laissons inachevé, rêveront-ils un nouveau rêve ?
Si pourtant notre rêve revivait en leur âme, s’ils pensaient de nous que nous avons été les glorieux porte-lumières de l’humanité? Ce serait la gloire.
La gloire! Quelle vaine espérance, quelle insupportable vanité !
Fais ta besogne, ouvrier, ne t’inquiète pas du reste. Le reste ne dépend pas de toi.
Pourquoi attendrais-tu une récompense de l’avenir? Tu crois être celui qui a semé le bon grain, que cette pensée soit ton réconfort.
Sache que celui qui sème n’est pas toujours celui qui récolte.
LXXV
GLORY
The time has come; we must leave, go no one knows where, perhaps nowhere. Who then will reassemble the scattered pieces of the broken lyre?
Will those who come after us take up the dream we left unfinished; will they dream a new dream?
If, however, our dream was revived in their souls, if they thought that we were the glorious light-bearers of humanity? That would be glory.
Glory! What vain hope, what unbearable vanity!
Do your job, workman, and don’t worry about the rest. The rest is not up to you.
Why would you expect a reward from the future? You believe you are the one who sowed the good seed. May this thought be your comfort.
Know that the one who sows is not always the one who reaps.
LXXVI
VANITAS VANITATUM
Qu’est-ce donc que la vie sur la terre ?
Nos espérances s’envolent, il ne reste de nos rêves qu’un peu de fumée que dissipe le vent du soir.
Elles montent sur les tréteaux, les petites marionnettes. Elles se prennent au sérieux, elles croient que c’est arrivé. Les unes rient ou sourient, ce sont les plus courageuses et qui font à mauvaise fortune bon visage. D’autres font la grimace ou pleurent. Il en est qui s’essaient à des courbettes, qui s’appliquent à jouer un rôle. Elles sont quelquefois applaudies, pas toujours. Peu importe d’ailleurs. Elles n’apparaissent que pour disparaître. On connaît la chanson : Trois petits tours et puis s’en vont. Elles s’évanouissent comme des ombres.
LXXVI
VANITAS VANITATUM
What is life on earth?
Our hopes are shattered; all that remains of our dreams is a bit of smoke dissipated by the evening wind.
They climb on the boards, the little puppets. They take themselves seriously, they believe that it has happened. Some laugh or smile; they are the most courageous and make a good face in bad luck. Others grimace or cry. There are some who try to bow, who apply themselves to playing a role. They are sometimes applauded, but not always. It doesn’t matter anyway. They appear only to disappear. We know the song: Three little turns and then go away. They vanish like shadows.
LXXVII
LA GRANDE ESPÉRANCE
L’espérance, a dit Charles Renouvier, veille encore au chevet des mourants.
Nous croyons tous que les autres meurent, nous les voyons mourir, mais celui qui va mourir ne peut pas croire qu’il va cesser de vivre.
Ainsi reste toujours vivante au cœur l’espérance de l’immortalité. On disparaît ici pour reparaître là. Et la vie continue ou la vie recommence.
Ceux qui se suicident ne veulent pas tuer la vie, ils voudraient seulement tuer les misères et les souffrances qui les accablent.
LXXVII
THE GREAT HOPE
Hope, said Charles Renouvier, still watches at the bedside of the dying.
We all believe that others die; we see them die, but the one who is going to die cannot believe that he is going to stop living.
Thus the hope of immortality always remains alive in the heart. We disappear here to reappear there. And life goes on or life begins again.
Those who commit suicide do not want to kill life; they only want to kill the miseries and the sufferings that overwhelm them.
LXXVIII
LA LYRE ENCHANTÉE
Les morceaux épars se rapprochent d’eux-mêmes; de nouveau la lyre est prête à chanter.
Ce n’est plus exactement la même lyre, elle ne peut donc pas chanter la même chanson. Elle est elle et elle est différente d’elle.
Elle a tout oublié, à l’heure de sa renaissance. Son passé est mort ou, s’il vit encore c’est d’une vie si obscure et si confuse que la mémoire ne peut plus la ressusciter. Son passé est mort, ce passé dont elle est en quelque sorte la fille.
