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1858
1860
ESSAIS D’UNE PHILOSOPHIE POPULAIRE. — NO. 2
DEUXIÈME ÉTUDE
LES PERSONNES
CHAPITRE PREMIER.
Principe de la dignité personnelle.
Monseigneur,
Puisque c’est à l’occasion d’un fait personnel que j’ai conçu l’idée de mon livre, permettez-moi d’abord de revenir sur ce fait, auquel vous n’êtes pas étranger, et de vous poser une question. Le particulier, dit la logique, reproduit le général ; le fait est nécessairement l’expression de l’idée. En partant d’un fait, nous n’arriverons que mieux à la loi, tandis que le contraire serait impossible. Telle n’est pas, j’en conviens, la méthode des révélateurs ; mais c’est celle du sens commun, et je ne fais pas précisément un traité de théologie.
DEUXIÈME ÉTUDE.
LES PERSONNES.
CHAPITRE PREMIER.
Principe de la dignité personnelle.
Monseigneur,
Puisque c’est à l’occasion d’un fait personnel que j’ai conçu l’idée de mon livre, permettez-moi d’abord de revenir sur ce fait, auquel vous n’êtes pas étranger, et de vous poser une question. Le particulier, dit la logique, reproduit le général; le fait est nécessairement l’expression de l’idée. En partant d’un fait, nous n’arriverons que mieux à la loi, tandis que le contraire serait impossible. Telle n’est pas, j’en conviens, la méthode des révélateurs ; mais c’est celle du sens commun, et je ne fais pas précisément un traité de théologie.
I. — Je vous demanderai donc, Monseigneur, à vous qui savez la loi écrite et la non écrie, la sacrée et la profane, par quelle cause, sous l’impression de quelle influence, en vertu de quel droit, un homme que je n’avais jamais vu s’ingère de publier, moi vivant, ma biographie, sans mon consentement et contre ma volonté formelle ?
Lorsque M. de Mirecourt me dépêcha son secrétaire pour me demander des détails sur ma vie privée, je le renvoyai aux registres de l’état civil, au Journal de la Librairie et aux feuilles périodiques. Lorsque ensuite M. de Mirecourt, muni de votre épître, m’honora de sa visite, je l’engageai à me laisser tranquille, et même à quitter son métier de biographe. Sans moyen d’action contre lui, que pouvais-je davantage ?
Mais la morale, qui régit le chrétien aussi bien que le socialiste, la morale, vous le savez, Monseigneur, s’étend plus loin que les garanties du Code. Je vous demande donc encore une fois comment, abstraction faite même de la diffamation, un biographe peut impunément toucher à ma personne ? Cela vous fait sourire, episcope, dont le métier est de surveiller, inspecter, signaler, et censurer le prochain. Attendez-moi un instant, et vous ne rirez guère.
La propriété est inviolable. Sous aucun prétexte il n’est permis d’y poser la main, de l’employer à quoi que ce soit, d’y faire aucun changement, de l’amoindrir, à plus forte raison de s’en emparer, sans la permission du propriétaire. L’art. 675 du Code civil ne permet pas même qu’on y regarde. L’infraction au respect de la propriété donne lieu à une action qui peut aller, suivant la gravité du cas, depuis la simple indemnité jusqu’à la peine afflictive et infamante, jusqu’à la mort.
I. — Je vous demanderai donc, Monseigneur, a vous qui savez la loi écrite et la non écrite, la sacrée et la profane, par quelle cause, sous l’impression de quelle influence, en vertu de quel droit, un homme que je n’avais jamais vu s’ingère de publier, moi vivant, ma biographie, sans mon consentement et contre ma volonté formelle?
Lorsque M. de Mirecourt me dépêcha son secrétaire pour me demander des détails sur ma vie privée, je le renvoyai aux registres de l’état civil, au Journal de la Librairie et aux feuilles périodiques. Lorsque ensuite M. de Mirecourt, muni de votre épître, m’honora de sa visite, je l’engageai à me laisser tranquille, et même à quitter son métier de biographe. Sans moyen d’action contre lui, que pouvais-jo davantage?
Mais la morale, qui régit le chrétien aussi bien que le socialiste, la morale, vous le savez, Monseigneur, s’étend plus loin que les garanties du Code. Je vous demande donc encore une fois comment, abstraction faite même de la diffamation, un biographe peut impunément toucher à ma personne? Cela vous fait sourire, episcope, dont le métier est de surveiller, inspecter, signaler, et censurer le prochain. Attendez-moi un instant, et vous ne rirez guère.
La propriété est inviolable. Sous aucun prétexte il n’est permis de poser la main sur une chose appropriée, de l’employer à quoi que ce soit, d’y faire aucun changement, de l’amoindrir, à plus forte raison de s’en emparer, sans la permission du propriétaire. Les art. 675 à 680 du Code civil ne permettent pas même qu’on y regarde; les vues sur la propriété du voisin sont soumises à des conditions sévères, qui en rendent l’usage tout à fait innocent. L’infraction au respect de la propriété donne lieu à une action qui peut aller, suivant la gravité du cas, depuis la simple indemnité jusqu’à la peine aflictive et infamante, jusqu’à la mort.
Voilà ce qu’a fait le législateur civil pour la propriété, pour la chose de l’homme. Et le législateur divin est allé plus loin encore : il a défendu de la désirer ; il a fait de cette convoitise un péché mortel : Non concupisces.
Mais pour le moi de l’homme, on n’y a pas regardé de si près. Il est livré à l’inspection du premier venu, abandonné à l’indiscrétion des biographes, à l’exploitation des libellistes, à l’insulte des zélateurs, armés du glaive de la parole et du stylet de l’écriture, pour la défense de la religion et de l’ordre. Toute licence leur est accordée de s’emparer de ce moi, d’en faire ce que bon leur semble, de regarder au fond, de s’y installer, de le torturer, berner, vilipender, sous réserve de certaines exorbitances dont le magistrat, sur la plainte du patient, se réserve l’appréciation.
D’où vient, je vous prie, cette différence ?
L’existence de tout homme en société se divise en deux parts, étroitement unies, il est vrai : la vie publique et la vie privée.
La première, je vous l’accorde, est du domaine public ; cela résulte de la définition. Attaquez la vie publique, pourvu que la défense soit libre ; je n’ai rien à objecter. Mais la vie privée, à qui est-elle ? Comment le secret de mon intérieur, de mes habitudes, toujours ridicules ou basses par quelque endroit, peut-il être divulgué ? Comment cette divulgation peut-elle devenir une spéculation ? Comment mon âme peut-elle servir d’épave à un entrepreneur de libelles, être vendue à l’encan, comme un esclave ? Quand même ces biographies, illustrations ou charges, ne contiendraient rien de calomnieux, elles sont indécentes : il n’est pas bon, pour la liberté et l’honneur d’un peuple, que les citoyens, mettant en scène l’intimité de leur vie, se traitent les uns les autres comme des valets de comédie et des saltimbanques. Voulez-vous préparer un pays à la servitude ? faites que les personnes se méprisent, détruisez le respect… Qui peut donc justifier une pareille licence ? Vous devez le savoir, Monseigneur, vous qui prêtez parfois la main à de semblables expéditions ?
Qu’un officier de police puisse à toute heure du jour et de la nuit m’arrêter à mon domicile, sur une dénonciation secrète, sur un soupçon, sans déclaration de délit ; qu’on me jette ensuite à Mazas ; que je sois retenu préventivement des semaines, des mois, dans une cellule qui, d’après les principes du droit pénal, ne devrait s’ouvrir tout au plus qu’au condamné ; qu’on me juge ensuite sur les notes d’un agent invisible, avec qui je ne serai pas confronté ; que pour aller plus vite encore on m’expédie sans jugement, clandestinement, à Cayenne ou à Lambessa : c’est une violence qui ne tombe que sur le corps, et qu’explique, sans la justifier, l’état de guerre sociale où nous sommes et le régime de dictature qui en est la conséquence.
Mais la vie privée, mais la conscience dans ses manifestations intimes, insondables, quelle raison d’État peut en autoriser la violation ? Ah ! si vous nous avez ravi l’habeas corpus, laissez-nous du moins l’habeas animam. Après tout, cet arbitraire exercé sur notre chair, témoignage de la puissance d’un principe, nous honore ; qui vous autorise à y ajouter l’infamie ?
Voilà ce qu’a fait le législateur civil pour la propriété, pour la chose de l’homme. Et le législateur divin est allé plus loin encore : il a défendu de la désirer ; il a fit de cette convoitise un péché qui peut devenir mortel : Non concupisces.
Mais pour le moi de l’homme, on n’y a pas regardé d’aussi près. Il est livré à l’inspection du premier venu, abandonné à l’indiscrétion des biographes, à l’exploitation des libellistes, à l’insulte des zélateurs, armés du glaive de la parole et du stylet de l’écriture, pour la défense de la religion et de l’ordre. Toute licence leur est accordée de s’emparer de ce moi, d’en faire ce que bon leur semble, de regarder au fond, de s’y installer, de le torturer, berner, vilipender, sous réserve de certaines exorbitances dont le magistrat, sur la plainte du patient, se réserve l’appréciation.
D’où vient, je vous prie, cette différence?
L’existence de tout homme en société se divise en deux parts, étroitement unies, il est vrai : la vie publique et la vie privée.
La première, je vous l’accorde, est du domaine public; cela résulte de la définition. Attaquez la vie publique, pourvu que la défense soit libre; je n’ai rien à objecter. Mais la vie privée, à qui est-elle? Comment le secret de mon intérieur, de mes habitudes, toujours ridicules ou basses par quelque endroit, peut-il être divulgué? Comment cette divulgation peut-elle devenir une spéculation ? Comment mon âme peut-elle servir d’épave à un entrepreneur de libelles, être vendue à l’encan, comme un esclave? Quand même ces biographies, illustrations ou charges, ne contiendraient rien de calomnieux, elles sont indécentes : il n’est pas bon, pour la liberté et l’honneur d’un peuple, que les citoyens mettent en scène l’intimité de leur vie, se traitent les uns les autres comme des valets de comédie et des saltimbanques. Voulez-vous préparer un pays à la servitude? Faites que les personnes se méprisent, détruisez le respect. Qui peut donc justifier une pareille licence? Vous devez le savoir, Monseigneur, vous qui prétez parfois la main à de semblables expéditions?
Qu’un officier de police puisse à toute heure du jour et de la nuit m’arrêter à mon domicile, sur une dénonciation secrète, sur un soupçon, sans déclaration de délit; qu’on me jette ensuite à Mazas ; que je sois retenu préventivement des semaines, des mois, dans une cellule qui, d’après les principes du droit pénal, ne devrait s’ouvrir tout au plus que pour le condamné; qu’on me juge ensuite sur les notes d’un agent invisible, avec qui je ne serai pas confronté; que pour aller plus vite encore on m’expédie sans jugement, clandestinement, à Cayenne ou à Lambessa : c’est une violence qui ne tombe que sur le corps, et qu’explique, sans la justifier, l’état de guerre sociale où nous sommes et le régime de dictature qui en est la conséquence.
Mais la vie privée, mais la conscience dans ses manifestations intimes, insondables, quelle raison d’État peut en autoriser violation? Ah! si vous nous avez ravi l’habeas corpus, laissez-nous du moins l’habeas animam. Après tout, cet arbitraire exercé sur notre chair, témoignage de la puissance d’un principe, nous honore; qui vous autorise à y ajouter l’infamie ?
Je commence donc par poser ce principe, que je nomme principe de la dignité personnelle, comme fondement de la science des mœurs : Respecte-toi.
II. — Je commence donc par poser ce principe, que je nomme principe de la dignité personnelle, comme fondement de la science des mœurs : Respecte-toi (A).
Note (A), page 5.
Principe de la dignité personnelle. — L’objet de cette étude a été de démontrer que la Justicenaît en nous du sentiment de notre dignité; qu’elle est la même chose que cette dignité, en sorte que, soit qu’il s’agisse du prochain ou de nous-mêmes, Justice et dignité sont en nous identiques, adéquates et solidaires. En sorte que la maxime suivante peut être prise pour un axiome de morale et de droit : Tout outrage à la diguité personnelle est une violation de la Justice, et vice versâ.
Le principe de la dignité personnelle est celui que M. Cousin donne à la morale : » Être libre reste libre, » dit le chef de l’école éclectique. Or, qu’est-ce que la liberté, au point de vue de la raison pratique, et dans la philosophie de M. Cousin? L’intégrité de la personne, des facultés, et par-dessus tout des mœurs. La possession de soi-même, par l’intégrité des mœurs et l’équilibre des passions et des facultés, ce que nous avons appelé dignité, voilà la liberté.
À un autre point de vue, celui de la sociabilité, le principe de la dignité personnelle et de son identité avec la Justice, est encore la base et la dominante de la morale contemporaine.
« Le sentiment qui me domine, dit un écrivain de la même nuance que M. Cousin, M. Alexis de Tocqueville, quand je me trouve en présence d’une créature humaine, si humble que soit sa condition, est celui de l’égalité originelle de l’espèce; et dès lors je me préoccupe encore moins peut-être de lui plaire ou de la servir, que de ne pas offenser sa dignité, »
Le respect de la dignité personnelle est la mesure de toutes les libertés publiques. M. Guizot dit, dans les Mémoires de mon temps : « On n’élève pas les âmes sans les affranchir. » La réciproque est vraie.
Comment, dira-t-on, des écrivains tels que MM. Cousin, Alexis de Tocqueville et Guizot n’ont-ils pas déduit d’un principe qui leur est cher toute la morale humaine, tout le droit révolutionnaire, abstraction faite de toute croyance religieuse ?
Nous ne nous chargeons pas d’expliquer les inconséquences des autres : nous répondrons, seulement pour nous-mêmes, que l’incompatibilité absolue entre les lois de la morale et les dogmes de la religion n’avait jamais été jusqu’à présent révoquée en doute ; qu’ensuite la religion, en tant qu’aspiration vers l’absolu, ne pouvant jamais être entièrement détruite, on lui supposait, dans les mœurs, toujours la même nécessité, la même intensité, la même influence; on ne se demandait pas si son action était purement transitoire ; si, à partir d’un certain moment, elle devait décroître en raison même du progrès de la Justice. C’est du reste le caractère de la philosophie éclectique, comme de la politique conservatrice, de maintenir tous les principes, toutes les spontanéités, toutes les forces de l’humanité, sans se préoccuper de leur accord, pas plus que de leur procès ou de leur recul.
Le respect de la dignité personnelle est le principe de toutes les vertus sociales que les moralistes distinguent ordinairement de la Justice, et qui n’en sont que des formes variées : l’affabilité, la politesse, la tolérance, la charité.
