E. Armand, “Faire quelque chose… mais quoi?” / “Do something… but what?” (1911)

Faire quelque chose.
mais quoi. ?

I

Que le lecteur dès l’abord se rassure. Je n’ai pas la moindre envie de me confesser, pas plus aux anarchistes qu’à qui que ce soit. D’ailleurs, après saint Augustin, Jean-Jacques, Alfred de Musset et Mauricius, je crois qu’il ne reste plus grand-chose à entreprendre dans le domaine des confessions.

Je ne me frapperai donc pas la poitrine pour clamer mes remords. Je ne crierai pas non plus à la « décadence anarchiste ». Marestan à déjà fait une enquête là-dessus. Je me propose d’examiner la situation du mouvement anarchiste-individualiste sans me préoccuper de plaire ou de ne pas plaire au public anarchiste, Je vais essayer dé rechercher les causés qui semblent donner raison à ceux qui signalent l’existence d’un malaise parmi nous, à condition qu’il y ait malaise. Je discuterai à tond la question de l’éducation et nous nous efforcerons de déterminer ce qu’il nous faut entendre par « éducation » au joint de vue anarchiste.

Peut-être ce que j’écrirai ne plaira-t-il pas. Peu importe, Je continue à demeurer insensible aux épithètes qu’on me décoche, faute d’arguments. Je ne suis pas bien « avec tout le monde » et je me fais de temps à autre quelque ennemi nouveau. Je ne suis pas de ceux qui mendient la sympathie à tort et à travers ; je retire volontiers ma sébile quand la figure du passant ne me revient pas. fl m’est arrivé rarement de voir s’écouler quelques mois sans qu’un jour ou l’autre je n’aie eu la joie d’entendre sur mes talons les jappements d’une meute encolérée ; et je ne me suis jamais expliqué l’entêtement de ces pauvres bêtes humaines, autrement que parce que je ne crains pas de dire tout haut et à qui veut l’entendre que mon activité anarchiste a son unique source dans le plaisir que je trouve à m’y consacrer. Faites-en votre deuil, Messieurs. Je ne suis pas homme à respecter aucune petite combinaison ; ou à courber l’échine devant le succès ; ou à faire de la politique… même anarchiste.

Ceci dit pour n’y plus revenir.

***

Pour me situer dans le débat, faut-il dire que je demeure anarchiste-individualiste impénitent ? Si j’ai prolongé le concept anarchiste-individualiste jusque sur le terrain économique, est-il nécessaire que j’explique que c’est par amour du bon sens. Jadis, j’ai essayé de démontrer que se poser er: réfractaire au point de vue intellectuel et moral seulement constituait une attitude bâtarde ; que pour en faire une attitude logique, force était de pénétrer sur le plan économique: J’ai fait un pas de plus depuis, d’estime — et j’y reviendrai, n’ayez crainte — que la recherche de la liberté (individuelle) intellectuelle et morale, doit se prolonger — pour autre chose qu’une déclaration inoffensive — jusque dans le domaine économique. Et ceci actuellement sans attendre l’an 3000.

***

Et je demeure avec vous, ô réfractaires économiques. Vous êtes mes camarades, emmurés des geôles républicaines. Je ne vous renie point et je ne passe pas sui le trottoir d’en face quand je vous aperçois vous dirigeant vers moi le lendemain de votre sortie de prison. Vous n’êtes pas, certains d’entre vous, sans défauts, et vous ne le niez point… Vous n’avez point les prudents des escrocs légaux et leur science des codés. Vous êtes compromettants parce vous êtes maladroits. Les anarchistes honnêtes, communistes et révolutionnaires, ne vous le pardonneront pas et ils ne vous envoient pas dire, d’ailleurs, le mal qu’ils pensent de vous.

En vérité, à voir l’empressement qu’ils mettent à ramasser les pierres dont ils vous lapident, on lés croirait des irréprochables. Le sont-ils autant qu’ils voudraient le paraître ? Hélas ! C’est pourtant vrai qu’ils attaquent « prudemment » l’état de choses économiques, mais, eux, lorsqu’ils dépassent la mesure, au point de vue de l’Autorité, bien entendu, — leur maladresse leur vaut une punition supportable… A vous qui voulez vivre sans vous enfermer du matin au soir pour le profit d’un exploiteur clérical où laïque, — et ne possédez pas l’engin dé production primordial, — vos erreurs, cos sottises, votre inexpérience vous valent dé boire jusqu’à la lie la coupe d’amertume dont la société capitaliste est capable d’abreuver le révolté assez conséquent pour pousser jus qu’au bout la conception de là rébellion personnelle.

Je connais autrement que par ouï-dire vos tortures. On les à énumérées et je ne les rééditerai pas. Mais comme je comprends, ressuscités de ces enfers, que vous ne vous sentiez aucune pitié pour les êtres à face d’homme qui vous ont jété dans les abimes, depuis l’épicier bonasse, vendeur a faux poids, jusqu’au rentier amant de la petite bonne dont, un jour de purée, ou par distraction, vous avez bouleversé la chambrette.

Certes, je ne veux pas risquer un centimètre carré de ma peau dansune échaffourée destinée à faire de la réclame À tel arriviste, révolutionnaire ou insurrectionnel en mal de parvenir… Je ne m’en sens que davantage avec vous qui risquez, obscurément, plus que votre vie, la perspective d’interminables journées d’isolement affolant ou d’insupportables promiscuités.

Au diable les assagis qui vous ont « lâché » en cours de route. Vous êtes ceux qui n’avez point voulu céder ni vous vendre. Neuf fois sur dix, vous eussiez pu faire votre chemin dans le monde, comme on dit. Vous n’’étiez pas du gibier de correctionnelle, après tout. Vous avez refusé de courber l’échine. Vous n’avez pas voulu rentrer à l’usine quand la cloche vous y conviait, ou en sortir lorsqu’elle vous y invitait. Vous avez prétendu qu’il était insensé, quand le soleil luisait sur les champs et que les fleurs embaumaient les sentiers, de se tenir toute une journée derrière un métier, ou une machine à écrire, ou un moteur. Vous n’avez pas accepté les conditions que vous offrait, pouf manger, un milieu dont la constitution vous répugne.

I fallait pourtant bien que vous mangiez, que diable !

Ce n’est ni l’envie basse ni la peur de l’effort qui ont fait de vous des irréguliers, des à-coté, des sans feu ni lieu, c’est l’aversion du maitre, la haine de la domination, le désir de vivre, spontanément. Mais non, n’enviez pas le, bourgeois méthodique, ventru, prudhommesque. Et qui donc a prétendu que l’effort vous effrayait? n’avez vous pas fait celui de vous jeter en marge du bien et du mal, ce qu’ont encore à accomplir, autrement que sur du papier les quatre-vingt-dix-neuf sur cent de vos détracteurs.

Et voici que les hiboux humains qui gitent dans les tours d’ivoire en ruine osent vous écraser de leur dédain ! Et perchés sur les barreaux de leurs cages, des perroquets à l’allure intellectuelle, prononcent gravement des paroles d’excommunication. Je sais, à réfractaires, à quoi vous mène votre tempérament d’inadapté qui repousse la contrainte et se moque des systèmes. Je sais qu’à l’heure où, le soir descend sur la ville, vous vous demandez souvent quelle couche abritera vos membres lassés. Je connais les restaurants de vingtième classe que vous fréquentez et je n’ignore pas que vos tailleurs n’habitent point sur le boulevard des Italiens. Je sais que vous ne payez pas souvent votre terme et que vous ne remboursez pas toujours ce que vous avez emprunté aux gens posés et de situation sûre. Je sais aussi que la pièce blanche glissée le matin dans votre gilet en sort l’après-midi pour l’achat d’un bouquin désiré depuis longtemps. Vous n’êtes pas en effet des ignorants s’il vous répugne d’étudier selon une règle ordonnée et une méthode immuable. Vous lisez, mais a gré de vos caprices : hier Tolstoi où Homère, aujourd’hui, Leconte de Lisle ou Ibsen, demain Nietzsche ou Schopenhauer à moins que vous ne préfériez flâner, le nez au vent, les yeux ailleurs, le long des rues emplies de la foule qui vous est étranger autant par l’esprit que par l’aspiration

Car, vivants comme vous l’êtes, vous ne vous tenez à rien qui soit stable. Incorrigibles, au moral comme à l’intellectuel économiquement même, vous faites, toute la vie, l’école buissonnière. Vous êtes les vagabonds éternels. Vous êtes toujours à l’apprentissage de l’indiscipline. Vous êtes les vrais artistes. Ceux qui n’appartiennent à aucune école. Et ce n’est point pour que les badauds la contemplent que sur la toile de votre existence vous reportez chaque jour un trait nouveau. Vous vivez, ô réfractaires, dans l’heure présente, comme si le moment qui passe était tout ce qui vous reste de temps à exister parmi les philistins, les arrivistes et les sots qui constituent bien les onze-douzièmes des habitants de la planète. Vous vivez sans attendre, tout de suite, mordant à pleines dents dans le gâteau du plaisir actuel, insouciants de bon ton, de la ponctualité et des convenances, mettant sur le même niveau d’imbécillité les gens moralement propres, les prévoyants de l’avenir et les membres de la ligue contre la Licence des Rues.

Vous êtes nos camarades, plus spécialement que bien d’autres qui s’étiquettent anarchistes. Vous avez fait un pas qui compte vers l’affranchissement individuel, vous vous êtes débarrassés de l’autorité du Scrupule économique. Qu’en dise ce que voudra le clan des distributeurs d’activité anarchique à la pesée ; — que gémisse à fendre l’âme le club des anciens réfractaires repentis ou hantés, — j’ai grand’crainte que l’un n’aille pas sans l’autre, — vos gestes sont bien plus intéressants que ceux des rebelles en parole, occupés à critiquer sur le papier les institutions et leurs représentants, tout en continuant à se montrer bien sages lorsqu’il s’agit de paraitre devant l’employeur ou le contre-maître. Pis aller pour pis aller, j’aime mieux encore le vôtre, à réfractaires.

Do something.
But what?

I

Let the reader be reassured from the outset. I have not the slightest desire to confess, any more to the anarchists than to anyone else. Besides, after Saint Augustine, Jean-Jacques, Alfred de Musset and Mauricius, I believe that there is not much left to undertake in the field of confessions.

I will not, therefore, beat my chest to proclaim my remorse. Nor will I cry out about “anarchist decadence.” Marestan has already investigated this. I propose to examine the situation of the anarchist-individualist movement without worrying about pleasing or not pleasing the anarchist public. I will try to find the causes that seem to support those who point out the existence of a malaise among us, provided that there is malaise. I will discuss the question of education at length and we will try to determine what we should understand by “education” from an anarchist point of view.

Perhaps what I will write will not please. No matter, I continue to remain insensitive to the epithets that are hurled at me, for lack of arguments. I am not on good terms “with everyone” and from time to time I make myself a new enemy. I am not one of those who beg for sympathy at random; I willingly withdraw my begging bowl when the face of a passer-by does not please me. It has rarely happened to me to see a few months go by without one day or another having the joy of hearing at my heels the yapping of an angry pack; and I have never explained to myself the stubbornness of these poor human beasts, other than because I am not afraid to say out loud and to anyone who will listen that my anarchist activity has its sole source in the pleasure that I find in devoting myself to it. Come to terms with it, Gentlemen. I am not a man to respect any small combination; or to bow to success; or to engage in politics… even anarchist politics.

I say this, so as not to return to it.

***

To situate myself in the debate, should I say that I remain an unrepentant anarchist-individualist? If I have extended the anarchist-individualist concept into the economic field, is it necessary for me to explain that it is for the sake of common sense. In the past, I tried to demonstrate that to pose as refractory to the intellectual and moral point of view alone constituted a bastard attitude; that to make it a logical attitude, it was necessary to penetrate the economic plane: I have taken a step further since, judging — and I will come back to it, have no fear — that the search for (individual) intellectual and moral liberty must be extended — by something other than an inoffensive declaration — into the economic domain. And this presently, without waiting for the year 3000.

***

And I remain with you, economic refractories. You are my comrades, walled up in the republican jails. I do not deny you and I do not pass on the opposite sidewalk when I see you heading toward me on the day after your release from prison. You are not, some of you, without faults, and you do not deny it… You do not have the prudence of legal crooks and their knowledge of codes. You are compromising because you are clumsy. The honest anarchists, communists and revolutionaries, will not forgive you and they do not hesitate to say to you, moreover, the evil that they think of you.

In truth, seeing the eagerness with which they pick up the stones with which they stone you, one would believe them to be irreproachable. Are they as much so as they would like to appear? Alas! It is nevertheless true that they attack the economic state of affairs “prudently,” but, when they overstep the mark, from the point of view of Authority, of course, — their clumsiness earns them a tolerable punishment… To you who want to live without locking yourself away from morning to night for the profit of a clerical or secular exploiter, — and who do not possess the primordial engine of production, — your errors, your stupidities, your inexperience earn you a drink to the dregs from the cup of bitterness, with which capitalist society is capable of watering the rebel consistent enough to push to the end the conception of personal rebellion.

I know your tortures otherwise than by hearsay. They have been listed and I will not repeat them. But as I understand, resurrected from those hells, that you feel no pity for the human-faced beings who threw you into the abyss, from the good-natured grocer, seller of false weights, to the rentier, lover of the little made whose chamber you turned upside down one day when you were broke or distracted.

Certainly, I do not want to risk a square centimeter of my skin in a scuffle intended to make publicity. To some social climber, revolutionary or insurrectionist in search of success… I feel all the more with you who risk, obscurely, more than your life, the prospect of interminable days of frightening isolation or unbearable promiscuity.

To hell with the calm ones who “let you down” along the way. You are the ones who would not give in or sell out. Nine times out of ten, you could have “made your way in the world,” as they say. You were not game for corrections, after all. You refused to bow down. You would not go back to the factory when the bell called you, or leave when it invited you. You claimed that it was insane, when the sun shone on the fields and the scent of the flowers filled the paths, to stand all day behind a loom, or a typewriter, or an engine. You did not accept the conditions offered to you, for food, by a milieu whose constitution repels you.

You had to eat, for heaven’s sake!

It is neither base envy nor fear of effort that has made you irregular, on the fringe, without hearth or home; it is the aversion to the master, the hatred of domination, the desire to live, spontaneously. But no, do not envy the methodical, pot-bellied, prudish bourgeois. And who then claimed that effort frightened you? Have you not made that of throwing yourself on the margins of good and evil, which ninety-nine out of a hundred of your detractors have yet to accomplish, other than on paper.

And here are the human owls that rest in the ruined ivory towers daring to crush you with their disdain! And perched on the bars of their cages, parrots with an intellectual appearance, gravely pronounce words of excommunication. I know, refractory, what your misfit temperament leads you to, you who reject constraint and mock systems. I know that at the hour when evening descends on the city, you often wonder what bed will shelter your weary limbs. I know the twentieth-class restaurants that you frequent and I am not unaware that your tailors do not live on the Boulevard des Italiens. I know that you do not often pay your rent and that you do not always repay what you have borrowed from people who are settled and in a secure situation. I also know that the coin slipped into your waistcoat in the morning comes out in the afternoon to buy a book you have long desired. You are not indeed ignorant if you are averse to studying according to an ordered rule and an immutable method. You read, but according to your whims: yesterday Tolstoy or Homer, today, Leconte de Lisle or Ibsen, tomorrow Nietzsche or Schopenhauer, unless you prefer to stroll, nose in the wind, eyes elsewhere, along the streets filled with the crowd who are foreign to you as much by spirit as by aspiration.

