The Anarchist Individualist Initiation
E. ARMAND
☜ 15. The inner life, sensibility and individualist sentimentalism. The problem of education.
17. Solidarity. Sociability. Camaraderie. ☞
16. La solidarité. La sociabilité La camaraderie
165) L’obligatoire solidarité.
Mystiques, légalitaires, socialistes, communistes, écrivent et discourent sur une solidarité qui lierait tous les hommes : ceux-là parce qu’ils se basent sur cette affirmation gratuite que « Dieu » est le père du genre humain, ceux-ci parce que la loi est le lien qui réunit les hommes puisqu’il leur permet de vivre en société, les autres parce que production et consommation sont si inextricablement liées que le producteur est indispensable au consommateur et vice-versa. “Dieu”, la loi ou le fait économique, il faut se courber et obéir toujours.
16. Solidarity. Sociability. Camaraderie.
165) Obligatory solidarity.
Mystics, legalists, socialists, and communists write and hold forth about a solidarity that would link all people: some because they accept the unwarranted affirmation that “God” is the father of the human race, others because the law is the bond which unites men since it allows them to live in society, and still others because production and consumption are so inextricably linked that the producer is indispensable to the consumer and vice-versa. Before “God”, the law or economic fact, it is always necessary to bow and obey.
166) Les individualistes et la solidarité imposée.
L’individualiste anarchiste, lui, ne se courbe pas et, froidement, loyalement, il soumet à la critique cet argument formidable : solidarité obligée équivaut à point de solidarité du tout.
« J’ai découvert, dit-il, que venu par le jeu d’un phénomène naturel, dans la société des hommes, je m’étais, à l’origine, trouvé en face de conditions morales, intellectuelles, économiques qu’il m’a fallu subir sans pouvoir les discuter. Je n’avais point demandé à naître, ce qui n’a pas empêché que dès mon enfance la plus tendre, les institutions et les hommes, tout se soit ligué pour me déterminer à être un constituant résigné et solidaire du milieu social. Dans la famille, à l’école, à la caserne, à l’usine, tout le monde me disait que je devais être solidaire de mes semblables. Solidaire de mes parents, même lorsqu’ils m’empêchaient par force d’aller rejoindre la fille vers laquelle mes sens m’attiraient ; solidaire de l’instituteur qui me retenait l’été de longues heures dans la classe, alors que dehors s’épanouissaient les fleurs et gazouillaient les oiseaux ; solidaire du caporal ou du sergent qui m’imposait de pénibles corvées, des exercices rebutants ; solidaire du patron dont chaque heure de mon travail augmentait le revenu en même temps que le bien-être… Je compris alors que « solidarité » signifiait « esclavage ».
« Plus tard, un peu plus de réflexion m’apprit que j’étais aussi esclave de ceux que le hasard avait placés dans des circonstances meilleures que les miennes que de ceux dont les conditions étaient pires. Le sans-le-sou qui acclame le régiment qui passe, le surveillant qui retient le malchanceux en prison, l’ouvrier qui moucharde ses camarades afin de passer contremaître, le policier qui emploie toutes sortes de ruses pour priver ses semblables de la liberté, le paysan qui me toise avec mépris parce que je préfère flâner le long des sentiers plutôt que de respirer l’air empuanti des usines, le syndicaliste qui me ferait volontiers renvoyer de mon travail parce que je refuse de m’immatriculer dans l’association ouvriériste dont il fait partie — tous ces êtres affirmaient que je leur étais solidaire, que c’est pour eux et avec eux que je devais penser, œuvrer, produire, c’est-à-dire consacrer le meilleur de mes facultés.
« J’ai réagi. A ce déterminisme terrifiant du milieu social, j’ai opposé mon déterminisme personnel. Je refuse d’accepter de bon gré une solidarité dont il m’a été impossible d’éprouver les bases, de débattre les conditions ou de prévoir les conséquences. Je maintiens que là où la solidarité m’est imposée, elle est nulle, et que je ne suis pas tenu à l’observer. En vain les solidaristes “à outrance” m’objecteront-ils que le paysan dévot, le tailleur radical, l’employé des postes socialiste, le boulanger bonapartiste, le terrassier communiste, le marin patriotard sont nécessaires à ma vie : qu’ils contribuent, anonymement ou non, directement ou non, à me fournir les utilités sans lesquelles je ne saurais subsister. Je leur répondrai que dans les conditions où évolue actuellement la société, ces différents membres du milieu social ne sont pas des producteurs uniquement, ils sont des électeurs ou des membres de parti politique, quelquefois des jurés, souvent des géniteurs de magistrats, d’officiers ; des exploiteurs chaque fois qu’ils le peuvent ; ce sont des gens partisans de l’autorité et qui emploient leur autorité morale ou intellectuelle à maintenir ou à faire maintenir, par délégation, le régime de la solidarité forcée.
« Je ne me sens nullement solidaire de celui qui contribue à maintenir et la domination et l’exploitation, je ne suis pas solidaire davantage de quiconque perpétue la survivance des préjugés qui entravent le développement individuel ; je ne suis solidaire ni des consommateurs nuisibles ni des producteurs inutiles ; je n’en suis solidaire présentement que parce que j’y suis forcé et chaque fois que je trouve l’occasion de m’évader de cette contrainte, j’en profite.
« Non, je ne suis pas solidaire de qui, par son approbation, son silence ou sa résignation, continue à maintenir des conditions d’être ou de faire impliquant la contrainte ou l’exploitation peu importe sous quelle forme. Il n’est pas un individualiste qui diffère de moi sous ce rapport.
« Je ne repousse pas a priori et avec entêtement toute solidarité. Je me refuse simplement à être solidaire de ceux dont l’effort vient à l’encontre de mon dessein : vivre le moment actuel en pleine liberté, sans empiéter sur la liberté d’autrui. Je repousserai même la solidarité a priori avec ceux de mes plus chers amis accomplissant des gestes pour lesquels ils ne m’ont pas consulté et aux résultats desquels je n’ai aucune part. C’est a posteriori – ayant tous les éléments d’appréciation en mains – que je veux me déclarer solidaire des êtres qui ne vivent pas à mes côtés ou des actes qui se commettent sans ma participation, de près ou de loin.
« Cela ne veut pas dire que je ne me sente pas en général solidaire de tous les négateurs d’autorité, de tous les révoltés, contre l’exploitation, de tous les critiques du fait établi et de la chose jugée : des individualistes anarchistes, enfin. Où je me séparerais d’eux, c’est s’ils voulaient me contraindre à accepter la responsabilité de formes de lutte ou de propagande qui ne sont pas miennes. Je ne connais de solidarité que celle que j’ai acceptée, débattue, consentie, l’ayant d’abord examinée consciemment. Je ne suis solidaire que de ceux qui conçoivent comme moi la solidarité. »
L’histoire nous montre que le concept de “solidarité” imposée a surtout servi à édifier des dogmes ou à susciter des dominateurs. Pour rendre concrète et effective la solidarité entre des êtres que n’associaient ni le tempérament, ni l’intérêt, il a fallu la Religion ou la Loi ; pour que les rapports qu’elles déterminaient entre les hommes ne restent pas lettre morte, il a fallu des exécutifs de la religion ou de la loi, des prêtres ou des magistrats. Quiconque accepte bénévolement l’obligation de la solidarité ou la contrainte de l’entr’aide appartient au monde de l’autorité.
166) The individualists and imposed solidarity.
The individualist anarchist does not bow and, coldly, faithfully, they submit for critique this formidable argument: compulsory solidarity amounts to no solidarity at all.
