Vienne, 22 juillet 1922.
Mon cher camarade,
… Je suis très content d’apprendre que vos malheurs ont pris fin — jusqu’au moment où on voudra frapper à nouveau l’esprit « en dehors » que vous êtes. En ce qui me concerne je végète ici, mes ailes d’oiseau voyageur sont coupées par le cours de l’argent étranger. C’est ici où je suis encore le mieux, me confondant avec la misère générale, tandis qu’ailleurs je ferais tache. Quant à votre demande de m’inscrire sur la liste de vos collaborateurs, faites comme vous voulez : vos journaux seront toujours des expressions de pensée indépendante et de protestation sociale, et c’est un plaisir de savoir qu’une petite oasis de ce genre existe quelque part et qu’on pense à vous. Ceci dit, j’ignore si je suis « individualiste » et j’en dirais presque autant quant à « être communiste ». Je suis anarchiste pur et simple, « sans étiquette » selon l’expression de Tarrida del Marmol. Même s’il valait la ne de s’imaginer une société vraiment anarchiste — que nous en sommes loin !
Je puis dire que là encore il y aurait des hommes avec lesquels je voudrais vivre en communiste et d’autres à l’égard desquels je voudrais limiter mes relations à l’échange le plus « tuckeriennement » correct; — comme actuellement on est en relations de cordialité et de familiarité très différentes selon les personnes.
J’admire la liberté dont on jouit dans une forêt où l’on circule librement, ou sur les prés alpestres, ou en buvant de l’eau à une fontaine ou à un puits public; si un communisme pareil — « prise au tas » — s’étendait à quantités d’objets utiles, cela me plairait et je serais disposé à contribuer à rendre ce système possible par du travail librement fourni. Mais je déteste une réglementation forcée, cet autre communisme dont nous n’avons pas besoin de parler. Quant au mutuellisme, au régime des contrats, à l’échange égal, je comprends qu’il y ait quantité d’articles de certaine valeur, d’objets de choix, d’un caractère personnel, qu’on ne puisse se procurer que par transaction individuelle d’un genre ou d’un autre. Mais je ne voudrais pas que cela s’étendit à trop d’objets insignifiants ou indispensables, car le régime des contrats, c’est presque le régime des traités ; son résultat actuel me suffit: c’est le tombeau de la solidarité humaine ; par les sanctions que comporterait tout système de ce genre, quel que soit son nom, l’autorité ou réapparaîtrait ou ne disparaitrait jamais. Donc, je suis — où plutôt je serais, « en anarchie » — à toute heure du jour et à toute occasion, pour le genre d’arrangement économique qui me parait le plus pratique ou le moins ennuyeux, selon les objets dont il s’agit, les personnes, les circonstances, ma propre situation, etc. Je serais donc toutes sortes de choses, sauf anarchiste orthodoxe, étiqueté économiquement…
Je vous souhaite donc de pouvoir mener de nouveau à bien un de ces périodiques qui vous est spécial et où l’anarchisme, dans le sens le plus large de l’expression, et l’expérimentalisme seront chez eux. De même que, jusqu’ici, les enfants naissent tout petits et non en gaillards de deux mètres de haut, il serait étrange que ce vieux monde si absurde et souvent si cruel, mette du premier coup au monde un anarchisme à maturité : l’idée de généraliser dès le début un système anarchiste défini est une source de grande erreur. On ne peut créer, généraliser que la liberté de l’expérimentation; que chacun montre ensuite ce qu’il sait faire… Je suis certain que nous sommes d’accord sur tous ces points.
Max Nettlau.
Vienna, July 22, 1922.
My dear friend,
… I am very happy to hear that your misfortunes have ended — at least until they want to strike again the spirit “en dehors” that you are. As far me, I vegetate here. My wayfaring bird’s wings are clipped by the exchange rate of foreign money. It is here where I am still the best, blending into the general misery, while elsewhere I would be a blot on the landscape. As for your request to join the list of your collaborators, do what you wish: your newspapers will always be expressions of independent thought and social protest, and it is a pleasure to know that a little oasis of this kind exists somewhere and that one thinks of you. That said, I do not know if I am “individualist” and I would say much the same about “being communist.” I am an anarchist pure and simple, “without label” according to the expression of Tarrida del Marmol. Even if it was worth it to imagine a truly anarchist society — how far we are from it!
I can say once against that there are men with whom I would like to live as a communist and other with regard to whom I would like to limit my relations to the most voudrais vivre en communiste et d’autres à l’égard desquels je voudrais limiter mes relations to the most “tuckeriennement” correct exchange; — as presently we have relations of cordiality and familiarity that are very different depending on the person.
