Synthèse d’un anarchisme évolutif
Pour être une permanence, pour durer et satisfaire le cœur et la pensée de qui lui consacre son effort et en fait la loi de sa vie, un anarchisme doit être fondé de telle sorte qu’il demeure valable en tout temps, quels que soient les évènements et independement des réalisations d’avenir qu’il envisage mais dont on ne peut savoir si elles seront ou comment elles seront.
A mon sens, il doit répondre à cinq conditions nécessaires à l’activité d’une vie: 1) un philosophie de base; 2) une éthique en découlant; 3) un objet conforme à l’ethique; 4) une forme d’action correspondant à l’objet; 5) une organisation qui permette et soutienne l’action collective sans enchaîner l’individu.
Compte tenu de l’experience acquise en quarante ans d’observations à travers les guerres et les révolutions, c’est sur ce données réalistes — mais nullement désabusées — que j’essaie de synthétiser les leçons de cette expérience en quelques brèves formules. Peut-être seront-elles utiles aux jeunes. Ce sont des têtes de chapitres. On y peut ajouter, retrancher, corriger et, surtout, on peut les développer. Leur thème est éternel.
Synthesis of an Evolving Anarchism
In order to be permanent, to endure and satisfy the hearts and minds of those who devote their efforts to it and make it the law of their lives, an anarchism must be established in such a way that it remains valid at all times, no matter the events and independent of the future accomplishments that it envisions, but regarding which we cannot know if or how they might come to be.
In my opinion, it must meet five conditions necessary to the activity of a life: 1) an underlying philosophy; 2) a resulting ethics; 3) an object consistent with the ethics; 4) a form of action corresponding to the object; 5) an organization that allows and sustains collective action without enchaining the individual.
Taking into account the experience acquired in forty years of observations through wars and revolutions, it is from these realistic—but not disillusioned—premises that I attempt to synthesize the lessons of that experience in a few brief formulas. Perhaps they will be useful to the young. They are chapter titles. You can add to them, subtract from them, correct them, and, above all, develop them. Their theme is eternal.
Philosophie
I. — L’universe est donné. On le supporte tel qu’il est. On peut indifféremment le considérer comme immanent, c’est-à-dire existant en essence de toute éternité, ou bien comme créé par quelque être inconcevable.
Mais l’idee d’un créateur n’est pas rationnelle en ce que le créateur ne pourrait être lui-même qu’une immanence (quoi qu’en dise la religion catholique), ce qui ne ferait que pose le problème inutilement à deux degrés.
Dieu peut donc être ou ne pas être. Sa probation étant impossible et son existence n’expliquant rien de plus que l’immanence de l’univers, considérons l’idee de création comme nullement nécessaire à une pensée réfléchie.
II. — Une Morale de l’homme n’est valable comme telle que si elle concerne (ou peut concerner) tous les hommes. La référence à de pseudo-volontés divines s’oppose à cette vue en ce que les dieux sont divers et contradictoires. Une telle référence n’a pas de sens, attendu qu’elle suppose l’homme à la semblance de Dieu. Or l’homme ne saurait être à l’image de Dieu en raison de l’identité de son être physique et de maints aspects de son être psychique avec ceux de l’animal. Fût-ce sur le seul plan mental, il y aurait ainsi ressemblance entre Dieu et l’animal, ce qui est absurde.
Sur le plan spirituel, l’absurdité n’est pas moindre de prétendre assimiler l’esprit d’un être transitoire à l’esprit d’un Dieu qui ne se conçoit que comme un absolu.
En revanche, l’histoire des religions nous enseigne que les hommes ont toujours imaginé des divinités reproduisant leur propre mentalité et à son niveau. Ce qui résout la question : Dieu est une création de l’homme.
III. — L’Absolu-Dieu étant incompréhensible (sinon par les figures anthropomorphiques qui le ramènent à l’échelle humaine et ainsi le détruisent), ses volontés ne seraient saisissables autrement que par la découverte des lois de la nature dont il serait l’auteur. Il ne nous est donc d’aucune utilité directe puisque toute recherche ne peut ainsi partir que de la nature, en fonction de l’homme et pour l’homme.
Cela apparaît clairement lorsqu’on réfléchit qu’il n’y a de problèmes que parce qu’il y des hommes pour les poser.
