Justice in the Revolution and in the Church, Seventh Study: Ideas, Ch. I

[This translation is based on a working text, compiled from bit and pieces by me, Jesse Cohn and at least one translation engine. I have gone back to the original text to double-check everything, and all the final choices are my responsibility. Some of the pretty parts are definitely all Jesse.]

ESSAIS D’UNE PHILOSOPHIE POPULAIRE. — No. 7.


DE LA JUSTICE

DANS LA RÉVOLUTION

ET DANS L’ÉGLISE

SEPTIÈME ÉTUDE

LES IDÉES

A son Éminence Mgr Matthieu, Cardinal-Archevêque de Besançon.

Monseigneur,

Jésus répond aux pharisiens qui l’interrogent sur la femme adultère : « Que celui d’entre vous qui est sans péché lui jette le premier la pierre. »

Je ne puis pas, parlant pour moi pécheur, vous tenir à vous archevêque, qui non content d’inculper mes idées jetez le soupçon sur mes mœurs, le langage que le Saint des saints, défendant une pécheresse, se permettait vis-à-vis des pharisiens hypocrites et fornicateurs. Je ne vous accuse donc de péché ni vous ni aucun de vos collègues dans le sacerdoce ; je crois votre vie aussi pure que votre foi, et m’abstiens de toute récrimination. Odiosa restringenda. Vous m’avez frappé dans ma personne : je n’use pas de représailles.

Mais voici ce que je vous dis à tous, pontifes du Très-Haut : Que celui d’entre vous qui sait la loi me jette la pierre !

Oui, je consens à toute honte, si vous me prouvez que l’Église connaît la Justice, et qu’ayant été élevé dans son sein, c’est par ma faute, ma seule faute, et ma très-grande faute, que j’ai été coupable ; je veux, dis-je, être humilié, châtié, flétri, comme si j’étais l’unique et le premier prévaricateur.

Mais vous ne savez rien de la loi ni du droit. Sur toutes les choses de la vie humaine vous manquez de principes et de règles. Je vous l’ai déjà cinq fois prouvé ; permettez qu’au commencement de cette Étude je vous le rappelle.

En ce qui touche les Personnes, vous n’avez point de morale. Votre Décalogue n’est qu’une énumération de catégories ; votre Évangile un recueil de paraboles ; votre charité le premier bégaiement de la Justice. Bien loin que vous possédiez une théorie du droit personnel, votre dogme y répugne, et sur ce dogme l’Église, ayant fondé sa hiérarchie et sa discipline, vos intérêts sacerdotaux s’y opposent.

En ce qui concerne les Biens, vous n’avez point de morale : votre dogme y répugne, et vos intérêts s’y opposent.

Sur le Gouvernement, vous n’avez point de morale : votre dogme y répugne, et vos intérêts s’y opposent.

Sur l’Éducation, vous n’avez point de morale : votre dogme y répugne, et vos intérêts s’y opposent.

Sur le Travail, vous n’avez point de morale : votre dogme y répugne, et vos intérêts s’y opposent.

Et je vais vous montrer que pour ce qui regarde les Idées, vous n’avez pas non plus de morale ; qu’en ceci, comme en tout le reste, vos maximes se réduisent au pur arbitraire ; que l’application de la Justice à l’intelligence est incompatible avec votre dogme, et que votre intérêt le plus précieux s’y oppose.

Eh quoi ! vous écriez-vous, une morale des idées ! Qu’est-ce que cela ? Oncques n’entendîmes parler de morale en telle affaire. Que peut-il y avoir de commun entre les préceptes de la conscience et les conceptions de l’entendement ? Ce qui entre dans le cerveau n’est pas ce qui souille l’homme, mais seulement ce qui sort du cœur. Allez-vous prétendre que la logique, la métaphysique, la dialectique, sont des branches de la morale ?

Patience, Monseigneur ; vous allez voir de quoi il s’agit. C’est une découverte de la Révolution. Cela ne s’apprend pas au séminaire, et sent mauvais à l’archevêché.

[Except for some very minor changes in punctuation, the 1858 and 1860 editions are identical.]

ESSAIS D’UNE PHILOSOPHIE POPULAIRE. — No. 7.


JUSTICE

IN THE REVOLUTION

AND IN THE CHURCH

SEVENTH STUDY

IDEAS

TO HIS EMINENCE MONSIGNOR CARDINAL MATTHIEU, ARCHBISHOP OF BESANÇON

Monsignor,

Jesus replied to the Pharisees who questioned him about the adulteress: “He who is without sin among you, let him first cast a stone at her.”

Speaking for myself, as a sinner, I cannot use the language that the holiest of the holy, defending a sinner, allowed himself to use towards the hypocritical and fornicating Pharisees, with regard to you, an archbishop who, not content to indict my ideas, throws suspicion on my morals. I do not therefore accuse you or any of your colleagues in the priesthood of sin; I believe your life to be as pure as your faith, and abstain from any recrimination. Odiosa restringenda. You strike me in my person: I shall make no reprisal in kind.

But here is what I shall say to you all, pontiffs of the Most High: Those of you who know the law have cast stones at me.

Yes, I would consent to any shame if you could prove to me that the Church knows Justice, and having been raised in her bosom, I would say that it is my fault, my fault alone, and my very great fault, to have been guilty; I should wish, I say, to be humiliated, punished, chastised, as if I were the first and only prevaricator.

But you know nothing of law or right. With regard to all aspects of life, you lack principles and rules. I have already proven this five times over; allow me, at the beginning of this study, to remind you of this.

With respect to Persons, you have no moral principles. Your Decalogue is only a catalogue of categories, your Gospel a collection of parables, your charity merely the first stammering of Justice. Far from having a theory of individual right, your dogma recoils from it, and the Church having founded its hierarchy and its discipline on this dogma, your priestly interests oppose any theory that would contradict it.

Regarding Goods, you have no morals: your dogma recoils from them, and your interests are opposed to them.

In matters of Government, you have no morals: your dogma recoils from them, and your interests are opposed to them.

In matters of Education, you have no morals: your dogma recoils from them, and your interests are opposed to them.

In matters of Labor, you have no morals: your dogma recoils from them, and your interests are opposed to them.

And I will show you that with regard to Ideas, you have no more morals; that in this, as in everything else, your maxims reduce to pure arbitrariness; that the application of Justice to the intellect is incompatible with your dogma, and that your most valued interests oppose it.

“What!” you cry, “a morality of ideas! What is this? We have never heard morality spoken of in such a connection. What could the precepts of the conscience and the conceptions of intellect have in common? That which enters the brain is not what pollutes man, only that which comes from the heart. Will you argue that logic, metaphysics, dialectic, are all branches of morality?”

Patience, Monsignor, and you shall see what this is all about. It is a discovery of the Revolution. It cannot be taught in the seminary, and the archbishop would turn up his nose at it.

CHAPITRE PREMIER.

Idée d’une méthode de direction pour l’esprit dans la recherche de la vérité, d’après la science moderne. — Élimination de l’absolu.

I. — L’homme est sujet à l’erreur : c’est une imperfection de sa nature qui ne saurait lui être imputée à crime.

Mais, chose étrange et qui n’appartient qu’à notre espèce, de cette infirmité de son jugement l’homme a su se faire une spécialité dans le crime. Plus il se sait sujet à se tromper, plus il est enclin à mentir, à telles enseignes qu’il n’y a pas, en général, de plus grands mystificateurs que les gens qui savent le mieux comment l’homme se trompe. Au lieu de tendre la main à leur frère, ils l’enfoncent : Omnis homo mendax.

Il est donc du plus haut intérêt, non-seulement pour la santé de notre esprit, mais pour l’intégrité de notre conscience, que nous apprenions, d’abord, à nous diriger personnellement dans la recherche de la vérité, puis à nous contrôler les uns les autres dans nos jugements et à nous garantir réciproquement contre toute espèce de mensonge : il y va de notre honneur et de notre liberté.

Où trouver cette direction ?

Comme je tiens, avant tout, même en traitant des idées, à rester fidèle à mon système d’expérimentalisme, je vais donner la parole à l’un de nos savants les plus positifs, les moins suspects de tendance métaphysique et révolutionnaire, à M. Babinet, de l’Institut.

Question. — Pourquoi, se demande M. Babinet, la fin du dernier siècle et la première moitié de celui-ci ont-elles vu tant d’inventions physiques, si neuves, si belles, si utiles, si merveilleuses, tandis que les progrès des arts d’imagination, ou même des sciences métaphysiques et philosophiques, n’ont point été aussi éclatants ?