For, alive as you are, you hold on to nothing that is stable. Incorrigible, morally as well as intellectually and economically, you play truant all your life. You are the eternal vagabonds. You are always learning indiscipline. You are the true artists. Those who do not belong to any school. And it is not for the onlookers to contemplate that you report a new trait each day on the canvas of your existence. You live, oh refractory ones, in the present hour, as if the moment that passes were all that remains for you to exist among the philistines, the social climbers and the fools who constitute a good eleven-twelfth of the inhabitants of the planet. You live without waiting, right now, biting into the cake of current pleasure, careless of good taste, punctuality and propriety, putting on the same level of imbecility the morally clean people, the far-sighted and the members of the league against Street Licensing.

You are our comrades, more especially than many others who label themselves anarchists. You have taken a significant step towards individual emancipation, you have freed yourselves from the authority of the economic scruple. Let the clan of distributors of anarchic activity say what they want to about it when weighing; — let the club of former refractories, reformed or made good, groan heartbreakingly, — I have a great fear that one does not go without the other, — your actions are much more interesting than those of the rebels in words, busy criticizing on paper the institutions and their representatives, while continuing to show themselves very wise when it comes to appearing before the employer or the foreman. Worse for worse still, I prefer yours, refractories.

II

Un certain nombre de collaborateurs à l’anarchie s’en sont séparés. Où même sont devenus les ennemis acharnés du mouvement anarchiste-individualiste, tel qu’on l’a toujours compris ici; libre discussion des idées selon l’angle individuel où on se place.

A quoi bon crier à « la décadence » ou à « la crise» alors qu’il y a eu tout simplement sélection. Le mouvement auquel a donné lieu l’anarchie a attiré à lui beaucoup d’individus, dont certains n’étaient pas plus faits pour la méthode qu’elle inaugurait que les papillons pour la lampe électrique qui les fascine. 1Is se sont donc figurativement brûlé les ailes, ce qui n’a pas lieu sans souffrance.

Les uns s’en sont allés, voulant faire quelque chose, c’est-à-dire dépenser dans la « lutte sociale » une activité musculaire qu’ils auraient pu dépenser aussi bien dans un gymnase quelconque. Ils se sont ralliés au « Guerre-Socialisme », ils sont devenus Jeunes Gardes, etc. Ils se sont donnés du mouvement, c’est le cas de le dire. Ils se sont battus autant qu’ils ont voulu et plus même avec les représentants de l’autorité. Ils ont passé des semaines en prison et la gloire des comparutions en cour d’assises ne leur a pas manqué.

Il est juste de reconnaître qu’en dépit de leurs traits d’héroïsme l’autorité ne s’enporte pas plus mal. Ce qu’elle met longtemps à mourir, cette gueuse de société!

D’autres ne pouvaient vivre sans une doctrine. Ils ne pouvaient s’accommoder d’une méthode « d’activité et de vie personnelles » qui consiste à rejeter la doctrine au second plan. Qu’on le veuille ou non, en effet, une doctrine est toujours une autorité, une entrave à expansion de la pensée individuelle. Je veux bien, certes, d’une doctrine qui m’aide à me développer, tant qu’elle me développe ; mais je veux pouvoir m’y soustraire aussitôt que je m’aperçois qu’elle se dresse devant les aspirations de mon être sentimental ou intellectuel comme un garde-chiourme mental. Les doctrinaires sont donc partis, trop faibles pour pouvoir se passer d’une discipline de parti.

Je ne vois là rien qui frise la décadence. J’aperçois un tri, tout simplement.

Certains nous reprochent de couper les cheveux en quatre, opération fort difficile ! Ils prétendent que l’heure a sonné à mettre une fin à la bataille des idées, que s’agit maintenant de mettre l’anarchisme « en pratique ».

Pardon! la bataille des idées n’est jamais achevée ;elle est de tous les instants. Nous ne voulons pas nous contenter de ce qui a été jusqu’ici acquis intellectuellement et faire halte. Faire halte, édifier sa tente et s’asseoir au coin du foyer, c’est mourir. Nous voulons vivre et non mourir, nous. Nous voulons être, c’est-à-dire être sans cesse intellectuellement actifs, et autrement aussi. Nous voulons critiquer les idées au fur et à mesure qu’elles nous sont exposées ; nous voulons les remuer, les examiner, les disséquer, les discuter âprement s’il le faut. Nous ne ‘voulons nous laisser imposer par qui que ce soit.

Et si quelqu’un croit l’heure de la «réalisation anarchiste » sonnée pour lui, qu’il la pratique à son gré. Nous enregistrerons des expériences si elles en valent la peine. Nous les passerons au prisme de nos … constitutions personnelles. Nous essaierons peut-être de les appliquer dans dos vies. Mais de grâce, que le « réalisateur anarchiste» n’engagé que lui, qu’il ne collectivise pas ses succès ou ses échecs, qu’il ne prétende pas nous entraîner à sa suite, Qui le suivrait, d’ailleurs ?

Quand on pense que plusieurs de ceux qu’on a vus fréquentant les C. P. ont fini par se rallier aux conceptions qu’émettait il y a près de quarante ans la Fédération Jurassienne, fille de l’Internationale première édition— c’est à se demander le but que poursuivent ceux qui voudraient nous voir nous retirer de la bataille des idées. Est-ce que depuis un demi-siècle tout n’a pas changé autour de nous ? Les conditions de la production, les sciences appliquées, la philosophie, la politique, lu vie sociale, la tournure d’esprit des êtres humains eux-mêmes. Nous inviter à adhérer à un programme momifié, qui n’a pas tenu compte de la marche morale ou intellectuelle du milieu contre lequel il convient de réagir, est folie pure.

Luttons sans trêve pour que nos idées personnelles ne soient pas étouffées. Notre ennemi, c’est celui qui nous empêche d’exprimer notre pensée, toute notre pensée ; celui-là est l’anti anarchiste par excellence.

Faire, après tout, c’est être. L’individu qui a construit sa maison définitive n’est plus que l’ombre de lui-même. En vain il amène les matériau pied d’œuvre, en vain il pose les briques les unes sur les autres, en vain les murs de la bâtisse s’élèvent, c’en est {ait de lui ; il a atteint son but et il ne lui reste plus que la force de s’y cramponner.

Avant de faire, parlons d’être, Anarchistes, soyons anarchistes quant à nous-mêmes, non quant à autrui, — c’est-à-dire soyons différenciés de notre milieu. C’est là l’alpha et l’omega de l’anarchisme-individualiste : nier l’autorité, ne point l’exercer, mais dans la pratique, mener de cette négation centre autant de rayons qu’il est d’êtres individuels.

Je ne me lasse jamais d’admirer la forêt verte parce qu’elle n’est pas uniformément du même vert. Chaque espèce d’arbre revêt une nuance sui generis ; et l’éclairage du soleil vient encore modifier les couleurs selon la place qu’occupe chaque arbre. Je ne me lasse pas nonplus dés couchers de soleil; chaque nuance lutte avec sa voisine, disparait, reparait, se dégrade, s’atténue, s’accentue, s’efface enfin ; et le coucher de soleil n’est pas le même aperçu sous le ciel lavé de la Hollande, contemplé du bord de l’Atlantique, où des rives de la mer Méditerranée, ou encore admiré sur les Alpes.

Couper les cheveux en quatre ! Mais non. Nous tenons-à nos nuances individuelles. Nous ne voulons pas les fondre dans un soi-disant tableau d’harmonie où les cris de triomphe des dupeurs imposeraient pls ou moins silence aux protestations des dupés.

Nous voulons d’abord être. Nous voulons d’abord vivre. Vivre n’importe comment plutôt que de céder un pouce de notre personnalité à l’ambiance sociale, capitaliste, collectiviste, communiste, à ses haines, à ses préférences. Non pas que nous ne haïssions on né préférions. Mais c’est individuellement. Nous aimons, donc nous détestons. Nous ne bannissons pas le passionné de notre vie. Nous expérimentons tous les jours. Parfois, nous nous décidons pour l’irraisonnable quand l’irraisonnable c’est la vie. Hier ne nous lie pas à aujourd’hui. Nous pouvons nous être trompés hier, avoir fait fausse route. Et nous pouvons errer aujourd’hui encore. Nous recommençons, nous renouvelons ; nous pouvons cesser aussi une fois pour toutes. Nous n’avons ni remords, ni regrets du passé. Nous allons, libres d’esprit et de cœur, vers demain, vers d’incertain que nous essayons de déchiffrer aujourd’hui vers inconnu avec lequel nous combattons corps à corps s’il le faut pour lui arracher son masque. Nous allons, vivants, vers la jouissance, vers la douleur peut-être, vers la volupté, vers le travail, vers l’expérience, vers la lutte, sans gare terminus, sans point d’arrivée tracé d’avance, sans être esclaves d’une doctrine ne varietur et nous refusant à épouser aucun préjugé, même anarchiste.

Nous allons. c’est-à-dire nous vivons, conséquents et contradictoires à la fois, comme l’est la vie. Nous vivons, c’est-à-dire mous nous sentons vivre, nous apprécions la vie. Nous vivons, c’est-à-dire que nous sommes.

Et alors à quoi rime votre reproche que nous ne faisons rien?

(A suivre). E. ARMAND.

PS. — Ce n’est pas du “Club des ancièns réfractaires repentis où hantés” que j’aivoulu parler dans mon dernier article mais des “anciens réfractaires repentis où nantis.” Mais j’écris si mal.

II

A certain number of collaborators in l’anarchie have separated themselves from it. Or have even become bitter enemies of the anarchist-individualist movement, as it has always been understood here: free discussion of ideas according to the individual angle from which one places oneself.

What is the point of shouting “decadence” or “crisis,” when there has simply been selection. The movement to which l’anarchie gave rise has attracted many individuals, some of whom were no more suited to the method it inaugurated than butterflies are to the electric lamp that fascinates them. They have thus figuratively burned their wings, which does not happen without suffering.

Some left, wanting to do something, that is to say, to expend in the “social struggle” a muscular activity that they could have expended just as well in any gymnasium. They rallied to “War Socialism”, they became Young Guards, etc. They gave themselves movement, so to speak. They fought as much as they wanted and even more with the representatives of authority. They spent weeks in prison and the glory of appearances in the assize court did not fail them.

It is fair to acknowledge that despite their heroic traits, authority is not doing any worse. How long it takes for this tramp of a society to die!

Others could not live without a doctrine. They could not accommodate themselves to a method of “personal activity and life” that consists in relegating doctrine to the background. Whether one likes it or not, in fact, a doctrine is always an authority, a hindrance to the expansion of individual thought. I certainly want a doctrine that helps me to develop, as long as it develops me; but I want to be able to escape from it as soon as I perceive that it stands before the aspirations of my sentimental or intellectual being like a mental prison guard. The doctrinaires have therefore left, too weak to be able to do without party discipline.

I don’t see anything bordering on decadence here. I simply see a sorting out.

Some accuse us of splitting hairs, a very difficult operation! They claim that the time has come to put an end to the battle of ideas, that it is now a question of putting anarchism “into practice”.

Pardon me! The battle of ideas is never over; it is ongoing. We do not want to be satisfied with what has been acquired intellectually so far and to stop. To stop, to build one’s tent and to sit down by the fireside is to die. We want to live and not to die. We want to be, that is to say, to be constantly intellectually active, and otherwise active as well. We want to criticize ideas as they are presented to us; we want to stir them up, examine them, dissect them, discuss them fiercely if necessary. We do not want to let anyone impose on us.

And if someone believes that the time for “anarchist realization” has come for him, let him practice it as he pleases. We will record the experiences if they are worthwhile. We will pass them through the prism of our … personal constitutions. We will perhaps try to apply them in our lives. But please, let the “anarchist realizer” commit only himself; let him not collectivize his successes or his failures; let him not pretend to draw us along with him. Who would follow him, anyway?

When we think that many of those we saw frequentlng the C. P. ended up rallying to the ideas that the Fédération Jurassienne, daughter of the first version of the International, put forward nearly forty years ago, one wonders what goal those who would like to see us withdraw from the battle of ideas are pursuing. Hasn’t everything changed around us over the last half-century? The conditions of production, applied sciences, philosophy, politics, social life, the frame of mind of human beings themselves. To invite us to adhere to a mummified program, which has not taken into account the moral or intellectual progress of the environment against which it is appropriate to react, is pure madness.

Let us fight relentlessly so that our personal ideas are not stifled. Our enemy is he who prevents us from expressing our thoughts, all our thoughts; he is the anti-anarchist par excellence.

To do, after all, is to be. The individual who has built his final house is no more than a shadow of himself. In vain he brings the materials, in vain he lays the bricks one on top of the other and in vain the walls of the building rise. That is it for him. He has reached his goal and all he has left is the strength to cling to it.

Before doing, let us speak of being, Anarchists, let us be anarchists with respect to ourselves, not with respect to others, — that is to say, let us be differentiated from our milieu. This is the alpha and omega of individualist anarchism: to deny authority, not to exercise it, but in practice, to lead from this center of negation as many rays as there are individual beings.

I never tire of admiring the green forest because it is not uniformly the same green. Each species of tree has a shade sui generis; and the light of the sun further modifies the colors according to the place occupied by each tree. Nor do I tire of sunsets; each shade struggles with its neighbor, disappears, reappears, deteriorates, fades, becomes more pronounced, finally fades; and the sunset is not the same glimpse under the washed sky of Holland, contemplated from the edge of the Atlantic, or from the shores of the Mediterranean Sea, or admired on the Alps.

Splitting hairs! But no. We hold on to our individual shades. We do not want to blend them into a so-called picture of harmony where the triumphant cries of the deceivers would impose more or less silence on the protests of the deceived.

We want to be first. We want to live first. Live come what may, rather than give up an inch of our personality to the social, capitalist, collectivist, communist atmosphere, to its hatreds, to its preferences. Not that we don’t hate or prefer. But it is individual. We love, therefore we hate. We don’t banish the passionate from our life. We experiment every day. Sometimes, we decide for the unreasonable when the unreasonable is life. Yesterday does not bind us to today. We may have been wrong yesterday, taken the wrong path. And we can still wander today. We start again, we renew; we can also stop once and for all. We have neither remorse nor regrets for the past. We go, free in mind and heart, towards tomorrow, towards the uncertainty that we try to decipher today, towards the unknown with which we fight, hand to hand if necessary, in order to tear off its mask. We go, alive, towards enjoyment, towards pain perhaps, towards pleasure, towards work, towards experience, towards the fight, without a terminal station, without a point of arrival traced in advance, without being slaves to a doctrine ne varietur and refusing to espouse any prejudice, even an anarchist one.

We go. That is, we live, consistent and contradictory at the same time, as life is. We live, that is, we feel alive, we appreciate life. We live, that is, we are.

So what is the point of your complaint that we are not doing anything?

(To be continued).

E. ARMAND.

PS. — It is not the “Club of former repentant or haunted refractory people” that I wanted to talk about in my last article but the “former repentant or wealthy refractory people.” But I write so badly.

III

Examinons de sang-froid les motifs invoqués par les Cassandre anarchistes pour expliquer ce qu’ils appellent le recul de notre mouvement.

Nul na davantage fait tort à l’anarchisme-individualiste, disent-ils, que les individualistes eux-mêmes. :

Ces pelés, ces galeux, d’où, provient tout le mal. Ces mauvais camarades, ces rebuts de tous les partis.

