This is a comparison of the original French text with the partial translation in Proudhon’s Solution of the Social Problem.
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CHAPITRE X.
SEPTIÈME ÉPOQUE. — LE CRÉDIT.
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CHAPTER X.
SEVENTH EPOCH. — CREDIT.
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Il a été donné à un homme, notre contemporain, d’exprimer tour à tour les idées les plus opposées, les tendances les plus disparates, sans que personne osât jamais suspecter son intelligence et sa probité, sans même que l’on répondît à ses contradictions autrement qu’en les lui reprochant, ce qui n’était pas du tout répondre : cet homme est M. de Lamartine.
Chrétien et philosophe, monarchique et démocrate, grand seigneur et peuple, conservateur et révolutionnaire, apôtre des pressentiments et des regrets, M. de Lamartine est l’expression vivante du dix-neuvième siècle, la personnification de cette société, suspendue entre tous les extrêmes. Une seule chose lui manque, facile à acquérir : c’est la connscience de ses contradictions. Si son étoile ne l’eût destiné à représenter tous les antagonismes, et sans doute encore à devenir l’apôtre de la réconciliation universelle, M. de Lamartine serait resté ce que d’abord il nous est apparu avec tant d’éclat, le poëte des traditions pieuses et des nobles souvenirs. Mais M. de Lamartine doit à sa patrie l’explication de ce vaste système d’antinomies dont il est à la fois l’accusateur et l’organe : M. de Lamartine, par la position qu’il a prise, est condamné, et il ne saurait appeler de ce jugement dont la source vient de plus haut que les opinions contraires qu’il représente, M. de Lamartine est condamné, dis-je, à mourir sous le fardeau de ses inconséquences, ou à concilier toutes ses hypothèses. Puisse-t-il enfin, comme l’épouse du cantique, sortir de cette ignorance de lui-même qui ne sied plus à la maturité de son génie ; puisse-t-il concevoir toute la grandeur de son rôle, et accueillir les vœux de ceux-là seuls qui peuvent applaudir à ses écarts, parce que seuls ils en possèdent le secret. Qu’il vienne sous nos tentes, l’orateur honnête, le grand poëte ; et nous lui dirons qui nous sommes, et nous lui révélerons sa propre pensée ; {{lang|la|Si ignoras te, egredere, et pasce hœdos tuos juxta tabernacula pastorum !
Socialistes ! éclaireurs perdus de l’avenir, pionniers dévoués à l’exploration d’une contrée ténébreuse, nous dont l’œuvre méconnue éveille des sympathies si rares et semble à la multitude un présage sinistre : notre mission est de redonner au monde des croyances, des lois, des dieux, mais sans que nous-mêmes, pendant l’accomplissement de notre œuvre, nous conservions ni foi, ni espérance, ni amour. Notre plus grand ennemi, socialistes, est l’utopie ! Marchant d’un pas résolu, au flambeau de l’expérience, nous ne devons connaître que notre consigne, en avant ! Combien parmi nous ont péri, et nul n’a pleuré leur sort ! Les générations auxquelles nous frayons la route passent joyeuses sur nos tombes effacées ; le présent nous excommunie, l’avenir est sans souvenir pour nous, et notre existence s’abîme dans un double néant…
Mais nos efforts ne seront pas perdus. La science recueillera le fruit de notre scepticisme héroïque, et la postérité, sans savoir que nous fûmes, jouira par notre sacrifice de ce bonheur qui n’est pas fait pour nous. En avant ! voilà notre dieu, notre croyance, notre fanatisme. Nous tomberons les uns après les autres : jusqu’au dernier, la pelle du nouveau venu couvrira de terre le cadavre du vétéran ; notre fin sera comme celle des bêtes : nous ne sommes point, malgré notre martyre, de ceux sur lesquels le prêtre ira chanter la strophe funèbre : Dieu garde les ossements des saints ! Séparés de l’humanité qui nous suit, soyons à nous-mêmes l’humanité tout entière : le principe de notre force est dans cet égoïsme sublime. Que les savants nous dédaignent, s’ils veulent : leurs idées sont à la hauteur de leur courage ; et nous avons appris, eu les lisant, à nous passer de leur estime. Mais salut au poète qu’aucune contradiction n’étonne, à celui qui chantera, vieux barde, les réprouvés de la civilisation, et qui viendra méditer un jour sur leurs vestiges ! Poëte, ceux que déjà l’oubli environne, mais qui ne craignent ni l’enfer ni le trépas, te saluent ! Écoute.
C’était deux heures avant le jour : la nuit était froide ; le vent sifflait à travers les bruyères ; nous avions franchi le col des montagnes, et nous marchions en silence à travers des lieux désolés, où expiraient insensiblement la végétation et la vie. Tout à coup nous entendîmes une voix sombre, comme celle d’un homme qui remémore ses pensées :
La division du travail a produit la dégradation du travailleur : c’est pourquoi j’ai résumé le travail dans la machine et l’atelier.
La machine n’a produit que des esclaves, et l’atelier des salariés : c’est pourquoi j’ai suscité la concurrence.
La concurrence a engendré le monopole : c’est pourquoi j’ai constitué l’état, et imposé au capital une retenue.
L’état est devenu pour le prolétaire une servitude nouvelle, et j’ai dit ; Que d’une nation à l’autre les travailleurs se tendent la main.
Et voici que de toutes parts ce sont les exploiteurs qui se coalisent contre les exploités : la terre ne sera bientôt qu’une caserne d’esclaves. Je veux que le travail soit commandité par le capital, et que chaque travailleur puisse devenir entrepreneur et privilégié !…
A ces mots, nous nous arrêtâmes, songeant en nous-mêmes ce que pouvait signifier cette nouvelle contradiction. Le son grave de la voix résonnait dans nos poitrines, et cependant nos oreilles l’entendaient comme si un être invisible l’eût proféré du milieu de nous. Nos yeux brillaient comme ceux des fauves, projetant dans la nuit un trait flamboyant : tous nos sens étaient animés d’une ardeur, d’une finesse inconnue. Un frisson léger, qui ne venait ni de surprise ni de peur, courut sur nos membres : il nous sembla qu’un fluide nous enveloppait ; que le principe de vie, rayonnant de chacun vers les autres, tenait enchaînées dans un commun lien nos existences, et que nos âmes formaient entre elles, sans se confondre, une grande âme, harmonieuse et sympathique. Une raison supérieure, comme un éclair d’en-haut, illuminait nos intelligences. A la conscience de nos pensées se joignait en nous la pénétration des pensées des autres ; et de ce commerce intime naissait dans nos cœurs le sentiment délicieux d’une volonté unanime, et pourtant variée dans son expression et dans ses motifs. Nous nous sentions plus unis, plus inséparables, et cependant plus libres. Nulle pensée ne s’éveillait en nous qui ne fût pure, nul sentiment qui ne fût loyal et généreux. Dans cette extase d’un instant, dans cette communion absolue qui, sans effacer les caractères, les élevait par l’amour jusqu’à l’idéal, nous sentîmes ce que peut, ce que doit être la société ; et le mystère de la vie immortelle nous fut révélé. Tout le jour, sans avoir besoin de parler ni de faire aucun signe, sans éprouver au dedans rien qui ressemblât au commandement ni à l’obéissance, nous travaillâmes avec un ensemble merveilleux, comme si tous nous eussions été à la fois principes et organes du mouvement. Et lorsque, vers le soir, nous fûmes peu à peu rendus à notre personnalité grossière, à cette vie de ténèbres où toute pensée est effort, toute liberté scission, tout amour sensualisme, toute société un ignoble contact ; nous crûmes que la vie et l’intelligence s’échappaient de notre sein par un douloureux écoulement.
La vie de l’homme est tissue de contradictions. Chacune de ces contradictions est elle-même un monument de la constitution sociale, un élément de l’ordre public et du bien-être des familles, lesquels ne se produisent que par cette mystique association des extrêmes.
Mais l’homme, considéré dans l’ensemble de ses manifestations et après l’entier épuisement de ses antimonies, présente encore une antimonie qui, ne répondant plus à rien sur la terre, reste ici-bas sans solution. C’est pourquoi l’ordre dans la société, si parfait qu’on le suppose, ne chassera jamais entièrement l’amertume et l’ennui : le bonheur en ce monde est un idéal que nous sommes condamnés à poursuivre toujours, mais que l’antagonisme infranchissable de la nature et de l’esprit tient hors de notre portée.
S’il est une continuation de la vie humaine dans un monde ultérieur, ou si l’équation suprême ne se réalise pour nous que par un retour au néant, c’est ce que j’ignore : rien, aujourd’hui, ne me permet d’affirmer l’un plus que l’autre. Tout ce que je puis dire est que nous pensons plus loin qu’il ne nous est donné d’atteindre, et que la dernière formule à laquelle l’humanité vivante puisse parvenir, celle qui doit embrasser toutes ses positions antérieures, est encore le premier terme d’une nouvelle et indescriptible harmonie.
L’exemple du crédit servira à nous faire comprendre cette reproduction sans fin du problème de notre destinée. Mais, avant d’entrer au fond de la question, disons quelques mots des préjugés généralement répandus sur le crédit, et tâchons d’en bien comprendre le but et l’origine.
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Le point de départ du crédit est la monnaie.
On a vu au chapitre II comment, par un ensemble de circonstances heureuses, la valeur de l’or et de l’argent ayant été constituée la première, la monnaie était devenue le type de toutes les valeurs vagues et oscillantes, c’est-à-dire non socialement constituées, non officiellement établies. Il a été démontré, à cette occasion, comment la valeur de tous les produits étant une fois déterminée et rendue hautement échangeable, acceptable, en un mot, comme la monnaie, en tous payements, la société serait, par ce seul fait, arrivée au plus haut degré de développement économique dont, au point de vue du commerce, elle soit susceptible. L’économie sociale ne serait plus alors, comme aujourd’hui, relativement aux échanges, à l’état de simple formation ; elle serait à l’état de perfectionnement. La production ne serait pas définitivement organisée ; mais déjà l’échange et la circulation le seraient ; et il suffirait à l’ouvrier de produire, de produire sans cesse, tantôt en réduisant ses frais, tantôt en divisant son travail et découvrant des procédés meilleurs, inventant de nouveaux objets de consommation, pressant ses rivaux ou soutenant leurs attaques, pour conquérir la richesse et assurer son bien-être.
Dans ce môme chapitre, nous avons signalé l’inintelligence du socialisme à l’égard de la monnaie ; et nous avons montré, en ramenant cette invention à son principe, que ce que nous avions à réprimer dans les métaux précieux n’était pas l’usage, mais le privilège.
En effet, dans toute société possible, même communiste, il faut une mesure de l’échange, sous peine de violer le droit soit du producteur, soit du consommateur, et de rendre la répartition injuste. Or, jusqu’à ce que les valeurs soient généralement constituées par une méthode d’association quelconque, il faut bien qu’un certain produit entre tous, celui dont la valeur paraîtra la plus authentique, la mieux définie, la moins altérable, et qui, à cet avantage, joindra celui d’une grande facilité de conservation et de transport, soit pris pour type, c’est-à-dire tout à la fois pour instrument de circulation et paradigme des autres valeurs. Il est donc inévitable que ce produit, vraiment privilégié, devienne l’objet de toutes les ambitions, le paradis en perspective du travailleur, le palladium du monopole ; que, malgré toutes les défenses, ce précieux talisman circule de main en main, invisible aux regards d’un pouvoir jaloux ; que la plus grande partie des métaux précieux, servant au numéraire, soit ainsi détournée de son véritable usage, et devienne, sous forme de monnaie, un capital dormant, une richesse hors de la consommation ; qu’en cette qualité d’instrument des échanges, l’or soit pris à son tour pour objet de spéculation, et serve de base à un immense commerce ; qu’enfin, protégé par l’opinion, couvert de la faveur publique, il conquière le pouvoir, et du même coup mette fin à la communauté ! Le moyen de détruire cette formidable puissance n’est donc pas d’en détruire l’organe, j’ai presque dit le dépositaire : c’est d’en généraliser le principe. Toutes ces propositions sont désormais aussi bien démontrées, aussi rigoureusement enchaînées l’une à l’autre, que les théorèmes de la géométrie.
L’or et l’argent, c’est-à-dire la marchandise première constituée en valeur, étant donc pris pour étalons des autres valeurs et instruments universels d’échange, tout commerce, toute consommation, toute production en dépendent. L’or et l’argent, précisément parce qu’ils ont acquis au plus haut degré les caractères de sociabilité et de justice, sont devenus synonymes de pouvoir, de royauté, presque de divinité. L’or et l’argent représentent la vie, l’intelligence et la vertu commerciales. Un coffre plein d’espèces est une arche sainte, une urne magique, qui donne à ceux qui ont le pouvoir d’y puiser la santé, la richesse, le plaisir et la gloire. Si tous les produits du travail avaient la même valeur échangeable que la monnaie, tous les travailleurs jouiraient des mêmes avantages que les détenteurs de la monnaie ; chacun posséderait dans sa faculté de produire une source inépuisable de richesse. Mais la religion de l’argent ne peut être abolie, ou, pour mieux dire, la constitution générale des valeurs ne peut s’opérer que par un effort de la raison et de la justice humaine : jusque-là, il est inévitable que, comme dans une société policée la possession de l’argent est le signe assuré de la richesse, la privation de l’argent soit un signe presque certain de misère. L’argent étant donc la seule valeur qui porte le timbre de la société, la seule marchandise d’aloi qui ait cours dans le commerce, l’argent est, comme la raison générale, l’idole du genre humain. L’imagination, attribuant au métal ce qui est l’effet de la pensée collective manifestée par le métal, tout le monde, au lieu de chercher le bien-être à sa véritable source, c’est-à-dire dans la socialisation de toutes les valeurs, dans la création incessante de nouvelles figures monétaires, s’est occupé exclusivement d’acquérir de l’argent, de l’argent, et toujours de l’argent.
Ce fut pour répondre à cette demande universelle de numéraire, qui n’était autre chose au fond qu’une demande de subsistances, une demande d’échange et de débouché, qu’au lieu de viser directement au but, on s’arrêta au premier terme de la série, et qu’au lieu de faire successivement de chaque produit une monnaie nouvelle, on ne songea plus qu’à multiplier le plus qu’on pourrait la monnaie métallique, d’abord par le perfectionnement de sa fabrication, puis par la facilité de son émission, et enfin par des fictions. Evidemment c’était se méprendre sur le principe de la richesse, le caractère de la monnaie, l’objet du travail et la condition de l’échange ; c’était rétrograder dans la civilisation, en reconstituant dans les valeurs le régime monarchique, qui déjà commençait à s’altérer dans la société. Telle est pourtant l’idée-mère qui a donné naissance aux institutions de crédit ; et tel est le préjugé fondamental, dont nous n’avons plus besoin de démontrer l’erreur, qui frappe d’antagonisme, dans leur conception même, toutes ces institutions.
Mais, ainsi que nous avons eu mainte fois l’occasion de le dire, l’humanité, alors même qu’elle obéit à une idée imparfaite, ne se trompe pas dans ses vues. Or, on va voir, chose surprenante, qu’en procédant à l’organisation de la richesse par une reculade, elle a opéré aussi bien, aussi utilement, aussi infailliblement, eu égard à la condition de son existence évolutive, qu’il lui était donné de faire. L’organisation rétrograde du crédit, de même que toutes les manifestations économiques antérieures, en même temps qu’elle donnait à l’industrie. un nouvel essor, a déterminé, il est vrai, une aggravation de misère : mais enfin la question sociale s’est produite sous un jour nouveau, et l’antinomie, aujourd’hui mieux connue, laisse l’espoir d’une entière et prochaine solution.
Ainsi l’objet ultérieur, mais jusqu’à présent inaperçu, du crédit, est de constituer, à l’aide et sur le prototype de l’argent, toutes les valeurs encore oscillantes ; son but immédiat et avoué est de suppléer à cette constitution, condition suprême de l’ordre dans la société et du bien-être parmi les travailleurs, par une diffusion plus large de la valeur métallique. L’argent, se sont dit les promoteurs de cette nouvelle idée, l’argent est la richesse : si donc nous pouvions procurer à tout le monde de l’argent, beaucoup d’argent, tout le monde serait riche. Et c’est en vertu de ce syllogisme que se sont développées, sur toute la face de la terre, les institutions de crédit.
Or, il est clair qu’autant l’objet ultérieur du crédit présente une idée logique, lumineuse et féconde, conforme, en un mot, à la loi d’organisation progressive ; autant son but immédiat, seul cherché, seul voulu, est plein d’illusions, et par sa tendance au statu quo, de périls. Car l’argent, aussi bien que les autres marchandises, étant soumis à la loi de proportionnalité, si sa masse augmente et qu’en même temps les autres produits ne s’accroissent pas en proportion, l’argent perdra de sa valeur, et rien, en dernière analyse, n’aura été ajouté à la richesse sociale ; — si, au contraire, avec le numéraire la production s’accroît partout, la population suivant du même pas, rien n’est encore changé à la situation respective des producteurs ; et, dans les deux cas, la solution demandée n’avance pas d’une syllabe. A priori donc, il n’est pas vrai que l’organisation du crédit, dans les termes sous lesquels on la propose, contienne la solution du problème social.
Après avoir raconté la filiation et la raison d’existence du crédit, nous avons à rendre compte de son apparition, c’est-à-dire du rang qui doit lui être assigné dans les catégories de la science. C’est ici surtout que nous aurons à signaler le peu de profondeur et l’incohérence de l’économie politique.
Le crédit est tout à la fois la conséquence et la contradiction de la théorie des débouchés, dont le dernier mot, comme on a vu, est la liberté absolue du commerce.
Je dis d’abord que le crédit est la conséquence de la théorie des débouchés, et, comme tel, déjà contradictoire.
Au point où nous sommes arrivés de cette histoire à la fois fantastique et réelle de la société, nous avons vu tous les procédés d’organisation et les moyens d’équilibre tomber les uns sur les autres, et reproduire sans cesse, plus impérieuse et plus meurtrière qu’auparavant, l’antinomie de la valeur. Parvenu à la sixième phase de son évolution, le génie social, obéissant au mouvement d’expansion qui le pousse, cherche au dehors, dans le commerce extérieur, le débouché, c’est-à-dire le contrepoids qui lui manque. A présent nous allons le voir, déçu dans son espérance, chercher ce contrepoids, ce débouché, cette garantie de l’échange qu’à tout prix il lui faut, dans le commerce intérieur, au dedans. Par le crédit, la société se replie en quelque sorte sur elle-même ; elle semble avoir compris que production et consommation étant pour elle choses adéquates et identiques, c’est en elle-même, et non par une éjaculation indéfinie, qu’elle doit en trouver l’équilibre.
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Origin and Development of the Idea of Credit
The point of departure of credit is money. By a combination of happy circumstances, the value of gold and silver having been the first to be constituted, money became the symbol of all doubtful and fluctuating values; that is to say, those not socially constituted or not officially established. It was there demonstrated how, if the value of all products were once determined and rendered highly exchangeable, acceptable, in a word, like money, in all payments, society would by that single fact arrive at the highest degree of economic development of which it is capable from the commercial point of view. Social economy would no longer be then, as it is today, in relation to exchange, in a state of simple formation; it would be in a state of perfection. Production would not be definitely organized, but exchange and circulation would, and it would suffice for the laborer to produce, to produce incessantly, either in reducing his costs or in dividing his labor and discovering better processes, inventing new objects of consumption, opposing his rivals or resisting their attacks, for acquiring wealth and assuring his well being.
We have pointed out the lack of intelligence of socialists in regard to money; and we have shown in going back (to the origin of this contrivance) that what we had to repress in the precious metals is not the use, but the privilege.
Indeed, in all possible societies, even communistic, there is need for a measure of exchange, otherwise either the right of the producer, or that of the consumer, is affected. Until values are generally constituted by some method of association, there is need that one certain product, selected from among all others, whose value seems to be the most authentic, the best defined, the least alterable, and which combines with this advantage durability and portability, be taken for the symbol, that is to say, both for the instrument of circulation and the standard of other values.
It is, then, inevitable that this truly privileged product should become the object of all the ambitions, the paradise in perspective of the worker, the palladium of monopoly; that, notwithstanding all warnings, this precious talisman should circulate from hand to hand, concealed from a jealous authority; that the greater part of the precious metals, serving as specie, should be thus diverted from their real use and become, in the form of money, idle capital, wealth outside of consumption; that, in this capacity as instrument of exchange, gold should be taken in its turn for an object of speculation and serve as the basis of a great commerce; that, finally, protected by public opinion, loaded with public favor, it should obtain power, and by the same stroke destroy the social fabric! The means of destroying this formidable force does not lie in the destruction of the medium—I almost said the depositary; it is in generalizing its principle. All these propositions are admitted as well demonstrated, and as strictly linked together, as the theorems of geometry.
Gold and silver, that is to say, the merchandise whose value was first constituted, being therefore taken as the standard of other values and as universal instruments of exchange, all commerce, all consumption, all production are dependent on them. Gold and silver, precisely because they have acquired in the highest degree the character of sociality and of justice, have become synonyms of power, of royalty, almost of divinity.
Gold and silver represent commercial life, intelligence and virtue. A chest full of specie is an arch saint, a magic urn that brings wealth, pleasure and glory to those who have the power to draw those things from it. If all the products of labor had the same exchange value as money, all the workers would enjoy the same advantages as the holders of money: everyone would have, in his ability to produce, an inexhaustible source of wealth. But the religion of money cannot be abolished, or, to better express it, the general constitution of values cannot function except by an effort of reason and of justice; until then it is inevitable that, as in polite society, the possession of money is a sure sign of wealth, the absence of money is an almost certain sign of poverty. Money being, then, the only value that bears the stamp of society, the only merchandise standard that is current in commerce, money is, according to the general view, the idol of the human species. The imagination attributing to the metal that which is the effect of the collective thought toward the metal, every one, instead of seeking well being at its true source,—that is to say, in the socialization of all values, in the continuous creation of new monetary figures—busies himself exclusively in acquiring money, money, always money.
It was to respond to this universal demand for money, which was really but a demand for subsistence, a demand for exchange and for output, that, instead of aiming directly at the mark, a stop was made at the first term of the series, and, instead of making successively of each product a new money, the one thought was to multiply metallic money as much as possible, first by perfecting the process of its manufacture, then, by the facility of its emission, and finally by fictions. Obviously it was to mistake the principle of wealth, the character of money, the object of labor and the condition of exchange; it was a retrogression in civilization to reconstitute value in the monarchical regime that was already beginning to change. Such is the mother idea which gave birth to the institutions of credit; and such is the fundamental prejudice, which error we need no longer demonstrate, which antagonizes in their very conceptions all these institutions.
But, as we have often said, humanity, even when it yields to an imperfect idea, is not mistaken in its views. However, one sees, strange to say, that, in proceeding to the organization of wealth by a retreat, it has operated as well, as usefully, as infallibly as possible, considering the condition of its evolutionary existence. The retrogressive organization of credit as well as previous manifestations of economics, at the same time that it gave to industry new scope, had caused, it is true, an aggravation of poverty; but finally the social question appeared in a new light and the contradictions, better known today, give the hope of an immediate and complete solution.
Thus the ulterior object, hitherto unperceived, of credit is to constitute, with the aid and on the prototype of money, all the values still fluctuating whose immediate and avowed end is to furnish to that combination the supreme condition of order in society and of well being among the workers, by a still greater diffusion of metallic value. Money, the promoters of this new idea tell us, money is wealth; if then we can provide every body with money, plenty of money, all will be rich: and it is by virtue of this syllogism that institutions of credit have developed everywhere.
