Charles-Auguste Bontemps, “The Libertarian Spirit” (1945)

L’esprit libertaire

Un libertaire, de quelque discipline qu’il se réclame, se définit comme essentiellement individualiste et non-conformiste. L’esprit libertaire, selon les vues que je me propose d’exposer, se manifeste dans une constante volonté de clarté, de réalisme, d’objectivité. Or la structure initiale des sociétés humaine fut, on le sait, rigoureusement communautaire. On ne peut, par conséquent, étudier les comportements qui conviennent à un esprit libertaire, sans avoir auparavant, situé l’individu avec le groupe.

Ce sont les conditions de ces rapports que j’esquisserai tout d’abord, à la fois dans l’économie sociale actuelle ( où ils sont remis en question) et dans l’économie des sociétés primitives où leur caractère naturel comporte une leçon à ne pas négliger.

C.-A. B.

THE LIBERTARIAN SPIRIT

A libertarian, from whatever discipline he claims to be, defines himself as essentially individualist and non-conformist. The libertarian spirit, according to the views that I propose to lay out, manifests itself in a constant desire for clarity, realism, objectivity. However, the initial structure of human societies was, as we know, strictly communitarian. One cannot, consequently, study the behaviors that are appropriate to a libertarian spirit, without having previously situated the individual with the group.

These are the conditions of these relationships that I will sketch first, both in the current social economy (where they are called into question) and in the economy of primitive societies where their natural character contains a lesson not to be neglected.

C.-AB

I

Du communisme et de l’individualisme

SCHÉMA DE LA FAILLITE CAPITALISTE

L’économie individualiste, fondée sur la fameuse formule manchestérienne : “ laissez faire, laisser passer ”, inscrit incontestablement à son actif l’immense essor des progrès industriels qui domine le XIXe siècle. Par un paradoxe assez fréquent dans l’évolution des sociétés, les théories des physiocrates du XVIIIe siècle, qui voyaient dans l’exploitation du sol la source de toute richesse, ont donné à l’organisation de l’industrie, incidemment, son assise durable par la doctrine du droit de propriété intangible. Au défricheur, au cultivateur, dont l’effort rendait la terre productive, devait appartenir le sol mis en valeur. Il n’y avait pas de raison pour que le sous-sol n’appartint pas au prospecteur de mines, pour que l’atelier, la manufacture, l’usine n’appartint pas à leur fondateur et ne fussent pas transmis à ses fils.

L’initiative individuelle, de la sorte excitée par l’intérêt autant — et davantage peut-être — que par la goût naturel de l’effort et par la propension de l’homme à inventer, devait ouvrir la voie au progrès de la mécanique dans le temps même où, sur un plan plus noble, l’intelligence libérée par la philosophie du XVIIIe siècle, s’orientait vers la recherche de la connaissance dans les voies de la science objective, donnant ainsi, directement et indirectement, le nouveau moyen à l’expansion de l’industrie.

L’extraordinaire développement de la production dans les domaines les plus divers, l’importance et la variété infinie des inventions découlant l’une de l’autre avec une rapidité stupéfiante, la transformation du standing de vie qui en résulta et dont — en vue théorique — devaient bénéficier progressivement toutes les couches sociales, ancrèrent dans les esprits l’idée que l’évolution vers une société toujours plus prospère était liée à l’initiative individuelle sans entrave, promue et soutenue par le mobile de l’intérêt privé, excitée par la concurrence, protégée et libérée des contraintes de l’État par le droit de libre disposition des biens possédés.

Il n’y eu que les diverses écoles du socialisme pour voir que les conditions même de l’expansion économique impliquaient un groupement rationalisé des moyens de production, une centralisation et une coordination des initiatives et des administrations et, par dessus tout, une concentration des capitaux dont les possesseurs abandonneraient peu à peu la gestion aux mains des trust. La société anonyme, instrument type du capitalisme par quoi furent rendues possibles les vastes entreprises et qui, comme telle, fut un considérable facteur de progrès, devait finalement aboutir, par le jeu des holdings, des ententes, des trusts, à la mainmise sur l’économie mondiale d’une minorité d’hommes d’affaire.

C’est à ce moment que l’on vit apparaître les crises par quoi fut ébranlé le système capitaliste et condamnée l’économie dite individualiste mais qui, en fait, n’était plus qu’une économie ploutocratique. Pour l’objet de cette courte étude, qui est de déterminer quels peuvent être les rapports de l’individualisme et du communisme, il est important de distinguer l’économie proprement individualiste de l’économie ploutocratique. Dans la première, en effet, l’appétit de lucre est tempéré par l’émulation des concurrences individualistes qui maintient les prix dans des limites supportables, oblige à ne pas négliger le facteur qualité et, pour réaliser ces deux conditions, suscite les initiatives fécondes, les recherches de nouvelles techniques. Elle donne sa chance à la culture, à l’intelligence créatrice, elle conserve le goût du métier et protège, sauf certaines réserves, le respect du bon travail et en conséquence la dignité du bon ouvrier. Dans la seconde, l’appétit de posséder est le seul stimulant de l’homme d’affaires, le gain son seul but avec, aussi, l’orgueil de la puissance par quoi sont aggravées les conditions d’amoralité qui sont celles de l’exploitation intensive de la matière et de la main-d’œuvre en vue du profit. Il a pu en résulter un plus rapide développement des possibilités mécaniques de production, un développement des sciences positives et de la culture technique. En revanche, la science et la culture désintéressées, la culture de l’homme devaient régresser. Dans un monde où la puissance et la considération s’achètent, les valeurs sociales ont leur mesure dans la fortune brutalement exprimée par la formule américaine : cet homme vaut tant de dollars.

Notons ici, pour mémoire seulement, les conséquences économiques de ce système : avilissement du travailleur mal payé ; avilissement de l’État suborné et contraint de soutenir des entreprises essentielles tirant tous leurs bénéfices des caisses publiques, le circuit normal des produits se trouvant paralysé par l’accumulation de l’argent aux mains d’une minorité incapable d’absorber ces produits et ne donnant pas aux producteurs effectifs les moyens de les acheter ; avilissement des classes moyennes ruinées par les charges anormales de l’État dont elles font les frais et par les guerres qui sont la conséquence de ces crises, insolubles dans le système qui précisément les rend inévitables. Chacun connaît aujourd’hui, d’expérience personnelle, le cycle infernal qui n’a d’issue possible que dans une refonte de l’économie et de l’organisation sociale.

Mais c’est ici que, sur le plan des rapports sociaux, se pose le problème de la liberté des personnes et celui de la libre initiative des individus.

I

Of Communism and Individualism

OUTLINE OF CAPITALIST BANKRUPTCY

The individualist economy, based on the famous Manchester formula laissez faire, laissez passer, unquestionably recorded to its credit the immense boom in industrial progress that dominated the 19th century. By a fairly frequent paradox in the evolution of societies, the theories of the physiocrats of the eighteenth century, who saw in the exploitation of the soil the source of all wealth, have given the organization of industry, incidentally, its lasting foundation through the doctrine of intangible property rights. To the clearer, to the cultivator, whose effort made the land productive, should belong the reclaimed soil. There was no reason why the subsoil should not belong to the mine prospector, why the workshop, the factory, the factory should not belong to their founder and not be passed on to his sons.

Individual initiative, thus excited by self-interest as much — and perhaps more — than by the natural taste for effort and by man’s propensity to invent, was to open the way to mechanical progress at the very time when, on a nobler plane, the intelligence liberated by the philosophy of the eighteenth century, was oriented towards the search for knowledge in the ways of objective science, thus giving, directly and indirectly, new means to the expansion of the industry.

The extraordinary development of production in the most diverse fields, the importance and the infinite variety of inventions flowing one from the other with astounding rapidity, the transformation of the standard of living that resulted from it and from which — from a theoretical point of view — were to gradually benefit all social strata, anchored in people’s minds the idea that the evolution towards an ever more prosperous society was linked to unimpeded individual initiative, promoted and supported by the motive of private interest, stimulated by competition, protected and freed from the constraints of the State by the right of free disposal of the goods possessed.

Only the various schools of socialism could see that the very conditions of economic expansion implied a rational grouping of the means of production, a centralization and coordination of initiatives and administrations and, above all, a concentration of capital whose owners would gradually leave the management in the hands of trusts. The corporation, the typical instrument of capitalism by which vast undertakings were made possible and which, as such, was a considerable factor of progress, was ultimately to lead, through the interplay of holding companies, agreements, trusts, to the stranglehold on the global economy of a minority of businessmen.

It was at this time that we saw the appearance of the crises by which the capitalist system was shaken and condemned the so-called individualist economy which, in fact, was no more than a plutocratic economy. For the purpose of this short study, which is to determine what the relationship between individualism and communism may be, it is important to distinguish the strictly individualist economy from the plutocratic economy. In the first, in fact, the appetite for profit is tempered by the emulation of individualistic competition which keeps prices within bearable limits, obliges us not to neglect the factor of quality and, in order to achieve these two conditions, gives rise to fruitful initiatives, research into new techniques. It gives a chance to culture, to creative intelligence; it preserves the taste for the profession and protects, subject to certain reservations, respect for good work and consequently the dignity of the good worker. In the second, the appetite for possession is the businessman’s only incentive, gain his only goal, along with the pride of power by which are aggravated the conditions of amorality, which are those of the intensive exploitation of material and labor for profit. This may have resulted in a more rapid development of the mechanical possibilities of production, a development of the positive sciences and of technical culture. On the other hand, disinterested science and culture, the culture of man had to regress. In a world where power and consideration can be bought, social values have their measure in the fortune brutally expressed by the American formula: this man is worth so many dollars.

Let us note here, for the record only, the economic consequences of this system: debasement of the poorly paid worker; debasement of the state, bribed and forced to support essential enterprises drawing all their profits from the public coffers, the normal circuit of products being paralyzed by the accumulation of money in the hands of a minority incapable of absorbing these products and not giving the actual producers the means to buy them; degradation of the middle classes, ruined by the abnormal burdens of the State which they bear and by the wars that are the consequence of these crises, insoluble in the system that precisely makes them inevitable. Everyone knows today, from personal experience, the infernal cycle, which has no possible outcome except in an overhaul of the economy and social organization.

But it is here that, on the level of social relations, the problem of the liberty of persons and that of the free initiative of individuals arises.

L’ÉCONOMIE DITE INDIVIDUALISTE ET SA PERVERSION PLOUTOCRATIQUE

La faillite du système capitaliste a entraîné la condamnation de l’individualisme non pas seulement dans l’économie mais dans l’ordre social tout entier. Et voilà qui est grave et, j’espère le démontrer, absolument injustifié.

On ne conteste pas la solidarité qui lie les membres d’une société entre eux et les sociétés entre elles. Deux guerres mondiales abominables ont assez montré l’interdépendance des nations dans le fait des conséquences de leur culture et de leurs mœurs aussi bien que dans le fait de leurs rapports économiques. L’asservissement des personnes dans les nations conquises par des peuples de proie ne nous a pas moins appris quelles sont les limites où se peut manifester un détachement personnel des contingences. Il est devenu évident qu’une certaine norme de moralité est tout autant indispensable à la vie équilibrée d’une société qu’à la santé physique et mentale de l’individu. Nous tiendrons pour acquis qu’un système économique et social fondé, comme je l’indiquais tout à l’heure, sur une constante amoralité de ses dirigeants ne peut qu’aboutir à une amoralité généralisée et à un abaissement du niveau de la culture humaine, à un décri des professions qui comportent une mission désintéressée de recherche et d’enseignement. Que cette amoralité, avec toutes ses conséquences, fût le cas de la société capitaliste justifie la condamnation de cette forme de l’économie.

Toutefois il importe d’y insister, l’oligarchie ploutocratique responsable de cet état de choses et, pratiquement, maîtresse de l’État, maîtresse des individus enserrés dans le réseau de ses entreprises et de ses combinaisons — le salarié d’abord, l’artisan, le boutiquier, le paysan également, par le jeu des incidences économiques — maîtresse de la pensée par la mainmise sur les moyens de son expression, cette oligarchie est la négation même de l’individualisme. Qu’elle fît à toute occasion campagne pour défendre et vanter les mérites de l’économie dite libérale et les bienfaits de l’initiative privée ne suffit pas pour que l’on se prête à cette confusion utile à ses desseins. Un masque n’est pas un visage.

Trop de gens s’y sont laissé prendre cependant, oublieux de ce qui fit, dans la période historique qui lui fut propre, la grandeur de la bourgeoisie : intégrité dans les affaires, honneur de la maison, goût ou respect de la culture qui devait nous donner l’œuvre des Encyclopédistes. Avec tous ses défauts, cette bourgeoisie défunte a réalisé une œuvre économique et culturelle indéniable.

Est-ce à dire que le remède à nos maux se puisse trouver dans un retour aux doctrines libérales appuyées sur une renaissance des vertus bourgeoises ? Il ne manque pas de gens pour le penser et le croire. C’est là confondre les circonstances de temps et de milieu et s’aveugler sur ce que peut être la dignité des personnes soumises aux “ bienfaits ” conditionnés du “ paternaliste ”, à l’égoïsme congénital du possédant orgueilleux. Il est inutile de faire la critique des petitesses de l’esprit bourgeois que ne compenseraient plus de nos jours les vertus d’entreprise dont le champ d’action est dépassé. Au reste, il en est une condamnation plus flagrante : le système capitaliste oligarchique est né et devait naître de l’économie libérale. Si j’ai noté leurs divergences, ce ne fut que pour marquer l’erreur que l’on commet en condamnant l’individualisme — à tout le moins sur le plan des valeurs morales — en raison des fautes commises à l’intérieur d’un système qui s’en réclame abusivement.