Semblable au Protée de la légende, le mauvais camarade ne revêt nulle forme. Ses crimes ne se comptent plus. Estamper, débaucher des femmes de copains, solitaire égoïste dont l’huis reste obstinément clos, quêteur de services qu’il ne rend pas, dominateur intéressé. ce sont là ses moindres défauts. Mais le misérable’ est pourri d’inconséquences; il est vérolé de contradictions.

Et sa vie intime! Et ses fréquentations innommables! Et sa réputation détestable !

Vite, de la lumière, qu’on le démasque et qu’on l’accule dans ses retranchements ultimes, le mauvais camarade. Enfermons-le tout vif dans son antre.

Eh bien, non ! J’aime le mauvais cama-rade, moi. C’est-à-dire celui qui est réputé comme tel; voici vingt ans que je milite dans divers milieux, et mon expérience a abouti à cette constatation, c’est qu’en général celui dont on dit beaucoup de mal est bien supérieur à celui dont on dit beaucoup de bien, Chaque fois que je me suis trouvé en rapport avec un de ceux qu’en un milieu donné — chrétien, socialiste, révolutionnaire, anarchiste —à on dénonçait comme un être abject, ignoble, taré, j’ai rencontré Quelqu’un. Oui, quelqu’un ignorant l’art de flatter les manies, les vices ou la mentalité de son ambiance spéciale; quelqu’un ne marchant pas dans les ornières d’un Parti, agissant et pensant par lui-même, au risque de se tromper lourdement, ce qui vaut mieux encore que de suivre les pas des donneurs de conseils. J’ai, dis-je, derrière le « mauvais camarade », découvert toujours un Individu, un original, un séparé, une valeur personnelle, enfin.

Et c’est compréhensible; le soi-disant « bon camarade » est neuf fois sur dix une nullité, une de ces bonnes: et braves nullités moutonnantes et flexibles, à la vie terne, grise, inaccidentée, ignorante des flux et des reflux des expériences passionnées. Ah, certes! il n’a jamais fait de mal à personne… ni de bien non plus. Il cuit, intellectuellement, dans le jus de l’opinion moyenne, aussi dépourvu d’initiative créatrice que d’audace critique.

La foule anarchiste n’aime pas l’anarchiste qui se singularise (elle a cela de commun avec toutes les masses); elle insiste bien sur la nécessité de pousser ceux avec lesquels elle: vient en contact à devenir des « eux-mêmes », des ferments de réaction contre la coutume et le fait établi, maïs c’est par habitude d’entendre dire. Elle déclame bien contre les lois, les conventions, les préjugés sociaux et les entraves morales, mais c’est souvent du chiqué. Il n’y a qu’à voir comme elle traite ceux qui ne répondent plus au cliché qu’elle s’est faite de la personnalité anarchiste.

Bien entendu, les « écrivains » anarchistes qui ont l’oreille du « publie anarchiste» n’ont eu garde de secouer l’apathie de leurs lecteurs. Il lui ont confectionné une sorte de berger d’Arcadie, miel et sucre, bébête et bon garçon, auquel, sous prétexte de camaraderie, il est interdit de faire montre de la moindre énergie.

Est-il — pour rééditer une phrase bien connue — feuille d’arbre qui ressemble à sa congénère ? À quelques pas de moi, voici un pied de chrysanthèmes.. eh bien, il n’y a pas une fleur qui ressemble à sa sœur : pas besoin de loupe pour s’en apercevoir. Vous n’avez donc pas interrogé la matière toute en vibration : elle vous aurait répondu qu’il n’est pas une forme de vie identique à une autre forme. Elle vous aurait répondu aussi que tout ce qui est s‘étend du bas de l’échelle physiologique jusqu’à son sommet selon une graduation qui différencie les règnes, les genres, les espèces, les individus. Il n’y a pas d’égalité dans la nature, et les niveleurs sont des monstres ou des sots.

De là vient la mes interprétation à laquelle donnent lieu les gestes qui troublent notre vie pot-au-feu quotidienne.

Prenons la question du débauchage des « copines »… si vous voulez. Je pense que dans tous les temps et dans tous les milieux il y aura : 1° des jaloux ; 2° des femmes qui coucheront avec d’autres qu’avec leur compagnon préféré ; 3° des hommes qui séduiront les compagnes d’autrui en tant que celles-ci se laisseront faire. Je pense encore que jusqu’in secula seculorum on rencontrera des êtres des deux sexes lesquels, souffrant d’être incompris sentimentalement, ou insuffisamment repus sensuellement, ou par simple caprice, noueront des liaisons passagères en dehors de leur foyer (monogame, polygame, polyandre) ou de la promiscuité habituelle. Je ne nie pas du tout la souffrance qui en résulte; je voudrais qu’entre nous, nous réduisions cette souffrance au minimum, que nous ne prenions pas sur nous de la causer. Mais même en acceptant que l’abandon d’un être aimé nous déchire et nous torture, l’agonie de notre cœur at-il quelque chose à voir avec le plus ou moins de valeur de l’anarchisme individualiste ?

Ne nous faisons pas illusion! On aura beau enchainer le sentiment ou mettre aux sens la camisole de force. Le jour où ils en seront las, rien ne les empêchera de prendre la clé des champs.

Je comprends la jalousie. J’admets qu’on écarte, par raison de légitime défense sentimentale, le loup présumé qui rôde autour de qui vous est cher. J’accepte qu’on rompe avec qui à su détourner de vous votre amie. Ce qui me parait incompréhensible, en re anche, t’est qu’à la suite d’une telle aventure on jette l’anathème sur l’anarchisme et les anarchistes.

On nous a estampé de cent sous, d’un louis ou d’un billet de mille, ce qui est fâcheux, évidemment. Et voici que les anarchistes — les individualistes, bien entendu — ne sont plus bons à jeter aux chiens. Je ne défends pas l’estampage et me plaide pas ma propre cause. car je ne crois pas que j’aie cent francs de dettes arriérées. Or, cent francs en vingt ans, c’est insignifiant, et, de plus, ceux à qui je suis redevable, n’attendent pas après pour manger, j’en-suis sûr. Je ne suis donc pas juge et partie. Je veux faire remarquer que par rapport au non-possédant, le possédant anarchiste est un privilégié, en somme; pour pouvoir en obtenir quelques sous, le camarade déshérité se voit parfois obligé de promettre un remboursement qu’il ne peut jamais opérer; parce que, des mois et des mois durant, il ne se trouvera jamais en possession de la somme empruntée, ou parce qu’il se trouvera avoir toujours besoin des fonds qu’il a sous la main. Il me semble immoral d’ailleurs que celui d’entre nous qui jouit d’une position assurée, fixe un délai de remboursement à son camarade irrégulier et vivant au jour le jour. Ça sent le prêteur à la petite semaine. Qu’il ne prête pas et que tout soit dit.

Je ne me considérerais comme estampé que si celui qui m’emprunte le faisait sans avoir un besoin réel de, l’argent demandé. L’individu qui sollicite une aide alors qu’il a les poches pleines, n’a rien d’un camarade, c’est entendu, mais je ne vois pas en quoi aurait démérité celui qui, ayant emprunté une certaine somme, ne se verrait jamais en mesure de la rembourser. Lui fera-t-on un grief de cette incapacité.

D’autant plus qu’il peut avoir une valeur intellectuelle bien supérieure à celle de son prêteur. Que n’a-ton pas débité sur le compte de Bakounine, rançonnant ses amis et jusqu’à Cafiero, dépensant l’argent prêté sans mesure et menant même joyeuse vie? Admettant que ce soit excat et, comme le dit Zoccoli, qu’on « ne puisse porter un jugement sur la personnalité morale » du puissant écrivain russe. Je préfère que l’argent ait profité à Bakounine plutôt que de s’entasser, producteur d’intérêt, au fond des coffres-forts des Mécènes sympathiques aux idées avancées.

Et s’il fallait réciter la litanie des prétextes qui ont poussé certains à s’éloigner de l’anarchisme, on n’en finirait pas. C’est la femme d’un copain qui n’a pas répondu à votre déclaration d’amour ; c’est une critique sévère, injustifiée, fielleuse ; c’est un camarade qui ne veut plus vous recevoir chez lui ; c’en est un autre pour lequel vous prétendez avoir fait beaucoup et qui affirme, le cynique, que la joie que vous avez éprouvée à lui rendre service suffit à votre récompense ; e’en est un troisième dont la vie privée vous dégoûte…

Qu’y at-il de réel dans ces plaintes et ces lamentations ? C’est impossible à déterminer, et dans les différends qui sévissent entre anarchistes, il est bien rare que tout le monde n’ait pas à la fois tort et raison. Il est d’ailleurs inévitable que des conflits éclatent entre individualités quelque peu tranchées. L’anarchisme n’est pas un parti, avec un programme et un comité chargé d’arbitrer les litiges entre anarchistes. Il est naturel que celui qui sent son initiative menacée se défende ; il est naturel qu’il ne se résigne pas à perdre son acquis : il est naturel qu’il lutte et qu’il ne se préoccupe pas si celui qui se place en travers de sa route se réclame des mêmes idées que lui. Anarchiste ou non, qui prétend entraver mon expansion, est mon ennemi; à qui essaie de me faire tort, je riposte, et je me rebelle contre qui veut exploiter, à son profit, mes facultés et mon avoir. Il est un, proverbe anglais qui dit : « qui fait le mouton finit par être mangé par le loup ». Vêtu d’une peau d’anarchiste, le loup n’est pas moins loup.

Ceux que les questions personnelles ont éloignés de l’anarchisme-individualiste ne sont pas, après tout, une grande perte. Que faire de gens qui sont incapables de comprendre que l’harmonie n’est pas un laminoir, mais un creuset en pleine fermentation où se dissolvent, bouillonnent et se heurtent les luttes et les accords, les discussions et les ententes, les unions et les séparations. Ce n’est pas quand la masse est refroidie que les phénomènes désagrégateurs et créateurs ont lieu, c’est quand elle fume, qu’elle grondé, qu’elle arde. Fi d’une harmonie ne donnant qu’une note : celle de la stagnation, de la momification universelle !

III

Let us examine calmly the reasons invoked by the anarchist Cassandras to explain what they call the decline of our movement.

No one has done more harm to individualist anarchism, they say, than the individualists themselves.

These bald, scabby people, from whom all evil comes. These bad comrades, these rejects of all parties.

Like the Proteus of the legend, the bad comrade has no form. His crimes are innumerable. Stamping, debauching friends’ wives, a selfish solitary whose door remains stubbornly closed, a beggar of services that he does not render, an interested dominator. These are his least faults. But the wretch is rotten with inconsistencies; he is riddled with contradictions.

And his private life! And his unspeakable acquaintances! And his detestable reputation!

Quickly, let’s shine a light, unmask him and corner him in his final entrenchments, the bad comrade. Let’s lock him up alive in his lair.

Well, no! I like the bad comrade, myself. That is to say, the one who is known as such; for twenty years I have been active in various circles, and my experience has led to this observation, that in general the one about whom much bad is said is much superior to the one about whom much good is said. Every time I have found myself in contact with one of those who in a given circle — Christian, socialist, revolutionary, anarchist — were denounced as an abject, ignoble, corrupt being, I have met Someone. Yes, someone ignorant of the art of flattering the manias, vices or mentality of his specific milieu; someone not walking in the ruts of a Party; someone acting and thinking for himself, at the risk of making a serious mistake, which is even better than following in the footsteps of those who give advice. I have, I say, behind the “bad comrade,” always discovered an Individual, an original, a separate one, a personal value, finally.

And it is understandable; the so-called “good comrade” is nine times out of ten a nullity, one of those good and brave, sheepish and flexible nullities, with a dull, gray, uneventful life, ignorant of the ebb and flow of passionate experiences. Ah, certainly! he has never done anyone any harm… nor any good either. He stews, intellectually, in the juice of average opinion, as devoid of creative initiative as of critical audacity.

The anarchist crowd does not like the anarchist who stands out (it has this in common with all the masses); it insists on the necessity of pushing those with whom it comes into contact to become “themselves,” ferments of reaction against custom and established fact, but it is from the habit of hearing it said. It declaims well against laws, conventions, social prejudices and moral constraints, but it is often a sham. One only has to see how it treats those who no longer correspond to the cliché it has made of the anarchist personality.

Of course, the anarchist “writers” who have the ear of the “anarchist public” have not taken care to shake the apathy of their readers. They have made for them a sort of Arcadian shepherd, honey and sugar, a stupid and good boy, for whom, under the pretext of camaraderie, it is forbidden to display the least energy.

Is there — to repeat a well-known phrase — a leaf on a tree that resembles its fellow? A few steps away from me, here is a chrysanthemum plant… well, there is not a flower that resembles its sister: no need for a magnifying glass to see that. So you have not questioned matter, all in vibration: it would have answered you that there is not one form of life identical to another form. It would also have answered you that everything that exists extends from the bottom of the physiological scale to its top according to a graduation that differentiates kingdoms, genera, species, individuals. There is no equality in nature, and the levelers are monsters or fools.

From there comes the my interpretation which gives rise to the gestures which disturb our daily stew life.

Let’s take the question of the debauching of “girlfriends”… if you like. I think that in all times and in all environments there will be: 1. jealous people; 2. women who will sleep with others than their favorite companion; 3. men who will seduce the companions of others insofar as they allow themselves be seduced. I also think that until in secula seculorum we will meet beings of both sexes who, suffering from being misunderstood emotionally, or insufficiently satisfied sensually, or by simple whim, will form fleeting relationships outside their home (monogamous, polygamous, polyandrous) or from the usual promiscuity. I do not deny at all the suffering that results from it; I would like it if, among ourselves, we reduce this suffering to a minimum, that we  take it upon ourselves not to cause it. But even accepting that the abandonment of a loved one tears us apart and tortures us, does the agony of our heart have anything to do with the greater or lesser value of individualist anarchism?

Let us not delude ourselves! We can chain up feelings or put a straitjacket on the senses. The day they get tired of it, nothing will stop them from taking to the fields.

I understand jealousy. I admit that we dismiss, for reasons of sentimental self-defense, the presumed wolf that prowls around someone you love. I accept that we break with someone who managed to turn your friend away from you. What seems incomprehensible to me, on the other hand, is that following such an adventure we cast anathema on anarchism and anarchists.

We have been swindled for a hundred sous, a louis or a thousand-franc note, which is unfortunate, obviously. And now the anarchists — the individualists, of course — are no longer fit to be thrown to the dogs. I am not defending the swindling and am not pleading my own cause, for I do not believe that I have a hundred francs of arrears of debt. Now, a hundred francs in twenty years is insignificant and, moreover, those to whom I am indebted do not wait afterwards to eat, I am sure of it. I am therefore not judge and jury. I want to point out that compared to the non-propertied, the propertied anarchist is a privileged person, in short; in order to be able to obtain a few sous, the disinherited comrade sometimes finds himself obliged to promise a repayment that he can never make; because, for months and months, he will never find himself in possession of the sum borrowed, or because he will always find himself in need of the funds he has on hand. It seems to me immoral, moreover, that one of us who enjoys a secure position should set a repayment deadline for his irregular comrade living from day to day. It smacks of a small-time lender. Let him not lend and that is all.

I would only consider myself swindled if the one who borrows from me did so without having a real need for the money requested. The individual who asks for help when his pockets are full is not a comrade, that is understood, but I do not see in what way would be demerited the one who, having borrowed a certain sum, would never be able to repay it. Will he be held responsible for this incapacity?