But it is clear that, to the extent that the ulterior object of credit presents a logical, luminous and fruitful idea, conforms, in a word, to the law of progressive organization, its immediate end, alone sought, alone desired, is full of illusion and, by its tendency toward the status quo, of perils. Since money as well as other merchandise is subject to the law of proportionality, if its quantity increases and if at the same time other products do not increase in proportion, money loses it value, and nothing, in the last analysis, is added to the social wealth; if, on the contrary, with specie production increasing everywhere, population following at the same rate, there is still no change in the respective position of the producers, in both cases, the solution required does not advance a single step. A priori, then, it is not true that the organization of credit, in the terms in which it is proposed, contains the solution of the social problem.
After having related the development of and the reason for the existence of credit, we have to justify its appearance, that is to say, the rank to which it should be assigned in the category of science. It is here above all that we have to point out the lack of profundity and the incoherence of political economy.
Credit is at once the result and the contradiction of the theory of markets, since the last word, as we have seen, is the absolute freedom of trade.
I have said from the first that credit is the consequence of the theory of markets, and as such already contradictory.
At this point in this history of society, both real and fanciful, we have seen all the processes of organization and the means of equilibrium tumble one upon the other and reproduce constantly, more arrogantly and more murderously than before, the antinomy of value. Arriving at the sixth phase of its evolution, social genius, obedient to the movement of expansion that pushes it, seeks abroad, in foreign commerce, the market, that is to say, the counterpoise which it lacks. Presently we shall see it, deceived in its hope, seek this counterpoise, this output, this guarantee of exchange that it must have at any price in domestic commerce, at home. By credit, society falls back in a manner on itself: it seems to have understood that production and consumption are for it identical and inadequate things; it is in itself, and not by indefinite ejaculations, that it ought to find the equilibrium.
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Tout le monde aujourd’hui réclame pour le travail des institutions de crédit. C’est la thèse favorite de MM. Blanqui, Wolovski, Chevalier, chefs de l’enseignement économique ; c’est l’opinion de M. de Lamartine, d’une foule de conservateurs et de démocrates, de presque tous ceux qui, répudiant le socialisme, et avec lui la chimère d’organisation du travail, se prononcent cependant pour le progrès. Du crédit ! du crédit ! s’écrient ces réformateurs aux vastes pensées, à la longue vue : le crédit est tout ce dont nous avons besoin. Quant au travail, il en est de lui comme de la population : l’un et l’autre sont suffisamment organisés ; la production, quelle qu’elle soit, ne manquera pas. Et le gouvernement, étourdi de ces clameurs, s’est mis en devoir, de sa lente et stupide allure, de jeter les fondements de la plus formidable machine à crédit qui fut jamais, en nommant sa commission pour la réforme de la loi des hypothèques.
C’est donc toujours le même refrain : De l’argent ! de l’argent ! c’est de l’argent qu’il faut au travailleur. Sans argent le travailleur est au désespoir, comme le père de sept enfants sans pain.
Mais si le travail est organisé, comment a-t-il besoin de crédit ? Et si c’est le crédit lui-même qui fait défaut à l’organisation, comme le prétendent les admirateurs du crédit, comment peut-on dire que l’organisation du travail est complète ?
Car enfin, de même que dans notre système de monopole jaloux, de production insolidaire et de commerce aléatoire, c’est l’argent, l’argent seul qui sert de véhicule au consommateur pour aller d’un produit à l’autre ; de même le crédit, appliquant en grand cette propriété de l’argent, sert au producteur à réaliser ses produits, en attendant qu’il les vende. L’argent est la réalisation effective du débouché de la vente, de la richesse, du bien-être ; le crédit en est la réalisation anticipée. Mais comme, dans l’un et l’autre cas, c’est toujours le débouché qui est chef de file ; comme c’est par lui qu’il faut passer d’abord si l’on veut aller de la production à la consommation, il s’ensuit que l’organisation du crédit équivaut à une organisation du débouché à l’intérieur, et que par conséquent, dans l’ordre du développement économique, il suit immédiatement la théorie du libre commerce, ou du débouché au dehors.
Et il ne servirait à rien de dire que le crédit a pour but de favoriser la production plutôt que la consommation ; car on ne ferait par là que reculer la difficulté. En effet, si l’on remonte au delà de la sixième station économique, le débouché, on rencontre successivement toutes les autres catégories dont l’ensemble exprime la production, savoir : la police, le monopole, la concurrence, etc. Si bien qu’en définitive, au lieu de dire simplement que le crédit anticipe sur le débouché et sur tout ce qui est la conséquence du débouché, on devra dire encore que le crédit suppose chez le crédité une puissance telle, que, par le monopole, la concurrence, les capitaux, les machines, la division du travail, l’importance des valeurs, il doit l’emporter sur ses rivaux : ce qui, loin d’affaiblir l’argument, le fortifie.
Comment donc, observerai-je aux organisateurs du crédit, sans une connaissance exacte des besoins de la consommation, et partant de la proportion à donner aux produits consommables ; comment, sans une règle des salaires, sans une méthode de comparaison des valeurs, sans une délimitation des droits du capital, sans une police du marché, toutes choses qui répugnent à vos théories, pouvez-vous songer sérieusement à organiser le crédit, c’est-à-dire le débouché, la vente, la répartition, en un mot, le bien-être ? Si vous parliez d’organiser une loterie, à la bonne heure : mais organiser le crédit, vous qui n’acceptez aucune des conditions qui peuvent justifier le crédit ! Je vous en défie.
Et si, pour défendre ou pallier une contradiction, vous prétendez que toutes ces questions sont résolues ; si, dis-je, le débouché est partout largement ouvert au producteur ; si le placement de la marchandise est assuré ; si le bénéfice est certain ; si le salaire et la valeur, ces choses si mobiles, sont disciplinées, il s’ensuit que la réciprocité, la solidarité, l’association enfin existent entre les producteurs ; dans ce cas, le crédit n’est plus qu’une formule inutile, un mot vide de sens. Si le travail est organisé, car tout ce que je viens de dire constitue l’organisation du travail, le crédit n’est plus autre chose que la circulation elle-même, embrassant depuis la première ébauche donnée à la matière, jusqu’à la destruction du produit par le consommateur ; la circulation, dis-je, marchant, sous l’inspiration d’une pensée commune, à la mesure normale de la valeur, et dégagée de toutes ses entraves.
La théorie du crédit, comme supplément ou anticipation du débouché, est donc contradictoire. A présent, considérons-la sous un autre point de vue.
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Le crédit est la canonisation de l’argent, la déclaration de sa royauté sur tous les produits quelconques. Par conséquent, le crédit est le démenti le plus formel du système antiprohibitionniste, la justification flagrante, de la part des économistes, de la balance du commerce. Que les économistes apprennent donc une fois à généraliser leurs idées, et qu’ils nous disent comment, s’il est indifférent pour une nation de payer les marchandises qu’elle achète avec de l’argent ou avec ses propres produits, elle ait jamais besoin d’argent ? comment il se peut qu’une nation qui travaille s’épuise ? comment il y a toujours demande de sa part du seul produit qu’elle ne se consomme pas, c’est-à-dire d’argent ? comment toutes les subtilités imaginées jusqu’à ce jour pour suppléer au défaut d’argent, telles que papier de commerce, papier de banque, papier-monnaie, ne font que traduire et rendre plus sensible ce besoin ? En vérité, le fanatisme antiprohibitif par lequel se signale aujourd’hui la secte économiste ne se comprend plus, à côté des efforts extraordinaires auxquels elle se livre pour propager le commerce de l’argent et multiplier les institutions de crédit.
Qu’est-ce, encore une fois, que le crédit ? — C’est, répond la théorie, un dégagement de valeur engagée, qui permet de rendre cette même valeur circulable, d’inerte qu’elle était auparavant. Parlons un langage plus simple : le crédit est l’avance que fait un capitaliste, contre un dépôt de valeurs de difficile échange, de la marchandise la plus susceptible de s’échanger, par conséquent la plus précieuse de toutes, l’argent ; de l’argent qui, selon M. Cieszkovski, tient en suspens toutes les valeurs échangeables, et sans lequel elles seraient elles-mêmes frappées de l’interdiction ; de l’argent qui mesure, domine et subalternise tous les autres produits ; de l’argent avec lequel seul on éteint ses dettes et l’on se libère de ses obligations ; de l’argent, qui assure aux nations comme aux particuliers le bien-être et l’indépendance ; de l’argent, enfin, qui non-seulement est le pouvoir, mais la liberté, l’égalité, la propriété, tout.
Voilà ce que le genre humain, d’un consentement unanime, a compris ; ce que les économistes savent mieux que personne, mais qu’ils ne cessent de combattre avec un acharnement risible, pour soutenir je ne sais quelle fantaisie de libéralisme en contradiction avec leurs principes les plus énergiquement avoués. Le crédit a été inventé pour secourir le travail, en faisant passer dans les mains du travailleur l’instrument qui le tue, l’argent : et l’on part de là pour soutenir qu’entre les nations industrielles l’avantage de l’argent dans les échanges n’est rien ; qu’il est insignifiant pour elles de solder leurs comptes en marchandises ou en espèces ; que c’est le bon marché seul qu’elles ont à considérer !
Mais s’il est vrai que dans le commerce international les métaux précieux aient perdu leur prépondérance, cela veut dire que dans le commerce international, toutes le valeurs sont arrivées au même degré de détermination, et, comme l’argent, également acceptables ; en d’autres termes, que la loi d’échange est trouvée, et le travail organisé entre les peuples. Alors qu’on la formule, cette loi ; qu’on explique cette organisation, et qu’au lieu de parler crédit et de forger de nouvelles chaînes pour la classe travailleuse, on apprenne, par une application du principe d’équilibre international, à tous ces industriels qui se ruinent parce qu’ils n’échangent pas, à ces ouvriers qui meurent de faim parce que le travail leur manque, comment leurs produits, comment leur main-d’œuvre sont des valeurs dont ils peuvent disposer pour leur consommation, aussi bien que si c’étaient des billets de banque ou de l’argent. Quoi ! le principe qui, suivant les économistes, régit le commerce des nations, serait inapplicable à l’industrie privée ! Comment cela ? pourquoi ? Des raisons, des preuves, au nom de Dieu.
Contradiction dans l’idée même du crédit, contradiction dans le projet d’organiser le crédit, contradiction entre la théorie du crédit et celle du libre commerce : est-ce tout ce que nous avons à reprocher aux économistes ?
A la pensée d’organiser le crédit, les économistes en joignent une autre, non moins antilogique, c’est celle de rendre l’état organisateur et prince du crédit. C’est à l’état, disait le célèbre Law, préludant à la création des ateliers nationaux et à la républicanisation de l’industrie, c’est à l’état de donner crédit, et non de le recevoir. Maxime superbe, faite pour plaire à tous ceux que révolte la féodalité financière, et qui voudraient la remplacer par l’omnipotence du gouvernement ; mais maxime équivoque, interprétée dans des sens opposés par deux sortes de personnes, d’une part les politiques fiscaux et budgétaires, à qui tout moyen est bon de faire venir l’argent du peuple dans les coffres de l’état, parce qu’eux seuls y puisent ; d’autre part, les partisans de l’initiative, j’ai presque dit de la confiscation gouvernementale, à qui la communauté seule peut profiter.
Mais la science ne s’enquiert point de ce qui plaît, elle cherche ce qui est possible : et toutes nos passions antibanquières, nos tendances absolutistes et communistes, ne peuvent prévaloir à ses yeux sur l’intime raison des choses. Or, l’idée de faire dériver de l’état tout crédit, et par conséquent toute garantie, peut se traduire dans la question suivante : L’état, organe improductif, personnage sans propriétés et sans capitaux, n’offrant pour gage hypothécaire que son budget, toujours emprunteur, toujours banqueroutier, toujours obéré, qui ne peut s’engager sans engager avec lui tout le monde, par conséquent ses prêteurs eux-mêmes, hors duquel, enfin, se sont développées spontanément toutes les institutions de crédit, l’état, par ses ressources, sa garantie, son initiative, la solidarité qu’il impose, peul-il devenir le commanditaire universel, l’auteur du crédit ? El quand il le pourrait, la société le souffrirait-elle ?
Si cette question était résolue par l’affirmative, il s’ensuivrait que l’état possède le moyen de remplir le vœu de la société manifesté par le crédit, lorsque, renonçant à son utopie d’affranchissement du prolétariat par le libre commerce et se reployant sur elle-même, elle cherche à rétablir l’équilibre entre la production et la consommation, par un retour du capital au travail qui le produit. L’état, en constituant le crédit, aurait obtenu l’équivalent de la constitution des valeurs : le problème économique serait résolu, le travail affranchi, la misère refoulée.
La proposition de rendre l’état tout à la fois auteur et distributeur du crédit malgré sa tendance despotico-communiste, est donc d’une importance capitale, et mérite d’attirer toute notre attention. Pour la traiter, non pas avec l’étendue qu’elle mérite, car au point où nous sommes parvenus, les questions économiques n’ont plus de bornes ; mais avec la profondeur et la généralité qui seules peuvent suppléer aux détails, nous la diviserons en deux périodes : l’une, qui embrasse tout le passé de l’état relativement au crédit, et que nous allons sur-le-champ passer en revue ; l’autre qui aura pour objet de déterminer ce que contient la théorie du crédit, et par conséquent ce que l’on peut attendre d’une organisation du crédit, soit par l’état, soit par le capital libre ; ce sera la matière du second et du troisième paragraphe.
Si, pour apprécier la puissance d’organisation qu’il a plu aux économistes, dans ces derniers temps, de reconnaître à l’état en matière de crédit, après la lui avoir refusée en matière d’industrie, il suffisait d’invoquer des antécédents, la partie serait trop belle contre nos adversaires, à qui nous n’aurions plus qu’à opposer, en place d’arguments, ce qui peut les toucher davantage, l’expérience.
Il est prouvé, leur dirions-nous, par l’expérience, que l’état n’a ni propriété, ni capitaux, rien en un mot sur quoi il puisse fonder ses lettres de crédit. Tout ce qu’il possède, en valeurs mobilières et immobilières, est depuis longtemps engagé ; les dettes qu’il a contractées en sus de son actif, et dont la nation paye pour lui l’intérêt, dépassent en France quatre milliards. Si donc l’état se fait organisateur du crédit, entrepreneur de banque, ce ne peut être avec ses propres ressources, mais bien avec la fortune des administrés ; d’où il faut conclure que, dans le système d’organisation du crédit par l’état, en vertu d’une certaine solidarité fictive ou tacite, ce qui appartient aux citoyens appartient à l’état, mais non pas réciproquement, et que le gouverneur de Louis XV avait raison de dire à ce prince, en lui montrant son royaume : Tout cela, sire, est à vous.
Ce principe du domaine éminent de l’état sur les biens des citoyens est le vrai fondement du crédit public : pourquoi la charte n’en parle-t-elle pas ? pourquoi la législation, le langage, les habitudes, y sont-ils plutôt contraires ? pourquoi garantir aux citoyens leurs propriétés en dehors de toute suzeraineté de l’état, lorsqu’on cherche à introduire subrepticement cette théorie de la solidarité de la fortune publique et des fortunes particulières ? Et si cette solidarité n’existe pas, ne peut pas, dans le système de la prépondérance et l’initiative du pouvoir, exister ; si ce n’est qu’une fiction, enfin, que devient la garantie de l’état ? et qu’est-ce que le crédit donné par l’état ?
Ces considérations, d’une simplicité presque triviale, et d’une réalité inattaquable, dominent toute la question du crédit. On ne sera pas surpris que j’y revienne de temps à autre avec une nouvelle insistance.
Non-seulement la propriété est nulle dans l’état ; chez lui la production n’existe pas davantage. L’état, c’est la caste des improductifs ; par lui, aucune industrie n’est exercée, dont les bénéfices prévus puissent donner valeur et sûreté à ses billets. Il est désormais universellement reconnu que tout ce que produit l’état, soit en travaux d’utilité publique, soit en objets de consommation domestique ou personnelle, coûte trois fois plus qu’il ne vaut. En un mot, l’état, et comme organe improductif de la police, et comme producteur pour la part du travail collectif qu’il s’est attribuée, vit uniquement de subventions : comment, par quelle vertu magique, par quelle transformation inouïe deviendrait-il tout à coup le dispensateur des capitaux dont il ne possède pas le premier centime ? comment l’état, l’improductivité même, à qui par conséquent l’épargne est essentiellement antipathique, deviendrait-il le banquier national, le commanditaire universel ?
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Contradictions in the Idea of Credit
Credit is the canonization of money, the declaration of its royalty over all products whatsoever. In consequence, credit is the most formal denial of free trade, a flagrant justification on the part of the economists, of the balance of trade. Let the economists learn, then, to generalize their ideas, and let them tell us why, if it is immaterial for one nation to pay for the goods which it buys with money or with its own products, it always has need of money? How can it be that a nation which works, exhausts itself? Why is there always a demand from it for the only product that it does not consume, that is to say, money? .How all the subtleties conceived up to this day for supplying the lack of money, such as bills of exchange, bank paper, paper money, do nothing but interpret and make this need more evident?
In truth, the free trade fanaticism, which today distinguishes the sect of economists, is not understandable, aside from the extraordinary efforts by which it tries to propagate the commerce of money and to multiply credit institutions
What then, once more, is credit? It is, answers the theory, a release of engaged value, which permits the making of this same value, which before was sluggish, circulable; or, to speak a language more simple: credit is the advance made by a capitalist, against a deposit of values of difficult exchange, of the merchandise the most susceptible of being exchanged, in consequence the most precious of all money, money which holds in suspense all exchangeable values, and without which they would themselves be struck down by the interdiction; money which measures, dominates and subordinates all other products; money with which alone one discharges one’s debts and frees oneself from one’s obligations; money which assures nations, as well as individuals, well being and independence; money, finally, that not only is power, but liberty, equality, property, everything.
This is what the human species, by an unanimous consent, has understood; that which the economists know better than any one, but what they never have ceased combating with a comical stubbornness, to sustain I know not what fantasy of liberalism in contradiction to their most loudly confessed principles. Credit was invented to assist labor, to bring into the hands of the laborer the instrument that destroys him, money: and they proceed from there to maintain that, among manufacturing nations, the advantage of money in exchange is nothing; but that it is insignificant in balancing their accounts in merchandise or specie: that it is low prices alone that they have to consider!
But if it is true that, in international commerce, the precious metals have lost their preponderance, this means that, in international commerce, all values have reached the Same degree of determination, and like money, are equally acceptable; in other words, that the law of exchange is found, and labor is organized, among the various nations.
Then, let them formulate this law; let them explain that organization, and, instead of talking of credit and forging new chains for the laboring class, let them teach, by an application of the principle of international equilibrium, all the manufacturers who ruin themselves because they are not exchanging’ teach those workers, who die of hunger because they have no work, how their products, how the work of their hands are values which they can use for their consumption, as well as if they were bankbills or money. What! this principle which, following the economists, rules the trade of nations, is inapplicable to private industry! How is this? Why? Some reasons, some proofs, in the name of God.
Contradiction in the idea itself of credit, contradiction in the project of organizing credit, contradiction between the theory of credit and that of free trade: is this all for which we have to reproach the economists?
To the thought of organizing credit, the economists add another idea no less illogical. It is that of making the State organizer and prince of credit. “It is for the State,” said the celebrated John Law, before the creation of national workshops and of the republicanization of industry, “it is for the State to give credit and not to receive it.” Superb maxim, made to please all those who revolt against financial feudalism, and who would replace it by the omnipotence of government; but it is an equivocal maxim, interpreted in opposite senses by two kinds of persons; on one side the politicians of the public treasury and of the budget, who resort to any means to bring the people’s money into the coffers of the State, because they alone can do so; on the other side, the partisans of initiative—I almost said of governmental confiscation—by which the community alone can profit.
But science does not inquire what pleases, it seeks what is possible; and all our feelings against bankers, our absolutist and communist tendencies, cannot prevail in its eyes upon the inmost reason of things. Now the idea of deriving all credit from the State, and consequently all guaranties, can be expressed in the following question:
The State, an unproductive organism, an entity without property and without capital, cannot offer anything as security for a mortgage except its budget; always a borrower, always bankrupt, always in debt, it cannot involve itself, without involving everyone with it. In consequence, the lenders themselves, outside of it, finally developed spontaneously all the institutions of credit. The State, by its resources its guaranty, its initiative, the solidarity that it imposes, can it become the universal partner, the author of credit? And if it could, would society tolerate it?
If this question were answered in the affirmative, it would follow that the State possesses the means to answer the prayer of society manifested by credit, when, renouncing its utopia of enfranchising the proletariat by the freedom of trade, and turning suddenly around, it seeks to re-establish the equilibrium between production and consumption by a return of capital to the laborer who has produced it. The State in constituting credit would have obtained the equivalent of the constitution of values; the economic problem would be settled, labor freed, poverty diminished.
The proposition to make the State at once source and distributor of credit, notwithstanding its despotico-communistic tendency, is, therefore, of supreme importance, and merits all our attention.
To treat it, not to the extent that it merits (because at the point where we have arrived, the economic questions have no limit). but with profundity and generality, which alone can supply all the details, we shall divide it into two periods: one, which includes all the past of the State relatively to credit; the other, which will have for its object to determine what the theory of credit means, and in consequence what can be expected of an organization of credit, either by the State or by free capital.
If to appreciate the power of organization which it has pleased the economists, in recent times, to attribute to the State in the matter of credit after having refused to do so in the matter of industry, it sufficed to invoke precedents, our case against our adversaries would be simple, requiring only that instead of arguments we oppose them with what would affect them more—experience.
It is proved, we would tell them, by experience, that the State has no property, no capital, nothing, in a word, on which it can base its letters of credit. All that it possesses, in movable and immovable values, have long been pledged: the debts that it has contracted are over and above its assets, and consequently the nation pays in France over four billions interest on it. If, therefore, the State were to become the organizer of credit, the banker, it cannot become such with its own resources, but rather with the money of its customers; from which we must conclude that, in the system of the organization of credit by the State, by virtue of a certain imaginary or assumed solidarity, what belongs to the citizens belongs to the State, but not reciprocally; and that the governor of Louis XV was correct in saying to that prince, in showing him his realm; “All this, sire, belongs to you.”
[two untranslated paragraphs]
Not only is property a nullity in the State; with it production no longer exists. The State is unproductive; through it no industry is exercised whose anticipated benefits could give value and security to its bills. It is thereafter universally recognized that all that is produced by the State, whether in works of public utility, or in objects of domestic or personal consumption, costs three times as much as ~t is worth. In a word, the State, as the unproductive organ of the government, as producer, lives only on subventions. How, by what magic virtue, by what unheard of transformation, can it become all at once the dispenser of capital, since it does not have a single centime? How could the State, absolutely unproductive, to whom, accordingly, savings arc essentially antipathetic, become the national banker, the universal partner?
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Au point de vue de la production, comme à celui de la propriété, il faut donc revenir à l’hypothèse d’une solidarité tacite, dont l’état se ferait discrètement l’intermédiaire, et qu’il exploiterait à son profit, jusqu’au jour où il lui serait permis de l’avouer tout haut et d’en décréter les articles. Car, avant d’avoir vu fonctionner cette grande machine, je ne puis penser qu’il s’agisse simplement d’une entreprise de banque, formée à l’aide de capitaux privés, et dont la gestion seulement serait confiée à des fonctionnaires publics : en quoi une telle entreprise, alors même qu’elle procurerait au commerce des capitaux à meilleur marché, différerait-elle de toutes les entreprises analogues ? Ce serait créer pour l’état, sans qu’il y mît rien du sien, une nouvelle source de revenus : sauf le danger de laisser entre les mains du pouvoir des sommes considérables, je ne vois pas ce que le progrès, ce que la société y gagneraient. L’organisation du crédit par l’état doit aller plus au fond des choses ; et l’on me permettra de poursuivre mes investigations…
Mais oui bien, dit-on, l’état possède un capital, puisqu’il a le plus gros, le plus impérissable des revenus, puisqu’il a l’impôt. Dût-il augmenter cet impôt de quelques centimes additionnels, ne peut-il donc s’en servir pour combiner, exécuter et gager les plus vastes opérations de crédit ? Et même sans recourir à une augmentation d’impôt, qui empêche l’état, sous la garantie limitée ou illimitée de la nation, et en vertu d’un vote des représentents de la nation, de créer un système complet de banque agricole et industrielle ?