“I discovered,” says the anarchist individualist, “that, come through the action of a natural phenomenon into the society of men, I found myself, from the beginning, faced with moral, intellectual, and economic conditions to which I had to submit without being able to dispute them. I did not ask to be born, but still, from my most tender infancy, institutions and persons have all been in league to condition me to be a resigned and solidary component of the social milieu. In the family, at school, in the barracks and the factory, everyone told me that I should be in solidarity with my fellows. In solidarity with my parents, even when they prevented me by force from going to meet the girl towards whom I felt myself attracted; in solidarity with the school teacher who held me in the classroom for long hours in the summer, while outside the flowers bloomed and the birds twittered; in solidarity with the corporal or sergeant who imposed on me painful drudgery, repulsive exercises; in solidarity with the boss whose income and well-being increase with every hour of my labor… I understand then that “solidarity” means “slavery”.
“Later, a little more reflection taught me that I was as much a slave to those that chance had placed in circumstances better than mine as I was to those whose conditions were worse. The penniless person who cheers the passing regiment, the guard who keeps the unfortunate wretch in prison, the worker who informs on his comrades in order to be appointed foreman, the police officer who uses all sorts of ruses to deprive his fellows of freedom, the peasant who eyes me with contempt because I prefer to stroll along the byways rather than breathe the stinking air of the factories, the syndicalist who would willingly expel me from my work because I refuse to register with the workerist association to which he belongs — all these beings maintained that I was their solidaire, that it is for them and with them that I should think, work and produce, with and for them that I should devote the best of my abilities.
“I reacted. To that terrifying determinism of the social environment, I have opposed my personal determinism. I refuse to accept gladly a solidarity of which it would be impossible for me to feel the bases, to negotiate the conditions or to foresee the consequences. I maintain that where solidarity is imposed on me, it is null and void, and I am not required to observe it. In vain the “excessive” solidarists will object to me that the devout peasant, the radical tailor, the socialist postal employee, the bonapartist baker, the communist laborer, the jingoistic sailor are necessary to my life, that they contribute, anonymously or not, directly or not, to furnish me the utilities without which I could not subsist. I respond to them that in the conditions under which society currently evolves, these different members of the social milieu are not only producers, they are voters or members of political parties, sometimes members of juries, often progenitors of magistrates and officers; they are exploiters whenever they can; they are partisans of authority, who employ their own moral or intellectual authority to maintain or cause to be maintained, by delegation, the regime of forced solidarity.
“I do not feel myself at all in solidarity with those who contribute to maintain domination and exploitation. I am no more in solidarity with those who perpetuate the survival of prejudices that hinder individual development; I am not in solidarity with the harmful consumers or the useless producers; I am presently in solidarity with them only because I have been forced to be and each time that I find the occasion to escape from that constraint, I take advantage of it.
“No, I am not in solidarity with those who, through their approval, silence or resignation, continue to maintain conditions of existence or action involving coercion or exploitation, little matter in what form. Those who differ from me in this regard are not individualists.
“I do not reject all solidarity a priori and stubbornly. I simply refuse solidarity with those whose efforts run counter to my plan: to live the present moment in full liberty, without infringing on the liberty of others. I would reject a priori solidarity even even with those of my dearest friends accomplishing deeds about which they have not consulted me and results of which I have had no part. It is a posteriori — having all the background information in hand — that I want to declare myself in solidarity with beings who do not live by my side or acts which are committed without my participation, near or far.
“That does not mean that I do not feel myself generally in solidarity with all the deniers of authority, with all the rebels, against exploitation, with all the critics of established facts and res judicata: with the individualist anarchists, finally. Where I will separate myself from them, is if they want to compel me to accept responsibility for forms of struggle or propaganda which are not my own. Of solidarity, I only know what I have accepted, debated, and consented to, having first examined it consciously. I am in solidarity only with those who think about solidarity as I do.”
History shows us that the concept of imposed “solidarity” has particularly served to create dogmas or to give rise to despots. To render solidarity concrete and effective between beings that are not associated by temperament, or interest, requires Religion or Law; in order that the relations that they determine between persons do not remain a dead letter, there must be executives of religion of of law, priests or magistrates. Whoever voluntarily accepts the obligation of solidarity or the constraint of mutual aid belongs to the world of authority.
167) La Solidarité volontaire.
En résumé, l’individualiste tend à n’accepter de solidarité que celle qu’il a pesée, voulue, examinée, discutée. Il s’efforce de faire en sorte que la solidarité qu’il accepte ne le lie pas à jamais. Et de s’en dégager aussitôt qu’il s’aperçoit que sa pratique le conduirait à accomplir des actes qui ne lui conviennent pas, ou à souscrire à des responsabilités pour lesquelles il ne se sent aucun goût. Dans tous les domaines, une seule préoccupation domine sa pensée : retirerai-je personnellement, de la voie où je m’engage, plus de liberté d’être et de faire, et cela sans priver autrui de sa liberté de penser ou d’agir ? De la réponse dépend la façon dont il tente de déterminer sa vie, tous les actes de son existence.
167) Voluntary Solidarity.
In summary, the individualists tend to accept no solidarity but that which they have weighed, desired, examined and discussed. They will attempt to make certain that the solidarity that they accept never binds them. And they will free themselves from it as soon as they perceive that its practice leads them to accomplish acts that do not suit them or to take on responsibilities for which they have no taste. In all domains, a single question dominates their thought: Will I personally gain from the path on which I am engaged more liberty to be and to do, without depriving others of their liberty to think or act? The manner in which they attempt to determine their lives, and all the acts of their existence, will depend on the answer to this question.
168) De la solidarité imposée.
L’homme est un être sociable et l’individualiste qui fait partie du genre humain ne fait pas exception. L’être humain n’est pas sociable par accident, puisque son organisation physiologique le contraint à rechercher, pour se compléter, pour se reproduire, un de ses semblables d’un sexe différent. D’une façon générale, on peut cependant constater que les hommes pratiquent la sociabilité sans réflexion ou sous la menace de la contrainte : à l’école, à la caserne et plus tard à l’usine, ils vivent en commun une grande partie de leur existence avec des individus vers lesquels aucune affinité ne les attire, auprès desquels aucune sympathie ne les retient. Dans les grandes villes, ils gîtent en d’immenses édifices, autre espèce de casernes, porte à porte avec des voisins auxquels aucun lien intellectuel ou moral ne les lie. On se marie même sans se connaître, sans aucune connaissance de ses besoins respectifs.
168) Imposed solidarity.
The human is a sociable being and the individualist, who is part of the human race, is no exception. The human being is not sociable by accident, since its physiological organization constrains it to seek one of its fellows of a different sex in order to complete itself, to reproduce. In a general manner, however, we can state that humans practice sociability without reflection or under duress: at school, in the barracks and later at the factory, they live a large part of their existence in common with individuals towards whom no affinity attracts them, beside whom no sympathy holds them. In the cities, they dwell in immense edifices, another sort of barracks, next door to neighbors to whom no intellectual or moral tie links them. We even marry without knowing one another, without any knowledge of our respective needs.
169) Les individualistes anarchistes considérés comme une “espèce”.
Or, c’est ce que ne veut pas l’individualiste anarchiste. Il n’entend pas plus être esclave de la sociabilité imposée que se placer sous le joug de la solidarité forcée. Il pourra s’associer à ses camarades, aux individualistes, à ceux de son monde, de son “espèce”. A ceux de son espèce est bien l’expression convenable car on ne saurait nier que les individualistes ne forment, parmi le genre humain une espèce reconnaissable à des traits psychologiques bien déterminés. Les individus qui, consciemment, rejettent les dominations et les exploitations de toutes sortes, vivent ou tendent à vivre sans dieux ni maîtres, cherchent à se reproduire en d’autres êtres afin de perpétuer leur espèce et de continuer leur besogne intellectuelle ou pratique, leur œuvre à la fois d’émancipation et de destruction ; ces individus-là forment bien une espèce à part, dans le genre humain, une espèce aussi différente des autres espèces d’hommes que, dans la gente canine, le terre-neuve l’est du roquet.