IV. — Dans l’ordre physique, ce Que l’on sait du monde a été acquis par Ia méthode de la science objective. Elle est la seule voie efficiente de la connaissance. Les vues de l’esprit métaphysique ne sont que les chemins des hypothèses. Celles-ci sont infirmées ou confirmées par les données analytiques de la science. La raison et le jugement opèrent les synthèses et contraignent la dogmatique religieuse à se réfugier dans les symboles.
Il est probablement une limite à cette voie de la connaissance. Si telle est la condition de l’homme, les fables n’y changeront rien. Mais il ne doit pas être interdit de rêver à qui l’imagination confère une faculté d’illusion.
II doit y avoir aussi une limite à l’orgueil d’être un mammifère exceptionnel. L’homme n’est qu’un effet, sans doute accidentel, des évolutions naturelles et non une condition des lois qui régissent l’existant.
Philosophy
I. — The universe is given. We accept it as it is. We can equally consider it as immanent, existing in essence for all eternity, or else as created by some inconceivable being.
But the idea of a creator is not rational, as the creator itself could only be an immanence (no matter what the Catholic religion says), which would only pose the problem, uselessly, at two degrees.
God, then, can be or not be. Proof of God’s existence being impossible and that existence explaining nothing more than the immanence of the universe, let us consider the idea of creation as in no way necessary to reflective thought.
II. — A Morality for humanity is only valid as such if it concerns (or can concern) all men. The reference to divine pseudo-wills is opposed to this view, as the gods are divers and contradictory. Such a reference makes no sense, given that it imagine man in the image of God. Now, man could not be made in the image of God because of the similarity of his physical being and of many aspects of his psychological being with those of the animal. Even if it were only on the mental plane, there would be a similarity between God and the animal, which is absurd.
On the spiritual plane, it is no less absurd to claim to liken the spirit of a transitory being to the spirit of a God who is only conceived as an absolute.
On the other hand, the history of religions teaches us that men have always imagined some divinities imitating their own mentality and on their level. Which resolves the question: God is a creation of man.
III. — The Absolute-God being incomprehensible (if not through the anthropomorphic figures that bring it down to human scale and thus destroy it), its wishes would not be comprehensible except through the discovery of the laws of nature of which he would be the author. So it is of no direct utility to us since all research can thus begin only from nature, as a function of man and for man.
That would appear clearly when one reflects that there are problems only because men pose them.
IV. — In the physical order, what we know of the world has been acquired by the method of objective science. It is the only efficient means of knowledge. The views of the metaphysical spirit are only the paths of hypotheses. These are denied or confirmed by the analytic data of science. Reason and judgment perform the syntheses and force the religious dogmatist to take refuge in symbols.
There is probably a limit to that way of knowing. If such is the condition of man, the fables will change nothing. But we must not forbid dreams to one on whom imagination confers a faculty of illusion.
There must also be a limit to his pride at being a remarkable mammal. Man is only an effect, doubtless accidental, of natural evolutions and not a condition of the laws that rule existence.
Ethique
I. — S’il n’est de morale que de l’homme et pour l’homme, sa source est dans notre nature complexe : instinct et intelligence, égoïsme et altruisme, sympathie et hostilité, individualisme et sociabilité.
Une éthique rationnelle est un essai de conciliation de ces contraires par une soumission et une résistance à la fois aux impératifs de nature. La biologie en fournit les éléments, l’observation psychologique les complète.
Cette éthique varie donc avec l’enrichissement de la connaissance et l’évolution du milieu. Elle est un concept de la vie, non de la mort De cette virtualité variation découlent deux morales : une morale sociale courante, en évolution lente et d’utilité pratique, et une morale construite, ouverte sur l’avenir, particulière à la vie personnelle d’un esprit libertaire, en marge du milieu dont elle préfigure et suscite les changements.
II. — L’état actuel de la biologie Indique une invariabilité des facultés humaines. L’homme ne change pas. Mais il peut changer le milieu, le rendre favorable à la manifestation de tendances bénéfiques à soi et à autrui et hostile aux tendances nuisibles.
Le résultat est le même que si l’homme en soi avait progressé.
Cette constante disponibilité de l’esprit, cette volonté d’être « soi » au mieux, de pro-meuvoir une condition sociale où tous les « soi » trouvent le climat de leur choix, telle est la constante de l’esprit libertaire.