All the more so since it may have a much higher intellectual value than that of its lender. What has not been debited from Bakunin’s account, ransoming his friends and even Cafiero, spending the money lent without measure and even leading a merry life? Admitting that this is correct and, as Zoccoli says, that “one cannot pass judgment on the moral personality” of the powerful Russian writer. I prefer that the money has benefited Bakunin rather than piling up, producing interest, in the depths of the safes of benefactors sympathetic to advanced ideas.

And if we had to recite the litany of pretexts that have pushed some people to move away from anarchism, we would never finish. It is the wife of a friend who did not respond to your declaration of love; it is a severe, unjustified, bitter criticism; it is a comrade who no longer wants to receive you at his home; it is another for whom you claim to have done a lot and who claims, the cynic, that the joy you felt in doing him a service is enough to reward you; there is a third whose private life disgusts you…

What is real in these complaints and lamentations? It is impossible to determine, and in the disputes that rage between anarchists, it is very rare that everyone is not both right and wrong. It is also inevitable that conflicts will break out between somewhat distinct individuals. Anarchism is not a party, with a program and a committee charged with arbitrating disputes between anarchists. It is natural that he who feels his initiative threatened defends himself; it is natural that he does not resign himself to losing what he has acquired: it is natural that he fights and does not worry if the one who stands in his way claims to have the same ideas as him. Anarchist or not, whoever claims to hinder my expansion is my enemy; to whomever tries to do me harm, I retaliate, and I rebel against whoever wants to exploit, for his own profit, my faculties and my assets. There is an English proverb that says: “He who plays the sheep ends up being eaten by the wolf.” Dressed in an anarchist’s skin, the wolf is no less a wolf.

Those whom personal questions have alienated from individualist anarchism are, after all, no great loss. What to do with people who are incapable of understanding that harmony is not a rolling mill, but a crucible in full fermentation where struggles and agreements, discussions and understandings, unions and separations dissolve, bubble and collide. It is not when the mass is cooled that the disintegrating and creative phenomena take place, it is when it smokes, rumbles, burns. Fie to a harmony giving only one note: that of stagnation, of universal mummification!

IV

J’avoue que j’ai rencontré dés découragés invoquant des motifs plus sérieux que ceux auxquels j’ai fait allusion dans mon article précédent. L’anarchiste-individualiste qui nous quitte parce qu’on lui a estampé sa femme ou une pièce de cent sous, a tout au plus la mentalité d’un lecteur des Annales politiques et littéraires. Il s’est trompé de porte en frappant à la nôtre: il aurait dû heurter chez M. Faguet.

On ne peut nier que la vanité et la suffisance de certains d’entre nous, propagandistes anarchistes, n’aient éloigné ou refroidi plusieurs propagandistes de valeur. Il est vrai que ceux qui ont pu se créer une certaine situation intellectuelle, oublient trop souvent, que sans l’appui et les gros sous des hommes obscurs, ils seraient demeurés les savetiers, courtiers en librairie où commis d’apothicaires qu’ils étaient lorsqu’ils ont quitté leur place pour se consacrer désormais à la propagande et en vivre. Médiocrement, c’est vrai, mais en vivre quand même, et de façon plus agréable qu’en empaquetant des colis ou en maniant l’alêne. Je pense que personne n’a le droit d’exiger d’autrui qu’il se sacrifie, et l’exploitation de l’activité des propagandistes par ceux qui s’intéressent aux idées qu’ils propagent est chose répugnante ; je me suis déjà expliqué là-dessus, il y à quelques années, dans l’anarchie même: je n’ai point modifié mon point de vue et je m’y tiens avec d’autant plus de fermeté que ma propagande ne me procure point de bénéfices matériels. Cela ne veut pas dire que je ne sourie quand je vois certains d’entre nous renier leurs origines et oublier la façon dont ils se sont élevés.

Déshabillés intellectuellement, que subsiste-t-il de notre personnalité ? J’ai peur qu’il n’en reste pas grand’chose, et qu’après un sérieux examen. On ne nous découvre tournant “en rond” dans une sorte de cercle fermé. Faisons-nous autre chose que rééditer ou vulgariser ce qui a été déjà exposé par des écrivains. dont la culture dépassait de cent coudées la nôtre ? Nous allons de Spinoza à Tolstoi en passant par Schopenbauer, Stirner, Proudhon, Spencer, Bakounine et Nietzsche, (je parle, bien entendu, du mouvement anarchiste latin). Il n’est rien dans ce qui se ressasse quotidiennement par la parole ou par la plume, qui n’ait été traité ou effleuré par ces grands intellectuels que nous nous assimilons parfois très mal et que, sous prétexte de commenter, nous défigurons à les mutiler. Eux-mêmes, d’ailleurs, n’ont fait autre chose que présenter sous une forme nouvelle ce qui fut dit avant eux. Les Sénèque, les Epictète, cent autres, ont abordé il y a des siècles tous les problèmes moraux qui peuvent se présenter devant nous. Nous les suivons, anciens et modernes, de loin; aussi nous faut-il, à quelques-uns de nous, une dose massive de fatuité pour jouer aux grands hommes, alors que notre tâche se résume en un perpétuel démarquage. Je ne vois pas qu’il y ait à nous montrer bien fiers ; le plagiat et la copie demandent uniquement du toupet et du savoir-faire.

A la vérité, nous spéculons sur l’ignorance de ceux qui ne savent pas, — et c’est le plus grand nombre. Nous voulons faire passer nos truquages et nos délayages pour de l’inédit. Comme le marseillais de la légende, nous finissons nous-mêmes par croire en notre importance. Aussi, quelle colère quand c’est nos traductions qu’on applique la méthode de libre-examen dont nous nous montrons, après tant d’autres, les fervents protagonistes. Nous n’aurions pas l’épiderme intellectuel si sensible si nous ne craignions de nous voit citer l’ouvrage d’où nous avons extrait le meilleur dé notre ponte à la ligne. L’orgueil sied à qui créé, invente ou se place en marge; son existence, chez le copiste ou lé commentateur, est signe de sottise.

Après les fats, 18s parvenus. Et les parvenus anarchistes, ne valent pas mieux que les autres, Comme ceux-ci, ils sont à la recherché dés relations : ils frayent chez les hommes politiques, ils font anti-chambre chez les notabilités intellectuelles ou scientifiques: ils se mêlent aux journalistes en vue. Je comprends l’irritation de camarades qui connurent. Un Tel, écrivain pauvres réagissent irréductible, ininfluençable, quand ils le voient peu à peu céder à l’engrenage. Le voilà devenu une de ces marionnettes en quête de succès et d’approbations, d’autant plus faciles à obtenir que leur production s’affaiblît en originalité.. Si je comprends qu’on donne sou appui el ses gros sus pour ressentir la joie de voir qui l’on aide affirmer sa personnalité, je conçois qu’on se sente une dupe quand on s’aperçoit qu’on a servi de tremplin à quelqu’un qui, dans l’anarchisme, a vu surtout un moyen de parvenir.

Si l’arrivisme a causé des déceptions, le “doctrinarisme’” n’a pas peu contribué à égarer plusieurs, La recherche de l’absolu est une mécompréhension de l’essence même du concept anarchiste. L’Absolu est toujours une contrainte ; — une autorité abstraite, une entité métaphysique comme Dieu ou là Loi. La Doctrine n’est autre chose que la mise en formules de l’Absolu. Les tyrans et les chefs d’école de tous les temps ont rencontré dans la Doctrine un auxiliaire d’autant plus précieux que l’absolu, qu’elle concrétise, est chose irréalisable en soi. L’Absolu n’existe pas et la Doctrine est une Prison, où l’on passe toute sa vie à essayer d’atteindre une perfection qui n’est pas dans l’ordre de choses naturel. L’ordre naturel est continuellement soumis à la relativité de l’imprévu, du fortuit, du casuel, c’est ainsi que des calculs astronomiques les plus rigoureusement exécutés varient toujours dans les décimales à cause d’une perturbation impossible à prévoir au moment où les opérations s’effectuaient. Et il en est de même pour toutes les lois naturelles.

Il n’est point d’absolu ni même de tendance à l’absolu. II n’y a que du relatif, n’importe le domaine où l’on se place. Il n’y pa as de déterminisme fatal. Les choses ont lieu dans certaines conditions données, d’ambiance, de temps et d’espace; ces conditions changées, elles seraient tout autres. Le temps et l’espace et l’infini, n’existent que par rapport à nous, à notre sensibilité individuelle, à notre imagination; à vrai dire, ils n’existent pas: nous ne pouvons en effet les définir, à notre entière satisfaction; ce sont des pis-aller.

La formule est, elle aussi, un pis-aller passager et relatif aux circonstances par lesquelles nous passons aujourd’hui. Elle vaut pour le présent, le présent “vivant”, non pour demain. Hier, i! pouvait m’être utile de recevoir selon mes besoins; aujourd’hui, il peut m’être agréable de recevoir selon mon effort. Tout cela est relatif à mon état d’esprit, à mon stade de développement personnel, etc. En sachant moins, telle règle de conduite morale me convenait davantage; ayant acquis plus d’expérience, la même règle me rend malheureux; il faudrait que je sois un fanatique où un esclave — ce qui revient au même pour m’y attacher. Je ne veux pas être le forçat trainant comme un boulet une formule qui le torture. Je veux bien adhérer à une doctrine tant qu’elle me rend heureux, je refuse d’en demeurer le prisonnier. C’est pour mou plaisir, ma joie, mon utilité que j’édifie des formules ou que je construis des doctrines ; je les démolis quand elles menacent de se transformer en cellules à mon usage.

Toute formule qui ne me fournit pas un minimum du bonheur palpable, tangible, que j’escomptais en m’y ralliant, est à rejeter de ma vie. Une formule a pour objet de m’aider à vivre plus librement, plus heureusement, avec plus d’intensité, ou elle n’est plus qu’un instrument d’oppression,

L’expérience me montre — et à qui d’entrée nous ne l’a-t-elle pas indiqué? — qu’il n’est pas de formule panacée qui convienne à tous les tempéraments et à toutes les circonstances. Le Relatif est la seule Réalité, parce qu’il est le présent, l’immédiatement Accessible, ce qu’on touche, ce dont on peut espérer de jouir sur-le-champ, ce qui est, en un mot, l’anarchisme est une philosophie de la vie essentiellement relative, parce qu’elle constitue une méthode d’activité pratique, individuelle, actuelle, à appliquer tout de suite par tous les tempéraments auxquels répugne la soumission à l’autorité ou à l’exploitation, on leur emploi, C’est sans attendre qu’il convient pour l’anarchiste de se libérer de Ja subordination du milieu et de tirer de la vie tout ce qui peut servir à ses fins individuelles, Au diable la doctrine si elle implique l’asservissement et le sacrifice ! Qu’est-ce done que l’anarchisme sinon une réaction du fond — le relatif — contre la forme, — l’absolu; de l’individu — la vie — contre le conventionnel, — la doctrine? On ne peut être à la fois doctrinaire et anarchiste.

Pas plus qu’on ne peut anarchiste et tout rapporter à l’intérêt économique. Quelle mécompréhension du concept anarchiste, négation dé toute autorité, que cette relation impérative des actes de la vie à l’intérêt. Se débarrasser de Dieu et de la Morale et du qu’en-dira-t-on pour se replacer sous le Joug de l’intérêt, ce maitre sec et dépourvu de cœur, ce n’était pas la peine assurément, comme dit la chanson:

De changer de gouvernement.

Anarchiste-individualiste, mes gestes ne seront pas guidés exclusivement par l’intérêt.

Au-dessus de l’intérêt économique, je placerai la satisfaction morale, la recherche de ma joie intérieure et mème le plaisir des sens. Et il n’est pas de satisfaction qui vaille celle de me sentir aussi indépendant que possible du milieu, même économique. La question n’est pas de savoir si l’emploi des engins les mieux perfectionnés, le travail en communauté, la pratique du communisme ou celle du solidarisme me procureront plus d’avantages matériels: je veux déterminer si tout cela me permettra de mieux affirmer mon insubordination et mon indiscipline. Plutôt jeter une bombe dans le magasin aux provisions mettre le feu dans le tas commun, réduire en pièces les machines si leur existence ne va pus sans menacer mon autonomie,

Je veux vivre, soit, mais librement.

Plutôt médiocrement en produisant maigrement pour ma propre consommation que grassement en travaillant en promiscuité, mème restreinte.

Et que dis-je ? A tout moment, ne nous a-t-il pas été donné de rompre avec des amis, avec notre milieu, de tourner le dos à des camarades, — même au prix de notre intérêt matériel — cela parce que nous sentions que cheminer ensemble un pas de plus, faire encore une concession eut été détruire notre bonheur intérieur, diminuer notre personnalité. Un anarchiste n’est pas un calculateur ou un raisonnable éternel. L’anarchisme est basé, ai-je déjà exposé, sur le fait individuel : or, le fait individuel comprend, mêle, triomphant tour à tour en l’individu et y remplaçant successivement l’instinct, la raison, la sensibilité, l’impulsivité, la réflexion, tant d’autres aspects de l’être en activité.

Tout autour de nous, les hommes avec qui nous sommes en contact, font de l’intérêt économique le mobile de leurs actions. Les imiterons nous ? Ils le font chaotiquement, je l’admets, — différons-nous beaucoup d’eux en voulant tout simplement ordonner leur chaos ? Je ne le crois pas. Et j’en reste à ma conception ce l’anarchisme: réaction du bonheur individuel contre l’autorité de l’intérêt économique.

À mesure que je poursuis celle étude, je comprends mieux pourquoi j’ai vu proscrire l’originalité. Un vieux militant me disait l’autre jour :« Mais c’est fou, archi-fou, cela». Non, ce n’est point aussi insensé qu’il y paraît tout d’abord. La sélection n’est point faite encore. Elle se fera.

D’un côté, prendront place les doctrinaires, les marchands de formules, les réducteurs, les utilitaires au détail, ceux qui n’ont pas su ou voulu comprendre que l’anarchisme était une conception d’actualité, uns négation présente, un combat quotidien contre tout ce qui fait ombre au développement de l’individualité, — de l’autre: ceux qui ne veulent pas se sacrifier au milieu, épouser l’opinion de leur milieu alors qu’elle leur est une contrainte, ou se conformer au mode de penser adopté par ceux qui les entourent. Et cette séparation permettra da jouer cartes sur table.

De tous côtés, la mode et l’uniformisation nous enveloppent; tous les vêtements ont la même coupe, tous les chapeaux féminins présentent le même ridicule, toutes les maisons étalent les mêmes façades, tous les visages arborent le mème air affairé. Accomplir les mêmes gestes, à la même heure, de la mème façon. — là peut être le but d’une société communiste, collectiviste ou je né sais quoi d’autre en iste, mais ce n’est pas le mien. Je n’ai pas de but autre que de vivré au jour le jour le plus possible, à ma façon. Je ne suis pas ‘’société-futuriste”. C’est de résoudre ma ‘‘question individuelle” maintenant qu’il m’importe; la résolution à venir de la question sociale m’indiffère absolument.

Je ne suis pus du tout le même chemin que la société, grise et terne comme l’atmosphère des villes qu’enfument les usines toutes construites sur le même modèle.

