The second volume of the Œuvres de Pierre Leroux begins with a lengthy essay “De la doctrine de la perfectibilité et du progrès continu,” which combines material from this essay and two others.
- Pierre Leroux and the Doctrine of Humanity [main page]
Aux souscripteurs de la Revue
[Identified in the index as “De la doctrine du progrès continu”]
Nous publions enfin, au milieu de l’année 1834, le complément de notre recueil pour 1833. Nous devons à nos abonnés une franche explication sur un si long retard.
La Revue, au moment où nous nous sommes chargés de sa rédaction, avait éprouvé une interruption; elle était, comme aujourd’hui, arriérée de six mois. Mais la nouvelle rédaction avait promis de remettre la publication au courant, et de l’éditer désormais avec régularité : nous ne l’avons pas fait. La Revue, depuis trois ans bientôt que nous en répondons, a toujours paru assez irrégulièrement, et en dernier lieu une longue suspension est venue montrer l’inutilité de nos efforts.
Cette irrégularité d’un recueil périodique est désagréable aux souscripteurs; elle ne répond pas à leur désir et à l’idée qu’ils s’étaient faite; elle peut aussi être préjudiciable aux bénéfices sur lesquels quelques uns de ces abonnés, ceux qui donnent en lecture les journaux au public, ont naturellement le droit de compter.
L’on nous croira donc lorsque nous dirons que cette irrégularité de notre publication a été, pour nous qui aurions voulu remplir intégralement une promesse faite de bonne foi, une source de pénibles ennuis. Voici maintenant notre excuse.
La Revue n’est point une spéculation, c’est une œuvre de dévouement et de sacrifices pécuniaires pour ses rédacteurs. Il ne peut venir à l’esprit d’aucun de ceux qui connaissent le commerce des livres qu’un recueil qui ne cherche en aucune façon la popularité par les voies que l’on emploie de tous côtés pour l’obtenir, qu’un recueil sérieux, consacré à l’utilité et non à l’agrément, soit matière à spéculation. Ceux qui sacrifient le plus aux grâces ont tant de peine à réussir, que vraiment nous qui poursuivons un autre but, nous ne pouvons aspirer à cette faveur que toutes les coquetteries des noms les plus célèbres pour fournir au public du plaisir, même aux dépens de toutes les contradictions, obtiennent si rarement.
Notre livre ne s’adresse évidemment qu’à un public très restreint. Plusieurs fois des écrivains que nous remercions, en annonçant nos numéros dans les journaux quotidiens, ont reproché au public de ne pas assez encourager des travaux qui leur paraissaient méritants. Il leur eût semblé naturel que nous réunissions un assez grand nombre d’abonnés pour être indemnisés des frais de notre publication. Trompés par le charlatanisme des annonces de librairie, ces écrivains ne savent pas combien la vente des livres est en général chétive. Les meilleurs livres se vendent beaucoup moins qu’on ne le croit. Les romans seuls, et certains romans seulement, échappent à ce sort commun de tout ce qui se publie en France. Il n’y a presque pas un journal, pas un recueil périodique, qui n’ait exigé une première mise de fonds très considérable, et qui n’ait eu pendant long-temps un capital à découvert, et souvent ce capital a fini par être perdu.
Nous nous vantons souvent que notre langue est universelle, qu’on la parle au nord et au midi ; que pour elle il n’y a pas de douane, et que dans toutes les parties de l’Europe, en Russie, en Pologne, en Hollande, en Allemagne, et même aujourd’hui en Angleterre, elle a le privilège d’être la langue aristocratique, celle qui sépare, de ce qu’on appelle encore le peuple, les gens bien élevés et les classes supérieures : triste privilège ! car ne vaudrait-il pas mieux qu’elle fût la langue des opprimés, la langue du peuple universel, du grand peuple européen, et que les exceptions qu’on appelle classes supérieures fussent ainsi forcées, de se mêler au fleuve commun des idées, au lieu de s’en isoler ? Mais ce privilège enfin n’est pas d’un aussi grand avantage pour notre librairie qu’on pourrait le croire. C’est que partout à nos portes, en Belgique, en Suisse, et même en Allemagne, la contrefaçon est en sentinelle; la contrefaçon que nous ne pouvons nous décider à blâmer, malgré les clameurs qu’elle excite aujourd’hui : car, si elle révèle, ce qui d’ailleurs est assez évident, l’absence d’un droit international européen, il est impossible aussi de ne pas voir l’œuvre utile qu’elle remplit. Comme la corneille qui prend le gland sur le chêne, et, le transportant à son bec à de grandes distances, le jette dans la terre, et fait pousser avec le temps des forêts dans d’arides déserts, la contrefaçon prend les idées françaises, et les introduit, souvent en les fractionnant, en les tronquant, en les mutilant, là où ces idées doivent germer un jour. Elle a aussi pour cela son instinct; elle a ses ruses; elle sait ses pays; elle sait ce qui lui est permis, ce qui lui est défendu, ce qu’elle peut faire passer malgré les oukases des despotes, ce qu’appellent les préjugés des autres peuples, ce qu’ils repoussent; elle butine sur les livres sérieux comme sur les plus légers; elle pille les revues comme les romans et les livres de science ; elle utilise la Revue Encyclopédique, comme la Revue de Paris ou la Revue des Deux-Mondes; elle entremêle en un bouquet ce qu’elle pille, et elle compose le plus agréablement qu’elle peut de nouvelles revues avec ce qu’elle prend à plusieurs.
Mais il est pour ceux qui ne veulent et qui ne sauraient parler d’autre langage que celui de la liberté et de la philosophie, pour ceux qui revendiquent les droits de l’humanité, pour ceux qui croient au peuple, qui ont foi au peuple, qui n’aiment et ne servent que l’art dévoué au peuple, pour ceux dont le regard est tourné vers l’avenir, qui cherchent la cité future, et qui la saluent du grand nom de république (nom que l’on ne remplacera pas, et que c’est faiblesse à ceux qui s’occupent de science sociale de vouloir déguiser, parce qu’il n’est au pouvoir de personne de faire que ce qui a un nom n’en ait pas), il est, dis-je, pour ceux qui sont coupables d’un tel crime, des empêchements plus durs, des obstacles plus décisifs que les pièges de la contrefaçon et le tort qu’elle leur procure : il est des ordres de fer, des prohibitions sans réplique. A chaque frontière, des soldats veillent contre la presse française; des douaniers sont armés contre la pensée, des inquisiteurs sont chargés de l’interdire et de la claquemurer dans la France comme dans une prison. Les recueils périodiques sont naturellement, et par le sait même de leur publicité, désignés à cette censure. Le grand empereur a rendu plusieurs oukases pour interdire, entre autres livres, la Revue Encyclopédique dans ses états; oui, le grand empereur, dans la sollicitude qu’il prend, au rebours de son aïeul Pierre, pour empêcher les idées et la philosophie de pénétrer chez lui, a plusieurs fois fait savoir à ses sujets qu’il leur défendait de nous lire. Que voulez-vous faire contre les soldats automates du grand empereur, contre ses douaniers, et contre son conseil de censure ? Après le grand empereur, ce sont les petits tyrans de l’Italie; c’est le gendarme des Alpes, le roi de Piémont, qui se permet aussi d’avoir ses oukases et son index. Dans certains états de l’Allemagne, on déguise la censure par le fisc. Que faire contre le roi de Piémont et ses abbés censeurs ? Comment se garder du timbre extraordinaire du libéral roi de Bavière, ce poète couronné, qui, nous le craignons, ne sera finalement pour la postérité ni un vrai poète, ni un grand roi : « Le temps approche, dit quelque part Jean-Jacques Rousseau, où les rois, mieux éclairés sur leurs intérêts, mettront à détruire et à prohiber l’imprimerie autant de zèle qu’ils en ont mis follement à l’encourager. » Ce temps est venu, il faut s’y résigner, jusqu’à ce que le temps emporte rois et censeurs dans sa course.
Ainsi dépouillé par la contrefaçon, traqué par les censures, réduit presque aux lecteurs français, privé par sa nature de l’intérêt du moment, plus occupé de philosophie politique que de politique proprement dite, parce que nous croyons que les grands phénomènes politiques demandent avant tout des idées pour les préparer et les faire réussir, notre recueil a eu naturellement à lutter, sous le rapport du succès, contre des obstacles qu’il n’a pu vaincre.
Nous ne regrettons pas cependant ce que nous avons fait à bon escient. L’influence d’un ouvrage n’est pas toujours dans le nombre de ses lecteurs; elle résulte bien plus souvent de la nature de ses lecteurs et de la virtualité des idées qu’il renferme. La Revue est notre tentative pour élever une doctrine; elle est l’expression des idées et des sentiments que nous avons dans le cœur; c’est notre acte de foi et de dévouement à notre patrie et à l’humanité; c’est notre manière de combattre ce que nous regardons comme le mal; c’est notre aspiration au bien : tant que nos efforts pourront parvenir à maintenir cette expression d’une pensée indépendante, nous sommes satisfaits.
Ce qui nous importe, avant tout, c’est que nos idées se perfectionnent, c’est que nos aperçus s’enchaînent, c’est que les fils de notre trame se lient au lieu de se briser, c’est que la doctrine que nous appelons s’élabore et s’élève. Nous n’écrivons pas pour écrire; nous voulons être, et non paraître; nous cherchons la raison des choses; nous tâchons de nous élever à un idéal ; nous ne sommes pas sceptiques, nous croyons que toute force, en définitive, est dans la vérité, dans la raison, dans l’idée.
Le public que nous aimons, et dont nous voudrions le suffrage, ce sont les hommes qui, eux aussi, se sentent attirés vers l’avenir, et en sont religieusement occupés. Laissons les morts enterrer leurs morts : à nous le regard de la jeunesse et des hommes d’avenir; la jeunesse qui est la promesse de l’humanité, qui toujours, elle aussi, cherche la cité future, parce que le progrès à accomplir est son apanage et son droit, et qui, en posant son aile vierge sur le monde, ne voit rien de digne d’elle que le dévouement, la vérité, et la vertu. Je le répète, si nous pouvons être de quelque utilité à cette portion du public, si nos convictions profondes servent à raffermir des courages et à entretenir des espérances, nous sommes satisfaits.
Nos chances de succès étant ainsi restreintes, soit par des causes placées en dehors de notre volonté, soit par le but que nous nous proposons, nous avons dû songer aux moyens matériels de continuer notre publication. Ceux qui sont au courant de l’impression des livres et des journaux savent combien des entreprises du genre de la nôtre sont onéreuses. Nous avons diminué nos frais et nos chances de perte, en nous décidant à ne faire paraître la Revue que tous les trois mois, en volumes semblables à celui que nous publions aujourd’hui; et nous avons en même temps augmenté la chance de nos abonnements et l’utilité probable de notre œuvre, en diminuant considérablement le prix du recueil. Comme écrivains, nous n’avons pas trouvé qu’il y eût dans cette forme nouvelle rien à regretter pour nous. Loin de là, nous éprouvions le besoin de présenter nos pensées sous une nouvelle forme. Notre publicité sera moins fréquente, mais elle nous laissera plus de temps, et nous permettra plus d’étendue. Des articles resserrés dans le cadre d’une ou deux feuilles, comme le demandaient nos cahiers mensuels, n’avaient pas l’ampleur qui nous paraît nécessaire en bien des cas pour l’exposition de théories. Avec notre nouveau mode de publication, chacun de nos articles peut prendre la dimension que demande la plus longue série de raisonnements ou de faits. Encore une fois, ce n’est pas l’envie de mettre du noir sur du blanc, le scribendi cacoethes, qui nous possède : nous ne craignons donc pas de nous laisser aller à la prolixité; nous avons horreur du bavardage, et nous tâcherons de garder toujours cette crainte salutaire.
C’est la forme des revues anglaises que nous essayons d’importer en France, la forme seulement, le mode de publication, pas autre chose. Il y a dans cette apparition trimestrielle beaucoup d’avantages : on peut faire avec utilité, dans chaque livraison, une recension des faits politiques; tous ces faits qui, isolés, se succèdent sans que nous en apercevions souvent le sens et la liaison, prennent un tout autre aspect quand ils sont vus d’ensemble et à quelque distance; une période de trois mois est suffisante; c’est la mesure la plus convenable : moins de temps ne suffirait pas, et plus demanderait une histoire. Il en est de même des faits littéraires : les livres importants, les grands, les beaux ouvrages, ceux qui vivent et survivent, no sont pas si communs, ne se pressent pas tellement les uns les autres, qu’une recension plus fréquente soit nécessaire; et par là on évite cette poussière étouffante de productions éphémères que la spéculation des libraires et les fausses ardeurs d’esprits qui s’ignorent et s’abusent, font naître chaque jour. Nous pourrions enfin dire la même chose des sciences proprement dites. Si, pour toutes les branches du savoir et de l’activité humaine, on sent le besoin d’une presse de tous les jours et de tous les instants, d’une sorte de communication instantanée comme les battements de nos artères, rapide comme les ailes du télégraphe, qui annonce la vie et la fasse continuellement circuler, on sent également l’utilité d’une presse qui saisisse un ensemble et le résume, qui marque la route, et signale les pas véritablement faits au milieu de tous ces ébranlements, de toutes ces agitations, qui ne, sont souvent que des signes sans valeur et des mouvements sur place. Comme un voyageur qui suit sa route, l’esprit humain n’a pas besoin de se rappeler tous les arbres du chemin, toutes les sinuosités du sol : mais les beaux points de vue, les sites pittoresques, les cités populeuses, la direction générale du chemin les pôles et les étoiles qui président à sa course, voilà ce qu’il lui faut garder dans sa mémoire. Les Revues qui embrassent un champ un peu vaste seraient ce memorandum, si elles étaient bien faites.