Ethics
I. — If morality exists only in man and for man, its source is in our complex nature: instinct and intelligence, selfishness and altruism, sympathy and hostility, individualism and sociability.
A rational ethics is an attempt to reconcile these opposites through a simultaneous submission and resistance to the imperatives of nature. Biology provides us with its elements, and psychological observation completes them.
This ethics varies then with the enrichment of knowledge and the evolution of the milieu. It is a concept of life and not of death. From this virtualité variation flow two moral systems: a customary social morality, in slow evolution and of practical utility, and a morality, open to the future, particular to the individual life of a libertarian mind, constructed on the margins of the milieu, prefiguring and provoking changes within it.
II. — The present state of biology indicates an invariability of the human faculties. Man does not change. But he can change the environment, render it favorable to the manifestation of tendencies beneficial to himself and others, but hostile to harmful tendencies.
The result is the same as if man himself had progressed.
That constant receptiveness of the mind, that will be be “oneself” to the highest degree, to promote a social condition where all the “selves” find the climate of their choice, such is the constant element of the libertarian spirit.
Objet
I — L’objet de l’anarchisme est contenu dans son éthique : réaliser une vie aussi harmonieuse, intense et cohérente que le permettent ta difficultés naturelles. La réaliser pour soi, mais de telle sorte qu’elle soit virtuellement accessible a tous. Considérer que la vie n’a d’autre fin qu’elle-même. Que si un au-delà tout imaginaire avait, de fortune, une réalité, il ne saurait être de meilleur comportement pour y atteindre que d’accomplir hautement son cycle de vie par une culture assidue du caractère et de l’intelligence.
Ne pas chercher le bonheur qui dépend d’accidents, mais construire des conditions de benheur éventuel et se donner des joies qui sont choses de la pensée et de la sensibilité que nous tenons en propre.
II. — La somme des peines se répartit, bien qu’inégalement, entre tous les hommes. En diminuer le nombre et les causes, c’est diminuer la part qui nous en revient. Lutter contre le mal est l’objet de l’anarchisme.
III. — Il est d’utilité première à un esprit libertaire d’apprendre à penser les faits et d’en accepter les rigueurs pour les surmonter plutôt que de les masquer d’idéalisme. L’idéalisme est une forme de l’esprit religieux élémentaire, une forme inconsistante de la pensée timorée. L’idée, au contraire, est une projection que corrige la connaissance des faits.
IV. — Promettre la réalisation prochaine; par quelque révolution définitive, d’un paradis anarchiste, c’est mentir sciemment, c’est recruter de faux adeptes, étrangers à l’esprit anarchiste, les décevoir et les perdre très vite, L’Eglise, plus habile, a du moins le soin de situer son paradis à l’abri des constats.
L’anarchisme est une avant-garde, une volonté de vérité inconciliable avec quelque démagogie, quelque grégarisme que ce soit. Il oeuvre passionnément pour le paria considéré en tant que victime ; il est sans mépris, mais on volt clairement qu’il se nierait s’il recrutait, sans transition ni choix, une masse de parias sous l’emblème précis de l’anarchisme.
C’est dans des organisations latérales (syndicats, coopératives, groupements d’études et d’action sociale, etc.) que le libertaire doit concourir à ces rassemblements, voire les susciter et les animer pour y puiser ensuite des adhésions réfléchies.
Comprenons bien. Ce n’est ni leur origine sociale ni même leur culture (qu’ils acquerront d’eux-mêmes) qui distinguent les anarchistes. mais leur caractère.
V. — Comme tout homme, le penseur anarchiste se trompe. Le sachant, la libre controverse est sa loi, la constante remise en question des problèmes, sa méthode.
Il est deux vices qui ruineraient l’anarchisme et que condamnent son éthique et eon esthétique : l’intransigeance dogmatique et son contraire, la pensée qui concède à la démagogie.
Object
I. — The object of anarchism is contained in its ethics: To realize a life as harmonious, intense and coherent as the natural difficulties permit. To achieve it for ourselves, but in such a way that it is potentially accessible to all. To consider that life had no other end than itself. That if an imaginary hereafter had, by chance, a reality, there could be no better conduct to achieve it than to execute our life cycle at a high level through a dilligent cultivation of character and intelligence.
Not to seek the happiness that depends on accidents, but to construct the conditions for eventual happiness and give ourselves joys that are matters of thought and sensibility proper to us.