Aussi bien, le capitalisme et les désastres qu’il entraîne avec lui sont contenus dans le dogme essentiellement bourgeois de la propriété individuelle illimitée, transmise et accrue par l’héritage.

C’est que ce dogme conçoit la propriété comme la condition et la sauvegarde de la liberté personnelle, ce qui peut être vrai en un certain sens, mais un sens qui ne s’accorde pas trop bien avec la justice. Et qu’est la liberté sans la justice sinon la licence de nuire à autrui ? C’est exactement ce qu’on fait constamment les propriétaires par voie directe et par voie indirecte.

Par voie directe, ils le firent de cent manières que l’on connaît. Par voie indirecte, ils le firent en fondant leur liberté sur l’assujettissement du plus grand nombre. Car si la propriété est la condition nécessaire de la liberté, chacun devrait en avoir une part suffisante et ne l’avoir qu’en viager. Il faudrait, à la manière des antiques communautés germaniques, procéder chaque année à la redistribution des terres ce qui est l’équité mais qui serait, dans les sociétés modernes, une vue absurde. Ne pas le faire et accumuler les biens au hasard de la naissance, de la chance, de l’entregent, de la spéculation et, trop souvent, de la malhonnêteté c’est, par définition, priver le travailleur de la liberté. C’est aussi par la concentration des biens et les coalitions de possédants, aboutir comme nous l’avons vu au nouvel esclavage qu’est le salariat. Un esclavage pire que l’esclavage antique en ce qu’il ne garantit pas même la nourriture de l’esclave et qu’il lui impose les charges du citoyen, singulièrement la charge de la guerre, sans lui donner pratiquement le droit d’en délibérer.

THE SO-CALLED INDIVIDUALIST ECONOMY AND ITS PLOUTOCRATIC PERVERSION

The bankruptcy of the capitalist system brought about the condemnation of individualism not only in the economy but in the entire social order. And this is serious and, I hope to demonstrate, absolutely unjustified.

We do not dispute the solidarity that binds the members of a society to each other and societies to each other. Two abominable world wars have sufficiently shown the interdependence of nations in the fact of the consequences of their culture and their customs as well as in the fact of their economic relations. The enslavement of people in nations conquered by peoples of prey has nonetheless taught us the limits where a personal detachment from contingencies can be manifested. It has become obvious that a certain standard of morality is as indispensable to the balanced life of a society as it is to the physical and mental health of the individual. We will take it for granted that an economic and social system based, as I indicated earlier, on a constant amorality of its leaders can only lead to a generalized amorality and a lowering of the level of human culture, to a decrial of the professions that include a disinterested mission of research and teaching. The fact that this amorality, with all its consequences, was the case of capitalist society justifies the condemnation of this form of economy.

However, it is important to insist on it, the plutocratic oligarchy responsible for this state of things and, practically, mistress of the State, mistress of the individuals enclosed in the network of its companies and its combinations — the wage earner first, the artisan, shopkeeper and peasant alike, through the interplay of economic implications — mistress of thought by controlling the means of its expression, this oligarchy is the very negation of individualism. That it campaigned on every occasion to defend and extol the merits of the so-called liberal economy and the benefits of private initiative is not enough for us to lend ourselves to this confusion useful to its designs. A mask is not a face.

Too many people have let themselves be taken in by it, however, forgetful of what made the greatness of the bourgeoisie in the historical period that was its own: integrity in business, the honor of the house, taste or respect for the culture that was to give us the work of the Encyclopaedists. With all its faults, this defunct bourgeoisie has achieved an undeniable economic and cultural achievement.

Does this mean that the remedy for our ills can be found in a return to liberal doctrines based on a revival of bourgeois virtues? There are plenty of people to think it and believe it. This is confusing the circumstances of time and environment and blinding oneself to what the dignity of persons subject to the conditioned “benefits” of the “paternalist,” to the congenital selfishness of the proud possessor can be. It is useless to criticize the pettiness of the bourgeois spirit, which these days would no longer compensate for the virtues of enterprise whose field of action has been exceeded. Moreover, there is a more flagrant condemnation of it: the oligarchic capitalist system was born and was to be born from the liberal economy. If I noted their differences, it was only to mark the error that one commits by condemning individualism — at least on the plane of moral values — because of the faults committed within a system that claims it abusively.

Moreover, capitalism and the disasters it brings with it are contained in the essentially bourgeois dogma of unlimited individual property, transmitted and increased by inheritance.

This is because this dogma conceives of property as the condition and safeguard of personal liberty, which may be true in a certain sense, but a sense that does not accord too well with justice. And what is liberty without justice if not the license to harm others? This is exactly what the proprietors are constantly doing, directly and indirectly.

By direct means, they did it in a hundred ways that we know. Indirectly, they did so by basing their own liberty on the subjugation of the greatest number. For if property is the necessary condition of liberty, each should have a sufficient share of it and have it only for life. It would be necessary, in the manner of the ancient Germanic communities, to proceed each year to the redistribution of the lands, which is equity but which would be, in modern societies, an absurd view. Failure to do so, with accumulating goods haphazardly by birth, luck, interpersonal skills, speculation and, too often, dishonesty is, by definition, depriving the worker of freedom. It is also through the concentration of goods and the coalitions of possessors, to lead, as we have seen, to the new slavery that is wage labor. A slavery worse than the ancient slavery in that it does not even guarantee the food of the slave and that it imposes on him the burdens of the citizen, particularly the burden of war, without practically giving him the right to deliberate regarding it.

DE L’INDIVIDU DANS UNE SOCIÉTE COLLECTIVISTE

L’enchaînement logique de ces remarques nous conduit aux vues collectivistes ou communistes, si rigoureusement imposées par les faits que les tenants même du libéralisme sont contraints de leur faire une large place dans leurs plans publicitaires de réorganisation sociale.

Ici je n’entreprendrai pas la critique comparée des diverses théories fondant les concepts de collectivisation partielle ou totale des moyens de production et des sources de matières premières. Ce que nous en devons retenir c’est que, dans tous les systèmes envisagés, l’homme social se trouve lié par les impératifs de l’homme économique. Il s’agit de savoir comment il se peut comporter pour sauver, dans cette nécessité, l’homme sensible et pensant de l’étouffement grégaire.

Une transformation de l’ordre économique entraîne ipso facto une transformation de la vie sociale et, par conséquent, de la condition de l’individu. Mais l’individu n’est pas seulement un être physique agissant comme l’un des rouages complexes de la machine sociale dont il attend nourriture, vêture et logement. Il est aussi l’intelligence qui a créé cette machine, qui la règle et la dirige tant mal que bien. La place que chacun doit occuper dans les postes de direction et de construction constitue le problème qu’ont à résoudre les réformateurs pour substituer, aux critères de la fortune, des relations de famille, les critères plus équitables de l’aptitude et de la capacité.

Dans le système capitaliste, où le hasard et la chance tiennent lieu de justice, où la “ réussite ” vaut titre, il n’y a pas de problème. C’est une roue de loterie qui pousse en avant les uns, rejette le plus grand nombre. Il est des coups heureux qui mettent l’homme qu’il faut au temps et à l’endroit voulus. Le plus souvent les coups sont médiocres et nous savons à quoi leur répétition mène les peuples.

Le choix de la capacité ne saurait avoir ce déplorable automatisme. Définir les règles possibles de ce choix nous entraînerait à une étude de la refonte des méthodes de l’enseignement et de la sanction des études qui n’a pas sa place ici. Ce que nous en retiendrons pour notre objet, c’est qu’il suppose une organisation adéquate de l’enseignement général et de l’enseignement particulier des techniques, assorties de sanctions étalonnées propre à limiter les abus de l’entregent et du népotisme. De quelque manière qu’on envisage la justification des capacités, il importe de se garder, autant que possible, d’un compartimentage plus ou moins rigide des intelligences et de laisser sa chance à l’initiative, voire au génie. Car une telle organisation comporte, à côté de réels avantages sociaux, maintes brimades des initiatives personnelles. Il ne semble pas pourtant que l’intelligence vouée aux choses pratiques puisse leur échapper tout à fait dans les sociétés modernes même dites libérales. C’est précisément dans ce domaine, à ce qui demeure de libéral dans l’économie centralisée et trustée que sont imputables certaines des perturbations qui faussent la machine. Celle-ci a trop de puissance et de complexité à la fois pour ne pas requérir des mécaniciens spécialisés dans une extrême division du travail. Le savant, chercheur solitaire muré dans son laboratoire, devient un mythe. Dans l’étude des conjonctures comme dans celle de la biologie ou de la météorologie, le chercheur doit utiliser les sciences de statistique, c’est à dire des travaux de collaboration. L’art même, pour ne pas se stériliser dans une sorte de masturbation solitaire, doit trouver sa résonance dans un public que standardisent, à l’excès d’ailleurs, les procédés modernes de diffusion des idées et des rythmes.

Il semblerait donc que les raisons condamnant l’individualisme économique condamnent également l’individualisme dans la vie sociale.

Mais l’homme, qui n’est pas seulement un être physique, n’est pas non plus seulement une intelligence pratique. Il est aussi un être sensible et pensant, une personne aux exigences particulières. La personne humaine se définie comme la double réaction d’une pensée active excitée par une sensibilité particulière. Il n’est pas deux êtres pensants exactement semblables parce qu’il n’est pas deux sensibilités ayant exactement les mêmes réflexes, parce qu’il n’est pas non plus deux êtres ayant exactement la même complexion nerveuse. Chaque individu est donc, en un certain sens, un être unique. La sympathie congénitale qui unit entre eux les membres d’un groupe (les animaux comme les hommes) et qui crée une solidarité naturelle d’où sont sorties les sociétés, qui cause aussi les manifestations collectives d’enthousiasme ou de fureur, n’empêche ni les inimitiés personnelles, ni les goûts particuliers, ni, surtout, le fréquent besoin d’isolement, de repliement sur soi, de concrète méditation. Elle impose, dans le même individu, un besoin contraire, mais de même nature, de se confier à autrui, de se donner, cœur, pensée, avec d’autant plus de fougue que la sensibilité est plus vive, plus ardente, plus personnelle.

Dans l’homme, individualiste donc, et social à la fois, quelle tendance l’emportera ? Quelle place la société de plus en plus sociétaire laissera-t-elle à l’individu qui contrarie ses tendances grégaristes ? Plus exactement, quelle place l’individu doit-il et peut-il défendre et sauver ?

Le schéma des étapes de son affranchissement contient la réponse.

OF THE INDIVIDUAL IN A COLLECTIVIST SOCIETY

The logical sequence of these remarks leads us to collectivist or communist views, so rigorously imposed by the facts that even the supporters of liberalism are forced to give them a large place in their publicized plans for social reorganization.

Here I will not undertake the comparative criticism of the various theories founding the concepts of partial or total collectivization of the means of production and the sources of raw materials. What we must remember is that, in all the systems considered, social man finds himself bound by the imperatives of economic man. It is a question of knowing how he can behave in order to save, in this necessity, the sensitive and thinking man from gregarious suffocation.

A transformation of the economic order entails ipso facto a transformation of social life and, consequently, of the condition of the individual. But the individual is not just a physical being acting as one of the complex cogs in the social machine from which he expects food, clothing and shelter. He is also the intelligence that created this machine, which regulates it and directs it for good or ill. The place that each must occupy in the positions of management and construction constitutes the problem that the reformers have to solve in order to substitute, for the criteria of wealth, family relations, the more equitable criteria of aptitude and capacity.

In the capitalist system, where hazard and chance take the place of justice, where “success” is worth a title, there is no problem. It’s a lottery wheel that pushes forward some, but rejects the greatest number. There are strokes of luck that put the right man at the right time and place. More often than not the strokes are mediocre and we know what repeating them leads people to.

The choice of capacity cannot have this deplorable automatism. Defining the possible rules of this choice would lead us to a study of the overhaul of teaching methods and the certification of studies, which has no place here. What we will retain for our purpose is that it presupposes an adequate organization of general education and the specific teaching of techniques, accompanied by calibrated sanctions capable of limiting the abuse of interpersonal skills and nepotism. In whatever way one envisages the justification of capacities, it is important to avoid, as much as possible, a more or less rigid compartmentalization of intelligences and to give initiative, even genius, a chance. Because such an organization includes, alongside real social advantages, numerous aggravations of personal initiatives. It does not seem, however, that the intelligence devoted to practical things can escape them completely in modern societies, even so-called liberal ones. It is precisely in this area, to what remains liberal in the centralized and trusted economy that some of the disturbances that distort the machine are attributable. This economy has too much power and complexity at the same time not to require specialized mechanics in an extreme division of labor. The scientist, solitary researcher walled in his laboratory, becomes a myth. In the study of conjunctures as in that of biology or meteorology, the researcher must use the sciences of statistics, ie collaborative work. Art itself, in order not to sterilize itself in a sort of solitary masturbation, must find its resonance in a public that is standardized, moreover, by modern methods of disseminating ideas and rhythms.