Vous ne comprenez donc pas, ô proscripteurs de l’originalité, que nous étouffons dans vos cités pleines d’écoles, de casernes, de prisons, d’édifices officiels, d’habitations ouvrières, et autres pâtés rectangulaires en briques ou en pierres ? Vous ne comprenez donc pas que nous nous étiolons au milieu de vos rues tirées au cordeau, à la régularité obsédante. Qu’est-ce donc que votre anarchisme, s’il n’est pas une réaction de l’originalité individuelle contre la monotonie collective ? D’ailleurs, croupissez dans votre monotonie, ensèvelissez-vous dans vos formules, endoctrinez-vous anarchiquement, dressez des temples à la déesse Raison, mais laissez-nous cultiver notre ‘‘moi” — ce moi qui n’est haïssable que pour les tartufes ou les peureux — dans le plein air de l’originalité.

IV

I confess that I have met discouraged people who invoke more serious reasons than those to which I alluded in my previous article. The anarchist-individualist who leaves us because his wife or a hundred-cent piece has been taken from him has at most the mentality of a reader of the Annales politiques et littéraires. He knocked on the wrong door when he knocked on ours: he should have knocked on Mr. Faguet’s.

It cannot be denied that the vanity and arrogance of some of us, anarchist propagandists, have alienated or cooled several worthy propagandists. It is true that those who have been able to create a certain intellectual position for themselves too often forget that without the support and the big bucks of obscure men, they would have remained the cobblers, booksellers or apothecary clerks that they were when they left their place to devote themselves henceforth to propaganda and live from it. Mediocrely, it is true, but to live from it all the same, and in a more pleasant way than by packing parcels or handling an awl. I think that no one has the right to demand that others sacrifice themselves, and the exploitation of the activity of propagandists by those who are interested in the ideas they propagate is a repugnant thing. I have already explained myself on this subject, some years ago, in l’anarchie itself: I have not modified my point of view and I stick to it with all the more firmness because my propaganda does not procure me any material benefits. This does not mean that I do not smile when I see some of us denying their origins and forgetting the way in which they rose.

Intellectually stripped naked, what remains of our personality? I am afraid that not much remains, and that after a serious examination, we will be found going “round and round” in a sort of closed circle. Do we do anything other than republish or popularize what has already been expounded by writers whose culture exceeded ours by a hundred cubits? We go from Spinoza to Tolstoy, passing through Schopenbauer, Stirner, Proudhon, Spencer, Bakunin and Nietzsche. (I am speaking, of course, of the Latin anarchist movement.) There is nothing in what is rehashed daily by word or by pen that has not been treated or touched upon by these great intellectuals, whom we sometimes assimilate very badly and whom, under the pretext of commenting on, we disfigure by mutilating them. They themselves, moreover, have done nothing other than present in a new form what was said before them. Seneca, Epictetus, a hundred others, had tackled centuries ago all the moral problems that can present themselves to us. We follow them, ancient and modern, from afar; so some of us need a massive dose of fatuity to play at being great men, while our task is summed up in a perpetual demarcation. I do not see that there is any need to show ourselves very proud; plagiarism and copying only require nerve and know-how.

In truth, we speculate on the ignorance of those who do not know, — and this is the majority. We want to pass off our tricks and our dilutions as something new. Like the Marseillais of the legend, we ourselves end up believing in our importance. Also, what anger there is when it is our translations that are applied the method of free examination of which we show ourselves, after so many others, the fervent protagonists. We would not have such sensitive intellectual skin if we did not ourselves fear to see quoted the work from which we have extracted the best of our line-by-line. Pride becomes one who creates, invents or places himself on the margins; its existence, in the copyist or the commentator, is a sign of stupidity.

After the fatuous, the parvenus. And the anarchist parvenus, are no better than the others. Like those others, they are looking for relationships: they hang out with politicians; they hang out with intellectual or scientific notables; they mingle with prominent journalists. I understand the irritation of comrades who knew. One, a poor writer, reacts irreducibly, uninfluenceable, when they see him gradually giving in to the machine. Here he is, one of those puppets in search of success and approval, all the easier to obtain as his production weakens in originality. If I understand that we give our support and our money to feel the joy of seeing who we help assert their personality, I understand that we feel like dupes when we realize that we have served as a springboard for someone who, in anarchism, saw above all a means of success.

If careerism has caused disappointments, “doctrinarianism” has contributed not a little to misleading many. The search for the absolute is a misunderstanding of the very essence of the anarchist concept. The Absolute is always a constraint; — an abstract authority, a metaphysical entity like God or the Law. Doctrine is nothing other than the formulation of the Absolute. Tyrants and school leaders of all times have found in Doctrine an auxiliary all the more precious since the absolute, which it concretizes, is something unrealizable in itself. The Absolute does not exist and Doctrine is a Prison, where one spends one’s whole life trying to attain a perfection that is not in the natural order of things. The natural order is continually subject to the relativity of the unforeseen, the fortuitous, the casual, and thus the most rigorously executed astronomical calculations always vary in the decimals because of a disturbance that was impossible to foresee at the time the operations were carried out. And it is the same for all natural laws.

There is no absolute, nor even a tendency toward the absolute. There is only the relative, no matter what domain one places oneself in. There is no fatal determinism. Things take place in certain given conditions, of atmosphere, time and space; if these conditions were changed, they would be completely different. Time and space and infinity exist only in relation to us, to our individual sensibility, to our imagination; in truth, they do not exist: we cannot in fact define them to our entire satisfaction; they are a stopgap.

The formula is also a temporary stopgap, relative to the circumstances we are going through today. It is valid for the present, the “living” present, not for tomorrow. Yesterday, it could have been useful for me to receive according to my needs; today, it can be pleasant for me to receive according to my effort. All this is relative to my state of mind, to my stage of personal development, etc. Knowing less, a certain rule of moral conduct suited me better; having acquired more experience, the same rule makes me unhappy; I would have to be a fanatic or a slave — which amounts to the same thing — to attach myself to it. I do not want to be the convict dragging a formula that tortures him like a ball and chain. I am willing to adhere to a doctrine as long as it makes me happy; I refuse to remain its prisoner. It is for my pleasure, my joy, my usefulness that I construct formulas or build doctrines; I demolish them when they threaten to turn into cells for my use.

Any formula that does not provide me with a minimum of the palpable, tangible happiness that I expected when I rallied to it, must be rejected from my life. A formula is intended to help me live more freely, more happily, with more intensity, or it is nothing more than an instrument of oppression,

Experience shows me — and to whom has it not pointed this out from the outset? — that there is no panacea-formula that suits all temperaments and all circumstances. The Relative is the only Reality, because it is the present, the immediately Accessible, that which one touches, that which one can hope to enjoy immediately, that which exists, in a word. Anarchism is a philosophy of essentially relative life, because it constitutes a method of practical, individual, current activity, to be applied immediately by all temperaments to whom submission to authority or exploitation is repugnant, or their employment. It is without waiting that it is appropriate for the anarchist to free himself from the subordination of the milieu and to draw from life all that can serve his individual ends. To hell with doctrine if it implies enslavement and sacrifice! What then is anarchism if not a reaction of the substance — the relative — against the form, — the absolute; of the individual — life — against the conventional — doctrine? One cannot be both doctrinaire and anarchist.

No more than one can be anarchist and relate everything to economic interest. What a misunderstanding of the anarchist concept, negation of all authority, that imperative relationship of the acts of life to interest. Getting rid of God and Morality and “what will people say” in order to place oneself under the yoke of interest, this dry and heartless master, was certainly not worth it, as the song says:

To change government.

An anarchist-individualist, my actions will not be guided exclusively by interest.

Above economic interest, I will place moral satisfaction, the search for my inner joy and even the pleasure of the senses. And there is no satisfaction worth that of feeling as independent as possible from the milieu, even economic satisfaction. The question is not whether the use of the most sophisticated machines, working in a community, practicing communism or solidarity will provide me with more material advantages: I want to determine whether all this will allow me to better assert my insubordination and my indiscipline. Rather throw a bomb into the storeroom, set fire to the common pile, smash the machines to pieces if their existence no longer goes without threatening my autonomy,

I want to live, yes, but freely.

Rather mediocrely by producing meagerly for my own consumption than handsomely by working in promiscuity, even restraint.

And what am I saying? At every moment, have we not been given the opportunity to break with friends, with our environment, to turn our backs on comrades, — even at the cost of our material interest — this because we felt that to walk together one step further, to make one more concession would have been to destroy our inner happiness, to diminish our personality. An anarchist is not a calculator or eternally reasonable. Anarchism is based, I have already explained, on the individual fact: now, the individual fact includes, mixes — each triumphing in turn in the individual and successively replacing the others — instinct, reason, sensitivity, impulsiveness, reflection and so many other aspects of the being in activity.

All around us, the men with whom we are in contact make economic interest the motive of their actions. Shall we imitate them? They do it chaotically, I admit; — do we differ much from them in wanting simply to order their chaos? I do not think so. And I stick to my conception of anarchism: reaction of individual happiness against the authority of economic interest.

As I continue this study, I understand better why I have seen originality proscribed. An old activist told me the other day: “But that is crazy, absolutely crazy.” No, it is not as insane as it seems at first. The selection has not yet been made. It will be made.

On one side, there will be the doctrinaires, the merchants of formulas, the reducers, the retail utilitarians, those who did not know how or did not want to understand that anarchism was a current concept, a present negation, a daily fight against everything that casts a shadow on the development of individuality, — on the other: those who do not want to sacrifice themselves to the milieu, to embrace the opinion of their environment when it is a constraint on them, or to conform to the way of thinking adopted by those around them. And this separation will allow us to lay our cards on the table.

On all sides, fashion and uniformity surround us; all clothes have the same cut, all women’s hats present the same ridiculousness, all houses display the same facades, all faces display the same busy air. To accomplish the same gestures, at the same time, in the same way — that may be the goal of a communist, collectivist or whatever-other-ist society, but it is not mine. I have no goal other than to live from day to day as much as possible, in my own way. I am not a “futurist-societyist”. It is to resolve my “individual question” now that matters to me; the future resolution of the social question is absolutely indifferent to me.

I am no longer at all on the same path as society, gray and dull like the atmosphere of cities filled with smoke from factories all built on the same model.

Do you not understand, then, you proscribers of originality, that we are suffocating in your cities full of schools, barracks, prisons, official buildings, workers’ dwellings and other rectangular blocks of brick or stone? Do you not understand, then, that we are wasting away in the middle of your streets drawn with a ruler, with their obsessive regularity. What then is your anarchism, if it is not a reaction of individual originality against collective monotony? Besides, wallow in your monotony, bury yourselves in your formulas, indoctrinate yourselves anarchically, erect temples to the goddess Reason, but let us cultivate our “self” — this self that is hateful only to hypocrites or the fearful — in the open air of originality.

V

On connait l’influence de la suggestion.

On sait que lorsqu’on parle d’épidémie qui menace, nombre de gens bien portants se sentent soudainement pris de coliques plus où moins imaginaires. Ainsi, à force d’entendre parler de crise, certains anarchistes se sont-ils cru réellement atteints; les voici désemparés, le regard éteint, la démarche titubante, à la recherche du Diatoirus qui assure détenir er les plis de son. cerveau puissant un remède à l’incertitude qui les dévore : bouches bées, oreilles tendues, ils attendent l’énoncé de la potion guérissante : Révolution, tonitrue le premier docteur ; Education, prononce doctement son voisin : l’un et l’autre mélangés Secondum artem, ordonne un troisième.

Perplexes, les copains s’en vont, se tâtant pour sentir s’ils sont encore, entiers.

De l’éducation, certes, cher docteur. Mais quelle sorte d’éducation et pour quelles fins ? Il ne suffit, pas de crier au charlatan en montrant le cabinet du confrère ou d’écouler les laissés pour compte des maisons d’éditions scientifiques. Cela peut en imposer aux néophytes où épater l’épicier du coin, mais c’est tout. Nous nous basons, certains d’entre nous, sur autre chose que des bouquins mème abandonnés à 50 0/0 de leur valeur. ou des déclamations de marchand de thèses, pour nous faire une opinion? Qu’est-ce que vous entendez par « éducation », au point de vue anarchiste, s’entend ?

A moins de me tromper fort. l’éducation anarchiste est une*éducation à fins essentiellement anti-autoritaires, donc critiques et négatives ; elle tend à faire de l’éduqué un réagisseur. à le libérer du milieu autant que possible. Et par « éduqué » je n’entends pas l’enfant, l’adulte ou le vieillard auquel on bourre le crâne ; j’entends l’êtres individuel dont le tempérament d’inadapté, d’en-dehors, de réfractaire vibre à l’unisson du nôtre : celui qui vient vers nous, qui fait appel à notre expérience pour apprendre à mieux hair les dominations et les exploitations de tout poil, à se soustraire et à s’échapper davantage aux autorités de toutes nuances qui le pressurent et l’entravent.

L’« éduqué » peut être aussi celui que nous allons chercher, que nous rencontrons le long de notre route. Vis-à-vis de lui, me semble-t-il nous ne saurions avoir uniquement recours à la raison ou au sentiment, ce qui serait nous placer nous-mêmes sous l’autorité d’un procédé unique : nous nous adresserons à tout ce qui, en lui, vibre et bouillonne : les instincts tant primordiaux que surajoutés, la sensibilité tant instinctive que consciente, — à la réflexion comme à l’impulsivité. Tout nous sera bon et nous ne nous limiterons pas à un seul procédé d’éducation.

Ou je suis totalement dans l’erreur où l’éducation anarchiste ne peut consister dans on ne sait quel gavage graduel, purement scientique, sociologique ou hygiénique. Allons-donc ! l’anarchisme n’est pas une collection dé théorèmes géométriques, de recettes culinaires ou de bains-douches. Ce peut être une attitude de négation pratique, un concept de révolte continue, une méthode individuelle de vie et d’activité, une règle de conduite : ce n’est pas une philosophie étriquée, sèche, dogmatique. — Après tout il est une masse de gens, les uns ayant passé par les grandes écoles ; les autres sportsmen fervents, fidèles du tub, végétariens intransigeants, buveurs d’eau filtrée, hygiénistes indécrottables — qui trouvent que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Tout en se portant bien et en respirant avec système, ils n’ont jamais eu un sursaut de révolte contre l’autorité effective : ils acceptent même très. bien d’en être lés agents ou les exécutifs : nombre d’entre eux sont dés moralitéistes insipides autant que dangereux, des dénonciateurs même. Nous avons lu dans les journaux des histoires de multi-millionnaires qui se vêtent de tissus ultra-hygiéniques, chaussent des sandales, né fument pas et, pour éviter la calvitie, ne portent pas dé coiffures ; cela ne les empêche pas, les bougres ! de faire des coups de bourse. J’ai eu comme patron un ancien élève de polytechnique, très intelligent, qui m’a affirmé, à moi, n’avoir aucune croyance, mais n’en regardait pas moins d’un mauvais til ceux de ses ouvriers connus pour leurs idées libre-penseuses. J’ai connu un camarade de bureau, un végétarien pour de vrai, qui serait mort de faim plutôt que de toucher à là caisse dont il avait la garde. J’ai vu, de mes yeux vu comme dit l’autre, courir, en pleine rue, aux trousses d’un gamin coupable dun vol à l’étalage, un professeur que j’avais entendu la veille, merveillessement relier les déductions de De VRIES à la théorie darwinienne.

Donc, qu’on né se frappe point plus qu’il ne convient. Ce n’est pas l’éducation qui fait l’homme ou le délivre de ses préjugés. Ou de ses mesquineries. Ou même le libère du milieu. Les grands rebelles, les en-dehors et les initiateurs, ceux qui nous apparaissent comme ayant le mieux apprécié la vie; comme l’ayant fait servi davantage à leurs fins individuelles, n’ont jamais été de grands accumulateurs de connaissances. Ils ont expérimenté, joui goulument, à satiété, sans autre frein que le critère individuel de l’us ou de l’abus.