I admire the freedom that one enjoys in a forest where one moves freely, or on the alpine meadows, or by drinking water from a fountain or a public well; if such a communism — “prise au tas” — was extended to a quantity of useful objects, that would please me and I would be willing to contribute to making this system possible by work freely provided. But I hate forced regulation, that other communism that we do not need to talk about. As for mutualism, the system of contracts and equal exchange, I understand that there is a quantity of articles of certain value, objects of choice, of a personal character, that can only be procured by individual transactions of one sort or another. But I would not want this to be extended to too many insignificant or indispensable objects, for the system of contracts is almost the regime of treaties; its present result is enough for me: it is the tomb of human solidarity; by the sanctions that any system of this kind would have, whatever its name, authority or would reappear or never disappear. So, I am — or rather I would be, “in anarchy” — at any time of day and on any occasion, for the kind of economic arrangement that seems to me the most practical or the least irksome, according to the objects involved, the people, the circumstances, my own situation, etc. So I would be all kinds of things except orthodox anarchist, economically labeled …
So I hope that you will be able to once again bring to fruition one of these periodicals that is your specialty, where anarchism, in the broadest sense of the term, and experimentalism will be at home. Just as, thus far, children are born as little ones and not as strapping youth two meters tall, it would be strange for this old world, so absurd and often so cruel, to bring to the world a mature anarchism: the idea of generalizing from the beginning a defined anarchist system is a source of great error. We can only create and generalize the freedom of experimentation. Let everyone then shows what they can do… I am sure that we agree on all these points.
Max Nettlau.
… 29 septembre 1922.
Cher camarade,
J’ai reçu, il y a quelque temps, quelques lignes de vous. J’avais projeté de vous écrire immédiatement, mais tant de choses sout arrivées depuis lors que je n’ai pas le faire. Je ne tarderai pas plus longtemps. Je ne puis vous dire toute la joie que j’éprouve à vous savoir enfin délivré de l’enfer de la prison. Je ne sais pas quelles sont les conditions d’existence dans la prison où vous vous trouviez incarcéré, mais d’expérience je sais que toutes les prisons sont des enfers faites de « briques de honte où l’homme mutile son frère ».
Je suis bien aise d’apprendre que vous recommencez votre œuvre. Nous avons si peu de camarades doués et conséquents ! Ça été une grande perte pour le mouvement que vous ayez été enfermé longtemps.
… Je travaille en ce moment à un livre sur la Russie qui doit être achevé en décembre. Je ne puis permettre à aucune autre occupation de m’en distraire. Ce n’est pas seulement par ce que je me suis engagée à finir ce livre dans un certain délai, mais est parce que je revis en ce moment les terribles deux années passées en Russie. Je suis dans un état d’esprit si affreux que la plupart du temps, c’est par simple force de volonté que j’arrive à rester debout… Il m’est impossible de penser à quoi que ce soit d’autre qu’à la Russie. Quand j’en aurai fini avec mon livre, je vous enverrai des articles pour l’en dehors…
Je vois que votre énergie ne s’est pas ralentie et j’en suis contente. Je crois que mon livre vous apprendra bien des choses, quoique, à vrai dire, il n’est pas une plume qui puisse reproduire la lutte spirituelle et mentale qui fut le lot de ceux qui ne voulaient ni ne pouvaient conclure de compromis. Mais je fais de mon mieux pour faire de cet ouvrage sur la Russie une expérience aussi personnelle que possible ; vous en jugerez d’ailleurs en le lisant.… Avec le» choses telles qu’elles sont actuellement, il n’y a pas un pays européen qui supporterait un étranger s’occupant activement de propagande anarchiste. Si j’ai pu vivre jusqu’ici tranquillement, c’est parce que je me suis consacrée à des travaux purement littéraires, en dehors de toute activité politique ou sociale… Depuis mon départ de Russie j’ai essayé une demi-douzaine de pays. On m’a refusé partout le séjour. Vous voyez ainsi qu’elle est ma situation… Retournez en Russie, c’est être exilée dans quelque région éloigné… et cependant je n’ai aucun désir de me confiner l’inactivité pour le reste de mes jours…
Emma Goldman.
… September 29, 1922.
Dear friend,
I received, some time ago, a few lines from you. I had planned to write to you immediately, but so many things have happened since then that I did not do it. I will not wait any longer. I cannot tell you all the joy I feel at knowing you are finally delivered from the hell of prison. I do not know the conditions of existence in the prison where you were incarcerated, but from experience I know that all the prisons are hells made of “bricks of shame” where “men their brothers maim.” [1]
I am pleased to learn that you have started your work again. We have so few gifted, comrades! It has been a great loss to the movement that you have been imprisoned for so long.
… I am working at this moment on a book about Russia that must be finished by December. I cannot allow any other occupation to distract me from it. It is not only that I am committed to finishing this book within a certain period, it is because I am presently reliving the two terrible years passed in Russia. I am in such a frightful state of mind that most of the time it is only by simple force of will that I manage to remain standing… It is impossible for me to think of anything but Russia. When I have finished with my book, I will send you some articles for l’en dehors…
I see that your energy has not dropped off and I’m happy for it. I think my book will teach you a lot of things. although, to tell the truth, there is not a pen that can reproduce the spiritual and mental struggle that was the lot of those who neither wanted to nor could bring themselves to compromise. But I do my best to make this work on Russia as personal as possible; you will judge it by reading it. With things as they are now, there is not a European country that would support a foreigner actively engaged in anarchist propaganda. If I have been able to live quietly here, it’s because I have devoted myself to purely literary works, outside any political or social activity… Since my departure from Russia I tried half a dozen countries. I was refused everywhere. You see my situation … To return to Russia is to be exiled in some remote area … and yet I have no desire to confine myself to inactivity for the rest of my life …
Emma Goldman.
[1] The references is to Oscar Wilde’s “The Ballad of Reading Gaol.”