La forme trimestrielle des Revues anglaises nous semble donc préférable en elle-même à la forme mensuelle. Le succès bien éprouvé que ce genre de publication a eu dans presque toute l’Europe est un gage de sa valeur. S’il n’a pas réussi jusqu’à présent en France, nous croyons que cela tient à ce qu’on n’a pas essayé de l’approprier aux besoins des lecteurs français. On n’a pas assez réfléchi à la différence qu’il y a entre l’esprit de la France et celui des autres nations, et en particulier de l’Angleterre. Plongés dans une activité commerciale immense, obligés à un travail de tous les instants, ou livrés à une oisiveté infâme ; échelonnés par rangs de fortune ; soumis à l’esclavage d’une église établie, ou abandonnés aux règles étroites d’une multitude de sectes; divisés, fragmentés de toute manière, par leurs rangs politiques, leurs rangs de société, leurs diversités industrielles, leurs classifications religieuses, leurs préjugés de tous genres, les Anglais sentent peu le besoin d’idées générales. Un Anglais est un homme à compartiments; il a sa religion dans une case, sa foi politique dans une autre, sa règle de morale et de conduite personnelle dans une troisième. Parlez de religion à un Anglais, il ne vous répondra pas volontiers. Sa foi est faite dès l’enfance, et il s’y tient : il est athée peut-être au fond de son cœur; mais par habitude, par respect humain, par l’effet écrasant que l’éducation et les mœurs de tout un peuple ont sur l’individu, il affectera l’hypocrisie, ou gardera le silence. Il ne sent pas le lien qui unit les idées religieuses aux idées politiques. Il sera de même tory, whig, ou radical, de naissance, comme il est méthodiste de telle ou telle nuance, ou presbytérien de telle espèce; il sera du beau monde, de la haute vie, ou de la vie vulgaire, comme il est homme religieux et citoyen. Entre l’une de ces manifestations et une autre, point de lien, de conclusion, de conséquence. Il faut l’étudier et le définir comme nous étudions une plante, en détail et dans toutes ses parties, ce que nous faisons précisément par impuissance de mieux faire, parce que la science n’est pas encore parvenue à nous découvrir l’harmonie et le rapport réciproque des parties des végétaux : tant d’étamines, disons-nous, tant de pistils, corolle de cette façon, tige droite ou courbée, etc. Ainsi d’un Anglais. Aucune unité ne nous apparaît chez ce peuple ; son œuvre, quoique grande assurément, est obscure; le sens providentiel n’en est pas évident et lumineux : mais surtout une profonde obscurité, résultant de toutes ces murailles élevées entre toutes les parties de la connaissance humaine et entre tous les modes de notre activité, est répandue sur les individus. A un tel peuple, quelle lecture commune préparer ? Quel genre de Revues peut l’intéresser, et quel genre peut-il souffrir? Une revue de faits ; il ne lui faut que des faits, ou tout au plus des raisonnements basés sur des faits de détail; à quoi vous pourrez ajouter, pour le distraire, des anecdotes et du chit chat; car, par suite même de cette habitude du décousu et du fragmentaire dont nous venons de parler, ce peuple, réputé le plus sérieux de la terre, est en même temps le plus avide de balivernes et de sottises de tous genres. Mais point de théories : il ne les comprend pas, ou les redoute. Essayez de faire entendre en Angleterre qu’un lien général unit toutes les parties de la connaissance et tous les modes de l’activité humaine ; que l’homme, pour être homme, doit voir clair à la fois et d’une seule vue dans son cœur, dans son intelligence, et dans sa vie pratique; et qu’une chaîne, que nous devons aimer à rapporter à Dieu, doit lier, comme autant d’analogues, comme autant de frères et de sœurs, nos pensées, nos sentiments, nos actes, on ne vous comprendra pas. Nous ne nous donnerons pas la peine de montrer combien la France diffère de l’Angleterre sous ce rapport, et combien la nation qui a toujours eu l’initiative en Europe, qui tient le centre de ce grand corps, et qui en dernier lieu a produit la philosophie du XVIIIe siècle et la Révolution, est au contraire unitaire, généralisante, et naturellement philosophique. Au lieu de Revues statistiques, il fallait donc offrir à l’esprit des lecteurs français des Revues largement philosophiques. Ni la critique littéraire, ni la variété de l’esprit, ni la légèreté et la grâce du style, ne pouvaient soutenir seules la gravité d’un tel cadre : il fallait de la substance, il fallait un but, il fallait une tendance à l’unité. C’est ce qui n’a pas été tenté, et c’est ce que nous osons entreprendre.
La première série du recueil que M. Jullien de Paris fonda il y a quinze ans, et qu’il soutint pendant si long-temps avec tant d’honneur et de succès, se trouve ainsi close. Cette série se compose de soixante volumes, dont douze seulement appartiennent à la rédaction actuelle. Malgré la difficulté et la mauvaise grâce qu’il y a toujours à parler dans un journal de ce journal même, nous dirons ici ce que nous sentons le besoin de dire; nous indiquerons ce que nous avons voulu faire en succédant à M. Jullien. A force d’abus, les meilleures choses deviennent souvent surannées; l’usage des préfaces et des post-faces est aujourd’hui ridicule : qu’importe?
Nous avons besoin de résumer les bases de notre philosophie, au moment où nous allons essayer de la porter en avant avec plus d’énergie; ce qui pourrait être l’objet d’un article spécial trouve ici naturellement sa place. . Nous avons déjà plusieurs fois rappelé le caractère d’informations scientifiques, et non de théorie, qu’eut la Revue sous l’habile direction de M. Jullien, et nous avons pu, avec indépendance et sans partialité, rendre justice à l’utilité dont ce Recueil a été pour les sciences et les lettres, dans toute l’Europe, pendant toute l’époque de la restauration. Quand nous consentîmes à nous en charger à notre tour, les temps étaient changés, le besoin de théories était évident pour tous les esprits un peu avancés, et voici ce que nous avons voulu faire : Un ouvrage où tout fût enchaîné, autant qu’il serait possible, dans chaque livraison et d’une livraison à l’autre, où la synthèse dominerait, où le lien de l’art et de la politique se ferait continuellement sentir, où la critique serait subordonnée à des principes et à une doctrine. C’est cette harmonie intime de toutes les parties de notre Recueil qui nous paraît lui donner quelque droit à l’estime · des philosophes.
Le premier et le plus essentiel caractère d’une doctrine philosophique, c’est d’avoir une tradition, et de se rapporter à quelque chose qui ait eu vie antérieurement dans l’humanité. Nous nous sommes demandé de qui nous procédions, qui nous avait donné la vie, au nom de qui nous avions mission de parler et d’affirmer quelque chose. Nous avons vu que nos croyances, nos idées, notre foi, n’étaient pas nées avec nous. Nous avons compris par nous-mêmes comment la vie se transmet de génération en génération, suivant de certaines lois. L’humanité n’est pas une série rompue d’anneaux fragmentaires, elle est bien plutôt une succession continue de forces transmises pour produire un effet. Où est notre vie, où peut être notre force, si elle n’a pas son origine dans les sentiments que nous ont transmis le XVIII° siècle et la Révolution? Si l’on nous demande donc notre tradition, nous sommes partisans de la modernité contre l’antiquité, de l’ère moderne contre le moyen âge. Nous croyons à la supériorité relative de l’époque qui nous a engendrés immédiatement sur les époques antérieures. Si tant de gens se sont aheurtés à ne pas comprendre la mission du XVIIIe siècle, nous croyons avoir démontré que cela tient à ce que ces hommes n’ont pas compris que la formule finale de la philosophie du XVIIIe siècle m’est ni le rationalisme, ni l’incrédulité, mais la foi au progrès. Nous avons les premiers prouvé cette grande et importante vérité, que toutes les tentatives du rationalisme avaient providentiellement pour but de conduire l’humanité à la foi au progrès. Ainsi s’est trouvée transformée pour nous toute la philosophie. Les objections entassées contre le rationalisme sont sans force contre la formule que nous avons donnée de la philosophie.
Non, la tradition du XVIIIe siècle ne consiste pas en d’inutiles efforts, perpétuellement divers, pour fonder la raison humaine sur l’individualisme. Cette tentative, enseignée d’ailleurs par le XVIIe siècle au XVIIIe, n’est en aucune façon la grande route de l’esprit humain. Descartes n’est ni le père ni le fondateur de la philosophie. La tentative cartésienne n’a aucun droit pour absorber la philosophie. La philosophie, c’est le développement naturel et spontané de l’époque qui a succédé au moyen âge ; c’est la vie, la croissance de l’ère moderne. Loin de tendre uniquement au rationalisme, à la raison purement individuelle, tous les efforts que l’esprit humain a faits constamment et avec suite, depuis le XVIe siècle, pour s’émanciper de toutes manières, scientifiquement, littérairement, religieusement, des chaînes du passé, de la superstition du passé, ont eu pour but et pour résultat de constater la puissance successive et collective du genre humain, et par conséquent de fonder d’une manière indestructible la doctrine du progrès.
Nous n’aurions démontré que cette vérité, que nous croirions avoir rendu un service : car confondre, comme on le faisait ‘avant nous, la philosophie avec le rationalisme, c’est donner dans un écueil où viendrait éternellement échouer la raison.
Adopter comme nous l’entendons la tradition du XVIII° siècle, ce n’est donc adopter ni les erreurs ni les préjugés de nos pères ; c’est s’engager au contraire à purifier cette tradition en l’appuyant sur la tradition antérieure et sur le constant témoignage du genre humain. Mais c’est s’inspirer du sentiment moderne, au lieu de retourner à la crédulité puérile du moyen âge; c’est se confirmer dans l’enthousiasme dont l’humanité a besoin pour marcher dans ses voies, au lieu de s’abdiquer lâchement sur la route.
Je le répète, si nous avons fait quelque chose jusqu’ici, si nous avons formulé nettement quelque point solide et résistant, c’est celui-là, et nous osons défier la critique sur ce fondement nouveau donné par nous à la philosophie; car nous avons confiance complète dans les faits que nous avons cités et expliqués.
Aussi n’avons-nous pas eu de peine, appuyés sur cette tradition, à montrer l’inanité de ce qui n’a pas de tradition. L’éclectisme et le doctrinarisme, pesés à cette mesure et passés à ce crible, nous ont fourni de tristes exemples de ce que peuvent devenir des penseurs abandonnés sans foi à tous les souffles de leur vanité personnelle. Pour nous, avec un tel point de départ, le but où nous marchons est clair et évident. Nous poursuivons les conséquences de la philosophie du XVIIIe siècle et de la Révolution. Nous jouons cartes sur jeu. Nous ne ressemblons en rien, Dieu merci, à ces hypocrites qui, s’étant affublés du manteau de la philosophie, ont imaginé de pactiser secrètement avec tous les débris du passé et tous les intérêts présents, précisément parce que, ne sentant pas en eux une vie antérieure, et ne comprenant pas la voie où l’humanité est poussée par le souffle puissant des générations qui nous ont enfantés, ils n’avaient pour se conduire aucune boussole, en sorte que s’égarant toujours de plus en plus dans les routes sinueuses d’un orgueil tout personnel, ils ont fini lâchement par contracter d’égoïstes alliances avec les pharisiens et les publicains du jour. Entourés d’abord de grandes acclamations pour leur remarquable talent, ils ont pourtant passé solitaires, et ne laisseront pas de postérité. Sans passé comme sans avenir, et sans avenir précisément parce qu’ils n’avaient pas voulu reconnaître un passé, il ne leur restait que le présent. Légitimant donc ce présent si triste, on les a vus attachés successivement, d’une manière également déplorable, à la restauration et à la quasi-restauration, comme à un pilori. En tout cela ils ont été d’une rigoureuse conséquence avec leur point de départ, et ont parfaitement prouvé la vérité de ce que nous disons sur le besoin d’une tradition.
Il n’y a en effet, il ne peut y avoir de certitude que dans ce principe de la tradition. L’école catholique a eu raison sur ce point. Mais invoquer la tradition est une chose vide de sens, si l’on ne cherche point par là une conclusion où son témoignage nous conduise. Vous interrogez la tradition; c’est apparemment que vous lui demandez une réponse; vous voulez qu’elle vous enseigne quelque chose, et naturellement vous portez votre investigation sur le point qui embrasse tous les autres. C’est sur le sort de l’humanité que vous l’interrogez, que vous demandez à cet oracle une réponse claire et positive.
Où mène donc la tradition? à quel principe supérieur conduit-elle? N’est-il pas un dogme, un port assuré, où la foi puisse se rallier et s’abriter contre les tempêtes du scepticisme? C’est là ce que l’école catholique, attachée obstinément aux anciennes solutions, ne veut pas reconnaître. En vain tout s’écroule autour d’elle, elle s’efforce de rester constamment attachée à des révélations dépassées aujourd’hui par l’humanité, et devenues complètement inutiles.
Eh bien! ce port, ce dogme, c’est la doctrine du progrès et de la perfectibilité; doctrine qui, comme nous venons de le dire, a pour appui et pour fondement la tradition tout entière de l’ère moderne, car l’ère moderne n’a été qu’un long travail pour arriver à l’enfantement de cette vérité; doctrine que la tradition antérieure à l’ère moderne ne repousse pourtant pas, mais qu’elle n’édifie pas non plus, quoiqu’elle la prophétise.
La foi au progrès et à la perfectibilité, voilà donc notre seconde formule; formule que, comme on le voit, nous établissons à la fois à priori et à posteriori, par l’évidence et la tradition.
Mais cette doctrine du progrès et de la perfectibilité est encore par elle-même quelque chose de vague et d’indécis : aussi la voit-on aujourd’hui être le champ commun de plusieurs écoles philosophiques très diverses. Il faut la délimiter pour qu’elle soit réellement une doctrine; il faut la préciser, l’entendre et la professer d’une certaine manière. Nous avons rempli, cette dernière condition en définissant comment nous entendions le progrès.
Voici enfin notre formule la plus avancée : c’est le progrès continu, d’où suivent naturellement une multitude de corollaires. De même que sous un nom général notre esprit embrasse une multitude d’individus ou une multitude de phénomènes, de même qu’une forêt, par exemple, contient les arbres innombrables de tout genre, de toute taille, de tout feuillage, de tout âge, que le soleil y éclaire, ainsi la formule à laquelle nous nous sommes attachés, et que nous avons les premiers arborée sur la haute pyramide de la philosophie, contient en elle une multitude innombrable de conséquences de tous genres qu’elle résume et généralise, qu’elle représente et supplée, qui l’engendrent et qu’elle n’engendre pas dans la réalité, mais qu’elle engendre dans l’ordre de l’esprit humain. Prenez la nature ou la société, contemplez la formation des mondes ou la formation des civilisations, plongez-vous dans les sciences cosmogoniques ou dans les profondeurs de l’histoire, soyez physiciens ou politiques, considérez le type animal dans la série de ses développemens ou un animal quelconque dans sa vie particulière depuis l’état fœtal jusqu’à la mort, la terre dans l’ordre de ses constructions successives ou la matière des astres, autant qu’il est donné à notre faiblesse de percer les secrets des cieux, toujours vous apercevrez la vie se développant par une création incessante et une série continue de progrès. Qu’on l’éprouve donc cette formule, et qu’on la vérifie. Au reste, nous avons de bonnes raisons pour nous y fier; nous n’avons fait que suivre la déduction des métaphysiciens qui nous ont précédés dans cette voie; nous n’avons fait, pour ainsi dire, que transformer la formule de Leibnitz : Le présent, engendré du passé, est gros de l’avenir.
Tradition, certitude, formule nette et précise de la philosophie et de son but, connaissance générale de la route que suit l’humanité, foi dans sa destinée, éloignement de toutes les visions téméraires de ceux qui, délaissant ou ignorant la continuité du progrès, abandonnant la tradition générale du genre humain, perdent par là le fil de la réalité, et s’égarent sans profit dans le rêve et l’illusion; mais en même temps chaleur et enthousiasme pour les destinées nouvelles promises à l’humanité, foi dans les prophéties certaines que le christianisme et la philosophie ont faites aux hommes, foi invariable dans les grands principes de l’égalité et de la liberté, qui, comme une semence féconde, ont été jetés sur le monde pour le renouveler; tels sont donc nos principes. Voilà, en aussi peu de mots que nous avons pu le dire, le champ où nous sommes lancés, le terrain que nous cultivons. C’est, je le répète, cette harmonie et ce consensus de toutes les parties de notre recueil qui en fait le principal caractère. Nous tâchons que tout s’accorde dans nos travaux. Si, sur le terrain politique nous sommes républicains, c’est que sur le terrain philosophique nous nous sentons fils du XVIIIe siècle et animés de son esprit régénérateur, et que par conséquent pour nous la république n’a pas les proportions mesquines d’une improvisation de club ou d’un stérile plagiat du passé. La tradition qui nous conduit, la foi dans les générations précédentes qui nous éclaire, nous suffiraient, à défaut même de la théorie du progrès, pour nous tenir assurés de la seule doctrine politique que la raison moderne puisse reconnaître et légitimer. Est-il possible en effet de penser que le XVIIIe siècle et la Révolution française n’aient été que des phénomènes éphémères, destinés à s’éclipser après avoir brillé un instant? Le XVIIIe siècle lui-même n’a-t-il pas avant lui quatre siècles de protestantisme qui le poussent et qui nous poussent ? Comment donc s’imaginer que cette marche toujours croissante, et de plus en plus universelle, va tout-à-coup s’arrêter? Loin de croire à la rétrogradation vers la monarchie, ne voit-on pas au contraire, en contemplant le passé, le cours évident et naturel des choses et la marche continue de l’Europe gravitant vers la république?