Vous le voyez, Monseigneur, le témoignage que j’invoque n’a rien qui doive vous effrayer. M. Babinet, esprit vulgarisateur et qui ne se paye pas de mots, exclut du progrès effectué depuis un siècle les sciences métaphysiques et philosophiques ; en quoi je ne doute pas qu’il ne soit d’accord avec vous. Bien sûr que, s’il osait dire toute sa pensée, il ajouterait aux sciences métaphysiques et philosophiques les morales et politiques, ce qui réjouirait fort, Monseigneur, votre religion. Mais à bon entendeur demi-mot. M. Babinet, par l’énumération qu’il fait des découvertes modernes : chemins de fer, télégraphie électrique, daguerréotypie, stéréoscopie, bioscopie, électrotypie, dorure et argenture électrique, tout ce qui tient à la physique, donne clairement à entendre ce qu’il comprend sous la qualification de philosophique. Ce n’est pas lui qui mettra au nombre de nos progrès l’économie politique anglaise, le libre échange, le moral restraint, la centralisation, le suffrage populaire, le principe des nationalités, et les frontières naturelles.

Réponse. — « Lorsque dans les écoles et dans les livres on s’occupait de savoir si la matière pouvait être conçue sans la notion de l’espace et du temps, si les qualités essentielles de l’existence dépendaient de telle ou telle qualité nécessaire ; si la matière, l’espace et le temps, ces trois grands fondements de l’univers où nous vivons, ou plutôt où nous pensons ; si, dis-je, ces trois grands éléments sont indispensables à l’existence des êtres, en sorte, par exemple, qu’on pût créer un monde sans substance matérielle, sans espace ou sans durée : quelle intelligence pouvait atteindre à la solution de pareilles questions ?

Mais la science moderne est plus modeste. Elle ne cherche point l’absolu, si difficile à trouver ; elle se contente des rapports, lesquels sont bien plus accessibles à nos intelligences. Ainsi je ne sais pas quelle est l’essence de la substance matérielle, mais je puis la comparer à un poids donnée le gramme, et dire que tel corps pèse tant de grammes et de milligrammes. L’essence de l’espace m’est inconnue, mais je mesure l’espace que je veux, la terre entière, la France, Paris, en kilomètres et en mètres. J’ignore ce que c’est que le temps en lui-même, mais je puis dire que telle durée est de tant de secondes, la seconde étant la 86,400e partie du jour, dont la période est invariable. Je ne sais pas ce qu’est en soi-même la force mécanique et le mouvement, mais j’emprisonne la vapeur, et j’en mesure l’élasticité pour l’employer plus tard à mouvoir des masses immenses… L’homme ne connaît pas plus la nature intime de la force de la vapeur dans la locomotive qu’il a créée, qu’il ne connaissait, il y a quelques mille ans, la nature de la force dans le cheval, le chameau ou l’éléphant, qu’il faisait servir à la locomotion… » (Revue des Deux-Mondes, juillet 1853.)

[Some changes to the catalogues. 1858 includes “…l’éclectisme, le socialisme, les tables tournantes et l’équilibre européen.”]

CHAPTER ONE

Idea of a method for directing the mind in search of truth, in accordance with modern science. — Elimination of the absolute.

I. — Man is subject to error: this is an imperfection of his nature that cannot be attributed to crime.

But strangely, and only for our species, from this infirmity of judgment man has made crime into a specialty. The more he knows himself to be subject to error, the more likely he is to lie, so much so that, in general, there are no greater charlatans than the people who know best how man errs. Rather than extend a hand to their brother, they knock him down: Omnis homo mendax.

It is therefore of great interest, not only for the health of our minds, but for the integrity of our consciences, that we learn, from the outset, to direct ourselves without the help of anyone in the search for truth, then to check each other in our judgments and safeguard each other against all kinds of lies: our honor and our freedom depend on it.

Where can we find this guidance?

As I wish, even when dealing with ideas, to stay faithful to my system of experimentalism, I will give the floor to one of our most positive scientists, one who is least suspected of any metaphysical and revolutionary tendency, M. Babinet, of the Institute.

Question. — Why, wonders M. Babinet, have the end of the last century and the first half of this one seen so many physical inventions, so new, so beautiful, so useful and so wonderful, while the progress of the imaginative arts, or even of the metaphysical and philosophical sciences, has utterly lacked such brilliance?

You see, my lord, the witness whom I call should not frighten you at all. M. Babinet, a popularizing mind who does not engage in empty talk, excludes from the progress made over the past century the metaphysical and philosophical sciences; in which regard I have no doubt that he is in agreement with you. Of course, if he dared say what he thought, he would add to the metaphysical and philosophical sciences the moral and political, in which, my lord, your religion greatly rejoices. But read between the lines. M. Babinet, by listing the modern discoveries of railways, the electric telegraph, the daguerreotype, the stereoscope, the bioscope, the electrotype, electrical gold- and silver-plating, all relating to physics, allows us to clearly understand what he includes in the category of the philosophical. He will not count as part of our progress English political economy, free trade, moral restraint, centralization, popular suffrage, the principle of nationalities and natural boundaries.

Answer. — When schools and books have concerned themselves with knowing whether matter could be conceived without the concept of space and time, if the essential qualities of existence depended on such and such necessary quality, if matter, space and time, these three major foundations of the universe in which we live, or rather in which we think, if, as I say, these three major events are indispensible to the existence of beings, so that, for example, we might create a world with no physical substance, without space or time: what intelligence could manage to solve such questions?

But modern science is more modest. It does not seek the absolute, which is so difficult to discover; it contents itself with relations, which are much more accessible to our intelligence. So I do not know the essence of the material substance, but I can compare a given weight, the gram, and state what some body weighs in grams and milligrams. The essence of space is unknown to me, but I can measure a given space, the whole earth, France or Paris, in kilometers and meters. I do not know what time is in itself, but I can say that this duration is so many seconds, the second being the 86400th part of the day, with invariable periods. I do not know what mechanical force and movement is in itself, but I imprison steam, and I measure its elasticity in order to use it later on to move huge masses … Man no more knows the inmost nature of the power of the steam locomotive he has created than he has known, for some thousands of years, the nature of the force in the horse, camel or elephant that served his locomotion … (Revue des Deux-Mondes, July 1853.)

II. — Manibus et pedibus descendo in tuam sententiam, M. Babinet. Tout cela est d’un suprême bon sens, je dirai même d’une excellente philosophie. Car enfin, il ne faut pas que le mot nous effraie, ni que le savant M. Babinet l’oublie : cette belle méthode, dont il fait honneur aux physiciens des derniers cent ans, est une découverte des philosophes, qui l’ont empruntée aux gens de travail et d’industrie ; j’oserai même dire qu’elle est le premier article de toute vraie philosophie. Mais, sans remonter jusqu’aux anciens, qui tâtonnèrent dans l’expérience ; sans parler même de ceux du moyen âge, qui firent aussi quelque progrès dans l’art d’expérimenter les choses avant de se risquer à les dire ; n’est-ce pas Bacon qui, au dix-septième siècle, donna le signal de cette rénovation décisive, marquée d’avance, au quinzième siècle par la Renaissance, et au seizième par la Réforme.

Et remarquez, quand les idées sont mûres, comme tout concourt à les répandre !

Le monde, depuis quelques milliers d’années, dédaignant l’empirisme grossier de ses artisans, s’égarait dans les abstractions, les universaux et les catégories. Parce que l’entendement, en analysant les actes de la spontanéité, comme nous l’avons dit à la précédente Etude, en avait dégagé ses propres notions, instruments de sa réflexion, outillage de son savoir, il s’était imaginé qu’il possédait dans ses notions la vérité en nature, et qu’il n’avait plus besoin, pour s’en emparer, d’aucune des données de l’expérience. Dieu sait quel temps a perdu l’humanité à courir ainsi après des chimères ! La réaction du sens commun, observateur et praticien, devait se faire : elle s’est faite.

C’est Bacon qui le premier, sous le nom d’induction, invite la science à chercher la vérité, non plus dans la substance inobservable, mais dans les rapports observés des phénomènes ; c’est Descartes qui recommande de faire des classifications exactes, d’après ces mêmes rapports ; c’est Montesquieu qui définit la loi, le rapport des choses ; c’est la franc-maçonnerie qui symbolise le rapport dans le compas, le niveau et l’équerre, et le personnifie dans son grand architecte ; c’est Aug. Comte qui fait du rapport la base de son positivisme, et exclut en son nom la métaphysique et la théologie ; c’est M. Cournot qui donne pour unique objet à la philosophie la recherche de la raison des choses ; c’est M. Babinet, enfin, qui, témoin idoine, attribue exclusivement à la constatation des rapports toutes les découvertes, tous les progrès de la science moderne. N’est-il pas vrai que le règne du rapport est commencé pour la civilisation, qui ne jure plus que par cette idée ?