Entendons-nous bien, il ne s’agit pas de faire de l’individualiste anarchiste un « surhomme » parmi les hommes, pas plus qu’il ne s’agit de faire du terre-neuve un « surchien » parmi les chiens. Il existe pourtant une différence : le terre-neuve est un type fixé qui n’évoluera pas ; le type individualiste évoluera : il remplit, dans le genre humain, le rôle qu’ont joué les espèces prophétiques dans l’évolution des êtres vivants. On peut encore l’assimiler à ces types mieux doués, plus vigoureux, plus aptes à la lutte pour la vie qui apparaissent à un certain moment au sein d’une espèce et finissent par déterminer le devenir de cette espèce. Avec leurs imperfections, leurs manquements, leurs erreurs, les individualistes anarchistes constituent, croyons-nous, à l’état latent, le type de l’homme futur : l’individu d’esprit libre, de corps sain, de volonté éduquée, prêt à l’aventure, disposé à l’expérience, vivant pleinement la vie, mais qui ne veut pas plus être un dominé qu’un dominateur.
169) The individualist anarchists considered as a “species.”
Now, that is not what the individualist anarchists want. They no more intend to be slaves of imposed sociability than they do of placing themselves under the yoke of forced solidarity. They can associate with their comrades, with the individualists, with those of their world, of their “species.” “With those of their species” is certainly the appropriate expression, for we would not deny that the individualists form a species within the human race recognizable by well determined psychological traits. The individuals who, consciously, reject domination and exploitation of all sorts, live or tend to live without gods or masters, seeking to reproduce themselves in other beings in order to perpetuate their species and continue their intellectual or practical labor, their work of simultaneous emancipation and destruction; these individuals form a separate species, in the human race, a species as different from the other human species as, in the canine tribe, the Newfoundland is from the pug.
Listen to us well, it is not a question of making the individualist anarchist a “superman” among humans, any more than it is a question of making the Newfoundland a “superdog” among dogs. There is a difference, however: the Newfoundland is a fixed type which will not evolve; the individualist type will evolve: it fulfills, in the human race, the role that the prophetic species have played in the evolution of living beings. We can compare it to those more gifted and vigorous types, more fit for the struggle for life, that appear at a certain moment within a species and end up determining the future of that species. With their imperfections, their shortcomings, their errors, the individualist anarchists constitute, we believe, in the latent state, the type of the future human: the individual of free spirit, sound body, educated will, ready for adventure, inclined to experiment, living life fully, but not wanting to be either dominated or a dominator.
170) L’entr’aide dans l’espèce. La camaraderie.
L’individualiste n’est donc pas un isolé dans son espèce. Entre eux, les individualistes pratiquent la « camaraderie » ; comme toutes les espèces en péril constant d’être attaquées, ils tendent instinctivement à la pratique de « l’entr’aide dans l’espèce ». Nous reviendrons plus tard sur certaines des formes que peut revêtir cette « entr’aide ». La tendance est vers la disparition de la souffrance évitable dans l’espèce : n’est pas un camarade quiconque tend, au contraire, à prolonger ou à augmenter la souffrance chez ses compagnons.
L’individualiste incite qui veut faire route avec lui à se rebeller pratiquement contre le déterminisme du milieu social, à s’affirmer individuellement, à sculpter sa statue intérieure, à se rendre autant que possible indépendant de l’environnement moral, intellectuel, économique. Il pressera l’ignorant de s’instruire, le nonchalant de réagir, le faible de devenir fort, le courbé de se redresser. Il poussera les mal doués et les moins aptes à tirer d’eux-mêmes toutes les ressources possibles et non à se reposer sur autrui.
170) Mutual aid within the species. Camaraderie.
The individualist is not then isolated within his species. Among themselves, the individualists practice “camaraderie;” like all species in constant peril of being attacked, they tend instinctively to the practice of “mutual aid within the species.” We will return later to certain of the forms that this “mutual aid” can assume. The tendency is toward the disappearance of avoidable suffering within the species: there is not any comrade who, on the contrary, would tend to prolong or increase the suffering among their fellows.
The individualists urge whoever will to go along with them to rebel practically against the determinism of the social environment, to assert themselves individually, to sculpt their internal statue, to render themselves as independent of the moral, intellectual and economic environment as possible. They will press the ignorant to educate themselves, the apathetic to respond, the weak to become strong, the bent to raise themselves up. They will push the poorly endowed and less able to draw to themselves all possible resources and not to relay on others.
171) L’individualiste et les « frères inférieurs ».
L’individualiste peut avoir à se servir d’animaux pour l’aider au cours de ses investigations, de ses expériences, de ses réalisations. Les protestations contre la domination et l’exploitation porteraient à faux s’il les considérait comme de purs instruments animés. Des assistants, des collaborateurs, des « camarades » d’une constitution psychologique non pas inférieure à la sienne, mais différente, voilà comment il considèrera son bœuf, son cheval, son âne, les hôtes de sa basse-cour, et non pas uniquement comme des esclaves, des machines à rendement. Il ne saurait oublier que ces êtres sont doués de facultés cérébrales et sentimentales, lesquelles, si elles n’équivalent peut-être pas à celles dont se targuent les humains, sont tout autant que les siennes susceptibles d’être perfectionnées, développées, portées à un maximum d’épanouissement. Il ne pourra pas ne pas se souvenir que ces soi-disant frères « inférieurs » sont dotés d’un système nerveux complet et que par certaines manifestations de leur instinct, il leur arrive de lui être bien supérieurs. Il ne saurait, il ne pourrait être méchant ni cruel à l’égard des animaux qui le prolongent. Il se souviendra qu’ils sont susceptibles sinon d’initiation, pour le moins d’éducation. S’il ne sent pas les dispositions voulues pour être « un éducateur d’animaux », il ne tolèrera pas que dans son entourage on les maltraite, on les tourmente, on les fasse souffrir. Et ce n’est pas seulement le problème de l’exploitation animale qui se posera devant l’individualiste, mais il s’interrogera et se demandera s’il est conforme ou non aux opinions qu’il professe de sacrifier à sa subsistance tout au moins les animaux domestiques.
171) The individualist and the “lesser brethren.”
Individualists may have to use animals to help them in the course of their investigations, experiments, experiences and accomplishments. The protests against domination and exploitation would ring false if they considered them purely as living instruments. As assistants, collaborators, “comrades” with a psychological constitution not inferior to their own, but different, that is how they would consider their cow, horse, donkey, the guests of their barnyards, and not just as slaves, or productive machines. They would not be able to forget that these beings are gifted with cerebral and sentimental faculties, which, if they are perhaps not equivalent to those of which humans boast, are as susceptible as those to being perfected, developed, and carried to a maximum of fulfillment. They could not fail to recall that these so-called “inferior” brethren are endowed with a complete nervous system, and that in certain manifestations of their instinct, they happen to be far superior to them. They could not be mean or cruel towards animals which extend them. They would remember that if they are not susceptible to initiation, they can at least be educated. If he does not feel the necessary aptitudes to be “an educator of animals,” he will not tolerate anyone in his circles who mistreats them, torments them, or makes them suffer. And it is not only the problem of animal exploitation which will present itself to individualists, but they will wonder at the very least whether or not it is consistent with their professed opinions to sacrifice domestic animals for their sustenance.
172) Vie privée et vie publique.
On a défini plus haut la théorie individualiste comme la philosophie de l’anti-autoritarisme conçue, expérimentée, pratiquée individuellement. A condition que cette expérimentation ou cette pratique n’empiète pas sur la vie ou sur l’activité du camarade d’idées, quel qu’il soit.
« De sorte que vous êtes d’autant plus mon camarade que vous me laissez poursuivre en paix les expérience de ma vie personnelle sans y intervenir. »
Il n’est là aucune méfiance mutuelle. Une entente, un contrat tacite, un concept psychologique me lie aux constituants – nous y reviendrons plus loin – de « l’espèce individualiste anarchiste » : c’est la non intervention dans les faits et gestes de mon camarade dans la mesure où ils ne me portent pas préjudice réel, où ils ne me nuisent pas vraiment. En pénétrant parmi les individualistes, je sais que c’est leur unique conception du bien et du mal. Je sais, en me mêlant parmi eux, que la seule action qu’ils reconnaissent comme criminelle est une incursion dans leur vie privée. Je sais que c’est là l’alpha et l’oméga de leur « morale sociale ». C’est à moi de savoir si ce milieu convient ou non à mes aspirations ou à mon tempérament. Je suis prévenu.
