NIETZSCHE ET L’IMMORALISME
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INTRODUCTION
NIETZSCHE AND IMMORALISM
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INTRODUCTION
CHAPITRE PREMIER
l’immoralisme et l’individualisme absolu de Stirner.
I. — Selon Stirner, ce n’est pas l’homme qui est la mesure de tout, c’est le moi. Stirner croit trouver le vrai point d’appui universel dans la conscience individuelle, dans ce moi toujours présent, qui se retrouve en toute pensée. Feuerbach avait proposé l’Homme à notre adoration ; c’est là, répond Stirner, un nouvel Être suprême ; l’Homme n’a aucune réalité ; tout ce qu’on lui attribue est « un vol fait à l’individu ». Feuerbach avait dit : Le Dieu dont parle Hegel après Platon n’est autre chose que l’Homme.— Mais l’Homme lui-même, répond encore Stirner, est « un fantôme, qui n’a de réalité qu’en Moi et par Moi » ; l’humain n’est qu’ « un des éléments constitutifs de mon individualité et est le mien », de même que « l’Esprit est mon esprit et que la chair est ma chair ». Je suis le centre du monde, et le monde (monde des choses, des hommes et des idées) « n’est que ma propriété », dont mon égoïsme souverain use selon son bon plaisir et selon ses forces. Ma propriété est ce qui est en mon pouvoir ; mon droit, n’étant pas une permission que m’accorde un être extérieur et « supérieur » à moi, n’a d’autre limite que ma force et n’est que ma force. Mes relations avec les hommes, que ne peut régler nulle puissance religieuse, c’est-à-dire extérieure, sont celles d’égoïste à égoïste ; je les emploie ou ils m’emploient, nous sommes l’un pour l’autre un instrument ou un ennemi. « L’au-delà extérieur est balayé, mais l’au-delà intérieur reste ; il nous appelle à de nouveaux combats » : il faut le détruire à son tour. La prétendue « immanence », chère aux Hégéliens, n’est qu’une forme déguisée de l’ancienne transcendance ». Le libéralisme politique, qui me soumet à l’État, le socialisme, qui me subordonne à la Société, l’humanisme de Br. Bauer, de Feuerbach et de Ruge, qui me réduit à n’être plus qu’un rouage de l’humanité, ne sont que « les dernières incarnations du vieux sentiment chrétien, qui toujours soumet l’individu à une généralité abstraite » ; ce sont les dernières formes de la domination de l’esprit de hiérarchie. « Les plus récentes révoltes contre Dieu ne sont encore que des insurrections théologiques. » Toutes ces révoltes ont beau affranchir l’individu des dogmes et secouer, en apparence, toute autorité, elles le laissent, selon Stirner, serviteur de l’Esprit, de la Vérité, de l’Objet. Pour le Moi, au contraire, l’esprit n’est que « mon œuvre », la vérité est « ma créature », l’objet n’est « que mon objet ». — Schopenhauer démontrera lui-même ce dernier point et fera du monde entier « ma représentation ». — Libéraux, socialistes, humanitaires se croient des esprits libres et vraiment dégagés de superstition ; en fait, ils n’ont jamais compris le mot : Ni Dieu ni maître. « Possesseurs d’esclaves aux rires méprisants, dit Stirner, ils sont eux-mêmes des esclaves [1] ». Dans le socialisme, l’individu ne possède rien en propre : il n’y a plus de mien ni de tien ; est-ce là de l’affranchissement ? Dans le libéralisme l’individu fait également place à « l’Homme véritable » En réalité, donc, « nous ne sommes pas plus avancés que nous ne l’étions au moyen âge ». L’homme moderne est, lui aussi, « emmuré de toutes parts ». — « Torturé d’une faim dévorante, tu erres, en poussant des cris de détresse, autour des murailles qui t’enferment, pour aller à la recherche du profane. Mais en vain. Bientôt l’Eglise couvrira la terre tout entière et le monde du sacré sera victorieux. » — On croit déjà entendre la voix et les âpres déclamations de Zarathoustra.