Ce qui distingue le mouvement philosophique à dater de Bacon, ce n’est pas, comme on l’a dit, et comme M. Frédéric Morin a pris la peine fort inutile de le nier, d’avoir inventé l’expérience ; c’est, en mettant la raison philosophique au service de l’expérience, d’avoir appris à en formuler méthodiquement les conclusions, toujours relatives à la raison, au rapport des choses, tandis qu’auparavant c’était l’expérience qui, étant serve de la raison philosophique, cherchant avec elle l’en soi des choses, l’absolu, ne concluait rien du tout. Telle fut la tendance de Descartes, qui, complétant l’œuvre de Bacon, essaya de transporter dans l’étude de l’esprit humain la méthode dont il avait si bien éprouvé la puissance dans les sciences physiques et mathématiques, et qui par cette tentative suprême acheva de renouveler la philosophie et rendit possible la Révolution. Car, vous le remarquerez, la plupart de ceux qui, dans notre âge moderne, se sont signalés comme philosophes, Bacon, Descartes, Spinoza, Leibnitz, Newton, Pascal, Galilée, Rousseau, Kant, etc., avaient commencé par faire des expériences de physique, exercer un métier, inventer des machines, calculer, mesurer, etc. C’étaient, pour tout dire, des industrieux de première force, des hommes qui refaisaient tout seuls, de la main et du cerveau, la philosophie.

Descartes s’est trompé dans sa métaphysique, comme il s’est trompé dans ses tourbillons ; cela ne prouve qu’une chose : combien l’expérience, combien l’observation, est un art difficile, et quels piéges l’imagination tend sans cesse au philosophe. Mais l’espèce de recrudescence spiritualiste causée par Descartes, et qu’on peut regarder aujourd’hui comme terminée, a servi elle-même le progrès, puisqu’elle a confirmé, par un dernier et mémorable exemple, le principe de Bacon, savoir, que les idées pures, concepts, universaux et catégories, destitués de la fécondation de l’expérience, ne sont propres qu’à entretenir dans l’esprit une rêverie stérile, qui l’épuise et le tue.

Le principe de M. Babinet est donc irréprochable, et pour ma part je n’hésite pas à le faire mien. Il n’y a dans les choses que les rapports qui soient accessibles à nos intelligences : quant à leur nature en soi, elle nous échappe. C’est faire preuve d’un génie anti-scientifique de s’en occuper. Négliger l’absolu, comme dit M. Babinet, pour ne s’occuper que des rapports, tel est le sommaire de la méthode que la philosophie a mis deux mille ans à formuler, à laquelle nous devons tout ce que nous possédons de connaissances physiques, et qui nous a valu déjà, dans les sciences de l’esprit, les recherches précieuses des Montesquieu, des Vico, des Herder, des Lessing, des Condorcet, et les premiers matériaux de l’économie sociale.

Ainsi, voilà qui est entendu. Ce que M. Babinet appelle les choses en soi, comme quand il dit la matière en soi, le temps en soi, l’espace en soi, la force en soi, ou l’Absolu, est justement ce que la philosophie nomme le côté métaphysique, ontologique ou transcendantal des choses, par opposition à la partie observable, mesurable, comparable, qui constitue le côté phénoménal. Aux exemples cités par M. Babinet, on peut joindre la cause, la substance, la vie, l’âme, l’esprit, la matière, tous les concepts ou idées pures, jusques et y compris celui de Dieu.

Et la méthode scientifique, celle qui a produit toutes les découvertes modernes, consiste, comme il vient d’être dit avec une lucidité incomparable par M. Babinet, non pas à nier l’en soi des choses, ce que l’esprit conçoit comme leur sujet, substratum, ou soutien, sans qu’il puisse le pénétrer et en rien apprendre, mais à écarter cet en soi, ce côté transcendantal, caput mortuum de l’alambic intellectuel, pour s’attacher exclusivement à la phénoménalité, aux rapports.

[Sections added in 1860 in blue.]

II. — Manibus et pedibus descendu in tuam sententiam, M. Babinet. All this is supreme good sense, I would even dare say great philosophy. After all, it should not be the word that frightens us, or that the learned M. Babinet should forget it: this beautiful method, which does honor to the physicists of the past hundred years, is a discovery of the philosophers, who have borrowed it from those engaged in labor and industry; I would venture to say that it is the first article of any true philosophy. But, without going back to the ancients, who first groped with experimentation, without even speaking of the people of the Middle Ages, who also made some progress in the art of experimenting with things before venturing to speak of them aloud, was it not Bacon who, in the seventeenth century, signaled this decisive renovation, marked in advance in the fifteenth century by the Renaissance and by the Reformation in the sixteenth?

And notice how, when ideas are ripe, everything contributes to their spread.

The world, for the past few thousand years, disdaining the crude empiricism of its artisans, has lost itself in abstractions, universals, and categories Because the understanding, analyzing acts of spontaneity, as we said in the previous study, had attained its own ideas, its own instrument of thought, its own tools of knowledge, it had imagined it possessed the truth of nature in its notions, and that it no longer needed, in order to grasp this truth, any data of experience. God knows how much time humanity lost in chasing after chimeras! The reaction of observational and operational common sense had yet to arrive: now it has arrived.

It is Bacon first of all who, under the name of induction, invites science to seek the truth, not in the unobservable substance, but in the relations of the phenomena observed; it is Descartes who recommends the creation of precise classifications, according to these same relations; it is Montesquieu who defines law as the relation of things; it is freemasonry that symbolizes relations by the compass, the level, and the square, and personified them in its great architect; it is Aug. Comte who makes relations the basis of his positivism, and thereby excludes metaphysics and theology; it is M. Cournot who gives as the sole purpose of philosophy the search for the reason of things; finally, it is M. Babinet, a good witness, who attributes all the discoveries, all the advances of modern science exclusively to the discovery of relations. Is it not true that the reign of the relation has begun for civilization, which from now on swears only by this idea?

What distinguishes the philosophical movement after Bacon is not, as has been said, and as M. Frédéric Morin took quite useless pains to deny, having invented the experiment, but having reduced the pure idea to the technical operation that gave rise to it; it is having learned, by putting philosophical reason at the service of experience, to formulate conclusions methodically, always relative to reason, to the relations of things, whereas previously the experiment, being subject to philosophical reason, seeking with it the in itself of things, the absolute, concluded nothing at all. This was the tendency of Descartes, who, completing the work of Bacon, tried to transport into the study of the human mind the method of which he had so well proven the power in the physical sciences and mathematics, and by that supreme attempt achieved the renewal of philosophy and made the Revolution possible. Because, you see, most of those who, in our modern age, were reputed as philosophers—Bacon, Descartes, Spinoza, Leibnitz, Newton, Pascal, Galileo, Rousseau, Kant, etc.—had started by doing experiments of physics, practicing a profession, inventing machines, calculating, measuring, etc. They were, to be honest, industrious men of the first rank, men who remade philosophy all by themselves, with hand and brain.

Descartes was mistaken in his metaphysics, as he was mistaken in his vortex, and this can prove just one thing: how difficult experiment and observation is, and what traps the imagination lays for the philosopher. But the sort of spiritualist reaction brought about by Descartes, which we can regard as completed, has itself served progress, since it confirmed, by a final and memorable example, the principle of Bacon, namely that pure ideas, concepts, categories and universals, removed from the fertilization of manual work and experience, are only proper to maintain in the mind a sterile daydream, which depletes and kills it.

The principle of M. Babinet is thus impeccable, and for my part I do not hesitate to make it mine. There are in things only relations that are accessible to our intelligence: as for nature in itself, it escapes us. To concern ourselves with it is to demonstrate an anti-scientific spirit. Neglecting the absolute, as Babinet says, to deal only with relations: this is the summary of the method that industry pursues in knowledge, that philosophy has spent two thousand years formulating, to which we owe all the knowledge that we possess of physics, which has earned us already, in the sciences of the mind, the valuable researches of Montesquieu, Vico, Herder, Lessing, Condorcet, and the raw materials of social economy.

Thus, here is what is understood. What Mr. Babinet calls the things in themselves, as when he speaks of matter in itself, time in itself, space in itself, force in itself, or the Absolute, is just that which philosophy calls the metaphysical, ontological, or transcendental aspect of things, in opposition to the observable, measurable, comparable part, which constitutes the phenomenal aspect. To the examples cited by Mr. Babinet, we can add cause, substance, life, soul, mind, matter, and all the pure concepts or ideas, up to and including that of God.

And the scientific method, that which has produced all modern discoveries, consists, as it has just been said with incomparable lucidity by Mr. Babinet, not in negating the in itself of things, that which the mind conceives as their subject, substratum, or support, without which it is able to penetrate it and understand nothing, but in leaving behind this in itself, this transcendental aspect, caput mortuum of the intellectual alembic, in order to attach itself exclusively to phenomenality, to relations.