It would therefore seem that the reasons condemning economic individualism also condemn individualism in social life.

But man, who is not only a physical being, is not only a practical intelligence either. He is also a sensitive and thinking being, a person with special requirements. The human person is defined as the double reaction of an active thought excited by a particular sensibility. There are not two thinking beings exactly alike because there are not two sensitivities having exactly the same reflexes, nor are there two beings having exactly the same nervous complexion. Each individual is therefore, in a certain sense, a unique being. The congenital sympathy that unites the members of a group (animals and men alike) and which creates a natural solidarity from which societies have emerged, which also causes collective manifestations of enthusiasm or fury, prevents neither personal enmities, nor particular tastes, nor, above all, the frequent need for isolation, withdrawal into oneself, concrete meditation. It imposes, in the same individual, a contrary need, but of the same nature, to entrust oneself to others, to give oneself, heart and thought, with all the more ardor as the sensitivity is more lively, more ardent, more personal.

In man, therefore individualist and social at the same time, which tendency will prevail? What place will the increasingly societal society leave to the individual who thwarts its gregarious tendencies? More exactly, what place must and can the individual  defend and save?

The outline of the stages of his emancipation contains the answer.

DE LA NOTION DE PROGRÈS HUMAIN

Ce n’est pas par hasard que la doctrine de l’état dit “totalitaire” a été élaborée par des Allemands et a mis en avants les notions romantiques de la race et du sang, le culte mythologique des héros et le principe de la subordination absolue de l’individu à la communauté. Chez ce peuple encore imbu des légendes nordiques, où est demeuré vif le souvenir des clans communautaires de la Germanie, où foisonnent les ethnographes, l’interprétation sophistiquée de l’origine des sociétés pouvait implanter aisément, sous une apparence de renaissance, des idées rétrogrades jusqu’à l’abêtissement. La désinence des anciens groupes communautaires maquillait un faux socialisme, cependant qu’un retour à un véritable instinct de clan, dans la jeunesse subornée, préparait ce peuple aux pires monstruosités. Cet amalgame effarant d’instincts primitifs, exaltés par une science falsifiée, et d’organisations modernes mises au service d’aspirations et de concepts effroyablement primaires, devait aboutir à cette barbarie du XXe siècle où faillit sombrer le meilleur de la civilisation occidentale.

Pourtant, à l’échelle de la durée évolutive des sociétés, le vingtième siècle en délire est un accident du même ordre que, par exemple, la guerre de cent ans. C’est à travers les millénaires de l’évolution humaine qu’il faut rechercher les constantes de son progrès vers l’autonomie de l’individu, c’est à dire, finalement, vers la justice.

Un regard sur nos origines n’apporte pas de prime abord, reconnaissons-le, un réconfort à l’individu en mal de se libérer. On doit convenir que les premières sociétés, dans leur état naturel, semblent donner raison aux théoriciens de la dépendance de l’individu sous la société. Et que cet état, précisément, soit celui de nature pourrait incliner à penser qu’il doit fonder normalement toute organisation sociale qui ne veut pas s’exposer à périr dans les accidents inhérents à une formule de vie artificielle. C’est cette argumentation sommaire, répandue dans le temps des crises du capitalisme, qui a permis de livrer à la merci des dictatures les foules facilement oublieuses de la valeur de leurs droits acquis quand, dans la déconfiture économique et le désordre social, elles perdent le sens de leurs devoirs civiques.

Au vrai, les faits, livrés sans explication critique, appuient les vues grégaires avec une sorte d’évidence qui, dans un siècle où toutes les doctrines sont remises en question, bouleversent aisément de vieilles manières de penser et les errements les mieux établis. Il suffit de souligner que la biologie moderne, par ses études expérimentales du mutationnisme et de la génétique, conclut pratiquement à l’invariabilité biologique de l’homme pour dérouter les cœurs épris de progrès. Non pas que, théoriquement, l’humanité ne puisse être améliorée par une vaste et lente sélection, mais il y faudrait appliquer un eugénisme généralisé qui, s’il donne aux éleveurs des résultats remarquables, est impraticable sur le plan humain. On n’ignore pas, certes, que la nature n’a pas conservé l’homme semblable à lui-même depuis ses origines : au cours de centaines de milliers d’années elle a transformé le pithécanthrope en homme moderne en passant par la série des anthropiens, du sinanthrope à l’homme de Neandertal et à l’homme de Cro-Magnon ; mais elle l’a fait, semble-t-il, par des accidents de mutation dont rien ne permet d’avancer que l’homme en puisse de nouveau bénéficier.

La science révoquant donc en doute, jusqu’à nouvel ordre, une possible progression continue de l’homme en soi, ce qui ne s’accorde que trop avec l’opinion des philosophes (l’homme ne change pas) et avec les enseignements de l’histoire, il faut bien admettre que son progrès visible est d’ordre social, (législation, droit, règles de civilité, affinement de la sensibilité par l’éducation, enrichissement des facultés pensantes par l’enrichissement de la tradition : arts, lettres, sciences plus cultivés et plus répandus). Un philosophe anglais disait : il n’y a pas de progrès, il n’y a que des évolutions, c’est-à-dire des états modifiés. En vérité, dans l’état social modifié, l’homme demeurant un homme, la moyenne de ses bonheurs et de ses malheurs reste relativement égale à elle-même à plusieurs siècles de distance. Mais si un salarié du vingtième siècle, compte tenu de sa mentalité vingtième siècle et des richesses qui l’entourent et le tentent dans sa pauvreté, n’est sans doute pas plus heureux qu’un serf du moyen âge, il deviendrait effroyablement malheureux s’il devait subir, tel qu’il est aujourd’hui, la condition même du serf d’hier. Nous trouvons là déjà une condamnation des sophismes totalitaires ramenés à leur source : il est un progrès social qui affine les mœurs et ennoblit l’individu de telle sorte qu’un retour à des conceptions correspondant à un ordre social dépassé rompent l’équilibre société-individu et avilissent celui-ci.

Donc, le milieu change et l’homme se trouve modifié en conséquence, au moins dans le fait de ses conceptions et de ses réactions. Progrès ou évolution ? Peu importe. Il suffit que l’homme sente qu’un retour à des mœurs dépassées serait une déchéance. Il doit aller de l’avant, parce que l’homme est vivant et que vivre c’est agir.

Le seul problème est de connaître les modes de son action : modes collectifs ou activité libre ?

OF THE CONCEPT OF HUMAN PROGRESS

It is no coincidence that the doctrine of the so-called “totalitarian” state was developed by the Germans and emphasized romantic notions of race and blood, mythological hero worship and the principle of the absolute subordination of the individual to the community. Among this people still imbued with Nordic legends, where the memory of the communitarian clans of Germania remained vivid, where ethnographers abound, the sophisticated interpretation of the origin of societies could easily implant, under an appearance of rebirth, ideas that are retrograde to the point of stupefaction. The demise of the old community groups disguised a false socialism, while a return to a real clan instinct, in the suborned youth, prepared this people for the worst monstrosities. This bewildering amalgamation of primitive instincts, exalted by a falsified science, and modern organizations put at the service of appallingly primitive aspirations and concepts, was to lead to that barbarism of the 20th century in which the best of Western civilization nearly sank.

However, on the scale of the evolutionary duration of societies, the delirious twentieth century is an accident of the same order as, for example, the Hundred Years’ War. It is through the millennia of human evolution that we must seek the constants of its progress towards the autonomy of the individual, that is to say, ultimately, towards justice.

A glance at our origins does not bring at first sight, let us admit it, a comfort to the individual in need of freeing himself. It must be agreed that the first societies, in their natural state, seem to prove the theoreticians of the dependence of the individual under society right. And that this state, precisely, is that of nature could incline one to think that it must normally form the basis of any social organization that does not want to expose itself to perishing in the accidents inherent in an artificial formula of life. It is this summary argumentation, widespread in the times of the crises of capitalism, which made it possible to deliver to the mercy of dictatorships masses easily forgetful of the value of their acquired rights when, in the economic collapse and the social disorder, they lose sense of their civic duties.

In truth, the facts, delivered without critical explanation, support the gregarious views with a kind of evidence that, in a century where all doctrines are called into question, easily upset the old ways of thinking and the most established errors. It is enough to underline that modern biology, through its experimental studies of mutationism and genetics, practically concludes with the biological invariability of the man to disconcert hearts enamored of progress. Not that, theoretically, humanity cannot be improved by vast and slow selection, but a generalized eugenics would have to be applied to it which, if it gives breeders remarkable results, is impracticable on a human level. We are certainly aware that nature has not kept man similar to himself since his origins: over hundreds of thousands of years it transformed pithecanthropus into modern man, passing through the series of anthropians, from sinanthropus to Neanderthal man and Cro-Magnon man; but it did so, it seems, by accidents of mutation in which there is nothing to suggest that man can again benefit from it.

Science therefore putting in doubt, until further notice, a possible continuous progression of man in himself, which agrees only too well with the opinion of philosophers (man does not change) and with the teachings of history, it must be admitted that his visible progress is of a social order (legislation, law, rules of civility, refinement of sensitivity through education, enrichment of the thinking faculties by the enrichment of tradition: arts, letters, sciences more cultured and more widespread.) An English philosopher said: there is no progress, there are only evolutions, that is to say modified states. In truth, in the modified social state, man remaining a man, the average of his happiness and his misfortune remains relatively equal to itself several centuries apart. But if a twentieth-century wage earner, given his twentieth-century mentality and the riches that surround him and tempt him into his poverty, is probably no happier than a medieval serf, he would become horribly unhappy if he had to submit, as he is today, to the condition of yesterday’s serf. We already find there a condemnation of totalitarian sophisms taken back to their source: there is a social progress that refines mores and ennobles the individual in such a way that a return to conceptions corresponding to an outdated social order upsets the balance between society and the individual and demean the latter.

Therefore, the environment changes and man finds himself modified accordingly, at least in the fact of his conceptions and his reactions. Progress or evolution? Never mind. It is enough for man to feel that a return to outdated mores would be a downfall. He must go forward, because man is alive and to live is to act.

The only problem is to know the modes of its action: collective modes or free activity?

LA LEÇON DES SOCIÉTÉS PRIMITIVES

Il est évident que la condition de l’homme étant fonction de la condition sociale, que son progrès relatif étant le progrès de la société, c’est dans la société et par la société qu’il paraît devoir agir. Il dépend d’elle trop étroitement à tous égards pour s’en pouvoir totalement évader. Ici encore, l’histoire biologique des sociétés élémentaires semble appuyer les vues grégaires. Si l’on consent à ne pas tenir la famille biblique pour le prototype de la société primitive, celle-ci nous apparaît comme essentiellement communiste. Pouvait-il d’ailleurs en être autrement dans le monde hostile de la nature sauvage ? Il est clair que si l’on jetait brusquement dans une forêt vierge de l’Amazonie un homme et une femme selon la Genèse, ils ne subsisteraient pas le temps d’une lune. La famille biblique a derrière elle des dizaines de milliers d’années d’une lente évolution des hommes primitifs.

Comment ces premiers hommes pouvaient-ils vivre, dépourvus des armes organiques qui sont celles des reptiles et des carnassiers contre lesquels il leur fallait lutter pour se défendre et se nourrir ? On dira peut-être que leur intelligence rusée les gardait du danger et que leur omnivorisme leur évitait les difficultés de la chasse. Cela n’est vrai qu’en partie. Frugivores, végétariens mais ignorants de l’agriculture, la disette les eût décimés sans doute ou maintenus dans cet état de petites tribus végétantes qui est celui des derniers Amérindiens de la forêt brésilienne. En tout cas, les résidus trouvés dans les stations préhistoriques ainsi que les gravures pariétales des grottes nous enseignent que les premiers hommes, sans doute insectivores dès l’origine, étaient devenus carnivores dès un très lointain passé. Nous savons aussi qu’ils ont dû subir des révolutions climatiques considérables nécessitant des adaptations et des émigrations qui excluent l’idée de petites familles patriarcales se défendant et luttant seules. Pour physiquement puissants qu’aient été nos ancêtres, ils l’étaient moins que les grands mammifères qui n’ont pu résister à ces bouleversements de la période glaciaire et ont disparu ou n’ont subsisté que sous les tropiques. Nous y voyons, par exemple, le gorille autrement robuste que ne le fut jamais l’homme, régresser en nombre et tendre à disparaître.

Ce n’est que par les initiatives modifiant ses conditions de vie que l’homme pouvait se maintenir et s’adapter en progressant. Or il ne pouvait progresser de la sorte que par l’association.

Le schéma des modalités et des conséquences de cette association est celui de la prise de possession par l’homme de la terre tout entière.

L’adresse des mains rendue efficiente par l’intelligence a fait de chacun un inventeur augmentant ses moyens à chaque invention et augmentant ceux de la horde où ils s’additionnaient et se multipliaient. L’échange des sensations, des idées élémentaires par gestes puis par cris créait le langage, développait les facultés de mémoire et de raisonnement, enrichissait par la tradition les forces du clan.