Ceux mêmes qui attaquent l’Église et l’État au nom de la moralité et de l’injustice en appellent encore, dit Stirner, à une autorité extérieure à la volonté égoïste de l’individu ; ils en appellent, en dernière analyse, à la volonté d’un « dieu ». Il n’y a d’autre réfutation vraie de la morale théologique que la suppression non seulement de la théologie, mais aussi de la morale elle-même. Une physique des mœurs ne peut devenir une morale que si elle se fait, inconsciemment, religieuse. Renonçons donc à toute morale proprement dite si nous voulons renoncer à toute théologie, et posons pour principe le Moi, sous le nom de l’Unique.
[1] Das unwahre Prinzip unserer Erziehung. Kl. Schriften, éd. Mackay, p. 24.
Chapter One
Immoralism and the Absolute Individualism of Stirner
I. — According to Stirner, it is not man that is the measure of all, it is the moi—the self. Stirner believes that he has found the true universal reference point in the individual consciousness, this ever-present self that finds itself in every thought. Feuerbach had proposed Man for our adoration; that, responds Stirner, is a new Supreme Being; Man has no reality; everything that we attribute to it is “a theft from the individual.” Feuerbach had said: the God of which Hegel speaks after Plato is nothing but Man.—But Man himself, continues Stirner, is “a phantom, which is real only in Me and by Me;” the human is only “one of the elements constitutive of my individuality and it is my own,” just as “Spirit is my spirit and the flesh is my flesh.” I am the center of the world, and the world (world of things, of men, and of ideas) “is only my property,” which my sovereign egoism uses according to its good pleasure and its strengths. My property is that which is in my power; my right, not being a permission accorded me by a being exterior and “superior” to me, has no other limit than my strength and is only my strength. My relations with men, which no religious, that is to say exterior, power can regulate, are those of egoist to egoist; I use them or they use me, we are for one another an instrument or an enemy. “The external beyond is swept away, but the internal beyond remains; it calls us to new combats:” it is necessary to destroy it its turn. The so-called “immanence,” dear to the Hegelians, is only a disguised form of the old “transcendence.” Political liberalism, which subjects me to the State, socialism, which subordinates me to Society, and the humanism of Bruno Bauer, Feuerbach and Ruge, which reduces me to nothing more than a cog of humanity, are only “the last incarnations of the old Christian sentiment, which always subjects the individual to an abstract generality;” they are the last form of the domination of the spirit of hierarchy. “The most recent revolts against God are still only theological insurrections.” Although all these revolts appear to free individuals from dogmas and shake all authority, they leave them, according to Stirner, servants of Spirit, Truth, and the Object. For the Self, on the contrary, spirit is only “my work,” truth is only “my creature,” and the object is only “my object.”—Schopenhauer himself demonstrated this last point and would make the entire world “my representation.”—Liberals, socialists, and humanitarians think of themselves as free spirits [esprits libres], truly rid of superstition; in fact, they have never understood the phrase: Neither God nor master. “Slaveholders with scornful smiles,” said Stirner, they are themselves slaves.” [1] Under socialism, the individual does not possess anything of their own: there is no longer mine nor thine. Is that emancipation? In humanitarian liberalism as well, the individual makes room for the “True Man!” In reality, then, “we are no more advanced than we were in the Middle Ages.” Modern man is also “walled in on all sides.”— “Tortured by a devouring hunger, you wander, uttering cries of distress, around the walls that enclose you, to seek the profane. But in vain. Soon the Church will cover the entire world and the world of the sacred will be victorious.”—We think we already hear the voice and the harsh declamations of Zarathustra.
Even those who attack the Church and the State in the name of morality and injustice still call says Stirner, for an authority external to the egoist will of the individual; they call, in the last analysis, on the will of a “god.” There is no other true refutation of theological morality than the suppression not only of theology, but also of morality itself. A physics of mores can only become a morality if it becomes, unconsciously, religious. So let us renounce all morality properly speaking if we want to renounce all theology, and let us posit as principle the Self, under the name of the Unique.
[1] “The False Principle of our Education.”
