rêve et réalité
Je sais bien que tu t’es forgé un monde à part,
un monde-bien à toi,
un monde où se meuvent des êtres imaginaires,
des êtres semblables à ceux dont tu voudrais faire ta compagnie quotidienne,
qui te feraient pas défaut quand tu aurais recours à eux,
Dans ce monde en marge,
tu vis avec ces êtres en une intimité parfaite, profonde ;
ils te comprennent,
jamais aucun d’eux-n’est resté sourd au moindre de tes appels,
ils préviennent même tes désirs,
ils sont aimants, ils sont affectueux, leurs coeurs débordant de tendresse voluptueuse ;
ils ne te repoussent pas quand tu leur exposes tes soucis et tes inquiétudes,
leur oreille est toujours disposée à t’écouter
et leur plume toujours prête à te répondre.
Quant à ton amitié, ils sont bien trop fiers que tu leur offres pour la dédaigner.
Ils sont toujours préparés à partager tes joies et tes espérances ;
tu ne les ennuies jamais ;
tu les affinités concevables les unissent à toi,
tu te retrouves en eux comme ils se retrouvent en toi.
Ils sont bien les tiens, ceux de ton monde, les quelques-uns pour qui tu n’as pas de secret ;
ceux qui te resteront attachés jusqu’à ce que tes yeux se soient fermés à la lueur du jour.
Je connais bien ton monde à part et ceux qui le parcourent,
car je te ressemble comme un frère.
Mais je sais aussi qu’il t’arrive de t’éveiller
et de reprendre pied dans le monde qui n’est pas ton monde,
sans t’en douter, pour ainsi dire.
Je sais qu’il arrive de prendre ceux que tu croises en chemin pour des habitants du monde de ton rêve,
alors, à quelles amères désillusions ne t’exposes-tu pas?
Je t’ai vu rebrousser chemin, livide, défaillant, désemparé,
blessé jusqu’au plus profond de ta sensibilité;
tu t’étais fié sur les apparences ;
sur un mot, sur un geste, sur une attitude, tu avais érigé tout un monument ;
trop à la hâte ta avais offert ton amitié ou proposé ton affection ;
tu croyais avoir été compris,
tu pensais pouvoir te dévoiler dans la nudité de ton être;
tu t’imaginais, en racontant l’histoire de ton cœur, déclencher des résonances profondes,
et tu t’apercevais que tu entassais sottises sur sottises !
Une fois encore,
il te fallait battre en retraite, te replier sur toi-même, précipitamment ;
regagner hâtivement ta forteresse intérieure.
Tout n’était que silence et obscurité à l’entour de toi,
et parfois plus encore :
cruauté.
Combien de fois as-tu réalisé que ceux qui peuplent le monde
n’ont rien de commun avec les êtres qui se meuvent en ton monde, ton monde en marge,
ton monde à toi ?
Combien de fois encore en feras-tu l’expérience
et te réfugieras-tu en ta chambre haute, pour y pleurer à ton aise ?
Combien de fois, ne t’es-tu pas éloigné,
mis en fuite,
désabusé, meurtri, bafoué, ridiculisé même,
te lamentant, déplorant ta crédulité, ton enthousiasme, ta bonne foi ?
Et tout cela parce que tu ne suis presque jamais séparer ton rêve de la réalité !
Je sais dans que abime de souffrance tu as pu descendre,
car tu me ressembles comme un frère.
10 février 1938.
E. Armand.
dream and reality
I know that you have shaped a world apart,
a world of your own,
a world where imaginary beings move,
beings like those with which you would like to keep daily company,
beings that would be there when you need them.
In this marginal world,
you live with these beings in a perfect, profound intimacy;
they understand you,
none of them ever remain deaf to the least of your appeals,
they even anticipate your desires,
they are loving, they are affectionate, their hearts overflowing with voluptuous tenderness;
they do not reject you when you show them your cares and concerns,
their ears are always ready to listen to you
and their pens always ready to respond.
As for your friendship, they are all too proud that you have offered it to scorn it.
They are always prepared to share your joys and your hopes;
you never bore them;
every conceivable affinity unites them with you,
you find yourself in them as they find themselves in you.
They are indeed yours, those of your world, the ones from whom you have no secrets;
those who will remain close to you until your eyes lose their last light.
I know well your world apart and those who pass through it,
for I resemble you like a brother.
But I also know that you sometimes wake
and set foot again in the world that is not your own,
unsuspectingly, so to speak.
I know that sometimes you take those who cross your path for inhabitants of your dreamworld,
and then, to what bitter disappointments have you not exposed yourself?
I have seen you retrace your steps, pale, unsteady, all at sea,
cut to the quick;
you had trusted in appearances;
on a word, a gesture, an attitude, you had erected a whole monument ;
too hastily, you had offered your friendship or your affection;
you believed you had been understood,
you thought you could unveil your naked self;
you imagined that, by telling your heart’s story, you had triggered a profound resonance,
and then realized that you had piled up folly on folly!
Once again,
you had to beat a retreat, withdraw into yourself, hastily;
hurry back into your internal fortress.
All was silence and darkness around you,
and sometimes more:
cruelty.
How many times have you realized that those who populate the world
have nothing in common with the beings that move through your world, your world on the margins,
the world that is all yours?
How many more times wil you experience it
and take refuge in your lofty chamber, to cry there at your leisure?
How many times have you not pulled away,
chased off,
disappointed, wounded, scorned and even ridiculed,
feeling sorry for yourself, regretting your credulity, your enthusiasm, your good faith?
And all because you almost never separate your dream from reality!
I know in what deep abyss of suffering you can descend,
because you resemble me like .
February 10, 1938.
E. Armand.
E. Armand, “Rêve et réalité,” L’en dehors 17 no. 317 (Avril 1938): 34.
[English adaptation by Shawn P. Wilbur]