Les hommes se trouvaient ainsi extrêmement liés les uns aux autres. Ils se sentaient, au sein de leur clan, dans une étroite dépendance mutuelle. Cette dépendance, qui se traduisait par une solidarité rigoureuse, était aggravée par la soumission aux forces occultes. Au niveau de la mentalité primitive, de la mentalité “ prélogique ”, ainsi que la désigne Lévy-Bruhl dans les analyses exhaustives qu’il a données de ses manifestations, les choses apparaissent animées et douées de volitions comme les êtres eux-mêmes ; partout circulent les esprits invisibles dont les influences utiles ou nuisibles exigent que les plus grandes précautions soient observées à leur égard. Il est comme une âme du clan, diffuse dans les êtres, qui les lie entre eux et les lie également aux choses de telle manière que les actes d’un individu retentissent sur tout le clan. Cela implique, pour chacun, l’obligation de se conformer dans tous ses actes privés ou collectifs, à des rites traditionnels, longuement éprouvés, dont on connaît les conséquences, vraies ou supposées. Rompre avec ces rites, c’est exposer la communauté à de tels dangers que l’imprudent qui le tente est voué aux plus sévères sanctions. Il en est d’ailleurs détourné par la crainte superstitieuse qu’il éprouve devant le mystère des choses qui l’entourent.

C’est en vertu de ces croyances — dont les lignes qui précédent ne donnent on le conçoit, qu’un résumé approximatif — que les procédés de fabrication d’un outil, d’une arme, d’une pirogue, étaient soumis à des règles strictes assortis de cérémonies magiques, parfois même tenus secrets par des constructeurs exclusifs, astreints à de particulières initiations.

Les conséquences sont visibles : renforcement par la solidarité des moyens de lutte contre les dangers qui sans cesse menacent la vie du clan ; coopération efficace dans l’effort pour la satisfaction des besoins. En revanche, l’individu ainsi protégé est sans initiative, sans liberté propre, disons, d’un mot sans personnalité. De même l’interdiction de toute initiative, de toute invention, maintient la société dans un état stagnant qui a pu, dans maintes contrées, durer jusqu’à nos jours. Quand fut découverte l’Australie, les mœurs et la religion des indigènes, leur vêture, leur outillage étaient, hormis le boomerang, exactement ceux des hommes paléolithiques.

Il a fallu, pour que l’homme évoluât, les bouleversements climatiques par quoi les clans, obligés à des migrations que les guerres multiplièrent par la suite, virent se dissocier les coutumes et des civilisations élémentaires s’entremêler. C’est de ce moment que date le progrès des industries néolithiques et qu’apparaissent dans la nécessité, les initiatives des plus aptes en force ou en ruse.

J’étudie dans un ouvrage à paraître les modalités de ce passage de la mentalité grégaire à la formation de la personnalité. Ici où la place m’est strictement mesurée je ne peux mieux faire, après cet exposé succinct, que d’en aborder les conclusions.

THE LESSON OF PRIMITIVE SOCIETIES

It is obvious that the condition of man being a function of the social condition, that his relative progress being the progress of society, it is in society and through society that he seems bound to act. He is too closely dependent on it in all respects to be able to completely escape from it. Here again, the biological history of elementary societies seems to support gregarious views. If we agree not to regard the biblical family as the prototype of primitive society, the latter appears to us as essentially communist. Could it be otherwise in the hostile world of wilderness? It is clear that if we suddenly threw a man and a woman according to Genesis into a virgin forest of the Amazon, they would not last for a moon. The biblical family has tens of thousands of years of slow evolution of primitive man behind it.

How could these first men live, deprived of the organic weapons that are those of the reptiles and carnivores against which they had to fight to defend and feed themselves? It may be said that their cunning intelligence kept them out of danger and that their omnivorousness spared them the difficulties of hunting. This is only partly true. Frugivores, vegetarians but ignorant of agriculture, famine would have undoubtedly decimated them or maintained them in the state of small vegetating tribes, which is that of the last Amerindians of the Brazilian forest. In any case, the remains found in the prehistoric stations, as well as the parietal engravings of the caves, teach us that the first men, doubtless insectivores from the beginning, had become carnivores in a very distant past. We also know that they had to undergo considerable climatic revolutions, requiring adaptations and emigrations that exclude the idea of small patriarchal families defending themselves and fighting alone. However physically powerful our ancestors were, they were less so than the large mammals that could not resist these upheavals of the ice age and disappeared or survived only in the tropics. We see there, for example, the gorilla, more robust than man ever was, regressing in number and tending to disappear.

It is only through initiatives modifying his living conditions that man could maintain himself and adapt as he progressed. Now he could only progress in this way through association.

The outline of the modalities and consequences of this association is that of the taking possession by man of the whole earth.

The dexterity of hands rendered efficient by intelligence has made of each an inventor, increasing his means with each invention and increasing those of the horde where they are added and multiplied. The exchange of sensations, of elementary ideas by gestures then by cries created language, developed the faculties of memory and reasoning, enriched the strengths of the clan through tradition.

The men were thus tightly bound to one another. They felt, within their clan, a close mutual dependence. This dependence, which translated into a rigorous solidarity, was aggravated by submission to occult forces. At the level of the primitive mentality, of the “prelogical” mentality, as Lévy-Bruhl designates it in the exhaustive analyzes he gave of its manifestations, things appear animated and endowed with volitions like the beings themselves; everywhere circulate the invisible spirits whose useful or harmful influences require that the greatest precautions be observed with regard to them. It is like a soul of the clan, diffused in beings, that binds them together and also binds them to things in such a way that the actions of an individual reverberate throughout the clan. This implies, for everyone, the obligation to conform in all his private or collective acts, to traditional rites, long tested, of which we know the consequences, real or imagined. To break with these rites is to expose the community to such dangers that the imprudent individual who attempts it is doomed to the most severe sanctions. He is moreover turned away from it by the superstitious fear he feels before the mystery of the things that surround him.

It is by virtue of these beliefs — of which the preceding lines give, it is understood, only an approximate summary — that the processes of the manufacture of a tool, a weapon, a dugout, were subjected to strict rules accompanied by magic ceremonies, sometimes even kept secret by exclusive builders, obliged to undergo particular initiations.

The consequences are visible: reinforcement by solidarity of the means of struggle against the dangers that constantly threaten the life of the clan; effective cooperation in the effort to satisfy needs. On the other hand, the individual thus protected is without initiative, without liberty of his own, let us say, in a word, without personality. In the same way the prohibition of any initiative, any invention, maintains the society in a stagnant state that could, in many countries, last until our days. When Australia was discovered, the mores and the religion of the natives, their clothing, their tools were, apart from the boomerang, exactly those of Paleolithic men.

It took, for man to evolve, the climatic upheavals by which the clans, obliged to migrations which the wars multiplied thereafter, saw dissociating customs and elementary civilizations intermingling. It is from this moment that the progress of Neolithic industries dates and that the initiatives of the most capable in force or in cunning necessarily appear.

In a book to be published, I am studying the modalities of this passage from the herd mentality to the formation of the personality. Here, where my space is strictly limited, I can do no better, after this succinct presentation, than to approach its conclusions.

SYNTHESE DU COMMUNISME ET DE L’INDIVIDUALISME

On peut bien, par des vues de l’esprit flattant certaines des aspirations et les besoins contradictoires du cœur humain, réunir des masses d’hommes en partis puissants — confessionnels ou politiques — et troubler par leur activité l’ordre normal de l’évolution. On n’évite pas que la nature ne ressaisisse ses droits à toute occasion. Un exemple topique nous en est donné par la comparaison des philosophies gréco-latines et du christianisme au temps de sa naissance, celui-ci étouffant finalement celles-là tout en en demeurant imprégné dans son éthique temporelle, puis revenant, dans la Renaissance, à cette source vive de la pensée pour s’y décrasser de la scolastique artificielle et s’y régénérer. C’est en raison de ces interpénétrations de la pensée mystique et de la pensée concrète que l’on peut aujourd’hui parler indifféremment, selon les tendances personnelles, de civilisation chrétienne et de civilisation occidentale. Celle-ci, dans ses formes religieuses comme dans ses formes philosophiques, se caractérise par la prise de conscience de la personne humaine et par la revendication de ses droits. C’est à partir de la revendication des droits que l’esprit religieux et l’esprit philosophique — j’entends la philosophie des faits exempte de métaphysique — divergent de nouveau dans la contradiction des vues de l’esprit d’où naissent les conflits idéologiques. Ce qui demeure, c’est ce qui est congénitalement commun à tous, en l’espèce, le goût de la liberté et le sens de la dignité qui lui est corollaire.

C’est que ce goût et ce sens sont dans l’homme instinctif, comme y sont l’inclination à la sympathie et le sens de la solidarité qui fondent les sociétés. Si les instincts grégaires sont d’abord plus puissants parce que plus nécessaires dans les sociétés naturelles, les aspirations de l’individu se libèrent dès que l’occasion leur en est donnée. Elles se précisent et se font plus exigeantes à mesure qu’elles se donnent du champ. C’est alors que l’humanité prend sa plus haute figure, que les sociétés se polissent se cultivent et que les inventions se multiplient.

Mais nous savons aussi que l’individu abuse et fréquemment agit en parasite de la société. Ne voyons là qu’une confirmation de la règle, car le dérèglement des lois naturelles est aussi une loi naturelle. Il suppose un redressement et non pas une condamnation. La prolifération mortelle des cellules cancéreuses qu’il faut détruire n’implique pas qu’il faille détruire également les cellules normales.

Or c’est à la destruction de cette cellule sociale nécessaire qu’est l’individu conscient, pensant et agissant, que tendent les formules “totalitaires” et autoritaires au prétendu bénéfice du groupe de cellules organisées qu’est la société, sous le prétexte que la communauté sociale est antérieure à l’individu libre et que, par conséquent, l’esprit communautaire est seul conforme à l’ordre des choses.

Nous avons vu que communisme et individualisme sont l’un et l’autre dans l’ordre des choses. La modification de leurs rapports dans le temps est un fait d’évolution qu’il suffit de constater. Bien que comparaison ne soit pas raison, nous pourrions dire que la société communautaire des origines est un organisme primitif dont les organes ne se sont pas encore différenciés. Dans tous les organismes, la différenciation étant la marque même d’un progrès, toute doctrine qui tend à un retour au type primitif est donc une régression.

Nous conclurons que les vues communistes (prises en synthèse et non pas référées à telle ou telle modalité de doctrine) sont des vues justes, à la fois en ce qu’elles sont fondées sur des bases naturelles et qu’elles s’opposent à des systèmes dont les conséquences ont montré qu’ils n’ont plus de contact avec la norme de l’évolution. Toutefois, nous préciserons qu’elles ne demeureront justes — et ne seront par conséquent durables — qu’autant qu’elles auront pour fin la construction harmonique d’une société réalisant sa mission historique qui est de permettre à l’individu — et par le concours organisé des individus — de s’y manifester dans l’exercice de ses facultés propres et de les cultiver dans un milieu de prospérité et de facilité. À l’origine, société élémentaire d’individus eux-mêmes élémentaires ; dans l’avenir, société complexe d’individus différenciés.

Il n’y a donc pas contradiction foncière entre communisme et individualisme. Au contraire, celui-là est la condition de celui-ci.

Il reste que l’esprit de parti, le jeu des intérêts, les inconséquences des passions faussent trop souvent l’application des doctrines. Mais cela, qui est du domaine des inévitables interférences de l’activité des hommes, appelle l’action correctrice des oppositions de tendances sans qu’en puisse être touchée l’exactitude du principe.

C’est donc le rôle correcteur de l’esprit libertaire dans l’action sociale qu’il convient de déterminer.

SYNTHESIS OF COMMUNISM AND INDIVIDUALISM

We can well, through views of the mind that are flattering to some of the contradictory aspirations and needs of the human heart, unite masses of men into powerful parties — confessional or political — and disturb through their activity the normal order of evolution. We cannot prevent nature from reasserting its rights at every opportunity. A topical example of this is given to us by the comparison of Greco-Latin philosophies and Christianity at the time of its birth, the latter finally stifling the former while remaining imbued with them in its temporal ethics, then returning, in the Renaissance, to this living source of thought to cleanse oneself of artificial scholasticism and regenerate itself. It is because of these interpenetrations of mystical thought and concrete thought that we can today speak indifferently, according to personal tendencies, of Christian civilization and Western civilization. This, in its religious forms as in its philosophical forms, is characterized by the awareness of the human person and by the claiming of his rights. It is from the claiming of rights that the religious spirit and the philosophical spirit — I mean the philosophy of facts exempt from metaphysics — diverge again in the contradiction of views of the mind from which conflicts arise. ideological. What remains is what is congenitally common to all, in this case, the taste for liberty and the sense of dignity that is its corollary.

This is because this taste and this sense are instinctive in man, as are the inclination to sympathy and the sense of solidarity that found societies. If herd instincts are initially more powerful because they are more necessary in natural societies, the aspirations of the individual are freed as soon as the opportunity is given to them. They become clearer and more demanding as they gain scope. It is then that humanity takes on its highest figure, that societies become polished and that inventions multiply.

But we also know that the individual abuses and frequently acts as a parasite on society. We see there only a confirmation of the rule, because the disturbance of the natural laws is also a natural law. It presupposes redress and not condemnation. The lethal proliferation of cancer cells that must be destroyed does not imply that normal cells must also be destroyed.