C’est bien plus dans leur expérience que dans les livres où au pied des chaires, qu’ils avaient appris à distinguer l’utile ou le plaisant du nuisible ou du désagréable.

Ce qu’on ne dit pas assez — de peur de froisser qui donc ? — C’est que l’éducation scientifique ou soi-disant telle qui a cours dans nos milieux est essentiellement unilateral. Pas un livre sérieux que nous recommandions dans nos revues, où que l’on trouve en vente ans nos réunions, qui ne soit à tendance anti-spiritualiste ou anti cléricale, —à en devenir obsession. Pas un qui soit impartial, qui ne prenne parti.

Une éducation unilatérale ne peut être à mon gens une éducation anarchiste ; je ne veux pas plus de l’autorité d’un Lamarck, un Darwin, d’un Büchner, d’un Haeckel, on d’un Le Dantec que de celle d’un Moise, d’un Ptolémée, d’un Quinton où d’un Le Bon. Faisons entendre les deux sons de cloche ou ne parlons pas d’éducation, je vous en prie. — Disons que nous faisons du laïcisme libertaire, mais ne disons pas que nous faisons de l’éducation anarchiste.

Un anarchiste est un négateur d’autorité, au point de vue scientifique comme au point dé vue politique ou économique; ou il n’est rien du tout. La belle éducation qui consiste à céler à l’éduqué l’opinion contradictoire ! à lui laisser ignorer ce dont où discute dans. la salle à côté ! La belle éducation qui expose le pour et cache le contre — parce qu’il effraie peut-être notre ignorance. Rien d’étonnant à ce que les neuf-dixièmes des anarchistes n’aient jamais su choisir en connaissance de cause leurs conceptions scientifiques; ils n’ont fait que changer de catéchistes.

Je sais bien que depuis que la Science a pris Dieu à orge en lui hurlant qu’il n’existait pas, lé malheureux a dû céder la placé à sa rivale triomphante. C’est ainsi qu’un fantôme a pris la place d’un autre fantôme. Et de même que l’hypothèse déiste a servi d’instrument de domination aux roués et dé maison de refuge aux pusillanimes de jadis, l’hypothèse scientiste sert, aujourd’hui de tremplin aux roublards et d’abri aux paresseux intellectuels qui ne veulent pas aller plus loin que ces trois mots : « La Science dit… »

Mais, objectera quelqu’un, né découle-t-il pas de source que l’anarchiste et spécialement l’anarchiste-individualiste soit un athée?.….. Certainement, mais il est athée non parce qu’oh lui a démontré, en six, douze ou vingt-quatre preuves, l’inexistence dune cause première, d’un principe primordial — choses aussi démontrables qu’indémontrables à mon avis — mais bien parce qu’il sent qu’il ne peut exister de conciliation possible entre le concept anarchiste et l’idée de Dieu.

Dieu, c’est l’autorité et l’anarchiste ne veut ni dieux ni maîtres : le question est donc résolue. Ce qui n’empêche pas que les discussions contradictoires entre adversaires et partisans de l’idée de divinité puissent être intéressantes, profitables ou distrayantes: les mystiques sont parfois aussi agréables à entendre que ceux dont les télescopes fouillent l’indéfini.

Aussi, ayant de noté présenter autrement qu’à titre de distractions intellectuelles Les hypothèses en cours sur la formation de l’univers, les conditions de l’apparition de la terre, les différents états de là matière, les éducateurs anarchistes devraient, me semble-t-il, demeurer dans une pratique, — plus terre à terre, il est vrai, mais plus immédiatement féconde. Au fond, que nous importe à nous, pauvres parasites terriens, le « secret de l’univers ? » Nous venons, nous allons, nous périssons, le plus souvent sans avoir joui de nos jours, et c’est tout. La vie organisée est apparue sur notre planète quand les conditions géologiques et climatériques l’ont permis ; elle disparaîtra quand ces mêmes conditions feront défaut. Vivons done présentement et, parmi ce que nous avons besoin d’apprendre, sélectionnons ce qui peut nous servir d’armes dans la lutte pour notre vie, ce qui peut nous affranchir le plus possible du milieu, ce qui peut nous permettre de faire la nique aux crétins, aux arrivistes et aux superpossédants. Qu’on nous apprenne par exemple les langues étrangères, la galvanoplastie, la mesure du sol, le clichage, l’impression, la composition, le maniement des outils monseigneuriaux, et du chalumeau, celui des engins électriques, le calcul, l’arboriculture ; l’art du forgeron, du charron, du menuisier ; celui du tisseur, du tailleur, du boulanger, du cordonnier, etc., etc. Qu’on nous enseigne les soins de propreté, les procédés anticonceptionnels, ou encore à nous servir des simples. En un mot qu’on suscite en nous lé besoin d’acquisition de ces connaissances pratiques, qui nous permettront de nous « débrouiller», de nous « en tirer » en réduisant au minimum le besoin d’intervention d’autrui. Donnez-nous, ô éducateurs, les moyens de nous passer du milieu ou ceux de l’empiler. Et cela vaudra bien une discussion contradictoire — amusante — sur la conformation dé l’atome original : crochu, rond, flaide, épais, gazeux, carré ou hexagonal.

Tout cela d’ailleurs, j’y consens volontiers, n’aura pas servi à faire de « l’éduqué » un être individuel dans toute la force du terme. Une chose de plus est nécessaire, c’est pousser qui nous écoute où vient à notre contact à « sculpter sa statue intérieure ». L’anarchiste, aux jours de détresse, devrait pouvoir faire autre chose que jeter le manche après la cognée où compter — il le fait trop souvent — sur une intervention extérieure à lui. Il devrait pouvoir se replier sur lui-même, puiser sa nourriture intime dans la citerne de ses réserves expérimentales, dans le silo de sa vie originale ; là, personne ne pourrait l’atteindre et aux traits du sort, il opposerait un front d’airain. Tout n’est pas dit quand, avant d’accomplir un geste ou un acte, on s’est demandé s’il est ou non utile où agréable ; il importe de se demander si oui ou non, il s’ensuivra une diminution intérieure, L’acte ou le geste achevé, il importe de se retrouver soi-même, point entamé où rabaissé à ses propres yeux, impassible comme devant, n’ayant rien laissé de son vouloir-vivre, n’ayant rien concédé au milieu qui engage véritablement la personnalité.

Je sais que l’éducation intérieure n’a pas la faveur du public anarchiste en général. J’ai entendu crier l’autre jour dans une réunion « On se fout de la vie intérieure » Hélas, à force de les gaver d’éducation extérieure, on à fini par faire, d’excellents camarades, je le crains, des contempteurs de la seule vertu — Style philosophique — qui ne puisse être ravie à l’acte être individuel : la vie intérieure. Sans la vie intérieure, l’individualisme n’est cependant qu’une absurdité ou un trompe-l’œil. L’exclamation que je viens de rapporter ne m’a d’ailleurs pas surpris; le gavage scientifique, sociologique, déclamatoire ou révolutionnaire produit sur les hommes ce qu’elle amène, dans les fermes, chez les oies ou les porcs : beaucoup de graisse et peu de chair. Mais si c’est pour pareil résultat que travaillent les «éducateurs » anarchistes, m’est avis qu’ils auraient mieux fait de rester chez eux.

V

We know the influence of suggestion.

It is known that when we speak of a threatening epidemic, many healthy people suddenly feel seized with more or less imaginary colic. Thus, by dint of hearing talk of a crisis, some anarchists believed themselves to be really affected; here they are, helpless, with dull eyes, staggering gait, in search of the Diatoirus who assures that he holds in the folds of his powerful brain a remedy for the uncertainty that devours them: mouths agape, ears strained, they await the announcement of the healing potion: Revolution, thunders the first doctor; Education, pronounces his neighbor learnedly: the one and the other mixed, Secondum artem, orders a third.

Perplexed, the friends leave, touching each other to see if they are still whole.

Education, certainly, dear doctor. But what kind of education and for what purposes? It is not enough to cry charlatan by showing the office of the colleague or to sell the leftovers of scientific publishing houses. It can impress the neophytes or the local grocer, but that is all. Some of us base ourselves on something other than books, even abandoned at 50% of their value, or the declamations of thesis dealers, to form an opinion. What do you mean by “education,” from the anarchist point of view, that is?

Unless I am very much mistaken, anarchist education is an education with essentially anti-authoritarian, therefore critical and negative, aims; it tends to make the educated person a reactant, to free him from the milieu as much as possible. And by “educated” I do not mean the child, the adult or the old person whose brain is stuffed; I mean the individual being whose temperament — of maladjustment, of outsider, of refractory — vibrates in unison with ours: the one who comes to us, who calls on our experience to learn to better hate dominations and exploitations of all kinds, to evade and escape more from the authorities of all shades that pressure and hinder him.

The “educated” can also be the one we seek out, the one we meet along our path. In dealing with him, it seems to me, we cannot have recourse solely to reason or feeling, which would be to place ourselves under the authority of a single process: we will address everything that vibrates and bubbles in him: the instincts, both primordial and superimposed, the sensitivity, both instinctive and conscious, — to reflection as well as to impulsiveness. Everything will be good for us and we will not limit ourselves to a single educational process.

Or I am totally mistaken that anarchist education cannot consist in some kind of gradual force-feeding, purely scientific, sociological or hygienic. Come on! Anarchism is not a collection of geometric theorems, culinary recipes or shower baths. It can be an attitude of practical negation, a concept of continuous revolt, an individual method of life and activity, a rule of conduct: it is not a narrow, dry, dogmatic philosophy. — After all, there is a mass of people, some having passed through the grandes écoles; others fervent sportsmen, faithful to the tub, intransigent vegetarians, drinkers of filtered water, incorrigible hygienists — who find that all is for the best in the best of all possible worlds. While being well and breathing with system, they have never had a burst of revolt against effective authority: they even accept very. well being its agents or executives: many of them are insipid as well as dangerous moralists, even informers. We have read in the newspapers stories of multi-millionaires who dress in ultra-hygienic fabrics, wear sandals, do not smoke and, to avoid baldness, do not wear headdresses; this does not prevent them, the buggers! from making stock market blunders. I had as a boss a former polytechnic student, very intelligent, who assured me, assured me, that he had no beliefs, but nevertheless looked down on those of his workers known for their free-thinking ideas. I knew an office mate, a real vegetarian, who would have died of hunger rather than touch the cash register he was in charge of. I saw, with my own eyes, as the other says, running down the street, after a kid guilty of shoplifting, a professor whom I had heard the day before wonderfully link De Vries’ deductions to Darwinian theory.

So, let us not beat ourselves up more than is appropriate. It is not education that makes a man or frees him from his prejudices. Or from his pettiness. Or even frees him from his milieu. The great rebels, the outsiders and the initiators, those who appear to us as having appreciated life the best; as having made it serve their individual ends more, have never been great accumulators of knowledge. They have experimented, enjoyed greedily, to satiety, without any other restraint than the individual criterion of use or abuse.

It was much more in their experience than in books or at the foot of pulpits that they had learned to distinguish the useful or the pleasant from the harmful or the unpleasant.

What is not said enough — for fear of offending whom? — is that the scientific education or so-called scientific education that is current in our circles is essentially one-sided. There is not a serious book that we recommend in our reviews, or that is found for sale in our meetings, that does not have an anti-spiritualist or anti-clerical tendency — to the point of becoming an obsession. Not one that is impartial, that does not take sides.

A one-sided education cannot be an anarchist education for my people; I do not want the authority of a Lamarck, a Darwin, a Büchner, a Haeckel, or a Le Dantec any more than that of a Moses, a Ptolemy, a Quinton or a Le Bon. Let us make both sides of the story heard or let us not talk about education, I beg you. — Let us say that we are practicing libertarian secularism, but let us not say that we are practicing anarchist education.

An anarchist is a denier of authority, from the scientific point of view as from the political or economic point of view; or he is nothing at all. The fine education that consists in concealing from the educated person the contradictory opinion! — in leaving him ignorant of what is being discussed in the next room! The fine education that exposes the pros and hides the cons — because it perhaps frightens our ignorance. No wonder that nine-tenths of anarchists have never been able to choose their scientific conceptions with full knowledge of the facts; they have only changed catechists.

I know well that since Science took God to task by shouting at him that he did not exist, that unfortunate one had to give up his place to his triumphant rival. Thus one ghost has taken the place of another ghost. And just as the deist hypothesis served as an instrument of domination for the sly and a house of refuge for the faint-hearted of old, the scientistic hypothesis serves today as a springboard for the rogues and a shelter for the intellectually lazy who do not want to go further than these three words: “Science says…”

But, someone will object, does it not follow from the source that the anarchist and especially the individualist-anarchist is an atheist? Certainly, but he is an atheist not because he has demonstrated, in six, twelve or twenty-four proofs, the non-existence of a first cause, of a primordial principle — things as demonstrable as they are indemonstrable in my opinion — but rather because he feels that there can be no possible conciliation between the anarchist concept and the idea of ​​God.

God is authority and the anarchist wants neither gods nor masters: the question is therefore resolved. Which does not prevent contradictory discussions between adversaries and supporters of the idea of ​​divinity from being interesting, profitable or entertaining: mystics are sometimes as pleasant to hear as those whose telescopes search the indefinite.

Also, having noted to present otherwise than as intellectual distractions the current hypotheses on the formation of the universe, the conditions of the appearance of the earth, the different states of matter, the anarchist educators should, it seems to me, remain in a practice, — more down to earth, it is true, but more immediately fertile. Basically, what does the “secret of the universe” matter to us, poor earthly parasites? We come, we go, we perish, most often without having enjoyed our days, and that is all. Organized life appeared on our planet when the geological and climatic conditions allowed it; it will disappear when these same conditions are lacking. Let us live now, and from what we need to learn, let us select what can serve as weapons in the struggle for our lives, what can free us as much as possible from the environment, what can allow us to thumb our noses at the cretins, the social climbers and the super-possessors. Let us be taught, for example, foreign languages, electroplating, soil measurement, platemaking, printing, composition, the handling of monseigneurial tools and the blowtorch, that of electrical devices, calculation, arboriculture; the art of the blacksmith, the wheelwright, the carpenter; that of the weaver, the tailor, the baker, the shoemaker, etc., etc. Let us be taught the care of cleanliness, the contraceptive methods, or even how to use simples. In a word, let there be aroused in us the need to acquire this practical knowledge, which will allow us to “get by,” to “get by” by reducing to a minimum the need for intervention from others. Give us, O educators, the means to do without the milieu or to pile it up. And that will be well worth a debate or discussion — amusing — on the conformation of the original atom: hooked, round, thin, thick, gaseous, square or hexagonal.

All this, moreover, I readily agree, will not have served to make the “educated” an individual being in the full force of the term. One more thing is necessary, which is to push whoever listens to us or comes into contact with us to “sculpt his inner statue.” The anarchist, in days of distress, should be able to do something other than throw the handle after the axe or count — he does it too often — on an intervention outside of him. He should be able to withdraw into himself, draw his intimate nourishment from the cistern of his experimental reserves, from the silo of his original life; there, no one could reach him, and to the traits of fate he would oppose a brazen front. All is not said when, before performing a gesture or an act, one has asked oneself whether or not it is useful or pleasant. It is important to ask whether or not an inner diminution will follow. Once the act or gesture is completed, it is important to find oneself again, not damaged or belittled in one’s own eyes, impassive as before, having lost nothing of one’s will to live, having conceded nothing to the milieu which truly engages the personality.

