Pérennité de l’anarchisme
(Résumé conclusif)
J’ai rappelé que des communistes ou des socialistes libertaires, qui se veulent révolutionnaires au sens politico-social du terme, ont renoncé ou demandé que dans leur ligne on renonce à ce qu’ils appellent l’étiquette anarchiste. Cette étiquette anarchiste, dans les perspectives qui sont les leurs, couvre une matière d’un anarchisme contestable. Ils en sont gênés et ils gênent bien davantage la propagation d’une philosophie spécifiquement anarchiste.
Dans les conjonctures de notre temps, les socialistes libertaires sont — avec les trotskystes et d’autres petites variétés de révolutionnaires — des éléments oppositionnels au sein du mouvement plus généralement référé au communisme. Or tout communisme est grégarisant par nature, le contraire donc de l’anarchisme. C’est ce qu’avait fort bien vu Proudhon à l’encontre de Marx. J’ai noté quelque part que le communisme collectivise les personnes en même temps que les choses.
L’anarchisme n’est pas une étiquette. Il est le nom propre d’une philosophie évolutive qui définit une éthique et une esthétique de vie personnelle, quelle que soit la société où l’on vit en un temps donné. Sa source scientifique remonte à Démocrite et à Anaxagore, sa morale à notre Epicure, sa méthode d’appréhension des faits, d’attitude selon les faits, au scepticisme de Pyrrhon. Il est donc plus ancien que le christianisme qui n’a pu le détruire et lui a beaucoup emprunté par le truchement des interférences stoïciennes. C’est par le moyen d’interférences de cet ordre que la philosophie anarchiste passe de l’individuel au social. Rigoureuse en tant que mode de vie individuelle, elle se relative, en tant que méthode critique, à la réalité du présent. Elle est un humanisme actif dans le social vivant et, au regard du social en devenir, elle est promotrice d’idées prospectives et non pas de systèmes. De ce fait, elle se veut révolutionnaire mais en profondeur.
L’autonomie de la pensée, chez un anarchiste, est sans restriction. Par là, il est individualiste intégralement. L’expression critique et culturelle de sa pensée, par contre, appelle une association libre avec d’autres anarchistes. Toutefois, les activités positives des uns et des autres dans une société organisée selon les définitions psycho-sociales des lieux et des temps ne peuvent qu’être relativées aux circonstances. Elles n’ont d’efficacité que sous la forme d’interventions au sein des organisations à mobiles progressistes et, avec celles-ci, contre les associations de conservation ou de réaction. C’est ainsi que l’individualiste est social de fait en se gardant du socialisme catéchisé.
Cette conception — parmi d’autres — concilie les divergences secondaires, normalement foisonnantes dans un milieu anarchiste, dès que l’on envisage l’action comme un harcèlement accroché au réel et non comme un moyen d’atteindre à quelque système préconçu, limitatif par conséquent et, pour le moins, aléatoire. Nous avons en notre siècle connu trop de révolutions pour en ignorer la contingence et pour ne pas savoir que l’anarchiste y reste insatisfait lorsqu’il n’y est pas irrémédiablement muselé sinon liquidé. La foule et ses meneurs, de quelque nom que ceux-ci se parent, ne sont pas anarchistes.
Il reste qu’une action de harcèlement n’a de sens et d’effet que si elle est réfléchie, appuyée sur des références et des investigations attentives. Cela demande, avec un minimum d’intercollaboration, du travail, de la gratuité, de l’honnêteté dans les jugements et les attaques. Ce que l’on combat n’est pas nécessairement tout de mauvaise qualité pas plus que nous ne sommes en tout de qualité excellente. Une telle attitude est moins facile à tenir que celle d’une démagogie de l’anti-tout ou de la splendeur des nuées. Elle exige, avec du caractère, un certain détachement des contingences. Mais, référée aux constantes d’une philosophie anarchiste, elle a pour elle la durée et, par suite, une efficacité dans le temps. Elle confère, dans le présent, la satisfaction de construire sa personnalité et de se sentir exister par soi, pour soi, avec l’Autre qui nous est fraternel.
The Sustainability of Anarchism
(Concluding summary)
I am reminded that some libertarian communists or socialists, who claim to be revolutionaries in the politico-social sense of the term, have renounced or demand that those of their tendency renounce what they call the anarchist label. That anarchist label, from their perspective, conceals a very questionable sort of anarchism. They are disturbed by it and disturb still more the propagation of a specifically anarchist philosophy.
In the current political climate, the libertarian socialists are — with the Trotskyists and other small varieties of revolutionaries — oppositional elements within a movement more generally related to communism. Now, all communism is by nature a matter of herds and herding, and thus the opposite of anarchism. That is what Proudhon saw very clearly in his encounter with Marx. I have noted somewhere that communism collectivizes persons at the same time as things.
Anarchism is not a label. It is the proper name of an evolving philosophy that defines an ethic and aesthetic of individual life, whatever the society we live in at a given time. Its scientific sources date back to Democritus and Anaxagoras, its moral science to our Epicurus, its method of understanding facts, its attitude toward the facts, to the skepticism of Pyrrho. It is thus more ancient that Christianity, which has not been able to destroy it and which has borrowed a great deal from it by means of stoic interventions. It is by means of interference of this sort that the anarchist philosophy passes from the individual to the social. Rigorous with regard to the mode of individual life, it concerns itself, as a critical method, with the reality of the present. It is a humanism active in living social relations and, with regard to the social to come, it promotes potential ideas and not systems. As a result, it claims to be revolutionary, but deeply so.
The autonomy of thought, for an anarchist, is without restriction. In this sense, the anarchist is entirely individualist. The critical and cultural expression of their thought calls, on the contrary, for a free association with other anarchists. However, in an society organized according to the psycho-social definitions of the times and places, the positive activities of all anarchists can only be related to existing circumstances. They are effective only in the form of interventions within organizations with progressive motives and, in concert with those organizations, against conservative or reactionary associations. It is in this way that the individualist is in fact social while avoiding catechized socialism.
That notion — among others — reconciles the secondary differences, normally abundant in an anarchist milieu, as soon as we envision action as a kind of persistent harassment of the real and not as a means of achieving some preconceived—consequently limiting and, to say the least, unpredictable—system. We have known too many revolutions in our century to be ignorant of their contingency and to be unaware that the anarchist remains unsatisfied by them when he is not permanently muzzled—if not liquidated. The crowd and its ringleaders, whatever name they assume, are not anarchists.
The fact remains that a harassing action makes sense and has effect only if it is reflective, supported by references and attentive investigations. That demands, besides a minimum of intercollaboration, labor, gratuity, honesty in judgment and attacks. What we combat is not necessarily of bad quality any more than we are of excellent quality in all things. Such an attitude is less easy to hold than that of a demagoguery of anti-everything or of the splendor of the multitudes. It demands, along with character, a certain detachment from contingencies. But, when related to the constants of an anarchist philosophy, it has duration on its side and, as a result, an efficacy over time. It confers, in the present, the satisfaction of constructing our own personalities and of feeling that we exist by and for ourselves, with the other who is our brother or sister.