Now it is towards the destruction of this necessary social cell which is the conscious, thinking and acting individual, that the “totalitarian” and authoritarian formulas tend, to the alleged benefit of the group of organized cells which is society, under the pretext that the social community is prior to the free individual and that, consequently, the community spirit alone conforms to the order of things.

We have seen that communism and individualism are both in the order of things. The modification of their relations over time is a fact of evolution that it suffices to note. Although the comparison is not correct, we could say that the community society of the origins is a primitive organism whose organs have not yet differentiated. In all organisms, differentiation being the very mark of progress, any doctrine that tends towards a return to the primitive type is therefore a regression.

We will conclude that the communist views (taken in synthesis and not referring to this or that modality of doctrine) are correct views, both in that they are founded on natural bases and because they are opposed to systems whose consequences have shown that they no longer have contact with the norm of evolution. However, we will make it clear that they will only remain fair — and will therefore only be lasting — insofar as their end is the harmonious construction of a society fulfilling its historical mission, which is to allow the individual — and through the organized concourse of individuals — to manifest themselves there in the exercise of their own faculties and to cultivate them in an environment of prosperity and ease. Originally, an elementary society of individuals themselves elementary; in the future, a complex society of differentiated individuals.

There is therefore no fundamental contradiction between communism and individualism. On the contrary, one is the condition of the other.

It remains that the spirit of party, the interplay of interests, the inconsistencies of passions too often falsify the application of doctrines. But this, which belongs to the domain of the inevitable interferences of the activity of men, calls for the corrective action of oppositions of tendencies without the accuracy of the principle being affected.

It is therefore the corrective role of the libertarian spirit in social action that needs to be determined.

II

Des doctrines libertaires

Si le potentiel d’un parti, d’une confession, d’un syndicat réside dans la valeur de ses théoriciens et dans le dynamisme de ses militants, son efficience est fonction du nombre et de la cohésion de ses adhérents. Pourtant, cette efficience serait sans prolongement, sans durée si, à l’instant crucial de l’action réalisatrice, elle n’était appuyée par une masse flottante de sympathisants agglomérée à ce moment même. Les sympathisants, ce sont ces milliers de gens sans opinions bien déterminées, livrés au quotidien de la vie et qui ne réagissent qu’aux accidents marquants de la politique. Ils se manifestent alors selon les inclinations d’une idéologie assez vague, mais qui les fait, au moment décisif, appuyer tel parti plutôt que tel autre. Ils ne sont pas la masse capricieuse et changeante. Ils sont les fractions de la masse ouvertes aux problèmes politiques et sociaux auxquels ils consacrent, sans passion, les heures de la conversation, les loisirs que n’occupent pas leurs distractions habituelles. Ils constituent en fait l’opinion publique moyenne. L’importance de cette opinion diffuse dans la masse est grande. Elle devient décisive aux époques de crise, soit qu’elle s’abstienne, soit qu’elle prenne parti.

C’est dans cette opinion, rétive aux disciplines partisanes, que doit et que peut agir efficacement une propagande d’esprit libertaire. Elle se recrute dans tous les milieux. C’est par elle que peuvent être ouvertes certaines portes soigneusement fermées à une propagande déclarée.

II

Libertarian Doctrines

If the potential of a party, of a denomination, of a trade union lies in the value of its theoreticians and in the dynamism of its militants, its efficiency depends on the number and cohesion of its members. However, this efficiency would be without extension, without duration if, at the crucial instant of the directing action, it were not supported by a floating mass of sympathizers gathered together at that very moment. The sympathizers are those thousands of people without well-determined opinions, delivered to the daily life and who react only to the striking accidents of politics. They then manifest themselves according to the inclinations of a rather vague ideology, but on that makes them, at the decisive moment, support one party rather than another. They are not the capricious and changing mass. They are fractions of the mass open to political and social problems, to which they devote, without passion, the hours of conversation, the leisure time that their usual distractions do not occupy. They are in fact the average public opinion. The importance of this opinion diffused among the masses is great. It becomes decisive in times of crisis, whether it abstains or takes sides.

It is in this opinion, resistant to partisan discipline, that libertarian-minded propaganda must and can act effectively. It is recruited in all walks of life. It is through it that certain carefully closed doors to declared propaganda can be opened.

UNE RÉVISION NÉCESSAIRE

Or, depuis quelque trente ans, ce fut l’une des faiblesses du mouvement libertaire que d’être en marge de cette opinion. Des militants ont pu sporadiquement œuvrer dans un sens libertaire au sein d’organisations dont ils étaient membres, au sein de leurs syndicats en particulier. Aucun mouvement concerté, aucune organisation de prosélytisme répondant à une doctrine vivante n’a permis de coordonner efficacement ces efforts. On s’est laissé enfermer dans un cercle parce que l’on n’a pas su distinguer les doctrines absolues, propres au militant actif, de leurs adaptations, parce que l’on a méconnu la nécessité de ces adaptations dans le temps et dans le milieu.

On a fait pis. On a trahi l’esprit libertaire — que j’ai défini au début de cette étude un esprit de clarté, de réalisme et d’objectivité — en refusant de s’évader, autant que l’eût voulu le simple bon sens, du formalisme de doctrine traditionnelles devenues peu ou prou inadéquates aux circonstances évoluées. En un mot, on a vécu sur ce non-sens : un “ dogme libertaire ”. Nos maîtres à penser qui, au cours de leur action, avec les matériaux dont ils disposaient, élaborèrent ces doctrines, nous enseignent cependant, par leur méthodes mêmes, que c’est en corrigeant la lettre qu’on demeure fidèle à l’esprit. Un Elisée Reclus , un Kropotkine ont trop constamment fondé leurs vues sur les données des sciences naturelles, sur les leçons de l’expérience, pour que leur exemple n’impose pas à leurs disciples une révision continue des doctrines en fonction des enrichissements de la biologie et des enseignement de l’évolution sociale.

À cet égard, le bilan du travail des libertaires au vingtième siècle se clôt par une faillite. Si nous négligeons l’évolution de l’individualisme “asocial” que sa logique particulière situe hors de notre objet, nous ne pouvons que constater la déficience de la littérature libertaire. Nous avons lu et relu durant vingt ans les mêmes articles, ressassant imperturbablement les utopies du siècle dernier, dans des formules sclérosées, d’une pauvreté décourageant jusqu’à la critique. On peut — on doit — discuter ce qui demeure valable des théories anciennes. On ne peut pas discuter le résultat de l’emploi inactuel qui en fut fait : à mesure que les jeunes, d’abord séduits à des paradoxes qui devraient être vivifiants, se frottaient aux réalités de la vie et aux conditions de la révolution, nous les voyions soit passer aux partis d’action, soit se cantonner dans des activités paralibertaires où leurs aînés, découragés les avaient précédés.

Et pourtant, quelle belle tâche, sans déception possible s’offre à nous, à la condition de fonder un mouvement libertaire qui soit constitué dans la logique de l’esprit libertaire et pour des buts qui ne soit pas contradictoire à sa nature.

A NECESSARY REVISION

Now, for some thirty years, it has been one of the weaknesses of the libertarian movement to be on the margins of this opinion. Militants were able to sporadically work in a libertarian direction within organizations of which they were members, within their trade unions in particular. No concerted movement, no proselytizing organization responding to a living doctrine has made it possible to effectively coordinate these efforts. We allowed ourselves to be locked into a circle because we were unable to distinguish the absolute doctrines, specific to the active militant, from their adaptations, because we failed to recognize the need for these adaptations over time and across milieus.

We did worse. We have betrayed the libertarian spirit — which I defined at the beginning of this study as a spirit of clarity, realism and objectivity — by refusing to escape, as much as simple common sense would have wanted, from the formalism of traditional doctrines that have become more or less inadequate to evolved circumstances. In a word, we lived on this nonsense: a “libertarian dogma.” Our mentors who, in the course of their action, with the materials at their disposal, worked out these doctrines, teach us however, by their very methods, that it is by correcting the letter that one remains faithful to the spirit. An Elisée Recluse, a Kropotkin too constantly founded their views on the data of the natural sciences, on the lessons of experience, for their example not to impose of their disciples a continual revision of doctrines according to the enrichment of biology and the teachings of social evolution.

In this regard, the balance-sheet of the work of libertarians in the twentieth century ends in bankruptcy. If we neglect the evolution of “asocial” individualism, which its particular logic places outside our object, we can only observe the deficiency of libertarian literature. We have read and reread the same articles for twenty years, rehashing imperturbably the utopias of the last century, in sclerotic formulas, of a poverty that is disheartening to the point of criticism. We can — we must — discuss what remains valid of the old theories. We cannot argue with the result of the incurrent use that was made of them: as young people, seduced at first by paradoxes that should be invigorating, rubbed up against the realities of life and the conditions of the revolution, we saw them either move on to the parties of action, or confine themselves to paralibertarian activities where their elders, discouraged, had preceded them.

And yet, what a beautiful task, without possible disappointment, is offered to us, on the condition of founding a libertarian movement that is constituted in the logic of the libertarian spirit and for goals that are not contradictory to its nature.

LA RÉVOLTE DES ÉLITES

La place m’est trop mesurée pour que je puisse développer correctement les propositions qui vont suivre, il y faudrait à la base une étude sur la condition naturelle de l’évolution de l’homme vers la liberté. J’ai fait cet essai dans un ouvrage qui paraîtra plus tard. Je demande ici que l’on tienne pour acquis que l’homme en soi évolue fort peu. J’ai rappelé plus haut que c’est sa civilisation qui évolue par les changements qui résultent, dans le milieu, des découvertes qu’il fait dans l’ordre des sciences positives et par les modifications consécutives que subissent ses conceptions dans l’ordre de l’éthique. Entendons-nous bien. Je ne dis pas que les éthiques nouvelles découlent de l’invention d’un nouvel avion. Je dis que dans les changements apportés à la vie traditionnelle d’un peuple par l’introduction de nouvelles techniques — lesquelles comportent les interventions guerrières — ce peuple est contraint de modifier les conditions de sa vie, donc de modifier sa morale.

Chaque fois qu’un peuple a souffert l’oppression, il s’est trouvé dans son sein une élite d’individus qui, ne se résignant pas, se sont persuadés, puis ont fait effort pour persuader autrui que “ ce qui est pourrait ne pas être ”. Et ils ont, pour exciter et justifier la révolte contre l’état des choses, élaboré une morale non conforme à la loi morale qui maintenait les choses établies.

Voilà, en grossière synthèse, le premier terme de l’esprit libertaire. Il se définit : esprit de révolte contre l’injustice, non-conformisme à l’ordre injuste, recherche d’un ordre plus équitable. Il est le fait d’une élite. Ceci est un point à retenir.

Cette révolte, ce non-conformisme peuvent obéir à la violence d’un tempérament autoritaire qui, ne supportant pas le joug, tend à s’en délivrer en se cherchant des alliés. Ce type de non-conformiste est incontestablement révolutionnaire. Il est aussi individualiste. Il est intéressant comme type d’humanité et il joue un rôle actif dans l’évolution sociale. Il n’est pas libertaire, il n’a pas l’esprit libertaire car, s’il réussit sa révolution, il s’y conformera et voudra que chacun s’y conforme.

Cette même révolte peut obéir à la passion d’un tempérament mystique, impatient des humiliations qui heurtent en lui le sens de la noblesse humaine. C’est ce sens de la noblesse de l’homme qui le conduit à fonder la morale de sa révolte sur des aspirations idéales, sur des vues mystiques, lesquelles lieront l’homme à un à-priorisme. Quoi que vaille ce révolté en noblesse morale, il est la négation de l’esprit libertaire. En effet, sa doctrine tend nécessairement à la reconnaissance comme valeurs absolues d’idées métaphysiques discutables. Il contrarie l’évolution en posant le principe, sans autre base que la dialectique, de la “ permanence ” de ces valeurs. Il s’opposera tout à fait à l’évolution sociale s’il est un docteur en religion et traduit ce principe en dogme.

Nous ne reconnaîtrons au réformateur révolté ou révolutionnaire un caractère libertaire que si la morale de sa révolte enveloppe à la fois la conformité des faits — et par conséquent est susceptible d’évoluer avec eux — et la conformité de la nature de l’homme. Celle-ci se précise au moins dans la tendance, manifestée d’âge en âge, d’établir un régime de vie — individuel aussi bien que social — qui réalise le maximum de liberté dans la Justice, les deux termes étant inséparables.

Il ne suffit donc pas d’être individualiste et non-conformiste pour se targuer d’un esprit libertaire. En revanche, un homme simplement droit peut avoir des comportements qui établissent, une sorte de symbiose entre les esprits libres et les esprits libertaires, ceux-ci pouvant avoir sur ceux-là une influence féconde. Pour faire saisir cette nuance, et en admettant que nous raisonnons sur des élites transcendantes, nous dirons que Socrate, esprit libre, est libertaire quand il invente la maïeutique, quand il cherche dans l’homme la morale de l’homme ; qu’il est libertaire encore quand il s’expose de la sorte à la vindicte des conformistes. Il ne l’est plus quand il refuse de se soustraire à sa condamnation et, boit la ciguë conformément à une loi discutable et injustement appliquée. Mais Socrate, citoyen selon la loi, quand d’autres étaient esclaves sous la même loi, se devait d’obéir à celle-ci qu’il n’avait, pas formellement rejetée. Et ici, je considère qu’en accomplissant un geste non libertaire, il agissait dans un esprit libertaire parce qu’il se situait dans la logique de sa responsabilité.