II. — The sum of sorrows is divided, although unequally, among all men. To diminish the number of its causes is to diminish the portion that will be handed to us. To struggle against harm is the object of anarchism.
III. — It is most useful for a libertarian mind to learn to consider the facts and to accept the rigors they impose, in to overcome them, rather than conceal them with idealism. Idealism is a form of the simple religious spirit, an inconsistent form of timid thought. The idea, on the contrary, is a projection that is corrected by knowledge of the facts.
IV. — To promise the coming achievement, through some final revolution, of an anarchist paradise, is to lie deliberately, to recruit false disciples, strangers to the anarchist spirit, and to very quickly disappoint and lose them. The church, more skillful, has at least had to take care to situate its paradise somewhere sheltered from analysis.
Anarchism is an avant-garde, a will to truth irreconcilable with any demagoguery or herd instinct whatsoever. It works passionately for the outcast, considered as a victim; it is without scorn, but one can see clearly that it would refute itself if it recruited, without transition or selection, a mass of outcasts under the precise symbol of anarchism.
It is in the lateral organizations (syndicates, cooperatives, groups for study and social action, etc.) that the libertarian must contribute to these gatherings, even kindle and animate them, in order to then draw from them more thoughtful adherents.
Let us understand clearly. It is neither their social origin nor even their culture (which they will acquire on their own) that distinguishes the anarchists, but their character.
V. — Like everyone, the anarchist thinker makes mistakes. Knowing this, their law is free controversy, the constant reassessment of problems and of their method.
There are two vices that would ruin anarchism and are condemned by its ethics and aesthetics: dogmatic intransigence and its opposite, thought that gives in to demagoguery.
L’action
I. — L’anarchisme est essentiellement un concept de vie, une méthode de penser la vie, un moyen de la vivre, il recherche un climat social où il lui soit permis d’exister, même sî l’ensemble des hommes ne devait jamais parvenir à le réaliser en organisation collective. Cela explique et suffit à justifier l’action dans et sur le social.
Toutefois, l’action suppose une conviction et une constance. La doctrine qui la fonde doit donc épouser tous les aspects d’une réalité changeante et cependant se tenir sur une ligne permanente, situer ses mobiles dans l’immédiat sans perdre de vue l’avenir ; mais ce n’est que secondairement qu’elle tendra vers un possible futur et incertain afin que le militant soit sans déception.
A cet égard, les vues de l’esprit du XIXe siècle sont ruinées par la connaissance plus exacte que nous avons des hommes, des vices de leurs révolutions dont nous avons fait la décourageante expérience. De Proudhon à Kropotkine, ce qui subsiste de nos maîtres à penser l’anarchisme, ce sont leurs méthodes de recherche et leur liberté d’esprit, leurs profondes analyses de l’homme dans la société, non leurs constructions idéales. C’est leur être fidèle que de rectifier leurs conceptions dépassées.
II. — La condition première de la constance dans l’anarchisme, c’est d’être libertaire pour soi, sans ambition vulgaire, pour la satisfaction de se sentir libre en pensée, de s’enrichir sans cesse de savoir et d’expérience. Cest de vivre avec sa morale à soi et pour soi, avec la fierté d’une autonômie délivrée des palinodies et des grimaces. C’est de vivre pour vivre, volontairement, lucidement, selon une philosophie cohérente qui vous permet d’être « l’un » sans avoir à se refuser aux autres.
La seconde condition — où l’action commence — c’est de disposer de foyers de rencontre, de publications par quoi s’échangent les idées et se satisfait la naturelle sociabilité.
III. — Sur ces bases solides (qui jettent plus d’un pont entre l’anarchisme communiste et l’anarchisme individualiste), l’action sociale s’axe d’elle-même comme par nécessité. Elle est commandée (quelles que soient les tendances et les nuances de doctrine) par la générosité qui est richesse puisqu’elle est faculté de donner. Elle incite celui qui sait à éveiller les pensées, à enseigner celui qui ignore ou qui sait moins. De là part une action éducative qui n’est jamais décevante parce qu’elle n’est jamais achevée.
L’action est ensuite commandée par l’obligation d’agir sur les masses et, par elles, sur les pouvoirs, afin d’empêcher les réactions du conservatisme social par quoi sont rétrécies nos facultés d’être et de nous manifester, afin aussi de provoquer les éclatements, à tout le moins de forcer les évolutions qui nous donnent du champ.