III.— Ici, Monseigneur, je crois vous voir me dire, avec un sourire d’ironie :

« Nous connaissons les hautes prétentions de la philosophie moderne. Nous savons qu’elle ne vise à rien de moins qu’à soumettre toutes les idées, toutes les croyances, au critère de son empirisme, à rendre sensible aux intelligences les plus grossières ce qui ne saurait être atteint que par une méditation profonde, aidée encore par une longue préparation du cœur. La grâce de Jésus-Christ, selon nous, ne justifie pas seulement, elle éclaire. La philosophie se flatte, sans le secours de la grâce, de parler pertinemment de la Justice et de la morale ; sans l’appui de la révélation, de pénétrer les secrets de la Divinité; sans religion, de gouverner la société. La philosophie, en un mot, depuis Bacon, aspire à se passer de Dieu. Diderot, Buffon, La Place et tant d’autres, ne s’en sont point cachés. Plutôt que d’admettre son intervention quelque part, ils posent des limites à sa puissance, ils en posent à l’univers. Ce que l’œil ne peut voir, l’oreille entendre, l’induction ou la généralisation expliquer, selon eux, n’existe pas. Telles sont leurs maximes, et nous les avons parfaitement comprises.

» Par malheur, nous voyons que cet orgueil philosophique ne se soutient pas. A peine la carrière était ouverte, la méthode donnée, le but indiqué, que les philosophes se sont mis à théol0giser plus que n’avait jamais fait la scolastique. Certainement ils ont fait dans les sciences physiques de belles découvertes : mais ce n’a jamais été que pour revenir avec plus de force aux choses métaphysiques, à ces choses qui, d’après leurs propres définitions, ne les concernent point, attendu que selon eux elles n’existent pas. Galilée se met à commenter la Bible, Descartes démontre l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme, Pascal écrit sur la grâce et réfute les Jésuites, Newton explique l’Apocalypse; Spinoza, aussi bien que Malebranche qui voit tout en Dieu, refait à sa manière la religion; Kant déclare l’impuissance de la Raison pure à s’élever à Dieu, auquel il revient par la Raison pratique; Rousseau, Voltaire sont déistes, c’est-à-dire des chrétiens libertins et inconséquents; Leibnitz invente son harmonie préétablie, ses monades, son meilleur des mondes, le tout afin de concilier la prescience de Dieu avec la liberté du philosophe. Ce qui les tourmente surtout est de savoir sur quoi établir, Dieu et sa religion absente, la loi morale et l’ordre politique : c’est alors qu’il faut les voir théologiser et métaphysiquer de plus belle. Et pour aboutir à quoi, ô mon Dieu ! L’un d’eux, le sceptique Bayle, avait eu beau soutenir, il était certes en cela parfaitement d’accord avec la méthode, qu’une société d’athées était possible : la pr0position fut regardée comme une excentricité philosophique. Personne ne le suivit. Le seul qui voulut être conséquent, Hobbes, prit le parti de nier la Justice ; il lui substitua la force et le despotisme. Ce fut le signal de la retraite. Spinoza, cet Hercule de l’Absolu, intitule son livre, Traité théologico-politique ; le premier livre de son Éthique est une démonstration de Dieu. Voltaire prend pour devise : Dieu et liberté. Rousseau déclare qu’il ne croit pas qu’un athée puisse être honnête homme. Robespierre fait décréter l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme. Napoléon rend le Concordat. Ne parlons pas des autres, qui n’ont ni le mérite de l’audace, ni la bonne foi du repentir : ce sont des tartufes.

» Comment donc, si la philosophie est tellement sûre de la méthode, si depuis Bacon elle a véritablement renoncé à toute recherche sur l’en soi des choses, comment depuis Bacon ne cesse-t-elle d’y revenir? Comment n’a-t-elle pas encore su l’appliquer aux choses morales et politiques, là Où elle serait si utile, là où il serait si intéressant de lui voir faire ses preuves ? Qu’est-ce qui l’empêche d’aller en avant? D’où vient notamment que depuis un siècle, tandis que les sciences physiques nous donnent coup sur coup la machine à vapeur, les chemins de fer, la télégraphie électrique, etc., le progrès des sciences morales et politiques, représentées par une des cinq classes de l’Institut, dans laquelle il y a toujours un ou plusieurs savants, a été si médiocre, pour ne pas dire absolument nul ? Que dis-je ? d’où vient que toute notre philosophie morale se réduit à un perpétuel hommage à l’Absolu, à la religion? Ne seraitCe point une preuve que les choses de la morale et de la politique ne sont pas de la compétence du savoir humain, qu’une révélation est ici nécessaire, etc., etc. ? »

[All significantly rewritten, with substantial additions.]

III. — Here monsignor, I imagine that you are ready to reply, with an ironic smile:

“We know the high pretensions of modern philosophy. We know that it aims at nothing less than to subject all ideas, all beliefs, to the test of its empiricism, to render perceptible to the crudest intelligences what can only be achieved by a deep meditation, further aided by a long preparation of the heart. The grace of Jesus Christ, in our view, does not only justify, it illuminates. Philosophy flatters itself that it may speak cogently of Justice and morality without the help of grace; that it may penetrate the secrets of the Divine without the aid of revelation; that it may govern society without religion. In short, since Bacon, philosophy has aspired to do without God. Diderot, Buffon, La Place and so many others did not hide their intentions in this regard. Rather than admit his intervention anywhere, they set limits to his power; they attributed it to the universe. Whatever the eye cannot see, the ear cannot hear, induction or generalization cannot explain, in their view, does not exist. These are their maxims, and we understand them fully.

“Unfortunately, we see that this philosophical pride cannot be sustained. Hardly was its career begun, its method given, its goal indicated, before philosophers began to theologize more than the Scholastics ever had. Certainly they made some fine discoveries in the physical sciences: but it was only ever to return with even greater force to metaphysical things, those things that, according to their own definitions, they should not be concerned with at all, since according to them, they do not exist. Galileo comments on the Bible, Descartes demonstrates the existence of God and the immortality of the soul, Pascal writes on grace and refutes the Jesuits, Newton explains the Apocalypse; Spinoza—like Malebranche, who sees everything in God—reconstructs religion after his own fashion; Kant declares the impotence of Pure Reason to reach God, from whence he returns to practical reason; Rousseau and Voltaire are deists, in other words, libertine and inconsistent Christians; Leibniz invents his pre-established harmony, his monads, his best of all possible worlds, all in order to reconcile God’s prescience with the philosopher’s freedom. What particularly torments them is to know, in the absence of God and his religion, upon what moral law and political order may be established: it is then that we must see them theologize and metaphysicize with a vengeance. And to achieve this, oh, my God! One of them, the skeptic Bayle, had vainly maintained—and he certainly was, in this respect, perfectly in agreement with the method—that an atheist society was possible: the proposition was regarded as a philosophical eccentricity. Nobody followed him. The only one who wanted to follow him, Hobbes, took the side of denying Justice; he replaced it with power and despotism. This was the signal for a retreat. Spinoza, that Hercules of the Absolute, entitles his book the Theologico-Political Treatise, and the first book of his Ethics is a proof of God’s existence. Voltaire takes for his motto: God and freedom. Rousseau declares that he does not believe that an atheist can be an honest man. Robespierre decrees the existence of God and the immortality of the soul. Napoleon makes the Concordat. Let us not speak of others, who have neither the merit of audacity, nor the good faith to repent: they are Tartuffes.

“How then, if philosophy is so sure of its method — if, since Bacon, it has really renounced any research on the in-itself of things — why is it that, since Bacon, philosophy has continually returned to this? Why has it not yet been able to apply itself to moral and political affairs, where it would be so useful, where it would be so interesting to see it prove itself? What prevents it from advancing? Why is it that, particularly over the past century, while the physical sciences have given us in rapid succession the steam engine, railroads, the electric telegraph, etc., the progress of the moral and political sciences, represented by one of the five classes of the Institute, in which there is always one or more scientists, has been so mediocre, if not absolutely zero? What do I say? Why is our whole moral philosophy reduced to a perpetual tribute to the Absolute, to religion? Would that not be proof that matters of morality and politics are not within the competence of human knowledge, that revelation is necessary here, etc., etc.?”