Mais elle revit et sa curiosité de vivre est aussi ardente que jamais. La voici prête à affronter de nouvelles épreuves.
Elle va, courageuse, vers l’avenir, elle fait, la lyre enchantée, des rêves qui l’enchantent. Peut-être sera-t-elle une fois encore brisée avant d’avoir chanté sa divine chanson?
LXXVIII
THE ENCHANTED LYRE
The scattered pieces come together on their own; again the lyre is ready to sing.
It’s not exactly the same lyre anymore, so it can’t sing the same song. It is itself and it is different from itself.
It forgot everything at the hour of its rebirth. Its past is dead or, if it still lives, it is with such a dark and confused life that memory can no longer resuscitate it. Its past is dead, this past of which it is in a way the daughter.
But it lives again and its curiosity to live is as ardent as ever. Here it is ready to face new challenges.
It goes, courageous, towards the future; it makes, this enchanted lyre, dreams that enchant it. Perhaps it will once again be broken before it sings its divine song?
LXXIX
LA MORT ET LA VIE
Quel est donc cet enchantement? La vie pourrait-elle venir de la mort ? Il ne faut pas dire : la vie vient de la mort; il faut dire la mort prépare la vie.
Notre passé se réveille. Nos morts sortent de leur tombe pour commander à notre vie. Le présent, dit justement Auguste Comte, est composé de plus de morts que de vivants.
Vivre pourtant n’est pas se souvenir. Nous ne rattachons l’avenir au passé que pour mieux prévoir l’avenir.
Notre vie est en avant de nous. Vivre c’est aller plus loin, monter plus haut.
LXXIX
DEATH AND LIFE
What is this enchantment? Could life come from death? We must not say: life comes from death; it must be said that death prepares life.
Our past awakens. Our dead rise from their graves to command our lives. The present, as Auguste Comte rightly says, is made up of more dead than living.
Yet to live is not to remember. We relate the future to the past only to better predict the future.
Our life is ahead of us. To live is to go further, to climb higher.
LXXX
LE TOUT-PUISSANT ÉROS
Le sommeil est frère de la mort.
La mort est le sommeil sans rêves, le grand repos, le grand oubli.
La mort est la dislocation des parties, la désagrégation des cellules. Désagrégées, les cellules persistent ou du moins les éléments de vie qui les composent.
Pour le psychologue, l’âme, ou la conscience, ou la vie consciente d’elle-même, est représentée par la monade supérieure en laquelle viennent retentir les activités plus ou moins désordonnées plus ou moins conscientes des monades inférieures qui l’informent et qui la forment. La monade supérieure a pour mission de discipliner et d’ordonner leur activité désordonnée.
Les monades ouvrières de la vie sont les servantes de la monade centrale. Elle est l’âme de ces âmes.
Tout le temps que les serviteurs de la vie remplissent leur besogne exactement, ils fonctionnent les uns par rapport aux autres dans une harmonie relative. Et la vie persiste qui est pour ainsi dire la résultante de cette harmonie. Mais les monades servantes existent pour elles, elles sont, en partie, indépendantes de l’ensemble qu’elles informent. Dès qu’elles ne remplissent plus leurs fonctions de solidarité, elles deviennent, pour l’âme centrale, des ennemies. C’est la discorde, c’est la guerre. L’agrégat se désagrège. C’est la mort. Les monades ouvrières de la vie ne vivent plus que de leur vie propre.
Elles sont en disponibilité.
Germes vivants, elles attendent l’heure qui viendra tôt ou tard, où, de nouveau assemblées, elles seront combinées de façon à former un organisme
nouveau.
Mais ce n’est là qu’une apparence. Après la dislocation, la monade centrale persiste encore, représentée par un germe indestructible.
Autour de ce germe, les servants de la vie viennent de nouveau se grouper. L’agrégat se reforme, la vie renaît, l’âme reprend conscience d’elle-même.
Ce n’est pas tout à fait la même âme puisque les conditions de la vie ne sont pas pour elle exactement les mêmes, elle est la même autrement. La mort n’est qu’un ensemble de phénomènes physiques et physiologiques qui préparent une renaissance. On ne meurt que pour renaître. L’intervalle entre la mort et la renaissance n’est qu’un oubli. Une vie qui recommence est une vie qui continue.