II. — Qu’est-ce pourtant que cet Unique ? peut-on demander. — Est-ce une idée nouvelle du moi, comme le crurent Feuerbach, Hess, Kuno Fischer, qui virent dans l’Individu un idéal nouveau, s’opposant à l’idéal Homme ? — Stirner leur répond en plaçant l’Unique au delà de la pensée. — Le moi que tu penses, dit-il, n’est encore qu’un « agrégat de prédicats » ; aussi peux-tu le « concevoir », c’est-à-dire le définir et le distinguer d’autres concepts voisins. « Mais toi, tu n’es pas vraiment définissable, tu n’as pas de contenu logique, tu es le réel inexprimable et irresponsable, contre lequel vient se briser la pensée. » L’Unique n’est qu’une phrase, et une phrase vide, c’est-à-dire pas même une phrase ; mais pourtant « cette phrase est la pierre sous laquelle sera scellée la tombe de notre monde des phrases, de ce monde au commencement duquel était le moi ». L’individu réel n’étant donc pas une nouvelle idée que l’on puisse opposer à celle de l’Homme, l’Unique n’étant que moi dans mon fond et ma substance, mon égoïsme n’est nullement un nouvel « impératif », ni un nouveau « devoir » ; il est, comme l’Unique lui-même, une phrase, « mais c’est la dernière des phrases possibles, et destinée à mettre fin au règne des phrases. »
Le traducteur français de Stirner [2] n’a pas de peine à reconnaître ici le « moi profond et non rationnel » dont Nietzsche dira : « Ô mon frère, derrière tes sentiments et tes pensées se cache un maître puissant, un sage inconnu ; il se nomme toi-même (Selbst). Il habite ton corps, il est ton corps ».
Pour se débarrasser de tous les fantômes métaphysiques, religieux et moraux dont on tenterait de l’épouvanter, le Moi n’a qu’à les secouer d’un geste. « Un haussement d’épaules, dit Stirner, me rend le service de la réflexion la plus laborieuse ; je n’ai qu’à allonger mes membres pour dissiper les angoisses de mes pensées ; un saut écarte le cauchemar du monde religieux, un cri d’allégresse terrasse l’idée-fixe sous laquelle on me faisait plier durant tant d’années. » Cette idée-fixe, que Zarathoustra, lui aussi, écartera du même geste, c’est celle de l’impératif catégorique, de la moralité, de l’Esprit.
Stirner, parlant de lui-même dans un de ses petits écrits et précisant sa pensée, demande : « Est-ce à dire que, par son égoïsme, Stirner prétende nier toute généralité, faire table rase, par une simple dénégation, de toutes les propriétés organiques dont pas un individu ne peut s’affranchir ? Est-ce à dire qu’il veuille rompre tout commerce avec les hommes, se suicider en se mettant pour ainsi dire en chrysalide en lui-même ? » Et il répond à cette question topique : « Il y a dans le livre de Stirner un par conséquent capital, une conclusion importante, qu’il est en vérité possible de lire entre les lignes, mais qui a échappé aux yeux des philosophes, parce que lesdits philosophes ne connaissent pas l’homme réel et ne se connaissent pas comme hommes réels, mais qu’ils ne s’occupent que de l’Homme, de l’Esprit en soi, a priori, des noms et jamais des choses ni des personnes. C’est ce que Stirner exprime négativement dans sa critique acérée et irréfutable, lorsqu’il analyse les illusions de l’idéalisme et démasque les mensonges du dévouement et de l’abnégation… [3]»
Lange, après avoir reconnu ce caractère négatif et critique du livre de Stirner, s’est demandé quelle pourrait être la traduction positive de son œuvre. Regrettant que Stirner lui-même n’ait pas complété son livre par une seconde partie, Lange en est réduit aux suppositions. « Pour sortir de mon moi limité, dit-il, je puis, à mon tour, créer une espèce quelconque d’idéalisme comme expression de ma volonté et de mon idée. » M. Lichtenberger, dans une courte notice consacrée à Stirner [4], s’est demandé à son tour quelle forme sociale pourrait résulter de la mise en pratique de ces idées. S’il en faut croire le traducteur français de Stirner, qui appartient à l’école libertaire, ce sont là des questions que l’on ne peut se poser : du livre de Stirner aucun système social ne peut logiquement sortir (en entendant par logiquement ce que lui-même aurait pu en tirer, non ce que nous pouvons bâtir sur le terrain par lui déblayé) : « comme Samson, il s’est enseveli lui-même sous les ruines du monde religieux renversé ».