I know that inner education is not popular with the anarchist public in general. I heard the other day a shout at a meeting “We don’t give a damn about inner life.” Alas, by force-feeding them with external education, we have ended up making, excellent comrades, I fear, detractors of the only virtue — philosophical style — that cannot be taken from the individual being: the inner life. Without the inner life, individualism is however only an absurdity or a deception. The exclamation that I have just reported did not surprise me; scientific, sociological, declamatory or revolutionary force-feeding produces in men what it brings, on farms, in geese or pigs: a lot of fat and little flesh. But if it is for such a result that the anarchist “educators” work, it seems to me that they would have done better to stay at home.

VI

Me voici presqu’arrivé au terme de cette longue étude : ceux que j’ennuie peuvent donc se rassurer. Avant de conclure, je désire cependant faire entendre quelques paroles sur la fameuse question de travail.

Still est un pint de vue difficile à faire admettre (je ne dis pas partager) par les communistes, qui si désespérément s’accrochent au concept anarchiste, c’est bien celui-ci : que l’anarchisme n’est pas une philosophie économique. Je me sense anarchiste non pas parce que producteur ou consommateur (sinon je serais socialiste ou communiste), mais bien parce que négateur et réfractaire. Je hais qu’on me domine ou qu’on m’exploite ; la discipline, la régularité, le fil à plomb, le programmes, les déclarations de droits ou de devoirs, les décalogues — j’ai horreur de tout cela. Et je ne veux non plus imposer à personne une règle de conduite quelconque. Rien ne me lie aux circonstances ou aux individus qui permettent l’éclosion ou l’épanouissement d’une régime d’autorité ou d’exploitation quelconque. L’anarchisme relève, non du domaine scientifique ou économique, mais du domaine moral. Je me sens donc anarchiste parce que la négation de ce qui me domine implique la recherche de ma liberté individuelle, d’une liberté toujours plus vaste, toujours plus profonde. Je cherche à être plus libre, d’abord ; je préfère davantage de liberté personnelle et moins de bien être économique individuel. Je vein pouvoir penser, aimer, produire, consommer, jouir de la vie en liberté.

Il n’y a qu’un moyen de consommer et produire sans exploiter ni être exploité, c’est de produire suffisamment soi-même pour sa propre consommation. La question, pour lé moment n’est pas de savoir si c’est chimérique ou utopique comme le clament les esprits superficiels; à la vérité, il n’y a rien d’absolument chimérique ou utopique, rien même de complètement impossible en soi. D’ailleurs, je n’édifie pas une doctrine : je préconise une tendances. Et je demande à n’importe que l’anarchiste produisant pour le compte des exploiteurs où d’une collectivité inconnue si son travail lui procure de la joie?

En ce qui me concerne, je sais fort bien que ce qui m’inquiète la plus lorsqu’il faut me louer à un employeur quelconque, c’est l’heure de la sortie. Ie n’ai jamais éprouvé le moindre goût à courber l’échiné dix heures de suite pour le profit d’un monsieur capricieux cé qui chaque jour prélevait sur mon effort un bénéfice destiné dise procurer une augmentation des bien être que je pouvais considérer comme superflue ou entièrement insensées J’ai toujours plus ou moins « saboté » mon travail, je l’avoue, et je m’imagine mal un anarchiste recevant des compliments de son employeur ou acceptant de ses mains l’octroi d’une fonction impliquant surveillance sur d’autres.

Je conçois qu’on soit contraint de faire des concessions au milieu, parmi lesquelles celle de se prostituer dans un bagne patronal ; et qu’il s’agisse de corriger, à l’atelier, des épreuves d’imprimerie, de placer de la moutarde on de fabriquer, en chambre, des fleurs artificielles, c’est toujours de la prostitution. Je consens, moi qui écris, certaines. concessions à la société “mourante”; toi qui lis tu en consens d’autres; et je demanderai à celui qui n’a jamais fait de concessions à l’ambiance sociale de nous jeter In première pierre ! Mais je ne me vante pas de vos faiblesses et de mes impuissances, et je ne les cite pas en exemple. L’anarchist qui se vante de “travailler” ou d’être “resté longtemps en place” ne suscite chez moi qu’éclats de rire où haussement d’épaules. Ce sont là pis-aller qu’on cache, telles de mauvaises actions. Non, non ! un négateur d’exploitation ne fait pas sciemment le jeu du patron, il ne jouit pas de la considération dé son contremaitre. Peu lui importe que l’employeur fasse de mauvaises affaires.

Je sais bien: pour ma pat que je ne me suis jamais consolé de servir, moyennant tant par semaine ou par mois, d’outil à tel ou tel détenteur d’espèces, lequel cherchait en mon activité un moyen de retirer ie plus possible d’intérêt du capital engagé dans l’entreprise dont je constituais momentanément un rou[a]ge. Je n’ai jamais éprouvé la sensation que le travail ainsi accompli me sanctifiait où me rendait meilleur. Come je pestais lorsque du bureau mal éclairé où je m’abrutissais, j’apercevais un coin du ciel bleu! Comme je rageais lorsque, sous prétexte d’une commande pressée, on me retenait une ou deux heures de plus que d’habitude. J’ai contribué à hon nombre de productions jusqu’ici: machines agricoles.: machines-outils, compteurs d’eau, tondeuses pour bêtes et gens, journaux techniques et politiques, exportation de fruits et primeurs, — que sais je encore ? Jen’y ai participé qu’à contre-cœur, ignorant de leur destination et m’en souciant fort peu; je ne me suis jamais senti l’ami, le copain, le frère ou le cousin de consommateurs me forçant, à rester enfermé quand une lecture intéressante, une promenade à là campagne ou une amoureuse, passionnée me sollicitait au dehors.

Je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui, pratiquement, fut d’un autre avis que moi.

J’ignore si jamais le travail accompli pour le compte d’autrui sera une joie. Je
ne spéculé pas sur l’avenir. J’exposé mon expérience : c’est que je n’ai jamais retiré une heure de satisfaction de ma prostitution, économique.

Je conçois donc fort bien que tant que l’anarchiste-individualiste ne se trouvera pas dans les conditions requises pour produite, par et pour soi-même, il n’hésite pas, faute de mieux et à ses-risques et périls, it employer à ses fins individuelles, à son activité normale, la production d’une masse do gens qui n’ont aucun souci de l’utilité ou de la nocivité des objets dont ils encombrent le marché, qui se moquent de la destination de leurs produits et trouvent tout en maugréant, qu’il est pour le mieux dans le meilleur des mondes d’entretenir les capitalistes et les privilégiés. De même qu’il est natural que l’anarchiste-individualiste combatte, sans scrupules aucuns, tous les groupements qui basent leurs revendications, non sur la recherche de la plus grande somme de liberté individuelle, mais sur le fait économique.

Mais, m’objectent les « travaillistes, » si tout le monde, en notre société chaotiquement collectivo-capitaliste, s’avisait de consommer sans produire, qu’arriverait-il ?

Ah oui, qu’arriverait-il, si le nombre des « parasites » conscients, voulus, augmentait à ce point que personne. ne produise plus ?.…. Eh bien, âmes sensibles, on arriverait à l’effondrement, à la mise en pièces de l’édifice social actuel, Plus sûrement que par la voix des émeutes ou des coups de force, soit dit en passant. Et puis ? Que voulez-vous que ca nous fasse, à nous, que le régime économique actuel tombe en déconfiture ?

Je ne me fais pas d’illusion, hélas! Le préjugé du travail « sanctificateur, » de la production « rédemptrice », l’ouvriérisme tout entier, se dressent pour maintenir la société sur la base production-consommation et y asservir l’être humain.

J’entends continuer à voir dans ma propre activité autre chose qu’un phénomène de production et de consommation. Non pas que je sois un partisan à l’absurde du moindre effort : l’idée du moindre effort chronique n’est ni anarchiste ni individualiste, Lorsque nous parlons de négation de rejet, de refus, de-révolte, de lutte par la force ou par là ruse, de détermination individuelle des concessions à octroyer au milieu, quitte à les reprendre à la première occasion; de débrouillage individuel, de se situer en marge du bien et du mal ; du critère de la diminution morale ; de la formation de l’être intérieur ; — tout cela implique même pratiqué dans une mesure restreinte, l’effort, l’effort continu et persévérant. Mais il s’agit là d’un effort tenté, poursuivi par l’être individuel en vue d’un développement plus vaste, plus parfait.

L’erreur de ceux qui placent en premier lieu le fait économique est de vouloir sous ce qu’ils appellent « le travail » à l’appréciation individuelle. L’anarchiste- individualiste tel que je me le représente est loin, très loin certes, de répugner au travail, mais il entend travailler dans des conditions’ qui: n’aliènent ni sa liberté, ni son initiative : dans ce cas seul le travail devient « attraction » . Il ne veut pas être plus subordonné au travail qu’à la science ou à la morale, ou à Dieu, ou à une autre abstraction extérieure quelconque. Et contre tout régime qui implique intervention dans les conditions où il entend — être individuel — produire, disposer de son produit et consommer, il se situe en état de légitime défense. Ou il refuse de participer, ce qui revient au même, à la production. Et c’est logique.

VI

Here I am almost at the end of this long study: those whom I bore can therefore rest assured. Before concluding, however, I wish to say a few words on the famous question of labor.

If there is a point of view that is difficult to get accepted (I do not say shared) by the communists, who so desperately cling to the anarchist concept, it is this: that anarchism is not an economic philosophy. I feel myself to be an anarchist not because I am a producer or consumer (otherwise I would be a socialist or communist), but because I am a denier and a refractory. I hate being dominated or exploited; discipline, regularity, the plumb line, programs, declarations of rights or duties, decalogues — I abhor all that. And I do not want to impose any rule of conduct on anyone. Nothing binds me to the circumstances or individuals that allow the emergence or blossoming of any regime of authority or exploitation. Anarchism is not a scientific or economic issue, but a moral issue. I feel myself an anarchist, therefore, because the negation of what dominates me implies the search for my individual freedom, for an ever broader, ever deeper freedom. I seek to be freer, first; I prefer more personal freedom and less individual economic well-being. I want to be able to think, love, produce, consume, enjoy life in freedom.

There is only one way to consume and produce without exploiting or being exploited, and that is to produce enough for one’s own consumption. The question, for the moment, is not whether this is chimerical or utopian as superficial minds claim; in truth, there is nothing absolutely chimerical or utopian, nothing even completely impossible in itself. Besides, I am not building a doctrine: I am advocating a tendency. And I ask any anarchist producing on behalf of the exploiters or of an unknown community whether his work gives him joy?

As for me, I know very well that what worries me most when I have to hire myself out to any employer is the time of departure. I have never felt the slightest taste for bending my back ten hours in a row for the benefit of a capricious gentleman who each day took from my effort a profit intended to supposedly procure an increase in well-being that I could consider superfluous or entirely senseless. I have always more or less “sabotaged” my work, I admit, and I can hardly imagine an anarchist receiving compliments from his employer or accepting from his hands the granting of a function involving surveillance over others.

I understand that one is forced to make concessions to the milieu, among which that of prostituting oneself in a boss’s penal colony; and whether it is a question of correcting, in the workshop, printing proofs, of placing mustard or of making, in the bedroom, artificial flowers, it is always prostitution. I who write, agree to certain concessions to the “dying” society; you who read, you agree to others; and I will ask the one who has never made concessions to the social milieu to cast the first stone! But I do not boast of your weaknesses and my impotences, and I do not cite them as an example. The anarchist who boasts of “working” or of having “stayed in one place for a long time” only provokes in me bursts of laughter or shrugs of the shoulders. These are stopgap solutions that are hidden, like bad actions. No, no! A denier of exploitation does not knowingly play into the hands of the boss; he does not enjoy the consideration of his foreman. He does not care if the employer does bad business.

I know well: for my part I have never consoled myself for serving, for so much per week or per month, as a tool to this or that holder of cash, who sought in my activity a means of extracting the most possible interest from the capital invested in the enterprise of which I was temporarily a cog. I have never experienced the sensation that the labor thus accomplished sanctified me or made me better. How I cursed when, from the poorly lit office where I was stupefying myself, I caught sight of a corner of blue sky! How I raged when, under the pretext of a pressing order, I was kept one or two hours longer than usual. I have contributed to a number of productions up to now: agricultural machinery, machine tools, water meters, clippers for animals and people, technical and political newspapers, export of fruits and early vegetables, — what else do I know? I participated in them only reluctantly, ignorant of their destination and caring very little about them; I never felt like the friend, pal, brother or cousin of consumers forcing me to stay indoors when an interesting read, a walk in the countryside or a passionate love affair called me outside.

I have never met anyone who, practically, had a different opinion than me.

I do not know whether work done for others will ever be a joy. I do not speculate about the future. I am stating my experience: that I have never derived an hour of satisfaction from my economic prostitution.

I therefore understand very well that as long as the anarchist-individualist does not find himself in the conditions required to produce, by and for himself, he does not hesitate, for want of anything better and at his own risk and peril, to use for his individual ends, for his normal activity, the production of a mass of people who have no concern for the usefulness or harmfulness of the objects with which they clutter the market, who do not care about the destination of their products and find, while grumbling, that it is for the best in the best of all possible worlds to maintain the capitalists and the privileged. Just as it is natural that the anarchist-individualist fights, without any scruples, all the groups that base their demands, not on the search for the greatest amount of individual freedom, but on the economic fact.

But, the “laborists” object to me that if everyone, in our chaotically collectivo-capitalist society, were to decide to consume without producing, what would happen?

Oh yes, what would happen if the number of conscious, willing “parasites” increased to such an extent that no one produced any more? Well, sensitive souls, we would arrive at the collapse, at the tearing to pieces of the current social edifice, more surely than by the voice of riots or coups, by the way. And then? Why do you want us to care if the current economic regime falls into disarray?

I have no illusions, alas! The prejudice of “sanctifying” labor, of “redemptive” production, of workerism in its entirety, stand to maintain society on the basis of production-consumption and to enslave the human being to it.

I intend to continue to see in my own activity something other than a phenomenon of production and consumption. Not that I am an absurd partisan of the least effort: the idea of ​​the least chronic effort is neither anarchist nor individualist. When we speak of the negation of rejection, of refusal, of revolt, of struggle by force or by cunning, of individual determination of the concessions to be granted to the environment, even if it means taking them back at the first opportunity; of individual unraveling, of situating oneself on the margins of good and evil; of the criterion of moral diminution; of the formation of the inner being; — all this implies, even if practiced to a limited extent, effort, continuous and persevering effort. But this is an effort attempted, pursued by the individual being with a view to a broader, more perfect development.

The error of those who place the economic fact in the first place is to want to subordinate what they call “labor” to individual appreciation. The anarchist-individualist as I imagine him is far, very far indeed, from being averse to labor, but he intends to work in conditions which do not alienate either his liberty or his initiative: in this case only labor becomes “attraction.” He does not want to be more subordinate to labor than to science or morality, or to God, or to any other external abstraction whatsoever. And against any regime which implies intervention in the conditions in which he intends — to be individual — to produce, to dispose of his product and to consume, he places himself in a state of legitimate defense. Or he refuses to participate, which amounts to the same thing, in production. And this is logical.

VII

Sans risquer d’errer beaucoup, il est permis de présumer:

1° Qu’il n’existera point, au sens strict du mot, de société anarchiste, c’est-à-dire de vie générale en collectivité d’où l’autorité serait absolument exclue.

2° Que dans toutes les sociétés, on rencontrera, isolés ou groupés, des protestataires, des mécontents, des critiques, et des négateurs.