Mais de deux choses l’une : ou l’on entend faire du crédit, sous prétexte d’intérêt général, l’objet d’un monopole au profit de l’état ; ou bien l’on admet que la banque nationale, de même qu’aujourd’hui la banque de France, fonctionnerait concurremment avec tous les banquiers du pays.
Dans le premier cas, la situation, loin de s’améliorer, empirerait, et la société marcherait à une prompte dissolution ; puisque le monopole du crédit dans les mains de l’état aurait pour effet inévitable d’annihiler partout le capital privé, en lui déniant son droit le plus légitime, celui de porter intérêt. Si l’état est déclaré commanditaire, escompteur unique du commerce, de l’industrie et de l’agriculture, il se substitue à ces milliers de capitalistes et de rentiers vivant sur leurs capitaux, et forcés dès lors, au lieu de manger le revenu, d’entamer le principal. Bien plus, en rendant les capitaux inutiles, il arrête leur formation : ce qui est rétrograder par delà la deuxième époque de l’évolution économique. On peut hardiment défier un gouvernement, une législature, une nation d’entreprendre rien de pareil : de ce côté, la société est arrêtée par un mur de métal, qu’aucune puissance ne saurait renverser.
Ce que je dis là est décisif, et renverse toutes les espérances des socialistes mitigés qui, sans aller jusqu’au communisme, voudraient, par un arbitraire perpétuel, créer au profit des classes pauvres, tantôt des subventions, c’est-à-dire une participation de fait au bien-être des riches ; tantôt des ateliers nationaux et par conséquent privilégiés, c’est-à-dire la ruine de l’industrie libre ; tantôt une organisation du crédit par l’état, c’est-à-dire la suppression du capital privé, la stérilité de l’épargne.
Quant à ceux que de pareilles considérations n’arrêteraient pas, sans que j’aie ici besoin de leur rappeler la série déjà bien longue des contradictions qu’ils ont à résoudre avant de toucher au crédit, je me bornerai pour le moment à leur faire remarquer qu’en faisant la guerre au capital, en lui interdisant le placement, ils arriveraient vite non pas au dégagement et à la solidarité des valeurs, mais à la suppression du capital circulant, à l’abolition de l’échange, à l’interdiction du travail. Le commerce de l’argent, qui n’est autre que le mode suivant lequel s’exerce la productivité du capital, est nécessairement le plus libre, je veux dire le plus insaisissable, le plus réfractaire au despotisme, le plus antipathique à la communauté, par conséquent le moins susceptible de centralisation et de monopole. L’état peut imposer à la banque des règlements ; il peut, en certains cas, par des lois spéciales, restreindre ou faciliter son action : il ne saurait par lui-même, et pour son propre compte, pas plus que pour le compte du public, se substituer aux banquiers et accaparer leur industrie.
L’idée de rendre l’état véritablement prince et dispensateur du crédit étant impraticable, et que de considérations je passe sons silence qui en démontreraient tonte l’absurdité ! force est donc de s’arrêter à la seconde hypothèse, celle d’une concurrence, on mieux d’une coopération de l’état, notamment à l’égard de certaines parties encore obscures du crédit qui réclament son initiative, et que les capitaux privés n’ont encore pu féconder, ni même atteindre.
Nous voilà loin, il faut en convenir, de cette organisation si bruyamment annoncée du crédit par l’état, et qui par la force des choses se réduit, comme tout ce qui vient de l’état, à quelques manipulations législatives, ainsi qu’à un ministère de police. Car alors même que la banque centrale serait entrée dans le cercle administratif, comme elle devrait conserver tonte l’indépendance de ses opérations, l’entière séparation de ses intérêts d’avec ceux de l’état, sons peine de se compromettre et de partager le discrédit inhérent à l’état, une pareille banque ne serait toujours que la première maison financière du royaume ; ce ne serait point une organisation du crédit par l’état, à qui, je le répète, il est impossible d’organiser rien, pas plus le travail que le crédit.
L’état reste donc et doit rester éternellement avec son indigence native, avec l’improductivité qui est son essence, avec ses habitudes emprunteuses, c’est-à-dire avec toutes les qualités les plus opposées à la puissance créatrice, et qui font de lui, non le prince du crédit, mais le type du discrédit. A toutes les époques, et chez tous les peuples, on voit l’état sans cesse occupé, non pas à faire jaillir de son sein le crédit, mais à organiser ses emprunts. Sparte, n’ayant pas de trésor, s’imposait un jeûne, pour faire les fonds d’un emprunt ; Athènes empruntait à Minerve son manteau d’or et ses bijoux ; la confiscation, les exactions, la fausse monnaie étaient la ressource ordinaire des tyrans. Les villes d’Asie, familiarisées avec tons les secrets de la finance, procédaient d’une façon moins barbare ; elles empruntaient comme nous faisons, et s’acquittaient par l’impôt[1]. A mesure qu’on avance dans l’histoire, on voit se perfectionner dans l’état l’art des emprunts ; celui de donner crédit est encore à poindre. Souvent, pour se libérer, l’état s’est vu dans la nécessité de déposer son bilan : en France seulement, et pour un laps de 287 ans, M. Augier a trouvé un chiffre total de neuf banqueroutes faites par l’état, « sans tenir compte, ajoute l’historien, des grands et petits moyens de libération analogues, en permanence sous tous nos rois et du temps de la ligue, ou bien périodiques à chaque avènement du trône, depuis l’invention de ce moyen libérateur par le roi Jean, en 1351. »
En effet, se pouvait-il autrement ? et faut-il tant de raisons pour se rendre compte de l’antagonisme invincible de ces deux choses, le crédit et l’état ? L’état quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse, n’est ni ne sera jamais la même chose que l’universalité des citoyens ; conséquemment la fortune de l’état ne saurait non plus s’identifier avec la totalité des fortunes particulières, ni, par la même raison, les obligations de l’état devenir communes et solidaires à chaque contribuable. Qu’on vienne à bout d’égarer pendant quelque temps l’opinion publique, de donner au papier de l’état un crédit égal à celui de l’argent, de soutenir, à force de subtilités et de déguisements, ce mensonge gouvernemental ; on n’aura toujours fait que couvrir l’âne de la peau du lion, et, au moindre embarras, vous verrez la mascarade s’évanouir, ne laissant derrière elle que la confusion et l’épouvante. Ce qu’avait vu Law, lorsque, dans une contemplation prophétique où il devançait de deux siècles l’humanité, il s’écria que c’est à l’état de donner crédit, non de le recevoir, c’était l’association réelle des travailleurs ; c’était cette solidarité économique, résultat de la conciliation de tous les antagonismes, et qui, substituant à l’état la grande unité industrielle, peut seule donner crédit et satisfaction au producteur aussi bien qu’au consommateur. Trompé par une phrase équivoque, et prenant le masque pour l’homme, l’état pour la société, Law entreprit de réaliser une hypothèse contradictoire : il devait infailliblement échouer, et ce fut un bonheur pour la France, dans cette immense catastrophe, que l’ingénieux spéculateur arrivât sitôt à la fin de son expérience. Nous aurons lieu de revenir sur cette grande déception, dont l’inventeur fut la première dupe, lorsque nous parlerons des fictions diverses, au moyen desquelles on a imaginé de procurer la circulation du numéraire, ou, ce qui revient au même, le développement du crédit.
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Le crédit est, de toute l’économie politique, la partie la plus difficile, mais en même temps la plus curieuse et la plus dramatique. Aussi, malgré le grand nombre d’ouvrages publiés sur la matière et dont quelques-uns sont d’une haute portée[2], j’ose dire que cette immense question n’a point encore été saisie dans toute son étendue, par conséquent dans toute sa simplicité. C’est ici surtout qu’on va voir l’homme, instrument de la logique éternelle, réaliser peu à peu et par une série de monuments une pure abstraction, le Crédit, comme nous l’avons vu précédemment convertir en réalités toute cette fantasmagorie d’idées abstraites, la division du travail, la hiérarchie, la concurrence, le monopole, l’impôt, la liberté du commerce. C’est en étudiant les divers problèmes auxquels donne lieu le crédit, que l’on achève de se convaincre que la véritable philosophie de l’histoire est dans le développement des phases économiques, et qu’on voit la constitution de la valeur apparaître décidément comme le pivot de la civilisation et le problème de l’humanité. Nous verrons la société, selon l’heureuse expression de M. Augier, tournant autour d’une pièce d’or, comme l’univers autour du soleil. Car il en est du crédit comme des phases que nous avons jusqu’à présent étudiées : » Ce n’est point, pour emprunter le langage du même écrivain, un fils direct de la volonté de l’homme, c’est un besoin dans la société humaine, une nécessité aussi impérieuse que celle de l’alimentation. C’est encore une force innée, providentiellement ou fatalement intelligente, faisant sa besogne de choses futures ou de révolutions ténébreuses… Les pouvoirs et les rois s’agitent, l’argent les mène : ceci soit dit sans parodier l’action de la Providence. »
Mais nous, disons-le sans scrupule : la philosophie de l’histoire n’est point dans ces fantaisies semi-poétiques dont les successeurs de Bossuet ont donné tant d’exemples ; elle est dans les routes obscures de l’économie sociale. Travailler et manger, c’est, n’en déplaise aux écrivains artistes, la seule fin apparente de l’homme. Le reste n’est qu’allée et venue de gens qui cherchent de l’occupation, ou qui demandent du pain. Pour remplir cet humble programme, le profane vulgaire a dépensé plus de génie que tous les philosophes, les savants et les poètes, n’en ont mis à composer leurs chefs-d’œuvre.
Chose singulière, dont, nous n’avons pas encore cité d’exemple, et qui surprendra le lecteur peu accoutumé à ces métamorphoses de la pensée, le crédit, dans son expression la plus avancée, se présente sous une formule déjà synthétique : ce qui ne l’empêche pas d’être encore une antinomie, la septième dans l’ordre des évolutions économiques. Ainsi que l’a démontré M. Cieszkowski dans un ouvrage dont je ne puis trop recommander la lecture aux amateurs de métaphysique appliquée, le crédit atteint son plus haut période en se développant successivement en position, opposition et composition, par conséquent en produisant une idée positive et complète. Mais, comme nous le démontrerons à notre tour, cette synthèse régulièrement formée n’est pour ainsi dire que d’un ordre secondaire ; c’est encore une contradiction. Ainsi, les idées comme les corps se composent et se décomposent à l’infini, sans que la science puisse dire jamais quel est le corps ou l’idée simple. Les idées et les corps sont tous d’une simplicité égale, et ne nous semblent complexes que par suite de leur comparaison ou mise en rapport avec d’autres corps et d’autres idées.
Tel est le crédit ; une idée qui, de simple qu’elle paraît à sa naissance, se dédouble en posant sa contraire, puis qui se complique en se combinant avec elle, et qui, après cette union, reparaît aussi simple, aussi élémentaire, aussi contradictoire et impuissante, qu’au moment de sa génération première. Il est temps d’arriver aux preuves.
Le crédit se développe en trois séries d’institutions : les deux premières, inverses l’une de l’autre ; et la troisième les résumant toutes deux dans une intime combinaison. La première série comprend la lettre de change, la banque de dépôt, à laquelle il faut rapporter la caisse d’épargnes ; enfin le prêt sur gage ou sur hypothèque, dont le mont-de-piété fournit un exemple.
Par cette suite d’opérations, on a voulu rendre l’argent plus accessible à tout le monde, d’abord en lui facilitant le chemin, et en abrégeant les distances ; puis, en rendant l’argent lui-même moins casanier, moins craintif de se produire. En ternies plus claire, pour avoir l’argent à meilleur marché, on a songé à faire des économies, d’un côté sur le transport par la lettre de change, d’autre part sur l’usure de la matière ainsi que sur le change, par la banque de dépôt ; enfin on a attiré le numéraire par la sécurité, en lui offrant la garantie du gage et de l’hypothèque.
Au moyen de la lettre de change, l’argent que je possède ou qui m’est dû à Saint-Pétershourg pendant que je suis à Paris, est à ma disposition, comme si je le tenais ; et réciproquement la somme que je possède à Paris, et que je dois à Saint-Pétersbourg, existe à Saint-Pétersbourg.
Cette combinaison est une conséquence forcée du commerce ; elle marche à la suite de la production et de l’échange, comme l’effet à la suite de la cause ; et je ne conçois pas la manie des économistes, qui cherchent dans l’histoire la date de l’invention des lettres de change, et fixent cette date au douzième ou au treizième siècle, environ. La lettre de change, quelque barbare et irrégulière qu’en soit la rédaction, existe du jour où deux pays se trouvant en rapport, une somme peut être payée de l’un à l’autre, sur la simple reconnaissance de l’emprunteur ou l’invitation du créancier. Ainsi, rien n’empêche de voir avec M. Augier une lettre de change dans l’obligation signée à Tobie par son parent Gabélus, obligation qui fut acquittée par ledit Gabélus entre les mains de Tobie le jeune, porteur de l’obligation, tout à fait inconnu du souscripteur. Ce fait, qui d’après la légende a dû se passer en Asie cinq ou six siècles avant Jésus-Christ, montre qu’à cette époque les opérations de change et d’escompte n’étaient pas organisées entre Ragès et Ninive : mais le principe était dès lors connu, la conséquence pouvait facilement être tirée, ce qui suffit pour le moment à notre thèse.
Tout le monde connaît les avantages du change, et à quelle niasse de numéraire il supplée. Un négociant de Marseille doit 1,000 fr. à un négociant de Lyon, lequel doit à son tour à un négociant de Bordeaux, 1,000 fr. Il suffit, pour que le négociant de Lyon se rembourse de sa créance et paye en même temps sa dette, qu’il adresse à son correspondant de Bordeaux une lettre de change tirée par lui sur le négociant de Marseille, laquelle par conséquent représente, sous la double garantie du Marseillais et du Lyonnais, la somme de 1,000 fr. La même opération pourra se répéter, avec la même lettre de change, entre le commerçant de Bordeaux et un autre de Toulouse, ce qui triplera la garantie donnée à la lettre de change ; et ainsi de suite à l’infini, la garantie du titre, et par conséquent sa solidité, sa valeur commerciale, augmentant toujours, jusqu’à ce que, parvenu au terme de son échéance, il soit présenté au payement. La lettre de change est donc un véritable supplément de la monnaie, et un supplément d’autant plus certain, que la promesse acquiert, par la voie de l’endos, une garantie progressive, tellement qu’en certain cas le papier de commerce de première qualité est préféré à l’argent.
Avec la banque de dépôt, on s’est élevé à une autre abstraction : c’est la distinction de la monnaie de compte d’avec la monnaie courante.
L’argent, comme toute matière et marchandise, est sujet à usure, altération, larcin et fraude. D’autre part, la diversité des monnaies est un obstacle à leur circulation, et conséquemment une nouvelle cause d’embarras. On a fait disparaître ces difficultés en créant des dépôts publics, où toute espèce de monnaie était admise pour sa valeur intrinsèque et sous déduction d’un agio en compte-courant, et remplacée par des bons remboursables en monnaie d’aloi, jusqu’à concurrence du montant des dépôts. La banque d’Amsterdam, fondée en 1609, est citée comme le modèle des banques de dépôt.
Ainsi l’argent, représenté par un papier de nulle valeur intrinsèque, a pu circuler sans être sujet à rognure, usure ni agio, en un mot, sans éprouver de déficit, et avec la plus grande facilité.
Mais c’était peu d’avoir ainsi aplani la voie au numéraire : il fallait trouver moyen de le faire sortir des coffres ; et c’est à quoi l’on n’a pas manqué de pourvoir.
L’argent est la marchandise par excellence, le produit dont la valeur est la plus authentique et la mieux cotée ; par suite l’agent des échanges, le prototype de toutes les évaluations. Cependant, malgré ces éminentes prérogatives, l’argent n’est pas la richesse ; seul il ne peut rien pour notre bien-être : il n’est que le chef de file, le boute-en-train, si j’ose ainsi dire, des éléments qui doivent constituer la richesse.
Le capitaliste, dont la fortune consiste en argent, a donc besoin de placer ses fonds, de les échanger, de les rendre, autant que possible, productifs, et productifs d’argent, c’est-à-dire de toute espèce de choses. Et ce besoin de se défaire de ses écus, il l’éprouve aussi vivement que le capitaliste dont l’avoir consiste en terres, maisons, machines, etc., éprouve le besoin, pour son entreprise, de se procurer des écus.
Pour que ces deux capitalistes fassent produire leurs capitaux, il faut donc qu’ils les associent. Mais l’association répugne à l’homme autant qu’elle lui est nécessaire ; et ni l’industriel, ni l’homme d’argent, tout en cherchant à s’entendre, ne consentiraient à s’associer. Un moyen se présente de contenter leur désir sans forcer leur répugnance : c’est que le détenteur du numéraire prête ses fonds à l’industriel, en recevant pour gage les capitaux mobiliers et immobiliers de celui-ci, plus un bénéfice ou intérêt.
Telle est, en somme, la première manifestation du crédit, ou, comme parle l’école, sa thèse.
Il en résulte que la monnaie, tout élevée qu’elle soit au dessus des autres marchandises, apparaît bientôt, en tant qu’instrument d’échange, avec de notables inconvénients, le poids, le volume, l’usure, l’altération, la rareté, les embarras du transport, etc. ; — que si l’argent considéré en lui-même, dans sa matière et sa valeur, est un gage parfait du crédit, puisque à l’aide de ce gage, signé du souverain, acceptable en tout temps et contre toute espèce de produits, on est sûr de se procurer tous les biens possibles, cependant, comme représentant des valeurs et moyen de circulation, ce même argent offre des désavantages et laisse à désirer, en un mot, est un signe imparfait du crédit.
C’est à réparer ce vice propre du numéraire que nous allons voir le génie commercial appliquer tous ses efforts. Le second terme, la série antithétique des institutions de crédit, est l’inverse, la négation, en un certain sens, de la première : elle comprend les banques de circulation et d’escompte, et tout ce qui a rapport aux papiers de banque, papiers-monnaies et monnaies de papier, assignats, etc. Voici le mécanisme de cette génération.
Que le lecteur me pardonne de le rappeler constamment à ces formules de métaphysique, auxquelles j’ai ramené déjà toutes les phases antérieures, et dans lesquelles je fais rentrer encore les diverses formes du crédit. En y réfléchissant, on comprendra, je l’espère, que cet appareil si disgracieux à première vue, si étranger à nos habitudes littéraires, est, après tout, l’algèbre de la société, l’instrument intellectuel qui seul, en nous donnant la clef de l’histoire, nous fournit le moyen de poursuivre avec conscience et certitude l’œuvre instinctive et tourmentée de notre organisation. D’ailleurs, il est temps que notre nation renonce aux petitesses de sa littérature dégénérée, aux bavardages d’une tribune corrompue et d’une presse vénale, si elle veut échapper à la déchéance politique qui déjà la menace, et que depuis seize ans on travaille à lui faire accepter avec un si déplorable succès.
Le papier de banque ayant derrière lui son gage, c’est-à-dire le numéraire qu’il représente, n’est point encore une fiction ; c’est tout simplement une abstraction, c’est-à-dire une vérité détachée du fait ou de la matière qui la réalise et la concrète, et dont l’existence forme la garantie du billet. Dans cet élal, le papier de banque est un suppléant heureux et commode de la monnaie, mais il ne la multiplie pas. Or, telle est la faculté qu’il va désormais acquérir, par une combinaison de la lettre de change et de la reconnaissance de dépôt.
Puisque la lettre de change est reçue en payement comme la monnaie, en d’autres termes, puisqu’elle peut être échangée contre toute espèce de produits, elle peut aussi s’échanger contre de l’argent : de là la banque de circulation, c’est-à-dire le métier d’escompteur, sous bénéfice de commission, du papier de commerce.
Le négociant qui a fait argent de son papier se trouve donc avoir en disponibilité le capital qui, sans cette opération, serait demeuré pour lui un capital dormant, et conséquemment improductif. Avec le montant de sa lettre de change, il produit de nouvelles valeurs, il acquiert des services, paye des salaires, solde des marchandises. Rapidité dans la production, augmentation de produit, multiplication du capital, telles sont les conséquences de l’escompte.
Mais, à l’exemple de l’industriel, le banquier, dont tout l’art consiste à échanger des écus contre du papier, puis du papier contre des écus, le banquier peut s’obliger lui-même par lettre de change, et fournir du papier sur sa propre maison, c’est-à-dire créer des bons, soit nominatifs, soit au porteur, et remboursables par lui à présentation. En effet, un banquier, dont le fonds de commerce serait d’un million, après avoir échangé ce million contre du papier à échéance moyenne de quarante jours, peut se trouver au bout de trois semaines sans un centime dans sa caisse, et par conséquent dans l’impuissance matérielle de faire de nouveaux escomptes. Or, comme à la place des espèces, ce banquier ne possède plus que du papier qu’il est sûr de faire rentrer en numéraire, il peut tirer sur cette rentrée une lettre de change, c’est-à-dire créer ce qu’on appelle vulgairement un billet de banque, lequel sera accepté par le commerçant comme une monnaie véritable, et qui pourtant ne sera, comme toute lettre de change, qu’une promesse de remboursement.
Ainsi le billet de ban(|ue est encore la lettre de change créée au premier âge du crédit, mais élevée, pour ainsi dire, à sa deuxième puissance : c’est une lettre de change dont la souscription est faite pour valeurs reçues en lettres de change. Voilà où commence la fiction. Rien de plus logique, au surplus, que cette manœuvre ; elle résulte, tomme il est facile de le voir, des deux principes combinés, du dépôt et de l’escompte. Et cependant, poursuivie dans ses conséquences les plus légitimes, elle aboutit à des abus monstrueux, au renversement même du crédit.
En effet, et à ne consulter que la théorie, puisque tout papier de commerce, à présentation ou à terme, doit être remboursé, sauf les accidents que le métier du banquier est de prévoir ; il est clair que rien n’empêche celui-ci de tirer sur lui-même autant de lettres de change, d’émettre autant de billets de banque, qu’on lui présente de valeurs à l’escompte, pourvu toutefois qu’il ail soin de faire coïncider ses rentrées avec la présentation probable de ses billets, ou de stipuler pour leur remboursement général, en cas d’encombre, un sursis. Mathématiquement cette théorie est irréprochable, puisque la lettre de change du banquier n’est, si j’ose employer ce terme d’imprimeur, qu’une retiration du papier qu’il escompte. En sorte que nous arrivons à cette conséquence extrême, que le commerce de la banque peut se faire avec zéro d’argent. Il suffit pour cela, comme le remarquait finement M. de Sismondi, que le négociant, au lieu de demander crédit au banquier, donne crédit au banquier même. II y a plus : le principe en vertu duquel la banque, au lieu d’argent, remet aux négociants qui viennent à l’escompte une lettre de change tirée sur son portefeuille, conduit tout droit à la négation même de la monnaie, à son expulsion du commerce. Qu’on se figure dès lors ce que doivent être (en perspective] les bénéfices d’une entreprise capable, en vertu d’un privilège accordé par le souverain, d’embrasser tout le commerce d’un empire, et sans posséder la moindre parcelle d’or, de neutraliser la puissance de l’or, d’opérer le change de toutes les valeurs, et de tirer le revenu net de quelques milliards de capitaux !