« On déshonore la Justice, dit Fénelon, quand on n’y joint pas la douceur et la condescendance : c’est faire mal le bien. »
Le principe de la dignité personnelle apparaît enfin comme sanction de la Justice, en ce qu’il nous rend supérieurs à l’iniquité des autres : « Tu supportes des injustices, dit Pythagore : console-toi; le malheur est d’en faire. » Le stoïcisme n’a rien de plus beau : il est là tout entier.
Si l’offense à la dignité des personnes est une atteinte à la Justice, l’offense faite à la dignité d’un peuple est la snbversion de toute justice : c’est pourquoi le despotisme, la tyrannie, l’inquisition policière ou sacerdotale sont des agents de corruption et de mort.
Un corollaire de ce principe est que le tyran ne peut jamais être juste, et qu’on ne peut dire d’un despote que c’est un bon roi. Le gouvernement personnel, avoué ou subreptice, le despotisme et la tyrannie, sont un outrage à la dignité nationale.
Un second corollaire est que, dans une société, l’autorité est adéquate à la Justice, attendu qu’il ne peut pas y avoir dans l’état de dignité supérieure à la diguité nationale, et que la dignité nationale est la Justice même.
Ce principe établi, je dis qu’il a pour conséquence de respecter chez les autres, autant qu’en nous-mêmes, la dignité. La charité ne vient qu’après, bien loin après : car nous ne sommes pas libres d’aimer, tandis que nous le sommes toujours de respecter, et que dignité, comme nous la verrons plus bas, c’est Justice.
Or, pour qui considère nos habitudes de licence, nos goûts de calomnie, notre régime policier, notre esprit d’insolidarité, notre insouciance du bien public, nos inclinations de serfs et de laquais, il est évident que le respect de la dignité individuelle est oblitéré dans les âmes : je ne voudrais que ce seul fait pour conclure que notre société n’a pas de mœurs.
Je généralise donc ma question, et, sans m’occuper davantage de ce qui me concerne, je demande : Comment le respect de la dignité individuelle, qui, d’après la définition que nous avons donnée des mœurs et le préjugé que nous avons de la Justice, devrait être la pierre angulaire de la société, s’est-il affaibli à ce point dans la conscience de notre nation ?
Car il ne s’agit plus ici d’un sacrifice exceptionnel, commandé par le salut public : c’est un système de déconsidération générale, qui, compromettant la dignité de tous les citoyens, compromet celle de la nation tout entière.
Vous dirai-je toute ma pensée, Monseigneur ? Cette explication que je vous demande, il vous est difficile de l’apercevoir : vous la portez sur le front, entre les deux yeux. C’est donc à moi de vous la lire ; réfutez-moi, si vous pouvez, il y va de votre plus précieux intérêt : car, si vous me permettez cette métaphore, qui n’a nullement trait à votre personne, je frapperai le berger, comme dit l’Écriture, et gare le troupeau !
Ce principe établi, je dis qu’il a pour conséquence de nous faire respecter la dignité des autres autant que la nôtre propre. La charité ne vient qu’après, bien loin après : car nous ne sommes pas libres d’aimer, tandis que nous le sommes toujours de respecter, et que dignité, comme nous le verrons plus bas, c’est Justice.
Or, pour qui considère nos habitudes de licence, nos goûts de calomnie, notre régime policier, notre esprit d’insolidarité, notre insouciance du bien publie, nos inclinations de serfs et de laquais, il est évident que le respect de la dignité individuelle est oblitéré dans les âmes : je ne voudrais que ce seul fait pour conclure que notre société n’a pas de mœurs.
Je généralise donc ma question, et, sans m’occuper davantage de ce qui me concerne, je demande : Comment le respect de la dignité individuelle, qui, d’après la définition que nous avons donnée des mœurs et le préjugé que nous avons de la Justice, devrait être la pierre angulaire de la société, s’est-il affaibli à ce point dans la conscience de notre nation?
Car il ne s’agit plus ici d’un sacrifice exceptionnel, commandé par le salut public : c’est un système de déconsidération générale, qui, compromettant la dignité de tous les citoyens, compromet celle de la nation tout entière (A).
Vous dirai-je toute ma pensée, Monseigneur? Cette explication que je vous demande, il vous est difficile de l’apercevoir : vous la portez sur le front, entre les deux yeux. C’est donc à moi de vous la lire; réfutez-moi, si vous pouvez, il y va de votre plus précieux intérêt. Car, si vous me permettez cette métaphore, qui n’a nullement trait à votre personne, je frapperai le berger, comme dit l’Écriture, et gare le troupeau!
II — Le fait que je dénonce a son principe dans la notion de cet Autre (Étude 1er, p. 83), que la philosophie éclectique nous montre placé derrière la conscience, lui soufflant ses droits et ses devoirs, et que l’imagination plastique des premiers peuples transforma tout d’abord en un sujet externe, animal, soleil ou génie, auteur et gardien de la loi, adoré sous le nom de Dieu.
Le christianisme, venu dans un temps de malheur, a tiré ensuite de ce concept transcendantal toutes les conséquences dont il était gros contre la dignité de l’homme et sa propre estime ; et c’est à son influence qu’est dû le mépris des personnes qui distingue notre société française.
In medias res, comme dit Horace. J’ai posé la question sur un fait : je vais la démontrer par l’histoire.
Le fait que je dénonce a son principe dans la notion de cet Invisible, que le mysticisme nous montre placé derrière la conscience, lui soufllant ses droits et ses devoirs, et dont l’imagination des premiers peuples fit tout d’abord un sujet externe, animal, soleil ou ciel, auteur et gardien de la loi, adoré sous le nom de Dieu. Le christianisme, venu dans un temps de malheur, a tiré ensuite de ce concept toutes les conséquences dont il était gros; et c’est à son influence qu’est dû le peu de dignité qui distingue, depuis dix ans, la société française.
In medias res, comme dit Horace. J’ai posé la question sur un fait : je vais la démontrer par l’histoire.
CHAPITRE II.
Identité de la dignité personnelle et du droit chez les anciens. Subordination de l’idée religieuse.
III. — Si l’on étudie avec attention le système des institutions sociales chez les anciens, on ne tarde pas à s’apercevoir que ce système reposait tout entier sur deux idées subordonnées : la Justice, qui concernait le sujet humain, dérivant de lui seul, formulée et organisée pour lui seul ; et la Religion, relative à l’être surnaturel, auteur supposé des lois et formules juridiques, d’après la suggestion mystique de la conscience.
Chez les races gréco-latines, qui firent toujours passer le pouvoir religieux ou sacerdotal après le pouvoir politique ou judiciaire, sans les séparer toutefois d’une manière radicale, le Droit fut la même chose que la dignité ou prérogative personnelle ; la Religion était la garantie, la caution, pour ainsi dire, fournie par les dieux, de cette même prérogative, dont la loi, émanée d’eux-mêmes, n’était que la détermination. La dignité, comme la volonté, la liberté, étant indéfinie de sa nature, la Religion intervenait avec ses préceptes pour lui donner des bornes.
Ainsi le Droit, la chose capitale de la société, avait le pas sur le culte, qui lui servait d’étai. La même subordination s’observait entre le magistrat, organe de la Justice chargé de dire le droit, juri dicundo, d’après la formule consacrée, et le prêtre, ministre ou héraut de la garantie divine, chargé d’en découvrir le signe dans le vol des oiseaux et les entrailles des victimes.
La langue latine témoigne vivement de la nature de ces idées, disons mieux, de ces pouvoirs et de leur subordination.
Le droit, en latin jus, est, d’après la définition des auteurs, ce qui est propre ou qui a rapport à chacun, jus est suum cuique tribuere. C’est, en chaque individu pris comme centre d’action, sujet d’inhérence indépendant et souverain, ce qui constitue l’ensemble de sa dignité, soit comme faculté, attribution, prérogative, convenance ; soit comme moyen d’action et de jouissance, apanage, propriété.
C’est ce que rend sensible la série des vocables formés du même radical : jugis, jugum, jungere, juger, juvare, jubere, contracté de jus-habere, juxtà, etc. Dans tous ces mots, le thème ju exprime adéquateté, connexité, continuité, inhérence, juxtà-position, congruence, justesse. Il est absurde de dériver jus, de Jous, Jovis, le même que Ζεὺς ou dies, diù, djoù comme si le droit était la pensée de Jupiter (pourquoi pas de Junon ?), plus absurde encore de faire venir Jovis de Jéhovah.
En français, de même qu’en latin, on dit qu’une chose est juste, qu’elle nous va, qu’elle nous joint, quand elle s’adapte avec précision à une autre pour laquelle elle est faite. Et tel me paraît être le sens primitif de l’allemand recht, traduit plus tard par directum, duquel nous avons fait droit. Recht est ce qui va droit, rectà, comme dit Molière dans Pourceaugnac :
Votre fait
Est clair et net,
Et tout le droit
Conclut tout droit.
De là notre mot droiture, qui cadre si bien avec allures, tournures et mesures, traductions littérales des mots par lesquels le grec et le latin expriment les mœurs. C’est abuser de la métaphore que de prendre texte de semblables expressions pour définir le Droit, comme a fait M. Oudot, Direction de la liberté par l’intelligence.
Pour en finir avec l’étymologie de jus, j’observerai que ce mot est le genre dont les pronoms meum, tuum, suum, sont les espèces, c’est-à-dire qu’il indique le propre de l’homme, sans désignation de personne ; ce que donne à entendre la définition rapportée plus haut : Jus est suum cuique.
De la notion, essentiellement subjective, du droit, jus, dérive celle de la Justice, Justitia, définie par Ulpien : Justicia est constans et perpetua voluntas jus suum cuique tribuendi, la Justice est une volonté constante et perpétuelle de rendre à chacun ce qui lui appartient ; et mieux encore par Cicéron : Justitia est animi habitus, communi utilitate comparata, suam cuique tribuens dignitatem, la Justice est une disposition du cœur, formée par l’intérêt commun, par laquelle nous reconnaissons à chacun sa dignité.
Cette conception latine du Droit, de la Loi et de la Justice, ne laisse place à aucune équivoque : la question assez ridicule, si le droit vient du devoir ou le devoir du droit, n’y saurait naître ; la langue s’y oppose. Le droit pour chacun est ce que suppose sa nature, que réclament son existence et sa dignité ; la Justice est la reconnaissance par chacun de ce droit, que détermine et sanctionne d’ailleurs la Religion, véritable mère de la Loi. Le droit est attaché à l’homme, comme l’attribut au sujet, indépendamment de toute constitution sociale. La loi ne fait que le déclarer, et, au nom de la religion, en commander le respect. Telle est la conception romaine ; c’est au fond celle de tous les peuples.
CHAPITRE II.
Identité de la dignité personnelle et da droit chez les anciens : subordination de l’idée religieuse.
III. — Si l’on étudie avec attention le système des institutions sociales chez les anciens, on ne tarde pas à s’apercevoir que ce système reposait tout entier sur deux idées subordonnées l’une à l’autre : la Justice, qui concernait le sujet humain, dérivant de lui seul, formulée: et organisée pour lui seul; et la Religion, relative à l’être surnaturel, auteur supposé des lois et formules juridiques, d’après la suggestion mystique de la conscience.
Chez les races gréco-latines, qui firent toujours passer le pouvoir religieux ou sacerdotal après le pouvoir politique et judiciaire, sans les séparer toutefois d’une manière radicale, le Droit fut la même chose que la dignité ou prérogative personnelle; la Religion était la garantie, la caution, pour ainsi dire, fournie par les dieux, de cette même prérogative, dont la loi, émanée d’eux-mêmes, n’était que la détermination. La dignité, comme la volonté, la liberté, étant indéfinie de sa nature, la Religion intervenait avec ses préceptes pour lui imposer des conditions et des bornes.
Ainsi le Droit, la chose capitale de la société, avait le pas sur le culte, qui lui servait d’étai. La même subordination s’observait entre le magistrat, organe de la Justice, chargé de dire le droit, juri dicundo, d’après la formule consacrée, et le prêtre, ministre ou héraut de la garantie divine, chargé d’en découvrir le signe dans le vol des oiseaux et les entrailles des victimes.
La langue latine témoigne vivement de la formation de ces idées, disons mieux, de ces pouvoirs, et de leur subordination.
Le droit, en latin jus, est, d’après la définition des auteurs, ce qui est propre ou qui a rapport à chacun, jus est suum cuique tribuere. C’est, en chaque individu pris comme centre d’action, sujet d’inhérence indépendant et souverain, ce qui constitue l’ensemble de son être, soit comme faculté, attribution, prérogative, convenance; soit comme moyen d’action et de jouissance, apanage, propriété.
C’est ce que rend sensible la série des vocables formés du radical ju, dont jus, juris est la substantification : jugis, jugum, jungere, juger, juvare, jubere, contracté de jushabere, juxtà, etc. Dans tous ces mots, le thème ju exprime adéquateté, connexité, continuité, inhérence, juxtaposition, congruence, convenance, conformité, propriété, attribution, justesse. Il est absurde de dériver jus, de Jous, Jovis, le même que Zeus ou dies, diù, djoù, comme si le droit était la pensée de Jupiter (pourquoi pas de Junon?); plus absurde encore de faire venir Jovis de Jéhovah.
En français, de même qu’en latin, on dit qu’une chose est juste, qu’elle va, qu’elle joint, quand elle s’adapte avec précision à une autre pour laquelle elle est faite. Et tel me paraît être le sens primitif de l’allemand recht, traduit plus tard par directum, duquel nous avons fait droit. Recht est ce qui va droit, recta, comme dit Molière dans Pourceaugnac :
Votre fait
Est clair et net,
Et tout le droit
Conclut tout droit.
De là notre mot droiture, qui cadre si bien avec allures, tournures et mesures, traductions littérales des mots par lesquels le grec et le latin expriment les mœurs. C’est abuser de la métaphore que de prendre texte de semblables expressions pour définir le Droit, comme a fait M. Oudot, la Direction de la liberté par l’intelligence.
Pour en finir avec l’étymologie de jus, j’observerai que ce mot est le genre dont les pronoms meum, tuum, suum, sont les espèces, c’est-à-dire qu’il indique le propre de l’homme, sans désignation de personnes; ce que donne à entendre la définition rapportée plus haut : Jus est suum cuique tribuere.
De la notion, essentiellement subjective, du droit, Jus, dérive celle de la Justice, Justitia, définie par Ulpien : Justitia est constans et perpetua voluntas jus suum cuique tribuendi, la Justice est une disposition constante et soutenue à rendre à chacun ce qui lui appartient; et mieux encore par Cicéron (De Inventione, lib. II, n. 53) : Justitia est animi habitus, communi utilitate comparatâ, suam cuique tribuens dignitatem, la Justice est une disposition du cœur par laquelle, sous réserve de l’intérêt général, nous reconnaissons à chacun sa dignité.