IV. — D’où vient cela, Monseigneur? Est-ce à vous, ministre de l’Eglise, en possession depuis plus de dix-huit cents ans du monopole de l’éducation et de la morale, chargé par autorité divine du soin d’énerver les consciences et d’intimider les esprits, à qui le bras séculier n’a jamais refusé son Office pOur la répression des libres penseurs, est-ce à vous de faire une pareille question? Eh ! quoi, il y a à peine deux siècles que le monde a commencé de philosopher avec un peu de suite et de méthode, c’est-à-dire d’observer avant de conclure; il n’y a pas cent ans que la Révolution a affranchi les philosophes et leurs livres du bûcher, et vous vous étonnez que nous n’ayons pas fait plus de progrès ! Vous ignorez ou vous feignez d’ignorer que les premiers en philosophie ont été presque toujours les premiers dans la foi, et que c’est pour l’âme religieuse et raisonneuse en même temps une crise terrible que le moment où elle doit franchir, pour ne le repasser jamais, l’abîme qui sépare l’une de l’autre la philosophie et la religion! Vous ne comprenez pas que le préjugé, quand il est si profond, si universel, si parfaitement organisé, si bien défendu, est long à détruire; que la vérité ne s’acquiert qu’au prix d’immenses efforts, que si l’intuition est prompte, la généralisation est lente et difficile, et que dans toute révolution il y a des retours, des rechutes? Oui, certes, ce qui arrête, depuis Descartes, les philosophes, matérialistes, panthéistes, idéalistes, ce qui les met tous aux prises, et qui entretient parmi eux la contradiction et le doute, ce qui a mis la philosophie à vos pieds et qui vous livre en ce moment le pouvoir et la société, c’est toujours la considération de cet en soi, tantôt esprit, tantôt matière, tantôt univers ou âme du monde, tantôt idée pure, que le sensualisme et le spiritualisme nous accoutument dès l’enfance à rechercher en toute chose, auquel nous revenons sans cesse comme le païen vers son idole, et pour qui nous nous battons dans nos livres, en attendant que nous nous rencontrions sur n0s places publiques. Mais ne perdez patience : le spectacle auquel vous assistez est la dernière bataille livrée par la philosophie positive à l’Absolu. Le temps perdu sera bientôt regagné. Déjà l’on commence à se reconnaître. Ne sentez-vous pas l’intention ironique de ce savant qui, en parlant de métaphysique, embrasse toute votre théologie ?

Voyez pourtant jusqu’où M. Babinet pourrait vous mener avec son argumentation, si la prudence académique ne lui tenait bouche close !

[Substantially rewritten and expanded.]

IV. — From whence comes all this, monsignor? Is it for you, minister of the Church, in possession for over eighteen hundred years of a monopoly on education and morality, charged by divine authority to agitate the conscience and intimidate the mind, to whom the secular arm has never denied its office for the suppression of free thinkers, is it your place to pose such a question? Eh! Pardon me, but it is barely two centuries ago that the world began to philosophize with a little result and method, to observe before concluding. It is not a hundred years since the Revolution freed philosophers and their books from the pyre, and you are surprised that we have not made more progress! You do not know, or you feign not to know, that the first in philosophy have almost always been the first in faith, and that it is a terrible crisis for the the soul that is religious and reasoning at the same time, that moment when it must cross, never to return, the chasm separating philosophy and religion from one another! You do not understand that prejudice, when it is so deep, so universal, so perfectly organized, and so well defended, takes a long time to destroy; that truth is acquired only at the cost of enormous effort, that if the intuition is quick, generalization is slow and difficult, and that in every revolution there are retreats and relapses. Yes, certainly, what stops, since Descartes, the materialistic, pantheistic and idealistic philosophers, makes them all grapple, and fosters contradiction and doubt among them, what has put philosophy at your feet and delivers to you in this moment power and society, is always the consideration of this in itself, sometimes mind, sometimes matter, sometimes universe or soul of the world, sometimes pure idea, which sensualism and spiritualism accustom us from infancy to seek in all things, by which we return ceaselessly like the pagan to his idol, and for whom we are fighting in our books, until we meet on the public square. But do not lose patience: the spectacle you are witnessing is the last battle given by positive philosophy to the Absolute. The lost time will soon be regained. Already we are beginning to recognize ourselves. Do you not sense the ironic intent of this scientist who, in speaking of metaphysics, embraces all your theology?

See how far M. Babinet would have led you with his argument, if academic caution had not closed his mouth!

V. — Nous avons parlé des sciences physiques, vous eût-il dit; parlons des sciences de la vie et de la société.

Considérant, vous dirait-il, les phénomènes vitaux dans le règne animal, je puis classer, selon les lois de leur organisme, les animaux par genres et espèces ; comparer les manifestations de la vie dans toutes les conditions de structure et de milieu. Cette étude formera pour moi la zoologie ou science des êtres vivants ; quant à la vie elle-même, je n’en connais rien. Véritablement, je conçois les phénomènes zoologiques comme se rapportant à un je ne sais quoi, fluide ou tout ce qu’il vous plaira, que j’appelle vie ou principe de vie, qui se choisit ses matériaux et les organise ; qui les protége contre les attractions chimiques et la dissolution ; qui se distribue dans l’ensemble des corps organisés ; les particularise, les anime et les soutient tous, comme la trombe soutient les corps qu’elle enlève dans son tourbillon. Par toutes ces causes, je puis bien concevoir la vie comme une essence, un en soi particulier, un absolu, auquel je rapporte les phénomènes vitaux ; il est même nécessaire que je la conçoive ainsi, afin de distinguer les faits de la nature organique d’avec ceux de la nature inorganique. La confusion de la physiologie et de la physique, fondée sur l’hypothèse, impossible à démontrer, de l’identité du principe vital et du principe matériel, deviendrait pour moi la cause d’une désorganisation de la science même. Mais la science, qui va jusqu’au concept et qui le pose, ne peut plus dire si l’objet conçu est matière ou autre chose que matière, si c’est un substratum différent de la matière ou un état particulier de la matière ; elle ne pénètre pas jusque-là et s’arrête court. Ne pas nier l’en soi de la vie, le supposer, le distinguer, est tout ce que je puis. Devant la science, cette vie ne devient une réalité intelligible qu’en deçà du phénomène ; au delà, ce n’est plus qu’une hypothèse, nécessaire il est vrai, mais une hypothèse.

Toute spéculation sur le principe vital considéré en lui-même, et abstraction faite des organismes dans lesquels il apparaît et se détermine, m’est donc interdite : elle ne pourrait aboutir qu’à ramener la confusion dans la science. La vie est-elle un principe à part, ou la même chose que l’attraction, le calorique ou l’électricité ? Les cristaux se forment-ils comme les plantes, et les plantes comme les quadrupèdes ? Qu’est-ce que la vie universelle, que certains religionnaires proposent de mettre à la place du crucifix ? L’ensemble des êtres organisés forme-t-il un organisme, et cet organisme en forme-t-il un autre avec les corps inorganiques ? La terre et le soleil sont-ils vivants ou bruts ? L’univers est-il un grand animal ? Qu’est-ce qui fait que la vie entre dans un corps, ou, pour mieux dire, se compose un corps, et puis qu’elle l’abandonne ?… De pareilles questions sont de l’ordre ultra-expérimental ; elles excèdent la science, et ne peuvent conduire qu’à la superstition et à la folie.

 

V. — We have spoken of the physical sciences, you say. Let us speak of the sciences of life and society.

If we consider the vital phenomena in the animal kingdom, I can classify the animals by genera and species, according to the laws of their organizations. I can compare the events of life in all conditions of structure and environment. This study will provide me with zoology, or the science of living beings, but as for life itself, I know nothing about it. Truly, I see Zoological phenomena as relating to some je ne sais quoi, some fluid or anything you like, which I call life or principle of live, which chooses its materials and organizes them, protects them against chemical attraction and dissolution, distributes them throughout the organized bodies, particularizes them, animates and sustains them all, as the waterspout supports the bodies that it carries off in its vortex. For all these reasons, I can conceive of life as an essence, a particular in-itself, an absolute, to which I relate vital phenomena; it is even necessary for me to conceive of it as such, in order to distinguish the facts of organic nature from those of inorganic nature. The confusion of physiology and physics, based on the hypothesis, impossible to prove, of the identity of the vital principle and the chemical principle, becomes for me the cause of a disorganization of science itself. But science, which goes just as far as the concept and posits it, can no longer tell whether the object conceived is matter or something other than matter, if it is a substratum different from matter or a particular state of matter; it does not penetrate so far, and so stops short. Not to deny the in-itself of life, but to suppose it, to distinguish it, is all that I can do. Before science, this life becomes an intelligible reality only within phenomena; beyond that, it is no longer anything but a hypothesis—a necessary one, it is true, but a hypothesis.

Any speculation on the vital principle considered in itself, and apart from the organisms in which it appears and is determined, therefore, is prohibited to me: it could only lead to confusion in science. Is life a principle apart, or the same thing as attraction, heat, and electricity? Do crystals form like plants, and plants like quadrupeds? What is the universal life that some religionists propose to put in place of the crucifix? Does the ensemble of all organized beings form an organism, and does that organism form another along with inorganic bodies? Are the earth and sun living or dead? Is the universe a great animal? What makes life enter a body, or, more accurately, what makes up a body, and then abandons it?… Such questions are of the ultra-experimental order; they exceed science, and pursued to the end, can lead to superstition and madness.

