Une lettre de Paris, publiée dans votre journal du 2 septembre, contient une grave attaque contre un petit journal du nom de Candide, écrit par de jeunes Parisiens et dont la parution a été immédiatement interrompue sur ordre de la censure impériale. Votre correspondant, qui ne semble pas par ailleurs être un admirateur enthousiaste de l’illustre exterminateur de la pensée et de la liberté qui règne aujourd’hui sur la France, prend cette fois son parti au point de le féliciter presque d’avoir vengé la religion et la morale publique en supprimant un journal écrit par des jeunes “sans éducation ni expérience, qui poussés par une basse vanité coupable ont osé affirmer imperturbablement des choses qui sèmeront un doute éternel dans l’esprit de toutes les honnêtes gens”.
J’avoue avoir été quelque peu surpris de trouver dans votre journal des félicitations et des encouragements au pouvoir tutélaire et moral de Napoléon III, encouragements contre la liberté, en faveur du prétendu droit des Etats à restreindre la pensée humaine pour le bien des religions, de la morale et de ce que l’on nomme officiellement la tranquillité, mais que j’appellerai pour ma part la mort publique. Ce n’est pas ainsi que l’on comprend la liberté en Angleterre ou aux Etats-Unis d’Amérique du Nord. Là-bas, l’homme est réellement libre. Convaincu que la liberté est le fondement essentiel et l’unique source de toute véritable morale et qu’elle constitue l’essence même de l’humanité, il comprend qu’on ne peut que lui donner l’expansion la plus large et il repousse avec indignation et horreur toutes les restrictions funestes que les Etats du continent européen, à l’exception de la Suisse, imposent dans le soi-disant intérêt d’une morale officielle qui n’est en réalité qu’une profonde immoralité systématique. Malheur aux nations où l’Etat se mêle de régler la vie du peuple et la libre pensée de l’individu, même si c’est au nom de la morale la plus pure! Le seul fait d’être imposée la rend immédiatement immorale, car que sont donc la morale, le devoir et le droit sinon la liberté elle-même? Quelle est d’ailleurs l’autorité politique et sociale, humaine ou divine, qui aurait le droit de s’interposer entre la vérité et la pensée qui la cherche?… S’il s’agit de l’Etat (et cela s’applique autant à l’état républicain de Robespierre qui, au nom de l’être suprême, a fait guillotiner les Hébertistes parce qu’ils osaient se dire athées), à l’instar de Robespierre, en même temps que la liberté de pensée, il tuera la liberté politique et sociale du pays qu’il gouverne, ouvrant la voie au despotisme des Napoléoniens.
Les Hébertistes étaient des athées!… Quelle terrible accusation, en vérité!… Mais savez-vous que les athées des XVIIIe et XIXe siècles avaient une foi infiniment plus ferme que leurs contemporains croyants? L’idée même de Dieu n’est au fond constituée que par les idéaux fondamentaux de l’humanité: la vérité, l’amour, la beauté, la justice et la sainte liberté. Les athées croient que tous les peuples et tous les individus vivant sur terre pourront les atteindre, tandis que vos prétendus croyants en doutent tellement qu’ils les ont relégués très loin des hommes, en dehors de l’espace et du temps, dans un ciel fictif, tellement fictif qu’ils s’en préoccupent, en fait, beaucoup moins que des fluctuations du contenu de leur bourse. De quel côté se trouvent la morale et la foi, je vous le demande?
Croyez bien que ces hommes religieux, ces théologiens moralistes, sont choisis et protégés par tous les gouvernements, non pour leur foi, mais à cause de leur incrédulité grossièrement matérialiste ainsi que de leur indifférence sceptique face à toutes les grandes questions de l’humanité. Cette incrédulité et cette indifférence en font des serviteurs extrêmement précieux, empressés, moins par conviction que par égoïsme, à ramper devant tous les pouvoirs établis, tandis que leurs adversaires, les soi-disant athées, sont persécutés par ces mêmes gouvernements non à cause de leur athéisme, mais à cause de leur foi.