Il n’est pas de limite à cette activité qui, pour être utile à nous-mêmes, se trouve être utile à tous. Elle nous conduit à intervenir au sein des organisations même conformières, avec le souci d’y susciter des comportements, d’y faire pénétrer des vues qui servent la libération de l’homme.
A l’intérieur des mouvements syndicalistes et révolutionnaires, qu’ils soient d’origine libertaire ou simplement professionnels, c’est le même objectif qui oriente notre action. Il nous fait rechercher les méthodes fédéralistes et décentralisatrices compatibles avec les conditions d’un problème donné, préconiser la substitution progressive, en ce qui touche la production, l’administration ou la solidarité, des systèmes de gestion directe aux gestions fonctionnarisées, donner la priorité aux contrats librement élaborés sur les réglementations administratives. Il est mainte occasion de préférer, dans le présent, l’homme responsable, au contact de ses ressortissants, à la fallacieuse garantie d’un service public désincarné, à l’automatisme d’une régle déshumanisée. C’est aussi le rôle des économistes libertaires de faire prévaloir, sur le plan des coordinations de la production et de la répartition, l’emploi de la science statistique pour pallier les méfaits des centralisations autoritaires.
Les tâches sont nombreuses et immédiates au libertaire qui consent à agir dans le relativisme du réel mouvant, à ne pas refuser le minimum provisoire dans l’attente d’un maximum théorique aléatoire, à ne pas se satisfaire d’un absolu doctrinal qui, en dernière analyse, s’est toujours révélé stérile.
Il est deux écueils où se peut perdre un libertaire : glisser de l’intelligente opportunité à un médiocre opportunisme, ou bien, pour s’en garder, se laisser enfermer dans un conformisme théorique qui détruit l’anarchisme en ce qu’il conduit au sectarisme, et qui détruit le libertaire en ce qu’il le limite.
Je ne connais que deux garde-fous aux déviations et aux désabusements. C’est d’abord l’attachement gratuit à l’éthique libertaire, adoptée en conviction comme indispensable à la satisfaction de soi. C’est ensuite un tout petit point de vue, très terre à terre d’apparence et qui pourtant porte loin, à savoir qu’un homme vit aujourd’hui et non demain.
IV. — Une action conçue de la sorte n’échappe pas à de durs échecs, cela va de soi. Ses réussites probables ne seront que partielles et toujours à reprendre. N’est-ce pas la condition même de la vie ? Et nous savons, depuis le Taciturne qui n’était point libertaire, qu’il n’est pas nécessaire de réussir pour persévérer quand la voie où l’on est engagé est celle du seul choix où le soi se contente. Le croyant en un Dieu n’eut jamais besoin que son Eglise fût triomphante pour vivre de sa foi.
Au reste, il est des réussites que nous ne verrons guère et qui seront profondes à notre insu ; elles porteront leurs fruits dans le temps parce qu’un anarchisme ainsi fondé est une permanence. Il dure comme morale en chacun et cette durée assure sa portée. Critique à l’état pur et à l’intérieur des milieux opposants où il s’insinue, constructif par sa philosophie et son action sociale au moyen des groupements latéraux qu’il anime, il est redoutable aux pouvoirs, destructeur des préjugés, des grégarismes obtus, des conformismes asservissants. Il est une force.
Cette force n’est point toujours spectaculaire en ses effets continus, lesquels sont d’autre nature que les éclats politiques. C’est qu’elle est la force de la qualité des caractères et non la brutalité des masses enrégimentées. Mais il ne lui est pas interdit, bien au contraire, d’agir au sein des organisations de masses et de les perturber pour qu’y soit rendue difficile la politique autoritariste des meneurs et promues des solutions marquées de notre esprit.
L’anarchisme est et doit demeurer avant tout une haute éthique dont ne saurait se parer qui brigue à la fois les lauriers du démagogue. Tout militant devra, à quelque moment de sa vie, choisir d’être soi-quelqu’un ou lui-quelque-chose. Le mauvais choix n’importe qu’à celui qui le fait et purge le mouvement. « Mon » anarchisme ne dépend pas du choix d’autrui.