Considérant ensuite les manifestations de la vie dans un animal donné, soit l’homme, par exemple, je puis, en distinguant parmi ces manifestations celles qui ont pour objet la vie de relation, sensation, intelligence, sentiment, les concevoir comme un système distinct, dont le substratum est emprunté à la vie répandue dans l’univers, mais qui, par la forme qu’il a reçue, n’est plus le même que celui que je place dans le lion ou le cheval. À ce tout animique, que j’abstrais des organes qui sont censés le contenir et le servir, je donne le nom d’âme, anima, Ψυχὴ ; puis, me renfermant dans l’observation de ses facultés, de ses attributs, de ses modes, tels qu’ils se manifestent dans les relations de l’homme avec ses semblables et avec l’univers, je puis faire de ces nouvelles recherches une science à part, que je nommerai psychologie. Et comme j’aurai dit l’âme de l’homme, la psychologie de l’humanité, je pourrai dire encore l’âme et la psychologie des animaux. Jusqu’ici la science est de bon aloi ; elle repose sur des phénomènes.

Mais qu’est-ce que l’âme en elle-même ? Est-elle simple ou composée ? matérielle ou immatérielle ? Est-elle sujette à mourir ? A-t-elle un sexe ? Qu’est-ce qu’une âme séparée de son corps, et que faut-il entendre par la discession des héroès comme dit Rabelais ? Où vont les âmes après la mort ? Quelle est leur occupation ? Reviennent-elles habiter d’autres corps ? L’âme d’un homme peut-elle devenir âme de cheval, et vice versâ ? Y a-t-il des anges, et quelle est la nature et la fonction de ces purs esprits ? Sont-ils au-dessus ou au-dessous de l’humanité ? Faut-il croire aux apparitions ? Que penser des esprits frappeurs, qui dans ce moment troublent la raison des Américains ?…

Questions ultra-scientifiques, répond M. Babinet, auxquelles la raison ne peut s’empêcher d’accorder quelques heures, ne fût-ce que pour s’en rendre compte, mais dont la poursuite ne saurait amener que charlatanisme, hypocrisie, rétrogradation de la vérité, corruption de l’esprit, et abêtissement du peuple. Pour que nous fussions en droit d’affirmer l’existence séparée des âmes, il faudrait que cette existence nous fût révélée par des phénomènes spéciaux, autres que ceux qui ont donné lieu à la conception de ces natures transcendantales. Mais nous ne connaissons l’âme humaine que par des manifestations dont l’organisme est le véhicule indispensable ; de sorte que, la phénoménalité psychique ayant pour condition la phénoménalité physiologique, et vice versâ, nous nous trouvons, après avoir discerné pour le besoin de l’observation scientifique l’âme du corps, dans une égale impuissance de conclure que l’âme hors du corps, ou le corps hors de l’âme, soit quelque chose. La plus savante philosophie, celle de Spinoza, ne va que jusqu’à concevoir l’âme et le corps, l’esprit et la matière, comme deux manières d’être de la substance cosmique, dont le quid de plus en plus se dérobe. C’est le concept de la fusion de deux concepts : la belle science !

 

VI. — Considering, then, the manifestations of life in a given animal—the human animal, for example—I can, by distinguishing among these manifestation those that have as an object the life of relationship, sensation and intelligence, conceiving them as a distinct system, whose substratum will always be borrowed from life, widespread in the universe, but which, because of the form it has received, will no longer be the same as that which I place in the lion or horse. To this animic totality, within which I discern some organs that are supposed to contain and serve it, I give the name of soul, anima, ψυχή; then, confining myself to the observation of its abilities, its attributes, its modes, as they are manifested in the relationship of man with his fellow man and with the universe, I can make these new researches into a separate science, what I might call psychology. And as I have spoken of the soul of man, the psychology of humanity, I could also speak of the soul and psychology of animals. Up to this point, the science is of good quality; it rests not on abstractions, but on phenomena.

But what is the soul itself? Is it simple or compound? Material or immaterial? Is it subject to death? Does it have a gender? What is a soul separated from its body, and what was meant by the departure of heroes, as Rabelais put it? Where do souls go after death? What is their occupation? Do they return to inhabit other bodies? Can a man’s soul become the soul of a horse, and vice versa? Can we further distinguish, in the soul, the spiritual principle from the physical principle, in the same way that we distinguished the physical principle from the vital principle? Are there angels, and what is the nature and function of these pure spirits? Are they above or below humanity? Must we believe in apparitions? What are we to make of the rapping spirits that, at this time, disturb the reason of the Americans?

These are ultra-scientific questions, says Mr. Babinet, which reason cannot help giving a few hours, if only to consider them, but the pursuit of which could only lead to charlatanism, hypocrisy, the degradation of truth, the corruption of the mind and the stultification of the people. In order for us to be entitled to assert the existence of separate souls, it would have to be because that existence was revealed to us by specific phenomena, other than those that have gave risen to the conception of these transcendental natures. But we only know the human soul through manifestations of which the body is the essential vehicle, so that, since physical phenomenality has physiological phenomenality for its condition, and vice versa, we find ourselves, having distinguished the soul from the body for the necessities of scientific observation, we are equally powerless to conclude that the soul apart from the body, or the body apart from the soul, is anything. The most learned philosophy, that of Spinoza, identifies the soul and the body, spirit and matter, as two modes of being of the cosmic substance, the quid of which is increasingly mysterious. It is the concept of the fusion of two concepts: what a beautiful science!

Considérant enfin chaque âme, chaque moi, comme un foyer où viennent se réfléchir et se combiner tous les rapports des choses et de la société, je donne à cette âme, en tant qu’elle reçoit les représentations ou idées des choses et de leurs rapports, qu’elle les compare, les combine et les apprécie, y donne ou y refuse son adhésion, le nom d’intelligence ; en tant qu’elle observe, compare et combine les rapports de la société dont elle fait partie, qu’elle en extrait des formules générales, dont elle se fait ensuite des règles obligatoires, le nom de conscience.

Mais tout en distinguant dans l’âme la conscience et l’intelligence, avec leurs manifestations respectives, je ne vais pas prendre ces deux facultés en elles-mêmes pour objet de mon étude, comme si je voulais faire directement connaissance avec ces nouveaux personnages. Je me souviens que la vie, de même que la matière, n’est qu’une manière de concevoir l’en soi non observable des choses ; l’âme, un autre en soi ; l’intelligence, encore un en soif une conception greffée sur une autre conception, un quelque chose qui n’est pas rien, puisque c’est une fonction de l’âme, laquelle est, comme la vie, la pesanteur, la lumière, une fonction de l’existence ; mais qui, hors du service que la philosophie en tire pour attacher le fil de ses observations, devient pour nous comme rien.

C’est à cette condition qu’il existe, pour l’intelligence et pour la conscience, comme pour l’âme et la vie, tout un ordre de phénomènes, de manifestations et de rapports à étudier, par conséquent toute une science de réalités phénoménales à faire. C’est pour cela qu’a été fondée l’académie des sciences philosophiques et morales : M. Babinet doit le savoir mieux que personne.

La science des lois de l’intelligence s’appellera, si vous voulez, la logique ; la science des lois, ou des droits et devoirs de la conscience, sera la Justice, ou, plus généralement encore, la morale. Pour l’une et pour l’autre, de même que pour toutes les sciences sans exception, la première condition du savoir sera de se prémunir, avec le plus grand soin, contre toute immixtion de l’absolu. Car il est évident que si, pour les sciences physiques et mathématiques, les recherches sur la matière en soi, la force en soi, l’espace en soi, offrent désormais peu de danger ; si, pour l’anthropologie, la zoologie et l’histoire, la croyance aux mânes est encore d’une grande innocence, il n’en est plus de même dès qu’il s’agit de la direction de l’entendement et de la conscience. Ici la moindre excentricité engendre les charlatans et les scélérats.

VII. — Considering, finally, each soul, each self, as a focal site in which are reflected and combined all the relations of things and society, I give to this soul, in so far as it receives the representations or ideas of things and their relations, comparing, combining, and evaluating them, giving or withholding its support to them, the name of intelligence; in so far as it observes, compares, and combines the relations of the society of which it forms a part, drawing general formulas from them, from which it then constructs mandatory rules, I give it the name of conscience.

But while distinguishing in the soul the conscience and the intelligence, with their respective manifestations, I am not going to take these two faculties, in themselves, as the object of my study, as if I wished to make myself acquainted with these new characters directly. I remember that life, as well as matter, is only one way to conceive of the in-itself of unobservable things, the soul, another in-itself, the intelligence, another in-itself, a concept grafted onto another concept, something that is not nothing, as it is a function of the soul, which is, like life, gravity and light, a function of life, but which, apart from the use that philosophy makes of them, in order to tie up the thread of its observations, becomes as nothing for us.