Ces derniers croient en l’humanité. C’est un crime, je le sais, un crime qui risque de détruire le présent. Comme tel, il est au plus haut point condamnable aux yeux de tous les privilégiés satisfaits qui, tels de nouveaux Josué, voudraient arrêter le mouvement du soleil et retarder le progrès de l’humanité afin de sauver le pouvoir qui leur échappe, de conserver leurs postes, leurs monopoles et leurs privilèges qui menacent de les ensevelir sous leurs ruines. Mais ce crime, du fait même qu’il est destructeur du présent est en même temps édificateur d’avenir, comme le fut en son temps le christianisme dont les juifs eux-mêmes dénoncèrent à ses débuts l’athéisme et les blasphèmes. Oui, ces redoutables athées d’aujourd’hui ont foi dans l’humanité, sans la diviniser ni l’idolâtrer. Ils croient qu’en l’homme la somme du bien dépasse celle des mauvais instincts, que la justice n’est point une lumière céleste égarée sur la terre, mais la splendeur d’un soleil intérieur inhérent à l’humanité, qu’il faut de la raison pour la reconnaître et, pour la réaliser, une liberté pour ainsi dire infinie, sans autres conditions et limites que celles que la nature a mises à l’existence de tout homme, et qu’en conséquence, pour moraliser la Société humaine, il faut émanciper la pensée du joug de l’autorité et notre volonté de la tutelle de l’Etat.
Ils pensent que cet Etat, tel un système ordonné de relations et de choses qui nous sont imposées, non par notre propre raison ni par notre libre conscience collective, mais de l’extérieur ou d’en haut, soit au nom d’une loi révélée ou de l’autorité divine, comme dans les pays franchement chrétiens, catholiques ou protestants, soit au nom d’une intelligence brevetée ou privilégiée excluant l’immense majorité du peuple de son cercle orgueilleux et restreint, soit au nom de la propriété monopolisée entre les mains d’une minorité corrompue et avide, soit enfin par la force brutale des armées permanentes comme on le voit aujourd’hui dans de nombreux pays d’Europe, ils pensent donc que cet Etat ne crée pas l’ordre, mais au contraire le désordre, l’anarchie permanente figée, l’injustice absolue et l’épuisement méthodique de millions d’hommes soumis et maintenus dans les ténèbres par la force, au profit d’un petit nombre corrompu par le privilège. Ils pensent que la liberté ne doit pas être le couronnement, mais le fondement même et le véritable créateur de l’ordre, tant politique que social, tant industriel que moral, et que toute véritable organisation de la société humaine qui considère le respect scrupuleux des libertés individuelles et locales comme la condition sine qua non de la liberté universelle, doit procéder non du haut vers le bas ni du centre vers la circonférence, mais du bas vers le haut et de la circonférence vers le centre. O horreur, ces Hébertistes, ces prétendus athées de notre époque, croient que le travail n’est point une malédiction ni un signe de la déchéance humaine, comme on le lit dans les Saintes Ecritures, et comme le prouve encore aujourd’hui par son organisation toute la société actuelle, mais au contraire qu’il est la gloire la plus grande, l’unique signe de dignité et de noblesse pour l’homme qui, devenant lui-même créateur grâce à son travail libre et solidaire, collectif et individuel, transforme à son tour le monde et le fait à son image. Ils en sont tellement convaincus qu’ils seraient capables de proposer que l’on prive de leurs droits politiques tous les propriétaires du capital, de la terre ou de rentes et qu’on accorde au contraire ces droits à tous les ouvriers sans exception, exactement l’inverse de ce qui se passe dans le monde actuel qui discrédite le travail au profit de l’oisiveté et de la déplorable luxure.
Bref, toute la morale de ces nouveaux Hébertistes, “inspirés par une vanité vile et coupable” se résume en quelques mots.
1ère loi – Sois libre et respecte, aime, éveille, protège au besoin et estime la liberté d’autrui.
Car la liberté de tous les hommes, loin d’être une négation ou même une limitation à la tienne, comme l’ont prétendu les théologiens et même les philosophes déistes de l’école de Jean Jacques Rousseau, en est au contraire la confirmation nécessaire, le triomphe et l’extension à l’infini.
La liberté de chacun suppose nécessairement la liberté de tous et la liberté de tous ne devient possible que par la liberté de chacun.
Il ne peut exister une liberté à peine inférieure à celle des autres sans qu’apparaisse aussitôt un début d’esclavage. Il n’existe pas de réelle liberté sans une égalité non seulement en droit, mais également dans la réalité. La liberté dans l’égalité, voilà ce qu’est la justice.
Le principe de la liberté n’est donc pas seulement celui d’un droit individuel, c’est aussi celui de la solidarité, de la justice et de l’amour.
2ème loi – Travaille et produit, car sans travail il n’y a point d’honneur, de dignité, de droit, de liberté ou d’humanité pour l’homme.