J’ajoute que prétendre ou exposer le contraire me parait une tromperie, commise envers soi ou envers autrui.

Sans doute, on verra des améliorations, des transformations, des modifications, des bouleversements même. Le système de production selon le mode capitaliste pourra finir par s’évanouir ou graduellement ou par un coup de force. Peu à peu, on travaillera moins, on gagnera davantage, les réformes se feront menaçantes, inéluctables. On pourra connaître un régime économique dissemblable du nôtre.

Mais quel que soit le système de société qui englobera les humains, le bon sens indique que sa permanence est liée à l’existence d’une réglementation adaptée à la mentalité moyenne des composants du milieu. Bon gré, mal gré, ceux placés à droite ou à gauche de cette réglementation moyenne devront y conformer leurs actes.

Et peu importe sa base : exclusivement économique, ou biologique, ou morale.

L’expérience indique encore qu’à l’égard des réfractaires, on emploiera les: seuls arguments dont puissent disposer les hommes : la pratique ou la“violence, la persuasion où la contrainte, les marchandages où l’arbitraire.

Mais pour améliorées ou transformées qu’elles puissent nous apparaître, ces sociétés n’ont actuellement d’autres existences que dans notre imagination. Les « précurseurs » sont morts, les pionniers de l’Internationale, les Reclus sont dans la tombe et les transformations sociales obtenues de leur vivant sont bien insignifiantes; Kropotkine, Malatesta, Grave voient leurs jours diminuer sans que paraisse la moindre aube de communisme-anarchique.

Comme « avant la commune » , les hommes se prostituent, se trahissent, s’envient, trafiquent de leur influence et passent sans guère se soucier de ceux qui annoncent, éternels optimistes, la venue d’un monde meilleur.

La foule va toujours vers qui parle bien et porte beau. Ses colères ne durent pas plus que ses admirations. Elle est toujours aussi facile à tromper et à séduire. On ne peut pas davantage faire fond sur elle qu’il y a un siècle ou mille ans.

La masse est acquise au plus fort, au plus superficiel, au plus chanceux.

Je n’aperçois aucune possibilité de réalisation du communisme-anarchique et les seuls communistes-anarchistes qui se sont « tirés d’affaire » y sont parvenus individuellement.

Les choses étant ainsi;-que fera l’anarchiste-individualiste. Ou plutôt, à l’heure où on parle tant de « faire quelque chose » que feront les anarchistes-individualistes ?

Je les vois osciller entre deux tendances extrêmes, deux pôles :

1° Les uns demeurent dans le milieu et ils y luttent pour s’affirmer. Sans se préoccuper trop du choix des moyens, car leur grande affaire — l’affaire de leur vie — c’est, coûte que coûte, de réagir contre le déterminisme extérieur. Qu’est s’affirmer, si non diminuer l’emprise du milieu sur soi? Je les vois donc réagisseurs, réfractaires, propagandistes, révolutionnaires ayant recours à fous les moyens de bataille possibles : éducation, violence, ruse, illégalisme. Je les vois saisir les occasions où le Pouvoir exagère pour susciter le sentiment de rébellion chez ceux qui en sont victimes. Mais c’est par plaisir qu’ils agissent et non pour le profit ou en illusionnant les souffrants par de vaines paroles. Ils ne cherchent pas à se poser en chefs de file ou en maîtres d’École. Ils vont, ils viennent, se mêlant à un mouvement ou s’en retirant selon que leur initiative court ou non le risque d’être entamée, faussant compagnie à ceux qu’ils ont appelé à la révolte dès que ceux-ci font mine de les suivre, de les acclamer ou de se constituer en parti. Peut être font ils plus qu’ils ne sont.

2° Les autres se situent en marge du milieu. Le moyen de production conquis ou acquis, ils se préoccupent de faire de leur séparation de l’ambiance une réalité, en produisant suffisamment pour leur consommation, en supprimant de leur consommation le factice et le superflu.

Parce que les hommes, pris en général, ne leur semblent plus valoir qu’on s’intéresse à eux, ils n’entretiennent que le moins de rapports possibles avec les institutions et les êtres humains et c’est à la fréquentation de quelques « camarades d’idées», sélectionnés, que se borne leur vie sociale. Ils se groupent parfois, mais temporairement, et étant entendu qu’ils se réservent la faculté de ne jamais déléguer à l’association restreinte dont ils font par la disposition de leur produit. Le reste du monde n’existe que peu ou prou pour eux — e’est-à dire dans la mesure où il en ont besoin. Peut-être sont-ils plus qu’ils ne font.

C’est entre ces deux conceptions de la vie anarchiste que s’échelonnent les divers tempéraments anarchistes-individualistes .

Cette conclusion étonnera ou désabusera certains lecteurs de l’anarchie qui s’attendaient à ce que je leur présente un moyen inédit de se « tirer d’affaire, » — quelque chose d’extraordinaire, de renversant, quoi!

Je ne connais, hélas ! aucun procédé spécial, breveté, garanti contre l’insécurité où l’insuccès.

Ce que j’ai voulu faire en ces temps de « confusionnisme » c’est, une fois de plus, situer l’anarchisme-individualiste. J’ai tenté de montrer que l’activité anarchiste ne se concentre pas en une formule, qu’elle ne se confine pas dans un gavage éducatif, qu’elle est autre chose que de l’hygiène, de la biologie, de la production, de la consommation. J’ai essayé de répondre à la question « faire quelque chose, mais quoi ? », par “s’affirmer ”, c’est-à-dire ‘* vivre.”

L’anarchiste n’est ni un savant, ni un thérapeute, ni un géomètre, ni un travailleur, c’est un être qui “veut vivre”, mais vivre en inadapté, en insoumis, en indiscipliné, en rebelle, en original.

Sans doute, il fait de l’hygiène ou de la chimie ou de la science appliquée, mais c’est pour acquérir — sachant davantage — une plus grande somme de liberté, pour réduire toujours plus la puissance des autoritaires, pour lutter à armes presqu’égales contre la foule absorbante et ignorante.

Mais les connaissances ne sont pas un but pour lui, elles constituent un moyen. Il ne s’en servira pas pour étouffer le besoin de jouissance immédiate qui bouillonne en lui, pour bâillonner l’appel des passions ou la revendication des instincts primordiaux. Il emploiera ce qu’il sait non à les mater, mais à en faire des serviteurs dociles de son épanouissement intégral.

Il se servira de ce qu’il a appris, de ce qu’il a expérimenté, pour mieux apprécier la vie, il ne sera pas l’esclave de ses connaissances et de ses expériences, il les utilisera.

Faire quelque chose, mais quoi ?

S’en aller, seul ou en compagnie de quelques-uns, vers davantage d’efforts, davantage d’indépendance, davantage de tentatives et d’essais, davantage de joies.

S’en aller comme un passant, sans faire halte, sans planter définitivement sa tente, toujours en marge de la foule, cueillant les fleurs qui croissent sur les bords des chemins, à l’affût des tempéraments anarchistes qui s’ignorent.

Passer dans la vie, trop fier pour dominer autrui, trop digne pour l’exploiter, trop conséquent pour coopérer à. l’existence d’un état de choses où l’individu est sacrifié au nombre !

Faire quelque chose, mais quoi?

Vivre sa vie intérieure, profondément.

Vivre sa vie extérieure, sans y laisser une parcelle de son “moi” intime. Vivre tout de suite, en saisissant l’occasion présente. Vivre en dehors, sans accepter de se rendre solidaire des faits et gestes des bourgeois ou des prolétaires, des autocrates ou des socialistes, des rois ou des mendiants.

Vivre sa vie, c’est-à-dire n’être ni un maître ni un disciple.

Si je suis parvenu à faire comprendre que c’est là tout l’anarchisme-individualiste, j’estime que j’aurai fait œuvre utile.

E. ARMAND.

VII

Without risking much error, it is permissible to presume:

1. That there will not exist, in the strict sense of the word, an anarchist society, that is to say, a general life in a community from which authority would be absolutely excluded.

2. That in all societies, we will encounter, isolated or grouped, protesters, discontented people, critics, and deniers.

I add that to claim or expose the opposite seems to me to be a deception, committed against oneself or against others.

No doubt, we will see improvements, transformations, modifications, even upheavals. The system of production according to the capitalist mode may end up disappearing either gradually or by a coup de force. Little by little, we will albor less, we will earn more, the reforms will become threatening, inevitable. We may experience an economic regime dissimilar to ours.

But whatever system of society will encompass humans, common sense indicates that its permanence is linked to the existence of regulations adapted to the average mentality of the components of the environment. Willingly or unwillingly, those placed to the right or left of this average regulation will have to conform their actions to it.

And it doesn’t matter what its basis is: exclusively economic, or biological, or moral.

Experience also indicates that with regard to the refractory, one will use the only arguments that men have at their disposal: practice or violence, persuasion or constraint, bargaining or arbitrariness.

But however improved or transformed they may appear to us, these societies currently have no other existence than in our imagination. The “precursors” are dead, the pioneers of the International, the Recluses are in the grave and the social transformations obtained during their lifetime are quite insignificant; Kropotkin, Malatesta, Grave see their days diminish without the slightest dawn of anarchic communism appearing.

As “before the Commune,” men prostitute themselves, betray each other, envy each other, traffic in their influence and pass by without much concern for those who announce, eternal optimists, the coming of a better world.

The crowd always goes to those who speak well and wear well. Their anger lasts no longer than their admiration. They are still as easy to deceive and seduce. They can no more be relied upon than they were a century or a thousand years ago.

Mass is acquired by the strongest, the most superficial, the luckiest.

I do not see any possibility of realizing anarchist communism, and the only anarchist communists who have “made something” have achieved this individually.

Things being thus; what will the individualist-anarchist do? Or rather, at a time when there is so much talk of “doing something,” what will individualist-anarchists do?

I see them oscillating between two extreme tendencies, two poles:

1. Some remain in the environment and they fight there to assert themselves. Without worrying too much about the choice of means, because their great business — the business of their life — is, at all costs, to react against external determinism. What is asserting oneself, if not reducing the influence of the milieu on oneself? I therefore see them as reactants, refractories, propagandists, revolutionaries resorting to all possible means of battle: education, violence, cunning, illegalism. I see them seizing the opportunities when the Power exaggerates to arouse the feeling of rebellion in those who are its victims. But it is for pleasure that they act and not for profit or by deluding the sufferers with vain words. They do not seek to pose as leaders or schoolmasters. They come and go, joining a movement or withdrawing from it depending on whether or not their initiative runs the risk of being undermined, leaving those they have called to revolt behind as soon as they pretend to follow them, to cheer them or to form a party. Perhaps they do more than they are.

2. The others are located on the margins of the milieu. The means of production conquered or acquired, they are concerned with making their separation from the milieu a reality, by producing enough for their consumption, by removing from their consumption the artificial and the superfluous.

Because men, taken in general, no longer seem to them to be worth being interested in, they maintain only the least possible relations with institutions and human beings and it is to the association of a few selected “comrades of ideas” that their social life is limited. They sometimes group together, but temporarily, and on the understanding that they reserve the right never to delegate to the restricted association which they make by the disposal of their product. The rest of the world exists only little or less for them — that is to say, to the extent that they need it. Perhaps they are more than they do.

It is between these two conceptions of anarchist life that the various anarchist-individualist temperaments range.

This conclusion will surprise or disabuse some readers of l’anarchie who expected me to present them with a novel way of “getting out of trouble” — something extraordinary, something mind-blowing, in other words!

I know, alas! of no special, patented process guaranteed against insecurity or failure.

What I wanted to do in these times of “confusionism” is, once again, to situate individualist anarchism. I tried to show that anarchist activity is not concentrated in a formula, that it is not confined to educational force-feeding, that it is something other than hygiene, biology, production, consumption. I tried to answer the question “to do something, but what?”, by “to assert oneself”, that is to say, “to live.”

The anarchist is neither a scholar, nor a therapist, nor a geometer, nor a worker. He is a being who “wants to live,” but to live as a misfit, as an insubordinate, as an undisciplined person, as a rebel, as an original.

No doubt he does hygiene or chemistry or applied science, but it is to acquire — knowing more — a greater amount of liberty, to reduce ever more the power of the authoritarians, to fight on almost equal terms against the absorbing and ignorant crowd.

But knowledge is not an end for him; it is a means. He will not use it to stifle the need for immediate pleasure that boils within him, to gag the call of the passions or the claim of primordial instincts. He will use what he knows not to subdue them, but to make them docile servants of his complete development.

He will use what he has learned, what he has experienced, to better appreciate life, he will not be a slave to his knowledge and experiences, he will use them.

Do something, but what?

To go away, alone or in the company of a few, towards more efforts, more independence, more attempts and trials, more joys.

To go away like a passer-by, without stopping, without pitching his tent definitively, always on the edge of the crowd, picking the flowers that grow on the edges of the roads, on the lookout for anarchist temperaments that are unaware of it.

To pass through life, too proud to dominate others, too dignified to exploit them, too consistent to cooperate in the existence of a state of affairs where the individual is sacrificed to numbers!

Do something, but what?

Live your inner life, deeply.

To live one’s external life, without leaving a part of one’s intimate “self” there. To live immediately, seizing the present opportunity. To live outside, without accepting to show solidarity with the deeds and actions of the bourgeois or the proletarians, the autocrats or the socialists, the kings or the beggars.

To live one’s life, that is, to be neither a master nor a disciple.

If I have managed to make people understand that this is what individualist anarchism is all about, I believe that I will have done useful work.

E. ARMAND.

ERRATA

Dans le cinquième de ma série d’articles sur — Faire quelque chose, mais quoi ? il s’est glissé parmi d’autres une coquille qui rend ma pensée incompréhensible : ce n’est pas à l’acte individuel qui ne peut être sacré la vie intérieure mais à l’être individuel. C’est tout autre chose, comme on voit. (1) E. A.

(1) L’écriture de notre ami Armand laissant « un peu » à désirer, nous ne garantissons pas la teneur exacte de cette notice.

Les typos

ERRATA

In the fifth of my series of articles on — To do something, but what? a typo has crept in among others which makes my thought incomprehensible: it is not the individual act that cannot be sacred to the inner life but the individual being. It is something quite different, as we see. (1)

E. A.

(1) The writing of our friend Armand leaving “a little” to be desired, we do not guarantee the exact content of this notice.

The typos


  • E. Armand, “Faire quelque chose… mais quoi,,,?,” L’Anarchie 7 no. 345 (16 novembre 1911): 1-2.
  • E. Armand, “Faire quelque chose… mais quoi…?—II,” L’Anarchie 7 no. 346 (23 novembre 1911): 1-2.
  • E. Armand, “Faire quelque chose… mais quoi…?—III,” L’Anarchie 7 no. 347 (30 novembre 1911): 1-2.
  • E. Armand, “Faire quelque chose… mais quoi…?—IV,” L’Anarchie 7 no. 349 (14 décembre 1911): 1-2.
  • E. Armand, “Faire quelque chose… mais quoi…?—V,” L’Anarchie 7 no. 350 (21 décembre 1911): 1-2.
  • E. Armand, “Faire quelque chose… mais quoi…?—VI,” L’Anarchie 7 no. 351 (28 décembre 1911): 1-2.
  • E. Armand, “Faire quelque chose… mais quoi…?—VII,” L’Anarchie 7 no. 352 (4 janvier 1912): 1-2.

Working translation by Shawn P. Wilbur, last revised February 25,2025.

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Independent scholar, translator and archivist.

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