J’estime pour ma part, que « l’espèce individualiste » ne sera jamais assez nombreuse sur la planète pour que les individualistes se gênent jamais entre eux. Il n’y a donc aucun motif sérieux pour qu’ils commettent le crime de se juger les uns les autres, de se condamner, de s’excommunier au sujet d’événements de leur vie intime. C’est pourquoi, me trouvant en présence d’un camarade me demandant des explications sur des faits quelconques de ma vie privée, je refuse catégoriquement – si je le trouve bon – de fournir aucun éclaircissement. Il me suffit de savoir qu’aucun de ces faits n’a eu d’influence restrictive sur le développement ou l’activité de ce camarade pour repousser toute intervention de sa part, intervention tyrannique ou insupportable.
Il n’y a pas là un atome de méfiance – je pratique simplement l’entente « morale » qui sert de trait d’union entre les anarchistes : respect intégral de la liberté d’action de mon camarade tant que ma liberté d’agir n’en est pas compromise.
Il est évident que je n’aurai pas cette même réserve concernant la vie publique d’un camarade quelconque en tant qu’elle a directement trait à la conception fondamentale de l’individualisme anarchiste. Un individualiste ne peut être un agent d’autorité gouvernementale, il ne peut en aucune façon aider au maintien ou au développement de cette autorité, il ne peut faire de propagande en faveur d’un régime d’autorité.
Voilà pourquoi je proteste quand j’apprends qu’un individualiste défend une forme de gouvernement, préconise le vote, approuve la guerre, par exemple. Voilà pourquoi je me sépare de quiconque est juge, policier, geôlier, bourreau, élu ou électeur à un degré quelconque. Il n’est pas des « miens ».
172) Private life and public life.
Above we defined the individualist theory as the philosophy of anti-authoritarianism conceived, tested, and practiced individually. Provided that this experiment or practice does not interfere with the life or activities of the comrade in ideas, whatever they may be.
“So that you are that much more my comrade as you leave me to pursue in peace the experience of my personal life without interfering.”
There is no mutual mistrust there. An entente, a tacit contract, a psychological concept links me to the constituents — we will return there later — of the “individualist anarchist species:” it is non-intervention in the in the acts and movements of my comrade to the extent that they do not bear real prejudice against me, or do not truly harm me. Entering among the individualists, I know that is their sole conception of good and evil. I know, by mixing with them, that the only action that they recognize as criminal us an incursion into their intimate life. I know that is the alpha and omega of their “social morals.” It is up to me to know if this milieu does or does not suit my aspirations or my temperament. I am forewarned.
On my part, I reckon that the “individualist species” will never be numerous enough on the planet for the individualists to ever get in one another’s way. So there is no serious motive for them to commit the crime of judging one another, condemning or excommunicating one another on the basis of events in their private lives. That is why, finding myself in the presence of a comrade demanding explanations of any facts regarding my private life, I categorically refuse — if it suits me — to furnish any clarification. It is enough for me to know that none of these acts have had a restrictive influence on the development or activity of that comrade to reject any intervention on his part, an intervention tyrannical or insupportable.
There is not an atom of mistrust in that — I simply practice the “moral” agreement which serves as the link/hyphen between the anarchists: complete respect of the liberty of action of my comrade insofar as my own liberty to act I not compromised.
It is obvious that I would not have that same reserve concerning the public life of any comrade insofar as it relates directly to the fundamental conception of anarchist individualism. An individualist cannot be an agent of governmental authority, he cannot in any way aid in the maintenance or development of that authority, he cannot make propaganda in favor of a regime of authority.
That is why I protest when I learn that an individualist defends a form of government, recommends the vote, approve of war, for example. That is why I separate myself from anyone who is judge, policeman, jailer, executioner, elected or elector to any degree whatsoever. They are not “mine.”
173) Les concessions au milieu.
Tandis que je ne me reconnais pas le droit d’intervenir dans certaines concessions individuelles au milieu, nécessitées par une indépendance économique appréciable. Je considère comme mon camarade l’instituteur ou l’employé au chemin de fer de l’État à qui sa situation n’enlève pas sa haine de l’Autorité. Le pis-aller économique auquel il a dû se soumettre ne le conduit pas à enlever la liberté à qui que ce soit et à maintenir personne en prison. Qu’importe si, ayant dû se marier avec une compagne dont la situation dépendait de l’accomplissement d’un absurde pis-aller légal, le camarade « concessionnaire » continue à préconiser ou à pratiquer la liberté de l’amour… Je ne me séparerais d’eux que si l’instituteur, l’employé de l’État et le camarade marié faisaient campagne en faveur de l’excellence ou de l’utilité des formalités légales…
173) Concessions to the milieu.
While I do not recognize the right to interfere in certain individual concessions to the environment, necessitated by a significant economic independence. I consider as my comrade the school teacher or employee of the State-run railroad whose situation has not removed their hatred of Authority. The lesser economic evil to which they must submit does not lead to taking liberty from anyone and keeps no one in prison. What does it matter if, having had to marry a companion whose situation depended on the accomplishment of an absurd legal stopgap, the compromised camarade continues to recommend or to practice liberty in love… I will only separate myself from them if the teacher, the employee of the State and the married comrade wage a campaign in favor of the excellence or usefulness of the legal formalities…
174) Considérations sur la pratique de la camaraderie.
La conception précitée des individualistes anarchistes envisagée comme une espèce n’implique pas qu’il n’y aura pas de heurts, de frottements, de discussions entre individualistes, pris personnellement. A peine sortis de l’animalité, les voici ralliés au concept philosophique le plus élevé qu’on puisse concevoir : Comment veut-on que certains n’essayent pas parfois – trop souvent – d’attenter au développement du voisin ? Comment veut-on, d’autre part, que ceux menacés d’empiètement ne réagissent pas ? Il y a ou aura des chapelles, des parti pris, des incompréhensions, des jugements portés trop hâtivement, des reculs, des abandons, des retours, que sais-je encore ? C’est inévitable dans un mouvement presque à l’usage de surhommes et auquel adhèrent des êtres qui sont à peine des surbrutes. Cela ne prouve rien contre la valeur de l’idée individualiste en elle-même. Des hommes peuvent la mécomprendre ou la déformer volontairement. Il n’y a pas d’autre conclusion à en tirer : qu’ils étaient inaptes à tenter de la vivre.
Tout ce qui vient d’être dit ne sous-entend pas non plus que, mû par une présomption ridicule, un individualiste se refusera à admettre la supériorité de tel de ses camarades dans une branche d’activité où il se sait complètement ignorant ou insuffisant. Nullement. Ne sachant pas ramer, il ne se sentira ni diminué, ni dominé parce que, voyageant en barque, d’autres camarades manient les rames. Pas plus que je ne me sens diminué ou dominé parce qu’un compagnon peut traduire un article en chinois, langue dont je ne connais que quelques mots, et qu’il connaît à fond : dans de pareils cas, je comprends qu’inaptitude ou incapacité excluent responsabilité ! L’individualiste n’entend être responsable que de ce qu’il croit avoir la force de mener à bien, quitte à se dégager de sa responsabilité si, a posteriori, il s’aperçoit qu’il s’est trompé. Mon expérience (ceci dit en passant) m’a convaincu, en cas d’association entre individualistes, qu’elle perdure d’autant mieux que la tâche à accomplir de concert est susceptible d’être répartie entre plusieurs personnes autonomes dans leurs départements respectifs.