A la voix puissante d’Eros, obscurément agités par le Grand Désir, les germes tressaillent et se combinent de nouveau.
L’amour est vainqueur de la mort.
LXXX
THE ALMIGHTY EROS
Sleep is brother to death.
Death is the dreamless sleep, the great rest, the great oblivion.
Death is the dislocation of parts, the disintegration of cells. Disaggregated, the cells persist—or at least the elements of life that compose them.
For the psychologist, the soul, or consciousness, or life conscious of itself, is represented by the superior monad in which come to resound the more-or-less disordered, more-or-less conscious activities of the inferior monads that inform and form it. The mission of the higher monad is to discipline and order their disorderly activity.
The working monads of life are the servants of the central monad. It is the soul of these souls.
All the time the servants of life are doing their tasks exactly; they are functioning in relation to one another in relative harmony. And life persists, which is, so to speak, the result of this harmony. But the servant monads exist for themselves; they are, in part, independent of the whole that they inform. As soon as they no longer fulfill their functions of solidarity, they become enemies of the central soul. This is discord; this is war. The aggregate disintegrates. This is death. The worker monads of life no longer live except their own life.
They are in reserve.
Living germs, they await the hour, which will come sooner or later, when, again assembled, they will be combined in such a way as to form an organism. new.
But this is only an appearance. After the dislocation, the central monad still persists, represented by an indestructible germ.
Around this seed, the servants of life again come to group themselves. The aggregate is reformed, life is reborn, and the soul regains consciousness of itself.
It is not quite the same soul, since the conditions of life are not exactly the same for it, but it is the same otherwise. Death is only a set of physical and physiological phenomena that prepare a rebirth. We only die to be reborn. The interval between death and rebirth is just a forgetting. A life that begins again is a life that continues.
At the powerful voice of Eros, obscurely agitated by the Great Desire, the germs quiver and combine again.
Love is the conqueror of death.
LXXXI
ÉROS FILS DE POROS ET DE PENIA
Et c’est là un nouveau mystère.
Avant d’être l’amour, Eros est le désir d’aimer le Grand Désir. Il est, dit Platon, le fils de Poros et de Pénia. Pauvre comme sa mère, il souffre de sa pauvreté. Sitôt que de brillantes images surgissent devant lui, il se met à leur poursuite. Comme son père, il est entreprenant, hardi, sophiste. Il est le chasseur des images qui passent.
Mais, ces images qu’il poursuit sont vivantes aussi; elles ne veulent pas se laisser capturer. Ces images représentent des choses, des animaux, des hommes, qui se dresseront, farouches, contre le conquérant, qui finiront par le vaincre.
Le fils de Poros, si rusé qu’il soit, ne réalisera jamais son rêve de puissance.
LXXXI
EROS SON OF POROS AND PENIA
And this is a new mystery.
Before being love, Eros is the desire to love the Great Desire. He is, says Plato, the son of Poros and Penia. Poor like his mother, he suffers from his poverty. As soon as brilliant images arise in front of him, he sets off in pursuit. Like his father, he is enterprising, bold, sophistical. He is the hunter of passing images.
But, these images he pursues are alive too; they do not want to be captured. These images represent things, animals, men, who will stand up fiercely against the conqueror, who will end up defeating him.
The son of Poros, cunning as he is, will never realize his dream of power.
LXXXII
LE GRAND VAINQUEUR
Le désir d’accroître, par la violence ou par la ruse, son être aux dépens des autres êtres, ne peut que susciter des haines et des guerres. Le conquérant est conquis par son désir de conquête. Il est l’esclave de ceux qu’il appelle ses esclaves. L’heure arrive où, comme le dit Platon, il s’apparaît comme le plus misérable des mortels.
Il a voulu méchamment, orgueilleusement, imposer aux autres sa volonté de puissance, il n’a vu dans les autres que des moyens pour réaliser sa volonté de puissance. Il ne peut que constater son infirmité.