Action
I. — Anarchism is essentially a concept of life, a method of thinking about life, a means of living it; it seeks a social climate where it will be allowed to exist, even if all men should never manage to achieve it in collective organization. That explains and is sufficient to justify action in and on the social.
However, action requires conviction and constancy. The doctrine that founds it must therefore embrace all aspects of a changing reality and yet hold itself on a permanent line, situate its motives in the instant without losing sight of the future; but it is only secondarily that it will tend towards a possible, uncertain future in order that the militant is without disappointment.
In that regard, the views of the mind of the nineteenth century are wrecked by the more exact knowledge that we have of men, of the vices of their revolutions of which we have had the discouraging experience. From Proudhon to Kropotkin, what survives from our master to think anarchism is their methods of research and their freedom of mind, their profound analyses of man in society, not their ideal constructions. It is fidelity to them to rectify their outdated conceptions.
II. — The first condition of constancy in anarchism, is to be libertarian for yourself, without vulgar ambitions, for the satisfaction of feeling free in thought, of ceaselessly enriching yourself in knowledge and experience. It is to live with one’s morality in oneself and for oneself, with pride in an autonomy delivered from palinodies and grimaces. It is to live for the sake of it, in a deliberate and lucid manner, according to a coherent philosophy that allows you to be “the one” without having to refuse refuse yourself to others.
The second condition — where action begins — is to arrange meeting places and publications where ideas are exchanges and natural socialibitility is satisfied.
III. — On these solid bases (which buld more than one bring between communist anarchism and individualist anarchism), social action sociale centers itself as if by necessity. It is commanded (whatever the tendencies and nuances of doctrine) by generosity, which is wealth, since it is the capacity to give. It spurs those who know to awaken thought, to teach those who do not know or who know less. From this begins an educational action that never disappoints because it is never completed.
Action is then commanded by the obligation to have an effect on the masses and, through them, on the powers that be, in order to prevent the reactions of social conservatism through which our capacities to be and express ourselves are constricted, and also to provoke ruptures, at least to force evolutions that open spaces for us.
There is no limit to this activity, which, being useful to us, happens to be useful to everyone. It leads us to intercede even within conformist organizations, with the aim of stirring up conduct and embuing them with views that serve the liberation of humanity.
Within the syndicalist and revolutionary movements, whether they are libertarian in origin or simply professional, the same objective guides our action. It makes us seek federalist and decentralist methods compatible with the conditions of a given problem, to advise the progressive substitution, in that which concerns production, administration or solidarity, of systems of direct action for administration by functionaries, to give priority to freely developed contracts on administrative regulations. There are many occasions to prefer, in the present, the responsible man, in contact with his fellow citizens, to the fallacious guarantee of a disembodied public service or the automatism of a dehumanized rule. It is also the role of libertarian economists to promote the use of statistical science, with regard to the coordination of production and distribution, in order to mitigate the harmful effects of authoritarian centralizations.
There are numerous, immediate tasks for the libertarian who consents to act in the relativism of the shifting real, to not refuse the provisonal minimum, awaiting an uncertain theoretical maximum, and not be satisfied with a doctrinal absolute that, in the final analysis, has always shown itself to be sterile.
There are two pitfalls that can doom a libertarian: to slide from intelligent expediency to a mediocre opportunism, or else, in order to guard against it, allowing oneself to be imprisoned in a theoretical conformism that destroys anarchism by leading to sectarianism and destroys the libertarian by limiting them.
I know only two safeguards against the deviations and disillusionments. The first is the free attachment to libertarian ethics, adopted in the belief that they are indispensable our satisfaction. And then there is a very modest point of view, apparently quite down to earth and yet of great significance, namely that a man lives today and not tomorrow.
IV. — An action conceived in this way does not escape from hard failures; that goes without saying. Its successes will likely only be partial and always to be continued. Isn’t that the condition of life itself? And we have known, since William the Silent, who was not a libertarian, that it is not necessary to succeed in order to persevere when the path that we have committed to is that of the only choice with which our selves are satisfied. The believer in a God has never needed his church to be triumphant to live for their faith.
Moreover, there are successes that we hardly see, but which are, unbeknownst to us, profound; they bear their fruits in time because an anarchism ainsi established on these bases is a permanence. It persists as a moral in each and that duration ensures its reach. Critical in the pure state and within the the opposing milieus where it insinuates itself, constructive through its philosophy and its social action by means of the lateral groups that it inspires, it is formidable to power, destructive of prejudices, of obtuse herd instincts, of enslaving conformity. It is a force.