C’est la même tradition, c’est aussi la même confiance dans les forces toujours croissantes de l’esprit humain, qui nous font rejeter toutes ces rénovations de papauté spirituelle ou temporelle, ou spirituelle et temporelle à la fois, qu’une école à laquelle nous avons quelque temps appartenu, mais sans avoir jamais admis ses croyances à cet égard, l’école Saint-Simonienne, a mises en avant, et qu’une fraction de la même école reproduit encore aujourd’hui avec une constance que rien ne décourage. Les sentiments de liberté et d’individualité proclamés par toute l’ère moderne, depuis le XIIe siècle, ne sont assurément pas destinés à périr, et d’un autre côté la perfectibilité humaine ne reculera pas devant le difficile mais non insoluble problème de l’accord de la liberté avec l’association.
A côté de ces grandes questions sociales, la question littéraire est certainement bien minime, quelque bruit qu’on ait voulu en faire dans notre temps : mais enfin elle est évidemment réductible par les mêmes principes; et si, en littérature, nous repoussons obstinément la théorie de l’art pour l’art, si nous n’adorons pas ce Moloch absurde, sans cœur et sans entrailles, que l’égoïsme de certaines organisations a enfanté dans ces derniers temps, · c’est que nous ne séparons pas l’art de son but social, c’est que l’art n’est pour nous qu’un rayon du faisceau de la connaissance humaine, et une expression de la vie à diverses époques, en même temps qu’une continuelle aspiration vers un monde meilleur.
Autant donc qu’il nous a été donné, dans les sciences comme en politique, nous avons constamment essayé de pousser en avant et à la fois toutes les conséquences de cette triple formule de la tradition, du progrès, et du progrès continu, inscrite sur notre bannière. Et il faut avouer que la science tout entière engage aujourd’hui l’esprit humain de tous côtés dans cette voie. Par un admirable synchronisme, toutes les découvertes contemporaines nous révèlent le changement continu et la création incessante de l’univers, comme elles nous révèlent la perfectibilité indéfinie de l’humanité. Ici c’est l’école des anatomistes qui devance depuis long-temps la divination philosophique, en prouvant la continuité du progrès dans la série des êtres. Là c’est une science presque nouvelle, la géologie, qui tous les jours renonce à ses théories de cataclysmes et de bouleversements pour expliquer par un développement continu la formation de notre globe. Or nous prions qu’on remarque quelle force de probabilité résulte pour une doctrine générale de cet accord qui se produit naturellement, et sans délibération concertée d’avance, entre ses principes et les découvertes contemporaines. Assurément elle est antérieure à nos efforts, elle préexistait à nos formules et à nos essais métaphysiques, cette belle synthèse scientifique à l’aide de laquelle notre grand naturaliste, M. Geoffroy-Saint-Hilaire, et avec lui aujourd’hui tous les naturalistes philosophes, essaient avec tant de succès d’expliquer l’animalité : mais quel appui ne vient-elle pas prêter par ses conséquences philosophiques à la doctrine que nous professons.
La philosophie est la science de la vie sous tous ses aspects. La philosophie doit donc tôt ou tard arriver à des formules de plus en plus perfectibles sur le développement de la vie dans toute la série des êtres. Là est tout le champ de la philosophie ; hors de ce champ il n’est pas de philosophie.
La politique, en tant que philosophie, n’est que la connaissance du développement continu de la vie de l’humanité sous le rapport des sentiments et de l’association.
L’art n’est que l’expression successive et prophétique des époques de l’humanité.
La science physique n’est que la connaissance des créations successives que la nature engendre suivant des lois nécessaires dans le cours des âges.
Cieux, terre, animalité, humanité, l’univers entier, a une vie incessante qui se développe dans le temps.
Si vous n’avez pas avant tout le sentiment synthétique qui lie le passé au présent et à l’avenir, vous n’êtes pas sur le terrain direct de la philosophie. Si vous fragmentez quelque portion de l’univers, et que, la réduisant au moment présent et à la place qu’elle occupe dans l’espace, vous expérimentiez pour la connaître, ainsi isolée de ce qui l’a engendrée dans le temps, vous ne faites pas de la philosophie : tout au plus préparez-vous des matériaux à la philosophie. Et cela est vrai du monde invisible comme de l’univers visible. Mais introduisez dans les créations de la nature et de l’humanité l’élément du temps, et avec lui la progression, la suite, la conséquence, c’est-à-dire contemplez la vie; aspirez à me dire par quelle série de développements successifs a passé l’animalité; quelle série de changements ont subis, harmoniquement à elle, les milieux qui l’entourent et par lesquels elle vit; ou bien osez vous élever à chercher d’où vient l’humanité et où elle va : à l’instant même, dût votre force défaillir et vos idées tomber dans le rêve, vous êtes sur le terrain de la philosophie.
Il y a quelques années un homme qui a eu l’honneur de tenir en France le sceptre philosophique, et qui avait d’abord fait concevoir de grandes espérances, qu’il nous semble avoir trahies depuis, M. Cousin posait ainsi le problème de la philosophie : « Concilier Reid et Condillac, Hume et Berkeley, etc. ; » et c’est ce qu’il appelait l’éclectisme, qui, en grandissant, devait devenir, disait-il, la philosophie du XIX° siècle. Grâce à Dieu, tout l’échafaudage de l’éclectisme tombe pour nous devant cette seule définition de la philosophie : La philosophie est la science de la vie.
Non, il ne s’agit pas de concilier Reid et Condillac, Hume et Berkeley. Cela peut être en soi infiniment bon et infiniment utile (1); mais ce n’est pas là le problème de la philosophie. Autant vaudrait nous dire que le philosophe s’occupe à mettre d’accord Cujas et Barthole, Hippocrate et Galien.
Aussi, suivant nous, la philosophie s’occupe-t-elle essentiellement des mêmes questions que la religion. Religion, philosophie, deux termes synonymes pour exprimer des degrés différents d’une même chose, et surtout pour distinguer ce qui, dans le cours des siècles, de l’état de foi nouvelle à passé ensuite à l’état de croyance acceptée et reconnue de tous : ainsi le christianisme, qui fut d’abord une philosophie, devint plus tard une religion.
Ah! sans doute, quand on prend pour la philosophie la psychologie, quand on fait consister le problème de la philosophie à concilier Reid et Condillac, nous concevons que religion et philosophie paraissent des choses bien diverses. Mais quand on se met dans la vie, dans la réalité, dans l’humanité, dans ce qui est, dans ce qui a été, dans ce qui doit être, on sent l’absurdité et l’impossibilité qu’il y a à séparer la philosophie et la religion.
Nous est-il possible, je le demande, de nous diviser, de manière à être philosophes d’un côté, hommes religieux de l’autre? Croire et ne pas croire, est-ce possible ? et comment encore séparer ce que nous croyons par la raison, et ce que nous croyons par la foi? Les philosophes eux-mêmes n’en sont-ils pas toujours réduits à croire par la foi ? Nous naissons, nous vivons dans la foi, a dit avec raison Schelling. Le plus enragé rationaliste n’a pas d’autre fondement de crédibilité, quoi qu’il fasse. Et les hommes religieux de tous les siècles n’ont-ils pas prétendu confirmer tout au moins par le raisonnement ce qu’ils admettaient par la foi? Que, dans certains cas anormaux, notre esprit et notre cœur soient ainsi divisés, que quelques saints, se faisant violence pour forcer leur raison à admettre ce qui lui répugnait, soient parvenus ainsi à calmer tous leurs doutes, cela est possible et admissible; mais encore reste-t-il vrai que la raison de ces hommes avait d’abord consenti à des prémisses qui leur semblaient emporter nécessairement ces conséquences. Et que conclure d’ailleurs de pareilles exceptions?
Il suffit de rentrer en soi-même pour y sentir ce qui se retrouve en grand dans l’humanité à toutes les époques, l’œuvre simultanée et indécomposable de la raison et de la foi. Prenez toute l’histoire de la philosophie, depuis Pythagore et Platon, depuis Socrate et Jésus-Christ jusqu’à nous, vous n’y trouverez que des hommes identiques, en ce sens qu’ils procèdent à la fois par le sentiment et la logique.
Qu’il y ait des époques et des hommes de scepticisme et d’incrédulité, cela est bien certain. Mais ceux que la postérité a, d’après eux-mêmes, honorés du nom de philosophes, les pères, les fondateurs de la philosophie, les Pythagore, les Aristote, les Platon, les Plotin, les Porphyre, les Confucius, étaient-ils des sceptiques et des incrédules? Etaient-ils même sceptiques et incrédules sur les points nouveaux de la croyance humaine, les grands hommes du XVIIIe siècle? Croyaient-ils faiblement à l’humanité, à l’égalité, à la liberté, Jean-Jacques, Diderot, Voltaire, Turgot, ou Condorcet ? Etait-ce un incrédule et un sceptique que cet Abeilard, disciple à la fois de Platon et de Jésus-Christ, qui proclamait au XIIe siècle qu’on ne devait croire que ce que la raison comprenait, et dont le génie religieux s’efforçait en même temps d’expliquer les mystères du christianisme? C’est une dérision, en vérité, que de faire, comme M. Cousin, commencer la philosophie à Socrate chez les anciens, et à Descartes dans les temps modernes. Avant de soutenir que le christianisme lui-même est autre chose dans son essence qu’une philosophie, je voudrais qu’on me dit un peu précisément quelle proportion de pythagorisme, de platonisme, et de néo-platonisme, y est entrée. Je voudrais qu’on me dît quel nom donner à Pythagore, qui institua une société et un culte, et comment nous devons appeler Confucius, dont la Chine suit encore les lois après plus de vingt siècles?
D’où vient l’antique querelle des prêtres et des philosophes, l’éternelle lutte de la religion et de la philosophie, sinon de ce que prêtres et philosophes se sont toujours occupés des mêmes problèmes, et ont toujours considéré les mêmes objets. La distinction entre la philosophie et la religion peut être bonne et utile dans le langage ordinaire, pour exprimer des nuances nécessaires à distinguer et qui ne doivent pas nous occuper ici : mais hors de là elle est absurde.
Puisque nous sommes arrivés à exprimer aussi nettement notre opinion sur l’identité de la philosophie et de la religion, il faut bien nous expliquer sur nos croyances religieuses, qui pour nous par conséquent se confondent complètement avec nos croyances philosophiques.
Nous ne sommes pas chrétiens, toujours par les mêmes raisons que nous venons d’exposer, et qui sont les bases de notre foi et de notre compréhension générale sur toute chose ; et, ne l’étant pas, nous professons hautement que nous ne le sommes pas. Nous avons dû naturellement encourir sur ce point des accusations et des reproches. Nous nous sommes déjà expliqués à ce sujet; mais pourquoi n’y reviendrions-nous pas en ce moment. Après tout, à bien voir ce qu’est aujourd’hui le christianisme, nous ne sommes pas si anti-chrétiens qu’on nous accuse de l’être, et entre nous et ceux qui nous paraissent avoir pris en main la réforme du christianisme, entre nos idées, nos désirs, nos espérances, et les espérances d’un prêtre tel que M. de Lamennais, par exemple, la distance n’est pas immense. Seulement nous croyons fermement que tant que des tendances diverses et contradictoires se diviseront les esprits, il sera impossible, en fait d’ordre social, de rien édifier qui ait de l’harmonie et de l’unité. Voilà pourquoi nous aspirons, avec toute l’énergie qui est en nous, à montrer aux générations nouvelles la nécessité qu’il y a pour elles de remplacer la tradition chrétienne, si incomplète, si fausse en tant de points, par une tradition bien plus vaste, et vraiment universelle, qui n’est apercevable que du point de vue de la philosophie, qui ne l’est nullement du point de vue du christianisme. Voici donc en peu de mots ce que nous avons à dire à ce sujet pour notre défense.
Qu’une partie du peuple en France soit encore imbue profondément des croyances chrétiennes, et de la portion la plus grossière et la plus idolatrique du christianisme ; nous sommes loin de le nier. Qu’une autre partie très considérable aussi du peuple soit au contraire, je ne dis pas seulement dans un grand éloignement du christianisme, mais dans un état de haine violente et brutale contre tout ce qui le rappelle, c’est ce que nos adversaires ne nieront pas à leur tour : trop de faits répétés leur ont appris cette vérité. L’attachement ou la haine pour la religion du passé dépend, chez le peuple, de la vie dans les villes ou dans les campagnes, de l’éloignement ou du voisinage de la capitale, du degré d’instruction élémentaire qui a pénétré dans les diverses provinces, et d’autres circonstances accidentelles du même genre.
La vie morale de l’immense majorité du peuple n’est pour ainsi dire pas en elle. Occupée continuellement du soin de sa subsistance, elle reçoit d’en haut la lumière morale, comme nous recevons la lumière physique du ciel qui est sur nos têtes.
Dans cette situation des esprits, quelles sources de moralisation se présentent? Il y a, d’un côté, le christianisme, qui doit, s’il le peut, s’élever, s’expliquer, se transfigurer.
Il y a, d’un autre côté, la philosophie, qui doit expliquer le christianisme, l’élever, le transfigurer.
Mais si la philosophie persistait à dire : « Je ne suis pas la religion, je ne suis que la philosophie, » la fusion dont nous parlions tout à l’heure ne se ferait pas.
D’un côté, l’effort des néo-chrétiens ne réussirait pas, entravés comme ils le sont par le vieux bagage du christianisme, par le papisme, par la routine, par les sacristains.
D’un autre côté, toute la partie agissante de la nation, qui a reçu profondément l’empreinte de la philosophie du dix-huitième siècle, demeurerait étroite et sans religion, sans universalité, sans charité. Elle continuerait à regarder son œuvre fragmentairement; elle ne songerait pas à développer ce qui est en elle, à savoir le germe religieux; elle resterait antipathique au christianisme, et pourtant lui abandonnerait un terrain immense, presque celui de la civilisation tout entière, bien sûre que le christianisme ne ferait rien croître sur ce terrain, mais persuadée pour elle-même que ce n’est pas son terrain, et qu’elle n’a rien à y voir.
Que doit donc faire la philosophie ? Deux choses : elle doit, sans hostilité contre le christianisme, s’élever devant lui et sur ses ruines déjà faites à la hauteur d’une religion.
Qui l’en empêcherait? Ne porte-t-elle pas en elle le destin du monde? Le papisme n’a-t-il pas été renversé par Luther et Calvin, le protestantisme surpassé par Voltaire et Jean-Jacques? Où est la vie du christianisme? Le catholicisme est sa vieille dépouille, le cadavre que l’âme laisse en passant dans une autre vie.
La vie est aujourd’hui dans la philosophie. La charité du christianisme n’a-t-elle pas passé en elle? la science n’est-elle pas avec elle? la puissance n’est-elle pas à elle?
La philosophie du dix-huitième siècle n’afficha pas un faux respect; elle ne reconnut pas de titre inaliénable à son ennemi, elle aspira ouvertement à le remplacer. Grâce à ses travaux, nous n’avons plus à attaquer le christianisme en ennemis acharnés. Mais nous n’irons pas non plus ramasser le vaincu sur le champ de bataille et le proclamer roi.