Telle fut, selon nous, la série de raisonnements par laquelle le fameux Law fut conduit à l’idée de sa banque royale, laquelle, sans avoir à son début rien en caisse, appuyée seulement (pour donner corps à l’idée) sur une exploitation gigantesque du Mississipi, devait escompter tout le papier du commerce, et, par la mise en circulation de ses billets substitués peu à peu au numéraire, autant que par les actions qu’elle délivrait en échange des espèces, attirer toutes les richesses métalliques du royaume dans les coffres de l’état. Law, entraîné par la logique de ses idées, et rassuré d’ailleurs sur la moralité de son système par la haute garantie de l’état, dont la capacité de donner crédit sans offrir de gage réel était pour lui un sujet de méditation journalière, Law prit-il au sérieux sa folle conception, ou bien ne faut-il voir en lui qu’un audacieux escroc ? Voilà ce que, sur le simple exposé de cette mirifique aventure, je n’oserais décider. Ce qui est certain, c’est que ni Law ni personne de son temps ne possédait à fond la théorie du crédit, pas plus qu’aujourd’hui les économistes n’entendent la philosophie de l’économie politique. Et si quelque chose peut excuser Law, c’est la bonne foi, c’est l’admirable étourderie avec laquelle les économistes, sans y voir rien, poursuivent leurs utopies de libre commerce, de concurrence illimitée, d’impôt progressif et équitable, d’organisation du crédit, etc., c’est-à-dire la négation du monopole par l’affirmation du monopole.
Quoi qu’il en soit du système de Law, il demeure acquis à la science que, dans la théorie du crédit, l’emploi de l’argent conduit au non-emploi de l’argent ; et c’est encore par une application de cette théorie qu’un économiste célèbre, David Ricardo, a créé un autre système de circulation et d’escompte, duquel la monnaie se trouve complètement exclue. Ainsi donc, au point de départ, nous avons la banque de dépôt, c’est-à-dire un système dans lequel, pour délivrer au négociant des espèces, la banque commence par lui demander les espèces qu’il a, ce qui implique nullité de crédit pour quiconque ne possède point d’argent : absurdité. A l’autre côté de la théorie, nous avons la banque de circulation, c’est-à-dire un système dont le dernier mot est que pour faire de l’argent il suffit d’un carré de papier dont la valeur est nulle : absurdité.
Cette absurdité ressort bien davantage si, remontant au principe de la monnaie, à la théorie de la constitution des valeurs, on généralise le principe de la banque de circulation, en l’appliquant à toute espèce de produits. De même en effet que le banquier peut tirer une lettre de change sur lui-même et faire entrer de la sorte dans le commerce une valeur fictive, admise cependant comme réelle ; de même tout entrepreneur d’industrie, tout commerçant peut, à l’aide d’un compère, tirer une lettre de change pour des livraisons qu’il n’a point faites, pour des produits qu’il ne possède même pas : si bien qu’avec ce mécanisme, les billets de banque se multipliant à fur et mesure de la demande du commerce, un état pourrait arriver à un mouvement d’affaires de plusieurs centaines de milliards, sans avoir produit et sans posséder un centime de valeur. Cette application du principe de la banque d’escompte est fréquente dans le commerce, où on la désigne par le mot de circulation, terme impropre, mais que l’on est convenu d’employer pour caractériser la position d’un homme qui fait de l’argent avec des fictions et recourt aux derniers moyens. Les émissions réitérées d’assignats, sous la république, ne furent pas autre chose.
Or, depuis près d’un siècle qu’on a entrevu plutôt qu’on n’a compris la contradiction de ce mécanisme, on n’a su encore y remédier, comme à tant d’autres inconvénients de l’économie politique, que par un compromis entre les extrêmes.
On a cumulé les deux modes d’opération, et toute l’habileté consiste à se tenir dans un juste milieu. Ainsi, il est entendu, et les économistes ne franchissent pas cette enceinte, qu’une banque, fonctionnant à la fois comme banque de dépôt et comme banque de circulation et d’escompte, peut très-bien, sans s’exposer, émettre des billets jusqu’à concurrence du quart ou du tiers en sus de ses valeurs métalliques. Là s’arrête la routine, l’économie politique ne va pas plus loin.
Restait donc à essayer une troisième combinaison du crédit, c’est-à-dire un troisième mode de procurer la circulation des valeurs non constituées, par l’intermédiaire de l’argent. Car, puisqu’il existe opposition entre les deux premiers modes, opposition que l’ambigu économique ne résout pas, c’est signe qu’il doit se trouver un troisième terme qui, conciliant les deux autres, les complète et les perfectionne. Telle est l’œuvre qu’a entreprise M. Cieszkowski.
Jusqu’à présent, dit-il, nous possédons, comme moyens de crédit, mais séparés l’un de l’autre :
1° La monnaie, gage parfait, mais signe imparfait du crédit ;
2° Le billet de banque, gage imparfait ou plutôt nul, mais signe parfait du crédit.
Il s’agit de trouver une combinaison dans laquelle l’agent de circulation serait tout à fois, et dans un égal degré, gage parfait, comme l’argent ; signe parfait, comme le papier de banque ; de plus, suivant la loi de l’intérêt, productif comme la terre et les capitaux, par conséquent non-susceptible de chômage.
Cette combinaison existe, répond M. Cieszkowski. Et il la démontre dans le plus beau langage philosophique et avec l’expérience la plus consommée : double qualité qui devait le rendre à peu près inintelligible aux économistes et aux philosophes. Dans une exposition aussi rapide des idées de M. Cieszkowski, je ne puis que faire tort à cet écrivain : j’essaierai cependant, en joignant quelquefois mes propres idées aux siennes, de donner un aperçu de son système.
Remontons encore une fois aux principes.
La monnaie est, de toutes les marchandises, la seule dont la valeur, quoique variable, soit définitivement constituée et cotée ; c’est à cette prérogative des métaux précieux qu’ils doivent de servir d’évaluateur commun pour tous les produits.
Le but ultérieur du crédit est d’arriver à la constitution de toutes les valeurs, c’est-à-dire de les rendre, à l’instar de l’or et de l’argent monnayés, acceptables en tout payement : ce qui serait évidemment résoudre le problème de la répartition, fonder l’égalité sur la loi du travail, et porter du même pas l’humanité au plus haut degré de liberté individuelle et d’association possible.
Pour arriver à ce résultat, avons-nous dit, le génie social procède par assimilation. C’est-à-dire qu’au moyen d’abstractions et de fictions successives, il tend à rendre circulables, à l’instar de l’argent, toute valeur produite, mais sous condition toutefois d’une évaluation préalable. Peu importe du reste que le corps de la valeur change physiquement de main : il suffit pour la circulation qu’il y ait transport dans le titre de propriété. C’est ainsi qu’un billet de banque, énonçant une portion des richesses accumulées à la banque, équivaut pour le porteur à la possession actuelle de la somme portée sur ce billet ; c’est ainsi pareillement que le prix stipulé et accepté d’une marchandise vendue peut devenir monnaie, sous la forme d’une lettre de change.
On demande donc comment on fera participer au bénéfice de la circulation, comment l’on fera servir au crédit, non-seulement l’argent, non-seulement les billets qui représentent l’argent, non-seulement enfin les lettres de change, et autres obligations à terme fixe et protestable, qui représentent une valeur vendue et livrée ; mais encore les valeurs invendues, les instruments de travail servant à la production de ces valeurs, la terre, le travail même ?
Et voici ce que répond M. Cieszkowski.
Si, après avoir évalué tant en capital qu’en revenu toutes les richesses mobilières et immobilières d’une nation, on faisait des titres de propriété des billets échangeables, acceptables à l’impôt et en toute nature de payement, déduction faite d’une partie aliquote (moitié, tiers ou quart de la valeur de la chose) pour la garantie du porteur, on aurait, dans ce nouvel agent de la circulation,
1° Un gage parfait, puisque ce gage serait, comme les lingots et les tonnes d’or de la banque, un capital existant, réel et non plus fictif ;
2° Un signe parfait, puisqu’il serait éminemment portatif, et de nulle valeur intrinsèque ;
3° Une monnaie productive, puisqu’elle serait le titre de propriété de capitaux en pleine production.
Du reste, ces billets n’aboliraient pas l’usage de la monnaie ; ils le réduiraient seulement et le restreindraient à un rôle secondaire. Ils ne feraient pas cesser non plus la fiction des billets de banque et papiers-monnaies ; mais, bien que la monnaie et les billets de confiance eussent servi, pour ainsi dire, de paradigme à la création des nouveaux effets, ceux-ci les domineraient de toute la hauteur d’une combinaison organique sur ses principes constituants, et les retiendraient dans de justes bornes.
L’auteur entre ensuite dans de longs détails sur l’organisation de l’agence centrale d’où partirait cette vaste émission de valeurs ; sur la hiérarchie des banques secondaires ; sur les précautions à prendre, la marche à suivre, les exemples à l’appui. Il ne manque plus à son projet que d’agréer à quelque fantôme d’homme d’état, qui, le comprenant aux trois quarts et le remaniant à sa guise, s’attirerait une immense renommée, et ferait oublier l’auteur.
Peut tout dire enfin sur cet intéressant ouvrage, c’est là que M. Wolowski, ami et compatriote de l’auteur, professeur de législation comparée au Conservatoire des arts et métiers, a puisé son projet d’organisation du crédit foncier, projet d’une haute portée, et qui a reçu l’adhésion des hommes les plus considérables et les plus compétents en cette matière.
Tel est donc le développement normal et complet de toutes les institutions possibles de crédit, puisque au delà de cette théorie, qui embrasse toutes les valeurs produites et productibles, tous les capitaux engagés et la terre, il n’y a rien :
1° évolution : Lettre de change, prêt sur gage, banque de dépôt.
2° évolution : Banque de circulation et d’escompte ; papier de confiance, papier-monnaie, assignats.
3° évolution : Dégagement de tous les capitaux, représentés par des billets portant intérêt.
Le système de M. Cieszkowski, conséquence nécessaire deux premiers, sera-t-il réalisé ? A ne s’en rapporter qu’au mouvement économique qui emporte la société, on peut le croire. Toutes les idées, en France, sont à la réforme hypothécaire et à l’organisation du crédit foncier, deux choses qui, sous une forme plus ou moins accusée, entraînent de force l’application de ce système. M. Cieszkowski, en véritable artiste, a tracé l’idéal du projet ; il a décrit la loi économique à laquelle toutes les réformes ultérieures de la société sont soumises. Peu importent dès lors les variétés d’application et les modifications de détail : l’idée est sienne en sa qualité de théoricien, et même, en cas de réalisation, de prophète. M. Cieszkowski, en un mot, a raconté l’une des phases les plus curieuses de l’organisation sociale : il est possible qu’il existe ici une lacune dans l’histoire, cette lacune n’existera pas dans la science. La société vit plus par l’esprit que par les sens : c’est pourquoi il lui est quelquefois permis, dans la pratique, de faire des enjambements.
Jetons maintenant un coup d’œil rétrospectif sur ce mouvement prodigieux, à la fois si spontané et si logique, du crédit, et tâchons d’en faire ressortir la preuve de cette nécessité providentielle, car désormais nous pouvons accoupler ces deux termes, que nous rencontrons à chaque pas et dont l’homme semble l’agent involontaire ; de cette nécessité, dis-je, qui a si fort étonné M. Augier, et qui est la preuve la moins équivoque de l’infaillibilité humaine.
Se pouvait-il qu’il n’y eût pas de monnaie ? Autant vaut demander s’il se pouvait que parmi tous les produits du travail humain, il ne s’en trouvât pas quelqu’un d’une valeur plus commerciale que les autres. — Observons en passant que le progrès aurait pu être plus ou moins retardé, si, en face de l’or et de l’argent, la société avait adopté pour évaluateur commun, le blé, le fer, la soie, ou toute autre marchandise d’une plus grande variabilité de valeur et d’une circulation plus difficile.
La monnaie une fois inventée, se pouvait-il qu’elle ne devînt pas l’objet de la cupidité générale, la chose la plus nécessaire au pauvre comme au riche ?
Et puisque la fabrication d’une plus grande quantité de numéraire, au lieu de résoudre le problème, ne fait que l’ajourner, se peut-il encore, qu’après avoir évalué à la mesure de l’argent tous les capitaux et les produits, on ne travaille pas à les dégager et à les mettre en circulation comme monnaie ?
Disons-le hardiment : tout cela était inévitable, tout cela était écrit dans le cerveau humain comme sur le livre des destinées. Dès ce moment, la route suivie par l’humanité était la vraie route, et ses opérations sont justifiées. Un moment le socialisme, s’exprimant par la bouche de l’Église, s’insurgea contre l’esprit économique, et parut vouloir arrêter la marche des sociétés en proscrivant le prêt à intérêt. C’était comme une négation de la providence par la providence même ; une protestation de la conscience universelle, devenue chrétienne, contre la raison universelle, qui persistait à agir en païenne. Le socialisme, qui fut toujours le fonds de la catholicité, pressentait dès lors que même avec une organisation parfaite du crédit, l’humanité ne serait pas plus avancée qu’avec la pleine concurrence ; que la misère et l’opulence en seraient seulement, chacune de son côté, accrues ; et il réclamait une loi plus complète, moins égoïste, et surtout moins illusoire. Malheureusement, à l’époque où Rome et les conciles, poussés par un faux esprit de popularité, sévissaient contre le capital et prohibaient l’intérêt, la liberté était à conquérir ; et comme cette conquête ne pouvait s’accomplir que par la propriété, et conséquemment par l’intérêt, l’Église fut obligée de retirer ses foudres et d’ajourner ses anathèmes.
La maladie de notre siècle est la soif de l’or, c’est-à-dire le besoin de crédit ; qu’y a-t-il d’étonnant à cela ? Que la morale hypocrite, la littérature famélique et la démocratie rétrograde se récrient contre le règne de la banque et le culte du veau d’or, ces imprécations inintelligentes ne font qu’accuser la marche triomphale de l’idée. Depuis le Sinaï, le veau d’or est le dieu qu’adore le genre humain, dieu fort, dieu invincible, qui ne trouve d’infidèles que parmi les contemplatifs qui, semblables à Moïse, oublient sur la montagne le manger et le boire. Israël ne s’est pas trompé lorsque, prosterné devant une masse d’or, il s’est écrié : Voilà le Dieu, Israël, qui t’a délivré de l’esclavage. Et Moïse ne s’est pas trompé non plus lorsqu’il a voulu que son peuple reconnût encore une puissance supérieure à l’or, et qu’il lui a montré tels que Jéhovah, la force créatrice, le travail en un mot, de la liberté et de la richesse.
Mais, comme dit le Sage, il y a temps pour chaque chose : temps pour la semaille, et temps pour la moisson ; temps pour Mammon, et temps pour Jéhovah ; temps pour le capital, et temps pour l’égalité. Dans la genèse économique, le culte de l’or devait précéder le culte du travail : aussi, comme l’a remarqué avec beaucoup de raison M. Augier, chaque progrès du crédit est une victoire remportée sur le despotisme ; comme si, avec le capital, se dégageait pour nous la liberté.
La lettre de change, la banque de dépôt, le change des monnaies, le prêt à intérêt, l’emprunt public, les comptes-courants, le numéraire fictif, l’intérêt composé et les procédés d’amortissement qui s’en déduisent, paraissent avoir été connus depuis un temps immémorial ; la transmissibilité de la lettre de change par voie d’endos, la création d’une dette publique et permanente, les hautes combinaisons du crédit, semblent d’invention plus moderne[3]. Tous ces procédés par lesquels s’exprime le crédit, depuis la monnaie de fer jusqu’à l’assignat et au billet à rente, doivent être considérés comme les pièces d’une immense machine, dont l’action peut être définie en un seul mot, vieux comme le monde, fœnus, l’intérêt. Et chose singulière, mais qui ne peut plus nous surprendre, c’est que l’invention du prêt à intérêt n’appartient pas au capital, mais au travail lui-même, et au travail esclave. Partout, et à toutes les époques, ce sont des industrieux opprimés qui découvrent que le prêt à intérêt peut devenir une arme offensive et défensive plus redoutable que l’épée et le bouclier ; partout ce sont les castes privilégiées, la noblesse, la royauté, le sacerdoce, qui se font exploiter par l’usure, en attendant qu’elles retournent contre les peuples le glaive enchanté, qui frappe et qui guérit, qui perd et ressuscite.
« Par suite des croisades, l’immobilité qui avait frappé les capitaux, la terre, et l’homme attaché à la glèbe, ne tarda pas à disparaître. Le premier écu libre fui le premier qui put être emprunté. Mais, si le premier fonds de rachat était minime, la production l’avait mis à intérêt composé, et le mouvement commença. La classe qui n’a pour acquérir les richesses que le travail et l’intelligence, se constitua en corps redoutable, sous le régime des corporations… Les marchands se confédérèrent ; leurs agglomérations, leurs confréries devinrent des cités ; les cités s’accrurent, la révolte suivit la puissance ; et l’indépendance fut, comme toujours, le fruit de l’insurrection… Les cités maritimes ouvrirent la marche… La coalition eut des comptoirs en Angleterre, dans les Indes, en Suède, en Norwège, en Russie, en Danemarck. Hambourg, Brème, Lubeck, Francfort, Amsterdam, furent célèbres par leur nom de villes hanséatiques (hanssen, association). — Pour obtenir des concessions, la ligue prêta de l’argent aux souverains, et en obtint ainsi des droits de cité et de privilège… Puis, si des plaintes s’élevaient, l’association suspendait tout commerce, bloquait les ports, jusqu’à ce que les murmures des ouvriers oisifs qu’elle avait créés, et la misère du peuple qu’elle affamait, forçassent les souverains à demander grâce, et à rappeler chez eux ces maîtres étrangers, même en leur accordant de nouveaux privilèges, c’est-à-dire de nouveaux moyens d’oppression. Dans cet état de choses, devant la ligue hanséatique, les rois tremblèrent… Enfin il y eut des sociétés secrètes, une franc-maçonnerie de l’argent, des initiations, des tortures à subir pour être admis dans les comptoirs de la ligue, véritables forteresses bâties au sein des villes, comme l’étaient les factoreries de Gênes et de Venise dans le Levant. » (Augier, Histoire du Crédit.)
En deux mots, les villes créèrent une force publique ; et pour que cette force fût régulièrement salariée, elles s’imposèrent une cotisation. Ce fut l’origine du revenu public. Les rois s’empressèrent d’imiter cette innovation ; et comme ils empruntaient toujours, à la suite du revenu public ne tarda pas à se former, par une succession d’emprunts, la dette publique. Ainsi nous voyons le crédit naître et se développer spontanément au sein du travail et du servage ; il grandit ensuite par la liberté, et devient à son tour conquérant et souverain. C’est alors que l’état l’adopte, d’abord pour se ruiner de plus en plus en augmentant sa consommation improductive, plus tard pour accroître ses possessions, et enfin pour s’attacher la féodalité nouvelle.
« Bientôt, continue M. Augier, les rois, à l’exemple des communes, se mirent à faire la guerre avec l’argent. Louis XI est le premier roi qui ait pensé sainement sur l’argent. Il prêta 300,000 écus d’or à Jean d’Aragon, après s’être fait engager pour sûreté les comtés de Cerdagne et de Roussillon. Il prêta aussi 20,000 écus d’or à Henri VI d’Angleterre, et reçut en hypothèque la ville de Calais… Ainsi à la guerre de dévastation succédait la guerre des capitaux. »
« L’an 1509, le roi Louis XII se chargea de payer la garnison de Vérone, qui appartenait à Maximilien ; il exigea que le prince lui remît, pour sûreté de cette somme, et de toutes celles qu’il pourrait encore lui emprunter par la suite, les deux citadelles de Vérone, et la place du Vallegio… Or, si le bon roi Louis payait la garnison à condition que la ville lui appartiendrait, nous demandons ce que l’empereur Maximilien retirait de cet emprunt, si ce n’est de prêter ses hommes ? »
Le même Maximilien, que les historiens du temps ont surnommé Maximilien sans argent, se trouvant à Bruges, fut retenu trois jours en prison dans la boutique d’un apothicaire par les bourgeois de cette ville, jusqu’à ce qu’il eût renoncé au gouvernement de la Flandre, écrasée par les impôts dont ce prince endetté ne cessait de frapper ses sujets. Enfin on vit le Pape Léon X, et tout le clergé, à son exemple, engager les joyaux des églises, les vases sacrés, les reliques des saints, et à des juifs, qui plus est, comme on avait vu autrefois Périclès emprunter à Minerve son manteau d’or et ses bijoux, lors de la guerre contre les Lacédémoniens.
Que fut la révolution de 89 ? un dégagement de capitaux. Les privilèges de la noblesse et du clergé rendaient inaliénable et indivisible la plus grande partie du capital social ; et ce fut une véritable loi agraire que le décret qui en ordonna tout à la fois la liquidation et la mobilisation. Au surplus, le but de la révolution, le but réel et avoué, ne fut et ne pouvait être que cela : toute cette rumeur républicaine et impérialiste qui eut lieu ensuite, et dont il n’est demeuré qu’un souvenir, l’ont bien prouvé. Et telle sera encore l’issue du combat engagé sous nos yeux entre le capital, représenté par l’économie politique, et le travail, représente par le socialisme. J’observerai seulement qu’aujourd’hui, malgré toutes les apparences contraires, le travail a la partie encore plus belle qu’autrefois ; mais le moment n’est pas venu d’en dire la raison.
N’oublions pas, à côté de l’impulsion puissante donnée à l’émancipation générale par l’usure que le tiers exerçait contre les autres ordres, l’influence des masses métalliques jetées en Europe par la découverte du Nouveau-Monde, celle des banques de circulation, ainsi que de la commandite. Ajoutez le progrès des sciences, des arts et de l’industrie, œuvre propre des bourgeois ; et vous comprendrez comment, en 89, Syeyès étant venu constater à la face du monde que le tiers-état était tout, le clergé et la noblesse rien, il fallut que le monarque, prince des nobles et fils aîné de l’Église, donnât à cette déclaration d’un roturier force de loi.
11 n’est plus permis d’en douter : le crédit, c’est-à-dire l’ensemble de combinaisons qui fait du travail et des valeurs oscillantes une sorte de monnaie courante et productive, qui, par conséquent, ouvre à l’intérieur ce débouché que la liberté la plus absolue ne peut procurer, le crédit a été l’un des principes les plus actifs de l’émancipation du travail, de l’accroissement de la richesse collective, et du bien-être individuel.
Et lorsqu’on réfléchit à la multitude des moyens de production, d’échange, de répartition, de solidarité effective que le génie de l’humanité a créés, on est moins surpris de l’optimisme de ceux qui trouvent que tout va bien, que la société a fait assez pour le prolétaire, que s’il existe des pauvres la faute n’en doit être imputée qu’à eux ; et l’on se prend à douter soi-même que la plainte du socialisme ait le moindre fondement.
Que le lecteur daigne me suivre un instant dans cette récapitulation.
