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UNE LETTRE D ETIEVANT
Voici la lettre écrite, par l’anarchiste Etiévant, en prison, à un de ses camarades et dont nous avons parlé plus haut :
Paris, 30 janvier 1898.
Mon cher camarade,
J’ai reçu ta lettre m’annonçant ton changement forcé d’adresse.
Je te remercie d’avoir été voir mon père.
Il m’a écrit et m’a dit qu’au milieu de ses chagrins ta visite et celle des autres camarades lui avaient fait un grand plaisir. Tu me dis qu’Alfieri avait raison. Certes, dans son livre de la Tyrannie il y a de fort bel les choses ; mais il n’y en a, autant que je pais me le rappeler, qu’une seule qui soit excellemment vraie, et toujours vraie (c’est ce qu’il a dit après avoir constaté que, de son temps et sous la tyrannie, il est aussi dangereux de parler que d’agir). Mais cet homme, si amoureux de la légalité comme tous les philosophes de son temps, trouverait peut être mauvais qu’il y ait des fanatiques de liberté, lui, qui pourtant les évoquait. Mais ce que je ne saurais admettre, c’est quand il dit que les Grecs et les Romains étaient des hommes véritablement hommes. Ils ne l’étaient pas plus que les contemporains d’Alfieri, et pas plus que les nôtres.
La Révolution française, au sein de la quelle les luttes pour la liberté politique devaient atteindre et dépasser en grandeur tragique les luttes analogues de l’antiquité, l’a prouvé pour les premiers, et, bien qu’il n’ait dit cela que des Grecs devant la conquête macédonique et des Romains de la République, son affirmation s’est trouvée fausse.
A la vérité, Allfieri, comme tous les philosophes ses contemporains, marchait vers l’avenir les yeux tournés vers le passé. En marchant ainsi, on avance bien, mais au hasard. On ne sait où l’on va ; ou ne sait si le pas que l’on va faire mène ou non au fond d’un précipice. On ne sait pas si l’on marche droit et si, après des détours inaperçus, on ne se retrouvera pas au point de départ.
C’est ce qui est arrivé. La Révolution conduite par des hommes dont les regards étalent fixés sur la Grèce et sur Rome, devait avorter, Car tous ses précurseurs étaient des adorateurs de l’antiquité. Saint-Just s’écrie à la tribune : « Le monde est vide depuis les Romains, et Napoléon est, venu pour le remplir en ressuscitant leur empire.
Oui, mon cher, Alfieri, comme les autres, était épris de la liberté antique. Et, si tu veux savoir ce qu’elle était, demande aux Ilotes, demande à Spartacus, à Vindex ! Si nous voulons aller de l’avant, si l’humanité veut aller au bonheur, à la liberté qu’elle regarde autour d’elle, s’oriente, choisisse son but et y marche sans détours, sans s’occuper de ce qu’elle laisse derrière elle, ni de ce que penseraient (de cela), les anciens.
Presque toutes les sciences ont réussi à s’affranchir de l’autorité de la tradition, grâce à la méthode expérimentale. Une seule, celle qui nous touche le plus près, celle dont dépend notre bonheur, la sociologie, est restée stationnaire, routinière ; parce que là on n’a pas voulu s’affranchir, par respect des anciens, de la tradition.
Et voilà pourquoi nous sommes malheureux.
Kepler a mis quinze ans à trouver les lois du mouvement planétaire, parce qu’il n’avait pas su affranchir son esprit du respect et de l’autorité des anciens.
Il avait plu à Aristote d’affirmer, on ne sait pas pourquoi, que les astres étaient des êtres parfaits ; que, comme tels, ils devaient être animés d’un mouvement parfait, et que, le mouvement circulaire étant parfait, ils devaient se mouvoir circulairement.
Pendant des siècles, les astronomes avaient entassé épicycles sur déférents pour accorder la réalité observée avec l’affirmation du maître. Aucun n’osa avoir l’audace de se demander en quoi les astres étaient plus parfaits que les autres êtres, en quoi le mouvement circulaire était plus parfait que les autres mouvements.
Et c’est grâce à cette superstitieuse piété pour la tradition, pour les maîtres, pour les anciens, que l’esprit de Kepler, armé de l’analyse mathématique, mit quinze ans à trouver que les planètes se meuvent suivant des ellipses dont le soleil occupe un des foyers.
Quand on songe que c’est en expliquant les lois de Kepler que Newton découvrit la loi de la gravitation universelle et que c’est de cette découverte que date la fondation de la plus grandiose des sciences modernes, l’astronomie mathématique, on est effrayé du retard qu’aurait pu apporter au progrès de l’humanité l’affirmation fantaisiste d’Aristote, si Kepler fût mort au bout de quatorze ans de recherches.
En sociologie, comme en tout, si nous voulons progresser rapidement, observons tout et ne respectons rien. C’est ce que nous dit la voix de l’expérience.
Oui ! l’antiquité nous écrase. Toutes nos lois, toutes nos coutumes, toutes nos institutions religieuses, morales, politiques, économiques, sont des survivances du passé qui empêchent l’avenir d’éclore.