That force is not always spectacular in its continuous effects, which are of another nature than political exploits and flashes. This is because it is the force of the quality of characters and not the brutality of the regimented masses. But it is not forbideen, quite the contrary, to act in the heart of the mass organizations and to disrupt them, so that the authoritarian policies of the leaders face difficulties, and to promote solutions marked with our spirit.
Anarchism is and must remain above all a a lofty ethics, in which we could not adorn ourselves while still aspiring to the laurels of the demagogue. Every militant must, at some moment of their life, choose to be someone or something. The bad choice only matters to the one who makes it and purges the movement. “My” anarchism does not depend on the choices of others.
Organisation
Je pourrais arrêter ici l’exposé d’une conception qui n’a que l’intérêt d’un témoignage, en ce qu’elle m’a permis — individuellement — de durer malgré tant de motifs de doute et d’abandon.
Cependant, j’ai trop l’habitude des débats pour ne pas savoir qu’une question subsidiaire ne manquerait pas, éventuellement, de m’être posée : « Cette conception, qui est individuelle, peut aussi bien convenir à d’autres camarades. En ce cas, comment en faire un mouvement coordonné ? » D’avance, je réponds donc à cette question par une esquisse d organisation.
I. — Toute organisation anarchiste doit être telle que l’individu y conserve ses facultés d’initiative et d’activité personnelle ; qu’il n’y soit contraint à aucune action qui ne rencontre pas son libre assentiment, fût-il le seul opposant.
Il semble que, sur la base d’une philosophie commune, la règle dë cette association soit la libre discussion des problèmes actuels et que les conclusions de ces débats, transformées en programme d’action concernant le point discuté, n’engagent que ceux qui les ont acceptées. Mais le sens de l’efficacité, de la réciprocité, de la camaraderie et de la loyauté conduit les opposants, — sauf cas de conscience et quand il ne s’agit pas que de tactique ou d’opportunité — à ne pas contrarier l’expérience de la majorité.
II. — L’organisation me parait devoir être constituée rationnellement par des groupes de base spécifiquement libertaires, assemblés par localité ou par quartier, sans que soit empêchée l’existence en un même lieu de plusieurs groupes d’affinités sous réserve que ce soient des objectifs particuliers qui les motivent et non, bien entendu, des divergences profondes de doctrine. Ces groupes devraient au reste se réunir à l’occasion de toute manifestation extérieure.
III. — Ces organisations spécifiques se proposeraient les tâches ci-après :
a) réunir les libertaires de même tendance en vue d’études intérieures des problèmes de l’homme et de la société ;
b) organiser pour un plaisir partagé des manifestations culturelles et des manifestations simplement distractives, dans un esprit libertaire exempt des vulgarités commerciales ;
c) cultiver et mettre en œuvre en toute circonstance un esprit rigoureux de réciprocité et de solidarité ;
d) s’employer, par réunions du groupe ou de groupes latéraux et par une propagande de bouche à oreille, au recrutement de camarades susceptibles de devenir libertaires ;
e) éduquer et former ces recrues ;
f) prendre l’initiative de la création d’organismes latéraux non spécifiquement libertaires (entre autres des groupements populaires d’éducation et d’action sociale) et choisir pour leur réalisation les camarades les plus aptes en raison de leurs qualités d’animateurs, d’éducateurs ou de propagandistes, agissant sous le contrôle constant du groupe ;
g) dans le même esprit et avec le même objet, engager ou aider les militants à pénétrer dans les milieux les plus divers pour y accomplir un travail d’Information et de décrassage sur le plan général des droits de la personne et de la défense des libertés par quoi s’élargit l’audience de notre philosophie.
Il va sans dire qu’en dehors du groupe, l’activité d’un militant est libre, sous la réserve que cette activité soit sans ambiguïté et ne prétende pas se soustraire à la critique contradictoire mais cordiale des camarades.
IV. — Les groupes locaux assureraient entre eux une liaison par des fédérations régionales et par une fédération générale se proposant trois objets :
1 ) débattre en congrès des problèmes de l’action ;
2) coordonner cette action sur les plans régional, national et international, exactement dans le même esprit et les mêmes conditions que sur le plan local ;
3) designer les commissions responsables des publications et de la réalisation des décisions des congrès.