Les groupements individualistes s’établissent plus étroitement sur les affinités de tempérament ou de caractère de ceux qui les composent. Ils ne se jalousent pas et admettent fort bien qu’un camarade fasse partie de plusieurs de ces groupements, quitte l’un d’eux à un moment donné pour se joindre à un autre. D’une façon générale, c’est par rapport à soi que l’anarchiste détermine que tel ou tel est un camarade, ce n’est aucunement par le ouï dire particulier ou commun ; avant tout la camaraderie est d’ordre individuel et, comme toutes les autres phases de la vie individualiste, elle est une expérience. Parce qu’elle est d’ordre individuel et une expérience, les individualistes ne se livrent pas à la critique de la vie privée de leurs camarades, c’est-à-dire de la façon dont chacun entend vivre sa vie, sous réserve naturellement que cette vie tende à l’accord avec les convictions affichées, autrement dit qu’elle n’implique pas usage ou emploi de la contrainte à l’égard d’autrui.
174) Considerations on the practice of camaraderie.
The previously mentioned idea of the anarchist individualists envisioned as a species does not imply that there would not be friction, clashes or discussions among individualists, taken personally. Hardly emerged from animality, here they are rallied to the most elevated philosophical concept that we can conceive. How could we hope that some would not sometimes try — too often — to attack the development of their neighbors? How could we hope, on the other hand, that those threatened with encroachment would not react? There are or will be sects, biases, instances of incomprehension, judgments made too hastily, steps backward, desertions, returns, and who knows what else? It is inevitable in a movement which is nearly for the use of supermen and to which belong beings that are barely superior to brutes. That proves nothing against the value of the individualist idea in itself. Some may misunderstand it or misrepresent it intentionally. There is no other conclusion to draw: they will be unfit to attempt to live it.
All that has just been said does not imply either that, moved by a ridicule presumptuousness, and individualist would refuse to admit the superiority of such of his comrades in a branch of activity where he knows himself completely ignorant or inadequate. Not at all. Not knowing how to row, he would not feel diminished, nor dominated because, traveling in a small boat, other comrades manned the oars. No more than I would feel diminished or dominated because a comrade can translate an article in Chinese, a language of which I know only a few words, but that he knows deeply: in such a case, I understand that incapacity or unfitness rules out responsibility! The individualist intends to be responsible only for what he believes he has the strength to carry out, even to be released from his responsibility if, in retrospect, he perceives that he was mistaken. My experience (incidentally) has convinced me, in cases of association between individualists, that they endure much better when the task to be accomplished together is susceptible to being divided between several persons, autonomous in their respective departments.
The individualist groups will be established more strictly on the affinities of temperament or character of those who make it up. They are not jealous and accept very well that one comrade may take part in several of these groups, and quit one at a given moment in order to join another. In a general fashion, it is in relation to himself that the anarchist determines that such and such is a comrade, it is in no way by individual or common hearsay; above all camaraderie is of the individual order and, like all the other phases of the individualist life, it is an experiment. Because it is of the individual order and an experiment, the individualists do not give themselves over to criticism of the private lives of their comrades, of the manner in which each intends to live their lives, provided naturally that that life tends towards agreement with their public convictions, in other words, that it does not imply the usage or employment of coercion with regard to others.
175) Nécessité de la critique des idées.
Si, pour les raisons que nous venons d’esquisser, l’individualiste ne critique qu’avec de grandes réserves la vie de ses camarades, il ne se défendra nullement l’examen critique de leurs idées, en tant qu’elles sont exprimées publiquement ; il ne laissera pas établir de « hors concours » individuels qui placeraient certaines œuvres, certaines déclarations sur un pied d’infaillibilité. La vie individualiste anarchiste vibre, évolue, se transforme, se critique et s’analyse elle-même, ne sera pas demain ce qu’elle était hier ; elle ne se fige pas en d’immuables conceptions et le véritable individualiste fera tout ce qui lui est possible – ce sera même une des occupations de sa vie de militant – pour éviter au mouvement individualiste de sombrer dans l’ornière de la routine ou du dogmatisme.
175) Necessity of the critique of ideas.
If, for the reasons we have just sketched out, the individualist criticizes the lives of his comrades only with great reservations, he will certainly not forbid himself the critical examination of their ideas, as much as they are expressed publicly; he will not let individuals establish themselves “above the fray” and place certain works, certain declarations on a footing of infallibility. The anarchist individualist life resonates, evolves, transforms, critiques and analyzes itself, and will not be tomorrow what it was yesterday; it does not freeze itself in immutable conceptions and the true individualist will do everything that is possible – this will even be one of the occupations of his life as a militant – to avoid the individualist movement sinking in the rut of routine or dogmatism.
176) La déception de la camaraderie.
Il est bien rare de tenir conversation avec un individualiste sans qu’au bout d’un quart d’heure – parfois c’est après cinq minutes d’entretien – on ne l’entende se lamenter sur les désillusions que lui a causées la pratique de la camaraderie. C’est susurré d’abord sur un ton de voix mystérieux, mais bientôt, si on y insiste et sous la condition qu’on le tiendra secret (!) l’individualiste, ou soi disant tel, énumère tous les déboires, toutes les déceptions, toutes les amertumes dont ses fréquentations avec Pierre, Paul et Jean ont abreuvé son existence. Ses plaintes – neuf fois sur dix – sont sincères et, pourquoi le nier, il est hors de doute que la camaraderie n’a pas toujours donné tous les résultats qu’on en attendait.
Je me propose d’examiner très succinctement s’il n’y a pas eu malentendu dans la conception qu’imbus encore des idées communistes de fraternité et d’amour universels, un assez grand nombre d’individualistes se sont tracé de la camaraderie.
Quand on analyse un peu sérieusement les causes qui ont donné lieu aux déceptions attribuées à la pratique de la camaraderie, on découvre ceci : c’est qu’en telles ou telles circonstances, Pierre, Paul ou Jean ne se sont pas conduits comme leur camarade s’attendait à ce qu’ils le fassent ou plutôt qu’ils n’ont pas agi comme il aurait agi lui-même.
Tous les malentendus entre compagnons n’ont pas d’autre motif. On fait route avec un camarade un mois, un an, dix ans : un événement surgit, imprévu, où son attitude est absolument opposée aux gestes qu’on attendait de lui. Déception ? Tromperie ? Dissimulation ? Mots trop gros. On ne connaît le camarade qu’imparfaitement ou plutôt les événements rencontrés ensemble n’avaient pas été de nature à le mettre à même de révéler sa véritable personnalité.
Les individualistes sont trop enclins à oublier que la camaraderie n’est pas une « obligation » ou un « devoir », c’est une « relativité » comme tous les incidents de la vie individuelle, une « expérience ». La camaraderie est avant tout d’ordre individuel. Nous l’avons déjà dit.
En vain accumulera-t-on sur le compte de jean, Pierre ou Paul des montagnes de racontars, sinon de calomnies ; je veux me rendre compte par moi-même de la façon dont ils agiront à mon égard. Je n’entends pas plus épouser les querelles d’autrui que voir dans la camaraderie un procédé de reproduction photographique – au « moral ». Quelle monotonie s’il fallait que chaque individualiste, sous prétexte de camaraderie, doive répéter les gestes ou les attitudes de son prochain en individualisme anarchiste !
Mais avant de poser en thèse que la camaraderie n’est pas plus une « obligation » qu’une « obsession » et émettre cette opinion qu’il ne faut pas plus la confondre avec « familiarité » qu’avec « promiscuité », il faudrait tout au moins déterminer ce qu’est « mon » ou « notre » camarade.
Je définis : sont nos camarades tous ceux qui montrent une activité individualiste, tous ceux qui élaborent et s’efforcent d’amener à réalisation une conception de « vie » individuelle au sens anarchiste du mot, autrement dit une existence et une activité conçues, vécues hors de l’influence de l’ambiance et en réaction contre le déterminisme du milieu. J’insiste sur ce point : je considère comme mon camarade tout être qui a imaginé et qui mène une « activité » et une vie individualistes par rapport à ses connaissances, à ses expériences, à sa constitution psychologique, à son appréciation du bonheur et non par rapport à mes aspirations ou à mon idéal du « camarade individualiste ».