Toutes ces Institutions ont leurs racines dans l’antiquité ; non pas seulement dans l’antiquité classique, mais, bien au delà, dans la barbarie primitive, et même dans l’animalité.
Toutes ces institutions ont pour causes efficientes des idées généralement reçues, qui, après leur avoir donné naissance, ont aidé è leur développement et les maintiennent. Et, ces idées, l’observation nous les révèle à l’état d’instinct chez les animaux que leur organisme rend voisins de nous dans l’échelle des êtres.
Prenons donc garde de ne pas prendre nos exemples dans le passé, comme Alfieri et les philosophes du siècle dernier, si nous voulons atteindre au bonheur dans la liberté illimitée.
Je te serre cordialement la main,
G. Etiévant.
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A LETTER BY ETIEVANT
His is the letter written by the anarchist Etiévant, in prison, to one of his comrades, of which we have spoken above:
Paris, January 30, 1898.
My dear friend,
I have received your letter announcing your forced change of address.
Thank you for having been to see my father.
He wrote me and told me that in the midst of his sorrows your visit and that of other comrades had given him great pleasure. You tell me that Alfieri was right. Certainly, there are some very good things in his book on Tyranny, but there is only a single one, as far as I can recall, that would be superbly and always true (it is what he said after observing that, in his time and under the tyranny, it is as dangerous to speak as to act.) But that man, as smitten with legality as all the philosophers of his time, would perhaps find it unfortunate that there are fanatics of liberty, who nevertheless evoked them. But what I could never accept is when he said that the Greeks and Romans were who were truly men. They were not that, any more then Alfieri’s contemporaries or any more than our own.
The French Revolution, in the heart of which the struggle for political liberty would match and surpass in tragic grandeur the comparable struggle of antiquity, has proven it for the former and, while it had only been said of the Greeks before the Macedonian conquest and the Romans of the Republic, his claim has been found false.
In truth, Alfieri, like all the philosophers who were his contemporaries, marched towards the future with his eyes turned towards the past. Marching this way, we indeed advance, but at random. We do not know where we are going; we do not know whether or not the next step that we take will lead to the bottom of a precipice. We do not know if we march straight or if, after some unnoticed detours, we will find ourselves back where we started.
That is what happened. The Revolution, led by men whose gaze was fixed on Greece and Rome, necessarily miscarried. For all its pioneers were worshippers of antiquity. Saint-Just exclaimed from the rostrum: “The world has been empty since the Romans, and Napoleon has come to fill it by resurrecting their empire.
Yes, my friend, Alfieri, like the others, was besotted with the ancient liberty. And if you want to know what that was, ask the helots, ask Spartacus or Vindex! If we want to go forward, if humanity wishes to reach happiness, to reach the liberty it sees around it, it must take its bearings, choose its goal and march towards it without detours, without considering what it leaves behind or what the ancients would think of that.
Almost all the sciences have succeeded in freeing themselves from the authority tradition, thanks to the experimental method. Only one, the one that concerns us most, the one on which our happiness depends, sociology, has remained stationary, mired in routine; because there, out of respect for the ancients, we have not wanted to free ourselves from tradition.
And that is why we are miserable.
Kepler took fifteen years to find the laws of planetary movement, because he couldn’t free his mind from respect for the authority of the ancients.
It pleased Aristotle to claim, although we don’t know why, that the stars were perfect beings; that, as such, they must be animated by a perfect movement, and that, the circular movement being perfect, they must move in a circle.
For centuries, the astronomers had piled epicycles on deferents in order the square the observed reality with the assertion of the master. None had the audacity to ask in what sense the stars were more perfect than other beings, in what way the circular movement was more perfect than other movements.
And it is thanks to that superstitious piety regarding tradition, the masters and the ancients, that the mind of Kepler, armed with mathematical analysis, took fifteen years to find that the planets moved in ellipses of which the sun occupies one of the foyers.
When we consider that it was through explaining the laws of Kepler that Newton discovered the law of universal gravitation and that it is from that discovery that we date the founding of the plus grandiose of the modern sciences, mathematical astronomy, we are frightened by the delay that the fanciful assertion of Aristotle could have brought about in the progress of humanity, if Kepler had died after fourteen years of research.
In sociology, as in all things, if we wish to progress rapidly we must observe everything and respect nothing. That is what the voice of experience tells us.
Yes! Antiquity crushes us. All our laws, all our customs, all our religious, moral, political and economic institutions are relics of the past that prevent the future from dawning.
All these institutions have their roots in antiquity; not only in classical antiquity, but, far beyond that, in primitive barbarity and even in animality.
The efficient cause of all these institutions are generally received ideas, which, after giving rise to them, have aided in their development and maintained them. And observation has revealed these ideas to us in the state of instinct among the animals que leur, organisme rend our neighbors in the scale of beings.
So let us guard against taking our examples from the past, like Alfieri and the philosophers of the last century, if we wish to attain happiness in unlimited liberty.
With warm regards,
G. Etiévant.
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Source: L’Universe no. 11,097 (June 17, 1898): 3.