Tout ce qu’on peut dire, en effet, de positif selon la pensée de Stirner, c’est que les uniques s’associeront, — ce qui semble bien indiquer qu’ils ne seront pas « uniques » ; — mais ils s’associeront à leur gré, avec qui ils voudront, pour le temps qu’ils voudront, aux conditions qu’ils voudront. Et que fera, une fois formée, l’association des égoïstes ? — « Ce que fera un esclave, répond Stirner, quand il aura brisé ses chaînes, il faut l’attendre. » Aujourd’hui, la seule tâche essentielle est de renverser la tyrannie du christianisme sous quelque forme qu’elle se dissimule dans le monde moderne. « L’Unique se ruera, dit Stirner, à travers les portes, jusqu’au cœur même du sanctuaire de l’église religieuse, de l’église de l’État, de l’église de l’Humanité, de l’église du Devoir, de l’église de la Loi… Il consommera le sacro-saint et le fera sien. Il digérera l’hostie et s’en sera affranchi ! » Stirner s’en est tenu à l’anarchisme destructeur.
[2] Voir la préface de M. Reclaire, édit. Storck.
[3] Die philosophischen Reactionaere, Kl. Schriften, éd. Mackay, pp. 182-83.
[4] Nouvelle Revue, 15 juillet 1894.
II. — One could ask, however, what is this Unique? — Is it a new idea of the self, as Feuerbach, Hess, and Kuno Fischer believe, which sees in the Individual a new ideal, opposing itself to the ideal Man? — Stirner responds by placing the Unique beyond thought. — The self that you think, he says, is still only an “aggregate of predicates;” so you can “conceive” it, that is to say define and distinguish it from other neighboring concepts. “But you, you are not truly definable, you do not have logical content, you are the inexpressible and irresponsible real, against which thought comes to break itself.” The Unique is only a phrase, and an empty phrase, that is to say not even a phrase; and yet “that phrase is the stone on which will be built the tomb of our world of phrases, of this world at the beginning of which was the self.” The real individual being thus not a new idea that one could oppose to that of the Man, the Unique being only me in my fond and my substance, my egoism is neither a new “imperative,” nor a new “duty;” it is, like the Unique itself, a phrase, “but it is the last of the possible phrases, and destined to put an end to the reign of phrases.”
The French translator of Stirner [2] has hardly recognized here the “profound and non-rational self” of which Nietzsche would say: “O, my brother, behind your feelings and thoughts hides a powerful master, an unknown sage; it is called yourself (Selbst). It lives in your body; it is your body.”
In order to rid itself of all the metaphysical, religious and phantoms with which one attempts to terrify it, the Self has only to rattle them with a gesture. “A shrug of the shoulders,” says Stirner, “renders me the service of the most laborious reflection; I have only to stretch my limbs to sweep away the anxiety of my thoughts; a leap brushes away the nightmare of the religious world, a shout of joy levels the fixed idea under which I have been made to bend for so many years. » That fixed idea, that Zarathustra would also shrug off with the same gesture, is that of the categorical imperative, of morality, of Spirit.
Stirner, speaking of himself in one of his shorter writings and clarifying his thought, asks: “Is that to say that, by his egoism, Stirner pretends to deny all generality, to make a clean slate, by a simple denial, of all the organic properties of which not one individual can free themselves? Is it to say that he wants to break all commerce with men, to suicide by putting himself, so to speak, is chrysalis?” And he responds to that pertinent question: “There is in Stirner’s book one crucial therefore, one important conclusion, which it is in truth possible to read between the lines, but which has escaped the eyes of the philosophers, because the aforementioned philosophers do not know the real man and do not know themselves as real men, but only occupy themselves with Man, with the Spirit in itself, a priori, of the names and never with things or persons. This is what Stirner expresses negatively in his biting and irrefutable critique, when he analyses the illusions of idealism and unmasked the lies of devotion and self-sacrifice…” [3]
Lange, having recognized the negative and critical character of Stirner’s book, has asked what the positive translation of his work could be. Lamenting the fact that Stirner had himself not completed his book with a second part, Lange has been reduced to conjectures. “In order to pass beyond my limited self,” he said, “I can, in my turn, create some variety of idealism as the expression of my will and my idea.” M. Lichtenberger, in a short notice dedicated to Stirner [4], has asked, in turn, what social form could result from putting these ideas into practice. If we are to believe the French translator of Stirner, who belongs to the libertarian school, these are questions that we cannot settle: no social system can be logically emerge from Stirner’s book (meaning, by the term logically, what he could have drawn from them himself, not what we could build on the terrain that he has cleared): “like Sampson, he has buried himself beneath the ruins of the overturned religious world.”