THE REVOLT OF THE ELITES

Space is too limited for me to be able to correctly develop the proposals that will follow, there would need to be a study of the natural condition of the evolution of man towards liberty. I made this attempt in a work that will appear later. I ask here that we take it for granted that man in himself evolves very little. I recalled above that it is his civilization that evolves through the changes that result, in the environment, from the discoveries that he makes in the order of the positive sciences and by the consecutive modifications that his conceptions undergo in the order of ethics. Let’s understand each other. I am not saying that new ethics stem from the invention of a new airplane. I am saying that in the changes brought to the traditional life of a people by the introduction of new techniques — which include warlike interventions — this people is forced to modify the conditions of its life, therefore to modify its morality.

Each time that a people has suffered oppression, there has been found within it an elite of individuals who, not resigning themselves, have persuaded themselves, then made an effort to persuade others that “what is might not be.” And they have, in order to excite and justify the revolt against the state of things, worked out a morality not in conformity with the moral law that maintained established things.

Here, in rough synthesis, is the first term of the libertarian spirit. It is defined: spirit of revolt against injustice, non-conformity to an unjust order, search for a more equitable order. It is the work of an elite. This is a point to remember.

This revolt, this non-conformity can obey the violence of an authoritarian temperament that, not tolerating the yoke, tends to free itself from it by seeking allies. This type of maverick is unquestionably revolutionary. He is also an individualist. He is an interesting type of humanity and he plays an active role in social evolution. He is not libertarian, he does not have the libertarian spirit because, if he succeeds in his revolution, he will conform to it and will want everyone to conform to it.

This same revolt can obey the passion of a mystical temperament, impatient with the humiliations that offend in its sense of human nobility. It is this sense of man’s nobility that leads him to base the morality of his revolt on ideal aspirations, on mystical views, which will bind man to an apriorism. Whatever this rebel is worth in moral nobility, he is the negation of the libertarian spirit. Indeed, his doctrine tends necessarily to the recognition of debatable metaphysical ideas as absolute values. It thwarts evolution by laying down the principle, with no other basis than dialectics, of the “permanence” of these values. He will completely oppose social evolution if he is a doctor of religion and translates this principle into dogma.

We will recognize in the rebellious or revolutionary reformer a libertarian character only if the morality of his revolt encompasses both conformity to the facts — and consequently is likely to evolve with them — and conformity with the nature of man. This is defined at least in the tendency, manifested from age to age, to establish a regime of life — individual as well as social — that achieves the maximum liberty in justice, the two terms being inseparable.

It is therefore not enough to be individualistic and non-conformist in order to boast of a libertarian spirit. On the other hand, a simply upright man can have behaviors that establish a sort of symbiosis between free spirits and libertarian spirits, the latter being able to have a fruitful influence on the former. To capture this nuance, and admitting that we are reasoning about transcendent elites, we will say that Socrates, a free spirit, is libertarian when he invents maieutics, when he seeks in man the morality of man; that he is still a libertarian when he exposes himself in this way to the condemnation of the conformists. He is no longer so when he refuses to escape his condemnation and drinks hemlock in accordance with a questionable and unjustly applied law. But Socrates, a citizen according to the law, when others were slaves under the same law, had to obey this one that he had not formally rejected. And here, I consider that by performing a non-libertarian gesture, he was acting in a libertarian spirit because he was within the logic of his responsibility.

LA NOTION DE RESPONSABILITÉ PERSONNELLE

Avant d’envisager l’action sociale d’un mouvement libertaire considéré dans l’esprit que je viens d’esquisser, il nous faut situer le libertaire au regard de sa morale individuelle qui est, précisément, une morale de responsabilité.

Nous avons noté que l’esprit libertaire était le fait d’une élite. J’entends par là des hommes conscients d’eux-mêmes, de leur valeur d’hommes, volontairement et librement soumis à une loi morale qu’ils ont choisie et, par conséquent, des individus pensants. La qualité de leur pensée quant aux éléments qui la constituent est d’importance secondaire. Il n’a pas dépendu d’eux qu’ils aient ou non reçu une culture supérieure de l’intelligence. Il suffit qu’ils possèdent une virtualité de culture sans cesse tendue vers l’acquisition de nouvelles connaissances, qu’ils ne cessent de repenser, de cribler ce qu’ils ont appris et se l’assimilent de telle sorte que le savoir qu’ils possèdent, si minime soit-il, soit cohérent et fonde logiquement un concept de vie qui est le leur. Il va de soi que ce concept se réfère dans ses grandes lignes à des vues élaborées par d’autres ; mais ces vues, ils ne les ont admises qu’après examen, elles les satisfont provisoirement, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’une plus ample information les incite à les corriger. Les corriger, ce n’est pas en changer. Les lignes générales en demeurent nécessairement invariables sans quoi nous serions en présence d’un suiveur indécis et non d’un libertaire pensant.

Pour éclairer cette définition d’une élite qui peut, à certains égards, n’être que virtuelle, nous la comparerons aux élites chrétiennes qui se rencontrent aussi bien chez l’homme du peuple, pénétré de quelques principes essentiels de sa religion qu’il applique avec une rigueur morale absolue, que chez le théologien chez qui les mêmes principes, pour être enrichis de nuances et de commentaires, n’en demeurent pas moins invariables dans leur essence.

Il est donc une morale de vie libertaire qui est, en quelque sorte, personnelle en ce que chacun l’adapte plus ou moins selon son tempérament. Elle est ainsi, par ses points essentiels, la morale d’un groupe affinitaire d’individus reliés par une philosophie qui leur est commune, mais qui est étrangère au milieu social où évoluent ces individus. Elle est étrangère à ce milieu à la fois parce qu’elle est une conception d’élites et, plus encore, parce qu’elle est une anticipation sur l’évolution pressentie ou déduite d’un ensemble de connaissances. Du point de vue de l’évolution sociale, elle peut aussi bien être ruinée que confirmée, en tout ou partie, par les faits. Du point de vue individuel, elle est une réalité immédiate. Il n’y a pas de raison pour que ceux qui la conçoivent n’en fassent pas immédiatement la règle de leur vie personnelle et la règle de leurs rapports entre eux. Se comporter différemment leur serait impossible puisque, placés entre une vue des choses qu’ils croient correcte et une vue traditionnelle qu’ils croient ou fausse ou en voie d’être dépassée, ils seraient sans morale s’ils n’optaient pour leur morale.

C’est ici qu’intervient la notion de responsabilité, car on ne peut se défaire personnellement de contraintes qui nous sont apparues comme une atteinte, à la justice et s’autoriser à devenir injuste à son tour. Or ce serait être injuste que de juger autrui selon notre morale et non selon la sienne. Autrui n’est pas libertaire ; il est ce qu’il est et n’a pas choisi. Tout ce que nous pouvons exiger de lui, c’est qu’il se comporte effectivement selon la morale dont il se réclame. Et l’on sait que c’est déjà beaucoup lui demander, à lui pour qui trop souvent la conscience — et singulièrement la conscience du riche et du puissant — n’est rien de plus qu’un képi de gendarme.

Ce que nous pouvons ensuite, c’est travailler à ruiner dans les faits et dans les esprits les comportements traditionnels afin d’assouplir le milieu où, bon gré mal gré, nous devons évoluer et où nos propres comportements se trouvent sans cesse brimés. Cela ressortit à l’action sociale sur quoi je reviendrai.

Il reste que, même en agissant envers autrui selon les seules traditions qu’il comprenne et selon la civilité coutumière qui nous défend nous-mêmes du danger d’être traités en outlaws, nous ne pouvons tout à fait éviter, dans nos rapports avec nos proches : famille et amis, les comportements qui nous sont habituels. Nous ne pouvons éviter la portée des leçons que donne notre exemple, sinon nos conseils, sur des gens qui ne sont pas préparés à les mettre en œuvre. Un acte accompli dans l’incohérence des contradictions de deux morales a de tout autres conséquences que le même acte accompli consciemment, en cohérence avec tous les autres actes de la vie sur lesquels il se répercute. À cela nous devons être sans cesse attentifs.

Nous sommes moralement libres d’agir comme il nous convient et non comme il est convenu, sous la réserve nécessaire à l’exercice de toute liberté et de toute justice authentique, que nous ayons une vue claire de la responsabilité personnelle impliquée par notre indépendance.

Toutefois, on ne peut ni ne doit exagérer le scrupule jusqu’à supprimer toute propagande. Pour que soient assouplis les rapports sociaux et rendus caducs certains préjugés abusivement inhibitifs, en un mot, pour que les mœurs évoluent sans que soit pour cela réalisée toute une révolution il est évident qu’une action intellectuelle doit être exercée qui porte au delà des milieux libertaires. L’écrit, la parole publique trouvent des audiences de hasard qui peuvent n’être pas celles qu’il eût fallu. Nous n’en sommes comptables que dans la mesure où nous aurions manqué à l’honnêteté intellectuelle, c’est-à-dire répandu des opinions qui ne seraient pas en nous des convictions fondées. Le libertaire doit être un homme vrai. À cette condition, il est en droit de secouer dans le public la matière à penser, en droit de hausser parfois le ton pour être entendu, de forcer la couleur pour attirer l’attention de l’écrivain, de l’artiste éveillé qui, transposant l’idée dans l’œuvre d’art, l’insinueront jusque chez les “ bien-pensants ”. Tant pis pour le sot qui séduit par la rose n’en saisit que les épines.

Tout cela qui est le pragmatisme de l’action quotidienne, ouvre quelques lucarnes sur l’horizon révolutionnaire. Cela ne fait ni la révolution ni des révolutionnaires. Mais cela fait des individus moins soumis aux étalons du conformisme, moins perméables aux “ slogans ” et, partant, moins accessibles dans la révolution aux entraînements des mots d’ordre et des catéchismes.

La part ainsi faite au pragmatisme — et, bien entendu, en considérant que cette forme de la propagande est avant tout débourreuse de crânes, éducative et vouée à découvrir et former des hommes à découvrir et former des pensées — nous ne dépasserions pas le “libertinage philosophique” du XVIIIe siècle, pour excellent qu’il fût, si nous ne prenions notre place active dans la révolution, par quoi se fait la liberté dans la justice. Quand j’écris “se fait” c’est en pensant que, pour un libertaire, la révolution est continue, en ce sens que chaque bouleversement n’est que l’aboutissement, la crise de grossesse d’une période évolutive. Le lendemain commence l’évolution d’une autre grossesse.

THE CONCEPT OF PERSONAL RESPONSIBILITY

Before envisioning the social action of a libertarian movement considered in the spirit that I have just outlined, we must situate the libertarian with regard to his individual morality which is, precisely, a morality of responsibility.

We noted that the libertarian spirit was the fact of an elite. By this I mean men conscious of themselves, of their value as men, voluntarily and freely submitted to a moral law that they have chosen and, consequently, thinking individuals. The quality of their thought with regard to the elements that constitute it is of secondary importance. It has not depended on them whether or not they received a superior culture of intelligence. It is enough that they possess a potentiality of culture constantly aimed at the acquisition of new knowledge, that they never stop rethinking, sifting through what they have learned and assimilating it in such a way that the knowledge that they possess, however minimal it may be, be coherent and logically serves as the foundation for a concept of life that is their own. It goes without saying that this concept refers broadly to views developed by others; but these views they have accepted only after examination, they satisfy them provisionally, that is to say until further information induces them to correct them. Correcting them is not changing them. The general lines necessarily remain unchanged, without which we would be in the presence of an undecided follower and not of a thinking libertarian.

To clarify this definition of an elite that can, in certain respects, be only virtual, we will compare it to the Christian elites that are found as much in the man of the people, imbued with some essential principles of his religion that he applies with absolute moral rigor, as in the theologian in whom the same principles, to be enriched with nuances and commentaries, remain none the less invariable in their essence.

There is therefore a morality of libertarian life that is, in a way, personal in that everyone adapts it more or less according to their temperament. It is thus, by its essential points, the morality of an affinity group of individuals linked by a philosophy that is common to them, but which is foreign to the social milieu in which these individuals evolve. It is foreign to this environment both because it is an elite conception and, even more, because it is an anticipation of the foreseen or deduced evolution of a body of knowledge. From the point of view of social evolution, it can just as well be ruined as confirmed, in whole or in part, by the facts. From the individual point of view, it is an immediate reality. There is no reason why those who conceive it should not immediately make it the rule of their personal lives and the rule of their relationships with one another. To behave differently would be impossible for them since, placed between a view of things which they believe to be correct and a traditional view which they believe to be either false or in the process of being outdated, they would be without morality if they did not opt for their own morality.

This is where the notion of responsibility comes in, because we cannot personally get rid of constraints that have appeared to us as an attack on justice and allow ourselves to become unjust in turn. But it would be unfair to judge others according to our morals and not according to theirs. Others are not libertarian; they is what they are and have not chosen. All we can demand of them is that they actually behave according to the morality that they claim. And we know that is already a lot to ask of them, of those for whom too often the conscience — and particularly the conscience of the rich and powerful — is nothing more than a policeman’s cap.

What we can then do is work to shatter traditional behaviors in facts and in minds, in order to soften the environment where, wjether we like it or not, we have to evolve and where our own behaviors are constantly undermined. This relates to social action, to which I will return.