LXXXII
THE GREAT VICTOR
The desire to increase, by violence or by cunning, one’s being at the expense of other beings, can only arouse hatred and wars. The conqueror is conquered by his desire for conquest. He is the slave of those he calls his slaves. The hour arrives when, as Plato says, he appears as the most miserable of mortals.
He has wanted wickedly, proudly, to impose his will to power on othersl he only saw in others a means to realize his will to power. He can only certify his infirmity.
LXXXIII
LE GRAND MENSONGE
Toutes les âmes humaines, même les plus nobles et les plus généreuses, se laissent séduire et entraîner par le désir de la plus que puissance. Il est difficile de résister à l’attrait des images. Elles nous séduisent avant que la raisonnable raison ait pu intervenir pour les apprécier et les juger. Qui donc aurait l’audace d’affirmer que son cœur est à l’abri de la tentation?
L’amour conquérant n’est pas le véritable amour. Il est le grand mensonge de la vie.
LXXXIII
THE GREAT LIE
All human souls, even the noblest and most generous, allow themselves to be seduced and carried away by the desire for more than power. It’s hard to resist the lure of images. They seduce us before reasonable reason has been able to intervene to appreciate and judge them. Who would have the audacity to affirm that his heart is safe from temptation?
Conquering love is not true love. It is the great lie of life.
LXXXIV
RÊVE D’AIMER
Un homme aime une femme; une femme aime un homme. Ils ne savent pas encore au juste ce que c’est que d’aimer. Ils se cherchent, ils se rapprochent. Chacun d’eux doute de l’autre, peut-être aussi de lui-même.
Cette timidité qui accompagne les premières amours font du rêve d’aimer le plus aimable des rêves.
Chacun des deux amants forge son idole.
C’est la lune de miel.
Elle est toujours de courte durée.
Les beaux rêves s’envolent bientôt pour ne plus revenir.
Le masque de beauté tombe; le véritable visage apparaît.
Est-ce bien le vrai visage?
Il n’est pas beau.
Et la guerre succède au rêve d’aimer, parfois grotesque, toujours tragique.
Il faut vivre.
Une des deux volontés égoïstes finit par s’imposer à l’autre pour un temps. Les deux amants d’autrefois, les deux conjoints, comme on les appelle, iront dans la vie rivés à la même chaîne, lourde à porter.
Et chacun des deux se dit que s’il n’a pu réaliser son rêve, c’est la faute de l’autre; aucun des deux ne consent à reconnaître que lui aussi est coupable.
Tous deux sont les victimes du grand mensonge, pitoyables tous deux, tous deux ont pitié l’un de l’autre, ils s’accommodent à leur laideur, à leurs misères.
LXXXIV
DREAM OF LOVE
A man loves a woman; a woman loves a man. They do not yet know exactly what it is to love. They seek each other; they get closer. Each of them doubts the other, perhaps also themselves.
This shyness that accompanies first love makes the dream of loving the loveliest of dreams.
Each of the two lovers forges their idol.
It’s the honeymoon.
It is always short-lived.
The sweet dreams soon fly away never to return.
The mask of beauty falls off; the true face appears.
Is this the true face?
It is not beautiful.
And war succeeds the dream of love, sometimes grotesque, always tragic.
We must live.
One of the two selfish wills ends up imposing itself on the other for a time. The two lovers of old, the two spouses, as they are called, will go through life riveted to the same chain, heavy to bear.
And each of the two says to themselves that if they could not realize their dream, it is the fault of the other; neither agrees to acknowledge that they too are guilty.
Both are the victims of the big lie, both pitiful, both pity each other; they accommodate themselves to their ugliness, to their miseries.
LXXXV
LE DON DE SOI
L’amour, dit le philosophe Charles Secrétan, est une plante divine qui n’exhale tout son parfum que lorsqu’elle a été foulée aux pieds.
Aimer, c’est se donner.
On connaît le proverbe : Qui se donne s’abandonne. Qui s’abandonne court le risque d’être abandonné.
C’est une souffrance d’aimer et de n’être pas aimé. Celui qui aime n’a jamais le droit d’exiger que les autres lui donnent leur amour.