Et pour reprendre les paroles du grand apôtre Saint Paul “qui ne travaille pas ne mange pas”.
Car, ainsi que l’ont si bien prouvé les économistes, gens très modérés et conservateurs comme chacun le sait, seul le travail est producteur de richesses. Ainsi, celui qui existe et jouit de l’existence sans travailler, profite des biens et du travail d’autrui et ne vit pas des siens. Eh oui, mes amis! nous tous, en ce siècle d’inégalité et de profit, nous tous qui ne sommes pas des ouvriers et qui ne portons pas le vêtement et surtout le fardeau quotidien du peuple, nous vivons plus ou moins aux dépens d’autrui!
Associe-toi pour travailler et produire, car l’association centuple la force de chacun. L’association libre est donc conseillée non en vertu d’une loi politique qui n’a rien à voir avec tes décisions, mais en vertu d’une loi économique reconnue par ta propre raison et qui est l’expression de la force même des choses. Tu es tout à fait libre de ne pas t’associer, mais ce faisant tu frapperas ton propre travail d’impuissance et de stérilité et tu te condamneras à la pauvreté.
Liberté et Travail, Raison et Justice, tels sont les quatre principaux dogmes de ces jeunes fanatiques humanitaires. Les comprendre est, d’après eux, toute la science morale. Les pratiquer est toute la vertu.
Et ils espèrent grâce à ces quatre mots soulever et transformer le monde.
Un Français
A letter from Paris, published in your newspaper on September 2, contains a serious attack against a little paper by the name of Candide, written by young Parisians, whose publication was immediately interrupted by order of the imperial censor. Your correspondent, who does not seem to be an enthusiastic admirer of the illustrious exterminator of thought and freedom who reigns over France today, takes his side this time to the point of almost congratulating him on having avenged religion and public morals by suppressing a newspaper written by young people “uneducated or unexperienced, who, impelled by base culpable vanity, have dared to calmly affirm things that will sow eternal doubt in the minds of all decent people.”
I confess to having been somewhat surprised to find in your newspaper congratulations and encouragements to the tutelary and moral power of Napoleon III, encouragements against freedom, in favor of the alleged right of States to restrict human thought for the good of religions, of morality and of what is officially called tranquillity, but which for my part I will call public death. This is not how freedom is understood in England or in the United States of North America. There, man is truly free. Convinced that freedom is the essential foundation and the only source of all true morality, and that it constitutes the very essence of humanity, he understands that it can only be given the widest expansion and rejects with indignation and horror all the disastrous restrictions that the States of the European continent, with the exception of Switzerland, impose in the so-called interest of an official morality that is in reality only a profound systematic immorality. Woe to nations where the State interferes in regulating the life of the people and the free thought of the individual, even if it is in the name of the purest morality! The mere fact of being imposed immediately makes it immoral, for what are morality, duty and right if not freedom itself? Besides, what is the political and social authority, human or divine, that could have the right to interpose itself between truth and the thought which seeks it?… If it is a question of the State (and that applies as much to the republican state of Robespierre who, in the name of the supreme being, had the Hébertists guillotined because they dared to call themselves atheists), following the example of Robespierre, at the same time as the freedom of thought, he will kill the political and social freedom of the country he governs, paving the way for the despotism of the Napoleonians.
The Hebertists were atheists!… What a terrible accusation, indeed!… But did you know that the atheists of the 18th and 19th centuries had an infinitely firmer faith than their fellow believers? The very idea of God is basically constituted only by the fundamental ideals of humanity: truth, love, beauty, justice and holy freedom. Atheists believe that all peoples and all individuals living on earth will be able to reach them, while your so-called believers doubt it so much that they have relegated them very far from men, outside of space and time, in a fictitious heaven, so fictitious that they are in fact much less concerned about it than the fluctuations in the content of their purse. On which side are morals and faith, I ask you?
Know that these religious men, these moral theologians, are chosen and protected by all governments, not for their faith, but because of their grossly materialistic incredulity and skeptical indifference to all the great questions of mankind. This disbelief and indifference make them exceedingly valuable servants, eager, less out of conviction than out of selfishness, to grovel before all established powers, while their adversaries, the so-called atheists, are persecuted by those same governments not because of their atheism, but because of their faith.