The fact remains that, even by acting towards others according to the only traditions that that understand and according to the customary civility that protects us from the danger of being treated as outlaws, we cannot altogether avoid, in our relations with our loved ones, family and friends, the behaviors that are usual for us. We cannot avoid the impact of the lessons that our example, if not our advice, has on people who are not prepared to apply them. An act performed in the inconsistency of the contradictions of two morals has quite different consequences than the same act performed consciously, in coherence with all the other acts of life on which it has repercussions. To this we must be constantly attentive.

We are morally free to act as we see fit and not as agreed upon, subject to the condition, necessary to the exercise of all genuine liberty and justice, that we have a clear view of the personal responsibility implied by our independence.

However, one cannot and should not exaggerate scruples so far as to suppress all propaganda. In order for social relations to be relaxed and certain prejudices that are excessively inhibitive to be rendered obsolete, in a word, for mores to evolve without a whole revolution being carried out, it is obvious that an intellectual action must be exercised that goes beyond libertarian social circles. The written word and public speech find chance audiences that may not be the ones they should have. We are accountable for it only insofar as we have failed in intellectual honesty, that is to say, spread opinions that would not be well-founded convictions in ourselves. The libertarian must be a real man. On this condition, he is entitled to shake up the matter of thought in the public, entitled to sometimes raise his voice to be heard, to force the color to attract the attention of the writer, of the awakened artist who, transposing the idea into the work of art, will slip it even into the “well-meaning”. So much the worse for the fool who, seduced by the rose, only grasps its thorns.

All this, which is the pragmatism of daily action, opens a few windows on the revolutionary horizon. It makes neither revolution nor revolutionaries. But it makes individuals less subject to the standards of conformism, less permeable to “slogans” and, therefore, less accessible in the revolution to the training of slogans and catechisms.

The part thus given to pragmatism — and, of course, considering that this form of propaganda is above all a digger of skulls, educational and dedicated to discovering and training men to discover and form thoughts — we would not go beyond the “philosophical libertinism” of the 18th century, excellent as it was, if we did not take our active place in the revolution, by which liberty is made in justice. When I write “is made” it is in thinking that, for a libertarian, the revolution is continuous, in the sense that each upheaval is only the culmination, the crisis of pregnancy of an evolutionary period. The next day begins the evolution of another pregnancy.

LES DOCTRINES LIBERTAIRES DANS LA RÉVOLUTION

Ici, je vais me heurter à des traditions fortement ancrées. Si bien ancrées même qu’elles nous immobilisent. Et c’est à cause de cette immobilité que je me risque à secouer doucement, avec de respectueux ménagements, le vieil arbre où sont accrochés nos ancêtres.

Qu’est-ce qu’une révolution libertaire ? En philosophie sociale, un monde d’idées fécondes, de ferments, de virus dont il dépend de nous que soient ensemencées, toutes les révolutions de l’avenir. Mais ce sont les révolutions des autres. Car, pratiquement, une révolution libertaire, faite par et pour des libertaires, c’est un mythe.

Il faut voir les choses comme elles sont. C’est encore la meilleure manière d’en tirer parti. Et l’on pense bien que si je prends la peine d’écrire ces lignes, ce n’est pas pour aboutir à une conclusion d’impuissance. Mais il importe que soit définie une forme d’action positive au service d’une idée possible et non d’une idéologie verbale.

N’oublions pas que le mouvement communiste anarchiste a son origine dans la scission de la 1re Internationale, qu’il fut fondé par des socialistes de tendance fédéraliste, qualifiés comme tels d’anarchistes par leurs adversaires marxistes. Qu’ils aient, en défi, relevé le terme ce fut crâne sans doute. Ce n’est peut-être pas ce qu’ils firent de mieux. On eut beau, depuis, insister sur ce splendide paradoxe que l’anarchisme c’est l’ordre, on ne put éviter cette réplique du berger à la bergère que, en attendant l’ordre par l’anarchisme, l’anarchie dans le monde tel que nous le connaissons c’est quand même le désordre. La propagande n’échappe pas à ce quiproquo.

Nous y avons gagné les études d’Elisée Reclus sur l’Homme, de Kropotkine sur les communes égalitaires des origines, tendant à démontrer que c’est en vérité l’autorité qui crée le désordre et que la loi naturelle des échanges est l’entraide et non le mercantilisme. De ces études, beaucoup de choses restent valables, et des plus essentielles. Mais beaucoup aussi sont ou dépassées ou corrigées par l’anthropologie et l’ethnologie des derniers lustres. J’étudie ailleurs les formes de passage du clan communautaire à la tribu monarchique et au clan féodal. Elles me sont apparues comme étant dans l’ordre naturel des choses et, ce qui peut paraître anormal quand on n’en suit pas l’enchaînement, comme se situant sur la voie qui mène l’homme vers la liberté ; elles sont des étapes de la liberté. On a le droit d’en douter ou de ne pas en être d’accord. Il reste que l’évolution s’est faite en partant de la rupture du clan communautaire. Cette simple indication n’a d’autre but que de mettre en garde contre une créance sans réserve à l’efficacité actuelle des vues d’organisation sociale découlant du principe naturel d’entraide. Le problème, sur ce plan comme sur d’autres, doit être reconsidéré.

C’est que nous vivons sur des idées nées dans le remuement des écoles socialistes de l’autre siècle où la foi dans le progrès moral de l’homme suscitait les utopies icariennes et phalanstériennes. J’ai dit ce que, biologiquement, on devait penser de l’évolution de l’homme en soi et que, par conséquent, tout ce qui demeure valable dans le socialisme non marxiste appelle une refonte dans des éléments modernes, comme fut refondu le marxisme dans la révolution.

Il y a là un travail de construction “ libertaire ” à reprendre de toutes pièces.

Quel sera le but de ce travail ? Réaliser une révolution libertaire ? Nous avons historiquement et actuellement une connaissance suffisante des révolutions pour savoir comment on les manœuvre, comment on oriente les masses inorganisées par le moyen des partis organisés et sous la conduite d’hommes qui sont “ politiques ” par définition et, comme tels, guidés par la seule volonté de réussir pratiquement. Quand ils ont réussi il leur faut maintenir la masse, travaillée en sens divers, dans la ligne de leur réussite. Ils s’y emploient par voie d’autorité, voire de coercition et de violence, toutes choses qui sont dans la norme de l’humanité, tout au moins de l’humanité contemporaine. Toutes choses également qui ne sont conformes ni à l’esprit ni aux comportements possibles des libertaires. Ceux-ci, en l’occurrence, se trouvent placés dans les mêmes conditions que des pacifistes non-résistants devant un régiment blindé chargé de les rassembler pour les envoyer tourner des obus.

Evidemment, ils ont, comme des non-résistants, la ressource de mourir en beauté. Toutefois, je pense que lorsqu’une mort héroïque ne concourt pas directement à la réalisation d’un objet possible, ou à l’affirmation d’une idée que l’on est dans l’impossibilité de servir autrement, une telle mort n’est plus qu’une manière honorable de laisser le champ libre à l’adversaire.

Dans une révolution, un mouvement libertaire peut-il faire mieux que de se laisser écraser dans un entêtement de foi métaphysique ?

La réponse attendue, le pont aux ânes, c’est qu’il faut lutter pour le triomphe futur d’une révolution libertaire. En un certain sens, nous luttons tous, avec plus ou moins de foi, pour l’avènement d’un monde meilleur. Mais nous ne savons pas ce que seront les besoins et les désirs des hommes de ce futur, et quelles seront les conditions de ce monde, et s’il existera encore un monde. Depuis que j’ai appris qu’il s’est écoulé deux mille ans après que Jésus eut promis aux malheureux le royaume de Dieu, je ne crois plus aux paradis. Au reste, une société libertaire supposant des hommes considérablement évolués, si ces hommes se rencontrent quelque jour en nombre, ils feront aisément l’économie d’une révolution.

Plus positivement, disons que, dans le temps présent, les libertaires organisés en association et non pas en parti, n’ayant pas à rechercher une réussite de parti, sachant d’avance qu’ils ne peuvent ni ne veulent se comporter en chefs de gouvernement, jouissent d’une liberté qui leur permet une activité sans œillères ni lisières en tant qu’animateurs spécifiques de progrès et de révolution.

Avant, pendant, après une révolution, leur rôle est de pousser les concepts à l’extrême dans le sens du maximum possible de liberté, individuelle et de justice sociale ; d’exercer dans les comités une action qui tende à faire prévaloir les solutions économiques le plus conformes aux vues qu’ils auront par avance définies et déjà propagées ; de préparer, de proposer et de tenter à toute bonne occasion les rectifications, les réformes utiles à sauvegarder dans le peuple le goût et l’usage de la liberté.

LIBERTARIAN DOCTRINES IN THE REVOLUTION

Here, I will come up against strongly rooted traditions. So well anchored even that they immobilize us. And it is because of this immobility that I risk shaking gently, with respectful care, the old tree where our ancestors hang.

What is a libertarian revolution? In social philosophy, a world of fertile ideas, of ferments, of viruses from which it depends on us that all the revolutions of the future be sown. But these are other people’s revolutions. Because, practically, a libertarian revolution, made by and for libertarians, is a myth.

You have to see things as they are. This is still the best way to take advantage of it. And one thinks well that if I take the trouble to write these lines, it is not to lead to a conclusion of impotence. But it is important that a form of positive action be defined in the service of a possible idea and not of a verbal ideology.

Let us not forget that the anarchist communist movement has its origin in the split of the 1st International, that it was founded by socialists of federalist tendency, qualified as anarchists by their Marxist adversaries. That they have, in defiance, accepted the term that was doubtless a boast. It may not have been for the best that they did. We have insisted, since then, in vain on this splendid paradox that anarchism is order; we could not avoid this tit-for-tat reply that, while waiting for order through anarchism, anarchy in the world as we know it is still a mess. The propaganda does not escape this misunderstanding.

We gained there the studies of Elisée Reclus on Man, of Kropotkin on the egalitarian communes of early times, tending to demonstrate that it is in truth authority that creates disorder and that the natural law of exchanges is mutual aid and not mercantilism. From these studies, many things remain valid, and most essential. But many too are either outdated or corrected by recent anthropology and ethnology. Elsewhere I study the forms of passage from the community clan to the monarchical tribe and the feudal clan. They appeared to me as being in the natural order of things and, something which may seem abnormal when one does not follow the sequence, as being on the path that leads man to liberty; they are stages of liberty. We have the right to doubt it or to disagree. It remains that the evolution was made starting from the rupture of the communitarian clan. This simple indication has no other purpose than to warn against an unqualified belief in the current effectiveness of the views of social organization arising from the natural principle of mutual aid. The problem, on this level as on others, must be reconsidered.

This is because we live on ideas born in the stirrings of the socialist schools of the other century, when faith in the moral progress of man gave rise to Icarian and Phalansterian utopias. I have said what, biologically, one should think of the evolution of man in himself and that, consequently, everything that remains valid in non-Marxist socialism calls for a recasting in modern elements, as Marxism was recast in the revolution.

There is a “libertarian” construction work to be done from scratch.

What will be the purpose of this work? To carry out a libertarian revolution? We have historically and currently a sufficient knowledge of revolutions to know how they are maneuvered, how the unorganized masses are oriented by means of organized parties and under the leadership of men who are “political” by definition and, as such, guided by the sole desire to practically succeed. When they have succeeded they must maintain the mass, worked in various directions, in line with their success. They do so by way of authority, even coercion and violence, all of which are normal for humanity, at least for contemporary humanity. All things also that do not conform to either the spirit or the possible behavior of libertarians. These libertarians, in this case, are placed in the same conditions as non-resistant pacifists in front of an armored regiment responsible for gathering them to send them to fire shells.

Obviously, they have, like non-resistants, the option of dying beautifully. However, I think that when a heroic death does not contribute directly to the realization of a possible object, or to the affirmation of an idea that one is unable to serve otherwise, such a death is nothing more than an honorable way to leave the field clear to the adversary.

In a revolution, can a libertarian movement do better than allow itself to be crushed in a stubborn fit of metaphysical faith?

The expected answer, the cliché, is that we must fight for the future triumph of a libertarian revolution. In a certain sense, we are all fighting, with more or less faith, for the advent of a better world. But we do not know what the needs and desires of men in this future will be, and what the conditions of this world will be, and whether there will still be a world. Since I learned that two thousand years passed after Jesus promised the poor the kingdom of God, I no longer believe in paradise. For the rest, a libertarian society supposing considerably evolved men, if these men meet one day in number, they will easily do without a revolution.

More positively, let us say that, in the present time, the libertarians organized in association and not in party, not having to seek a success of party, knowing in advance that they cannot nor do not want to behave like heads of government, enjoy a freedom that allows them an activity without blinders or borders as specific animators of progress and revolution.

Before, during and after a revolution, their role is to push the concepts to the extreme in the direction of the maximum possible liberty, individual and social justice; to exercise in the committees an action that tends to make prevail the economic solutions most in conformity with the views that they have defined in advance and already propagated; to prepare, to propose and to attempt at any good opportunity the rectifications, the reforms useful to safeguard in the people the taste for and the use of liberty.