Chaque groupe mandaterait à ces congrès un ou plusieurs représentants de la majorité et de la minorité pour le représenter, mais tout militant pourrait intervenir aux débats à titre consultatif, le temps de parole étant réparti à égalité entre tous les opinants.
Les congrès régionaux ne s’occuperaient que des affaires régionales. Ce sont les groupes de base eux-mêmes qui seraient directement représentés au congrès général comme au congrès régional.
II semble qu’une telle organisation concilie le principe de la libre détermination de l’individu avec la coordination de forme fédérative.
L’action, ainsi axée selon le mode de l’association naturelle, me paraît n’avoir besoin d’autre règle que celle de la conscience soumise aux impératifs personnels qui caractérisent utilement, au regard de l’opinion publique, un libertaire authentique : camaraderie, objectivité, réciprocité et loyauté.
Charles-Auguste BONTEMPS.
Organization
I could stop here the presentation of a conception that only has interest as a testimony, in that it has allowed me—individually—to continue despite so many motives for doubt and desertion.
However, I am too accustomed to debates not to know that a supplementary question quite possibly be asked me: “Can this conception, which is individual, also suit other comrades? And, in this case, how are we to make a coordinated movement?” So I respond in advance to that question with an organizational sketch.
I. — Every anarchist organization must be such that the individual retains his capacities for initiative and personal activity; that they are not forced into any action that does not meet with their free agreement, even if they are the only one opposed.
It seems that, on the basis of a common philosophie, the rule of that association should be the free discussion of existing problems and that the conclusions of these debates, transformed into a program of action concerning the point discussed, enlist only those who have accepted them. But the sense of efficacy, of reciprocity, of camaraderie and of loyalty leads those opposed,—save in cases of conscience and when it is only a question of tactics and opportunity—to not impede the experiment of the majority.
II. – Organization seems to me to be rationally constituted by specifically libertarian grassroots groups, assembled by locality or by district, without preventing the existence in the same place of several affinty groups, provided that it is specific objectives that motivate them and not, naturally, deep divergences of doctrine. These groups should also meet on the occasion of any external demostration.
III. — These specific organizations should propose the following tasks:
a) to unite libertarians of the same tendency for the purpose of internal studies of the problems of man and society;
b) to organize for shared pleasure cultural events and events that are simply entertaining, in a libertarian spirit, free from commercial vulgarity;
c) to cultivate and to put to work in every circumstance a rigorous spirit of reciprocity and solidarity;
d) to apply themselves, through group meetings or lateral groups and by means of a word-of-mouth propaganda, to the recruiting of comrades likely to become libertarians;
e) to educate and train these recruits;
f) to take the initiative in the creation of lateral bodies not specifically libertarian (among other, groups for popular education and social action) and to choose for their realization the comrades most fit because of their skills as leaders, educators or propagandists, acting under the constant control of the group;
g) in the same spirit and with the same goal, to appoint or aid militants to enter into the most diverse milieus in order to accomplish a labor of informing them and making clarifications regarding the general framework of personal rights and the defense of liberties by which the audience for our philosophy is increased.
It goes without say that, outside of the group, lthe activity of a militant is free, on the condition that this activity is unambiguous and does not pretend to avoid the critical, but cordial critique of the comrades.
IV. — The local groups should ensure a link between them through regional federations and through a general federation proposing three goals:
1 ) to debate problems of action in congresses;
2) to coordinate that action on the regional, national and international planes, in exactly the same spirit and with the same conditions as on the local plane;
3) to designate the commissions responsible for publications and for carrying out of the decisions of the congresses.
Each group will appoint to these congresses one or more representatives of the majority and of the minority in order to represent it, but every militant could intervene in the debates in an advisory capacity, the time for speakers being divided equally among all those offering opinions.
The regional congresses will only concern themselves with regional affairs. It is the local groups themselves that would be directly represented in the general congress and regional congress alike.
It seems that such an organization reconciles the principle of the free determination of the individual with coordination in the federative form.
Action, thus established according to the method of natural association, appears to me to need no other rule than those of the conscience, subject to the individual priorities that usefully characterize, with regard to public opinion, an authentic libertarian: camaraderie, objectivity, reciprocity and loyalty.
Charles-Auguste BONTEMPS.