La liberté individuelle est garantie. Le travailleur ne craint plus qu’un maître lui dispute son pécule ; chacun dispose librement des produits de son travail et de son industrie. La justice est la môme pour tous. Si la constitution, par un motif de conservation et d’ordre incontestable en régime propriétaire, a fait du cens la condition du droit électoral, cette condition étant placée dans les choses, et non dans la distinction des personnes, tout le monde d’ailleurs étant appelé à la fortune, on peu dire encore, à ce point de vue, que la loi électorale est, aussi bien que l’impôt, une loi d’égalité, par conséquent une institution irréprochable et encore au-dessus du peuple pour qui elle est faite. Du reste, l’état lui-même invite, provoque le simple ouvrier, le prolétaire, à suivre l’exemple du bourgeois, jadis prolétaire comme lui et simple travailleur, maintenant parvenu à l’aisance et à la dignité ; l’état offre au travailleur la caisse d’épargnes, puis celle de retraite, plus tard la commandite, l’association, etc. Le prolétaire, s’il sait faire usage des moyens mis à sa disposition, peut légitimement espérer de balancer un jour par ses capitaux la puissance du capitaliste qu’il accuse, de rivaliser par son travail avec les plus vastes industries, et de participer enfin à cette souveraineté de la richesse qui, depuis plusieurs siècles, a commencé d’une manière si sûre l’abaissement du pouvoir. Ne serait-ce donc point à des goûts dépravés, à des habitudes de désordre et d’indiscipline, à l’égoïsme dont elle est infectée, et qui lui fait repousser toute idée d’association et de concert, aux absurdes doctrines dont on la bourre bien plus qu’à un manque réel de moyens, qu’il faut attribuer le malaise et le mécontentement des classes ouvrières ?
Je saisis le prolétaire à sa naissance ; car c’est dès ce moment, c’est dès le berceau que la société s’occupe de lui.
Pour lui assurer le soin que réclame le premier âge, la société lui ouvre d’abord la crèche. Qu’on me permette, pour un moment, d’assimiler la crèche à une institution de crédit en faveur du pauvre. Ainsi, l’enfant au maillot est déjà le débiteur d’une banque ; car c’est lui, bien plus que sa mère, qui profite de cette providence de la société.
Au sortir de la crèche il est reçu à la salle d’asile. Plus tard, il recevra les éléments de toutes les connaissances humaines, ceux même de la peinture et de la musique, dans des écoles créées pour lui.
Le jour de l’apprentissage arrive : c’est la plus pénible, si l’on y regarde de près, de toutes les périodes de la vie de l’ouvrier. Mais que toutes ces douleurs semblent légères à l’enfant, soutenu par la gaieté et l’innocence de son âge, par les caresses de sa mère, les conseils de son père, l’immense espoir de toute une vie qui commence à peine pour lui !…
A dix-huit ans il est ouvrier, il est libre. Il commence à devenir homme. Déjà il aime, et dans quelques années il se mariera.
Supposons que cet ouvrier, à vingt ans, n’ayant que ses bras, et cette somme de connaissances, bien plus considérable qu’on ne croit, que peut donner l’école primaire, aidée de l’apprentissage et de quelques lectures ; supposons, dis-je, que cet ouvrier, obéissant à une bonne inspiration, songe à se créer une pension pour sa vieillesse, une ressource à sa femme et à ses enfants, s’il vient à mourir.
D’abord la caisse d’épargnes lui est ouverte. A 5 fr. par mois, le dépôt sera à la fin de l’année de 60 fr. Au bout de vingt ans, lorsque l’ouvrier sera dans toute la force de l’âge et de la raison, la somme de ses épargnes s’élèvera à 1,200 fr., lesquels, augmentés des intérêts, formeront un capital disponible d’environ 2,000 fr., soit à 4 p. 100 d’intérêt, 80 fr. de revenu.
Supposons maintenant que ce même ouvrier, parvenu à l’âge de quarante ans, alors que la prévoyance est le premier devoir du père de famille, au lieu de cousommer ce revenu de 80 fr., le porte à la caisse d’assurance sur la vie : à 3 p. 100 de prime, cela fait une somme de 2,666 fr. qu’il assure à sa veuve et à ses enfants, en cas de décès de sa part, et qui, ajoutée aux 2,000 fr. qu’il possède à la caisse d’épargnes, formerait déjà, si ce père prévoyant et sage mourait dans sa quarante-unième année, un capital assuré de 4,666 fr. Admettons, au contraire que cet homme, continuant, comme par le passé, de porter ses 5 fr. par mois, plus les intérêts de la première somme qu’il aura retirée et placée, à la caisse d’épargnes, vive encore vingt ans : à soixante ans, il aura devant lui un capital de près de 7,000 fr., ses enfants élevés, et, pour peu qu’il veuille s’occuper encore, une vieillesse à l’abri du besoin.
Développons maintenant, sur une échelle plus vaste, cette intéressante hypothèse.
Supposons que dans une de nos grandes villes, Paris, Lyon, Rouen, Nantes, mille ouvriers, résolus de profiter des avantages de l’épargne et de l’assurance, forment entre eux une société de secours mutuel, dont le but principal serait de s’entr’aider dans les cas de maladie et de chômage, de manière à assurer à chacun, avec la subsistance, la continuité des dépôts. D’abord, avec le capital résultant de leurs dépôts réunis, ces ouvriers pourraient très-bien former entre eux une société d’assurances sur la vie, qui, leur offrant tous les avantages des sociétés de ce genre, leur réserverait en même temps les bénéfices de l’opération. Ce qui revient à dire qu’ils pourraient s’assurer eux-mêmes à beaucoup meilleur marché qu’ils ne trouveraient ailleurs, ou bien encore, qu’avec la même prime, ils assureraient une somme plus considérable.
Ainsi un ouvrier, en même temps qu’il aurait amassé, par quarante années d’imperceptibles économies, une somme de 4,000 fr., aurait pu assurer encore à sa famille, avec l’intérêt provenant de ses épargnes, une autre somme de 3,000 fr. : soit en tout 7,000 fr. qu’il laisserait à sa veuve s’il venait à mourir dans sa soixantième année, à un âge où l’homme est encore robuste et capable de travailler. Sept mille francs, c’est la dot de bien des demoiselles.
Cet exemple nous montre l’un des plus heureux emplois des fictions du crédit. Il est clair, en effet, que le montant des sommes assurées n’est qu’un capital fictif, en majeure partie irréalisable, si on le considère à un moment quelconque de la durée du contrat. Mais ce capital, fictif pour la société, n’en est pas moins une réalité pour chaque assuré, puisqu’il n’est remboursable que par fractions minimes, et successivement, à la mort de chaque assuré. L’assurance sur la vie est un analogue de la lettre de change et du papier de banque, qui, au lieu de s’appuyer sur des lingots, s’appuie sur des rentrées.
Supposons enfin qu’une société de travailleurs ainsi organisée se soutienne, se renouvelle et se développe pendant vingt ou trente ans : il arrivera un moment où cette société pourra tout à coup, en groupant ses forces, disposer de plusieurs millions. Que ne pourraient entreprendre des hommes laborieux et sobres, des hommes éprouvés par trente ans de patience et d’économie, avec une pareille force ! Et n’est-il pas évident qu’une telle conduite, soutenue pendant trois ou quatre générations, et propagée partout comme une religion nouvelle, réformerait le monde et amènerait infailliblement l’égalité ?
On peut varier et combiner à l’infini des suppositions de ce genre, et toujours l’on arrivera à conclure que si le prolétariat reste pauvre, c’est qu’il ne veut pas se donner la peine d’être riche.
Mais, mon Dieu ! autant vaut dire aussi que si nous sommes fous, c’est que nous ne sommes pas sages ; et si nous souffrons, c’est que nous ne sommes pas en bonne santé. Sans doute notre droit public, nos lois civiles et de commerce, notre science économique, nos institutions de crédit, contiennent un million de fois ce qui est nécessaire au prolétariat pour sortir de la misère et s’affranchir de cette odieuse servitude du capital, de ce joug infâme de la matière, cause première de toutes les aberrations de l’esprit. Mais, pour saisir la loi de cette émancipation, il faut sortir, à l’aide d’une conception transcendante, du cercle de l’usure ; et, au terme où nous sommes parvenus, dans cette phase miraculeuse du crédit, nous sommes plus que jamais enfoncés dans l’usure. Tout à l’heure nous ferons la part des torts du prolétaire, celle du capitaliste, et celle de la Providence.
Après avoir dit ce qu’ont été jusqu’à ce moment les formes du crédit, ce qu’elles peuvent devenir, il nous reste à parler du formulaire qui leur est commun à toutes, et qui est à l’économie politique ce que la procédure est à la justice : je veux par là désigner la comptabilité.
Le crédit est le père de la comptabilité, science dont tout le secret consiste dans le principe qu’il ne saurait y avoir de débiteur sans créancier et réciproquement : ce qui est la traduction de l’aphorisme que les produits s’obtiennent par des produits, et ramène, sous une expression nouvelle, l’antagonisme fondamental de l’économie politique.
On ne lira pas sans intérêt les détails suivants sur la comptabilité chez les Romains.
« Les anciens Romains avaient chacun un registre, sur lequel ils écrivaient leurs dettes et leurs créances, sortes de comptes-courants, où ils incrivaient aussi, sous le nom de ceux avec lesquels ils étaient en relation, le passif, acceptum, et l’actif, expensum, de chacun. De même que le journal chez nous, lorsqu’il est dans la forme prescrite par la loi et sans ratures, ces livres faisaient foi en justice. L’un d’eux était appelé nomen transcriptitium, registre de transcription, c’est le grand livre. Avant de porter les articles sur ce dernier, les Romains les couchaient comme nous sur un brouillard ; celui-ci se trouve indiqué dans Cicéron, pro Roscio, sous le nom d’adversaria, comme qui dirait contrôle. Le report sur le transcriptitium s’opérait tous les mois au moins, en transcrivant, d’un côté ce qu’on avait payé, expensum ; de l’autre, en regard ce qu’on avait reçu, acceptum. Enfin ces livres, tenus en réalité par doit et avoir, étaient appelés rationes, parce qu’ils devaient rendre raison de tout ce qui se faisait entre les parties. Telle serait l’origine de la dénomination du livre de raison ou grand-livre, et de ces mots, raison sociale, les sieurs Clopin-Clopant, Harpagon et compagnie. Lorsqu’on voulait s’obliger pour une certaine somme, celui qui devait contracter la dette écrivait sur son registre l’avoir reçue de celui qu’il avait l’intention de faire son créancier ; de son côté, ce dernier écrivait sur le sien l’avoir donnée à celui qu’il voulait faire son débiteur. C’était en résultat ce qu’en jargon commercial nous appelons créditer et débiter. De la conformité des registres résultait le contrat. » (Augier, Histoire du Crédit.)
Remarquons ce parallélisme : débiter, faire débiteur ; devoir, être débiteur : — créditer, faire créancier ; croire (ce mot a perdu en français l’acception du latin credere), confier, remettre en jouissance et propriété jusqu’à parfait payement, être créancier, en un mot. C’est ainsi que nous avons signalé la corrélation de servire et servare, être ou faire esclave, qui exprime si énergiquement le rapport du maître au domestique. L’opposition des idées, sur laquelle s’élève de jour en jour l’édifice social, s’était lormulée dès le commencement dans le langage, comme plus tard, et par une succession d’établissements, elle devait se formuler dans les faits.
Outre l’opposition fondamentale de crédit et débit, achat et vente, qui exprime si bien l’objet ultérieur que nous avons assigné au crédit, celui d’établir l’équilibre entre la production et l’échange ; la comptabilité, dite en partie double, nous révèle une autre opposition, c’est celle des personnes et des choses.
Le négociant, après avoir ouvert, par débit et crédit, un compte à chacune des personnes avec lesquelles il est en relation d’affaires, en ouvre un autre, aussi par débit et crédit, pour chaque nature de valeurs qu’il est susceptible de recevoir et de livrer, et qu’il classe en quatre ou cinq grandes catégories : compte de caisse, compte de change, compte de marchandises générales, compte de divers, lesquels viennent à la liquidation ou inventaire se résoudre en un compte unique, celui des profits et pertes, exprimant pour le négociant ce que l’économiste appelle produit brut et produit net.
Ne dirait-on pas une immense circonvallation de forts, de bastions et de citadelles, préparée dès avant la création du monde par le destin, et qui emprisonne notre intelligence et tient en respect notre activité, à mesure que celles-ci essayent de se produire ? De quelque côté que la liberté se tourne, elle est aussitôt saisie, sans que jamais elle l’ait pu prévoir, par quelqu’une de ces fatalités économiques, qui, sous l’apparence d’instruments secourables, l’enserrent et l’asservissent, sans qu’il lui soit possible ni de se dérober à leur étreinte, ni de concevoir rien hors de leur cercle. Avant que le commerce et l’agriculture, l’art de compter comme celui de se rendre compte, eussent été inventés, le langage, formé spontanément, antérieur à toute institution politique et économique, soustrait par conséquent à l’influence des préjugés postérieurs, le langage exprimait déjà toutes les idées de travail, de prêt, d’échange, de crédit et de dette, de mien et de tien, de valeur et d’équilibre. La science économique existait ; et Kant, au rebours des économistes qui se glorifient de n’ajouter foi qu’au plus grossier empirisme, n’eût pas manqué de ranger l’économie politique, s’il s’en fût occupé, parmi les sciences pures, c’est-à-dire possibles à priori par la construction des principes, et indépendamment des faits.
Dans un sujet comme celui que je traite, tout devait être nouveau et imprévu. J’ai longtemps cherché pourquoi, dans les ouvrages destinés à l’enseignement de l’économie politique, depuis A. Smith jusqu’à M. Chevalier, il n’est nulle part fait mention de la comptabilité de commerce. Et j’ai fini par découvrir que la comptabilité, ou plus modestement la tenue des livres, étant toute l’économie politique, il était impossible que les auteurs de fatras soi-disant économiques, et qui ne sont en réalité que des commentaires plus ou moins raisonnables sur la tenue des livres, s’en fussent aperçus. Aussi ma surprise, d’abord extrême, a-t-elle cessé tout à fait, lorsque j’eus pu me convaincre que bon nombre d’économistes étaient de fort mauvais comptables, n’entendant rien du tout au doit et à l’avoir, en un mot à la tenue des livres. J’en fais le lecteur juge.
Qu’est-ce que l’économie politique ? C’est la science (accordons le mot) des comptes de la société, la science des lois générales de la production, de la distribution et de la consommation des richesses. Ce n’est pas l’art de produire du blé, ni de faire du vin, ni d’extraire du charbon, ni de fabriquer le fer, etc. ; ce n’est pas l’encyclopédie des arts et métiers : c’est, encore une fois, la connaissance des procédés généraux par lesquels la richesse se crée, s’augmente, s’échange, se consomme dans la société.
De ces procédés généraux, communs à toutes les industries possibles, dépendent le bien-être des individus, le progrès des nations, l’équilibre des fortunes, la paix au dedans et au dehors.
Or, dans chaque établissement industriel, dans chaque maison de commerce, à côté des ouvriers occupés à la production, à l’expédition, à la rentrée des marchandises ; en un mot, à côté des travailleurs spéciaux, il est un employé supérieur, un représentant, si j’ose ainsi dire, de la loi générale, un organe de la pensée économique, chargé de tenir note de tout ce qui se passe dans l’établissement, au point de vue des procédés généraux de la production, de la circulation et de la consommation. Cet employé est le comptable. C’est lui, lui seul, qui peut apprécier les effets d’une division du travail bien entendue ; dire quelle économie apporte une machine ; si l’entreprise couvre ou non ses déboursés ; combien la vente a donné de bénéfice ; quels sont les meilleurs débouchés, c’est-à-dire quels clients sont solvables, de quels autres on doit se méfier, en quel lieu on peut espérer d’en faire naître. C’est lui qui est le mieux placé pour suivre les manœuvres de la concurrence, prévoir les résultats d’un monopole, aviser de loin la hausse et la baisse ; c’est lui enfin qui, par ses comptes de traites et remises, connaît la situation de la place et celle du dehors en ce qui concerne le mouvement des valeurs commerciales et métalliques, et la circulation des capitaux. Le comptable, pour tout dire, est le véritable économiste à qui une coterie de faux littérateurs a volé son nom sans qu’il en sût rien, et sans qu’eux-mêmes se soient jamais doutés que ce dont ils faisaient tant de bruit sous le nom d’économie politique, n’était qu’un plat verbiage sur la tenue des livres.
La comptabilité commerciale est une des plus belles et des plus heureuses applications de la métaphysique ; une science, car elle mérite ce nom, quelque limitée qu’elle soit dans son objet et dans sa sphère, qui, pour la précision et la certitude, ne le cède point à l’arithmétique et à l’algèbre.
Je suppose qu’on eût proposé à un mathématicien ce problème :
Trouver, pour les notes écrites que tout négociant devra garder de ses opérations, une combinaison d’enregistrement telle qu’aucune vente, aucun achat, aucune recette, aucune dépense, aucun profit ni aucune perte, aucune négociation, transaction, mouvement de numéraire ou mutation dans le capital, ne puissent être par lui dissimulés, dénaturés, falsifiés, augmentés ou diminués, sans que l’infidélité se montre à l’instant dans les écritures ; de telle sorte que la responsabilité du négociant devant la loi et vis-à-vis des tiers, si les tiers et la loi veulent user de rigueur, soit complètement assurée.
Ce mathématicien, si pour s’aider il n’avait eu que des chiffres, aurait été à coup sûr fort embarrassé. Or, tel est précisément le problème qu’a résolu le Code de commerce, articles 8 et 9.
« Art. 8. Tout commerçant est tenu d’avoir un livre-journal qui présente jour par jour ses dettes actives et passives, les opérations de son commerce, ses négociations, acceptations ou endossements d’effets, et généralement tout ce qu’il reçoit et paye, à quelque titre que ce soit, et qui énonce, mois par mois, les sommes employées à la dépense de sa maison : le tout indépendamment des autres livres usités dans le commerce[4], mais qui ne sont pas indispensables !
» Il est tenu de mettre en liasse les lettres-missives qu’il reçoit, et de copier sur un registre celles qu’il envoie.
» Art. 9. Il est tenu de faire, tous les ans, sous seing privé, un inventaire de ses effets mobiliers et immobiliers, et de ses dettes actives et passives, et de les copier, année par année, sur un registre spécial à ce destiné. »
Eh bien ! ces deux articles ne renferment-ils pas tout le programme de l’économie politique ? Et n’est-il pas risible de voir des hommes, après avoir érigé en science cette routine, bonne tant qu’on ne la prend que comme instrument, mais détestable si l’on veut y voir le principe de la justice et de la société, de les voir, dis-je, en remontrer, en qualité d’économistes, à ces commerçants qu’ils copient, et qui sont leurs maîtres ?
Qu’est-ce donc que l’économiste sait de plus que ce que le Code de commerce, en dix lignes, a prescrit à tout négociant ?
Le Code de commerce n’a rien préjugé ni sur le prix des marchandises ni sur le taux des salaires. Il laisse cet article à l’arbitraire du commerçant, à qui il enjoint seulement de porter en compte les sommes, quelles qu’elles soient, qu’il aura payées. N’est-ce pas ainsi que les économistes, commentateurs scrupuleux et fidèles, nous disent que la valeur est chose de soi incommensurable, et qui dépend exclusivement de l’offre et de la demande ?
Le Code de commerce, au titre des Sociétés de commerce, développant la doctrine du Code civil, art. 1832 et suivants, dit : « La société est un contrat par lequel deux ou plusieurs personnes conviennent de mettre quelque chose en commun, dans la vue du bénéfice qui pourra en résulter, etc. » Le Code de commerce suppose donc que le travail seul et par lui-même ne peut devenir l’objet d’une société, la matière d’un commerce. N’est-ce point encore ainsi que les économistes enseignent que le capital est productif, et que l’ordre social est fondé sur le monopole ?
Il est inutile de pousser plus loin ce parallèle. Les questions de crédit public et d’impôt sont encore des questions de comptabilité commerciale appliquée à l’état : il n’y avait pas de quoi en faire un chapitre d’économie politique, vu la manière dont l’entendaient les économistes. Encore si l’économie politique était une philosophie du commerce, une philosophie de la tenue des livres ! Mais il n’en est rien ; l’économie politique n’est qu’un lourd commentaire sur les articles 8 et 9 du Code de commerce, lesquels renferment à eux seuls la substance de mille volumes.
Je dirai donc en me résumant :
Le Code de commerce, faisant application du principe métaphysique que tout créancier suppose un débiteur, et vice versâ, et imposant à tout commerçant l’obligation d’enregistrer jour par jour ses dettes actives et passives et toutes ses opérations, a jeté les vrais fondements du crédit et créé l’instrument irrésistible de l’égalité future.
Mais de ce que la comptabilité n’implique point par elle-même la mesure des valeurs ; de ce qu’elle reste indifférente à la mesure des quantités exprimées sous les rubriques doit et avoir ; de ce que, impassible comme l’arithmétique dont elle fait un si fréquent usage, elle se prête aussi bien à constater la ruine que l’opulence du commerçant, la spoliation de l’ouvrier que la justice du maître, il ne s’ensuit pas que le législateur ait voulu faire une loi de l’instabilité de la fortune. Et les économistes, en acceptant comme jugé ce qui n’était seulement pas préjugé ; en faisant dire à la routine ce dont la routine ne pouvait rien savoir, ce que mieux étudiée elle aurait fini par déclarer faux ; les économistes ont tout à la fois manqué à leur mission de philosophes, et perdu leur compétence comme critiques.
Les livres de commerce sont des témoins incorruptibles que le commerçant est tenu d’entretenir chez lui, à ses frais, comme une compagnie de garnisaires toujours prêts à l’accuser, si c’est un fripon, comme à le justifier, en cas de déconfiture, s’il est honnête homme. Les économistes ont conclu de ce rôle tout passif, de cette indifférence du témoin algébrique, qu’il n’y avait pas de loi à l’échange : le vrai philosophe en conclura au contraire qu’avec de pareils instruments l’égalité est sauvée, si la loi d’échange elle-même est découverte.
La comptabilité commerciale doit embrasser le monde entier, et le grand-livre de la société avoir autant de comptes particuliers qu’il existe d’individus, autant d’articles divers qu’il se produit de valeurs.
Quand ce temps d’équité sera venu, la politique et le régime représentatif, l’économie éclectique et le socialisme communautaire seront aussi méprisés qu’ils méritent de l’être ; et la monarchie, la démocratie, l’aristocratie, la théocratie, tous ces synonymes de tyrannie, paraîtront à la jeunesse régénérée choses aussi étranges que les qualités formelles, les atomes crochus, la science héraldique et le patois des théologiens.
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La Providence, en conduisant l’homme dans la voie miraculeuse dû crédit, semble avoir eu pour but de créer au sein de la société une institution générale d’assurances pour la propagation et la perpétuité de la misère.
Jusqu’ici l’on a vu, à chaque évolution de l’économie politique, la distinction se creuser plus profonde entre le maître et le salarié, entre le capitaliste et le travailleur. Les machines et la concurrence, le monopole, l’organisation de l’état, les prohibitions comme les franchises, tout ce que le génie humain a imaginé pour le soulagement de la classe laborieuse, a constamment tourné au profit du privilège et à l’oppression de plus en plus écrasante du travail. Il s’agit maintenant de consolider l’œuvre, de fortifier la place contre les incursions de l’ennemi, et d’assurer le possesseur contre les attaques du dépossédé. — Mais, cette assurance, ce sera encore au spolié de la payer ; comme il est écrit : Tout par le travailleur, et tout contre le travailleur.