Ceci admis, on comprendra très bien qu’il s’établisse des degrés et des nuances dans la camaraderie. On peut correspondre avec un camarade, se rencontrer dans des réunions et sentir qu’on ne pourrait supporter de vivre en intimité avec lui. Qui le contestera ? Question de tempérament. La camaraderie entre jeunes anarchistes de dix-huit ans est autre qu’entre camarades qui sont à l’été ou ont dépassé l’automne de la vie.
De même la camaraderie entre nomades et ceux qui apprécient le confort d’un intérieur – entre pratiquants de l’unicité en amour et pratiquants de la diversité – entre végétariens assidus et carnivores, – entre non fumeurs et fumeurs.
Certains tempéraments ne peuvent fournir que de la production intellectuelle et ce serait folie que de leur demander une autre sorte de camaraderie ; ce serait même diminuer leur utilité. D’autres trouvent une plus grande somme de bonheur dans l’isolement, dans la fréquentation d’un ami unique ou dans l’intimité d’une compagne ou d’un compagnon – ou de plusieurs – qui partagent toutes les expériences de leur vie quotidienne. L’important dans tout cela, c’est que ne diminue pas l’intensité de leur activité individualiste.
Actif de nature, on comprendra que je ne puisse trouver lieu à camaraderie intime avec l’anarchiste que je rencontre étalé sur son lit à 3 heures de l’après-midi, alors que dans mon armoire j’ai mille brochures qui attendent d’être distribuées. Je pourrai continuer à avoir d’excellents rapports avec lui ; il ne pénétrera pas dans mon intimité.
On peut cesser de se sentir en affinités de circonstances ou de caractère avec un camarade ; des conditions nouvelles peuvent intervenir qui amènent un affaiblissement ou la disparition de relations suivies. Je ne vois rien là qui porte atteinte à la camaraderie individualiste ou qui soit de nature à diminuer l’intérêt que peut susciter l’activité d’un camarade donné. Ce n’est pas parce qu’un camarade se sentira déterminé à ne plus me fréquenter par exemple que j’en apprécierai moins son effort. Cela ne saurait m’empêcher, le cas échéant, de lui rendre tel service en mon pouvoir ou de l’assister du mieux que je pourrai dans sa lutte contre la société ou encore dans sa propagande.
Sans vouloir mettre en marche de machine à explorer le temps et battre la campagne du Devenir anarchiste, il est une camaraderie d’une utilité plus grande que le désir d’une intimité dont l’insistance peut paraître animée d’une malsaine curiosité. Quelques camarades – en trop petit nombre hélas ! – ont pris l’initiative d’éditer des feuilles, des brochures, des livres où l’on défend, où l’on expose, où l’on discute les idées qui nous sont chères. Les soutenir de ses deniers, de sa sympathie. Eveiller autour de soi le désir d’émancipation, le besoin de lecture, la soif de connaître. Créer des groupes d’études où l’on cherche à susciter chez ceux qui sont éveillés d’hier, le dégoût du dogme, la recherche du libre examen dans tous les domaines. Si on ne peut le faire – ou que des occupations absorbantes ne le permettent que d’une façon restreinte – aider ceux qui se sont attelés à pareille besogne. N’est-ce pas là encore que se rencontre la meilleure, la plus durable des manifestations de la camaraderie ?
176) The disappointments of camaraderie.
It is very rare to hold a conversation with an individualist without at the end of a quarter of an hour – sometimes it is after five minutes of conversation – hearing them complain about the disillusionments that the practice of camaraderie has caused them. It is whispered at first in a mysterious tone of voice, but soon, if one insists and on the condition that one will keep the secret (!) the individualist, or would-be individualist, will enumerate all the bad luck, all the disappointments, all the bitterness with which his encounters with Pierre, Paul and Jean have showered his existence. His complaints – nine times out of ten – are sincere and, why deny it, there is no doubt that camaraderie has not always given all the results that we expect.
I propose to examine very briefly if there has not been a misunderstanding in the conception that still imbues some communists’ ideas of fraternity and universal love, which a fairly large number of individualists have drawn of camaraderie.
When we analyze at all seriously the causes that have led to the disappointments attributed to the practice camaraderie, we discover this: it is that in such and such circumstances, Pierre, Paul or Jean have not conducted themselves as their comrade expected that they would or rather that they have not acted as they would have acted themselves.
All the misunderstandings between compagnons have no other reason. We travel alongside a camarade for a month, a year, ten years: an event emerges, unexpected, where his attitude is absolutely opposite to the gestures that we expect from him. Disappointment? Trickery? Concealment? Words too coarse. We only know the comrade imperfectly or rather the events encountered together had not been of a nature to put them in a position to reveal his true personality.
The individualists are too inclined to forget that camaraderie is not an “obligation” or a “duty,” it is a “relativity” like all the incidents of individual life, and “experiment.” Camaraderie is above all of the individual order. We have already said it.
In vain will we accumulate mountains of gossip, if not of slander about Jean, Pierre or Paul; I wish to account by myself for the manner in which they act towards me. I do not intend any longer to espouse the quarrels of others that see in camaraderie a process of photographic reproduction – to the “moral.” What monotony if it was necessary that individualist, under the pretext of camaraderie, must repeat the gestures or attitudes of his fellow in anarchist individualism!
But before posing as a thesis that camaraderie is no more an “obligation” than an “obsession” and put forward that opinion that it is necessary not to confuse any more with “familiarity” than with “promiscuity,” it is necessary at least to determine who is “my” or “our” comrade.
I define: our comrades are all those who show an individualist activity, all those who elaborate and endeavor to bring to realization a conception individual “life” in the anarchist sense of the word, in other words an existence and an activity conceived and lived outside the influence of the environment and in reaction against the determinism of the milieu. I insist on this point: I consider as my comrade every being which has imagined and which leads to an individualist “activity” and life in relation to his knowledge, to his experiences, to his psychological constitution, to his evaluation of the pleasure and not in relation to my aspirations or my ideal of the “individualist comrade.”
Accepting this, you will understand well that it establishes degrees and shades of camaraderie. We can correspond with a camarade, encounter them in the meetings and feel that we could stand to live in intimacy with them. Who would question it? It is a question of temperament. Camaraderie between young anarchists, twenty years old, is different from that between camarades who are in the summer or passed the autumn of life.
Likewise camaraderie between nomads and those who value domestic comforts — between those practicing unicity in love and those practicing diversity — between diligent vegetarians and meat-eaters, — between non-smokers and smokers.
Certain temperaments can only provide the intellectual production and it would be folly to ask any sort of camaraderie of them; it would even diminish their usefulness. Others find a great deal of happiness in isolation, in the company of a single friend or in intimacy with one male or female companion – or with several – who share all the experiences of their daily lives. The important thing in all this is that does not diminish the intensity of their individualist activity.
Active by nature, it is understood that I could not find a place for intimate camaraderie with the anarchist I found sprawled on his bed at three o’clock in the afternoon, while in my closet I have a thousand pamphlets waiting to be distributed. I can continue to have an excellent relationship with him, but we will not be close.
We may cease to feel affinities of circumstances or character with a camarade; new conditions may arise that lead to the weakening or disappearance of ongoing relationships. I do not see anything in these facts that undermines the individualistic camaraderie or is likely to diminish the interest that can be generated by the activity of a given comrade. For example, I will not appreciate the effort of a camarade less because they feel determined not to spend time with me. That would not prevent me, if need be, from rendering them some service that is in my power or assisting them as best I could in their struggle against society or their propaganda.