Mais s’il est vraiment désintéressé, l’amour se suffit à lui-même.
Peut-être est-il encore plus beau d’aimer que d’être aimé. Nous avons le droit d’espérer qu’un jour viendra où ceux que nous aimons finiront par comprendre que le présent que nous leur, offrons est d’un grand prix.
Et leur cœur répondra à notre cœur.
LXXXV
THE GIFT OF SELF
Love, says the philosopher Charles Secrétan, is a divine plant that only exhales its full fragrance when it has been trodden under foot.
To love is to give oneself. We know the proverb: He who gives himself abandons himself. Whoever abandons himself runs the risk of being abandoned.
It is a suffering to love and not to be loved. He who loves never has the right to demand that others give him their love.
But if it is truly selfless, love is self-sufficient.
Perhaps it is even more beautiful to love than to be loved. We have the right to hope that a day will come when those we love will finally understand that the present we offer them is of great value.
And their heart will respond to our heart.
LXXXVI
LA BELLE ET LA BÊTE
La curieuse fable : Un cœur aimant sincère et loyal finit toujours par se faire aimer. Que ton amour, comme dit Han Ryner, arrive jusqu’à l’âme raisonnable de la personne que tu aimes et tu seras aimé en retour.
Au delà des laideurs apparentes de la Bête, la Belle finira par découvrir la rare beauté que, jusqu’à ce jour, elle n’avait pas su voir.
Aussitôt la Bête prendra devant la Belle la figure du Prince Charmant.
L’être aimé est en nous. Il est nous sans cesser de rester lui-même. Son âme s’est harmonisée à notre âme. Agrandies par leur amour, les deux âmes montent vers la lumière.
C’est le miracle de l’amour don de soi.
LXXXVI
THE BEAUTY AND THE BEAST
The curious fable: A sincere and loyal loving heart always ends up being loved. Let your love, as Han Ryner says, reach the reasonable soul of the person you love and you will be loved in return.
Beyond the apparent ugliness of the Beast, Beauty will end up discovering the rare beauty that, until this day, she had not been able to see.
Immediately the Beast will assume before Beauty the figure of Prince Charming.
The loved one is within us. He is us without ceasing to remain himself. His soul harmonized with our soul. Enlarged by their love, the two souls rise towards the light.
This is the miracle of love, the gift of self.
LXXXVII
L’AMOUR CREATEUR
L’amour désintéressé, le raisonnable vainqueur des âmes est le seul qui puisse créer des joies et des beautés nouvelles.
Aimer la Beauté pour la comprendre, la comprendre pour appliquer à sa réalisation toutes les énergies de notre âme, c’est créer au delà de la vie de guerre et en dehors, la vie humaine, la vie plus qu’humaine.
LXXXVII
CREATIVE LOVE
Disinterested love, the reasonable conqueror of souls, is the only one that can create new joys and beauties.
To love Beauty in order to understand it, to understand it in order to apply all the energies of our soul to its realization, is to create beyond the life of war and outside it, human life, life more than human.
LXXXVIII
L’HARMONISME
Une mission est d’autant plus belle qu’elle est plus difficile à remplir.
La mission de l’âme raisonnable est de prévoir d’abord, ensuite d’organiser sa vérité et sa beauté. Elle voudrait être l’architecte d’elle-même.
Architecte d’elle-même, elle voudrait être encore architecte du monde.
Chaque homme a son génie propre qu’il doit découvrir. Il ne sera quelqu’un que s’il le découvre.
Le rôle de la raison raisonnable grandit à mesure que devient plus vivante et plus vraie dans une âme la vision de sa propre beauté harmonisée à l’harmonie des âmes, à l’harmonie du monde.
La beauté de l’Univers apparaît au penseur comme une harmonisation des âmes belles. Les choses sont des âmes dont la beauté répond à la beauté des âmes supérieures, qui ont appris à penser à aimer, à vouloir.
Le dernier mot de la philosophie, disait Jules Lequier, n’est pas devenir mais faire et en faisant se faire.
C’est la formule d’une philosophie de l’harmonie.