Indeed, the only positive thing that we can say, following the thought of Stirner, is that the uniques will associate, — which certainly seems to indicate that they will not be “unique;” — but they will associate as they please, with whom they wish, for such time as they will, under conditions that they desire. And what, once formed, will the association of the egoists be? — “What a slave will do,” responds Stirner, “when he has broken his chains, we must wait to learn.” Today, the sole task that is essential is to overthrown the tyranny of Christianity in whatever form it conceals itself in the modern world. “The Unique will rush,” says Stirner, “through the gates, to the very heart of the sanctuary of the religious church, of the church of the State, of the church of Humanity, of the church of Duty, of the church of the Law… He will consume the sacrosanct and make it his own. He will digest the host and be freed of it!” Stirner adheres to the destructive anarchism.
[2] See the preface of M. Reclaire, édit. Storck.
[3] The Philosophical Reactionaries.
[4] Nouvelle Revue, 15 juillet 1894.
III. — Quelle est cependant, aujourd’hui, la doctrine anarchiste positive, qui tend à surgir sur les ruines amoncelées par l’anarchisme négateur de Stirner, que nous retrouverons chez Nietzsche ? Les théoriciens modernes de l’anarchisme positif nous rappellent d’abord un résultat acquis selon eux : c’est l’importance formidable et abusive qu’ont prise dans l’État les facteurs régulateurs sociaux, aux dépens des facteurs actifs et producteurs, qui sont individuels. « En démontant la machine de l’État rouage par rouage et en montrant dans cette police sociale qui s’étend du roi jusqu’au garde champêtre et au juge de village un instrument de guerre au service des vainqueurs contre les vaincus, sans autre rôle que de défendre l’état de choses existant, c’est-à-dire de perpétuer l’écrasement du faible actuel par le fort actuel », les penseurs libertaires ont, depuis longtemps, « mis en évidence le caractère essentiellement inhibiteur et stérilisant de l’État ». Loin de pouvoir être un ressort pour l’activité individuelle, « l’État ne peut que comprimer, paralyser et annihiler les efforts de l’individu [5] ».
Stirner, lui, a fait un pas de plus. Il a mis en lumière « l’étouffement des forces vives de l’individu par la végétation parasite et stérile des facteurs régulateurs moraux ». Dans la justice, dans la moralité et tout l’appareil des sentiments « chrétiens », il dénonce une nouvelle police, « une police morale, ayant même origine et même but que la police de l’État : prohiber, réfréner et immobiliser ». Les veto de la conscience s’ajoutent aux veto de la loi ; grâce à la conscience, la « force d’autrui est sanctifiée et s’appelle le droit, la crainte devient respect et vénération, et le chien apprend à lécher le fouet de son maître [6] ».
Les premiers penseurs libertaires avaient dit : — Que l’individu puisse se réaliser librement sans qu’aucune contrainte extérieure s’oppose à la mise en œuvre de ses facultés : l’activité libre seule est féconde. — Stirner ajoute : — Que l’individu puisse vouloir librement et ne cherche qu’en lui seul sa règle, sans qu’aucune contrainte intérieure s’oppose à l’épanouissement de sa personnalité : seule l’individuelle volonté est créatrice. — Ce sera aussi la réponse de Nietzsche.