Cette conception latine du Droit, de la Loi et de la Justice, ne laisse place à aucune équivoque : la question assez ridicule, si le droit vient du devoir ou le devoir du droit, n’y saurait naître; la langue s’y oppose. Le droit pour chacun est ce que suppose sa nature, que réclament son existence et sa dignité; la Justice est la reconnaissance par chacun decedroit, que détermine etsanctionne d’ailleurs la religion, véritable mère de la Loi. Le droit est inhérent à l’homme, comme l’attribut au sujet, indépendamment de toute constitution sociale. La loi ne fait que le déclarer, et, au nom de la religion, en commander le respect. Telle est la conception romaine ; c’est au fond celle de tous les peuples.
IV. — Ainsi, par son origine et sa base, le droit est tout individualiste, égoïste. L’idée de mutualité ne s’y rencontre pas : elle est remplacée par le commandement divin. Le respect du droit d’autrui, d’après cette théorie, ne vient pas en moi de la même source que le sentiment de ma propre dignité ; il vient d’une autre cause. En réalité, l’homme ne connaît qu’un droit, qui est le sien ; il ne soupçonne le droit en autrui que grâce à la religion. La personnalité est ici prédominante ; qui s’en étonnerait ? L’homme connaissait la société et les dieux depuis trop peu de temps pour avoir pu s’oublier lui-même ; il ne comprenait que son droit, sa dignité propre, deux termes pour lui synonymes, comme le montre la définition de Cicéron, et comme on le voit par le rapprochement des radicaux, δίκη, justice, dignitas, dignité.
Dans ces conditions, peut-on dire que la Justice existe ?
Est-ce de la Justice que ce sentiment postiche, inspiré par la crainte des dieux et dans l’intérêt général, communi utilitate comparata, de respecter le droit d’autrui comme le sien propre ?
Ce n’est pas rien assurément que cette sanction d’un pouvoir supérieur, pris à témoin et comme garant du droit de chacun, protecteur de la dignité de tous, dans les limites posées par la loi, c’est-à-dire par les paroles ou formules sacrées (lex de lego, je parle). Et nous pouvons soupçonner déjà que la contemplation du surnaturel trahit quelque chose de naturel qui ne se montre pas encore, mais qui apparaîtra sans doute à fur et mesure de l’éducation des âmes et du progrès de l’humanité.
Mais, quelque espoir que nous en concevions pour l’avenir, la religion, symbole de la Justice, n’est pas la Justice. Elle la supplée, que dis-je ? elle implique sa négation, puisqu’elle la remplace ; et vienne le jour où, la critique ayant soufflé sur la foi, la religion sera écartée, la Justice sera perdue, et la morale, et la société avec elle.
Mais ne devançons pas les événements.
Chez tous les peuples, le Droit se pose, au début, comme dignité personnelle, placée sous l’égide de la religion, et la Justice est le respect de ce Droit. C’est ainsi que les voyageurs l’ont retrouvée chez les sauvages de l’Océanie. Le tabou est la consécration publique des personnes et des objets que l’on veut préserver de toute atteinte en les affranchissant du risque de guerre et du commun usage. Dans une superstition d’anthropophages se découvre l’origine de la Justice et des lois.
Qu’est-ce maintenant que cette religion ? Qu’on me permette encore une étymologie : c’est dans les mots que se trouve la raison des mœurs, le secret des croyances et la clef de l’histoire.
IV. — Ainsi, par son origine et par sa base, le droit est individualiste, égoïste. L’idée de mutualité ne s’y rencontre pas encore : elle est remplacée par le commandement divin. Le respect du droit d’autrui, d’après cette théôrie naïve, ne vient pas en moi du droit même, c’est-à-dire, de la même source que le sentiment de ma dignité; il vient d’une autre cause. En réalité, l’homme ne connaît qu’un droit, qui est le sien; il ne soupçonne le droit en autrui que grâce à la religion. La personnalité est ici prédominante; qui s’en étonnerait? L’homme connaissait la société et les dieux depuis trop peu de temps pour avoir pu s’oublier lui-même; il ne comprenait que son droit, sa dignité propre, deux termes pour lui synonymes, comme le montre la définition de Cicéron, et comme on le voit par le rapprochement des radicaux, δίκη, justice, decus, honneur, dignitas, dignité.
Dans ces conditions, peut-on dire que la Justice existe?
Est-ce de la Justice que ce sentiment postiche, inspiré par la crainte des dieux et dans l’intérêt commun, communi utilitate comparatâ, de respect pour le droit d’autrui comme pour le sien?
Ce n’est pas rien assurément que cette sanction d’un pouvoir supérieur, pris à témoin et comme garant du droit de chacun, protecteur de la dignité de tous, tant qu’elle se tient dans les limites posées par la loi, c’est-à-dire par les paroles ou formules sacrées (lex de lego, je parle). Et nous pouvons soupçonner déjà que la contemplation du surnaturel trahit quelque chose de naturel qui ne se montre pas encore, mais qui apparaîtra sans doute à fur et mesure de l’éducation des âmes et du progrès de l’humanité.
Mais, quelque espoir que nous en concevions pour l’avenir, la religion, symbole de la Justice, n’est pas la Justice. Elle la supplée, que dis-je? elle la supplante, elle en implique la négation, puisqu’elle la remplace; et vienne le jour où, la critique ayant soufflé sur la foi, la religion sera écartée, la Justice sera perdue, et la morale, et la société avec elle. .
Mais ne devançons pas les événements.
Chez tous les peuples, le Droit se pose donc, au début, comme dignité personnelle, placée sous l’égide de la religion; et la Justice est le respect de ce Droit. C’est ainsi que les voyageurs l’ont retrouvée chez les sauvages de l’Océanie. Le tabou est la consécration publique des personnes et des objets que l’on veut préserver de toute atteinte en les affranchissant du risque de guerre et du commun usage. Dans une superstition d’anthropophages, se découvre l’origine de la Justice et des lois.
Qu’est-ce maintenant que cette religion? Qu’on me permette encore une étymologie : c’est dans les mots que se trouve la raison des mœurs, le secret des croyances et la clef de l’histoire.
V. — Le mot religion, sur lequel on a débité et l’on débite encore tant de fadaises, ne signifie pas lien ou liaison, comme l’ont cru à première vue les étymologistes, qui se sont empressés de faire la religion synonyme de sociabilité. Religio, religare, relier, cette homonymie fait fureur. Depuis le 2 décembre, date apparemment de notre renaissance religieuse, je l’ai rencontrée plus de trente fois. Elle est devenue, pour beaucoup de gens sans religion, un argument décisif en faveur d’une religion ou réligation nouvelle. Mais, je le répète, ni le mot religion ne signifie lier, ni la chose qu’il exprime n’est l’union ou la communion des âmes, bien que la religion ne se conçoive guère sans une foi commune et un signe de ralliement. Les anciens étaient fort peu socialistes. La religion, quoiqu’elle recommandât la Justice, parfois même la charité, n’était nullement en eux une inspiration de la philanthropie ; et c’est avec peu d’intelligence que les nouveaux mystiques, pour faire passer leurs théories sociétaires, ressassent une idée qui n’exista jamais que dans leur cerveau, et qui prouve tout juste que la religion est morte, l’inintelligence du vocable indiquant la mort de l’idée.
Religio, ou relligio, dont le radical lig reparaît dans p-lic-are, f-lec-tere, supp-lic-are, ployer, courber, et par dérivation, lier, est un vieux mot qui veut dire inclinaison du corps, révérence, courbette, génuflexion. On s’en servait exclusivement pour désigner l’hommage de l’homme à l’autorité divine. Les auteurs latins ne le prennent jamais dans un autre sens. La question méritant d’être éclaircie, je citerai quelques textes.
Relligio deorum est une expression courante, qui évidemment ne signifie pas l’association ou la république des dieux, dont les hommes ne s’inquiétaient guère, mais bien le respect des dieux, qui, pour les raisons que j’ai dites, leur importait beaucoup plus.
Quand le mot relligio est employé seul, le génitif deorum est toujours sous-entendu, comme dans ce vers :
Tantum relligio potuit suadere malorum !
Tant la religion put conseiller de crimes !
Le poëte parlant d’une guerre religieuse et des massacres qui l’accompagnèrent, il est clair que la religion ne se peut prendre pour le lien social ; il veut dire le fanatisme de la divinité.
Par la même raison, religio hominum, religion des hommes, ne se dit point, ne se rencontre nulle part : c’est une contradiction.
César, guerre des Gaules, lib. vi, n. 16, écrit : Natio est omnis Gallorum admodum dedita religionibus. « Toute la nation des Gaulois est excessivement adonnée aux religions. » Et comme exemple, il cite les sacrifices humains, dans lesquels le principe social n’a rien à faire.
Cicéron, Pro Cluentio, n. 194 : Mentes deorum possunt placari pietate, et religione, et precibus justis. « La colère des dieux peut être apaisée par la piété, la religion et d’humbles prières. » Aussi les Romains n’y manquaient pas. Dans tous les événements, heureux ou malheureux, qui intéressaient à un haut degré la république, le sénat ordonnait des révérences, supplicationes : c’est le mot officiel, synonyme de relligiones. Ce n’est pas d’aujourd’hui que sont inventés les Te Deum.
C’est d’après cette acception du mot relligio, que Cicéron, De leg, n 26, justifie contre les mages disciples de Zoroastre la coutume d’élever des temples à la Divinité :
« Nous savons fort bien, dit-il, que l’esprit de Dieu est partout, ubicumque diffusum ; mais nous croyons, nous autres grecs et Latins, que cette coutume ajoute à notre piété et impose un respect salutaire, religionem utilem, aux villes : car, comme l’a dit avec une si haute raison Pythagore, la piété et la religion envers les dieux ont d’autant plus d’influence sur nos âmes que nous contemplons de plus près leurs simulacres. »
En effet, on ne salue guère que les gens qu’on rencontre : le mot de Pythagore est d’une grande sagesse.
Virgile, Æneid., lib ii, v. 188 :
Neu populum antiqua sub relligione tueri.
Le cheval de bois, dit Sinon, ayant été construit par l’ordre de Calchas en remplacement du Palladium, les Grecs lui donnèrent cette dimension gigantesque afin qu’il ne pût être introduit dans la ville et protéger le peuple, comme auparavant, sous son antique religion. La religion du symbole est mise pour la religion de la divinité.
Ibid., v. 715 : Énée donne rendez-vous à ses compagnons sous un vieux cyprès, respecté par la religion des ancêtres :
Antiqua cupressus
Relligione patrum multos servata per annos.
Ibid., lib. viii, v. 349 : Dès le temps d’Évandre, la religion du Capitole rendait craintifs les paysans :
Jam tum relligio pavidos terrebat agrestes.
Impossible de voir dans tous ces passages la moindre idée de lien social.
Ibid., lib. xii, v. 176-193 : Serment d’Énée, avant de combattre Turnus. Il invoque tous les dieux connus et inconnus, toute religion de l’air et toute divinité de l’océan :
Quæque letheris alti
Relligio, et quæ cæruleo sunt numina ponto.
La synonymie établie dans ce vers entre numen et relligio prouve ce que j’avance, que ce dernier mot ne s’entendait que des dieux, dont il marquait spécialement et par excellence la respectabilité. On disait aux dieux, en leur parlant : Vestra Relligio, comme nous disons à un prince : Votre Majesté.
Quel est Énée lui-même ? Avant tout un héros religieux, le digne auteur du peuple romain, le digne aïeul des Césars, pius Æneas. Toute l’Énéide est le développement de cette idée, dont la politique d’Auguste et la constitution de Rome est le commentaire. M. Granier de Cassagnac (Histoire des classes ouvrières) s’est trompé dans l’interprétation qu’il donne du mot pius, et les passages qu’il cite suffisent pour le convaincre. Pius est un superlatif de religiosus ; il signifie respectueux jusqu’au dévouement, jusqu’au sacrifice. De là le verbe piare, dont nous avons fiait expier. Que Turnus périsse, dit Junon au xe livre de l’Énéide, et que son sang dévoué satisfasse à la vengeance des Troyens :
Teucrisque pio det sanguine pœnas.
Il s’agit là d’un dévouement à la façon de celui de Curtius. C’est pour cela que le mot pius, pietas, sert à exprimer l’affection filiale et la tendresse paternelle. Dans la paternité, dit Tertullien, ce qu’il y a de plus doux n’est pas l’autorité, c’est la piété : Gratius est nomen pietatis quam potestatis. Les passages de Papinien et des Pandectes expriment la même idée.
Suétone remarque de Tibère, 69, qu’il était circa deos negligentior, quippe addictus mathematicæ, persuasionisque plenus cuncta fato agi, « très-négligent des dieux, adonné qu’il était à la magie, et plein de l’idée que tout est gouverné par le destin. » Ne semble-t-il pas que Suétone continue la pensée de Virgile, en marquant l’abîme qui séparait le religieux, le pieux Auguste, de son indévot successeur ? En effet, si tout arrive fatalement, les dieux sont inutiles, et leur religion une duperie.
Un dernier exemple. Tite-Live, lib. v, c. 21 et 28, raconte que Camille, assiégeant une place, avait promis à l’Apollon de Delphes le dixième du butin. Les envoyés qui portaient l’offrande ayant été, pendant la traversée, pris par des pirates et conduits à Lipara, la part du dieu allait passer aux mains des corsaires, quand le chef remontra aux siens qu’ils feraient mieux de s’abstenir d’un objet consacré, et de renvoyer libres les messagers romains. Tant, ajoute l’historien, il sut pénétrer la multitude d’une juste religion, justa religione implevit. Le droit des gens n’existant pas pour des pirates, il n’y avait que la considération des dieux qui pût les décider à un tel sacrifice. Où diable, aurait dit Molière, la religion va-t-elle se nicher ?
J’ai rapporté tout à l’heure la synonymie de pius et de religiosus. En voici une autre qui répand sur la question un nouveau jour : c’est celle de relligio et timor, verecundia, reverentia, la crainte. D’où provenait ce respect particulier de l’homme pour la Divinité ? D’un sentiment de crainte, ainsi que Lucrèce l’a dit dans ce vers :
Primus in orbe Deos fecit timor…
« C’est la crainte qui a fait les dieux dans le monde. » Seulement Lucrèce se trompait en rapportant cette crainte à
une impression physique : elle était l’effet du sentiment de Justice qui, dans toute âme neuve, n’est pas sans un mélange de terreur. Virgile est bien plus dans la vérité que Lucrèce quand il dit :
Si genus humanum et mortalia temnitis arma,
At sperate deos memores fandi atque nefandi ;
« Si vous méprisez le genre humain et les armes mortelles, croyez qu’il est des dieux qui se souviennent du crime et de la vertu ! » La crainte et le respect, en grec et en hébreu, de même qu’en latin, s’expriment par le même mot ; rapporté à Dieu, ce mot est synonyme de religion. Tout le monde connaît cette parole du psalmiste : La crainte de Dieu est le commencement de la sagesse : initium sapientiæ timor Domini.