Nous sommes loin, du reste, de révoquer en doute l’immense service rendu par les réformateurs du christianisme. S’ils ont senti, comme on n’en saurait douter, l’impulsion de la philosophie, à leur tour ils auront été pour la philosophie un puissant moteur. Car, tandis que le dix-huitième siècle, expirant, laissait sa pensée réorganisatrice sans suite, et que le nôtre, épouvanté des orages de son berceau, demeurait sans enthousiasme, et prenait l’inertie et la mort pour la vie, ce furent eux qui, il y a vingt ans, firent retentir les premiers cette grande parole : La société est en poussière.
Que cette école aille donc aux chrétiens, nous allons aux philosophes. Le peuple, l’humanité, la vérité, Dieu, voilà le terrain où nous nous retrouverons; et pour y être venus par des chemins différents, nous ne nous renierons pas les uns les autres.
Nous reposer lâchement sur eux seuls du soin de l’avenir, ce serait croire que les néo-chrétiens mettront le christianisme sur la route franche et ouverte où nous croyons que se trouve la religion de l’avenir.
Et encore il resterait pour nous à leur faire ce grave reproche, de procéder par voie d’hostilité contre la raison humaine, contre la science, contre la philosophie. Naturellement ils repoussent la science; du moins ils n’en acceptent que ce qu’ils sont forcés d’en accepter. Ils raisonnent avant tout d’après des à priori de deux mille ans. Ils sont toujours disposés à faire deux parts dans la connaissance humaine : une part pour la foi aux solutions antiques, qu’ils appellent exclusivement religieuses, et une part pour la raison et la science des modernes; tout leur soin est que ces deux empires ne se fassent pas une guerre trop acharnée. Ce sont des gens qui ne veulent pas couper le cable qui les attache au rivage, et qui se contentent de lâcher quelques brasses quand il faut tendre la voile et obéir au vent qui souffle.
Comment d’ailleurs notre conscience ne repousserait-elle pas ces subtilités et ces sophismes auxquels leur bonne foi a été obligée de recourir, engagés qu’ils étaient dans une fausse route. Irions-nous accepter, par exemple, ce christianisme antérieur de l’école de M. de Lamennais, qui de Jésus-Christ remonte généreusement les siècles, et, embrassant dans le christianisme, afin de l’enrichir et de le compléter, tout ce qui l’a précédé de grand et de vertueux, accepterait volontiers comme chrétiens Confucius ou Pythagore !
La doctrine catholique, ainsi tamisée et purifiée, a un défaut : c’est de se borner à quelques hommes groupés autour de M. de Lamennais, et d’être pour l’Eglise tout entière, si on peut encore dire qu’il y a une Eglise, une hérésie et une utopie.
Elle a encore un autre défaut vis-à-vis du peuple et de la philosophie : c’est d’être entachée d’une véritable doctrine secrète. Or le temps de la doctrine secrète est à jamais passé.
Mais que parlons-nous de doctrine secrète lorsque le christianisme lui-même cesse d’en avoir une, lorsque l’homme de génie qui depuis quinze ans en est le plus remarquable soutien révèle à tous les yeux les secrets de la doctrine, et rend témoignage à la vérité. Quelle preuve de la solidité de ce que nous disions tout à l’heure touchant l’accord qui se fait aujourd’hui, que cette Marseillaise du christianisme que M. de Lamennais vient de lancer au milieu du monde ! Camille Desmoulins, en appelant Jésus-Christ sans-culotte, n’avait donc pas tort. Le sens de la croix se révèle manifestement aujourd’hui à tous les yeux. Jésus est un frère, c’est le frère de tous les prolétaires, de tous les malheureux; c’est le symbole du salut du monde.
Il n’y a plus aujourd’hui d’école théocratique. Les écoles théocratiques ont disparu comme des fantômes avec la restauration. Quand le peuple vainqueur reprit pour trois jours les souvenirs de sa grandeur, ces fantômes du passé disparurent. Considérez tous ceux qui, par réaction contre le XVIIIe siècle et la Révolution, se sont dits chrétiens et catholiques, ne voyez-vous pas qu’une sorte de révélation nouvelle a brillé tout-à-coup au fond de leur cœur, et que les voilà forcés de se retremper à un nouveau baptême. Ne les a-t-on pas vus, tour à tour, tous ces grands vieillards, s’incliner devant la république, pactiser avec la philosophie?
Chateaubriand se fait républicain; Lamennais est arien et philosophe.
Il est vrai que je ne sais quelle génération de disciples s’acharnent aujourd’hui après leurs maîtres, et, surpris de les voir se transfigurer au bout de la carrière, essaient, en les reniant, de prendre subitement leurs places, comme un sergent sur le champ de bataille veut remplacer son capitaine atteint d’une balle. Mais les doublures en tout genre ne réussissent guère. Sachez d’ailleurs, enfants, qu’ils n’ont pas déserté, vos capitaines, et qu’ils sont plus forts que jamais. Cette manœuvre qui vous étonne, et que vous ne comprenez pas, est précisément celle qui devait les conduire au but qui leur était réservé. En l’exécutant, ils n’ont fait que continuer à marcher dans leur voie, et ils ont accompli la mission pour laquelle ils avaient été marqués par Dieu d’un signe de grandeur et de génie. Il y a bien plus de suite et de conséquence dans ces hommes que vous ne croyez. Ils ne sont pas infidèles à leur vie, parce qu’ils apportent et consacrent à l’avenir le résultat de leur vie tout entière. Notre siècle, comme on le dit partout, est un siècle de renouvellement et de palingénésie. Ils ont été envoyés pour se retremper et nous retremper à la vie passée de l’humanité; ils y ont retrouvé la poésie et la foi, et vous voudriez les empêcher de consacrer à l’avenir la poésie et la foi qu’ils ont ranimées dans vos cœurs ! Croyez-le, c’est un magnifique couronnement que ces pages où le chevaleresque défenseur de la monarchie et de la religion du passé confesse devant l’avenir qu’il n’y a de grand · que le peuple; c’est une admirable prophétie que cette vision où le Croyant bénit, au nom de Jésus martyr pour l’égalité, l’effort du peuple pour arriver à l’égalité. Forêts de la Bretagne, vous avez bien inspiré le prêtre solitaire qui se console aujourd’hui sous vos ombrages de l’abandon de ses disciples et des menaces impuissantes de cette papauté qu’il eût sauvée si elle pouvait l’être.
Nous venons de dire ce que nous entendons par philosophie, et quels principes nous dirigent. Il faudrait maintenant exposer comment nous comprenons le progrès de la philosophie, et quels sont, suivant nous, les travaux qu’il faut accomplir. Mais ce sujet est si vaste, qu’on nous pardonnera bien de nous borner à quelques réflexions très générales : encore nous occuperons-nous plutôt de la méthode qu’il faudrait suivre pour réussir, que des travaux à exécuter.
La philosophie se résumant pour nous dans ces trois mots, tradition, progrès, et progrès continu, il est évident que son perfectionnement et son avancement consistent uniquement à perfectionner la tradition, à constater le progrès, et à déduire l’avenir, autant que cela nous est permis, au moyen de la loi du progrès continu.
1° Perfectionner la tradition, c’est évidemment marcher à la tradition universelle et vraiment catholique du genre humain tout entier. Mais entendons-nous bien sur ce point. S’élever de la philosophie moderne à la tradition universelle, ce n’est pas absorber et perdre le sentiment philosophique moderne dans les idées du passé. Parce que nous arriverons à comprendre l’antiquité, nous ne nous ferons assurément ni Grecs ni Romains ; parce que nous comprendrons l’Orient, nous ne deviendrons ni Indiens, ni Chinois, ni Musulmans. De même, parce que nous comprendrons le christianisme et le moyen âge, nous n’avons nul besoin de nous faire chrétiens ou Barbares. Quand nous repassons les souvenirs de notre enfance, redevenons-nous enfants pour cela? Nous l’essaierions, que ce serait en vain. Le sentiment générateur de notre époque se trouve donc toujours dans la tradition directe et immédiate du XVIIIe siècle et de la philosophie moderne. Là est toujours le point initial d’où sort le rayon de lumière qui s’élance au loin dans l’infini. Là aussi est vraiment le foyer de notre vie; car de là partent à la fois pour nous le passé et l’avenir. C’est le point fixe que nous habitons dans le temps, comme notre France est le point fixe que nous habitons dans l’espace. Tout cet autre passé antérieur que nous visitons par le souvenir n’est pas nous, et tout ce que nous en pourrons rapporter n’aura de valeur qu’autant que nous l’assimilerons à notre propre vie. Comme les astres qui ont cessé de briller vont, au dire des astronomes, nourrir les astres qui sont en feu, ainsi les religions et les civilisations qui ont cessé de vivre servent à alimenter le feu de l’humanité vivante.
La vie de l’humanité a son miroir fidèle dans la vie de chacun de nous. Qu’est-ce que la vie dans chacun de nous, à chacun de nos instants? Un homme ne vit que parce qu’il a un objet et un désir, en appelant désirs cette multitude de liens divers qui établissent un rapport entre nous et les objets de notre attention et de notre sympathie. Pour réaliser son désir, cet homme pourra bien chercher dans les souvenirs de sa vie antérieure, il mettra en jeu tout le trésor de sa mémoire, il emploiera tous les ressorts de son éducation passée. Mais tout cela, ce n’est pas la vie : la vie, c’est le désir qu’il a actuellement, le désir qu’il a conçu dans l’instant qui précède le moment présent; et c’est uniquement à cause de ce désir qu’il cherche maintenant des ressources, des instrumens, dans sa mémoire qui fut sa vie passée. Or quels sont les désirs que l’humanité vivante a conçus aujourd’hui? Je le demande à tout homme de bonne foi, la philosophie moderne et la révolution française ne sont-elles pas des désirs immenses qui ne sont pas remplis ? Là, et là seulement, est donc la vie. Le passé antérieur peut et doit nous servir d’aliment pour l’entretenir, la fortifier, et la purifier, mais ne peut en être la source.
Ainsi, pour prendre un exemple, nous croyons à l’égalité des hommes; l’idée d’égalité est enracinée dans nos cœurs; elle est à bien des égards le fondement de notre vie morale. Otez cette idée à un Français de notre époque, la vie morale est à l’instant détruite en lui; ce qui n’était pas vrai des hommes de l’antiquité, et ce qui ne l’est pas encore aujourd’hui des habitants de la plupart des autres pays de l’Europe. Pourquoi cette idée sait-elle ainsi partie de notre vie? Parce qu’elle nous a été directement transmise par nos pères. C’est le dix-huitième siècle, c’est la Révolution, qui l’ont fait passer pour ainsi dire dans notre sang (2). Elle est incarnée en nous; nous naissons avec elle. Or, cette idée, ou plutôt cette croyance, étant ainsi une des racines innées de notre vie morale, le désir et le besoin de la réaliser s’ensuivent nécessairement. C’est ce qui fait que tant d’hommes aujourd’hui, et on peut dire hardiment tout ce qu’il y a d’hommes vraiment moraux en France, veulent l’amélioration de la classe la plus pauvre et la plus nombreuse, et l’élévation du prolétariat, en attendant sa disparition complète.
Hé bien, voilà la vie : car voilà, d’une part, le désir, avec le sentiment primitif, inné, qui en est la source; et, d’une autre part, ce désir se portant sur son objet, il en résulte une tendance, et il en résultera tôt ou tard une action, à savoir l’émancipation des esclaves modernes, des prolétaires. Voilà la vie, je le répète, et, comme on le voit, elle est tout entière concentrée dans ces termes : Un sentiment inné, ou primitif, qui nous a été transmis pour ainsi dire avec l’existence, qui se rattache directement à la tradition philosophique moderne, et qui nous fait concevoir un désir et tendre à un acte pour réaliser ce désir.
Que je remonte donc dans le passé, et que, considérant avec attention, et avec la lumière que j’ai en moi, c’est-à-dire avec ma foi à l’égalité, les institutions antérieures et les diverses philosophies qui furent ou non élevées au rang de religions, je trouve, par exemple, dans le christianisme, le sentiment de l’égalité nettement enseigné, il est évident que, frappé de ce rapport, je me passionnerai pour le christianisme en tant que prêchant l’égalité ; il est évident encore que ma croyance à l’égalité prendra une nouvelle force quand je la verrai confirmée d’une façon si éclatante par une religion qui a tenu pendant tant de siècles un si grand rang sur la terre. Ainsi redoublera en moi ma foi et ma certitude, non seulement dans le principe de l’égalité, mais même dans tous les autres principes avec lesquels celui-là se trouve enchaîné dans mon intelligence, et en général ma confiance dans la tradition de la philosophie moderne et de la Révolution. Ma moralité tout entière sera donc fortement exaltée et fortifiée par cette coïncidence de la philosophie moderne et du christianisme; et, en réfléchissant, il ne me sera pas difficile de voir la cause de cette coïncidence dans la suite et l’enchaînement de l’histoire. Mais, en me conduisant ainsi, que fais-je, sinon rapporter à la vie qui est en moi ce que je trouve dans le christianisme d’assimilable à cette vie ? Mais certes, parce que j’adopterai avec ferveur, pour la faire entrer dans ma tradition, cette partie du christianisme, il ne s’ensuit pas que j’adopterai le christianisme lui-même. Il y a plus, si je vois que ce même christianisme, conformément aux idées que les hommes même les plus sympathiques pouvaient se faire autrefois d’après l’état du monde, n’a pas voulu réaliser directement sur la terre l’égalité des hommes, mais a tourné uniquement les désirs et l’activité humaine vers la contemplation d’un avenir céleste, et a ainsi non seulement toléré, mais sanctifié et protégé l’inégalité sur la terre, les mêmes motifs qui me font m’enthousiasmer pour le christianisme sous un rapport me feront légitimement le repousser sous d’autres rapports.
Perfectionner la tradition, aspirer à la tradition universelle, ce n’est donc ni se livrer à un absurde éclectisme, ni se passionner comme des enfants pour de vaines imitations du passé, ni se plonger comme des insensés, sans principes et sans direction, dans les catacombes de l’histoire. Aspirer à la tradition universelle, c’est avant tout vivre, vivre d’une vie d’espérance et de désir. C’est avoir déjà une foi, une croyance, un but, un idéal. Cette foi, cet idéal, nous ne nous les donnons pas à nous-mêmes. C’est une grâce transmise, c’est le fait de l’innéité; nous sommes ainsi parce que nous sommes nés au dix-huitième siècle et non à une autre époque, parce que nous sommes Français et non d’une autre nation. Là est notre principe d’action, et c’est en vertu de ce principe que nous nous assimilons la tradition antérieure.
Quand les astres brûlants ont reçu dans leur sein les débris des astres éteints, la matière qui brûle en eux n’est plus la matière qui brûlait autrefois ; leur éclat n’est plus le même, leur flamme est sans doute plus forte et plus intense : ainsi quand, au moyen de la vie actuelle qui est en nous, et dont le germe nous a été transmis, nous nous serons assimilé la vie antérieure de l’humanité, la vie qui sera en nous ne sera pas la même que celle qui est aujourd’hui; elle en procédera, mais elle sera plus vaste, plus pure de préjugés, plus dégagée d’erreurs.
2° Constater le progrès dans le passé, c’est constater la suite, l’enchaînement, la vie. Progrès vient de progredi, marcher, avancer : ce mot, en lui-même, exprime donc seulement la marche en avant, le mouvement universel des choses à tous les instants.