Seulement, remarquent les plus récents théoriciens de l’anarchisme, l’individualisme ainsi compris par Stirner et par ses successeurs n’a encore que la valeur négative d’une révolte, et n’est que « la réponse de ma force à une force ennemie ». L’individu n’est que « le bélier logique à l’aide duquel on renverse les bastilles de l’autorité ». En lui-même, il n’a aucune réalité et n’est qu’un dernier fantôme rationnel, le fantôme de l’Unique. « Cet Unique, où Stirner aborda sans reconnaître le sol nouveau sur lequel il posait le pied, croyant toucher le dernier terme de la critique et l’écueil où doit sombrer toute pensée, nous avons aujourd’hui appris à le connaître : dans le moi non rationnel fait d’antiques expériences accumulées, gros d’instincts héréditaires et de passions, et siège de notre grande volonté opposée à la petite volonté de l’individu égoïste, dans cet Unique du logicien, la science nous fait entrevoir le fond commun à tous sur lequel doivent se lever, par delà les mensonges de la fraternité et de l’amour chrétiens une solidarité nouvelle, et, par delà les mensonges de l’autorité et du droit, un ordre nouveau. C’est sur cette terre féconde — que Stirner met à nu — que le grand négateur tend par-dessus cinquante ans la main aux anarchistes d’aujourd’hui. [7]»
On le voit, l’anarchisme théorique a fini par devenir de nos jours un monisme à la Spinoza et à la Schopenhauer : l’Unique, qui n’était d’abord qu’un individu et un ego, s’est, transformé en ce fond commun à tout que « la Science » nous fait entrevoir, que la « philosophie » dégage seule. L’Unique = l’Un-Tout. De même, nous verrons la vie dont parle Nietzsche, — et qui était d’abord sa vie, — se changer en la Vie universelle. Les anarchistes finissent par prêcher la solidarité, ils prêchent même l’ordre, un ordre nouveau, ordre naturel selon eux, qui se substituera à l’ordre artificiel de la Politique, de la Religion et de la Morale.
En présence de cette évolution d’idées, un Stirner conséquent ne pourrait-il encore s’écrier : — Cet Unique commun à tous, que vous voulez substituer à mon unique, qui est moi, ce n’est encore qu’un nom de Dieu : c’est le mundus deus implicitus de Spinoza. Vous me volez mon moi au profit d’une idée !
Il est vrai qu’on pourrait lui répliquer : Votre moi, comme tel, n’est lui-même qu’une idée, une forme sous laquelle votre être profond et caché s’apparaît. De deux choses l’une : si cet être profond n’est que vous, non les autres, s’il est vraiment individuel, rien ne pourra unir les égoïsmes ; s’il est à la fois vous, moi et tous, ne vous appelez plus vous-même l’unique, et reconnaissez la fausseté de l’égoïsme, comme celle de l’anarchisme.
En somme, devant le rationalisme platonicien, chrétien et hégélien, Stirner a beau dresser l’individu, il ne voit pas que son individualité absolue est elle-même une idée. La dialectique de Stirner a beau s’envelopper de formules hégéliennes, elle est une survivance des cyniques et des sophistes. Elle n’en a pas moins le mérite d’être la seule forme absolument logique de l’individualisme exclusif. « Je suis l’Unique », vous êtes l’Unique, nous sommes les Uniques, — c’est à cette absurdité qu’aboutit le système, ou plutôt c’est cette absurdité qui en est le point de départ.
On a fort justement dit de Nietzsche que sa destruction de la table des valeurs actuellement admises est d’un Stirner qui, au lieu de Hegel, aurait eu Schopenhauer pour éducateur. Stirner donnait déjà une telle valeur à la volonté d’étendre sa puissance, que cette volonté apparaissait comme « la force fondamentale de l’être humain » ; c’était donc déjà le « Wille zur Macht » de Nietzsche. Il est possible que ce dernier n’ait pas lu Stirner ; mais il est impossible qu’il n’en ait pas entendu parler comme de l’enfant terrible de la gauche hégélienne, et ce qui est certain, c’est qu’il a repensé sa pensée [8].
[5] M. Reclaire, Préface.
[6] Ibid.
[7] Préface du traducteur, ibid.
[8] Stirner figure dans toutes les histoires de la philosophie allemandes ou françaises (y compris même la nôtre, quelque élémentaire que celle-ci soit par sa destination classique). Il est donc difficile que le fond des doctrines de Stirner soit demeuré inconnu pour le docte professeur de Bâle, qui devait se faire le chantre de Zarathoustra.
III. — What, however, is the positive anarchist doctrine today, which tends to arise from the ruins piled up by the negating anarchism of Stirner, that we find in Nietzsche? The modern theorists of positive anarchism remind us first of all of a result they claim to have recognize: it is the formidable and abusive importance assumed within the State of social regulatory factors, at the expense of the active and productive factors, which are individual. “By dismantling the State-machine cog by cog and by showing in this social police, which extends from the king to the rural warden and the village judge, an instrument of war in the service of the victors against the vanquished, without any other role than to defend the existing state of affairs, to perpetuate the crushing of those who are currently weak by those who are currently strong,” libertarian thinkers have, for a long time, “demonstrated the essentially inhibiting and sterilizing character of the State.” Far from being able to be a spring for individual activity, “the State can only constrain, paralyze and annihilate the efforts of the individual.” [5]
Stirner has gone one step further. He highlighted “the suffocation of the living forces of the individual by the parasitic and sterile vegetation of regulatory moral factors.” In justice, in morality and the whole apparatus of “Christian” sentiments, he denounces a new police, “a moral police, having the same origin and the same goal as the state police: to prohibit, to curb and to immobilize.” The vetoes of conscience are added to the vetoes of the law; thanks to the conscience, the “strength of others is sanctified and is called right, fear becomes respect and reverence, and the dog learns to lick the whip of its master.”