V.— Le mot religion, sur lequel on a débité et l’on débite encore tant de fadaises, ne signifie pas lien ou liaison, comme l’ont cru à première vue les étymologistes, qui se sont empressés de faire la religion synonyme de sociabilité. Religio, religare, relier, cette homonymie fait fureur. Depuis le 2 Décembre, date apparemment de notre renaissance religieuse, je l’ai rencontrée plus de trente fois. Elle est devenue, pour beaucoup de gens sans religion, un argument décisif en faveur d’une religion ou réligation nouvelle. Mais, je le répète, ni le mot religion ne signifie lien, ni la chose qu’il exprime n’est l’union ou la communion des âmes, bien que la religion ne se conçoive guère sans une foi commune et un signe de ralliement. Les anciens étaient fort peu socialistes. La religion, quoiqu’elle recommandât la Justice, parfois même la charité, n’était nullement en eux une inspiration de la philanthropie; et c’est avec peu d’intelligence que les nouveaux mystiques, pour faire passer leurs théories sociétaires, ressassent une idée qui n’exista jamais que dans leur cerveau, et qui prouve tout juste que la religion est morte, l’inintelligence du vocable indiquant la mort de l’idée.
Religio, ou relligio, dont le radical lig reparaît dans p-lic-are, f-lec-tere, supp-lic-are, ployer, courber, et par dérivation, lier, est un vieux mot qui veut dire inclinaison du corps, révérence, courbette, génuflexion. On s’en servait exclusivement pour désigner l’hommage de l’homme à l’autorité divine. Les auteurs latins ne le prennent jamais dans un autre sens. La question méritant d’être éclaircie, je citerai quelques textes.
Relligio deorum est une expression courante, qui évidemment ne signifie pas l’association ou la république des dieux, dont les hommes ne s’inquiétaient guère, mais bien le respect des dieux, qui, pour les raisons que j’ai dites, leur importait beaucoup plus.
Quand le mot relligio est employé seul, le génitif deorum est toujours sous-entendu, comme dans ce vers :
Tantum relligio potuit suadere malorum !
Tant la religion put conseiller de crimes!
Le poëte parlant d’une guerre religieuse et des massacres qui l’accompagnèrent, il est clair que la religion ne se peut prendre ici pour le lien social; elle indique le fanatisme de la divinité.
Par la même raison, religio hominum, religion des hommes, ne se dit point, ne se rencontre nulle part : c’est une contradiction.
César, guerre des Gaules, lib. vi, n. 46, écrit : Natio est omnis Gallorum admodüm dedita religionibus ; « Toute la nation des Gaulois est excessivement adonnée aux religions. » Et comme exemple, il cite les sacrifices humains, dans lesquels le principe social n’a rien à faire.
Cicéron, Pro Cluentio, n. 194: Mentes deorum possunt placari pietate, et religione, et precibus justis ; « La colère des dieux peut être apaisée par la piété, la religion et d’humbles prières. » Aussi les Romains n’y manquaient pas. Dans tous les événements, heureux ou malheureux, qui intéressaient à un haut degré la république, le sénat ordonnait des révérences, supplicationes : c’est le mot officiel, synonyme de relligiones. Ce n’est pas d’aujourd’hui que sont inventés les Te Deum.
C’est d’après cette acception du mot relligio que Cicéron, De Leg., n. 26, justifie contre les mages disciples de Zoroastre la coutume d’élever des temples à la divinité :
« Nous savons fort bien, dit-il, que l’esprit de Dieu est partout, ubicumque difusum ; mais nous croyons, nous autres Grecs et Latins, que cette contume ajoute à notre piété et impose un respect salutaire, religionem utilem, aux villes. Car, comme l’a dit avec une si haute raison agore, la piété et la religion envers les dieux ont d’autant plus d’influence sur nos âmes que nous contemplons de plus près leurs simulacres. »
En effet, on ne salue guère que les gens qu’on peut voir : le mot de Pythagore est d’une grande sagesse.
Virgile, Æneid., lib. n, v. 188 :
Neu populum antiquâ sub relligione tueri.
Le cheval de bois, dit Sinon, ayant été construit par l’ordre de Calchas en remplacement du Palladium, les Grecs lui donnèrent cette dimension gigantesque afin qu’il ne pôt être introduit dans la ville et protéger le peuple, comme auparavant, sous son antique religion. La religion du symbole est mise pour la religion de la divinité.
Ibid, v. 715 : Énée donne rendez-vous à ses compagnons sous un vieux cyprès, respecté par la religion des ancêtres : :
Antiqua cupressus
Relligione patrum multos servata per annos.
Ibid., lib. viii, v. 349 : Dès le temps d’Évandre, la religion du Capitole rendait craintifs les paysans :
Jam tum relligio pavidos terrebat agrestes.
Impossible de voir dans tous ces passages la moindre idée de lien social.
Ibid, lib. xn, v. 176-193 : Serment d’Énée, avant de combattre Turnus. Il invoque tous les dieux connus et inconnus, toute religion de l’air et toute divinité de l’océan :
Quæque ætheris alti
Relligio, et quæ cæruleo sunt numina ponto.
La synonymie établie dans ce vers entre numen et relligio prouve ce que j’avance, que ce dernier mot ne s’entendait que des dieux, dont il marquait spécialement et par excellence la respectabilité. On disait aux dieux, en leur parlant : Vestra Relligio, comme nous disons à un prince : Votre Majesté.
Quel est Énée lui-même? Avant tout, un héros religieux, le digne auteur du peuple romain, le digne aïeul des Césars, pius Æneas. Toute l’Énéide est le développement de cette idée, dont la politique d’Auguste et la constitution de Rome est le commentaire. M. Granier de Cassagnac (Histoire des classes ouvrières) s’est trompé dans l’interprétatation qu’il donne du mot pius, et les passages qu’il cite suffisent pour le convaincre. Pius est un superlatif de religiosus ; il signifie respectueux jusqu’au dévouement, jusqu’au sacrifice. De là le verbe piare, dont nous avons fait expier. Que Turnus périsse, dit Junon au x° livre de l’Énéide, et que son sang dévoué satisfasse à la vengeance des Troyens :
Teucrisque pio det sanguine pœnas,
Il s’agit là d’un dévouement à la façon de celui de Curtius. C’est pour cela que le mot pius, pietas, sert à exprimer l’affection filiale et la tendresse paternelle. Dans la paternité, dit Tertullien, ce qu’il y a de plus doux n’est pas l’autorité, c’est la piété : Gratius est nomen pietatis quàm potestatis. Les passages de Papinien et des Pandectes expriment la même idée.
Suétone remarque de Tibère, 69, qu’il était circa deos negligentior, quippe addictus mathematicæ, persuasionisque plenus cuncta fato agi, « très-négligent des dieux, adonné qu’il était à la magie, et plein de l’idée que tout est gouverné par le destin. » Ne semble-t-il pas que Suétone continue la pensée de Virgile, en marquant l’abime qui séparait le religieux, le pieux Auguste, de son indévot successeur? En effet, si tout arrive fatalement, les dieux sont inutiles, et leur religion une duperie.
Un dernier exemple. Tite-Live, lib. v, c. 24 et 28, raconte que Camille, assiégeant une place, avait promis à l’Apollon de Delphes le dixième du butin. Les envoyés qui portaient l’offrande ayant été, pendant la traversée, pris par des pirates et conduits à Lipara, la part du dieu allait passer aux mains des corsaires, quand le chef remontra aux siens qu’ils feraient mieux de s’abstenir d’un objet consacré, et de renvoyer libres les messagers romains. Tant, ajoute l’historien, il sut pénétrer la multitude d’une juste religion, justâ religione implevit. Le droit des gens n’existant pas pour les pirates, il n’y avait que la considération des dieux qui püt les décider à un tel sacrifice. Où diable, aurait dit Molière, la religion va-t-elle se nicher ?
J’ai rapporté tout à l’heure la synonymie de pius et de religiosus. En voici une autre qui répand sur la question un nouveau jour : c’est celle de relligio et timor, verecundia, reverentia, la crainte. D’où provenait ce respect particulier de l’homme pour la Divinité ? D’un sentiment de crainte, ainsi que Lucrèce l’a dit dans ce vers :
Primus in orbe Deos fecit timor…
« C’est la crainte qui a fait les dieux dans le monde. » Seulement Lucrèce se trompait en rapportant cette crainte à une impression physique : elle était l’effet du sentiment de Justice qui, dans toute âme neuve, n’est pas sans un mélange de terreur. Virgile est bien plus dans la vérité que Lucrèce quand il dit :
Si genus humanum et mortalia temnitis arma,
At sperate deos memores fandi atque nefandi;
« Si vous méprisez le genre humain et les armes mortelles, croyez qu’il est des dieux qui se souviennent du crime » et de la vertu! » La crainte et le respect, en grec et en hébreu, de même qu’en latin, s’expriment par le même mot; rapporté à Dieu, ce nom est synonyme de religion. Tout le monde connaît cette parole du psalmiste : La crainte de Dieu est le commencement de la sagesse : Initium sapientiæ timor Domini.
V. — Le mot relligio étant le seul qui ait pu prêter à l’équivoque, il est inutile de chercher dans les autres idiomes des témoignages. Partout l’analogue de religio signifie marque de respect, adoration, piété, dévotion, culte ; ou bien chose sacrée, cérémonie sacrée : ce qui revient au même. Le grec dit προσκύνησις, prosternement, qui répond à relligio ; εὐσεβεία piété, l’équivalent de pietas ; ἱερα, ἱερεὒς, sacrifices, prêtre, en latin sacra, sacerdos. L’hébreu parle absolument de même : hischthahhaoth, ou hischthahhaouïah, marque ta prostration religieuse. « Tu ne leur rendrais pas de religion, » dit le Décalogue, parlant des dieux étrangers : lo thischthahhaouch. La Vulgate traduit : No adorabis ea, ce qui, au point de vue de la corrélation étymologique, manque d’exactitude. L’adoratio est le baiser jeté du bout des doigts à l’idole ; il eût fallu, si le verbe avait été usité dans ce sens : Non religabis te coram eis. Quant à pietas, εὐσεϐεἲα, il a pour correspondant hébreu khesed, que la Vulgate traduit tantôt par sainteté, tantôt par miséricorde. — Ps. iv, 4 : Sachez que Jéhovah protège ses dévots ; Vulg. : Scitote quoniam mirificavit Dominus sanctum suum, khasid lo. Ps. xi, 2 : Sauve-moi, ô Dieu, car il n’y a plus de religion ; Vulg. : Salvum me fac, quoniam defecicit sanctus, khasid. II Paral. vi, 42 : Souviens-toi des dévotions de David, grand faiseur de révérences, comme on sait, khasdeï. La Vulgate, qui a perdu le fil de l’idée, porte : Memento misericordiarum David.
C’est du mot khasid, piété, dévotion, que furent nommés les Hassidéens, espèce de mômiers juifs, que la religion rendait d’autant moins sociables.
Du reste, et quelque intimité qu’il y ait dans l’hébreu entre la religion et la loi, elles ne se confondent pas. En vertu de la religion, khasid, qui lui est due, Jéhovah impose à Israël l’observation de son pacte, pactum, fœdus, testamentum, en grec διαθήκη, en hébreu berith, dont le sens radical indique le sacrifice qui présidait, chez les anciens, à la conclusion des traités et à la promulgation des lois. Autre chose est d’après la Bible la religion de Jéhovah, et autre chose son pacte. C’est à tort que Bergier, et Mgr Gousset après lui, ont confondu ces deux termes, et qu’ils ont dit, d’après la fausse étymologie de relligio, que la religion est l’alliance de l’homme avec la Divinité.
Les écrivains du siècle de Louis XIV s’expriment comme les Latins, les Grecs, les Hébreux.
« Toute religion, dit Labruyère, exprime une crainte respectueuse de la Divinité. »
Tout ce qui compose le culte des dieux (cultus, de colere, cultiver, parer, honorer, religionner) se déroule en une série homogène : offrandes, sacrifices, libations, prières, hymnes de louanges, invocations, propitiations, purifications, pardons, expiations, vœux, processions, feu sacré, eau lustrale, consécrations, statues, temples, etc. Faites de la religion le lien ou l’alliance sociale, et tout cela devient inintelligible, absurde.
Pour achever la démonstration, disons enfin que, parallèlement aux formes et cérémonies du culte, le droit avait aussi ses formules, qui pour être moins pompeuses n’en tenaient pas une moindre place dans l’existence du père de famille et du citoyen : comme si, en réglant ce qui convient à la dignité des dieux, le législateur n’avait fait que préluder au règlement de la dignité de l’homme ; comme si religion n’était que la forme mystique de la Justice, ou la justice la réalité de la religion.
Le mot relligio étant le seul qui ait pu prêter à l’équivoque, il est inutile de chercher dans les autres des témoignages. Partout l’analogue de relligio signifie marque de respect, adoration, piété, dévotion, culte; ou bien chose sacrée, cérémonie sacrée, ce qui revient au même. Le grec dit proskynésis, prosternement, qui répond à relligio ; eusebeïa, piété, l’équivalent de pietas ; hiera, hiereus, sacrifices, prêtre, en latin sacra, sacerdos. L’hébreu parle absolument de même : kischthahhaoth, ou hischthahhaouïah, marque la prostration religieuse. « Tu ne leur rendras pas de religion, » dit le Décalogue, parlant des dieux étrangers : lo thischthahhaouch. La Vulgate traduit : Non adorabis ea, ce qui, au point de vue de la corrélation étymologique, manque d’exactitude. L’adoratio est le baiser jeté du bout des doigts à l’idole; il eût fallu, si le verbe avait été usité dans ce sens : Non religabis te coram eis. Quant à pietas, eusebeïa, il a pour correspondant hébreu hhesed, que la Vulgate traduit tantôt par sainteté, tantôt par miséricorde. — Ps. iv, 4 : Sachez que Jéhovah protége ses dévots; Vulg. : Scitote quoniam mirificavit Dominus sanctum suum, hébr. hhasid II. Ps. x1, 2: Sauvemoï, Ô Dieu, car il n’y a plus de religion; Vulg. : Salvum me fac, quoniam defecit sanctus, hébr. hhasid. Il. Paral. vi, 42 : Souviens-toi des dévotions de David, grand faiseur de révérences, comme on sait, hébr. hhasdeï. La Vulgate, qui a perdu le fil de l’idée, porte : Memento misericordiarum David.