Mais n’allons pas, par je ne sais quelle illusion sentimentale, attribuer constamment à ce mot progrès le sens de supériorité, d’amélioration, de perfection relative, et n’essayons pas de retrouver partout, d’un siècle à un autre, cette supériorité chimérique.
Malheureusement presque tous ceux qui ont parlé du progrès l’ont pris dans cette acception, que l’école Saint-Simonienne surtout a beaucoup contribué à répandre. Avec une telle idée, il est impossible de ne pas tomber dans une erreur d’autant plus dangereuse, qu’elle s’applique sans exception à tous les objets. C’est cette erreur qui nous a valu tant de fanatiques admirations pour la papauté du moyen âge, jointes à un mépris si profond et si naïf pour la philosophie et la civilisation antiques. C’est la même erreur qui, dans la querelle du dix-huitième siècle, induisait Charles Perrault et tous les partisans de la supériorité des modernes sur les anciens, à déprécier la poésie homérique, et à croire de bonne foi que les écrivains de leur temps étaient de bien plus grands poètes qu’Homère et la Bible.
Sans doute il est bien évident, selon le raisonnement célèbre de Pascal, si souvent répété depuis, que le dépôt des connaissances humaines s’accroit continuellement de siècle en siècle, que l’héritage de l’humanité augmente d’époque en époque; nous avons la mémoire, la parole, l’écriture, l’imprimerie, qui, comme des magasins bien gardés, comme des silos profondément enfouis dans la terre, conservent nos richesses et les transmettent à nos descendants. Mais peut-on baser une certitude de progrès, dans le sens d’une supériorité véritable, sur cette seule considération de l’accumulation successive de nos richesses intellectuelles et matérielles de tout genre? L’humanité en est-elle plus heureuse et plus noble, parce qu’elle est plus savante et plus riche? De là cette multitude d’objections solides et raisonnables que l’on entend continuellement faire contre la doctrine du progrès. Est-ce par la considération du bonheur que nous jugerons de la supériorité d’un siècle sur un autre? Mais il y a dans la vie de l’humanité, comme dans notre vie physiologique, des époques de crises et de souffrances : ces époques sont-elles inférieures pour cela à celles qui les ont précédées ou qui les suivront? Déciderons-nous la question d’après des idées de beauté et à la manière des artistes? Mais à ce compte la sauvagerie pourrait bien nous paraître mille fois plus belle et plus poétique que la civilisation, et les forêts vierges l’emporteraient assurément sur nos champs de blé et de pommes-de-terre. Ou bien croirons-nous aveuglément et répèterons-nous avec confiance qu’une époque est supérieure à une autre, plus belle, plus heureuse, plus savante, plus grande de tous points, par cela seul qu’elle est postérieure à cette autre? Mais un homme est souvent meilleur et plus parfait dans son état d’enfance, que devenu jeune homme ou vieillard; et pourquoi d’ailleurs comparer entre eux des états successifs entièrement différents, aussi tranchés que les différentes périodes de la vie d’un végétal, entre lesquelles certainement il ne nous viendrait jamais à l’idée d’établir une supériorité de l’une sur l’autre, en disant par exemple que le fruit est supérieur à la fleur : chacune de ces périodes, en effet, n’a-t-elle pas sa beauté, et n’est-elle pas nécessaire à son tour?
La comparaison des diverses époques de l’humanité sous tous ces rapports, dans le but d’établir une échelle de progrès ou de supériorité, nous induirait donc dans une multitude de faux raisonnements; et c’est en effet ce que nous voyons arriver à ceux qui prennent en ce sens la doctrine du progrès, et qui, la comprenant vaguement de cette manière, l’appliquent témérairement à l’histoire.
C’est, par exemple, pour s’être guidés trop exclusivement d’après cette idée de supériorité de choses en raison de leur succession, que des penseurs sont tombés dans les plus singulières erreurs. Aspirant à une reconstruction de la société, ils ont rencontré dans le passé l’ordre catholique du moyen âge ; et comme cet ordre était postérieur aux républiques de l’antiquité, ils l’ont considéré comme un immense progrès : en cela ils avaient raison sous bien des rapports, mais ils n’avaient toutefois pour le décider ainsi aucun principe certain. Et comme on leur a objecté que le protestantisme et la philosophie, qui avaient renversé et pulvérisé cet établissement, lui étaient à leur tour supérieurs, ils n’ont eu d’autre ressource que d’imaginer le faux système des époques critiques et organiques. Leur fondement le plus solide, leur idéal le plus clair est donc devenu cet ordre catholique qu’ils avaient considéré avec raison, nous le croyons comme eux, mais sans aucun principe certain, comme supérieur à l’antiquité. De cette sorte ils ont pris une trace de l’humanité, un pas laissé derrière elle, pour un type de perfection; ils ont voulu ressusciter ou continuer ce qu’il fallait laisser reposer dans le tombeau; ils se sont appuyés sur un fantôme du passé, au lieu de s’inspirer de l’humanité vivante ; et ils ont retiré toute valeur à ce qui seul peut être une source de certitude et de progrès, la tradition actuelle et la vie actuelle de l’humanité.
De même en effet que plus haut nous disions que nous n’avions d’autre moyen de nous élever à la tradition universelle du genre humain, qu’en nous assimilant le passé en vertu de la vie qui est en nous, de même ici nous dirons que nous n’avons d’autre criterium certain pour constater le progrès d’une époque sur une autre, que la vie qui est en nous. Ainsi, pour prendre un exemple, en vertu de la foi que j’ai dans le principe de la liberté et de l’égalité des hommes, j’affirme que l’époque du moyen âge, dans laquelle le servage remplaça l’esclavage antique, fut, sous ce rapport, en progrès de supériorité sur l’antiquité. Mais il ne s’ensuit en aucune manière que les serfs fussent plus heureux que les esclaves, ni que la civilisation chrétienne du moyen âge, chose aussi morte pour nous que la civilisation grecque ou romaine, nous convienne mieux aujourd’hui que cette dernière, quoiqu’elle soit bien plus voisine de nous dans le temps.
Sans doute toutes les formes successives qu’a déjà revêtues l’humanité sont, aux yeux de Dieu, qui connaît son ouvrage et le but où l’humanité marche, de plus en plus parfaites. Mais quoiqu’elles soient ainsi supérieures les unes aux autres quant au but, elles peuvent fort bien, considérées en elles-mêmes, n’avoir pas ce caractère pour nous, ignorants que nous sommes du but où elles s’acheminent (3). Ainsi, quand nous contemplons la série des êtres qui nous paraissent, par tant de motifs, se suivre dans l’échelle de l’animalité comme s’ils s’étaient réellement succédé et Pour ainsi dire engendrés les uns les autres, nous en trouvons qui, plus avancés que d’autres dans la série, sont cependant de tous points inférieurs. Mais ces êtres qui nous paraissent si mal organisés servent de transition vers des organisations supérieures. Si nous n’avions pas ces dernières pour intercaler les autres à leur véritable rang, celles-ci nous paraîtraient une décadence et une dégénérescence de la nature; et, en effet, prises en elles-mêmes, et abstraction faite de la série où elles trouvent place, elles sont évidemment frappées d’un caractère d’infériorité.
Cette faculté que nous avons de ranger les formes successives de l’animalité, de manière à pouvoir dire avec quelque certitude qu’une forme est à la fois inférieure et supérieure à une autre, moins parfaite et cependant plus avancée dans la série animale, et qui nous fait souvent trouver dans des êtres très arriérés des caractères et des organes qui se perdent ensuite pendant quelque temps pour reparaître plus tard dans un type plus parfait; cette faculté, dis-je, nous ne l’avons pas, ou du moins nous ne l’avons que très imparfaitement, quand il s’agit du développement de l’humanité. Dans le premier cas, les objets sont sous nos yeux, et de plus les termes de la comparaison nous sont tout-à-fait étrangers. Dans le second cas, au contraire, outre que l’histoire n’est encore qu’une nuit longue et obscure qui attend qu’on l’éclaire, c’est de nous-mêmes qu’il s’agit : nous ne pouvons donc pas juger comme lorsqu’il s’agit de choses extérieures à nous; et, en tout cas, nous ne pouvons juger qu’avec nos sympathies actuelles. Donc, bien loin que la constatation du progrès étudié dans le passé puisse par elle-même servir de base première à une doctrine philosophique, comme on a cherché vainement à faire (4), c’est au contraire par la constitution actuelle de l’esprit humain, par notre moralité actuelle, que nous pouvons juger du progrès dans le passé. Il n’y a pas lieu de faire un à priori de l’étude du progrès dans le passé, et de bâtir directement là-dessus; au contraire, il faut avoir un fondement solide pour étudier le progrès dans le passé, et ce fondement est invinciblement la vie actuelle de l’humanité. Sur ce point, comme sur le précédent, nous en revenons donc toujours à ce seul fondement solide, la vie qui nous a été transmise et qui est en nous, en d’autres termes le consentement et la tradition actuels de l’humanité.
Mais lors même que nous ne pouvons pas dire, d’une époque à une autre, en quoi il y a progrès dans le sens de perfection, nous pouvons toutefois apercevoir la suite et l’évolution des choses, l’enchaînement qui les a amenées et leur succession. Ecarter les ténèbres qui dérobent à nos regards la vraie supériorité relative des époques les unes sur les autres, sera le résultat et la récompense de travaux ultérieurs : la philosophie de l’histoire ne fait que de naître, et elle a devant elle une immense carrière.
Constater le progrès dans le passé, ce n’est donc pas établir de chimériques rapports de supériorité d’une époque sur une autre, mais c’est avant tout et fondamentalement chercher à découvrir la suite des changements qui se sont opérés dans l’humanité ainsi que dans la nature extérieure à l’humanité.
Sous ce dernier rapport, les savants en général, et surtout les physiciens, sont dans un préjugé qui mérite d’être remarqué. Ils travaillent et raisonnent sur la nature comme si la vie en était absente, comme si la nature était frappée, sous le rapport du temps et du changement, d’une éternelle immobilité. Le mouvement qu’ils connaissent, c’est le mouvement proprement dit, le déplacement d’un corps d’un lieu à un autre. Mais ils s’élèvent rarement à l’idée de la vie et du changement éternel et incessant qui en est la suite. Ils considèrent tous les phénomènes qu’ils observent comme absolus. L’univers est pour eux une mécanique qui roule toujours dans les mêmes limites et dans les mêmes conditions. Ils pèsent l’air, ils l’analysent; et ils semblent croire que leurs pesées et leurs analyses resteront immuables. Ils voient des animaux, ils les étudient et les classent; et ils s’imaginent que ces animaux se reproduiront éternellement les mêmes. Tout cela est le résultat de l’extrême petitesse de notre durée, qui ne nous a pas permis jusqu’ici d’apercevoir, dans la période si courte qu’a parcourue l’humanité historique, le changement occasionné par la vie. Mais ce point de vue doit changer. Etudier ainsi les êtres et les classer, c’est, sous un rapport, constater l’état actuel de la terre, et, sous un autre rapport, préparer les matériaux de la science véritable. Mais la science véritable est la science de la vie. Par quels changements et la terre, et l’atmosphère qui l’entoure, et les plantes et les animaux qui l’habitent, ont-ils passé et sont-ils destinés à passer dans la série des temps? quelle est la relation mutuelle de tous ces êtres divers à un instant donné? quels devaient être l’atmosphère et les autres milieux pour fournir les conditions nécessaires à la vie des périodes successives de l’animalité, et réciproquement quelles modifications la vie animale a-t-elle apportées dans les milieux extérieurs ? comment, en un mot, toutes ces existences diverses se répondent-elles et se déroulent-elles dans une éternelle série de changements : voilà le point de vue qui, pour tous les grands physiciens, a toujours dominé toutes les recherches et toutes les investigations (5). A ce point de vue, toute science est une histoire, et la science tout entière devient cosmogonique.
3° Enfin, du progrès continu déduire l’avenir autant qu’il nous est permis, ce n’est pas conclure l’avenir du passé comme un géomètre déduit un terme dans une série dont il connaît les termes antérieurs ou dont il a en main l’équation. Ce n’est pas contempler platement le présent, et croire que l’avenir lui ressemblera. Ce n’est pas non plus abandonner ce présent, et fouler aux pieds la tradition, le témoignage antérieur aussi bien que la conscience actuelle du genre humain, pour se livrer à son inspiration individuelle. Ce n’est pas enfin chercher dans le passé soit un point d’arrêt pour dire à l’humanité, Tu n’iras pas au-delà, soit des types antérieurs, des formes déjà usées et brisées, sous prétexte que ce qui a été sera. Au contraire, ce qui a été ne sera plus. Le passé, comme nous l’avons déjà dit, ne peut être pour nous qu’un réservoir où nous puisons des aliments que notre vie transforme et s’assimile. Ainsi transformé, le passé devient une lumière qui nous éclaire vers l’avenir; mais, en lui-même, le passé ne saurait être le miroir de l’avenir : loin de là, il n’en contient pas tous les éléments ; la vie de l’humanité n’est pas un syllogisme dont le passé soit les prémisses, et l’avenir la conclusion. L’humanité est comme un homme qui marche : elle a le visage en avant, un pied fixé sur le présent, un pied levé vers l’avenir : cependant les marques de ses pas antérieurs restent encore empreints sur la poussière du passé ; mais ce ne sont plus que des empreintes, des traces sur le sable qui attestent son passage.
Nous marchons, sous l’œil de Dieu, vers un avenir inconnu. Le terme ultérieur de la destinée humaine nous est aussi ignoré que le point initial. Nous sommes entre deux mystères.
Si nous connaissions l’idéal divin qui nous est réservé, qui pourrait nous empêcher de nous y précipiter, et d’achever ainsi d’un seul bond la course de l’humanité ? Mais (et c’a été là l’erreur de tant de révélations (6) qui ont voulu terminer en quelques instants la marche de l’humanité) ce ne serait pas une transformation, une transfiguration, un progrès successif, qu’une telle absorption dans le but final, ce serait un suicide.
Cet idéal donc, tout en se révélant à nous d’une façon mystérieuse par les attraits les plus sublimes, reste voilé pour notre intelligence. Notre condition est d’être à la fois attirés et retenus, attirés vers l’avenir, retenus par le passé, comme si deux pôles de puissances contraires réglaient à chaque instant notre course, et que notre virtualité consistât à marcher de l’un vers l’autre, en ligne droite, et sans nous précipiter dans les abîmes.
Pour nous acheminer vers l’avenir, nous n’avons que la vie actuelle qui est en nous. C’est avec elle, et non avec le passé, que nous pouvons nous élever de plus en plus vers cet idéal divin qui brille en même temps et se dérobe à nos yeux au sommet de notre course.
Et toujours dans nos aspirations même les plus exaltées vers cet idéal, nous devons nous rappeler la réalité et le présent ; car nous sommes faits et conformés pour ce présent, et l’humanité plus voisine de cet idéal ne sera pas semblable à l’humanité actuelle.
Passé, présent, avenir, trois termes que nous devons toujours à la fois contempler ensemble et d’une seule vue, et cependant différencier soigneusement l’un de l’autre, sans les confondre jamais, sans les absorber jamais l’un dans l’autre. Nous devons contempler le passé pour nous en nourrir, le présent pour y vivre et le transformer, l’avenir pour y marcher sans nous y précipiter.
Nous sommes donc encore ici ramenés, comme point de départ, à la vie actuelle et au consentement actuel de l’humanité.