Without wishing to set in motion a machine to explore time and defeat the campaign of the burgeoning anarchist, there is a camaraderie of greater utility than the desire for intimacy, the insistence of which may seem animated by an unhealthy curiosity. Some comrades — too few, alas! — have taken the initiative to publish broadsides, brochures and books where they defend, where they explain, and where they discuss the ideas that are dear to us. To support them with our money and our sympathy. To awaken around us the desire for emancipation, the need for reading and the thirst for knowledge. To create study groups where we seek to arouse, in those who awoke only yesterday, the disgust for the dogma and the search for free examination in all fields. If this cannot be done — or engrossing occupations only allow it in a limited way — to help those who have set themselves a similar task. Is this not the best and most enduring manifestation of camaraderie?
177) Mes ennemis et mes amis.
Il y a des êtres qu’on se sent déterminé à fuir, à détester, à haïr. Le Tyran, par exemple, ou le Faux Camarade qui trahissant votre confiance, a pénétré dans votre intimité, s’est emparé de tels secrets d’ordre privé et s’en sert pour vous nuire. Il ne me suffit point de savoir qu’ils étaient déterminés, de par leur hérédité, leur éducation ou leur construction cérébrale, à me faire tort. Le simple instinct de conservation me détermine à me défendre contre leurs actes et à en prévenir le retour – c’est-à-dire à me considérer en état continuel d’inimitié à leur égard.
Il y a donc toute une catégorie d’êtres qui sont mes ennemis : – ceux qui cherchent à me nuire. Et à l’égard desquels je ressens un tout autre sentiment que de l’amour ou de l’indifférence. Il y a ceux qui cherchent à me nuire parce que je ne saurais souscrire à leur sotte prétention de jouer au chef de parti – ou bien parce que je ne crains pas de mettre à jour leur cuistrerie bluffeuse – ou encore parce que je pense qu’il m’échet de mettre en garde autrui contre leur arrivisme. Ils me poursuivent de leur haine, et j’en suis satisfait. Il y a encore tous ceux du haut en bas de l’échelle sociale que je gêne par ma propagande, en dépit de son faible retentissement : les dirigeants auxquels je ne dissimule pas mon hostilité et les dirigés auxquels je n’épargne pas mon mépris ; les gouvernants dont je m’efforce de saper la situation et les gouvernés que je poursuis de mes sarcasmes. Mes ennemis sont donc en grand nombre. Et j’en suis heureux. C’est la preuve que mes coups portent. Sont mes ennemis encore les détenteurs d’autorité, ceux qui s’arrogent le droit de priver autrui de sa liberté ou possèdent le pouvoir de régler la vie d’autrui selon une norme donnée, fût-elle ou non conforme à son déterminisme personnel.
Mes amis sont au contraire en fort petit nombre. Ce sont ceux à qui je puis me révéler tel que je suis, comme je suis, sans jamais redouter qu’ils profitent de ma franchise pour l’exploiter et me faire tort. Ce sont ceux encore qui ne me faussent pas compagnie aux heures troubles, aux soirs de défaite ; que je retrouve à mes côtés lorsque l’ombre emplit ma route, même quand je me suis trompé, même alors que j’ai tort – ce qui ne signifie point qu’ils renoncent à me critiquer…
Tous ceux qui professent des idées semblables aux miennes ou équivalentes, sont mes camarades – non point forcément mes amis.
Je me sens en communion intellectuelle avec tous ceux qui poursuivent l’émancipation de l’individualité humaine, qui veulent dégager en l’être humain une personnalité distincte du milieu ambiant. C’est entendu. Mais c’est un lien purement intellectuel qui nous unit. Mais c’est la propagande des idées qui nous sont chères, à eux et à moi, qui délimite le champ de notre solidarité. Hors de la propagande, je connais aussi peu de leur vie extra intellectuelle qu’ils connaissent de la mienne. Il ne leur viendrait pas à l’esprit de me réclamer d’autres services que ceux qu’implique notre association intellectuelle. Je leur rends la réciproque. Parce que cela nous plaît – et quand cela nous plaît – et parce que c’est un trait de notre tempérament – nous nous communiquons mutuellement les expériences que nous croyons les mieux appropriées à nous armer dans la lutte pour notre vie. Mais rien ne nous oblige à cette communication. Ou à nous exhorter mutuellement à nous rendre forts, afin de conquérir notre vie. Nous le faisons parce que cela nous agrée. Et il n’est au pouvoir de personne de nous forcer à croire que c’est par contrainte que nous agissons. Et tel qui m’intéressera au point de vue de sa mentalité peut fort bien ne m’inspirer qu’antipathie au point de vue sentimental. De qui je prise l’envergure de conception, l’énergie dans la discussion, la conscience dans les recherches scientifiques – il se peut que je ne veuille point faire un ami.
177) My enemies and my friends.
There are beings that we feel ourselves determined to flee, to detest, to hate. The Tyrant, for example, or the False Comrade who betrays your confidence, to invade your privacy, has grasped some secrets of a private nature and uses them to harm you. It is not enough for me to know they were determined by their heredity, their education or their cerebral construction, to do me ill. The simple instinct of preservation incites me to defend myself against their acts and to forestall their return – that is to say to continue myself in a continual state of enmity with regard to them.
There is thus a category of beings who are my enemies: – those who seek to harm me. And with regard to whom I feel an entirely different sentiment than love or indifference. There are those who seek to harm me because I would not subscribe to their stupid pretention of playing at party leader – or else because I do not fear to bring to light their bluffing pedantry– or else because I think that it falls to me to put others on guard against their ambition. They pursue me with their hatred, and I am satisfied. There are also all those from top to bottom of the social scale that I disturb by my propaganda, despite its feeble impact: the leaders from whom I do not hide my hostility and the led to whom I do not spare my scorn; the rulers whose situation I struggle to undermined and the ruled whom I pursue with my sarcasm. My enemies are thus great in number. And I am happy with that. It is the proof that my blows carry. The sharers of authority are also my enemies, those who arrogate to themselves the right to others of their liberty or possess the power to rule the lives of others according to a given norm, whether or not it conforms to their own individual determinism.
My friends are, on the contrary, very few in number. They are those to whom I can reveal myself just as I am, as I am, without every dreading that they profit from my candor to exploit it and do me wrong. They are also those who do not give me the slip in troubled times, in the evenings of defeat; that I find at my side when the shadows fill my road, even when I am mislead, even when I am wrong – which does not mean that they give up criticizing me…
All those who profess ideas similar to mine or equivalent, are my comrades — not necessarily my friends.
I feel myself in intellectual communion with all those who pursue the emancipation of human individuality, who want to release in the human being a personality distinct from the surrounding milieu. This is understood. But it is a purely intellectual link unites us. But it is the propaganda of ideas which are dear to us, to them and to me, which marks out the field of our solidarity. Apart from the propaganda, I know as little of their extra-intellectual life as they know of mine. It would not cross their minds to ask of me other services than those implied by our intellectual association. I reciprocate. Because that pleases us — and when that pleases us — and because it is a trait of our temperament — we mutually communicate the experiences that we believe are most appropriate to arm ourselves in the struggle for our lives. But nothing obligates us to that communication. Or to mutually exhort one another to make ourselves strong, in order to conquer our lives. We do it because it agrees with us. And it is not in the power of anyone to force us to believe that it is by obligation/duress that we act. And someone who interests me from the point of view of his mentality can very well only inspire antipathy from a sentimental point of view. With those whom I value for scope of conception, energy in discussion, conscientiousness in scientific research — it could be that I do not want to make a friend.
178) Citoyen de « mon » monde.
Je ne suis pas un citoyen du monde, je suis le citoyen de mon monde.
Tout d’abord, parce qu’il n’est de monde que « mon » monde. Les raisonnements les plus spécieux ne prévaudront pas contre cette constatation. Le monde n’existe pour moi que parce que j’existe, parce que je sens son existence, parce que j’en perçois les effets. Lorsque je serai couché sous la pierre tombale, que je n’assimilerai plus et ne désassimilerai pas davantage, lorsque mes organes inutiles auront cessé de fonctionner et que ma chair pourrira, rongée par les vers – il n’y aura plus pour moi ni passé, ni présent, ni avenir – ni énergie, ni matière – ni humains, ni monde. Dès que j’aurai cessé d’exister, le monde, pour moi, aura cessé d’exister. Le monde ne m’est pas un absolu, il m’est une relativité. Il n’est donc le monde que parce qu’il est mon monde.