C’est du mot hhasid, piété, dévotion, que furent nommés les Hassidéens, espèce de mômiers juifs, que la religion rendait d’autant moins sociables.
Du reste, et quelque intimité qu’il y ait dans l’hébreu entre la religion et la loi, elles ne se confondent pas. En vertu de la religion, hhasid, qui lui est due, Jéhovah impose à Israël l’observation de son pacte, pactum, fœdus, testamentum, en grec diathéké, en hébreu berith, dont le sens radical indique le sacrifice qui présidait, chez les anciens, à la conclusion des traités et à la promulgation des lois. Autre chose est, d’après la Bible, la religion de Jéhovah, et autre chose son pacte. C’est à tort que Bergier, et Mgr. Gousset après lui, ont confondu ces deux termes, et qu’ils ont dit, d’après la fausse étymologie de relligio, que la religion est l’alliance de l’homme avec la Divinité.
Les écrivains du siècle de Louis XIV s’expriment comme les Latins, les Grecs, les Hébreux.
« Toute religion, dit Labruyère, est une crainte respectueuse de la Divinité. »
Tout ce qui compose le culte des dieux (cultus, de colere, cultiver, parer, honorer, religionner) se déroule en une série homogène : offrandes, sacrifices, libations, prières, hymmes de louanges, invocations, propitiations, purifications, pardons, expiations, vœux, processions, feu sacré, eau lustrale, consécrations, statues, temples, etc. Faites de la religion le lien ou l’alliance sociale, et tout cela devient inintelligible, absurde.
Pour achever la démonstration, disons enfin que, paralIèlement aux formes et aux cérémonies du culte, le droit avair aussi ses formules, lesquelles, pour être moins pompeuses, n’en tenaient pas une moindre place dans l’existence du père de famille et du citoyen: comme si, en réglant ce qui convient à la dignité des dieux, le législateur n’avait fait que préluder au règlement de la dignité de l’homme ; comme si la religion n’était que la forme mystique de la Justice, ou la Justice la réalité de la religion.
VII. — Le respect est donc l’élément de la religion, il est toute la religion. À quelles conditions peut-il exister ? Suffit-il d’ériger une statue, un signe quelconque, et de dire, comme Aaron ou Jéroboam : Israël, voilà tes dieux, pour que le peuple se prosterne et adore ? Bien fou qui le croirait. Les prêtres des différents cultes ont l’habitude de s’accuser les uns les autres et de se reprocher leur idolâtrie : cette calomnie mutuelle prouve simplement qu’ils ne se connaissent pas.
L’homme n’accorde de religion à rien de ce qui tombe sous les sens. Une divinité visible, tangible, mesurable, est une contradiction.
Le Dieu, protecteur du droit, que toute multitude placée dans des conditions favorables tend à se créer, et dont le prêtre n’a plus ensuite qu’à fabriquer le symbole ou l’idole, ce Dieu n’est d’abord autre chose que l’Essence, supposée réelle quoique invisible, de ce qui apparaît à cette multitude, à l’instant où se fonde le culte, comme bien suprême et principe tout-puissant, être souverain. En qualité de souverain être, cette Essence, que l’entendement conçoit par-delà le phénomène, et que l’imagination revêt bientôt d’une âme, d’un moi, d’une figure, devient ensuite sujet ou substratum de la Justice : c’est à elle, en conséquence, que le croyant adresse ses révérences et ses vœux.
Ainsi, après la religion d’Ormuz ou de la Lumière intelligible, symbolisée par le feu, il y eut la religion d’Osiris, ou de la Vie, symbolisée par le bœuf et les autres animaux ; puis la religion de la Beauté, qui fut sous le nom d’Aphrodite celle des Grecs ; puis la religion de la Famille, célébrée à Rome sous le nom de Vesta ; puis la religion du Christ, c’est-à-dire de la Rédemption ou de la Liberté. On connaît encore la religion de la Force, Thor ou Hercule ; de la Richesse, Mammon, Ops ou Jéhovah, etc. Toutes ces religions ne sont que des réalisations de concepts, servant à exprimer, selon le sentiment des peuples divers, soit le souverain bien, soit la souveraine puissance ou la souveraine sagesse, lesquelles souverainetés sont prises ensuite pour protectrices des sociétés qui se dévouent à elles, et considérées en conséquence comme sources du droit et gardiennes de la vertu.
Supposons qu’aujourd’hui, le christianisme écarté, il reste dans les âmes assez de sentiment religieux et de force poétique pour faire convoler le peuple en une foi nouvelle, et que l’idée de cette foi soit le Progrès, par exemple la Femme libre, ou toute autre fantaisie produite par le courant de l’opinion : il ne manque pas de sectes, au moment où j’écris, qui aspirent à traduire en dogme théologique les éléments plus ou moins obscurs de leur illuminisme.
D’abord la religion, ainsi déterminée dans son idée, se poserait comme simple affirmation de cette idée, puis en vertu de la tendance de l’esprit à chercher la réalité ou le substratum de ce dont il a l’idée, on se demanderait quelle est la cause dont les effets apparents donnent lieu à l’idée, quel est le sujet de cette cause, quelle en est l’essence, quels en sont les attributs. Enfin, l’importance accordée à l’idée comme principe théorique s’attachant au sujet qui la fournit, et prenant la forme du respect, de la crainte ou de l’amour, on aurait du même coup le dieu et le souverain, toutes les conditions transcendantales de la Justice.
C’est ainsi que nous voyons tous les jours des novateurs, athées hier ou panthéistes, retomber insensiblement dans la religion, et affirmer : 1o un Dieu, c’est-à-dire une essence de la nature et de l’humanité, idéale, incompréhensible et indémontrable, et comme telle, sainte et respectable ; 2o une Foi, c’est-à-dire un ensemble de dogmes métaphysiquement déduits de la conception première, à ce titre supérieurs à l’expérience et à la raison ; 3o une Immortalité, car, comme nous aurons occasion de le faire voir, si le sujet de la Justice est Dieu, la sanction morale est également Dieu, en qui dès lors s’accomplit la destinée de l’homme.
Je reviendrai sur cet intéressant sujet de la constitution des dieux et de leur haute juridiction : il suffit quant à présent d’avoir marqué, d’une façon authentique, le rapport qui unit la Religion et la Justice.
Déjà l’on voit que la première n’a pas de raison d’être sans la seconde : la théologie en convient elle-même. C’est pour notre justification que le Christ, le Fils de Dieu, s’est fait homme, qu’il a souffert la mort, et institué son Église. Déjà l’on pressent que la religion pourrait bien n’être qu’une mythologie de la Justice : car si la première est respect, la seconde est dignité, et il suffit pour les identifier de supprimer l’intermédiaire, que l’une pose comme auteur et garant de l’autre. Mais cette identification exige des siècles, et nous ne sommes qu’aux débuts de l’hypothèse.
En résumé, la société antique comprenait deux choses : d’abord le droit de l’homme, dignitas, jus, qui s’exprimait par la manifestation de ses prérogatives, la distinction du tien et du mien, et n’impliquait aucune révérence. Devant l’homme, l’homme restait debout ; il saluait de vive voix, ave, et ne s’inclinait pas. Il y avait ensuite le respect des dieux, relligio, qui se manifestait par l’agenouillement, signe d’infériorité, et avait pour objet d’obtenir, par la crainte de ces invisibles essences, le respect du droit, c’est-à-dire d’inculquer la Justice.
L’homme de l’antique Italie, d’ailleurs si religieux, faisait ainsi du droit la chose principale, de la religion l’accessoire. Bien mieux, la religion servant à consacrer le droit faisait elle-même partie du droit, c’est-à-dire du privilége ou de la dignité patricienne ; elle en constituait, pour ainsi dire, la première division. De là la double expression de droit divin et droit humain, pour exprimer le privilége de la consécration religieuse, sans laquelle la prérogative individuelle restait comme non avenue. De là aussi la définition que Modestin donne du mariage, juris humani et divini communicatio, participation du droit humain et divin, pour dire que l’épouse partageait toutes les prérogatives, civiles et religieuses, de son mari. Cette subordination, très-réelle, de l’élément religieux à l’élément juridique, n’était pas dans la pensée du législateur peut-être ; elle était dans l’institution. L’humain, dans ce système, l’emportait sur le divin ; et la religion n’ayant sa raison d’être que dans la Justice, le sacerdoce n’était aussi qu’une attribution du magistrat.
VI. — Le respect est donc l’élément de la religion, il est toute la religion. A quelles conditions peut-il exister? Suffit-il d’ériger une statue, un signe quelconque, et de dire, comme Aaron ou Jéroboam : Israël, voilà tes dieux, pour que le peuple se prosterne et adore? Bien fou qui le croirait. Les prêtres des différents cultes ont l’habitude de s’accuser les uns les autres et de se reprocher leur idolâtrie : cette calomnie mutuelle prouve simplement qu’ils ne se connaissent pas.
L’homme n’accorde de religion à rien de ce qui tombe sous les sens. Une divinité visible, tangible, mesurable, est une contradiction.
Le Dieu, protecteur du droit, que toute multitude placée dans des conditions favorables tend à se créer, et dont le prêtre n’a plus ensuite qu’à fabriquer le symbole ou l’idole, ce Dieu n’est d’abord autre chose que l’Essence, supposée réelle quoique invisible, de ce qui apparaît à cette multitude, à l’instant où se fonde le culte, comme bien suprême et principe tout-puissant, être souverain. En qualité de souverain être, cette Essence, que l’entendement conçoit par-delà le phénomène, et que l’imagination revêt bientôt d’une âme, d’un moi, d’une figure, devient ensuite sujet ou substratum de la Justice : c’est à elle, en conséquence, que le croyant adresse ses révérences et ses vœux.
Ainsi, après la religion d’Ormuzd, ou de la Lumière intelligible, symbolisée par le feu, il y eut la religion d’Osiris, ou de la Vie, symbolisée par le bœuf et les autres animaux; puis la religion de la Beauté, qui fut, sous le nom d’Aphrodite, celle des Grecs; puis la religion de la Famille, célébrée à Rome sous le nom de Vesta; puis la religion du Christ, c’est-à-dire de la Rédemption ou de la Liberté. On connaît encore la religion de la Force, Thor ou Hercule ; de la Richesse, Mammon, Ops ou Jéhovah, etc. Toutes ces divinités ne sont que des réalisations de concepts, servant à exprimer, selon le sentiment des peuples divers, soit le souverain bien, soit la souveraine puissance ou la souveraine sagesse, lesquelles souverainetés sont prises ensuite pour protectrices des sociétés qui se dévouent à elles, et considérées en conséquence comme sources du droit et gardiennes de la vertu (B).
Supposons qu’aujourd’hui, le christianisme écarté, il reste dans les âmes assez de sentiment religieux et de force poétique pour faire convoler le peuple en une foi nouvelle, et que l’idée de cette foi soit le Progrès, par exemple, ou la Femme libre, ou toute autre fantaisie produite par le courant de l’opinion : il ne manque pas de sectes, au moment où j’écris, qui aspirent à traduire en dogme théologique, et par une conséquence nécessaire à figurer en idole, les éléments plus ou moins obscurs de leur illuminisme.
D’abord la religion, ainsi déterminée dans son idée, se poserait comme simple affirmation de cette idée. Puis, en vertu de la tendance de l’esprit à chercher la réalité ou le substratum de ce dont il a l’idée, on se demanderait quelle est la cause dont les effets apparents donnent lieu à l’idée, quel est le sujet de cette cause, quelle en est l’essence, quel en est le corps, quels en sont les attributs. Enfin, l’importance accordée à l’idée s’attachant au sujet qui la fournit et prenant la forme du respect, de la crainte ou de l’amour, on aurait, du même coup, le dieu et le souverain, toutes les conditions transcendantales de la Justice.
C’est ainsi que nous voyons tous les jours des novateurs, athées hier ou panthéistes, retomber insensiblement dans la religion, et affirmer : 1° un Dieu, c’est-à-dire une essence de la nature et de l’humanité, idéale, incompréhensible et indémontrable, et comme telle, sainte et respectable; 2 une Foi, c’est-à-dire un ensemble de dogmes métaphysiquement déduits de la conception première, à ce titre supérieurs à l’expérience et à la raison; 3° une Immortalité, car, comme nous aurons occasion de le faire voir, si le sujet de la Justice est Dieu, la sanction morale est également Dieu, en qui dès lors s’accomplit la destinée de l’homme (C).
Nous reviendrons sur cet intéressant sujet de la constitution des dieux et de leur haute juridiction : il suffit, quant à présent, d’avoir marqué d’une façon authentique le rapport qui unit la Religion et la Justice.
Déjà l’on voit que la première n’a pas de raison d’être sans la seconde : la théologie en convient elle-même. C’est pour notre justification que le Christ, Fils de Dieu, s’est fait homme, qu’il a souffert la mort et qu’il a institué son Église. On pressent que la religion pourrait bien n’être qu’une mythologie de la Justice : car, si la première est respect, la seconde est dignité; il suflit, pour les identifier, de supprimer l’intermédiaire que l’une pose comme auteur et garant de l’autre. Mais cette identification exige des siècles, et nous ne sommes qu’aux débuts de l’hypothèse,
En résumé, la société antique comprenait deux choses : d’abord le droit de l’homme, dignitas, jus, qui s’exprimait par la manifestation de ses prérogatives, la distinction du tien et du mien, et n’impliquait aucune révérence. Devant l’homme, l’homme restait debout; il saluait de vive voix, ave, et ne s’inclinait pas. Il y avait ensuite le respect des dieux, relligio, qui se manifestait par l’agenouillement, signe d’infériorité, et avait pour objet d’obtenir, par la crainte de ces invisibles essences, le respect du droit, c’est-à-dire d’inculquer la Justice.
L’homme de l’antique Italie, d’ailleurs si religieux, faisait ainsi du droit la chose principale, de la religion l’accessoire. Bien mieux, la religion servant à consacrer le droit faisait elle-même partie du droit, c’est-à-dire du privilége ou de la dignité patricienne; elle en constituait, pour ainsi dire, la première division. De là la double expression de droit divin et droit humain, pour exprimer le privilége de la consécration religieuse, sans laquelle la prérogative individuelle restait comme non avenue. De là aussi la définition que Modestin donne du mariage, juris humani et divini communicatio, participation du droit humain et divin, pour dire que l’épouse partageait toutes les prérogatives, civiles et religieuses, de son mari. Cette subordination, très-réelle, de l’élément religieux à l’élément juridique, n’était pas dans la pensée du législateur peut-être; elle était dans l’institution. L’humain, dans ce système, l’emportait sur le divin; et la religion n’ayant sa raison d’être que dans la Justice, le sacerdoce n’était aussi qu’une attribution du magistrat.