Le rationalisme phénoméniste de Charles Renouvier a conduit ce grand penseur au Personnalisme. Les âmes supérieures, les âmes raisonnables sont des points de vue de l’universelle harmonie qui n’est elle-même que l’harmonisation des harmonies particulières.
Et c’est l’harmonisme.
LXXXVIII
HARMONISM
A mission is all the more beautiful the more difficult it is to fulfill.
The mission of the rational soul is first to foresee, then to organize its truth and its beauty. It would like to be the architect of itself.
Architect of itself, it would still like to be an architect of the world.
Each man has his own genius that he must discover. He will only be someone if he discovers it.
The role of reasonable reason increases as the vision of its own beauty becomes more alive and true in a soul, harmonized with the harmony of souls, with the harmony of the world.
The beauty of the Universe appears to the thinker as a harmonization of beautiful souls. Things are souls whose beauty responds to the beauty of superior souls, who have learned to think, to love, to will.
The last word of philosophy, said Jules Lequier, is not to become but to do and by causing to be done.
This is the formula of a philosophy of harmony.
The phenomenalist rationalism of Charles Renouvier led this great thinker to Personalism. The superior souls, the rational souls are points of view of the universal harmony which is itself only the harmonization of particular harmonies.
And that is harmonism.
LXXXIX
L’HARMONISME RELIGION DES AMES RAISONNABLES
L’erreur des philosophes est d’avoir voulu découvrir une vérité impersonnelle la même pour toutes les intelligences.
Les consciences supérieures sont, du moins peuvent être, des personnes distinctes.
Chaque personne est qui elle est. Ses vérités lui sont personnelles, vivantes comme elle, et par conséquent changeantes. Mais si les âmes sont raisonnables, leurs pensées, leurs passions et leurs actes peuvent, assemblés et combinés, présenter des visions diverses sans doute, mais belles toujours, de l’universelle beauté.
Ces vérités personnelles que les autres âmes raisonnables nous proposent, si différentes qu’elles nous semblent à première vue des vérités que nous concevons, nous ne devons pas seulement les tolérer, mais les examiner avec respect, les aimer même. Peut-être arriverons-nous à les comprendre, à les faire nôtres. Ainsi notre richesse croîtra indéfiniment.
Ce respect, cet amour de toutes les activités raisonnables sera le lien qui rattachera les unes aux autres les âmes humaines. L’harmonisme est une doctrine philosophique et une religion.
C’est la gloire d’une âme raisonnable de s’appliquer à résoudre les grands problèmes, peut-être les insolubles problèmes.
Elle cherche Dieu ou des dieux organisateurs de la divine cité, tout au moins elle se propose de dépouiller en elle le vieil homme pour vivre le plus possible d’une vie supérieure qu’elle appelle la vie humaine, qui est peut-être la vie divine!
L’Harmonisme est la religion des âmes raisonnables.
LXXXIX
HARMONISM THE RELIGION OF REASONABLE SOULS
The error of the philosophers is to have wanted to discover an impersonal truth that is the same for all intelligences.
The higher consciousnesses are, or at least can be, distinct persons.
Each person is who they are. Their truths are personal to them, living like themselves, and therefore changing. But if souls are reasonable, their thoughts, their passions and their acts can, assembled and combined, present visions that are doubtless diverse, but always beautiful, of universal beauty.
These personal truths that other reasonable souls offer us, as different as they seem to us at first glance from the truths that we conceive, we must not only tolerate them, but examine them with respect, even love them. Perhaps we will manage to understand them, to make them our own. Thus our wealth will grow indefinitely.
This respect, this love of all reasonable activities will be the bond that will bind human souls together. Harmonism is a philosophical doctrine and a religion.
It is the glory of a reasonable soul to apply itself to solving the big problems, perhaps the insoluble problems.
It seeks God or the organizing gods of the divine city; at least it proposes to strip the old man in itslef in order to live as much as possible of a higher life that it calls human life, which is perhaps the Divine life!
Harmonism is the religion of reasonable souls.
XC
L’ANGE ET LA BETE
C’est trop exiger, dira-t-on, d’une âme d’homme.