The latter believe in humanity. It’s a crime, I know, a crime that threatens to destroy the present. As such, it is condemnable in the highest degree in the eyes of all the satisfied, privileged people who, like new Joshuas, would like to stop the movement of the sun and retard the progress of humanity in order to save the power that escapes them, to preserve their positions, their monopolies and the privileges that threaten to bury them under their ruins. But this crime, by the very fact that it destroys the present, is at the same time a builder of the future, as was Christianity in its time, the atheism and blasphemies of which the Jews themselves denounced in its beginnings. Yes, these formidable atheists of today have faith in humanity, without deifying or idolizing it. They believe that in man the sum of the good exceeds that of the bad instincts, that justice is not a heavenly light lost on earth, but the splendor of an inner sun inherent in humanity, that reason is needed to recognize it and that to realize it requires a freedom that is, so to speak, infinite, without conditions and limits other than those that nature has placed on the existence of every man, and that consequently, to moralize human society, we must emancipate thought from the yoke of authority and our will from the tutelage of the State.
They think that this State is an ordered system of relations and things imposed on us, not by our own reason or by our free collective consciousness, but from without or from above, either in the name of a revealed law or divine authority, as in frankly Christian, Catholic or Protestant countries, or in the name of a patented or privileged intelligence, excluding the immense majority of the people from its proud and restricted circle, or in the name of monopolized property in the hands of a corrupt and greedy minority, or, finally, by the brutal force of standing armies as we see today in many countries of Europe — so they think that this State does not create order, but, on the contrary, disorder, permanent fixed anarchy, absolute injustice and the methodical exhaustion of millions of men subjected and held in darkness by force, for the profit of a small number corrupted by privilege. They think that freedom should not be the crowning achievement, but the very foundation and true creator of order, both political and social, industrial and moral, and that any true organization of human society that considers scrupulous respect for individual and local freedoms as the sine qua non of universal freedom, must proceed not from the top downwards nor from the center towards the circumference, but from the bottom upwards and from the circumference towards the center. O horror, these Hebertists, these so-called atheists of our time, believe that work is neither a curse nor a sign of human decline, as we read in the Holy Scriptures, and as it is still proven today by its organization of all present-day society, but on the contrary that it is the greatest glory, the only sign of dignity and nobility for man who, becoming himself a creator thanks to his free and united, collective and individual work, in turn transforms the world and does so in his own image. They are so convinced of this that they would be able to propose that all owners of capital, land or rents be deprived of their political rights and that these rights be granted on the contrary to all workers without exception, exactly the opposite of what is happening in today’s world, which discredits work in favor of idleness and deplorable lust.
In short, the whole morality of these new Hébertists, “inspired by a vile and guilty vanity” can be summed up in a few words.
1st law — Be free and respect, love, awaken, protect when necessary and value the freedom of others.
For the liberty of all men, far from being a negation or even a limitation to yours, as claimed by theologians and even the deistic philosophers of the school of Jean Jacques Rousseau, is on the contrary the necessary confirmation of it, its triumph and infinite extension.
The freedom of each necessarily presupposes the freedom of all, and the freedom of all becomes possible only through the freedom of each.
There cannot exist a freedom barely inferior to that of the others without the immediate appearance of a beginning of slavery. There is no real freedom without equality not only in law, but also in reality. Freedom in equality, that is justice.
The principle of liberty is therefore not only that of an individual right, it is also that of solidarity, justice and love.
2nd law — Labor and produce, because without labor there is no honor, dignity, right, freedom or humanity for man.
And to use the words of the great apostle Saint Paul “who does not work does not eat”.
Because, as the economists, very moderate and conservative people as everyone knows, have proved so well, only labor produces wealth. Thus, he who exists and enjoys existence without working, benefits from the goods and work of others and does not live from his own. Yes, my friends! All of us, in this century of inequality and profit, all of us who are not workers and who do not wear the clothes and, above all, bear the daily burden of the people, we live more or less at the expense of others!
Associate yourselves to work and produce, because association increases the strength of each one a hundredfold. Free association is therefore advised not by virtue of a political law that has nothing to do with your decisions, but by virtue of an economic law recognized by your own reason, which is the expression of the very force of things. You are completely free not to associate, but in doing so you will strike your own work with impotence and sterility and you will condemn yourself to poverty.
Liberty and Labor, Reason and Justice, these are the four main dogmas of these young humanitarian fanatics. To understand them is, according to them, the whole of moral science. Practicing them is the whole of virtue.
And they hope with these four words to uplift and transform the world.
A Frenchman.
Il Popolo d’Italia (Naples), September 22, 1865.