It is on this condition that there exists, for the intelligence and for the conscience, as for the soul and life, a whole order of phenomena, events and relations to study, and consequently a whole science of phenomenal realities to be constructed. This is what the Academy of Philosophical and Moral Sciences was established for. Mr. Babinet must know this better than anyone.

The science of the laws of the intelligence, will be called, if you like, logic. The science of the laws, or the rights and duties of conscience, shall be Justice, or, more generally, moral science. For both, as for all the sciences without exception, the first condition of knowledge will be to guard very carefully against any intermixture of the absolute. For it is obvious that if, for the mathematical and physical sciences, research on matter in itself, force in itself, or space in itself, now offer little danger, if, for anthropology, zoology and history, the belief in spirits [manes] is still basically harmless, it is no longer such when it comes to the direction of the understanding and the conscience. Here the slightest eccentricity gives rise to charlatans and rogues.

Terminons cette revue des choses en soi.

Que si maintenant, après avoir distingué avec chacune des sciences qui successivement s’affirment et se posent, une série d’en soi, d’absolus, distincts les uns des autres, d’abord un en soi de la matière, puis un en soi du mouvement ou de la force, ensuite un en soi de la vie, etc., nous concevons par la pensée tous ces en soi dont la science n’a pas le droit de parler, bien qu’elle les suppose, mais qu’elle n’a pas non plus le droit de nier, bien que l’observation ne lui en apprenne rien ; si, dis-je, nous concevons, tous ces en soi divers comme les parties d’un seul et universel en soi qui les contient tous dans sa série, alors nous aurons l’idée d’un sujet premier et dernier, père et substratum de toutes choses.

Nous dirons donc de cet en soi de l’univers, résultant de toutes les parties qui le composent, et que nous supposons d’instinct quand nous pensons à l’univers, qu’il est substance, vie, esprit, intelligence, volonté, Justice, etc. ; qu’il existe de toute nécessité, qu’il est éternel, et tout ce qu’on voudra. Mais comme, d’après toutes nos analogies, un en soi sans manifestations, sans phénoménalité, sans rapports perceptibles, n’est autre chose, pour la connaissance, que le néant pur, il s’ensuit de cette déduction qui résume toute la métaphysique, que l’en soi de l’univers, l’absolu des absolus, n’est rien pour nous ; que la création seule est quelque chose ; que notre science commence aux choses visibles ; et que les invisibles, les en soi, dont parle le Symbole de Nicée, dont nous pouvons bien, par le progrès de notre science, voir augmenter le nombre, considérés en eux-mêmes sont la peste de la raison et de la conscience.

VIII. — Let us conclude this review of things-in-themselves.

What if now, having distinguished, with each successively emerging science that arises, a series of the in-itself, absolute, distinct from one another, first an in-itself of matter, then an in-itself of movement or force, then the in-itself of life, and so on, we conceive through thought all of these in-themselves of which science has no right to speak, even though it presupposes them, but that it has no right to deny, although observation teaches nothing of them; if, I say, we conceive of all these various in-themselves as the parts or facets of a single and universal in-itself that contains them all, then we will have an idea of a first and final subject, the father and substratum of all things.

We can say, therefore, that the in-itself of the universe, resulting from all the parts of which it is made up, which we instinctively posit when we think about the universe, is substance, life, mind, intellect, will, Justice, and so on; that it necessarily exists, that it is eternal, etc. But as, according to all our analogies, an in-itself without manifestations, without phenomenalities, without perceptible relations, is the same thing, for knowledge, as pure nothingness, it follows from this deduction, which summarizes all of metaphysics, that the in-itself of the universe, the absolute of absolutes, is nothing for us, and that only the creation is something; that our science begins with visible things; and that the invisible, these in-themselves, of which the Nicene Creed speaks, of which we could well, through the progress of our science, see the number increase, are a plague on reason and the conscience, considered in themselves.

VI

Voilà ce que dirait la science, si elle avait le courage de ses propres découvertes, mais ce que la prudence des savants dissimule, ce que l’hypocrisie des philosophes n’avouera jamais, fournissant au besoin des sophismes à la théorie de l’absolu, et refaisant, comme par le passé, la raison serve de la théologie……

Et qui pourrait nier cette défection des princes de la science ? Le règne de l’absolu touchait à sa fin : les systèmes qu’il a produits depuis soixante ans ont à peine duré une heure, tant le progrès de l’observation appauvrit, désorganise, tue le transcendantalisme. Et voici que tout à coup, grâce à la connivence des savants en us, en es et en x, nous nous trouvons reportés par-delà toutes les fantaisies les plus hyperboliques de la gnose !

Le gnostique, à qui l’Église orthodoxe a dit anathème après l’avoir pillé, ne se contentait pas de rechercher ce que sont en elles-mêmes la matière et la vie, de spéculer sur l’âme du monde et l’Être sans fond ; il se demandait ce qu’étaient la raison en soi, la Justice en soi, les idées eu soi ; où étaient ces dernières avant de descendre dans l’entendement humain ; si elles résidaient en Dieu ou à la superficie des choses ; comment elles advolaient vers l’âme, et s’abattaient dans l’intelligence, etc. De là une genèse d’entités métaphysiques, divisées par groupes et familles, dont la plus remarquable, la seule qui se soit maintenue dans le christianisme, est la fameuse Trinité.

Il existe, disait le gnostique, dans le sein de l’âme divine, une raison qui lui est éternelle, et qui en émane, principe et type de toutes nos raisons à nous, pauvres mortels : c’est le verbe, le logos, la sophia, qui éclaire toute âme naissant à la vie, en s’unissant à elle par une infusion mystérieuse. Puis il y a une conscience, un amour, également éternel, procédant de l’âme suprême et de la raison protogène, qui inspire sur terre toute conscience, allume toute charité, comme le verbe illumine toute intelligence. C’est l’esprit, source de grâce, consolateur, sanctificateur, vivificateur.

Le Père, le Fils, l’Esprit ; Thèse, Antithèse, Synthèse : nous avons vu de grands philosophes, des hommes doués de tous les dons de l’intelligence, éclectiques, panthéistes, mathématiciens, chimistes, se vouer à cette formule comme au dernier mot de la science, y attacher leur navire comme à l’ancre de salut de la liberté.

La conscience humaine, suivant ces respectables illuminés, étant ainsi de constitution transcendantale, l’Humanité n’arrivant à la connaissance du devoir que par une révélation divine, interne ou externe, médiate ou immédiate, ils se demandent quand et comment s’accomplit cette révélation, à quel signe elle se reconnaît, qui peut en rendre témoignage, et quel est le dépositaire de son autorité. Suivant les uns, cette autorité est l’Église, instituée par le logos en personne ; suivant les autres, elle réside dans la masse, en qui l’inspiration est indéfectible. Une fois là, plus de difficulté : l’Église sacre les rois, la multitude délègue ses pouvoirs ou bêle ses volontés ; et le monde va de lui-même, tiré par un fil invisible.

La conclusion est connue. Plus de deux siècles après Bacon, quand les sciences physiques nous donnent la vapeur, les chemins de fer, la télégraphie électrique, tant d’inventions si neuves, si belles, si utiles, si merveilleuses, la société européenne sent sa conscience défaillir, la France perd sa liberté avec ses mœurs, et l’on se demande avec M. Babinet : Comment est morte cette philosophie qui fit marcher le dix-huitième siècle et produisit la Révolution ? Quomodò cecidit potens qui salvum faciebat populum Israël ?

Qui nous délivrera des entités métaphysiques, des idées innées et du logos, de l’immortalité de l’âme et de l’Être suprême ? Qui nous débarrassera de l’adoration et de l’autorité ? Car, le fait est visible à tous regards, telle est la source de notre affliction, et notre décadence n’a pas d’autre cause. La méthode, la morale des idées, si je puis m’exprimer de la sorte, existe ; la physique, toutes les sciences naturelles et positives, nous en montrent les fruits. Et maintenant qu’il s’agit de nous-mêmes, nous ne savons plus philosopher, nous revenons à notre vomissement. À force de considérer ce qui est au-dessus de nous, l’en soi de notre âme, de notre raison, de notre conscience, nous n’apercevons plus ce qui est en nous, je veux dire la phénoménalité de notre moi, la seule chose de ce moi qu’il nous soit permis de connaître. Au lieu de nous élever graduellement, par l’observation, à la Justice, nous plongeons de plus en plus, tête baissée, dans l’absolu. La confusion des idées amenant à sa suite la subversion des mœurs, nous sommes punis par la dégradation de nos cœurs des hallucinations de notre cerveau. Ne saurions-nous, enfin, mettre hors de la philosophie morale toutes ces hypothèses d’autre vie, de célestes essences et de grand maître des destinées ; puis, cette élimination opérée, nous occuper de ce qui nous regarde ?…

IX. — Here is what science would say, if it had the courage of its own discoveries, but what the prudence of scholars conceals, what the hypocrisy of philosophers will never avow, providing, as needed, some sophistries to the theory of the absolute and again, as in the past, putting reason in the service of theology.