Et par là nous sommes ramenés à la tradition de nos pères, source directe de notre vie, et où cette vie se manifeste le plus évidemment.
Du progrès continu déduire l’avenir, c’est donc avant tout s’inspirer de la tradition actuelle de la France et de l’Europe ; c’est prendre les questions comme les ont posées la philosophie et la Révolution, et en chercher les solutions avec la vie qui est en nous, avec originalité, avec spontanéité, et sans nous incliner comme des vaincus sous les fourches caudines du passé.
Pour prendre un exemple, n’allez pas, sous prétexte que vous ne savez comment concilier l’individualité avec l’association, la liberté avec l’égalité, supprimer tyranniquement un de ces droits au profit de l’autre, et, parce qu’aucune des formes que vous étudiez dans le passé ne vous offre la réalisation du problème, nier durement à votre siècle ce qu’il se sent dans le cœur, et lui dire : Tu n’auras qu’une de ces deux choses dont tu demandes la réalisation, tu n’en auras qu’une, parce que nous ne savons comment te les donner toutes les deux, et que le passé ne nous offre pas d’exemple où nous les trouvions réunies. Mais loin de là, inspirez-vous de ce double désir de votre époque, et cherchez des formes nouvelles qui puissent satisfaire ces deux besoins ; car assurément la solution que le temps saura bien trouver les satisfera tous les deux.
Ainsi sont également et fondamentalement dans l’erreur et ceux qui, sans tradition comme sans désir de perfectionnement, prétendent régenter l’avenir; et ceux qui, se rattachant à une révélation de deux mille ans de date, comme au seul point solide qui existe, voudraient y amarrer l’humanité ; et ceux qui se font à leur aise révélateurs, qui disent orgueilleusement : « Je porte en moi l’humanité, » et s’imaginent follement que l’humanité prendra pour une révélation véritable les rêves insensés de leurs désirs; et enfin ceux qui appellent l’avenir de leurs vœux, mais ne savent le construire qu’avec du passé : car nous avons aujourd’hui de toutes ces espèces de penseurs, et même, si l’on veut y faire attention, on verra que toutes les différentes nuances d’écoles philosophiques et religieuses discernables se rangent dans ces quatre classes de systèmes, dont le point de départ est également faux suivant nous.
Aux Doctrinaires nous dirions donc : Il est vrai que le présent est tombé entre vos mains, comme une jeune vierge aux mains d’un vieil époux; mais quelle destinée tenez-vous en réserve à cette France, fille du dix-huitième siècle et de la Révolution? Le présent ne saurait la contenter long-temps; et si vous supprimez la vie de désir qui nous attire vers le mieux, il ne vous restera que l’immobilité et un présent corrompu et bientôt fétide, parce que la mort le réclame, et qu’une création nouvelle, suite de la vie de désir, aurait déjà dû le remplacer.
Nous dirions aux Catholiques : Vous avez raison de vous attacher à une tradition ; mais ne vous apercevez-vous pas que la vie a d’abord passé du catholicisme au protestantisme, puis à la philosophie? De ces trois principes, le plus vivant en Europe, le seul vivant en France, c’est le plus jeune, c’est la philosophie ; et le plus vivant après la philosophie, c’est le protestantisme, qui l’a préparée. Pourquoi, quand des tiges nouvelles ont pris racine dans la terre, aller chercher le vieux tronc desséché, dégarni de branches, sans sève, sans fruits, sans fleurs, qui ne demande qu’à disparaître, comme ceux qui l’ont précédé, de la scène du monde? Ne voyez-vous pas que la nature tout entière n’aspire qu’à achever sa ruine ; que les vents et les orages, qui autrefois le faisaient vivre, maintenant achèvent de le détruire ; que tous les êtres qui se nourrissaient de sa substance ou s’abritaient sous son ombrage n’ont pour lui que du dédain, et qu’il s’est engendré dans son sein des vers qui silencieusement finissent de le réduire en poudre ?
Aux révélateurs de tous genres qui nous inondent, nous dirions : Vous êtes de faux Messies ; car montrez-nous les prophéties qui vous annoncent. Nous n’avons qu’un seul principe de certitude : c’est la tradition de l’ère moderne, c’est la tradition de nos pères; la philosophie a-t-elle annoncé des révélateurs tels que vous ?
Enfin il est une foule de copistes qui, préoccupés de l’avenir, cherchent à lui tailler des patrons sur le passé. On a remarqué avec raison l’influence que cette grande personnalité de Napoléon, presque déifiée après sa mort, a eue sur la personnalité des hommes de notre temps : cette influence se retrouve dans la manière de concevoir la reconstruction possible de la société. Napoléon, se voyant seul sur les ruines de la vieille monarchie et de la vieille religion, seul avec son génie et un grand empire à organiser, fit un retour vers le passé, chercha dans le passé un modèle, et trouva Charlemagne. Ainsi l’homme sorti de la révolution française, le représentant de cette révolution, se fit le plagiaire du moyen âge. Tous nos grands hommes ont fait comme Napoléon : ils se sont exaltés solitairement par l’orgueil ; puis, voyant l’œuvre qu’ils voulaient accomplir, ils ont cherché les moyens de l’accomplir. Hélas ! ils ont tous eu recours au plagiat du passé. L’histoire a été plus forte que leur génie; l’histoire a des analogies séduisantes, pleines de déceptions et de pièges. L’un s’est cru Ammonius, le fondateur de l’éclectisme ; l’autre Jésus-Christ et Mahomet à la fois, un autre Colomb et Newton, un autre Shakespeare, un autre Grégoire VII. Quant à la foule, elle s’est emparée de la capote et du chapeau du petit Caporal, et s’est pavanée dans nos rues ou dans ses écrits avec l’air martial et rêveur du général d’Italie ou l’air de triomphe du vainqueur d’Austerlitz. Mais si l’imitation fait évidemment fuir l’originalité, elle n’est pas moins ennemie de la vérité et d’une réelle et pratique influence sur les destinées de l’époque où nous vivons, De la spontanéité, dirons-nous à tous ces copistes, laissez-vous aller à la vie de votre siècle : l’époque présente, loin d’être aussi impuissante que vous le pensez pour arriver à ses destinées, n’acceptera pas d’autres destinées que celles dont elle a aujourd’hui le germe en elle-même ; partez donc de là, et cherchez du nouveau : ce qui a été ne sera plus.
Nous venons de nous expliquer sur la méthode qui nous semble la plus propre à faire avancer la philosophie. On le voit, dans cette méthode nous ramenons toujours tout à un point essentiel et unique, la vie actuelle de l’humanité manifestée par la tradition actuelle. Pour juger du progrès dans le passé, c’est là que nous recourons ; et pour nous guider vers l’avenir, c’est encore là que nous nous appuyons. Là en un mot est toute la source de notre croyance, et le principe de tous les accroissements qu’elle peut prendre. Et si en effet ce point est solide, la méthode est solide; et réciproquement tout système religieux ou philosophique qui n’a pas cette base ne peut en avoir aucune qui soit solide, et se trouve également impuissant soit pour remonter avec certitude dans le passé, soit pour nous guider vers l’avenir. Tout donc dépendant de ce principe, nous sommes incessamment ramenés vers lui. Aussi ne terminerons-nous pas cette sorte d’exposition, à laquelle nous nous sommes laissé entraîner, des principes et du but de la philosophie, sans fortifier par quelques arguments qui nous paraissent sans réplique ce point essentiel et fondamental, contre les attaques des catholiques, des rationalistes purs, et des sceptiques. Si ce point, je le répète, paraissait une fois hors de doute et de question, la méthode dont nous venons de donner quelque idée dans les paragraphes précédents serait incontestablement la seule et vraie méthode de la philosophie. Le lecteur nous pardonnera donc la sécheresse des dernières considérations qui vont suivre, par la nécessité où nous sommes de prouver la solidité du principe de certitude sur lequel reposent toutes les considérations dans les quelles nous sommes entrés précédemment.
Du principe de la certitude.
Ayant ainsi tout ramené à cette seule question, si un catholique nous demandait ce que c’est que la tradition actuelle et la vie actuelle de l’humanité, nous ne rétorquerions pas même contre lui l’argument ; nous ne commencerions pas par lui demander ce qu’il entend à son tour par la tradition de l’Église, en quoi elle consiste précisément aujourd’hui, cette tradition perpétuellement variable d’époque en époque, comme en conviennent tous les catholiques les plus éclairés et les plus profonds. Mais nous lui montrerions que si, de siècle en siècle, et pour ainsi dire de jour en jour, il a fallu des conciles pour décider de la foi et interpréter la tradition, il s’ensuit nécessairement que l’Église elle-même n’a jamais considéré la tradition autrement que nous. Si l’Europe, qui n’a pas eu de concile depuis le seizième siècle, en avait un aujourd’hui, les découvertes scientifiques et les progrès de tous genres qui ont été faits depuis le concile de Trente, ou dont ce concile et ceux qui l’avaient précédé ne tinrent pas compte, s’y feraient largement jour, et la croyance actuelle de l’humanité s’y résumerait dans les grands principes de philosophie, de liberté, d’égalité, de perfectibilité, qui se lisent en caractères si évidents dans tous les faits importants dont nos pères ou nous avons été témoins. Parce que l’Église s’est mise hors de la grande route de l’humanité, parce qu’après avoir eu au seizième siècle des conciles impuissants, divisés de schismes et d’hérésies, elle s’est vue dans l’impossibilité d’en avoir depuis les trois derniers siècles, faudra-t-il donc que l’humanité se regarde comme destituée de ce qui apparaissait autrefois si manifestement en elle, la puissance de décider de sa foi d’époque en époque ?
Mais n’est-ce pas au reste une illusion que de s’imaginer que l’humanité n’a pas eu ses conciles depuis que l’Église a cessé d’en avoir ? Ne sont-ce pas des conciles que la Constituante et la Convention ? Le protestantisme n’a-t-il pas eu ses conciles avant la philosophie ?
Au surplus il est bien évident que tous les principes de certitude et de foi qui ont été mis en avant dans le monde ont toujours reposé au fond sur la vie actuelle et non sur la vie antérieure, sur le vivant et non sur le mort. Les partisans de l’autorité, comme les rationalistes, sont bien forcés de venir puiser les uns la foi, les autres ce qu’ils appellent la certitude, à cette unique source.
Les catholiques ont beau s’attacher à un révélateur dont près de deux mille ans les séparent, sur quoi pourraient-ils fonder leur croyance à ce révélateur, sinon sur le témoignage de l’Église actuelle ?
Descartes, à son tour, dit : « Je pense, donc je suis ; » et là-dessus il s’efforce de construire tout l’édifice de l’entendement humain. Descartes n’a pas tort de chercher en lui, dans sa vie présente, le fondement de sa certitude. Son tort, c’est de se restreindre, de se limiter, de s’enfermer dans la raison pure.
Il n’est pas sûr du mode de sa pensée, il n’ose pas affirmer ce qu’il pense; mais, sûr de penser, il se réduit à cette assertion : J’existe. Par là même il cesse de vivre en relation avec aucune des réalités qui existent. Il se plonge dans l’absolu.
Laissons Descartes édifier, s’il le peut, quelque chose avec son axiome. Ce qui est certain et évident, c’est qu’il n’arrivera jamais par cette voie qu’à des conséquences de raison pure, puisque son point de départ consiste précisément à s’isoler entièrement du domaine de la vie. Par cette méthode qui exclut le sentiment, il pourra arriver à des vérités du genre des vérités mathématiques; jamais il ne sortira de cet ordre ; et tous ceux qui, séduits par son exemple, voudront appliquer sa méthode à la réalité, à la vie, tomberont presque inévitablement dans le plus profond scepticisme.
Dans l’ordre de la vie, la modification de la pensée ne peut pas être séparée de la pensée; sans quoi, comme nous venons de le dire, le phénomène de la vie n’a plus lieu. Donc, dans l’ordre de la vie, le principe de certitude ne peut pas être le même que dans l’ordre de la raison pure. Dans l’ordre de la vie, il n’y a que deux sources de certitude : l’expérience, et le consentement; encore rentrent-elles jusqu’à un certain point l’une dans l’autre. L’expérience n’est pour ainsi dire qu’un cas particulier du consentement; c’est nous-mêmes, alors, qui, placés dans différentes situations, à différents aspects, à des époques différentes, voyons de la même manière et consentons avec nous-mêmes. Et réciproquement on peut dire que le principe d’autorité tiré du consentement rentre dans l’expérience; car plusieurs hommes pensant à la fois de la même manière sur un même sujet rentrent dans le cas d’un homme pensant de la même manière sur ce sujet à des époques différentes. Cependant il convient de distinguer profondément ces deux sources de connaissance, parce qu’il y a au fond entre elles des différences essentielles.
Qu’est-ce que l’expérience, et qu’est-ce que le consentement ?
Dans toute pensée qui n’est pas réduite par l’abstraction à l’affirmation pure et simple de la pensée, comme dans l’axiome Cartésien, il y a le sujet et l’objet, moi qui pense et l’être qui occasionne la modification de ma pensée, et qui est pour ainsi dire cette modification même. Or le sujet et l’objet peuvent être de natures totalement étrangères l’une à l’autre : ainsi sont les animaux et les autres corps de l’univers par rapport à l’homme. Mais ils peuvent être aussi de natures semblables et communicables : ainsi sont entre eux les hommes en général, et particulièrement les hommes d’un même siècle et d’un même pays.
Que je considère sous mille et mille aspects divers les êtres extérieurs à l’humanité, ces êtres ne consentiront jamais directement avec moi. Le rapport primordial établi entre eux et moi est absolument différent du rapport établi entre moi et les autres hommes. Je pourrai modifier la vie de ces êtres, je pourrai les amener à modifier ma propre vie; mais je serai toujours le seul principe des modifications que j’apporterai et que je leur ferai apporter à notre vie commune; car ma pensée leur est incommunicable. Je n’aurai donc d’autre source de certitude, en ce que je ferai, que moi-même et la virtualité, la puissance qui est en moi.
Mais, au contraire, s’il s’agit des hommes, je retrouve en eux une virtualité semblable à la mienne. Si j’affirme d’eux quelque chose, ils peuvent confirmer ou nier ce que j’affirme. Entre eux et moi il y a une vie commune qui embrasse, jusqu’à un certain point, notre vie individuelle à tous, et la modifie de mille manières. Ils ont donc tous intérêt à affirmer ou à nier les mêmes choses que j’affirme ou nie.
De là il résulte évidemment que l’expérience est la grande source de certitude quant aux êtres extérieurs à l’humanité, c’est-à-dire, pour continuer le langage psychologique dont nous avons commencé à nous servir, quant aux objets d’une nature totalement étrangère au sujet; et qu’au contraire le consentement est la grande source de certitude quant aux objets d’une nature semblable à celle du sujet, c’est-à-dire entre êtres d’une nature semblable et doués d’une pensée directement communicable.