The first libertarian thinkers had said: — The individual can realize itself freely, without any external constraint opposing the utilization of its faculties: free activity alone is fruitful. – Stirner adds: — The individual can will freely and only seek its rule within itself, without any internal constraint opposing the development of its personality: only the individual will is creative. — This will also be Nietzsche’s response.
But note the most recent theorists of anarchism: individualism as understood by Stirner and by his successors still has only the negative value of a revolt, and is only “the response of my force to an enemy force.” The individual is only “the logical battering ram by which to overthrow the strongholds of authority.” In itself, it has no reality and is only one last rational phantom, the phantom of the Unique. “Today, we have come to know this Unique, which Stirner approached without recognizing the new ground on which he trod, believing he had reached the final limit of criticism and the reef on which all thought must sink: in the non-rational self, made up of accumulated ancient experiences, heavy with hereditary instincts and passions, and the seat of our great will opposed to the small will of the egoistic individual, in that Unique of the logician, science allows us to glimpse the ground, common to all, on whom must rise, beyond the lies of brotherhood and Christian love, a new solidarity, and, beyond the lies of authority and law, a new order. It is on this fertile ground — which Stirner lays bare — that the great negator extends his hand across fifty years to the anarchists of today. [7]»
As we can see, theoretical anarchism has ended up becoming in our days a monism in the style of Spinoza and Schopenhauer: the Unique, which was at only an individual and an ego, has transformed into this basis common to everything that “Science” gives us a glimpse of or that “philosophy” alone brings out. The Unique = the All-in-One. Likewise, we will see the life of which Nietzsche speaks, — and which was first of all his life, — change into Universal Life. The anarchists end up preaching solidarity; they even preach order, a new order, a natural order according to them, which will replace the artificial order of Politics, Religion and Morality.
In the presence of this evolution of ideas, could not a consistent Stirner still exclaim: — This Unique common to all, which you want to substitute for my unique, which is me, is still only a name for God: it is the mundus deus implicitus of Spinoza. You steal my self for the sake of an idea!
It is true that one could reply to him: Your self, as such, is itself only an idea, a form in which your deep and hidden being appears. One of two things must be true: if this deep being is only you, not the others, if it is truly individual, nothing will be able to unite the egoisms; if it is you, me and all at the same time, then no longer call yourself unique, and recognize the fallacy of selfishness, like that of anarchism.
In short, in the face of Platonic, Christian and Hegelian rationalism, Stirner sets up the individual in vain; he does not see that his absolute individuality is itself an idea. Stirner’s dialectic may well envelope itself in Hegelian formulas, but it is a throw-back to the cynics and sophists. Nevertheless, it has the merit of being the only absolutely logical form of exclusive individualism. “I am the Unique,” you are the Unique, we are the Unique, — it is this absurdity that the system ends up in, or rather it is this absurdity that is its starting point.
It has rightly been said of Nietzsche that his destruction of the currently accepted table of values is like that of a Stirner who, instead of Hegel, would have had Schopenhauer as an educator. Stirner already gave such a value to the will to extend its power, that this will appeared as “the fundamental strength of the human being”; So it was already the “Wille zur Macht” of Nietzsche. He may not have read Stirner; but it is impossible that he had not heard of him as the enfant terrible of the Hegelian left, and what is certain is that he rethought his thinking. [8].
[5] M. Reclaire, Préface.
[6] Ibid.
[7] Translator’s preface, ibid.
[8] Stirner figures in all of the histories of German and French philosophy (even including our own, however elementary it may be due to its classical aims.) So it would have been difficult for the fond of Stirner’s doctrines to have remained unknown to the learned professor of Basel, who would make himself the champion of Zarathustra.
[Working translation by Shawn P. Wilbur]