Ouvriers, travailleurs, hommes de labeur, hommes qui produisez, leur dit-on avec une emphase pleine de cajoleries, c’est pour vous, pour le soulagement de vos vieux ans que nous avons institué ces caisses d’épargne. Venez, apportez vos économies. Nous en ferons bonne et sûre garde ; nous vous en payerons l’intérêt : vous serez nos rentiers, et nous serons vos débiteurs. — Laboureurs ! vous empruntez à usure, et comme vous ne remboursez jamais, on vous exproprie. Venez à notre banque hypothécaire. Nous ne vous prendrons rien pour l’acte, nous n’exigerons point de remboursement, et moyennant un petit intérêt, au bout de trente-six, de quarante-cinq, de cinquante ans, vous serez libérés. — Manufacturiers, commerçants, industriels ! l’argent vous manque. Mais vous ne savez pas que vos usines, vos outils, vos maisons, votre clientèle, votre talent, votre probité, sont un minerai chargé d’or 1 Nous allons laver ce sable et dégager le métal précieux qu’il recèle ; et quand l’extraction aura été faite, nous vous rendrons tout, moyennant un léger escompte. — Pères de famille ! voulez-vous assurer, après votre mort, une dot à vos filles, une pension à vos veuves, une réserve à vos enfants en bas âge ? Nous ne vous demandons encore, à partir du jour de votre inscription, qu’un intérêt proportionné à votre âge de la somme que nous aurons à vous payer.
Et vous travaillerez, et vous vivrez sans inquiétude, et l’or coulera à flots. Vous serez riches, riches et heureux ; car vous aurez le travail, le débouché, la rente, des dotations, des héritages, du profit partout !
D’un mot je renverse cet échafaudage, et je mets à néant la mystification du crédit.
Le crédit, par essence et destination, demande, comme la loterie, toujours plus qu’il ne donne, ne peut pas ne pas demander plus qu’il ne donne : sans cela il ne serait pas le crédit. Donc il y a toujours spoliation sur la masse, et, quel que soit le déguisement, exploitation sans réciprocité du travail par le capital.
Et d’abord le crédit ment quand il s’offre à tout le monde.
D’un côté l’économiste, raccoleur et bavard, nous dit :
« Celui-là seul peut aspirer à jouir du crédit, qui est un honnête homme, animé de sentiments d’honneur, fidèle à sa parole, esclave de ses engagements. Crédit et confiance sont synonymes : or, en quels lieux et envers qui la confiance subsisterait-elle, si ce n’est là où la probité est en estime, et envers des hommes d’une moralité éprouvée ? De même, qui ne serait frappé de ce qu’offrent de libéral des institutions de crédit pourvues d’abondantes ressources et administrées dans un bon esprit ? La mission de ces institutions est, en effet, de faire passer les instruments de travail, la substance vitale des entreprises petites ou grandes, le nerf de l’industrie, en d’autres termes, les capitaux, des mains des détenteurs qui ne veulent pas les faire valoir eux-mêmes, ou qui ne le sauraient point, ou qui n’en auraient pas le loisir, dans d’autres mains plus aptes ou plus disposées à les utiliser, et qui soient sûres. Là donc où il y a un crédit bien organisé, l’homme qui réunit l’intelligence à l’amour du travail, l’aptitude industrielle à la probité, est assuré que le moyen ne lui manquera pas de conquérir avec le temps l’aisance, de se faire avec le temps cette position que le poëte ancien qualifiait de médiocrité d’or, que les Anglais désignent sous le nom d’indépendance, et qui offre à l’homme les meilleures garanties de bonheur. Une fois parvenu là, sauf quelques exceptions, les hommes, dans les temps ordinaires, s’arrêtent volontiers et plantent leur tente sans viser au delà. Mais pour les exceptions elles-mêmes, pour les natures supérieures, lorsqu’elles en sont à ce point, il leur est facile avec le crédit de s’élever à ces hautes positions industrielles, qui sont au niveau des plus hautes positions sociales, et d’où l’on passe de plein pied aux plus éminentes fonctions de l’état, ainsi que nous en trouvons, dans notre société libérale, tant d’exemples éclatants. Depuis quinze ans. Messieurs, vous avez vu deux commerçants, deux hommes qui s’étaient élevés en suivant les voies du commerce, parvenir à la première des dignités de l’État, à celle de président du conseil des ministres !… » (M. Chevalier, Cours d’économie politique. Discours d’ouverture de 1845.) Écoutons maintenant l’économiste philosophe et sévère ; et tâchons de bien goûter la leçon :
« Le crédit n’est point une anticipation de l’avenir, une déception de chrématistique, qui ne fait que déplacer les capitaux en ayant l’air de les créer. Le crédit est la métamorphose des capitaux stables et engagés, en capitaux circulants ou dégagés. Il faut donc que le crédit soit adossé à des réalités, et non à des expectatives ; il demande des hypothèques et non des hypothèses… Ex ni nihilo nihil fit : donc, si vous voulez créer, exhibez vos matériaux, et ne présentez pas ce qui doit être créé comme instrument de création ; car ce n’est qu’un cercle vicieux… Le mal intime qui mine le crédit, c’est qu’on escompte le but au lieu des moyens. » (Cieszkowski, Du crédit et de la circulation.)
Admirable d’expression, mais désespérant de logique ! Ainsi le crédit, en bonne et saine économie, n’est point accordé à la personne, mais à l’hypothèque ; le crédit, si magnifiquement défini la métamorphose des capitaux engagés en capitaux circulants, est l’échange révocable d’un capital quelconque contre de l’argent, une vente à réméré. Donc, malgré l’étymologie du nom, crédit c’est méfiance, puisque l’homme qui ne possède rien n’obtiendra jamais crédit. Tout au contraire c’est lui qui, forcé de servir pour vivre, livrera éternellement son travail à crédit, pendant huit, quinze ou trente jours, à un entrepreneur !
Et l’on nous parle d’organiser le crédit, comme si le crédit était autre chose que la circulation d’une marchandise accessible seulement à ceux qui possèdent des capitaux susceptibles d’hypothèque ! Mais parlez donc d’organiser le gage du crédit, car c’est la chose qui manque ; le gage du crédit, entendez-vous ? c’est-à-dire la possession de la terre, l’industrie et le travail. Le crédit ne manquera jamais aux réalités ; la confiance aux choses est sans bornes : la confiance à l’homme, le crédit aux personnes, fait défaut partout. Donc encore une fois, c’est surtout le gage du crédit, ce sont les motifs de confiance envers les individus qu’il s’agit de créer : et parler de créditer le travail, avant d’avoir policé le travail, c’est construire une ombre de chemin de fer pour transporter des ombres de voyageurs dans des ombres de wagons.
Ainsi le crédit, par sa condition essentielle, est inaccessible au travailleur, sans influence directe sur sa destinée, pour lui comme s’il n’existait pas. C’est la pomme d’or des Hespérides gardée par un dragon toujours veillant, et qui ne peut être cueillie que par l’homme fort, qui porte sur son bouclier la tête de Méduse, l’hypothèque. Le crédit n’a rien à faire aux pauvres, aux journaliers, aux prolétaires : le crédit pour eux est un mythe. Car le crédit ne peut ni ne doit s’adosser qu’à des réalités, non à des expectatives ; le crédit est réel, non personnel, comme disent les légistes. Pour que cette règle puisse être renversée et prise à rebours, il faut que par la réaction du travail contre le capital toutes les richesses appropriées soient redevenues richesses collectives, que les capitaux sortis de la société rentrent dans la société ; il faut, en un mot, que l’antinomie soit résolue. Mais alors le crédit ne sera plus qu’un organe secondaire du progrès ; il aura disparu dans l’association universelle.
Puisque le crédit ment, c’est qu’il vole. Le rapport de ces deux idées est aussi nécessaire que celui d’improductivité et misère. En effet, le crédit est l’organisation sur la plus vaste échelle de la royauté de l’argent et de la productivité du capital : deux fictions qui, sous le nom de crédit, viennent se concerter et s’unir pour consommer l’asservissement du travailleur.
Ne nous lassons pas de revenir aux principes.
Comme du capitaliste au travailleur il y a suprématie et dépendance, comme en autres termes le capital inaugure dans la société une féodalité inévitable ; ainsi, de la monnaie aux autres marchandises, il y a encore suprématie et subalternité. La hiérarchie des choses reproduit la hiérarchie des personncs. Alors même que, selon le système de Ricardo ou celui de M. Cieszkowski, tous les échanges s’opéreraient par l’intermédiaire de billets ou de titres de propriété des capitaux susceptibles de dégagement, la monnaie métallique serait encore le dieu caché qui, dans son oisiveté profonde et sa royale nonchalance, gouvernerait le crédit ; puisque c’est à son image que les valeurs circulantes auraient été, non pas faites, mais feintes : puisque la monnaie leur servirait toujours de mesure, que son estampille serait pour ainsi dire apposée sur le papier ; puisque celui-ci n’obtiendrait créance sur l’opinion, et crédit dans le commerce, que parce qu’on le saurait toujours, et à volonté, remboursable en argent ; puisqu’enfin, malgré cette généralité de la fiction, la constitution effective des valeurs ne serait pas plus avancée qu’auparavant.
Qu’aurait-on obtenu, en effet, par cette banque centrale, émettant pour des milliards de billets à rente, gagés sur les propriétés de l’État, et sur tous les immeubles du pays ? On aurait fait un immense cadastre, à la suite duquel les capitaux fonciers et les instruments de travail, évalués en argent, seraient mobilisés, rendus transmissibles, en un mot lancés dans la circulation, sans plus de formalité qu’une pièce d’or. Au lieu de quatre milliards que l’on dit aujourd’hui former l’importance de la circulation en France, cette circulation atteindrait rapidement au chiffre de vingt ou trente milliards ; et il faut ajouter, pour l’honneur des principes, que, par la variété du gage, cet immense matériel de circulation ne se déprécierait pas. On aurait le fantôme de la constitution de la valeur, qui doit rendre toute marchandise acceptable en payement au môme titre que l’or ; mais on n’aurait pas la réalité de cette constitution, puisque les capitaux monétisés, pour entrer dans le commerce, auraient dû subir une réduction préalable, garantie de leur valeur nominale.
Il est donc démontré, ce me semble, que le crédit ne remplit pas le but de l’économie politique, qui est de constituer toutes les valeurs sociales à leur taux naturel et légitime, en déterminant leur proportionnalité. Tout au contraire, le crédit, en dégageant les valeurs mobilières et immobilières, ne fait que déclarer leur subordination au numéraire. Il constate la royauté de celui-ci et la dépendance des autres: au lieu de créer une circulation franche, il établit sur toutes les valeurs un péage, par la déduction qu’il leur fait subir afin de les rendre circulables. En un mot, le crédit dégage le problème des obscurités qui l’environnent, il ne le résout pas.
C’est ce qu’avoue au surplus M. Cieszkowski.
« L’exploitation du crédit et de la circulation, dit-il, c’est l’exploitation des valeurs les plus idéalisées et les plus généralisées d’une nation ; c’est une industrie, si l’on veut; mais une industrie qui opère non sur telle ou telle valeur brute et immédiate, mais sur la quintessence générale de toutes les valeurs, sur un produit sublimé de toutes les richesses effectives, après le dégagement duquel le résidu de la sublimation ne présente presque plus qu’un caput mortuum. »
Voici donc quelle est la manœuvre du crédit. Il commence par généraliser et sublimer (estimant 4 ce qui vaut 6) la richesse, en ramenant à un type unique (l’argent) les valeurs (instruments de travail et produits) imparfaitement échangeables, comme des paillettes d’or dans le minerai. Puis il fait converger toutes ces valeurs généralisées et sublimées vers un organe central, au palais de l’argent, où s’accomplit le mystère.
Rendons-nous compte une dernière fois de l’opération, en la considérant sous toutes ses faces.
D’abord le crédit, en donnant à la monnaie des formes aussi variées que le sont les capitaux engagés eux-mêmes, n’apporte aucune dépréciation aux valeurs métalliques. L’or et l’argent conservent leur prix et leur puissance ; le papier de crédit, quoique leur égal, quoique supérieur même en un sens, puisqu’il porte intérêt, ne les dépossède pas : tout au contraire, en rendant comme eux les capitaux engagés circulables, il ne fait que marquer la proportion des uns et des autres. Ce n’est pas la marchandise-monnaie qui est augmentée, comme cela arriverait en doublant la masse métallique, ou en émettant tout à coup pour un milliard d’assignats : c’est la richesse sociale elle-même, avec sa variété infinie et ses formes innombrables, qui est mise en mouvement. C’est un nouveau pas, enfin, un pas gigantesque, vers cette constitution absolue de la valeur qui est le but final de l’économie politique. En effet, pour rendre cette constitution définitive, il ne s’agit plus que de substituer dans le crédit l’égalité à la hiérarchie, de rendre toute valeur circulable, non-seulement sous bénéfice de déduction et d’escompte, mais au pair, ce qui est le caractère essentiel de la monnaie.
Or, c’est cet intervalle, au delà duquel le travailleur et le capitaliste deviennent égaux et pareils, que le crédit ne peut franchir sans cesser d’être crédit, c’est-à-dire, sans se métamorphoser en mutualité, solidarité et association ; en un mot, sans faire disparaître la servitude de l’intérêt.
L’intérêt, l’usure, la régale, la dîme, ou, comme je l’ai appelé jadis, le droit d’aubaine, est l’attribut essentiel du capital, l’expression de sa prérogative, par conséquent, la condition sine quâ non du crédit. Cet intérêt cesse-t-il par le dégagement des capitaux fonciers et mobiliers, et par la création des billets à rente ? Loin de là, il s’exerce sur une échelle plus large, avec plus de généralité, de régularité, de consistance. Donc, rien n’est encore changé dans la constitution sociale ; et l’antagonisme sur lequel elle repose n’a reçu qu’un surcroit d’activité et d’énergie.
Or, en quoi consiste le mécanisme, et quelle est la propriété de l’intérêt ?
C’est de vouloir que dans la société le produit net soit en, excédant du produit brut (voir plus haut chap. VI), de créer continuellement un capital fictif, une richesse nominale, une dépense non précédée de recette, un actif introuvable ; c’est, en un mot, de supposer l’impossible, et comme conséquence, de faire affluer sans cesse la richesse des mains de ceux qui produisent, et qui, d’après la fiction, reçoivent crédit, aux mains de ceux qui ne produisent pas, mais qui, d’après la même fiction, donnent crédit : ce qui est trois ou quatre fois contradictoire.
Le capitaliste donc, qui dispose des valeurs métalliques, les seules constituées, les seules acceptables en tout échange, le capitaliste, dis-je, voulant venir en aide au travailleur, favoriser le commerce et la production, contribuer, autant qu’il est en lui, à la fortune publique, prend en gage les titres de propriété de ses clients, et leur remet soit de l’argent, soit des lettres de change sur lui-même, ce qui double ses bénéfices : le tout moyennant intérêt, ce qui fait sans cesse revenir à la banque le même numéraire qui a été prêté, sans qu’il cesse pour cela d’être dû. Et comme les sommes prêtées, revenues par l’usure, sont continuellement reprêtées, il arrive bientôt que le sol, les maisons et tout le mobilier national, se trouvent engagés ou hypothéqués au profit des banquiers. Ce mouvement aliénatoire est d’une rapidité si grandiose, qu’on ne peut le comparer qu’à celui des corps célestes. Le docteur Price avait calculé qu’un décime, placé à intérêt composé depuis l’ère chrétienne jusqu’en 1772, aurait produit plus d’or que ne pourraient en contenir 150 millions de globes, tous de la grandeur de la terre.
L’argent, toujours ressaisi aussitôt que prêté, et par conséquent toujours redemandé avec plus d’instance, vient-il à faire défaut ? — Le banquier émet ses billets de confiance, sa monnaie de papier, laquelle, malgré de petits accidents et quelques mécomptes, ne tarde pas à lui rentrer, aussi bien que le numéraire, et toujours avec accroissement de demandes.
Le papier de banque, assisté de l’hypothèque, ne suffit-il plus ? On crée des billets à rentes ; on met en circulation tout ce qui reste de capitaux ; on invente de nouvelles combinaisons d’amortissement ; on diminue le prix du prêt, les frais de contrat ; on allonge les termes… Mais comme en définitive il est impossible que le capital soit prêté pour rien ; comme il ne se peut pas qu’il rentre tel qu’il a été remis ; comme enfin l’intérêt du capital, si faible qu’il soit, dès l’instant qu’il doit reproduire indéfiniment le capital lui-même avec bénéfice, dépasse toujours l’excédant que le travail laisse au producteur : il y a nécessité que dans une nation le travail s’aliène, pour ainsi dire, continuellement au profit du capital, et que continuellement aussi la banqueroute et la misère rétablissent l’équilibre.
Le docteur Price et son disciple Pitt, lorsqu’ils faisaient leurs calculs sur l’intérêt composé, ne se sont pas aperçus qu’ils venaient de démontrer mathématiquement la contradiction du crédit. La variété des formes, la subtilité des combinaisons, la facilité du transport, la latitude accordée au remboursement : tout cela ne sert de rien. L’équilibre ne peut exister qu’à la condition de faire rentrer sur lui-même le crédit, c’est-à-dire de rendre le capitaliste et le travailleur créanciers et débiteurs, en même degré : chose impossible sous le régime du monopole.
Qu’il vienne donc au plus vite, ce dégagement universel des capitaux, ce règne des billets à rente, où l’argent, idole décrépite, sera mis à la retraite. Et nous verrons l’humanité que les poëtes dépeignent comme la fiancée de Dieu et la reine de la nature, nous la verrons assise, comme une courtisane, l’œil enflammé, la gorge pantelante, à une table de jeu produisant pour le jeu, achetant, vendant, spéculant, toujours pour le jeu. Alors les instruments du travail seront devenus tout à la fois et des enjeux et des instruments de jeu ; les marchés se convertiront en bourse et les routes en coupe-gorge ; la navigation sera piraterie ; tout art et toute science sera comme une fabrique de fausses clefs, de ciseaux, de pinces et de scies préparés pour le vol. Puis ce seront d’effroyables suicides, d’atroces vengeances, la dissolution, le pillage, l’anarchie : après quoi la société fatiguée, mais non assouvie, recommencera sa ronde infernale.
« N’est-il point à craindre, s’écrie à l’aspect de cet épouvantable avenir M. Augier, que l’habitude amenant à sa suite l’impudeur, l’agrégation de la famille humaine ne devienne un repaire de voleurs ou de banqueroutiers systématiques, régis par des lois en dérision de l’équité, et hypocritement coalisés contre la justice, qu’ont de tous temps cherché à acclimater les honnêtes gens ? N’est-il point à redouter, enfin, que des mœurs sans exemple, même dans le passé, ne viennent en permanence renouveler et mettre en pratique ce qu’on a vu en quarante-huit heures dans les états de l’Amérique, la faillite de cent banques à la fois, celle du gouvernement, et par suite, ce qui a manqué au spectacle, celle de tous les citoyens en un jour ? Sujet féerique de rêve pour les bagnes, espèce de loi agraire d’un nouveau genre ! »
Comment en douter encore ? Sous le régime du monopole l’organisation du crédit est la mise en loterie de l’organe social ; c’est le va-tout des nations, incessamment perdu, incessamment ressaisi par la banqueroute. Tandis que la différence du produit brut et du produit net dans la société, seule vraie cause du paupérisme, passe inaperçue, masquée par le fracas de la science et le changement des décors ; tandis que le progrès de la mécanique industrielle, les luttes de la concurrence, la formation de grandes compagnies, les agitations parlementaires, les questions d’enseignement, d’impôt, de colonisation, de politique extérieure, absorbent l’attention publique et la distraient de ses grands intérêts : le crédit se prépare par la généralisation des valeurs, par leur dégagement et leur affluence à un entrepôt unique, à dévoiler ce système de misère, et à nous démontrer l’impossibilité mathématique de notre ordre social.
L’économie politique, en dirigeant le mouvement social dans le sens de la constitution des valeurs, aspire à résoudre sur la société le problème du mouvement perpétuel, problème que les mécaniciens et les économistes, d’un commun accord, déclarent insoluble, parce qu’ils ne possèdent pas les données de la solution. Le mouvement peut être perpétuel, mais à une condition : c’est d’être spontané, produit par une force intime, non par une force extérieure à la machine. Ainsi dans l’univers il y a perpétuité de mouvement parce que le mouvement y résulte d’une force intime à la matière, l’attraction ; ainsi la vie est perpétuelle dans l’animal, parce qu’elle résulte d’une force intime à l’organisme, créatrice de l’organisme, et capable, dans une certaine mesure, d’en subjuguer les éléments. Et comme il est de la nature de la vie d’accroître, par l’organisation, cela même qui lui fait obstacle, il vient un moment où la vie succombe sous l’attraction moléculaire, une spontanéité sous une autre spontanéité : mais la vie, en elle-même, aussi bien que l’attraction, est perpétuelle.
Telle est aussi la force qui anime et développe la société, force spontanée, impérissable, et dont nos contradictions ne sont pour ainsi dire que les battements. Dans l’hypothèse du crédit, l’homme fait venir du privilège, rien que du privilège, et toujours du privilège, c’est-à-dire d’une aliénation, la force productive, cette force qui doit être intime au travail, et qui par conséquent réside dans les entrailles de la société. Est-il étonnant que le crédit, avec toutes ses combinaisons, arrive fatalement à l’immobilité et à la mort ? Le privilège, qui est censé donner, par le crédit, l’impulsion au travail ; le privilège ne dure qu’autant de temps que le travailleur peut, en se produisant, se dépouiller à son profit sans périr. Et comme il est démontré par la théorie de l’intérêt redoublé, que le capital prêté au travail est dû deux fois chaque quatorzième année, il s’ensuit que, dans une organisation parfaite du crédit, le travail perd tous les quatorze ans les capitaux qu’il met en mouvement. La conséquence est que l’équilibre ne s’établit pour les capitaux que par la banqueroute, ce oui veut dire que la loi du développement social n’est point du tout la même que la loi du crédit ; et que pour nous mettre d’accord avec le principe qui fait aller le monde, nous devrions commencer par déposséder ceux qui possèdent : ce qui est impossible, tant que nos contradictions antérieures ne sont pas résolues.
Qu’on dise donc, maintenant, et qu’on répète, sous toutes les formules imaginables, que le crédit doit être adossé à des réalités, et non à des expectatives ; qu’il demande des hypothèques, non des hypothèses : toute cette théorie, inattaquable pour quiconque se place dans la routine du privilège, se trouve radicalement impuissante et convaincue de faux, puisqu’en définitive les capitaux, considérés d’ensemble dans la société, n’ont d’autre hypothèque qu’eux-mêmes, et qu’en se créditant, ils ne peuvent s’adosser à d’autre réalité que la leur. Law, franchissant d’un bond toute cette fantasmagorie du crédit, montra plus de franchise que les théoriciens de notre siècle, lorsqu’il essaya de fonder le crédit sur un mythe (il fallait bien saisir les imaginations par quelque chose), et qu’il se dit : La théorie indique, il est vrai, que le crédit doit être réel. Mais, dans la société, la progression de l’intérêt amenant fatalement l’insolvabilité de l’emprunteur, il est inévitable que le crédit, qui commence par être réel, devienne à la fin tout personnel, c’est-à-dire adossé à des châteaux en Espagne. Dès lors, il vaut encore mieux que le débiteur soit la personne de l’état, que toute autre personne ; en fait d’hypothèque morale, celle-là est la plus sûre. Et puisque ce débiteur est omnipotent, il s’ensuit, au rebours de tout autre débiteur, qu’au lieu de recevoir crédit c’est lui qui le donne.