CHAPITRE III.
Exaltation et déchéance de la personne humaine chez les anciens.
VIII. — Ce n’est pas à vous, Monseigneur, théologien et jurisconsulte, qu’il est besoin de démontrer qu’une pareille conception de la Justice et de ses garanties ne pouvait donner lieu à une théorie exacte et à une constitution durable. À quelque point de vue qu’on se place, que l’on envisage ce système du côté de l’homme ou du côté des dieux, la loi est scindée ; la Justice, qui devrait exprimer la fraternité et l’union, est établie sur un double antagonisme.
On commence par supposer que l’homme ne doit rien à l’homme, qu’il n’en dépend pas, qu’il n’a rien de commun avec lui, que leurs droits respectifs n’ont entre eux rien de connexe et de solidaire. Le droit est tout individuel, unilatéral, univoque. Il ne se complique par lui-même d’aucun devoir, il n’a rien de social. Si bien que pour rendre l’homme à l’homme respectable on est obligé de créer entre eux un autre respect, le respect de la Divinité.
Une telle combinaison ne soutient pas l’examen. Si le droit est primitivement dans la personne humaine, s’il constitue son apanage, comment ce droit ne peut-il aller jusqu’à se reconnaître en autrui ? Comment l’homme est-il incapable de faire droit à l’homme ? À quoi bon cette garantie fantastique des puissances célestes ? N’est-il pas à craindre que tôt ou tard, la philosophie attaquant la foi, la fierté virile fasse table rase de la religion ? Alors, si le droit ne sait trouver dans le droit sa propre sanction, que devient la Justice ? Et si la Justice périt, que devient la société ?
Que si l’on prétend au contraire qu’à Dieu seul il appartient d’attester la loi, de la garantir et d’en procurer l’observance, qu’ainsi le sentiment que chacun a de son droit ne devient respect du droit des autres que par un effet de la religion, il faut dire que la Justice est en nous une prétention sans fondement, et que l’homme est le vassal de la Divinité. Dès lors c’est la dignité humaine qui est en péril, et de nouveau la religion s’en allant, adieu la Justice et la société.
CHAPITRE II.
Exaltation et déchéance de la personne humaine chex les anciens.
VII. — Ce n’est pas à vous, Monseigneur, théologien et jurisconsifite, qu’il est besoin de démontrer qu’une pareille conception de la Justice et de ses garanties ne pouvait donner lieu à une théorie exacte et à une constitution durable. A quelque point de vue qu’on se place, que l’on envisage ce système du côté de l’homme ou du côté des dieux, la loi est scindée, et la Justice, qui devrait exprimer la fraternité et lunion, est établie sur un double antagonisme.
On commence par supposer que l’homme ne doit rien à l’homme, qu’il n’en dépend pas, qu’il n’a rien de comrun avec lui, que leurs droits respectifs n’ont entre eux rien de connexe et de solidaire. Le droit est tout individuel, unilatéral, univoque. It ne se complique par luimême d’aucun devoir, il n’a rien de social. Si bien que, pour rendre l’homme à l’homme respectable, on est obligé de créer entre eux un autre respect, le respect de la Divinité.
Une telle combinaison ne soutient pas l’examen. Je dis d’abord que la loi est scindée en ce sens que l’homme est placé sous le coup de deux lois différentes, dont l’une sert à l’autre, je le veux bien, d’attestation et de sanction, mais qui n’ont en réalité rien de commun, et ne se lient point, la religion et la Justice. Le concept de religion peut se déduire : c’est ce que fait la théologie. Le concept de Justice peut se déduire aussi : c’est ce que font les législateurs, les jurisconsultes et les magistrats. Mais ni la Justice et ses lois ne se déduisent logiquement du concept religieux, ni la religion et ses dogmes ne se rattachent d’une façon rationnelle au concept juridique : ce sont deux ordres d’idées totalement distincts, qui n’ont de commun que ceci, savoir, que l’influence de l’un sert à maintenir l’homme dans le respect de l’autre. Quel rapport rationnel entre la rédemption et le droit de propriété? entre la providence et le code de procédure?… Évidemment, il n’y a rien. Ce sont deux édifices adossés l’un à l’autre, que les curieux peuvent parcourir tour à tour, mais qui n’ont ni portes de communication, ni symétrie, et dont la réunion forme la plus étrange discordance. .
J’ajoute, et ceci résulte de l’irréductibilité des deux lois, qu’avec cette complication théologico-juridique, au lieu de faire cesser l’antagonisme de l’homme avec l’homme, on n’a fait qu’en créer un autre, celui de l’homme avec Dieu. La dignité humaine est absolue : c’est sa nature. Elle peut s’incliner devant la majesté d’un Étre suprême, mais sous cette condition expresse, que cet être daignera entrer en explication avec elle, et que la religion ne lui fera rien perdre de ses prérogatives. Or, est-ce ici le cas? Non : la religion, avec ses dogmes, ses mystères, ses sacrements, sa discipline, ses terreurs, ses promesses, est un écrasement pour la dignité de l’homme. Dieu, par les rapports que le culte nous fait soutenir avec lui, n’est pas seulement une caution, un garant; c’est un antagoniste. C’est ce qu’indique le mythe d’Israël luttant contre Dieu, ce qu’exprime avec une si fervente éloquence la plainte de Job, ce qui résulte avec tant de force de l’opposition éternelle entre la philosophie et la foi, de même qu’entre le pouvoir séculier et le pouvoir ecclésiastique.
De deux choses l’une : l’homme doit être tout ici, ou rien. Or, le paganisme lui accorde trop ou pas assez. Si le droit, sous le nom de dignité, existe primitivement dans la personne humaine, s’il constitue son apanage, il faut, à peine d’illogisme, que ce droit aille jusqu’à se reconnaître en autrui. L’homme doit pouvoir faire droit à l’homme : sans cela il n’aurait pas en lui la justice, que cependant on lui accorde. A quoi bon dès lors la garantie des puissances célestes? Tôt ou tard la fierté virile en fera table rase. Mais la religion dissipée, la dignité personnelle dégénérant en orgueil et égoïsme, le droit ne trouvant plus en lui-même sa propre sanction, que devient la société?
Que si, pour échapper à ce péril, on insiste sur la nécessité de la religion, si l’on soutient qu’à Dieu seul il appartient d’attester la loi, de la garantir et d’en procurer l’observance; qu’ainsi le sentiment que chacun a de son droit ne devient respect du droit des autres que par un effet de la religion, et que tout le problème se réduit à donner plus de ressort à celle-ci, il faut suivre le principe jusqu’au bout, dire que la Justice est en nous une prétention sans fondement, et que l’homme est le vassal de la Divinité. C’est ce qu’a fait le christianisme. Dès lors c’est la dignité humaine qui est en péril, et de nouveau la religion s’en allant, adieu la Justice et la société.
Impossible d’échapper à ce dilemme. Toute cette jurisprudence doublée de religion est comme une épée que les uns se flattent de faire tenir debout sur le pommeau, les autres sur la pointe, et qui perd toujours l’équilibre.
L’histoire confirme pleinement cette critique.
Impossible d’échapper à ce dilemme. Toute cette jurisprudence doublée de religion est comme une épée que les uns se flattent de faire tenir debout sur le pommeau, les autres sur la pointe, et qui, perdant toujours l’équilibre, tranche à tort et à travers la morale.
L’histoire confirme pleinement cette critique.
IX. — La société gréco-romaine élevait haut la personne : là est sa gloire. Dans la théologie qu’elle s’était faite, une sorte de consanguinité unissait les hommes et les dieux ; ils traitaient pour ainsi dire de famille à famille, de puissance à puissance. Dans l’Iliade, tous les malheurs des Grecs viennent de la colère d’Achille, à qui Agamemnon a perdu le respect, ἠτιμῄσεν, devant l’armée. Les dieux s’interposent pour réconcilier les deux chefs ; mais l’Olympe se divise à son tour ; une partie se déclare pour les Grecs, l’autre pour les Troyens. Homère, le chantre de ces individualités susceptibles, devient le théologien, le législateur des Grecs. Chaque ville, chaque tribu choisit un Immortel, avec qui elle se lie comme par un contrat. Les rois descendent de Jupiter ; Jupiter est la souche commune de laquelle sont issus les dieux et les héros. Quelle exaltation d’amour-propre devait exciter chez les Hellènes cette merveilleuse épopée dont le pivot, l’idée unique est le respect, l’honorabilité de la personne !……
On trouve dans la Bible des idées analogues. Jéhovah n’engendre pas, à la vérité ; mais au-dessous de lui est une chaîne d’élohim qui se lie, sans solution de continuité, au genre humain. — Je vous le dis, s’écrie le Psalmiste, vous êtes des dieux et tous fils du Très-Haut : Ego dixi : dii estis, et filii Excelsi omnes. Cela se prenait, au temps de David, un peu plus au positif que dans la théologie chrétienne. Le psaume VIII, que je suppose du temps des Juges, est un chant de triomphe, où le poëte, après avoir salué la grandeur incommensurable de Jéhovah, célèbre en vers magnifiques la quasi-divinité de l’homme :
« Quand je contemple ta gloire, ce ciel œuvre de tes doigts, cette lune et ces étoiles que tu as créées, je me dis : Qu’il est grand le mortel, que tu te souviens encore de lui ! le fils d’Adam, que tu le visites ! Tu l’as placé un peu au-dessous des dieux, elohim ; tu l’as couronné d’honneur et de gloire, et tu l’as établi sur les œuvres de tes mains. »
Ne semble-t-il pas que l’homme ne se donne un Dieu que pour grandir d’autant sa propre nature ?
La cité latine est empreinte du même esprit. Romulus est fils de Mars, les Jules descendent de Vénus, Numa est l’époux d’Égérie. Mais, sans parler de cette mythologie, quelle histoire que celle de Coriolan insulté par le peuple, et que Rome vaincue ne peut fléchir qu’en lui opposant la dignité de Véturie, sa mère ! Tite-Live, écrivant sous Auguste, et faisant de la morale patriotique, a dénaturé la tradition. Selon l’idée antique, le patricien offensé et proscrit ne devait rien à personne. Il portait en lui sa patrie ; la seule loi de laquelle il relevât était sa prérogative, sa dignité. Coriolan est inflexible, parce qu’il est dans son droit. Ni la majesté du peuple, représenté par les députés ; ni la religion des dieux, présente à ses yeux dans le cortége des prêtres, n’ébranlent son courage. Il ne cède que lorsque sa mère, qu’il cherchait dans la foule des matrones, unissant sa destinée à celle de la ville, lui dit en le repoussant : « Je n’embrasse pas celui qui veut me faire esclave !… » Mais en cédant à sa mère Coriolan ne cède qu’à lui-même : ce n’est pas un citoyen qui s’incline devant l’inviolabilité de la patrie ; c’est un proscrit qui fait grâce aux proscripteurs en considération de sa famille. La fierté de la mère eut raison de l’orgueil du fils, non pas en le combattant, mais en s’identifiant avec ses ennemis. Ces deux âmes se comprenaient l’une l’autre. Qui les comprit jamais dans nos écoles ?
Ce sentiment profond de la dignité personnelle, qui sous la république avait brillé de tant d’éclat, on le retrouve, mais avec une teinte de résignation auparavant inconnue, sous la tyrannie des Césars. Lisez Tacite : ses sombres annales sont pleines de récits de suicides accomplis pour échapper à l’insulte des despotes. Ce que le Romain craignait le plus n’était pas la mort, c’était l’outrage dans le supplice, ne illuderet. Avec quelle complaisance il raconte les derniers moments d’Othon, et l’enthousiasme que produisit sur le soldat cette noble et digne fin !
« Vers la chute du jour, mourant de soif, il prend pour tout réconfort une gorgée d’eau froide. Puis il se fait apporter deux poignards, en choisit un, qu’il place sous son oreiller, et s’endort d’un paisible sommeil. À l’aube, il se perce le cœur, jette un cri et expire. On se hâta de l’enterrer comme il l’avait recommandé, de peur que sa tête ne fût coupée et livrée aux outrages. Le corps fut porté par les gardes prétoriennes. Fondant en larmes, elles célébraient ses louanges et lui baisaient les mains. Quelques soldats se tuèrent sur son bûcher, non qu’ils se sentissent coupables et qu’ils eussent peur, mais par émulation de bravoure et amour de leur prince. Dans les camps, à Bedriacum, à Plaisance, partout sa mort recueillit le même tribut d’admiration et d’éloges. »
Tacite ajoute : « Un monument simple fut élevé à Othon : il restera ! » On dirait qu’après la lâche et misérable fin de Néron, après les atrocités exercées sur le cadavre de Galba, ayant à raconter bientôt le supplice ignominieux de Vitellius jeté aux gémonies, l’historien de cette horrible époque éprouve comme une consolation romaine du trépas d’Othon, mort avec honneur et en homme libre.
Tout le système romain était fondé sur ce principe de la dignité patricienne.
« Chacun, dans la Rome aristocratique, prenait rang pour son talent et son labeur (solertia, industria) : chevalier, s’il n’avait que de la fortune ; patricien, s’il n’avait que de la naissance ; sénateur, s’il avait rempli une chaise curule ; œdilitius, prætorius, consularis, censorius, triumphalis, selon les honneurs qu’il avait obtenus. C’est ce que la langue parlementaire des Romains nommait la dignité d’un homme. » (Franz de Champagny, les Césars, t. Ier.)
Les priviléges de la dignité romaine étaient : l’exemption de la prison, de la torture, de la peine capitale, des charges publiques ; le droit du mariage, du testament, la puissance paternelle, le domaine de propriété, etc.
Le droit personnel engendrait ainsi le droit réel : de là vient que le plébéien ne pouvait s’élever à la propriété ; il n’avait que la possession.
Le but des nations vaincues, leur effort constant, était d’obtenir le droit aux honneurs, la Justice ; mais la censure était là qui les refoulait et maintenait la pureté de la race et de la constitution.
De ces mœurs énergiques, dont le christianisme a éteint jusqu’à l’idée, naquit le stoïcisme, formule suprême de l’antique vertu, qui fleurit surtout parmi les nourrissons de la Louve, et compte dans ses rangs tout ce que les siècles postérieurs virent paraître d’âmes fortes et d’inflexibles caractères.