On a immensément disputé de tout temps sur la certitude. Le plus grand problème de la philosophie a toujours paru de trouver un pont pour passer de nous-mêmes au monde extérieur à nous, et avoir sur ce monde la même certitude que nous avons de nous-mêmes. En outre, tous les systèmes, en se combattant, sont presque toujours arrivés, de retraite en retraite, à se rencontrer sur ce terrain. Je ne sais, mais il me semble qu’on aurait dû d’abord s’apercevoir que tout ce sujet de la certitude est naturellement éclairé par une proposition d’une incontestable évidence et de la plus extrême simplicité; en sorte que l’on peut bien disputer sur les diverses méthodes d’investigation et de connaissance, mais qu’il n’y a guère lieu de disputer sur les bases mêmes de la certitude. Cette proposition, la voici :
Tout le monde accorde sans difficulté que nos sentiments individuels sont vrais et certains, en tant que nous les éprouvons. Je suis aussi sûr de la modification de ma pensée, en tant que je l’éprouve, que de ma pensée elle-même comme substance. Mais cette certitude, réelle quant au sujet, est nulle quant à l’objet. Or quelle condition pourrait faire que, vraie quant au sujet, elle le fût également quant à l’objet? Ce serait évidemment que l’objet eût conscience et connaissance de lui-même, et pensât sur lui-même ce que le sujet en pense. Le signe de la certitude est donc l’accord, le consentement de l’objet et du sujet. Eh bien, c’est cet accord qui peut exister entre natures semblables, et qui n’a pas lieu entre natures dissemblables et incommunicables. Dans ce dernier cas, nous remplaçons le consentement par l’expérience, qui n’est pas autre chose qu’un moyen de faire répondre ces êtres incapables par eux-mêmes de nous répondre directement.
En résumé, il n’y a, il n’y aura jamais, il ne peut y avoir qu’un point de départ pour la raison, comme pour le sentiment : c’est la vie actuelle en nous et hors de nous.
Si vous vous bornez à vous-même, vous êtes dans cette double alternative de n’avoir aucune certitude sur toutes les choses de sentiment, de relation et de vie, et de pouvoir cependant avoir une certitude absolue sur les choses de raison pure. Si vous sortez de vous-même, vous entrez, à la vérité, dans la vie; mais vous n’avez que deux voies pour y marcher, l’expérience quant aux êtres extérieurs à l’humanité, le consentement quant à l’humanité même. Par l’expérience vous vous rapprochez de plus en plus du consentement avec les objets extérieurs ; mais c’est surtout en vous modifiant vous-même, en vertu de la connaissance que vous acquérez, et par conséquent en vous conformant à cette nature que vous ne pénétrez pas directement, et qui ne s’unit pas directement avec la vôtre. Par le consentement, vous et les autres hommes vous vous unissez et vous vous fondez pour ainsi dire dans une vie commune.
Par là on peut juger quel est le vice du rationalisme individuel : c’est une pensée solitaire, et qui n’a en soi aucune faculté d’être réalisée, parce qu’elle est solitaire.
Qu’un rationaliste affirme que les hommes doivent vivre égaux et libres ; il ne saurait jamais arriver à prouver qu’il ait aucune certitude sur ce point : c’est son sentiment, voilà tout; chacun, au même titre, peut penser le contraire de ce qu’il affirme. Mais si je m’appuie, pour affirmer l’égalité et la liberté, sur la conscience de mes contemporains qui répond à ma conscience, et si j’explique et prouve ce point de la vie actuelle de l’humanité par la tradition immédiatement antérieure, tout change d’aspect; car moi et les autres hommes qui avons cette pensée commune, nous sommes doués d’activité. Conséquemment nous pouvons réaliser ce que nous pensons, ou aspirer à le réaliser.
Le principe de certitude tiré du consentement, ou ce qu’on a appelé en d’autres termes le principe d’autorité, repose donc essentiellement sur la vie actuelle de l’humanité, ou d’une fraction de l’humanité, à chaque période qui se succède dans le temps, et se trouve ainsi identique, quant au fond, avec le principe de la souveraineté du peuple. Que le consentement, toujours actuel, et tirant toute sa force de ce qu’il est actuel et vivant, se lie à une tradition antérieure; qu’il n’y ait d’autre moyen de le pressentir que de consulter cette tradition; qu’il soit même vrai que cette tradition en est la source, en ce sens que notre vie actuelle est la suite de notre vie antérieure : cela est évident; mais ce serait une erreur évidente aussi que de confondre pour cela et d’identifier absolument la tradition et le consentement, et d’attribuer à la tradition en elle-même la valeur et la certitude qui ne reposent réellement que dans le consentement (7). Ce qui est vrai, c’est que, par suite de cette unité indécomposable qui se retrouve toujours dans tout acte de la vie, la tradition et le consentement sont unis et enchaînés à tel point qu’ils ne forment pour ainsi dire ensemble qu’un seul acte ayant deux faces; mais encore faut-il distinguer ces deux faces. Les hommes consentent en quelque chose, parce que antérieurement ils avaient pensé, désiré, annoncé, prophétisé cette chose, ou parce que leurs pères avaient désiré ou prophétisé cette chose, ou enfin parce qu’eux ou leurs pères avaient opéré des actes dont cette chose est la conséquence. Ainsi par exemple la révolution de 89 et les réformes souveraines de l’Assemblée constituante se lient si intimement à la tradition du dix-huitième siècle, qu’il est impossible de les en séparer, et qu’on dirait qu’il y a identité entre l’esprit philosophique et la révolution. Mais il n’en est pas moins vrai qu’en 1789 le principe de certitude, ou en d’autres termes le principe de la loi et de la souveraineté, reposait essentiellement sur le consentement actuel de la France, et non sur sa tradition. La tradition avait bien servi à fonder ce consentement, à le préparer, à le faire naitre mais enfin la certitude ne résultait que du consentement. La tradition, pour être vraie, doit donc se manifester dans le consentement, de même que réciproquement le consentement qui ne s’appuie pas sur une tradition antérieure n’a aux yeux de la raison aucune valeur. Donc lorsqu’on cherche dans la tradition un principe de certitude, c’est dans la tradition actuelle et pour ainsi dire vivante, et non dans la tradition vieillie et morte, qu’on doit chercher cette certitude. Car encore une fois ce n’est pas directement par la tradition en elle-même, mais par le consentement actuel, que la certitude se révèle ; donc si la tradition sert à manifester la certitude, c’est seulement en tant qu’elle se rattache immédiatement au consentement actuel.
Ainsi nous arrivons pour conclusion dernière à cette formule, qui diffère aussi essentiellement du principe d’autorité tel qu’il a été présenté jusqu’ici, que de l’individualisme :
Le principe général de certitude dans l’ordre de la vie humaine collective est le consentement actuel, manifesté par la tradition actuelle de l’humanité.
Or si, de ce point de vue complexe qui embrasse à la fois la tradition et le consentement comme une même pensée ayant deux aspects différents, nous contemplons notre époque, afin de savoir quelle est la tradition actuelle de l’Europe, quelle est la tradition de la France, et quel est aussi le consentement actuel de l’Europe et de la France, sur les questions générales concernant la nature et l’humanité, vraiment, en présence de l’histoire moderne tout entière, en présence de six siècles continus de révolutions protestantes et philosophiques, ce serait trop de déraison que de prétendre que le consentement actuel de l’Europe se lit plus évidemment dans des encycliques ou des bulles que personne ne lit, que dans les actes de protestantisme et de philosophie sans cesse répétés de cette Europe depuis six siècles.
Quand donc, pour échapper au scepticisme, on se place au milieu de l’ère moderne prise dans son ensemble, qu’on étudie la continuité de son développement, et qu’on voit ce qui est aujourd’hui en suite de ce qui a été hier, on ne se sent embarrassé ni du consentement actuel de l’époque, quoiqu’il ne soit pas formulé dans un Credo officiel, comme il était d’usage de faire dans les conciles, ni de la tradition qui a préparé ce consentement, et qui aujourd’hui le légitime, le manifeste et le précise, en l’absence d’une formulation convenue dans une assemblée générale. Ce ne sont pas de petites ondulations transitoires, de petites vagues éphémères, de petites résistances, qui peuvent ébranler la conviction solide que donne le spectacle de ce grand courant du monde vers les doctrines d’égalité, de liberté, de perfectibilité, aussi bien que vers une théologie nouvelle, résultat de toute la science moderne et de tous les progrès antérieurs de l’humanité.
Comment l’époque moderne se détache-t-elle fondamentalement du moyen âge, comment la période protestante a-t-elle préparé la période philosophique, et quels sont les caractères propres de cette dernière période, en un mot quelle est la tradition actuelle de l’Europe, c’est ce que nous avons essayé d’expliquer dans d’autres articles, et ce qui ne peut nous occuper ici; car ici c’est au principe seul de la certitude que nous avons voulu nous attacher, et nous croyons avoir suffisamment démontré, par la voie de l’à priori, le principe que nous adoptons et qui nous sert de base.
Ce principe de foi, loin de repousser ni de blesser la raison individuelle, est au contraire basé sur le sentiment individuel ; mais, d’un autre côté, il n’abandonne pas le sentiment individuel à lui-même. Groupant au contraire en faisceau les sentiments individuels, il les rend efficients, et par là substitue la virtualité à l’impuissance, l’harmonie au désordre, la vie à la mort, la certitude à l’incertitude. Les deux principes de l’autorité et de la liberté se livrent depuis des siècles une bataille rangée, où ils se sont mille fois blessés et pourfendus l’un l’autre sans pouvoir se vaincre. La théorie philosophique que nous venons d’indiquer les concilie et les explique; elle montre comment, au lieu de se nier, ils s’unissent, comment, au lieu de se détruire, ils procèdent l’un de l’autre et n’existent que l’un par l’autre : cette théorie est donc vraie, et elle est la seule vraie.
Il y a plus, les autres principes de certitude, soit celui du rationalisme, soit celui du catholicisme, n’en sont que des altérations et des déviations.
En effet le principe pur et vrai du catholicisme, c’est la certitude du témoignage toujours actuel, toujours vivant, de l’Église toujours actuelle, toujours vivante, se manifestant d’époque en époque par des conciles, s’expliquant souverainement sur la tradition antérieure; véritable vie de l’humanité, dont l’Église antérieure n’était que la mémoire. Or l’Église, c’était tout le peuple chrétien; l’Église, c’était l’Europe au moyen âge. La déviation consiste à prendre pour le témoignage actuel de l’humanité, et au mépris de tant de réels témoignages, un homme qu’on appelle le pape, et qu’assurément pas un seul catholique ne regarde comme le représentant fidèle de la vie actuelle et de la soi actuelle de l’humanité. Loin de là, les catholiques, dans leur éloignement du monde actuel et des opinions régnantes, se font gloire de la différence de foi qui existe aujourd’hui entre ce singulier représentant de notre époque et cette humanité qu’il représente. En sorte que cet homme ne représentant rien, ou plutôt représentant tout le contraire de ce que pense aujourd’hui l’Europe éclairée, de ce que penserait un concile général de l’Europe rassemblé aujourd’hui, le principe de certitude catholique manque évidemment de base. Il n’y a donc aucune raison de croire aux enseignements de cette religion; y croire, quand la tradition qui prétend les confirmer est aussi évidemment rompue et manque absolument du témoignage actuel toujours nécessaire, ce n’est que caprice d’imagination ou fantaisie de cœur et de sentiment; c’est agir, non pas en vertu du principe de certitude tiré du consentement, mais d’après le caprice de sa raison individuelle. Le singulier réformateur anglais Taylor, qui veut renouveler la religion de Jupiter, n’a logiquement ni plus ni moins de certitude que ceux qui se font aujourd’hui catholiques. La lacune de sa tradition est seulement un peu plus grande que la lacune de la tradition catholique; il a une douzaine de siècles de lacune, au lieu d’une demi-douzaine : voilà tout. Mais la tradition, nous le répétons encore, n’ayant de valeur qu’avec et par le consentement actuel de l’humanité vivante, les armes sont égales entre cet audacieux païen et le catholique ressuscité du moyen âge.
De même, le principe pur et vrai du rationalisme consiste à chercher la certitude en nous-mêmes et dans notre vie présente. On peut affirmer en effet, comme nous l’avons déjà dit, que nous avons toujours une certitude absolue individuelle ; mais cette certitude est de deux genres bien différents. Si je considère ma pensée d’une façon concrète, avec sa modification, je suis sûr de ma pensée en tant que c’est moi qui l’ai; c’est-à-dire que j’en suis sûr quant au sujet, qui est moi, qui sens et pense de telle ou telle manière; mais je n’en suis nullement sûr quant à l’objet, qui est hors de moi. Si au contraire je supprime la modification de ma pensée, je ne suis sûr que de mon existence. Une première déviation du rationalisme consiste à croire qu’en se bornant à la certitude générale et toujours la même que tous les instants de notre vie nous donnent de notre pensée en tant que substance, on peut arriver à la certitude quant aux objets. Ce fut la tentative de Descartes; tentative sublime, mais radicalement impuissante, et qui ne produisit d’autre bon effet que de relever aux yeux des hommes leur individualité propre et leur personnalité. La seconde déviation du rationalisme consiste à s’abuser jusqu’au point de prendre pour une certitude quant à l’objet ce qui n’est certitude que quant au sujet, au lieu de chercher si notre sentiment individuel a une véritable virtualité, et s’il peut être efficient, ce qui ne saurait avoir lieu que par le consentement des autres hommes.
M. de Lamennais, celui de tous qui a attaqué le plus solidement en France le rationalisme (8), a prouvé avec une grande éloquence l’impuissance de la raison individuelle : il a parfaitement senti, sans peut-être s’en rendre compte par la voie directement métaphysique, l’insuffisance de l’axiome Cartésien. Mais étant ainsi sorti du domaine de la raison pure, pour entrer dans la vie et dans la réalité, il ne comprit pas cependant assez profondément, suivant nous, en quoi consiste la vie ; d’où il arriva qu’après avoir démontré avec un génie supérieur la nécessité du consentement comme preuve de certitude en matière de foi et d’activité, il se trompa quand il voulut découvrir où résidait ce consentement ; en d’autres termes, après avoir solidement prouvé la doctrine générale de l’autorité, il commit la plus grave des erreurs, quand il fallut dire où se trouvait aujourd’hui l’autorité. Il ne s’attacha pas à ce qui seul est vivant et pouvait lui fournir une base solide contre le rationalisme individuel, je veux dire le consentement de l’humanité vivante, la vie de désir actuelle de l’humanité, puisée dans la tradition immédiate de la France et de l’Europe. Loin de là; animé à son point de départ de préoccupations cléricales, et dirigé dans ce combat par l’esprit politique du catholicisme, il débuta malheureusement par de chaudes invectives contre l’esprit philosophique moderne. Ce consensus qu’il cherchait avec ardeur pour l’opposer au rationalisme, il ne put donc le trouver que dans le passé ; et cependant, comme le témoignage passé d’une fraction de l’humanité ne présentait évidemment aucun caractère de certitude pour l’époque présente, il fut bien forcé de mettre dans le présent même le signe de ce témoignage. Le pape devint ainsi la pierre angulaire de son édifice, l’ancre de sa certitude; et c’est à · cette ancre fragile qu’il attacha tout l’édifice de son système. Aujourd’hui il rejette le pape, et le pape le rejette : il n’a donc aucun principe de certitude. Ou plutôt, félicitons-nous-en, tout ce que cet homme admirable a fait se trouve ainsi revenir au domaine de l’esprit philosophique moderne, au domaine de la philosophie religieuse.
Il serait donc temps que toutes les déclamations catholiques contre l’incertitude absolue de la philosophie finissent; car quand on sonde profondément le degré de certitude que peuvent avoir les diverses opinions, on ne tarde pas à s’apercevoir que la philosophie seule possède la certitude, puisqu’elle seule a la tradition aujourd’hui vivante de l’humanité. Elle seule se fonde sur le vivant, et non sur le mort ; elle seule a donc la certitude. « Ce ne sont pas les morts qui te loueront, ô Seigneur ! » s’écriait le prophète David : Non mortui laudabunt te, Domine, neque omnes qui descendunt in inferum. Et nous nous disons : Ce ne sont pas les morts qui ont la certitude.