Mon monde, comme on le peut pressentir, est loin d’être l’étroit domaine que le possessif « mon » semblerait déterminer. C’est tout ce que – organisme conscient de mon existence – je sens, ressens, éprouve, perçois, distingue en moi et hors de moi. Mon monde, c’est mon cœur qui bat et mon cerveau qui vibre – c’est la nuit étoilée qui s’étend au-dessus de ma tête et c’est le vent qui entrave ma marche sur la route – c’est le flot qui amène des épaves sur la plage que je parcours à pas lents et ce sont les meules de blé qui se profilent comme des ruches immenses sur l’horizon des plaines – c’est le papier où ma plume se promène et c’est le dictionnaire où je cherche la signification d’un terme dont le sens me paraît douteux. Mon monde, ce sont les livres qu’il m’intéresse de feuilleter, les opinions qu’il me plait d’émettre, les thèses qu’il me convient de discuter, les êtres auxquels il m’est agréable de tenir compagnie plus ou moins de temps. Mon monde n’est d’ailleurs pas constitué uniquement d’événements ou de spectacles agréables. Je n’aurai garde d’oublier le bureau ou l’usine où j’ai dû si souvent me rendre – l’hiver, quand j’aurais voulu demeurer au logis ; l’été, alors que la nature florissante et ensoleillée m’invitait à m’ébattre sur les gazons touffus ou à folâtrer le long des ruisseaux ombragés. Je suis le témoin involontaire de souffrances qui blessent ma sensibilité. J’entends parfois retentir des cris de douleur qui me glacent d’effroi. Car je ne suis ni sourd ni indifférent. Je n’accomplis pas non plus tout le labeur que je m’étais tracé. Ou je ne l’exécute pas comme je le voudrais. Mon monde n’est pas seulement « jouissance », il est aussi « peine ». Mais tel qu’il est, il remplit parfaitement ma vie.
Mon monde n’est pas un désert. Il comprend tous ceux qui sentent, ressentent, éprouvent, perçoivent, distinguent de la façon dont je le fais. Ceux d’aujourd’hui et ceux de jadis. Tous ceux également qui ont osé ce que je n’ai pu ou voulu oser. Tous ceux qui ont accompli ce que je n’ai voulu ou pu accomplir. Tous ceux qui ont pratiqué ce que je n’ai encore échafaudé qu’en théorie. Je ne les connais pas, la plupart d’entre eux. Mais je sais qu’ils existent. Et il me semble parfois les voir s’élever de la poussière du passé – mon passé – véritable légion. Ce sont ceux qui ont réagi contre le milieu et ne lui ont jamais permis d’avoir le dernier mot. Ce sont ceux qui n’ont jamais laissé la collectivité entamer leur individualité. Ils n’ont pas cédé. L’appât de l’argent, celui de la sécurité, l’attrait d’un foyer – rien n’y a fait. La société, parfois, leur a promis la popularité s’ils consentaient à s’accommoder. Jouer les pantins – traîner la populace à leurs chausses – « la faire » aux chefs de file – jamais ! Ils ont souffert en leur pensée et en leur corps. Ils ont pleuré, mais ils ont haï. Ils ont vécu on ne sait de quoi – ou on le sait trop bien. Ils ont connu les hauts et les bas de l’existence. Ils ont été des fugitifs, des traqués, des dénoncés, des condamnés, des emmurés. Parce qu’ils n’avaient ni mœurs respectables, ni situation stable, ni relations avouables, la société les a méprisés, vilipendés, rejetés, expulsés de son sein. Mais ils n’ont pas lâché prise. Ou ils se sont tus. Ou ils on dit ce qu’ils avaient à dire. Comme ils voulaient le dire, sans flatter les élites, sans flagorner les masses. Sans se prostituer, sans consentir à de louches contrats. S’ils ont péri, c’est invaincus. Dans un grabat, dans la promiscuité d’un asile de nuit, sur le bord d’un fossé, au bagne, sous le couperet. Dans leur lit peut-être, rassasiés par les expériences acquises, – ou encore dévorés par la rancœur, assaillis par le doute. Mais tenant bon quand même.
Ceux-là sont les « miens », les citoyens de mon monde.
178) Citizen of “my” world.
I am not a citizen of the world. I am the citizen of my world.
First, because there is no world but “my” world. The most specious arguments will not prevail against this observation. The world only exists for me because I exist, because I sense my existence, because I perceive the effects of it. When I sleep beneath the tombstone, when I no longer assimilate or eliminate, when my useless organs have ceased to function and my flesh decays, gnawed by worms – there will no longer be for me either past, present, or future – or energy, or matter – or humans, or world. When I have ceased to exist, the world, for me, will have ceased to exist. The world is not an absolute to me; it is a relativity. Thus it is only the world because it is my world.
My world, as one can foresee, is far from being the narrow domain that the possessive “my” would seem to indicated. It is everything that I – an organism conscious of my existence – sense, feel, experience, perceive, and distinguish within and outside of myself. My world, it is my heart which beats and my brain which quivers – it is the starry night that extends above my head and it is the wind that hinders my walk on the road – it is the waves which brings wreckage to the beach that I wander with slow steps and it is the stacks of wheat silhouetted like immense beehives on the horizon of the plains – it is the paper where my pen walks and it is the dictionary where I seek the meaning of a term the sense of which appears uncertain to me. My world is the books that it interests me to leaf through, the opinions that it pleases me to express, the arguments it suits me to discuss, the beings with whom it is agreeable for me to keep company more or less of the time. What’s more, my world is not only made up of pleasurable events or spectacles. I shall not forget the office or factory where I have had to go so often – in winter, when I would have liked to remain at home; in summer, when blooming, sunbathed nature invited me to gambol on the thick lawns or to frolic along shaded streams. I am the involuntary witness of sufferings that wound my sensibility. I sometimes hear cries of pain ring out which freeze me with fear. For I am neither deaf nor indifferent. I no longer accomplish all the labor that I have laid out for myself. Or I do not perform it as I would like. My world is not only “pleasure;” it is also “pain.” But such as it is, it perfectly fills my life.
My world is not a desert. It includes all those who sense, feel, experience, perceive, and distinguish in the way that I do. Those of today and those of long ago. All those, as well, who have dared what I could not or would not dare. All those who have accomplished what I have not wanted or been able to accomplish. All those who have practiced what I have still only devised in theory. I do not know them, the majority of them. But I know that they exist. And sometimes it seems to me that I see them rise from the dust of the past – my past – a veritable legion. They are those who have reacted against the environment and never allowed it to have the last word. They are those who have never let the collectivity to rattle their individuality. They have not yielded. The lure of money, that of security, the attraction of a home – nothing has done it. Society, sometimes, has promised popularity if they consent to accommodate themselves. To play the puppets – to drag the populace around by their breeches – to “make it” with the leaders – never! They have suffered in their body and mind. They have wept, but they have hated. They have lived who knows where – where they are too well known. They have known the heights and depths of existence. They have been fugitives, tracked, denounced, condemned, and walled up. Because they have neither respectable manners, nor stable situation, nor respectable relations, society has scorned, maligned, and rejected them, expelled them from its midst. But they have not let go. They have been silent, or they have said what they had to say. As they wanted to say it, without pandering to the elites, without toadying to the masses. Without prostituting themselves, without consenting to sleazy contracts. If they perished, they were undefeated. On a pallet, in the promiscuity of a flophouse, on the edge of a ditch, in the penal colony, under the guillotine blade. In their bed, perhaps, sated by experience, – or still devoured by resentment, assailed by doubt. But going on regardless.
Those people are “mine,” the citizens of my world.