Qu’on se figure, s’il est possible, à quelle torture d’esprit cet homme dut être en proie au milieu de toutes ces contradictions, dont alors personne ne possédait le secret ; à quel vertige il dut succomber plus tard, lorsqu’en fin de compte il vit toutes ses combinaisons aboutir à la débâcle, à la hideuse banqueroute, comme disait Mirabeau. Il ne nous a pas fallu moins de cinquante années d’un développement philosophique sans égal dans l’histoire pour comprendre quel fut ce Law, homme d’intelligence supérieure, audacieux aventurier qui cherchait une construction impossible, le mouvement perpétuel de la société par le crédit, et qui, raisonnant avec une merveilleuse justesse, fut conduit toujours, par sa logique même, à la contradiction, au néant. Qu’on juge si cet homme dut être admiré de ceux qui croyaient l’entendre, et calomnié de ceux qui ne l’entendaient pas ! Law avait sans doute le sentiment vague de cette affreuse antinomie qu’il colportait, comme la pierre philosophale, de royaume en royaume ; car nous ne saurions admettre qu’il se soit fait illusion sur la valeur de ses actions du Mississipi. Mais il lui était impossible de se rendre compte d’un doute que contredisait la théorie ; et, pressé par les événements, certain de ne s’être point écarté de la routine vulgaire, il se décida à tenter l’inconnu, quitte à bouleverser un empire pour une expérience métaphysique, et à se retirer après, chargé de l’exécration de tous. Ce que j’admire le plus en cet homme, ce qui fait de Law, à mes yeux, un personnage vraiment historique, une figure idéale, c’est qu’il ait cru qu’une telle expérience valait la peine d’être faite, et qu’il n’hésita pas. Après tout, Law n’entamait point le capital social, il ne faisait que le déplacer. Le travail restait comme ancre de salut ; le peuple ne courait aucun risque à l’essai ; et quant à la gentihommerie cupide, oisive et dépravée, elle ne méritait pas qu’il s’en inquiétât. Il n’y aurait à son égard qu’un dégagement de fripons et de dupes.
Les idées de Law ne furent comprises de personne, pas même de l’auteur ; et les économistes aussi bien que les historiens, qui depuis en ont parlé et qui en parlent encore, ne paraissent pas mieux en avoir pénétré le mystère. Il faut donc que l’expérience se renouvelle : et tout aujourd’hui se dispose avec un merveilleux ensemble pour que la tentative soit la plus générale, et qu’aucune fortune ne lui échappe. MM. Ciezskowski et Wolowski sont les principaux chefs de l’expédition ; les membres composant la commission chargée de réviser la loi des hypothèques et d’organiser le crédit foncier forment l’équipage ; M. Augier est le Jérémie qui pleure d’avance sur la catastrophe. Qui osera se plaindre, quand les sommités de l’économie politique, de la finance, de l’enseignement et de la magistrature, appuyées de la faveur publique, parlant au nom de la science et des intérêts, après avoir fait adopter leurs idées aux grands pouvoirs de l’état et soufflé la leçon au législateur, auront ajouté à notre vieux bagage de démocratie, d’aristocratie et de monarchie, la bancocratie, le gouvernement de la banqueroute ?
Le crédit est hypocrite comme l’impôt, spoliateur comme le monopole, agent de servitude comme les machines. Tel qu’une contagion subtile et lente, il propage, étend, distribue sur la masse des peuples les effets plus concentrés, plus localisés des fléaux antérieurs. Mais, de quelque masque qu’il se couvre, piété, travail, progrès, association, philantrophie, le crédit est voleur et assassin, principe, moyen et fin de la féodalité industrielle. Le législateur des Hébreux avait sondé toutes ces profondeurs, lorsqu’il recommandait à son peuple de faire crédit aux autres nations, mais de ne le recevoir jamais d’elles, et qu’il leur promettait à cette condition la domination et l’empire :
Si tu fais crédit aux nations,
El que toi-même tu n’empruntes pas ;
Tu régneras sur tous les peuples,
Et personne ne sera ton maître.
Deutéron., ch. XV, v. 6.
Les Juifs n’ont point failli à ce précepte, infidèles à Jéhovah souvent, fidèles à Mammon toujours. Et l’on peut voir aujourd’hui, si la promesse de Moïse s’est accomplie.
Le crédit opère, non pas directement, en frappant seulement le producteur, mais d’une manière indirecte, eu retombant sur le consommateur comme l’impôt de quotité. Voilà pourquoi l’action du crédit reste imperceptible au vulgaire et ne soulève pas l’opinion : l’intérêt divisé de la production l’emportant ici, de même que dans toutes les questions d’impôt, sur l’intérêt collectif de la consommation. Comme l’on dit que la force s’accroît par la concentration, vis unita major, de même on peut dire qu’un fardeau qui se divise parait moindre ; et c’est sur ce principe qu’est établi le prestige et la durée du crédit. Tout le monde, se promettant de sortir du jeu avec bénéfice, et rejetant sur le public l’intérêt qui le grève, se trouve d’accord pour demander crédit ; personne ne songe à en conjurer les effets subversifs. On ne réfléchit pas qu’à cette loterie les chances sont combinées de telle sorte que le banquier gagne toujours, et qu’en définitive, sauf quelques heureux qui finissent constamment par s’associer à la banque, la surtaxe des produits étant universelle et réciproque, chaque producteur est aussi chargé que s’il portait seul le poids de son propre crédit, le fardeau de sa mauvaise conscience.
Mais, dit-on, ne pourrait-il pas arriver que par l’universalité du crédit, par la variété de ses combinaisons, chacun devînt à la fois commanditaire et commandité, donnât crédit et le reçût, touchant dans le premier cas une prime, et dans le second la payant : de sorte que, par cette circulation véritable, les conditions fussent égalisées, et autant que cela se peut entre les hommes, mutuellement garanties ?
Je rapporte cette objection, toute puérile qu’elle soit, afin de mettre dans tout son jour le cercle vicieux du crédit, l’impossibilité mathématique de cette prétendue circulation égalitaire. D’ailleurs, plus d’un financier, plus d’un organisateur du crédit a été la dupe de cette utopie : il est donc pardonnable au commun des lecteurs de la soulever, comme à moi d’y répondre.
Souvenons-nous que dans la période actuelle des antinomies sociales que nous nommons le crédit, et dont on nous fait attendre de si pompeuses merveilles, rien encore n’est organisé : le travail est livré à la division parcellaire ; l’atelier, à la maîtrise et au salariat ; le marché, à la concurrence et au monopole ; la société, à l’hypocrisie fiscale et parlementaire. Dans celle situation, pour que l’équilibre, tel qu’on le suppose, pût s’établir, il faudrait que les gros capitaux appartinssent aux moindres salariés ; les capitaux de second ordre, aux ouvriers d’un degré supérieur ; et les capitaux les plus faibles, par conséquent les plus petites rentes, à ceux des travailleurs qui jouissent des plus gros traitements. Mais tout cela est contradictoire, impossible, absurde. Ceux qui gagnent le plus sont nécessairement ceux qui feront les plus fortes épargnes, et qui, dans la commandite universelle qu’on prétend créer, posséderont le plus grand nombre d’actions, Qu’importe alors que chaque salarié, depuis le malheureux attaché à une roue et gagnant 1 fr. 25 c. par jour, jusqu’au chef de l’état qui reçoit 12 millions de liste civile, soient portés sur la liste des créanciers de l’état, sur le grand livre de la rente ? A l’iniquité du salaire, vous n’aurez fait qu’ajouter l’iniquité du revenu : ce sera comme dans le projet de participation de M. Blanqui (chap. III), où les associés participants peuvent recevoir en sus de leur solde, et à titre de bénéfice, une part quotidienne de 18 centimes. Il faut donc revenirà l’observation générale que nous avons d’abord faite : pour que le crédit puisse devenir un vrai moyen d’équilibre, il faut que l’équilibre soit préalablement établi dans l’atelier, sur le marché, dans l’état ; il faut, en un mot, que le travail soit organisé. Or cette organisation n’existe pas, bien plus, on la repousse : donc il n’y a lien à espérer du crédit.
Pour mettre cette contradiction dans tout son jour, examinons quelques cas particuliers du crédit, de ceux-là surtout qui sont nés de la charité plutôt que de l’intérêt. Car, comme nous aurons occasion de le remarquer, la charité est de la famille du crédit, elle est une des formes du crédit, et, dès qu’elle sort de sa spontanéité mystique pour se laisser guider par la raison, elle est soumise à toutes les lois du crédit.
Je commence par les crèches.
Loin de moi la pensée de calomnier ces fondations vraiment pieuses, placées sous l’invocation de Jésus enfant, que la ville de Paris doit au zèle aussi actif qu’éclairé de l’un de ses plus honorables citoyens, M. Marbeau. Le principe de la misère est exclusivement social, c’est le crime de tout le monde. Mais les œuvres de la charité sont personnelles et gratuites ; et je serais impardonnable si je méconnaissais la vertu de tant d’hommes de bien, dont la vie se passe à procurer l’émancipation physique et morale des classes pauvres.
Qu’on me pardonne donc l’analyse à laquelle je suis forcé de descendre dans ce livre où rien ne devait être épargné, et qu’on ne juge pas de la dureté de mon cœur par l’inflexibilité de ma raison. Mes sentiments, j’ose le dire, ont toujours été ce qu’amis et ennemis pouvaient désirer qu’ils fussent : quant à mes écrits, si sombres qu’ils paraissent, ils ne sont après tout que l’expression de mes sympathies pour tout ce qui est homme, et qui vient de l’homme.
Voici ce que je lis dans un petit imprimé de quatre pages, répandu dans le public pour la propagation des crèches.
« Crèche des enfants pauvres, âgés de moins de deux ans, dont les mères travaillent hors de leur domicile, et se conduisent bien.
» La crèche est ouverte à cinq heures et demie du matin, fermée à huit heures et demie du soir. La mère apporte son enfant, avec le linge nécessaire pour la journée : elle vient l’allaiter aux heures des repas, et le reprend chaque soir. L’enfant sevré a son petit panier comme l’enfant de l’asile. Des berceuses choisies parmi les femmes pauvres soignent les enfants. Un médecin visite la crèche tous les jours. La mère donne aux berceuses 20 centimes par jour pour chaque jour de présence de l’enfant. Celle qui a deux enfants à la crèche ne donne pour les deux que 30 centimes. »
Suivent les noms des dames inspectrices et directrices, ainsi que des médecins et membres des comités.
J’avoue que la charité de tant de personnes du sexe, les plus distinguées par la naissance, l’éducation et la fortune, et qui se font les hospitalières de leurs sœurs en Jésus-Christ en attendant qu’une société meilleure leur permette de devenir leurs collaboratrices et leurs compagnes, me pénètre et me touche ; et je me ferais horreur s’il échappait à ma plume, en parlant des devoirs que ces nobles dames accomplissent avec tant d’amour et que rien ne leur impose, un seul mot qui respirât l’ironie ou le dédain. saintes et courageuses femmes ! vos cœurs ont devancé les temps ! et c’est nous, misérables praticiens, faux philosophes, faux savants, qui sommes responsables de l’inutilité de vos efforts. Puissiez-vous un jour recevoir votre récompense ! Mais puissiez-vous ignorer à jamais ce qu’une dialectique suscitée de l’enfer, car c’est la société qui l’a mise en mon âme, me forcera tout à l’heure à dire de vous !
Pourquoi, dans une œuvre de miséricorde, faite à l’intention des enfants pauvres âgés de moins de deux ans, dont les mères sont obligées d’aller hors de chez elles gagner leur vie, cette restriction douloureuse, et se conduisent bien ? Sans doute on a voulu encourager le travail, aider l’économie, récompenser la bonne conduite, sans favoriser le désordre. Mais qui donc souffrira de l’exclusion ? Sera-ce la mère ou son enfant ? D’ailleurs, l’inconduite de cette mère n’est-elle pas aussi une calamité dont le pauvre enfant a besoin d’être guéri, encore plus que de l’abandon et du dénûment ?…
Mais, hélas ! la charité, si elle ne veut agir au hasard, et produire à la fin moins de bien que de mal, la charité doit, comme le crëdit, choisir ses sujets : la charité n’est elle-même qu’une espèce de placement, tantôt à réméré comme la salle d’asile et la crèche, tantôt à fonds perdu comme l’hôpital ; mais placement qui dans tous les cas devient d’autant plus efficace, que les gens à qui il s’adresse savent mieux le faire valoir, et, soit par eux-mêmes, soit par leurs descendants, sont à même de reconnaître un jour leurs obligations. La charité, le cœur autant que la raison nous le disent, est sans chaleur pour les incurables, comme le crédit est sans capitaux pour le commerçant ruiné. Aussi tous les livres qu’on a écrits sur la charité sont-ils pleins de cette maxime, que la charité doit se montrer avant tout intelligente, ce qui veut dire, ne se pas engager sans hypothèque, sous peine de s’exercer en pure perte, et encore de dégénérer en consommation improductive, en destruction
Ainsi la charité est menteuse et avare comme le crédit dont elle est l’image ! Il est étrange que les moralistes n’aient pu se déduire de l’affinité de deux choses en apparence si opposées, mais parfaitement identiques, la charité et l’usure, cette conclusion fatale, qui n’avait point échappé à l’ancienne théologie : c’est que la charité est véritablement une vertu surhumaine, uu principe antisocial, subversif et anarchique, une vertu ennemie de l’homme. Il est étrange, disons-nous, qu’il se trouve encore des écrivains de renom, tels qu’un Michelet, pour prêcher au monde la régénération par l’amour et la toute-puissance du sacrifice.
Quoi ! vous ne sauriez pratiquer les œuvres de dévouement, exercer la charité, sans faire usage de votre raison, c’est-à-dire sans traduire votre charité et voire sacrifice en un acte de simple justice commutative, en une opération de crédit : et quand nous vous parlons d’organiser ce même crédit, d’organiser le travail, de créer la justice, de rendre la charité non-seulement intelligente, mais intelligible, vous criez tantôt au mercantilisme, tantôt à l’utopie ! Vous nous accusez de sécheresse, et nous reprochez de sacrifier à l’égoïsme, parce que nous voulons tout soumettre au calcul, au lieu de chauffer avec vous l’amour et la foi ! Vous préférez à l’arithmétique une charité hypocrite, qui ne se peut passer d’arithmétique sans devenir aussitôt imbécile ! Mais qui ne sait que la charité, le sacrifice, le renoncement, ne sont par vous défendus que parce que vous aimez l’inégalité, parce que sous vos airs humbles vous cachez un intraitable orgueil, parce que vous êtes propriétaire ? Eh bien ! tâchez de la justifier maintenant, votre charité : défendez-la.
Ce n’est point assez pour la crèche d’exiger déjà comme sûreté la bonne conduite de la mère : il faut qu’elle impose à cette mère pauvre et chargée d’enfants une contribution.
— « La mère donne aux berceuses 20 centimes pour chaque jour de présence de l’enfant ; et si elle a deux enfants, 30 centimes. » Comptons maintenant : 30 centimes de présence ; 10 centimes pour le linge et le blanchissage ; 10 centimes de chaussure, pour tous les voyages que la mère devra faire à la crèche ; total 50 centimes à prélever par elle sur une journée de 90 centimes ou de 1 fr. Joignez à cela que cette mère néglige son ménage, qu’elle ne fait plus rien pour son mari ni pour elle-même, et vous trouverez que l’avantage des crèches pour les femmes pauvre est zéro.
Se peut-il qu’il en soit autrement ? non, puisque si le berçage, le blanchissage et les autres soins donnés à l’enfant étaient gratuits, si les mères n’avaient qu’à fournir leur lait, la crèche deviendrait bientôt le prétexte et l’objet d’un impôt considérable, une véritable taxe des pauvres, qu’un encouragement serait ainsi donné à la maternité légitime illégitime, à l’accroissement de la population, ce sphinx des sociétés modernes. La charité a donc à faire ici deux choses, et deux choses incompatibles : soigner les enfants des pauvres, et ne pas encourager les pauvres à faire des enfants. C’est précisément le problème de Malthus : augmenter sans cesse les subsistances, sans que les subsistances augmentent la population. Apôtres de la charité ! vous êtes absurdes comme des économistes.
Et remarquez ce contraste. La mère, dont l’enfant est admis à la crèche parce qu’elle se conduit bien et qu’elle travaille, cette mère à qui l’on a l’air de faire une aumône, en fait elle-même une bien plus grande à ses protectrices, quand elle leur donne sa journée pour vingt sous. Je lis de temps en temps dans les journaux les comptes-rendus des loteries tirées pour les pauvres, loteries dont les billets se composent généralement de jolis ouvrages sortis des mains des dames de charité. Cela veut dire qu’une dame du grand monde, chrétienne et charitable, qui a compris que la mission du riche était de réparer envers le pauvre les outrages de la fortune, et qui jouit de dix mille livres de rentes, fruit du labeur et de la spoliation des pauvres, leur rend environ cinq ou dix pour cent de ce qu’elle leur doit[5], et jouit par surérogation des mérites du sacrifice. Est-il clair que votre charité n’est qu’hypocrisie et usure ? Eh ! chacun chez soi, chacun pour soi, s’il vous plaît : vos quêteuses pour les pauvres sont des courtisanes, avec lesquelles vous séduisez le peuple et dévorez son patrimoine. Que les grandes dames travaillent pour elles-mêmes et les pauvres pour eux, et que l’on sache une fois si la justice ne vaut pas mieux pour le bonheur du monde, que le dévouement !
Qui nous délivrera de la charité, de cette mystification par laquelle on ne cesse d’abuser la naïveté du prolétaire, de cette conspiration permanente contre le travail et la liberté ?
Je franchis les salles d’asile, les chauffoirs publics, l’école gratuite (gratuite ! comme l’apprentissage…), et j’arrive au mont-de-piété. Ici, je devrais protester de nouveau de mon respect profond pour les hommes qui ont eu la pensée de cette fondation utile : mais afin qu’on ne m’accuse pas d’une misanthropie systématique, et qu’il soit bien démontré que ce que j’accuse ce sont des idées, des théories, et les institutions nées de ces idées et ces théories, je vais partir, en ce qui concerne le mont-de-piété, de l’hypothèse la plus favorable, celle où l’argent du peuple, l’argent déposé aux caisses d’épargne, serait seul admis dans les monts-de-piété à créditer le peuple.
Je suppose donc que l’intérêt des capitaux engagés dans les monts-de-piété soit de 3 fr. 50 p. 100, le même que celui payé aux déposants des caisses d’épargne,
ci.. | 3 fr. 50 c. |
Frais de bureaux, commis, magasins, etc., 1/1 p. 100, ci |
0 fr. 50 c. |
Valeur des objets laissés en dehors, 33 p. 100. | |
— En admettant que sur la totalité des dépôts le dixième seulement soit abandonné et vendu, soit par l’établissement, soit par le déposant lui-même à des marchands de reconnaissances, à 16 p. 100 au-dessous de la valeur réelle : cette |
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perte, répartie sur dix dépôts, donne… | 1 fr. 60 c. |
——– | |
Total | 5 fr. 60 c. |
Moralité :
Avec la théorie du crédit, le travailleur qui prête à 3 fr. 30 c. p. 100, emprunte à 5 fr. 60 : différence, 2 fr. 10 c. dont il se constitue en perte sur l’intérêt. Il y a des monts-de-piété qui prêtent à 12 p. 100, sous prétexte que leur produit est employé en œuvres pies, à l’entretien des hôpitaux, etc. C’est exactement comme si on tirait à un homme vingt onces de sang, et qu’on lui offrît en compensation un verre d’eau sucrée. On est allé jusqu’à dire qu’il est bon que l’intérêt des monts-de-piété soit élevé, afin que le peuple ne soit pas encouragé à y porter ses nippes : autre absurdité cagote. Pourquoi alors ne pas supprimer tout à fait les monts-de-piété ? Ou plutôt, pourquoi ne pas écrire sur la porte de ces saints établissements : Ici l’on assassine pour l’amour de Dieu et le bien de l’humanité ?
Mais l’institution qui de nos jours a réuni le plus de suffrages, et qui, je le dis sans feinte, les méritait sous tous les rapports, est la caisse d’épargne. Les esprits chagrins, à qui il en coûte trop d’avouer que le gouvernement ait fait une chose utile, ont débité à ce sujet les objections les plus sottes : ils ont dit que l’épargne conduisait à l’avarice, qu’elle troublerait la paix des ménages, par la facilité qu’une femme pouvait trouver à faire des économies à l’insu de son mari ; ils ont demandé comment il est possible d’épargner à qui ne gagne pas même de quoi vivre : et mille autres balivernes qui, pour ne pas manquer de quelque apparence de raison, n’attaquaient pas le principe en lui-même, et n’ont servi qu’à montrer la mauvaise conscience de leurs auteurs.
« Au 31 décembre 1843, le chiffre du solde dû par la caisse des dépôts et consignations aux caisses d’épargne des principales cités manufacturières du royaume, était :
A Saint-Quentin | 1,255,000 | fr. |
A Sedan | 800,000 | |
A Troyes | 1,881,000 | |
A Louviers | 680,000 | |
A Nîmes | 1,675,000 | |
A Saint-Etienne | 2,606,000 | |
A Rive-de-Gier | 130,000 | |
A Reims | 1,813,000 | |
A Lille | 4,412,000 | |
A Mulhouse | 1,081,000 | |
A Lyon | 7,589,000 | |
A Rouen | 6,158,000 | |
A Amiens | 4,781,000 | |
A Abbeville | 1,386,000 | |
A Limoges | 467,000 | |
—————- | ||
15 villes. | 36,217,000 | fr. |
« Voilà, ajoute M. Fix à qui j’emprunte ce détail, des points choisis sur tout le territoire, et qui représentant nos principales industries dans toutes leurs ramifications. En consultant les comptes-rendus de ces différentes caisses d’épargne, on trouve que toutes les catégories d’ouvriers ont participé aux dépôts : ce qui prouve qu’aucune classe de travailleurs n’est spécialement frappée de misère et privée de la faculté de faire des économies. Les détails que renferment les comptes-rendus des caisses d’épargne confirment pleinement cette assertion. Il y a, parmi les déposants, non-seulement des ouvriers des professions les plus diverses ; mais ils présentent encore toutes les nuances de l’état civil ; ce sont des hommes, des femmes de tout âge, des mineurs, des célibataires, des individus engagés dans les liens du mariage, etc. »
En présence de ces résultats M. Fix demande : « Cela ne témoigne-t-il pas de l’efficacité de nos institutions et de notre système économique pour réaliser le progrès ? »
Et il a la bonne foi de répondre :
« Ces faits, quelque consolants qu’ils soient, sont cependant loin de nous conduire à cette conclusion, que la situation des classes ouvrières est satisfaisante ; que la condition des travailleurs est heureuse, qu’aucune amélioration n’est à réaliser. Dieu nous garde de semblables affirmations ! Il y a dans ce monde plus de misère que n’en peuvent guérir une charité sans bornes, les méditations de tous les esprits supérieurs, et les moyens pratiques qui résulteraient de ce double effort. Les souffrances ne sont que trop réelles : jamais on ne les fera disparaître »
Mais enfin, si l’économie politique est efficace pour réaliser le progrès de la richesse, comme M. Fix le prétendait tout à l’heure, d’où vient qu’elle est impuissante à faire disparaître la misère, comme il l’affirme maintenant ? et comment explique-t-il cette évidente contradiction ?
C’est, ajoute M. Fix un peu plus loin, je vais tout de suite à son dernier mot, c’est que le bonheur sur la terre s’accorderait mal avec notre destinée future : ce qui veut dire que l’économie politique est une énigme pour les économistes, et que M. Fix ne l’a pas devinée.
J’ose espérer, lecteur, que vous êtes plus avancé que cela.
Toutes les catégories d’ouvriers, comme l’a fort judicieusement observé M. Fix, participent aux dépôts des caisses d’épargne, et parmi les déposants, on trouve des individus de tout sexe, de tout âge et de toute condition. Cela prouve que toutes les conditions sont égales comme instruments de richesse, et qu’à tout âge, à tous les moments de sa vie sociale, l’homme peut être producteur, et devenir l’artisan de son bien-être. Ainsi se démontre de nouveau, à la caisse d’épargne, l’équivalence des fonctions et l’anomalie de la misère : tel est notre premier point.