⁂
Pour résumer enfin toute cette méthode dans une série de sèches formules, nous dirions :
La philosophie, ou la religion, est la science de la vie.
Dans l’ordre de la vie, la modification de la pensée est inséparable de la pensée considérée comme substance.
La critique que l’on a faite de la raison pure comme n’ayant aucune prise sur la réalité et la vie, et ne pouvant donner aucun fondement solide de certitude à cet égard, est donc évidente d’elle-même.
Restent l’expérience et le consentement.
Nous n’avons que l’expérience pour pénétrer et nous diriger dans la vie des êtres d’une nature aussi étrangère à la nôtre que sont les astres, les plantes, ou les animaux.
Avec nos semblables, au contraire, nous avons en commun une vie morale et intellectuelle collective. Entre eux et nous le consentement devient donc à la fois et une nécessité et un principe d’action.
Quand donc, sortant de la relation avec la nature, mous entrons dans la relation avec les hommes, la principale règle que · nous ayons pour nous diriger dans ce mode nouveau de la vie est le consentement.
Or, la vie étant toujours actuelle, il en résulte que le consentement, source de la certitude, est le consentement actuel, et non le consentement passé de l’humanité.
En d’autres termes, le principe de certitude tiré du consentement, ou ce qu’on a appelé le principe d’autorité, n’est pas autre chose au fond que le principe de la souveraineté du peuple.
Ainsi la politique et la philosophie générale s’accordent et partent de la même base.
Mais la philosophie ne s’arrête pas au consentement ; elle remonte à l’acte antérieur au consentement, c’est-à-dire qu’elle demande au consentement sa tradition. La tradition d’où peut dériver la certitude est donc aussi la tradition actuelle, et non la tradition antérieure, la tradition vieillie et morte.
C’est par la tradition que le consentement se manifeste principalement, et peut le mieux se présumer.
Il ne faut donc pas chercher de principe de certitude, pour tout ce qui regarde la vie collective de l’humanité, en dehors de sa vie actuelle et de sa tradition actuelle.
La vie actuelle de l’humanité se manifeste principalement aujourd’hui dans les principes généraux proclamés par le dix-huitième siècle et la révolution française.
Ces principes sont, au reste, la dérivation immédiate de toute l’époque moderne.
L’époque moderne se distingue aussi essentiellement de l’époque chrétienne ou du moyen âge, que l’époque du moyen âge se distingue de l’antiquité.
Le caractère propre de l’époque moderne, c’est la foi au progrès et à la perfectibilité. Tous les travaux des derniers siècles ont eu pour résultat de fonder cette croyance.
Les individus l’apportent en naissant, et la retrouvent autour d’eux dans la société qui les entoure. Les principes de liberté, d’égalité, de fraternité, de justice de tout genre, n’en sont pour ainsi dire que des corollaires et des émanations. Ceux même qui sont incapables, quant à présent, de s’élever jusqu’à la formule générale de la perfectibilité, y participent par leur attachement inné à ses détails.
D’une part, donc, appuyés sur notre moralité propre, sur la vie qui est en nous individus, aussi bien que sur la moralité et la vie de désir que nous retrouvons dans nos contemporains ; d’autre part, éclairés et fortifiés par la tradition actuelle du monde, nous échappons au scepticisme, et nous entrons dans la croyance et dans l’activité.
De là nous nous élevons à la tradition antérieure, à la tradition universelle et vraiment catholique du genre humain tout entier. Nous nous assimilons le passé en vertu de la vie qui est en nous, et qui devient pour nous le moyen de comprendre le progrès successif des formes qu’a déjà revêtues l’humanité.
C’est ainsi que nous arriverons à nous former un sentiment vraiment religieux de la vie humanitaire.
Mais ce n’est pas tout : pour que la philosophie, c’est-à-dire la science de la vie, soit complète, il faut qu’au sentiment de la vie humanitaire, nous joignions le sentiment de la vie extérieure à l’humanité ; et même c’est ainsi seulement que nous pouvons parvenir à avoir une notion claire et profonde de la vie humanitaire elle-même. Derrière l’humanité, en effet, se projette, dans le temps comme dans l’espace, l’animalité et en général la nature; par conséquent, immédiatement à côté de la philosophie de l’histoire humaine, se place la philosophie de l’histoire de la nature. Ainsi se lient et s’enchaînent, sans discontinuité et sans rupture, les sciences naturelles avec les sciences morales; c’est-à-dire en définitive que toute science, comme nous l’avons déjà dit, tend à la cosmogonie de l’humanité et de la nature. Ce n’est qu’à la condition de cette réunion que la philosophie (la science de la vie) s’éclaire et s’illumine. De notre point de départ, donc, c’est-à-dire de notre vie morale et intellectuelle présente, de la tradition actuelle de l’humanité, base essentielle et seule solide de toute notre connaissance, nous sommes conduits à nous élever de plus en plus à la philosophie de la vie universelle, sous le rapport de succession, de continuité, de progrès.
⁂
Quant aux travaux à entreprendre pour marcher dans cette voie et suivant cette méthode, ils sont immenses. Ce n’est pas un homme, ce ne sont pas quelques hommes, qui pourront les accomplir : ils demandent le concours de toutes les sciences et de tous les efforts; c’est au siècle, c’est à l’Europe entière, qu’ils sont réservés. Toutes les plus grandes choses sont l’œuvre collective d’une époque. L’humanité travaille toujours de concert, quoique à son insu ; c’est Dieu qui se charge de mettre l’unité et la beauté de l’architecture à toutes ces pierres que les hommes rassemblent et apportent à un édifice dont ils n’ont ni conçu ni connu le plan.
O mes contemporains, je vous vois tous en quête de religion ; et cependant vous n’espérez de religion ni pour vous, ni pour votre postérité immédiate : mais chaque jour, dans vos chagrins, dans vos désespoirs, dans vos désillusionnements, ce mot de religion erre sur vos lèvres. Sachons au moins à quelle condition de peine et de labeur nous aurons une religion. Hommes du dix-neuvième siècle, croyez-vous qu’une religion vous tombera quelque jour inopinément du ciel, comme les boucliers sacrés des Romains ? Mais qu’il se présente un prophète, un révélateur, un plagiaire de Jésus et de Mahomet; voudrez-vous l’écouter et le croire ? Tout cela, voyez-vous, c’est la parodie de l’origine d’une religion, c’est la légende, ce n’est pas l’histoire. Une religion, c’est une philosophie, et la philosophie c’est la science de la vie. Nous arriverons à la religion lorsque nous aurons une science de la vie. Les chrétiens n’ont eu une religion que lorsque ce mystère de la vie leur fut obscurément dévoilé sous leurs symboles. Sachons donc au moins que les travaux actuels des géologues, des anatomistes, des historiens, les travaux de ce que nous appelons la science, sont sur la route de la religion. Que la philosophie, s’emparant de ces travaux, édifie solidement la tradition du genre humain et le progrès divin du monde, et nous serons religieux ; et il sera impossible que nous me soyons pas religieux : cela nous sera aussi impossible qu’il le fut aux peuples anciens de n’être pas religieux selon les différents modes dont ils concevaient la vie.
Du moins ce que nous apercevons dès à présent, ce qui peut assurer notre espoir et calmer un peu nos douleurs, ce qui nous donne dès aujourd’hui, pour ainsi dire, comme une aurore de religion, c’est que dès à présent le siècle est à l’œuvre. La science abandonne tous les jours l’étude exclusive des classifications et des détails, pour s’élever aux questions d’origine et de fin. L’art commence à sentir qu’il est à la fois expression du présent, prophétie de l’avenir. La politique se comprend la glorieuse mission de conduire la France, et par la France l’Europe, et par l’Europe le reste du monde, dans une carrière immense, et indéfinie dans sa durée, de perfectionnements de tous genres, dont les temps antérieurs n’ont eu que le vague pressentiment. Mais réciproquement, et par un effet nécessaire de cette con· vergence de toute la connaissance humaine vers un seul but, et le plus grand de tous, la science qui n’y vise pas est une petite science, l’art qui n’y tend pas est mesquin et fort vite périssable, et la politique qui, loin d’y tendre, s’en effraye et s’en écarte, est odieuse dans le présent, et recevra dans la postérité un stigmate de réprobation et de honte.
Faire converger de plus en plus la science, l’art et la politique vers un même but; introduire de plus en plus dans la science, comme dans l’art, comme dans la politique, la notion du changement, du progrès, de la succession, de la continuité, de la vie; et par là les soumettre à une même loi : voilà le but, le cadre, le plan, que nous concevons à la philosophie.
Certes, nous ne saurions prendre ici l’engagement de remplir un tel cadre, même de la manière la plus imparfaite. Nous avons assez vécu et assez travaillé pour connaître toute la faiblesse de nos efforts. Mais ce que nous pouvons prendre l’engagement de faire, c’est de rester toute notre vie fidèles à nos principes. Nous avons eu l’exemple de tant de déceptions, nous avons vu tant d’hommes abjurer leurs croyances, nous avons prodigué tant de fois mal à propos notre attention, notre estime, notre sympathie, notre admiration même; oui, la génération présente a fait de si rudes expériences en ce genre, qu’elle ne doit plus se sentir que de la réserve envers ceux qui osent encore lui parler de philosophie et d’attachement à des principes. Ah ! moi qui écris ces lignes, combien n’ai-je pas été trompé ! Où sont-ils ces sages dont jeune j’écoutais la parole avec un religieux transport, dont je ne m’approchais qu’avec respect, comme le sectateur d’une religion s’approche du dieu qui va parler et rendre ses oracles ? Où sont-ils ceux qui m’ont fait entendre d’austères leçons de liberté et de vertu ? Ah ! je reconnais bien maintenant pourquoi, malgré l’attrait que je me sentais pour eux, je n’ai jamais reçu d’eux aucune véritable impulsion; pourquoi la parole d’un philosophe ignoré, cette parole substantielle et claire, entendue une seule fois, m’a plus frappé et plus éclairé que n’ont fait leurs discours retentissants. Lui, s’il vivait encore, il serait encore avec le peuple, qu’il voulait régénérer : eux, ils sont passés dans les rangs de l’aristocratie ; philosophes parvenus, ils ont crucifié la philosophie sur toutes les croix, ils l’ont accolée à toutes les Chartes, et aujourd’hui qu’il ne leur en reste plus que le cadavre, ils voudraient vendre ce cadavre à la religion du moyen âge, menteurs à la fois envers la philosophie et envers le christianisme. Mais, nous l’avons déjà dit, si ces hommes ont trahi la philosophie, c’est que réellement ils n’en ont connu que le nom ; c’est à eux-mêmes qu’ils ont manqué, ce n’est pas à la philosophie. Pour nous, si jamais nous mentons à nos principes, qu’on nous couvre de boue, et que l’infamie nous suive; car, nous le déclarons, pour ne pas tenir ce serment, il nous faudrait renoncer à tout ce que nous avons aperçu par les lumières de notre intelligence, à tout ce que notre vie nous a révélé, à toutes les croyances que nous avons dans le cœur. Aussi n’y aura-t-il, nous le sentons, pour nous que peu de mérite à rester toujours fidèles à ce que nous croyons la vérité.
—-
(1) Notez qu’il n’y est pas parvenu, et qu’il a bientôt délaissé ce travail pour les honneurs de la pairie et les loisirs académiques.
(2) Cela est si vrai que les autres nations de l’Europe, qui sont chrétiennes, n’ont pas cette croyance.
(3) Il ne faut pas considérer les termes successifs du développement de la vie comme une série de nombres croissants, comme une espèce de progression arithmétique ou géométrique, ou même comme une suite de nombres de plus en plus grands, mais n’ayant entre eux aucun rapport déterminé; mais il faut la considérer comme une série de termes algébriques Y, b, c, d… X, dans lesquels b, c, d… seraient des fonctions de X et de Y, du point de départ et de l’idéal vers lequel nous marchons; en sorte que l’appréciation du progrès a pour condition essentielle la connaissance de l’origine et du but où marche l’humanité. Il est vrai que cette origine et ce but final se dérobant à nos regards dans le sein de l’infini, il s’ensuivrait que nous n’aurions aucune règle pour apprécier le progrès. Mais, comme nous venons de le dire, nous avons la vie qui est en · nous, laquelle reflète mystérieusement en elle les deux termes extrêmes de l’origine et de la fin.
(4) C’est la méthode annoncée depuis plusieurs années par MM. Buchez, Roux et Bouland.
(5) Sans remonter aux physiciens de l’antiquité et de l’ère moderne qui ont ainsi considéré la science, il nous suffirait de rappeler les noms de quelques uns des grands physiciens et astronomes de l’époque présente. La contemplation du problème de la vie universelle sous le rapport des changements qu’elle amène dans la nature peut-elle être mieux marquée, par exemple, que dans ces dernières et solennelles paroles de Laplace, quand, quelque temps avant sa mort, il fit à l’Académie des sciences sa proposition pour constater tous les éléments actuels de la terre ? N’est-ce pas cette contemplation qui a inspiré les travaux de Fourrier sur la chaleur, les conclusions astronomiques des deux Herschell, etc. ? Mais il est certain que nous avons vu régner long-temps une époque de science à courte vue et complètement dénuée de philosophie. Maintenant les travaux notables et remarqués prennent une portée philosophique plus prononcée de jour en jour. Le temps des savants à horreur des idées générales est passé. La certitude de toutes leurs expérimentations de détail commence à être fort suspecte, et, d’autre part, on s’accorde à comprendre que tous leurs atomes de faits ne rachètent pas l’infécondité de leur méthode, si on peut lui donner ce nom. Déjà, si l’on veut considérer quels sont les savants qui tiennent le premier rang en physique générale, en chimie, en géologie, en anatomie comparée, on verra que partout ce sont des esprits éminemment philosophiques et généralisateurs, des hommes à systèmes, comme les appellent les savants de minuties.
Il est passé aussi le temps de l’histoire chronique, où se complaisaient tant d’hommes perdus de finesse et affectant la naïveté. En général tous ces pastiches ne valent pas deux pages des chroniques originales où les arrangeurs les ont pris. En tout l’époque doctrinaire aura été une petite éclipse, qui répondait parfaitement au caractère même de cette restauration qu’on a définie à la tribune une halte dans la boue. La chronique en histoire, l’art pour l’art, l’éclectisme en philosophie, l’individualisme en politique, et tout cela venant après le dix-huitième siècle, si acharné à son but et si gros d’avenir, qu’est-ce autre chose qu’une halte dans la marche de l’esprit humain ? Sans nier l’utilité de cette halte, dont nous nous sommes attachés ailleurs à faire sentir les fruits, félicitons-nous d’avoir repris la marche.
(6) Dans saint Matthieu, Jésus-Christ prédit la fin du monde pour l’époque la plus rapprochée : Amen dico vobis quia non prœteribit generatio haec donec omnia haec fiant. On sait quelle influence cette pensée d’une transformation prochaine et finale de l’humanité a exercée dans les premiers temps du christianisme, ainsi qu’à différentes époques du moyen âge. La retraite hors du monde, la vie contemplative et tous o excès les plus étranges, en ont été la conséquence.
(7) C’est l’erreur de l’école de M. de Lamennais.
(8) Plusieurs philosophes en Allemagne ont fait la même critique.
TRANSLATION