Who could deny the defection of the princes of science? The reign of the absolute draws to a close: for sixty years, the systems it has produced have barely lasted an hour, as the progress of observation impoverishes, disrupts, and kills transcendentalism. And here, suddenly, with the connivance of those learned in us, es and x, we are carried away by all the fantasies of the most hyperbolic gnosis!

The gnostic, whom the Orthodox Church declared anathema after having looted him, was not content to seek what matter and life are in themselves, to speculate on the soul of the world and eternal Being; he wondered about reason in itself, Justice in itself, ideas in themselves; about where these last were before entering into the human understanding; if they resided in God or on the surface of things; how they flew into the soul and crashed into the intelligence, etc. From this came about a genesis of metaphysical entities divided into groups and families, of which the most notable, the only one retained by Christianity, is the famous Trinity.

There exists, said the gnostic, in the womb of the divine soul, a reason that is coeternal with it and that emanates from it, the principle and type of all of our own reasons, we poor mortals: this is the word, the logos, the sophia, which enlightens every soul being born into life, uniting itself with it by a mysterious infusion. Then there is a conscience, a love, equally eternal, arising out of the supreme soul and the protogenic reason that inspires all conscience on earth, illuminates all charity, as the word illuminates all intelligence. This is the spirit, source of grace, consoler, sanctifier, life-giver.

The Father, the Son, the Spirit; Thesis, Antithesis, Synthesis: we have seen great philosophers, men endowed with all the gifts of intelligence, eclectics, pantheists, mathematicians, chemists, dedicate themselves to this formula as if to the last word of science, and attach their ship to it like the anchor of safety for liberty.

The human conscience, following these respectable visionaries, thus constituting itself as transcendental, and Humanity arriving at the knowledge of its duty only through a divine revelation, whether internal or external, mediate or immediate, asks itself when and how this revelation is accomplished, by what sign it may be recognized, who may testify to it, and who is the custodian of its authority. According to some, this authority is the Church, instituted by the personified logos; according to others, it resides in the masses, in which inspiration is unwavering. Once there, there is no more difficulty: the Church crowns kings, the multitude delegates its powers or bleats its will; and the world goes on by itself, pulled by an invisible string.

The conclusion is known. More than two centuries after Bacon, when the physical sciences give us steam, the railways, the electric telegraph, and so many inventions—so new, so beautiful, so useful, so magnificent—European society feels its conscience fail, France loses its liberty with its mores, and we wonder with Mr. Babinet: How did this philosophy that animated the eighteenth century and produced the Revolution die? Quomodo cecidit potens qui sahum faciebat populum Israël?

Who will deliver us from metaphysical entities, innate ideas, and the logos, from the immortality of the soul and the Supreme Being? Who shall rid us of adoration and authority? For the fact is visible in all regards, that this is the source of our sorrow, and our decadence has no other cause. The method, the morality of ideas, if I may put it that way, exists; physics, all the natural and positive sciences show us their fruits. But now that it is a question of ourselves, we no longer know how to philosophize, and return to our vomit. When we consider what is above us, the in-itself of our soul, of our reason, of our consciousness, we no longer perceive what is in us—I mean the phenomenality of our selves, the only aspect of this self that we are permitted to know. Instead of gradually elevating ourselves to Justice by observation, we plunge more and more, headlong, into the absolute. The confusion of ideas leading in turn to the subversion of morals, we are punished for the hallucinations of our brains by the degradation of our hearts. Can we not finally eject from moral philosophy all these hypotheses on the afterlife, celestial essences, and the grand master of destinies, and then, having made this elimination, occupy ourselves with what we see?

ORIGINAL

TRANSLATION

[…]

LVIII. — System of public reason, or social system.

How often have I not heard expressed this compliment, which the jealous critic would hasten to withdraw, for the honor of the century, if they understood its significance: You are an admirable destroyer, but you build nothing. You throw people out into the street, but you do not offer them the least bit of shelter. What will you put in the place of religion? What will you put in the place of government? What will you put in the place of property? What will you put in the place of that individual reason, the sufficiency of which you are reduced to denying in the service of your cause [or case]?

Nothing, my good man, for I intend to suppress none of the things of which I have made such a resolute critique. I flatter myself that I do only two things: that is, first, to teach you put each thing in its place, after having purged it of the absolute and balanced it with other things; then, to show you that the things that you know, and that you have such fear of losing, are not the only ones that exist, and that there are considerably more of which you still must take account. Of this order is the collective reason.

We demand the true system, the natural, rational, legitimate system of society, since none of those that have been attempted withstand the secret action that disrupts them. This has been the constant preoccupation of the socialist philosophers, from the mythological Minos to the director of the Icarians. As we have no positive idea of justice, of the economic order, of the social dynamic or of the conditions of philosophical certainty,” we produce a monstrous idea of the social being: we have compared it to a great organism, created according to a hierarchical formula, which, prior to Justice, established its proper law and the very condition of its existence; it was like an animal of a mysterious species, but which, in the manner of all the known animals, must have a head, a heart, nerves, teeth, feet, etc. From this chimerical organism, which all have striven to discover, we then deduced Justice, that is to say that we made morality emerge from physiology or, as they say today, right from duty, so that Justice always found its placed apart from conscience, freedom is subject to fatalism, and humanity falls.

I have refuted in advance all these imaginations, by exposing the facts and principles that exclude them forever.

With respect to the substantiality and organization of the social being, I have shown the first in that surplus of effective (actual) power that is proper to the group, which exceeds the sum of the individual forces that comprise it; I gave the law of the second, showing that it reduces itself to a sequence of weighing and balancing forces, services and products, which makes the social system a general equation, a balance. As an organism, society, the moral being par excellence, differs essentially so much from living beings, in which the subordination of organs is the law of existence. That is why society loathes any idea of hierarchy, and why it has spoken the formula: All men are equal in dignity by nature and must become equivalent in conditions by means of labor and Justice.

Now, as the organization of a being is, so shall its reason be: this is why, while the individual’s reason feigns the form of a genesis, as we see in all the theogonies, gnoses, political constitutions and syllogistics, the collective reason, like algebra, is reduced, through the elimination of the absolute, to a series of solutions and equations, which amounts to saying that, for society, there truly is no system.

Indeed, it is not a system, in the sense that usually attaches to this word, but an order in which all relations are relations of equality, where there exists neither primacy nor obedience, neither a center of gravity nor of direction, where the only law is that everyone submits to Justice, to balance.

Does mathematics constitute a system? It does not occur to anyone to say so. If, in a treatise of mathematics, some trace of systematization is detected, it is due to the author; it does not come from the science itself. It is the same in the social reason.

Two men meet, [mutually] acknowledge their dignity, note the additional benefit that will result for both from the organization [consultation, arrangement] of their industry, and consequently guarantee one another equality, which amounts to saying “economy.” There is the whole social system: an equation [condition of equality] and, consequently, a collective power [might].

Two families, two cities, two provinces contract on an equal footing: there are always just these two things, an equation and a collective power. It would entail a contradiction, a violation of Justice, if there was anything else.

This is the reason why every institution, every decree that does not arise exclusively from Justice and equality, soon succumbs to the attacks of critique, to the incursions of free examination. For just as in nature every existence can be rejected in the name of dignity and liberty, so in society every establishment can be refused in the name of Justice; it is only Justice that cannot be refused in the name of anything. Justice is irremovable, unalterable, eternal; all the rest is transitory.

And that is how the religions, the political constitutions, the utopias of every sort imagined for the conciliation of individual interest and collective interest, but all having the ambition to begin from a place higher than Justice, to do more or do better than Justice, to make Justice serve them instead of serving it themselves, have been found, in the end, to be entirely contrary to Justice, and have, in the name of Justice, been eliminated. they are creations of individual absolutism, disguised behind the mask of Divinity.

And it will be the same as long as absolutist thought remains dominant in the government of societies. It is not the combination of force and fraud, of superstition and Machiavellianism, of aristocracy and poverty, that can definitively defeat Justice. And if that Justice is armed with critique, if you give it as an attendant the daily, universal discussion of institutions and ideas, of judgments and acts, the conspiracy could not hold for an instant. In the bright light of controversy, the monsters to which skepticism and tyranny give birth will be forced to flee and his their ridiculous faces underground.

So the individual, absolutist reason is one thing, proceeding through geneses and syllogisms, constantly tending, through the subordination of persons, functions and characters, to systematize society; and the collective reason is another, accomplishing everywhere the elimination of the absolute, invariably proceeding through equations, and energetically denying, with regard to the society it represents, every system. Incompatibility of forms, antagonism of tendencies: what more could we want in order to maintain the distinction between these two natures?

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