Mais, il faut le redire, quelque altière que fût cette institution, elle ne pouvait donner lieu à une véritable Justice, et la société antique ne tarda pas à s’en apercevoir. Au fond, malgré les belles sentences et les actes d’héroïsme dont les auteurs abondent, la morale des anciens, avec ses quatre divisions cardinales, Prudence, Justice, Force et Tempérance, est une morale d’individualisme, incapable de faire vivre une nation. Pendant quelques siècles, les sociétés formées par le polythéisme eurent des mœurs : elles n’eurent jamais de morale. Et l’absence d’une morale solidement établie en principes réagissant sur la pratique, les mœurs elles-mêmes finirent par disparaître. Ce n’était pas tout, vraiment, que d’inspirer à un Alcibiade et à un Lysandre, à un Coriolan et à un César, une haute opinion de leur dignité ; il eût fallu leur apprendre encore à déduire du même principe les règles de la Justice universelle : or, la société polythéiste n’en avait tiré que des lois d’exclusion et de privilége.
C’est ce qui résulte, non-seulement des faits trop bien constatés de l’histoire grecque et latine, mais encore de la réaction que souleva, parmi les philosophes et les hommes d’État, l’exagération odieuse de la personnalité.
VIII. — La société gréco-romaine élevait haut la personne : là est sa gloire. Dans la théologie qu’elle s’était faite, une sorte de consanguinité unissait les hommes et les dieux; ils traitaient pour ainsi dire de famille à famille, de puissance à puissance. Dans l’Iliade, tous les malheurs des Grecs viennent de la colère d’Achille, envers qui Agamemnon a perdu le respect, #rgov, en présence de l’armée. Les dieux s’interposent pour réconcilier les deux chefs; mais l’Olympe se divise à son tour; une partie se déclare pour les Grecs, l’autre pour les Troyens. Homère, le chantre de ces individualités susceptibles, devient le théologien, le législateur des Grecs. Chaque ville, chaque tribu choisit un Immortel, avec qui elle se lie comme par un contrat. Les rois descendent de Jupiter; Jupiter est la souche commune de laquelle sont issus les dieux et les héros. Quelle exaltation d’amour-propre devait exciter chez les Hellènes cette merveilleuse épopée dont le pivot, l’idée unique est le respect, l’honorabilité de la personne!
On trouve dans la Bible des idées analogues. Jéhovah n’engendre pas, à la vérité; mais au-dessous de lui est une chaîne d’anges, élohim, de saints, kedoschim, qui relie, sans solution de continuité, le ciel au genre humain. —Je vous le dis, s’écrie le Psalmiste, vous êtes des dieux et tous fils du Très-Haut : Ego dixi : dii estis, et filii Excelsi omnes. Cela se prenait, au temps de David, un peu plus au positif que dans la théologie chrétienne. Le psaume VII, que l’on suppose du temps des Juges, est un chant de triomphe, où le poëte, après avoir salué la grandeur incommensurable de Jéhovah, célèbre en vers magnifiques la quasi-divinité de l’homme :
« Quand je contemple ta gloire, ce ciel œuvre de tes doigts, cette lune et ces étoiles que tu as créées, je me dis : Qu’il est grand le mortel, que tu te souviennes encore de luil le fils d’Adam, que tu le visites! Tu l’as placé un peu au-dessous des dieux, elohim ; tu l’as couronné d’honneur et de gloire, et tu l’as établi sur les œuvres de tes mains. »
Ne semble-t-il pas que l’homme ne se donne un Dieu que pour grandir d’autant sa propre nature?
La cité latine est empreinte du même esprit. Romulus est fils de Mars, les Jules descendent de Vénus, Numa est l’époux d’Égérie. Mais, sans parler de cette mythologie, quelle histoire que celle de Coriolan insulté par le peuple, et que Rome vaincue ne peut fléchir qu’en lui opposant la dignité de Véturie, sa mère ! Tite-Live, écrivant sous Auguste, et faisant de la morale patriotique, a dénaturé la tradition. Selon l’idée antique, le patricien offensé et proscrit ne devait rien à personne. Il portait en lui sa patrie; la seule loi de laquelle il relevât était sa prérogative, sa dignité. Coriolan est inflexible, parce qu’il est dans son droit. Ni la majesté du peuple, représenté par les députés; ni la religion des dieux, présente à ses yeux dans le cortége des prêtres, n’ébranlent son courage. Il ne cède que lorsque sa mère, qu’il cherchait dans la foule des matrones, unissant sa destinée à celle de la ville, lui dit en le repoussant: « Je n’embrasse pas celui qui veut me faire esclave! » Mais en cédant à sa mère Coriolan ne cède qu’à lui-même : ce n’est pas un citoyen qui s’incline devant l’inviolabilité de la patrie; c’est un proscrit qui fait grâce aux proscripteurs en considération de sa famille. La fierté de la mère eut raison de l’orgueil du fils, non pas en le combattant, mais en se faisant, pour ainsi dire, encore plus féroce. Ces deux âmes se comprenaient l’une l’autre. Qui les comprit jamais dans nos écoles ?
Ce sentiment profond de la dignité personuelle, qui sous la république avait brillé de tant d’éclat, on le retrouve, mais avec une teinte de résignation auparavant inconnue, sous la tyrannie des Césars. Lisez Tacite : ses sombres Annales sont pleines de récits de suicides accomplis pour échappper à l’insulte des despotes. Ce que le Romain craignait le plus n’était pas la mort, c’était l’outrage dans le supplice, ne illuderet. Avec quelle complaisance il raconte les derniers moments d’Othon, et l’enthousiasme que produisit sur le soldat cette noble et digne fin!
« Vers la chute du jour, mourant de soif, il prend pour tout reconfort une gorgée d’eau froide. Puis il se fait apporter deux poignards, en choisit un, qu’il place sous son oreiller, et s’eudort d’un paisible sommeil. À l’aube, il se perce le cœur, jette un cri et expire. On se hâta de l’enterrer comme il l’avait recommandé, de peur que sa tête ne fût coupée et livrée aux outrages. Le corps fut porté par les gurdes prétoriennes. Fondant en larmes, elles célébraient ses louanges et lui baisaient les mains. Quelques soldats se tuèrent sur son bûcher, non qu’ils se sentissent coupabies et qu’ils eussent peur, mais par émulation de bravoure et amour de leur prince. Dans les camps, à Bédriacum, à Plaisance, partout sa mort recueillit le même tribut d’admiration et d’éloges. »
Tacite ajoute : « Un monument simple fut élevé à Othon : il restera! » On dirait qu’après la lâche et misérable fin de Néron, après les atrocités exercées sur le cadavre de Galba, ayant à raconter bientôt le supplice ignominieux de Vitellius jeté aux gémonies, l’historien de cette horrible époque éprouve comme une consolation romaine du trépas d’Othon, mort avec honneur et en homme libre.
Tout le système romain était fondé sur ce principe de la dignité patricienne.
« Chacun, dans la Rome aristocratique, prenait rang pour son talent et son labeur (solertia, industria) : chevalier, s’il w’avait que de la fortune; patricien, s s’il n’avait que de la naissance; sénateur, s’il rvait rempli une chaise curule; œdilitius, prætorius, consularis, censorius, triumphalis, selon les honneurs qu’il avait obtenus. C’est ce que la langue parlementaire des Romains nommait la dignité d’un homme. » (Franz de Champagny, les Césars, t. Ier.)
Les priviléges de la dignité romaine étaient : l’exemption de la prison, de la torture, de la peine capitale, des charges publiques ; le droit du mariage, du testament, la puissance paternelle, le domaine de propriété, etc.
Le droit personnel engendrait ainsi le droit réel : de là vient que le plébéien ne pouvait s’élever à la propriété, il n’avait que la possession.
Le but des nations vaincues, leur effort constant, était d’obtenir le droit aux honneurs, la Justice; mais la censure était là qui les refoulait et maintenait la pureté de la race et de la constitution.
De ces mœurs énergiques, dont le christianisme a éteint jusqu’à l’idée, naquit le stoïcisme, formule suprême de l’antique vertu, qui fleurit surtout parmi les nourrissons de la Louve, et qui compta dans ses rangs tout ce que les siècles postérieurs virent paraître d’âmes fortes et d’inflexibles caractères.
Mais, il faut le redire, quelque altière que fût cette institution, elle ne pouvait donner lieu à une véritable Justice, et la société antique ne tarda pas à s’en apercevoir. Au fond, malgré les belles sentences et les actes d’héroïsme dont les auteurs abondent, la morale des anciens, avec ses quatre divisions cardinales, Prudence, Justice, Force et Tempérance, est une morale d’individualisme, incapable de faire vivre une nation. Pendant quelques siècles, les sociétés formées par le polythéisme eurent des mœurs : elles n’eurent jamais de morale. En l’absence d’une morale solidement établie en principes, les mœurs finirent par disparaître. Ce n’était pas tout, vraiment, que d’inspirer à un Alcibiade et à un Lysandre, à un Coriolan et à un César, une haute opinion de leur dignité; il eût fallu leur apprendre encore à déduire du même principe les règles de la Justice universelle : or, la société polythéiste n’en avait tiré que des lois d’exclusion et de privilége.
C’est ce qui résulte, non-seulement des faits trop bien constatés de l’histoire grecque et latine, mais encore de la réaction que souleva, parmi les philosophes et les hommes d’État, l’exagération odieuse de la personnalité.
X. — Les nobles Doriens, conquérants du Péloponèse, avaient donné l’exemple du brigandage : ce fut justement parmi eux que naquit la répression. Lycurgue fit de Sparte une communauté.
Pythagore après lui, et Platon ensuite, font consister la perfection de la République en ce que personne n’ait rien à soi, ne s’appartienne même pas.
Aristote professe les mêmes maximes : il dit que chaque citoyen doit se persuader que nul n’est à soi, mais que tous sont à l’État.
Cicéron, témoin des luttes civiles que faisait naître le débordement de la personnalité aristocratique, regarde l’amour de la patrie comme le premier des devoirs, et il en fait naître tous les autres.
Ces idées, devenues depuis lieux communs, étaient alors nouvelles : il faut donc admettre que jusque-là la société avait reposé sur un principe contraire.
Alors se propagea dans les masses cet esprit de centralisation du pouvoir et d’écrasement des volontés qui, sorti du cerveau de quelques penseurs, devait finir, en Italie comme en Grèce, par engendrer le despotisme. Les Césars ne furent que les successeurs d’Alexandre et de ses héritiers, lesquels à leur tour n’avaient fait qu’appliquer, comme Épaminondas, Phocion, Philopœmen, avec plus ou moins de bonne foi, les leçons des philosophes.
Alors l’Europe individualiste, qui avait vaincu l’Orient absolutiste dans les guerres médiques ; qui dans l’héroïque Hellade avait créé la philosophie et les arts, et dans la sévère Italie fondé le droit ; l’Europe, en dépit de son génie, devint une contrefaçon de l’Orient. Ce n’est pas tout à fait ce qu’avaient demandé les philosophes ; mais c’en fut l’équivalent. Toute volonté doit s’incliner devant la volonté générale, avaient dit les théoriciens ; et il se trouva que la volonté générale n’était autre que celle de l’Empereur, maître absolu, comme les rois d’Orient, de la terre et des hommes.
IX. Les nobles Doriens, conquérants du Péloponèse, avaient donné l’exemple du brigandage : ce fut justement parmi eux que naquit la répression. Lycurgue fit de Sparte une communaité,
Pythagore après lui, et Platon ensuite, font consister la perfection de la République en ce que personne n’ait rien à soi, ne s’appartienne même pas.
Aristote professe les mêmes maximes : il dit que chaque citoyen doit se persuader que nul n’est à soi, mais que tous sont à l’État.
Cicéron, témoin des luttes civiles que faisait naître le débordement de la personnalité aristocratique, regarde l’amour de la patrie comme le premier des devoirs, et il en fait naître tous les autres.
Ces idées, devenues depuis lieux communs, étaient alors nouvelles : il faut donc admettre que jusque-là la société avait reposé sur un principe contraire.
Alors se propagea dans les masses cet esprit de centralisation du pouvoir et d’écrasement des volontés qui, sorti du cerveau de quelques penseurs, devait finir, en Italie comme en Grèce, par engendrer le despotisme. Les Césars ne furent que les successeurs d’Alexandre et de ses héritiers, lesquels à leur tour n’avaient fait qu’appliquer, comme Épaminondas, Phocion, Philopæmen, avec plus ou moins de bonne foi, les leçons des philosophes.
Alors l’Europe individualiste, qui avait vaincu l’Orient absolutiste dans les guerres médiques ; qui dans l’héroïque Hellade avait créé la philosophie et les arts, et dans la sévère Italie fondé le droit, l’Europe, en dépit de son génie, devint une contrefaçon de l’Orient. Ce n’est pas tout à fait ce qu’avaient demandé les philosophes, mais c’en fut la conséquence. Toute volonté doit s’incliner devant la volonté générale, avaient dit les théoriciens; et il se trouva que la volonté générale n’était autre que celle de l’Empcreur, maître absolu, comme les rois d’Orient, de la terre et des hommes.
XI. — Quelques écrivains de l’école catholique se sont prévalus de cette réaction pour en induire que l’antiquité n’avait eu aucune connaissance du droit naturel ; que sous l’influence du polythéisme la liberté individuelle était sacrifiée, la conscience esclave, et qu’avec le christianisme seulement avait commencé l’émancipation de la personne. Et chose étrange, ce serait, à les entendre, l’insuffisance du polythéisme qui aurait été la cause de cette servitude générale.
« L’homme, dit M. Huet, est né pour s’appartenir sous la direction supérieure de la raison éternelle ou de Dieu ; il ne va pas tout seul et par soi, n’étant point l’être absolu. Vient-il à rejeter Dieu, son soutien intérieur et nécessaire ? incapable de se conduire, il cherche, il mendie des appuis au dehors ; il s’aliène, se livre à l’État, chargé de penser et de vouloir pour lui. L’État fait office de Dieu. C’est ce qu’on vit sous le paganisme : la domination des anciens États sur l’homme fut une forme de l’idolâtrie. » (Règne social du Christianisme, p. 72.)
Un autre, M. Bordas-Demoulin, cité par le précédent :
« La piété, la justice, la vertu étaient l’obéissance à la volonté du législateur. Le Juif ne s’informait point de ce qui était bon et mauvais en soi, mais de ce que Moïse avait dit. Ainsi agissait le Gentil touchant sa législation ; et Lycurgue, Numa, Solon… » (Lettre à l’archevêque de Paris sur les droits des laïques et des prêtres dans l’Église.)