L’homme n’est ni ange, ni bête. Il serait plus vrai d’affirmer qu’il est à la fois ange et bête. S’il peut se proposer d’agir raisonnablement, ses appétits d’autre part le rattachent étroitement à l’animalité.
Qui veut faire l’ange fait la bête, dit Pascal. Et nous faisons si souvent la bête, que l’ange, en nous, n’a plus qu’à constater son impuissance, son irrémédiable bêtise.
Est-ce une raison pour se décourager?
Il faut demander beaucoup à l’âme qui veut être raisonnable pour obtenir peu. Une volonté bonne ne monte que péniblement et difficilement vers la Lumière. Une âme belle doit conquérir sa beauté, héroïquement.
XC
THE ANGEL AND THE BEAST
It is too much to ask, it will be said, of a human soul.
Man is neither angel nor beast. It would be truer to say that he is both angel and beast. If he can propose to act reasonably, his appetites on the other hand bind him closely to animality.
Whoever wants to play the angel plays the beast, says Pascal. And we play the beast so often that the angel in us has only to see its impotence, its irremediable stupidity.
Is this a reason to be discouraged?
You have to ask a lot of the soul that wants to be reasonable to get a little. A good will rises only painfully and with difficulty towards the Light. A beautiful soul must conquer its beauty, heroically.
XCI
LA VIE HÉROÏQUE
Les hommes sont mécontents de leur sort. Tous se plaignent de la vie, tous demandent à la vie des joies qu’elle ne peut leur donner.
Mais si un Génie tout-puissant donnait satisfaction à leurs désirs, les hommes seraient plus malheureux encore.
Sans curiosité dans l’intelligence, sans curiosité dans le cœur ils ne seraient qu’un mécanisme mental; ils ne connaîtraient plus la joie de désirer.
Ne plus désirer c’est ne plus vivre. Le grand intérêt de la vie pour chacun de nous tient à ce que nous ignorons de quoi sera fait demain. Si nous étions certains de ne pas mourir, vivre, serait pour nous le plus terrible des supplices.
La vie héroïque avec ses craintes et ses espérances, ses désillusions est la seule vie possible. Elle est pour l’âme, le désir de chercher la vie, de trouver le mot de l’énigme.
XCI
THE HEROIC LIFE
Men are unhappy with their lot. Everyone complains about life; everyone asks life for the joys it cannot give them.
But if an all-powerful Genie gave satisfaction to their desires, men would be even more unhappy.
Without curiosity in the intelligence, without curiosity in the heart, they would only be a mental mechanism; they would no longer know the joy of desire.
To no longer desire is to no longer live. The great interest of life for each of us is that we do not know what will happen tomorrow. If we were certain of not dying, living would be the most terrible of tortures for us.
The heroic life, with its fears and its hopes, its disappointments, is the only possible life. It is for the soul, the desire to seek life, to find the answer to the riddle.
XCII
LE BEAU DANGER
Nous risquons des actes au petit bonheur. Nous ne sommes jamais assurés de faire ce que nous avons décidé de faire. Du moins il dépend de nous d’appliquer à nos pensées, à nos passions, à nos actes, notre intelligence, notre volonté raisonnable.
Il dépend de nous de vivre d’accord avec nous-même, de prévoir un idéal de beauté qui sera notre vérité personnelle. Et cette conviction naîtra aussitôt dans l’âme que sa mission sur la terre est d’harmoniser sa beauté à la beauté des hommes, à la beauté des choses.
Dans le cas même où les déraisons de la nature triompheraient un jour de sa raison raisonnable elle aurait du moins vécu un beau rêve ; elle aurait couru un beau danger.
XCII
THE BEAUTIFUL DANGER
We risk haphazard acts. We are never guaranteed to do what we set out to do. At least it depends on us to apply to our thoughts, our passions, our actions, our intelligence, our reasonable will.
It is up to us to live in agreement with ourselves, to foresee an ideal of beauty that will be our personal truth. And this conviction will be born immediately in the soul that its mission on earth is to harmonize its beauty with the beauty of men, with the beauty of things.
Even in the event that the unreason of nature should one day triumph over her reasonable reason, it would at least have lived a beautiful dream; it would have courted a beautiful danger.