UN EXEMPLE TOPIQUE : LE SYNDICALISME

C’est dans l’histoire même du mouvement libertaire que je prendrai un exemple concluant. Que nous reste-t-il des théories purement libertaires ? D’abord une exaltante leçon de haute humanité, une leçon qui devrait être mieux connue de chacun de nous et aussi hors de nous et qui le serait si le “ mouvement ” libertaire se mouvait. Ensuite, des idées et une impulsion qui ont été assez fortes pour que nous tentions de renouer avec leur tradition. Quant aux réalisations positives, c’est dans la discipline de Proudhon qu’il faut les chercher. C’est Proudhon, le philosophe rigoriste, l’adversaire de l’égalité des sexes, libertaire seulement par l’indépendance de son esprit paradoxal, qui fut le maître des fondateurs du syndicalisme. Parmi ceux-ci, ce furent des libertaires déclarés, agissant activement dans un milieu non libertaire, qui surent soustraire le syndicalisme à la mainmise des partis et le protéger par la charte d’Amiens.

Sans doute nourrissaient-ils l’illusion d’une révolution syndicaliste. C’était ignorer le fait que si une société vit par le travail elle ne vit pas pour le travail et qu’il est des activités libres — lettres, arts, science, philosophie, religion, sports, loisirs — qui veulent et doivent échapper aux limites étroites des corporations. Il n’importe, puisqu’ils ont donné une conscience sociale à des millions d’ouvriers, les ont libérés du “ paternalisme ” patronal et ont préparé l’armature économique de la révolution sociale.

Voilà, à mon sens, le modèle de l’action positive que pouvait exercer les libertaires. Un modèle et non pas une limitation, car une tâche semblable est à entreprendre dans tous les domaines : sociaux, économiques, intellectuels, artistiques.

A TOPICAL EXAMPLE: SYNDICALISM

It is from the history of the libertarian movement itself that I will take a conclusive example. What do we have left of purely libertarian theories? First an exhilarating lesson in high humanity, a lesson that should be better known to each of us and also outside of us, which would be so if the libertarian “movement” moved. Then, ideas and an impulse that were strong enough for us to try to reconnect with their tradition. As for the positive achievements, it is in the discipline of Proudhon that we must look for them. It was Proudhon, the rigorous philosopher, the adversary of the equality of the sexes, libertarian only by the independence of his paradoxical spirit, who was the master of the founders of syndicalism. Among these were declared libertarians, actively acting in a non-libertarian milieu, who were able to syndicalism unionism from the stranglehold of the parties and protect it by the Charter of Amiens.

No doubt they nourished the illusion of a syndicalist revolution. This was to ignore the fact that if a society lives by labor it does not live for labor and that there are free activities — letters, arts, science, philosophy, religion, sports, leisure — which want to and must escape the narrow limits of the corporations. It does not matter, since they have given a social conscience to millions of workers, freed them from employers’ “paternalism” and prepared the economic framework for the social revolution.

This, in my view, is the model of positive action that libertarians could exercise. A model and not a limitation, because a similar task is to be undertaken in all areas: social, economic, intellectual, artistic.

III

Des formes de l’action morale

Pour nous résumer, nous dirons des doctrines libertaires qu’elles constituent moins un système politique — au sens large du terme — qu’une philosophie sociale fondant une morale individuelle immédiatement appliquée et une morale sociale évolutive qui est un critère de jugement dans l’action.

L’IMPORTANCE SOCIALE DES RELIGIONS

Je veux ici reprendre un parallèle que j’esquissais un jour dans une conférence : un mouvement rationaliste libertaire emprunte une voie qui côtoie celle où passent, depuis des millénaires, les mouvements religieux. Toutefois, il y est engagé dans le sens opposé. Il s’agit, en remontant ainsi le courant, d’y jeter toute la perturbation possible afin de rompre sa cohésion qui entrave notre marche et d’en détacher des éléments qui grossiront nos rangs.

Car le problème est exactement ceci que je vais dire.

L’esprit mystique est aussi ancien que l’homme pensant, que l’homme “ prélogique ” des origines ; la religion et la magie furent les premiers essais d’explication du monde et d’appréhension des forces inconnues. L’esprit de logique et de philosophie vint longtemps après et, dans la philosophie même, ne s’évada jamais que fort peu, et tout sporadiquement, du champ de la métaphysique. Quant à l’esprit d’examen et de recherche, il est nouveau-né. La conséquence en est que les esprits libres ont dû et devront toujours être recrutés parmi les esprits religieux, lesquels sont difficilement perméables à la raison froide. Tel est le problème. Il est d’importance. Il est pour nous capital parce que la liberté a sa condition dans le milieu et que le milieu est dominé par les concepts moraux.

Qu’on ne se laisse abuser ni par l’amoralisme systématique des hommes de pouvoir ni par l’immoralisme personnel des gens nantis. Les uns et les autres savent ce qu’ils doivent à la morale en vigueur dans le peuple. Ils savent comment l’enseigner, l’a maintenir, la relativer et en user. C’est par la manière de s’en servir que sont résolus, au mieux des intérêts des classes dirigeantes, ou laissés en suspens quand on ne peut mieux, tous les problèmes politiques, économiques et sociaux. C’est pourquoi toute révolution comporte une éthique particulière à laquelle s’amalgame la morale antérieure. C’est pourquoi tout gouvernement compose avec les Églises dont c’est la fonction de maintenir et aménager pratiquement les morales sociales, dans un halo de morale transcendante où se dissimulent les contradictions.

Si les Églises exercent et ont effectivement le pouvoir d’exercer cette fonction, ce n’est pas seulement parce que la majorité des hommes est soumise peu ou prou à la foi, c’est aussi — et peut-être surtout — parce que les préceptes de la religion et les mots d’ordre des Églises pénètrent partout. L’Église catholique a du renoncer à son rêve d’une théocratie universelle. Elle n’a pas renoncé à son influence temporelle directe et indirecte. Et elle sait utiliser — sous la seule condition de soumission à ses dogmes et d’obéissance quand l’obéissance est requise — les diverses tendances politiques de ses fidèles, qui vont du monarchisme au socialisme, leurs diverses conditions sociales, qui sont de toutes les classes, pour promouvoir les actes, les lois, les traités conformes aux conditions de sa philosophie morale. Et celle-ci, qui est la condition de sa durée et de sa puissance, domine finalement la politique et les mœurs.

Je disais que les gouvernements devaient composer avec l’Église. Les partis également. Les uns et les autres ne peuvent s’abstraire des réalités immédiates dont l’influence religieuse n’est pas la plus facile à dominer. J’ajoute que la même influence brise ou annule les réactions libres de l’écrivain, voire du militant de pensée libre, asservis au quotidien de la vie, étouffés dans l’isolement.

III

Forms of moral action

To sum up, we will say of libertarian doctrines that they constitute less a political system — in the broad sense of the term — than a social philosophy founding an immediately applied individual morality and an evolving social morality which is a criterion of judgment in action.

THE SOCIAL IMPORTANCE OF RELIGIONS

Here I want to take up a parallel that I sketched one day in a lecture: a libertarian rationalist movement is taking a path that runs alongside that where religious movements have passed for millennia. However, it is engaged in the opposite direction. It is a question, in thus going up the current, of throwing into it all possible disturbance in order to break its cohesion which hampers our march and to detach from it elements that will swell our ranks.

Because the problem is exactly what I am going to say.

The mystical spirit is as old as the thinking man, as the “prelogical” man of our origins; religion and magic were the first attempts to explain the world and to comprehend unknown forces. The spirit of logic and philosophy came long after and, in philosophy itself, only ever escaped very little and quite sporadically from the field of metaphysics. As for the spirit of examination and research, it is newborn. The consequence is that free minds have had to and will always have to be recruited from among religious spirits, which are difficult to permeate with cold reason. This is the problem. It is important. It is capital for us because liberty has its condition in the milieu and the milieu is dominated by moral concepts.

Let us not be deceived either by the systematic amoralism of men in power or by the personal immoralism of wealthy people. Both know what they owe to the prevailing morality of the people. They know how to teach it, maintain it, relate it and use it. It is by this manner of making use of it that all political, economic and social problems are resolved, in the best interests of the ruling classes, or left in suspense when one can do no better. This is why every revolution includes a particular ethic with which the previous morality is amalgamated. This is why any government compromises with the Churches whose function it is to maintain and practically develop social morality, in a halo of transcendent morality where contradictions are concealed.

If the Churches exercise and effectively have the power to exercise this function, it is not only because the majority of men are more or less subject to the faith, it is also — and perhaps above all — because the the precepts of religion and the watchwords of the Churches penetrate everywhere. The Catholic Church had to give up its dream of a universal theocracy. It has not renounced its direct and indirect temporal influence. And it knows how to use — under the sole condition of submission to her dogmas and of obedience when obedience is required — the various political tendencies of its followers, who range from monarchism to socialism, their various social conditions, which are of all classes, to promote acts, laws, treaties conforming to the conditions of its moral philosophy. And that, which is the condition of its duration and power, dominates in the end politics and mores.

I was saying that the governments had to come to terms with the Church. The parties as well. Neither can cut themselves off from immediate realities, the religious influence of which is not the easiest to dominate. I add that the same influence breaks or cancels the free reactions of the writer, even of the militant of free thought, enslaved to daily life, suffocated in isolation.

LES CONDITIONS PERMANENTES D’UNE ACTION LIBERTAIRE

Ce n’est que dans la lutte ouverte des oppositions d’intérêts, des conflits du pouvoir, lorsqu’un clergé entreprend trop directement sur le temporel, que, par l’anticléricalisme, le rationalisme conquiert des positions. Il en perd une bonne partie quand des intérêts convergents conduisent aux attitudes d’apaisement. Or le cléricalisme n’est que l’une des manifestations d’une attitude permanente de la nature humaine : le sentiment religieux. J’étudie ailleurs les raisons et les conditions de cette permanence. Elle est un fait et c’est par elle que l’intervention des Églises dans le temporel est efficace et constante. La lutte anticléricale n’en combattant que les abus, c’est sur un autre plan que cette intervention doit être neutralisée. Ce plan ne peut être conçu et réalisé que par une organisation de même ordre — je ne dis pas de même nature — que l’organisation religieuse. Une organisation qui soit libre de toute attache et qui puisse compenser son infériorité numérique et la pauvreté de ses moyens matériels par le dynamisme et la souplesse dans l’action que donne une complète indépendance. Un groupement qui ne soit pas une secte spécialisée dans l’irréligion systématique et exclusive, qui ne soit pas “ anti ”, c’est-à-dire négatif, mais qui, sans tendre à une impossible destruction de l’esprit religieux et de sa philosophie, s’emploie à en contenir les effets et à lui opposer un nombre toujours plus grand d’esprits libertaires agissant, comme l’Église même, sur tous les plans de la vie.

En bref, il s’agit de constituer un mouvement rationaliste libertaire qui se donne pour tâche permanente l’élaboration et la diffusion d’une philosophie morale d’essence biologique, en opposition aux morales métaphysiques et conformistes. Qui, sur la base de cette morale évolutive, confronte les doctrines politiques, économiques et sociales, propose ses solutions “ actuelles ”, c’est-à-dire relativées, soutienne ses oppositions aux vues et aux formules qu’on nous impose ou nous veut imposer, et, sur un plan plus général, dissèque, raille et redresse les incongruités conformistes afin de susciter dans l’opinion les réactions nécessaires à l’existence d’un climat de mœurs où il nous soit possible de vivre notre vie, de lui donner un sens, de la passionner au service de la liberté et de la justice, au service de l’Homme.

1945. Ch.- Aug. BONTEMPS.

PERMANENT CONDITIONS FOR LIBERTARIAN ACTION

It is only in the open struggle of conflicting interests, conflicts of power, when a clergy undertakes too directly in the temporal realm, that, through anticlericalism, rationalism conquers positions. It loses a good portion of them when convergent interests lead to attitudes of appeasement. Now, clericalism is only one of the manifestations of a permanent attitude of human nature: religious feeling. I study elsewhere the reasons and the conditions of this permanence. It is a fact and it is through it that the intervention of the Churches in the temporal is effective and constant. The anti-clerical struggle only combating abuses, it is on another level that this intervention must be neutralized. This plan can only be conceived and carried out by an organization of the same order — I am not saying of the same nature — as the religious organization. An organization that is free from all ties and that can compensate for its numerical inferiority and the poverty of its material means by the dynamism and flexibility in action that complete independence gives. A group that is not a sect specialized in systematic and exclusive irreligion, which is not “anti,” that is to say negative, but which, without aiming at an impossible destruction of the religious spirit and its philosophy, endeavors to contain its effects and to oppose to it an ever greater number of libertarian spirits acting, like the Church itself, on all levels of life.

In short, it is a question of constituting a libertarian rationalist movement that gives itself the permanent task of developing and disseminating a moral philosophy of biological essence, in opposition to metaphysical and conformist morality. Which, on the basis of this evolving morality, confronts political, economic and social doctrines, proposes its “current,” that is to say relative solutions, supports its opposition to the views and formulas that are imposed on us or that someone wants to impose, and, on a more general level, dissects, mocks and corrects conformist incongruities in order to arouse in public opinion the reactions necessary for the existence of a climate of morals where it is possible for us to live our lives, to give it meaning, to excite it in the service of freedom and justice, in the service of Man.

1945. Ch.- Aug. Bontemps.

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