Mais, dans chaque catégorie industrielle, la division du travail, les machines, l’organisation hiérarchique, les bénéfices du monopole, la répartition inique de l’impôt, le mensonge du crédit, font d’innombrables victimes, et rendent inutiles pour la multitude les efforts de l’industrie humaine, la prévoyance du législateur et toutes les combinaisons de la justice et de l’équité. Or, l’équilibre manquant dans la production, il y a nécessité qu’il fasse aussi défaut dans la répartition : et sans nous inquiéter de la contrariété qui pourrait exister, par la réalisation du bonheur ici-bas, entre la destinée présente et la destinée future, il est au moins certain que la destinée présente n’est pas d’accord avec elle-même, et que cette discordance vient de l’économie politique.
Que les comptes-rendus des caisses d’épargne fournissent donc la preuve du bien-être des déposants, nous l’admettons volontiers : mais si ces mêmes comptes-rendus fournissent en même temps la preuve du mal-être des non-déposants, qu’y aura-t-il de prouvé en faveur de l’économie politique ? Sur 400,000 ouvriers et domestiques que renferme Paris, 124,000 seulement sont inscrits aux caisses d’épargne : le reste, absent. Quel usage ceux-ci font-ils donc de leur salaire ? Deux exemples vont nous l’apprendre.
A Paris, un certain nombre d’ouvriers imprimeurs gagne depuis 5 jusqu’à 10 fr. par jour et travaille toute l’année : la grande majorité n’atteint pas 3 fr., et jouit de deux mois de repos. A Lyon, quelques ouvriers en soie, ayant à domicile plusieurs métiers, peuvent se faire par leur travail personnel et celui des ouvriers qu’ils occupent, jusqu’à 5 et 6 fr. de revenu. La multitude ne dépasse pas, en moyenne, les hommes 2 fr., les femmes 1 fr. Je m’arrête à ces deux professions. Qu’on me dise ce que peut être à Paris l’existence d’un adulte gagnant moins de 3 fr. par jour, et à Lyon celle d’un ouvrier ayant un salaire variable de 1 à 2 fr. ? On s’étonne que ce monde-là ne fasse point d’économies, d’autant plus qu’il ne figure pas sur les listes d’indigents : mais, à vrai dire, ces hommes ne sont-ils pas encore plus à plaindre que ceux qui, ayant résolument franchi le pas, reçoivent leur lopin de la charité officielle ?
C’est le cas, direz-vous, de redoubler d’activité, d’économie, d’intelligence ; c’est le cas de profiter des caisses d’épargne et autres institutions de prévoyance, établies précisément pour les ouvriers les moins payés. — La caisse d’épargne est la banque du dépôt du pauvre, et ce fut une heureuse idée que celle de faire débuter les pauvres dans la carrière du bien-être, comme ont débuté toutes les banques.
Ainsi la caisse d’épargne n’est qu’une déclaration officielle, une sorte de recensement du paupérisme, et l’on veut qu’elle serve de moyen curatif au paupérisme ! La caisse d’épargne est sans entrailles pour ceux qui n’ont rien à lui donner, et c’est justement pour eux qu’elle est faite ! Je ne m’étonne plus que des moralistes aient le courage d’exiger du prolétaire l’intelligence, l’activité et toutes les vertus morales, après avoir eux-mêmes travaillé quarante ans à devenir si bêtes ! Passons.
Les effets subversifs de la caisse d’épargne sont de deux sortes : relativement à la société, et relativement aux individus.
En ce qui regarde la société, la caisse d’épargne, reposant sur la fiction de la productivité du capital, est la démonstration la plus claire des effets désastreux de cette fiction. Quand les dépôts de toutes les caisses d’épargne se monteront à un milliard, cela fera, à 3 1/2 p. 100, 35 millions d’impôt à ajouter au budget et à répartir sur les contribuables. Or, qui payera cet impôt ? la nation : c’est-à-dire, la classe la plus pauvre, celle qui n’a rien à la caisse d’épargne, pour la plus grande part ; la classe économe, à qui l’intérêt sera dû, pour une part moindre, et la classe riche pour une part minime. Ainsi la caisse d’épargne a pour point de départ une spoliation, puisque, sans cette spoliation, la caisse d’épargne n’existerait pas. Et puis on vient dire aux spoliés : Mettez à la caisse d’épargne ! Pourquoi ne mettez-vous pas à la caisse d’épargne ?…
Supposons que l’état, fidèle aux traditions de la banque de dépôt, conserve, sans y toucher, les fonds confiés à sa garde. Au bout de vingt ans il devra, par l’intérêt composé, deux milliards au lieu d’un qu’il aura reçu. Il y aura donc à la fin banqueroute, banqueroute inévitable de la moitié des sommes dues, sans aucun avantage pour l’état. Dans cette hypothèse, la sécurité étant détruite, l’institution est impossible.
Mais il est évident que l’état ne saurait se placer dans des conditions si défavorables. Il devra donc, pour ne se point charger, appliquer aux services publics les économies du peuple : ce qui revient à changer la caisse d’épargne en un emprunt toujours ouvert, ayant un mouvement continuel d’entrées et de sorties, mais intégralement irremboursable. Depuis l’institution des caisses d’épargne, les bonnes gens ont témoigné à plusieurs reprises la crainte que le gouvernement, un jour de panique, ne se trouvât dans l’impossibilité de répondre à l’affluence des déposants qui viendraient redemander leurs fonds. Un pamphlétaire célèbre en a même fait un texte de reproche contre le gouvernement. Comme si le but du gouvernement ne devait pas être précisément de se mettre hors d’état de rembourser ! comme si le non remboursement n’était pas tout à la fois une nécessité de l’institution, et l’une des plus précieuses garanties de l’ordre de choses ! C’est ce que le Journal des Débats (30 décembre 1845), dans un article dû, je crois, à M. Chevalier, a très-bien compris et formellement reconnu. Le montant des dépôts ayant une fois atteint son chiffre maximum, que j’ai supposé devoir être d’un milliard, le gouvernement aura par le fait, et sans le concours des chambres, emprunté et dépensé un milliard, dont il est sûr que les représentants de la nation ne refuseront jamais de voter l’intérêt. N’est-ce pas une chose pitoyable, de voir la presse jeter les hauts cris pour une conversion de rentes qu’on lui refuse et qui ne donnerait pas quatre millions d’économie, tandis qu’elle n’aperçoit pas ce milliard, qui, sans vote, sans contrôle, court se vaporiser dans l’officine du pouvoir, sauf l’intérêt de soixante ou soixante-dix millions qui seul restera ?
Du côté des déposants, la caisse d’épargne est un agent de misère non moins énergique, non moins sûr. Car, bien loin qu’elle atténue en rien le mal-être, elle ne fait que le répartir, et par cette répartition, elle l’augmente. C’est une maladie inflammatoire et locale, qui se trouve changée en une langueur universelle et chronique. On dit au pauvre : Souffre davantage, abstiens-toi, jeûne, sois plus pauvre encore, plus nécessiteux, plus dépouillé ; ne te marie pas, n’aime pas : afin que le maître dorme tranquille sur ta résignation, et qu’au dernier jour l’hôpital soit quitte de te prendre.
Mais qui me garantit que je recueillerai le fruit de cette longue privation ? A mesure que la vie s’écoule, la probabilité de vivre diminue ; et c’est pour conjurer une chance toujours décroissante qu’on exige de moi le sacrifice du bien présent, du bien réel ! La vie ne se recommence pas, et mon épargne ne saurait devenir la préparation d’une autre carrière. Le sage, le philosophe pratique, préfère une jouissance chaque semaine, à mille écus amassés par quarante ans d’une avarice solitaire. D’autant mieux qu’avec ce régime, on est à peu près certain de n’amasser que pour ses héritiers. Vous dites : La jouissance est passagère ; cette plénitude de la vie, qui fait le bonheur et la santé, ne se sent qu’à de rares intervalles et pendant des moments fort courts ; bref, le bonheur n’est pas Je ce monde. De profonds moralistes soutiennent au contraire que la vie est précisément dans ces instants rapides où l’âme et les sens sont à bout de désir et de volupté, et que celui qui a connu cette ivresse de l’existence une seule fois, pendant une minute, a vécu. Quoi donc ! serait-ce pour me faire végéter que vous me défendez de vivre ? Et s’il n’y a point d’autre vie ?…
En somme :
Le but, philanthropique et avoué, de la caisse d’épargne, est de ménager à l’ouvrier une ressource contre les accidents qui le menacent, disettes, maladies, chômages, réduction de salaire, etc. Sous ce rapport, la caisse d’épargne témoigne d’une louable prévoyance et d’un bon sentiment : mais elle est la confession publique, et presque la sanction de l’arbitraire mercantile, de l’oppression capitaliste et de l’insolidarité générale, causes véritables de la misère de l’ouvrier.
Le but, économique et secret, de la caisse d’épargne, est de prévenir, au moyen d’une réserve, les émeutes pour les subsistances, les coalitions et les grèves, en répartissant sur toute la vie de l’ouvrier le malheur qui, d’un jour à l’autre, peut le frapper et le mettre au désespoir. A ce point de vue la caisse d’épargne est un progrès, en ce qu’elle apprend à triompher de la nature et de l’imprévu : mais aussi elle est la mort au monde, la déchéance esthétique du travailleur. On a beaucoup parlé dans ces derniers temps de rendre les caisses d’épargne et de retraite obligatoires aux ouvriers, à qui une retenue sur le salaire serait faite pour cet objet. Vienne une pareille loi, et, tout en écartant les misères subites, les dénuments extrêmes, on aura fait de l’infériorité de la caste travailleuse une nécessité sociale, une loi constitutive de l’état.
Enfin le but, politique et dynastique, de la caisse d’épargne, est d’enchaîner, par le crédit qu’on lui demande, la population à l’ordre de choses. Nouveau pas vers la stabilité, égalité civile, et la subordination du pouvoir à l’industrie, mais en même temps excitation à l’égoïsme et déception de crédit, puisqu’au lieu de procurer à tous une possession effective et sociale des produits du travail et de la nature, la caisse d’épargne ne fait que développer l’instinct d’accumulation, sans lui offrir de garanties.
Or, si la caisse d’épargne ne touche aucunement aux causes de l’inégalité ; si elle ne fait que changer le caractère du paupérisme, lui rendant en étendue ce qu’elle lui ôte en intensité ; si, par elle, la séparation du patriciat et du prolétariat devient plus profonde ; si elle est une consécration du monopole, dont les effets l’ont fait naître, et qu’elle devrait abolir : peut-on dire encore que la caisse d’épargne est l’arche de salut des classes travailleuses, et qu’une immense rénovation doit un jour en sortir ?
Aux caisses d’épargne succèdent les caisses de retraite, les sociétés de secours mutuels, d’assurances sur la vie, les tontines, etc. : toutes combinaisons dont le principe se réduit à répartir les mauvaises chances, soit sur la vie entière de chaque individu, soit sur un certain nombre d’associés ; mais sans atteindre jamais le mal dans sa source, sans s’élever à l’idée d’une vraie réciprocité, ni même d’une simple réparation.
D’après le projet de M. O. Rodrigue sur les caisses de retraite, tout ouvrier serait admis à taire des versements à la caisse depuis vingt-un jusqu’à quarante-cinq ans ; et la pension pourrait commencer à être touchée depuis cinquante-cinq a soixante-cinq.
Le minimum de cette pension serait de 60 fr.
Or, sur mille individus pris à l’âge de vingt-un ans, plus de moitié meurent avant la cinquante-cinquième année : c’est donc comme si, pour épargner une vieillesse malheureuse à cinq cents personnes, on leur faisait payer une indemnité par cinq cents autres qui, dans l’ordre de la Providence, n’avaient rien à craindre. Au lieu de cinq cents pauvres, on en aura mille : telle est la loi de toutes ces loteries. M. de Lamartine sentit cette contradiction, lorsqu’il s’est plaint qu’on faisait l’aumône aux pauvres avec l’argent des pauvres, et qu’il a demandé que les fonds de retraite fussent pris sur le budget. Malheureusement le remède eût été pire que le mal : une taxe des pauvres ! Pour le salut du peuple et le bien des indigents ; on ne devait pas en vouloir ; on n’en a pas voulu.
L’assurance sur la vie est une autre sorte d’exploitation dans laquelle l’entrepreneur, moyennant une rente annuelle qui lui est payée d’avance, promet de payer, au jour de la mort de l’assuré, une somme de… à ses héritiers. C’est l’inverse de la rente à fonds perdu. Comme c’est surtout par le grand nombre des assurés que de telles entreprises peuvent se soutenir, il en résulte que dans l’assurance sur la vie ceux qui vivent longtemps sont exploités par ceux qui meurent tôt. Toujours répartition du mal présentée comme garantie contre le mal ; toujours le rapport d’étendue substitué, pour tout secret, au rapport d’intensité. Je laisse de côté les risques de banqueroute de la part des assureurs, les procès qu’il faut soutenir pour être payé, la chance de perdre de longues années de sacrifices, si, par un malheur quelconque, on venait à se trouver dans l’impossibilité de continuer l’acquittement de la prime.
Quels que soient donc les avantages tout personnels que certains individus, nécessairement en petit nombre, retirent des institutions de secours et de prévoyance, l’impuissance de ces institutions contre la misère est mathématiquement démontrée. Toutes opèrent à la manière des jeux de hasard, faisant supporter à la masse le bénéfice qu’elles procurent à quelques-uns ; de sorte que si, comme la raison l’indique, et comme l’universalité du mal le demande, les sociétés de secours devaient réellement secourir tous ceux qui en ont besoin, elles ne secourraient personne, elles se dissoudraient. Avec l’égalité disparaîtrait la mutualité. Aussi est-ce un fait d’expérience que les sociétés de secours mutuels ne se soutiennent qu’autant qu’elles s’adressent à des ouvriers d’une certaine aisance ; et qu’elles tombent, ou plutôt deviennent impossibles, dès qu’on parle d’y admettre ceux à qui elles serviraient le plus, les pauvres.
La caisse d’épargne, la mutualité, l’assurance sur la vie, choses excellentes pour qui, jouissant déjà d’une certaine aisance, désire y ajouter des garanties, demeurent tout à fait infructueuses, sinon même inaccessibles, à la classe pauvre. La sécurité est une marchandise qui se paye comme toute autre ; et comme le tarif de cette marchandise baisse, non pas selon la misère de l’acheteur, mais selon l’importance de la somme qu’il assure, l’assurance se résout en un nouveau privilège pour le riche, et une ironie cruelle pour le pauvre.
Terminons cette revue par un exemple qui, pris dans une autre sphère d’opérations, mettra mieux en relief ce que le crédit tend à produire, et qu’il est dans l’impuissance absolue de réaliser, soit par l’intervention de l’état, soit par l’action du monopole.
J’ai expliqué, chap. VI, l’origine et la théorie du rendement des capitaux, autrement dit du prêt à intérêt. J’ai dit comment cette théorie, vraie tant qu’il s’agit de transactions entre particuliers, et que l’intérêt se borne à reconstituer le capital augmenté seulement d’une prime légère, devient tout à fait fausse, appliquée à la société, et avec la perpétuité de l’intérêt. La raison de cela, ai-je ajouté, c’est qu’alors le produit net est compté en sus du produit brut : ce qui dans la société est contradictoire, impossible.
Or, le crédit n’est autre chose que la tentative d’égaliser les conditions en appliquant à la société le principe de l’excédant du produit net sur le produit brut, et de la perpétuité de l’intérêt.
Supposons que l’état entreprenne un canal dont la construction, après la rendue des travaux, coûtera 30 millions. Il est clair que si le gouvernement, après avoir pris ces 30 millions sur le budget, établit le tarif des droits de navigation de manière à faire rendre au canal l’intérêt de la somme qu’il coûte, ce sera comme s’il faisait payer deux fois le canal aux contribuables. L’usage du canal, sauf les frais d’entretien, doit donc être gratuit : tel est le principe économique des dépenses de l’état.
Dans la pratique, les choses ne se passent pas de la sorte. D’abord, il est rare que l’état possède les capitaux dont il a besoin ; et comme il est impossible de les lui procurer d’un seul coup par l’impôt, surtout depuis que les dépenses pour cause d’utilité publique se sont accrues dans des proportions si vastes, on a trouvé plus commode et moins onéreux de les demander à l’emprunt. Avec l’emprunt, les contribuables, au lieu de fournir 30 millions, n’en payeront que l’intérêt, qui, par sa petitesse, semblera disparaître dans le budget. Mais comme l’emprunt aura été formé aux termes de la loi du monopole et selon la jurisprudence de l’usure ; comme en un mot le capital devra rentrer avec bénéfice aux préteurs, il arrivera ou que l’emprunt sera converti en rente perpétuelle, ce qui veut dire que le canal, toujours payé, sera toujours dû ; ou bien que l’intérêt sera servi seulement pendant 40, 50 ou 99 ans, avec prime sur l’exploitation, ce qui veut dire qu’en un temps déterminé le prix du canal aura été acquitté deux, trois ou quatre fois. D’ordinaire les prêteurs se retiennent d’avance la prime, se faisant souscrire par l’état une obligation de 100 lorsqu’ils ne donnent que 80, 70 ou 60, comme les usuriers qui prêtent, intérêt en dedans, à cause du procureur du roi.
Il suit de là qu’un état qui emprunte ne peut plus s’acquitter, puisque pour rembourser sa dette il serait obligé, ou de frapper une contribution, ce qui est impraticable, ou de former un nouvel emprunt, qui, étant rempli de la même manière que le précédent et devant rendre en totalité ce qui n’a été reçu qu’en partie, ne ferait qu’augmenter la dette. Tout le monde aujourd’hui sait cela, les prêteurs surtout. D’où vient donc que l’état, qui s’endette sans cesse, trouve cependant toujours à emprunter ? Cela vient précisément de ce qu’à mesure qu’il se grève il est obligé d’offrir des conditions meilleures ; en sorte que relativement à l’état il est vrai, en un sens, que le crédit augmente à mesure que la solvabilité diminue. Voici l’explication de ce phénomène.
Je suppose qu’en 1815, la dette de la France étant d’un milliard, l’état remplisse ses emprunts à 90 p. 0/0 ; en 1830, la dette s’étant élevée à deux milliards, l’état pouvait encore trouver des prêteurs, mais seulement à 80. Dans ce système, il n’y a de terme au crédit de l’état que lorsque la rente absorbe la totalité du produit national : mais alors l’état se libérant, par la banqueroute, d’un emprunt devenu fictif, tout le monde se trouve payé, et le crédit de l’état est plus florissant qu’auparavant. En Angleterre, l’intérêt de la dette publique dépasse 700 millions, environ le sixième du revenu. Qu une série d’événements comme celle de 1789 à 1815 vienne doubler la dette de l’Angleterre, et chaque famille anglaise devra payer tous les ans, pour servir la rente, quatre mois de son travail : chose impossible sans doute, mais la plus heureuse qui pût arriver à l’Angleterre.
Un moment on a cru avoir trouvé le moyen de libérer l’état par l’amortissement. Tout a été dit sur cette invention, que je ne mentionne ici que pour mémoire. L’amortissement est un jeu à cache-cache, dans lequel l’état, spéculant à la fois sur son crédit et sur son discrédit, rachète les rentes qu’il a souscrites, lorsqu’elles descendent au-dessous du pair, au moyen de capitaux qu’il se procure à bas prix. De sorte que, par cette manœuvre d’amortissement, d’un côté l’état est intéressé à jouer à la baisse, par conséquent à se discréditer lui-même ; de l’autre, il a besoin, pour se procurer de nouveaux emprunts et relever son crédit, de jouer à la hausse, et par conséquent de se mettre dans l’impossibilité d’amortir. Cette puérilité, qu’on a dans le temps fort vantée, peut entre mille autres servir à donner la mesure des graves occupations d’un homme d’état.
Or, ce qui a lieu pour l’état, a lieu également pour la société. La société est divisée par le crédit en deux castes, l’une qui sans cesse donne crédit, l’autre qui le reçoit. Mais, tandis que dans l’état l’opération est une et centralisée, dans la société le crédit se divise à l’infini entre des millions d’emprunteurs et de capitalistes. Du reste, le résultat est toujours le même. Neuf banqueroutes de l’état en trois siècles, cent faillites enregistrées chaque mois au tribunal de commerce de la Seine : on peut, d’après ces chiffres authentiques, se faire une idée de l’action du crédit sur l’économie des peuples.
Faillite perpétuelle, banqueroute intermittente, voilà donc sur la société et sur l’état le dernier mot du crédit. Ne cherchez point d’autre issue : la science financière, en imaginant la caisse d’amortissement, vous a révélé sa contradiction. Il est désormais avéré que la vie dans l’humanité obéit à d’autres lois qu’aux catégories économiques : puisque s’il était vrai, par exemple, que l’humanité vécût et se développât par le crédit, l’humanité devrait périr, dans l’état tous les trente ans, et dans la société continuellement. Mais la vie dans l’humanité est indéfectible ; mais la richesse et le bien-être, la liberté et l’intelligence sont en progrès continuel ; mais si le crédit réel nous condamne incessamment à mourir, le crédit personnel, qui revient toujours à la suite de chaque déconfiture, nous porte en avant d’un victorieux effort ; et l’œuvre de la civilisation, toujours à la veille de se dissoudre si nous en croyons nos formules, toujours reprise sous une loi de mort, se poursuit malgré la science, malgré la raison, malgré la nécessité, par un incompréhensible miracle.
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1. Du Crédit public, par M. Augier.
2. Je citerai entre autres, pour l’ensemble et l’originalité, l’ouvrage concis et plein de choses de M. Augier, Histoire du Crédit public. Paris, Guillaumin, 1842 ; et pour l’esprit philosophique, celui de M. Cieszkowski, Du Crédit et de la Circulation, Paris, Treuttel et Wurtz, 1859.
3. M. Augier, qui donne sur toutes ces choses d’intéressants détails, croit que l’origine en est toute phénicienne, et que c’est la tradition juive qui, après les avoir conservées pendant des siècles, les a fait reparaître tout à coup, vers la fin du moyen âge et an temps de la renaissance. Je goûte peu, je l’avoue, ces hypothèses de transmission entre les peuples d’idées nécessaires, que la réflexion saisit aussitôt que se produit l’objet qui les représente. Il en est des combinaisons du crédit comme du langage, de la religion et de l’industrie. Chaque peuple les développe spontanément en lui-même, sans le secours de ses voisins. selon la nature et le degré de ses propres besoins. Pour toutes les choses qui tiennent à l’essence de la société, aucune nation ne peut revendiquer la priorité d’invention pas plus que le droit d’aînesse. Les monnaies, réelles ou fictives, de cuir, de soie, de coquillage, de fer, etc., sont à la monnaie d’or ce que le culte du lingham, du chien, des oignons, est au culte de Jupiter et de Jéhovah, ce que le fétichisme est au christianisme : ce sont toutes des formes de crédit nées, comme les formes religieuses, de la spontanéité des peuples, et qui, avec les formes religieuses, doivent s’effacer devant une conception plus savante et une idée plus haute.
4. Ces livres sont : le livre des achats et ventes, le livre de débit et crédit, le livre de caisse, le livre d’inventaires, le carnet d’échéances, le copie de lettres, etc
5. D’après le compte rendu du 8 mars 1846, cent quatre-vingt-onze enfants avaient été admis dans les crèches, ce qui, en y ajoutant quatorze berceuses, fait deux cent cinq ménages secourus. Chaque ménage secouru a coûté à la charité, c’est-à-dire à la contribution supplémentaire payée par les fondatrices, en sus des 20 centimes de présence que chaque mère doit payer, 3 fr. 50 c. par mois. Supposant à cent le nombre des personnes charitables qui prennent part aux crèches, le sacrifice a été pour chacune d’elles de 7 fr. 17 c. 5 mill.
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