C’est confondre les époques, et raisonner comme celui qui, prenant les fantaisies de la multitude pour l’esprit de la Révolution, soutiendrait qu’en 1789 et 1848 l’idée de liberté n’existait pas, et que l’empire l’a fait naître.
M. Franz de Champagny, catholique comme MM. Huet et Bordas-Demoulin, mais qui avait à déprimer le paganisme sous un autre point de vue, les réfute en ces termes :
« La morale philosophique de l’antiquité est presque toujours égoïste ; elle rapporte à nous-mêmes tous nos devoirs. C’est pour lui-même, c’est pour sa propre dignité, c’est pour son orgueilleuse satisfaction qu’elle forme et qu’elle conseille le sage. Tous les devoirs, ou à peu près, sont des devoirs de respect envers soi-même. Le sage sans doute doit être juste envers autrui, parce que l’injustice troublerait l’équilibre de son âme et l’enlaidirait à ses propres yeux ; le sage doit être juste, mais il n’a pas besoin d’aller au delà. »
« Les devoirs sont tous renfermés par Cicéron dans la Justice et l’honnêteté ; l’honnêteté est justement ce culte de soi-même, ce maintien de sa dignité propre, auquel l’antiquité attachait une importance si singulière. » (Les Césars, t. II, p. 431 et 432.)
Où, demanderai-je à M. de Champagny, les moralistes de l’antiquité avaient-ils pris leur doctrine, leur idéal ? Dans la tradition, sans doute. Donc si cette tradition engendra une morale d’égoïsme, c’est qu’elle avait eu son point de départ, dans des institutions favorables à l’exaltation de la personnalité. Platon, dans ses dialogues, critiquant la démocratie de son temps, ne cesse de préconiser les anciens. Or, qu’étaient-ils, ces anciens ? Des nobles, des aristocrates.
L’histoire entière de Rome et de la Grèce, depuis les temps fabuleux, est d’accord avec M. de Champagny : c’est l’histoire de la personnalité humaine, ou, comme rappelèrent les anciens, de l’héroïsme, de ses hauts faits, de ses fondations, puis, par la cause que j’ai rapportée, de sa corruption et de sa chute. La tyrannie est relativement moderne : elle est née de la démocratie insurgée partout, vers le vie siècle avant Jésus-Christ, contre l’esprit nobiliaire. Elle s’affaiblit bientôt, à la suite de la grande guerre médique ; après quoi les excès de la démagogie poussèrent de nouveau les esprits vers un système d’autorité concentrée et amenèrent la domination macédonienne.
La même chose arriva pour l’Italie. À l’antique patriciat, dont le type héroïque est Coriolan, succéda une démagogie écrasante, qui se résolut presque aussitôt en empire. Il est même à remarquer que le nom d’imperator qui servit à désigner la nouvelle autorité, est la traduction du grec τυραννος ou τυρανος, tyran, c’est-à-dire commandant, patron, maître.
C’est cette horreur de la démagogie qui, jointe à l’antique esprit du patriciat, rendait l’amour de la patrie si faible chez les anciens, et produisit ces guerres civiles, ces proscriptions, ces émigrations, ces trahisons, dont les siècles postérieurs offrent moins d’exemples. On sait quelle peine le sacerdoce juif eut à ramener de Babylone les débris de la nation. Du temps de Sertorius, une partie des Romains avait passé en Espagne, ce qui faisait dire à ce chef :
Rome n’est plus dans Rome, elle est toute où je suis.
Au soin que Virgile se donne dans son poème palingénésiaque de recommander l’amour de la patrie, on voit combien ce sentiment était rare :
Vendidit hic auro patriam, dominumque potentem
Imposuit…
Hic manus ob patriam pugnando vulnera passi.
Point de respect pour la prérogative personnelle, point de patrie. Alcibiade tantôt sert ses compatriotes, tantôt leur fait la guerre, selon qu’ils usent envers lui d’animadversion ou de bienveillance ; et le peuple ne lui en garde aucun ressentiment.
Tacite, à l’occasion de la loi Papia Poppœa, rendue par Auguste contre les célibataires, explique parfaitement ce passage de l’antique indépendance à un régime de réglementation sans frein :
« Les premiers hommes, dit-il, encore sans passion mauvaise, sans scélératesse, n’avaient pas besoin de peines et de coercitions, pas plus que d’encouragements. Ne faisant rien d’eux-mêmes contre les bonnes mœurs, suivant la loi du bien par la seule inclination de leurs cœurs, la crainte de l’amende ou du châtiment n’avait sur eux aucune prise. Mais quand l’égalité commença à disparaître, qu’à la place du sentiment des mœurs et du respect des institutions, — pro modestia ac pudore, — l’ambition et la violence marchèrent à découvert ; alors commencèrent les oppressions de toutes sortes, et à leur suite la tyrannie des lois. Quand on fut las des princes, on se livra aux faiseurs de lois. Elles furent d’abord simples comme il convenait à des natures simples : telles furent celles de Minos, de Lycurgue, de Solon, de Numa. Avec le temps, la faculté de légiférer devint un autre moyen de discorde et de trouble : on ne se contenta pas de statuer sur les choses d’intérêt commun ; l’inquisition atteignit jusqu’à la vie privée, et la corruption de la république fut marquée chaque année par la multitude des décrets : In singulos homines latœ quœstiones, et corruptissima republica plurimœ leges. Autant on avait souffert du déluge des crimes, autant on souffrait maintenant de l’avalanche des lois : Utque antehac flagitiis, ita nunc legibus laborabatur. » (Annal., lib. iii, c. 25, 26 et 27.)
Il en fut de même encore pour les Juifs, dont M. Bordas-Demoulin prend tout simplement la fin pour le commencement. Chacun sait que le Pentateuque ne fut composé que vers les derniers temps du royaume de Juda ; que les idées messianiques, ou de royauté absolue, ne naquirent qu’à la suite de la captivité, à l’imitation des empires d’Assyrie et de Perse ; qu’auparavant la liberté individuelle, comme celle des cultes, avait été excessive ; que les rois, chefs féodaux plutôt que souverains absolus, la protégeaient eux-mêmes, contre le vœu du sacerdoce, champion du droit divin et de l’intolérance. C’était bien autre chose encore du temps des Juges, où chacun faisait ce qu’il voulait, observe tristement l’écrivain sacré.
Des faits si palpables que l’écrivain qui les contredirait ne mériterait pas même d’être lu ne devraient pas avoir besoin d’être relevés ; mais c’est le propre des doctrines fondées en transcendance de tout intervertir et de tout confondre.
Le droit antique, personnel dans son principe, a défailli lorsque, impuissant à déterminer la loi sociale, et trouvant la religion des dieux insuffisante pour le maintien de l’équilibre, le législateur s’est mis à créer la religion de l’État.
Qu’est-ce que l’homme devant les dieux ? avait demandé le prêtre.
Qu’est-ce que l’homme devant la cité ? demanda à son tour l’homme d’État.
Et le communisme, l’impérialisme, l’utopie envahirent la terre ; on fit bon marché de la personne humaine, de sa liberté, de sa dignité ; à force de nier l’individu, on finit par nier le droit, et au lieu de citoyens il n’y eut plus que des sujets et des fidèles.
XI. — Quelques écrivains de l’école catholique se sont prévalus de cette réaction pour en induire que l’antiquité n’avait eu aucune connaissance du droit naturel; que sous l’influence du polythéisme la liberté individuelle était sacrifiée, la conscience esclave, et qu’avec le christianisme seulement avait commencé l’émancipation de la personne. Et chose étrange, ce serait, à les entendre, l’insuffisance du polythéisme qui aurait été la cause de cette servitude générale.
« L’homme, dit M. Huet, est né pour s’a partenir sous la direction supérieure de la raison éternelle ou de Dieu ; il ne va pas tout seul et par soi, n’étant point l’être absolu. Vient-il à rejeter Dieu, son soutien intérieur et nécessaire? Incapable de se conduire, il cherche, il mendie des appuis au dehors; ils’aliène, se livre à l’État, chargé de penser et de vouloir pour lui. L’État fait office de Dieu. C’est ce qu’on vit sous le paganisme : la domination des anciens États sur l’homme fut une forme de Vidolâtrie. » (Règne social du Christianisme, p. 72.)
Un autre, M. Bordas-Demoulin, cité par le précédent :
« La piété, la justice, la vertu étaient l’obéissance à la volonté du législateur. Le Juif ne s’informait point de ce qui était bon où mauvais en soi, mais de ce que Moïse avait dit. Ainsi agissait le Gentil touchant sa législation; et Lycurgue, Numa, Solon… » (Lettre à l’archevêque de Paris sur les droits des laïques et des prêtres dans l’Église.)
D’abord, c’est confondre les époques, et raisonner comme celui qui, prenant les fantaisies de la multitude pour l’esprit de la Révolution, soutiendrait qu’en 1789 et 1848 l’idée de liberté n’existait pas, et que l’empire l’a fait nattre. Et puis, qui ne voit que cette théorie de l’omnipotence de l’Etat, dont la source est dans une conception transcendante ou communiste du pacte social, n’a pu se produire que comme une réaction au patriciat primitif?
M. Franz de Champagny, catholique comme MM. Huet et Bordas-Demoulin, mais qui avait à déprimer le paganisme sous un autre point de vue, les réfute en ces termes :
« La morale philosophique de l’antiquité est presque toujours égoïste; elle rapporte à nous-mêmes tous nos devoirs, C’est pour lui-même, c’est pour sa propre DIGNITÉ, c’est pour son orgueilleuse satisfaction qu’elle forme et qu’elle conseille le sage. Tous les devoirs, ou à peu près, sont des devoirs de respect envers soi-même. Le sage sans doute doit être juste envers autrai, parce que l’injustice troublerait l’équilibre de son âme et l’enlaidirait à ses propres yeux ; le sage doit être juste, mais il n’a pas besoin d’aller au delà, »
« Les devoirs sont tous renfermés par Cicéron dans la Justice et l’honnêteté ; l’honnêteté est justement ce culte de soimême, ce maintien de sa dignité propre, auquel l’antiquité attachait une importance si singulière. » (Les Césars, t. II, p.431 et 432.)
Où, demanderai-je à M. de Champagny, les moralistes de l’antiquité avaient-ils pris leur doctrine, leur idéal? Dans la tradition, sans doute. Donc si cette tradition engendra une morale d’égoïsme, c’est qu’elle avait eu son point de départ dans des institutions favorables à l’exaltation de la personnalité.
L’histoire entière de Rome et de la Grèce, depuis les temps fabuleux, est d’acccord avec M. de Champagny : c’est l’histoire de la personnalité humaine, ou, comme l’appelèrent les anciens, de l’héroïsme, de ses hauts faits, de ses fondations, puis, par la cause que j’ai rapportée, de sa corruption et de sa chute. La période de la domination dorienne tout entière n’est que cela. La tyrannie est relativement moderne : elle est née de la démocratie insurgée partout, vers le vi siècle avant Jésus-Christ, contre l’esprit nobiliaire. Elle s’affaiblit bientôt, à la suite de la grande guerre médique; après quoi les excès de la démagogie poussèrent de nouveau les esprits vers un système d’autorité concentrée et amenèrent la domination macédonienne.
La même chose arriva pour l’Italie. A l’antique patriciat, dont le type héroïque est Coriolan, succéda une démagogie écrasante, qui se résolut presque aussitôt en précaire. Il est même à remarquer que le nom d’imperator qui servit à désigner la nouvelle autorité, est la traduction du grec tyrannos ou kyranos, tyran, c’est-à-dire commandant, patron, maître; le premier indiquant un chef militaire, le second un chef civil.
C’est cette horreur de la démagogie qui, jointe à l’antique esprit du patriciat, rendait l’amour de la patrie si précaire chez les anciens, et produisit ces guerres civiles, ces proscriptions, ces émigrations, ces trahisons, dont les siècles postérieurs offrent moins d’exemples. On sait quelle peine le sacerdoce juif eut à ramener de Babylone les débris de la nation. Du temps de Sertorius, une partie des Romains avait passé en Espagne, ce qui faisait dire à ce chef :
Rome n’est plus dans Rome, elle est toute où je suis.
Au soin que Virgile se donne dans son poëme palingénésiaque de recommander l’amour de la patrie, on voit combien ce sentiment était douteux :
Vendidit hic auro patriam, dominumque potentem Imposuit..
Hic manus ob patriam pugnando vulnera passi.
Comme au xix° siècle, ce sont les empereurs, destructeurs de la république, tyrans du droit, qui préchent le patriotisme et s’en font un instrument de règne. Le chauvinisme date de Jules César.
Point de respect pour la prérogative personnelle, point de patrie. Alcibiade tantôt sert ses compatriotes, tantôt leur fait la guerre, selon qu’ils usent envers lui d’animadversion ou de bienveillance; le peuple ne lui en garde aucun ressentiment.
Tacite, à l’occasion de la loi Papia Poppæa, rendue par Auguste contre les célibataires, explique parfaitement ce passage de l’antique indépendance à un régime de réglementation sans frein :
« Les premiers hommes, dit-il, encore sans passion mauvaise, sans scélératesse, n’avaient pas besoin de peines et de coercitions, pas plus que d’encouragements. Ne faisant rien d’eux-mêmes contre les bonnes mœurs, suivant la loi du bien par la seule inclination de leurs cœurs, la crainte de l’amende ou du châtiment n’avait sur eux aucune prise. Mais quand l’égalité commença à disparaître, qu’à la place du sentiment des mœurs et du respect des institutions, — pro modestia ac pudore, — l’ambition et la violence marchèrent à découvert, alors commencèrent les oppressions de toutes sortes, et à leur suite la tyrannie des lois. Quand on fut las des princes, on se livra aux faiseurs de lois. Elles furent d’abord simples, comme il convenait à des natures simples : telles furent celles de Minos, de Lycurgue, de Solon, de Numa. Avec le temps, la faculté de légiférer devint un autre moyen de discorde et de trouble : on ne se contenta pas de statuer sur les choses d’intérêt commun; l’inquisition atteignit jusqu’à la vie privée, et la corruption de la république fut marquée chaque année par la multitude des décrets : In singulos homines latœ quœstiones, et corruptissima republica plurimœ leges. Autant on avait souffert du déluge des crimes, autant on souffrait maintenant de l’avalanche des lois : Utque antehac flagitiis, ita nunc legibus laborabatur. » (Annal., lib. iii, c. 25, 26 et 27.)
Il en fut de mêmc encore pour les Juifs, dont M. Bordas-Demoulin prend tout simplement la fin pour le commencement. Chacun sait que le Pentateuque fut composé vers les derniers temps du royaume de Juda; que les idées messianiques, ou de royauté absolue, naquirent à la suite de la captivité, à limitation des empires d’Assyrie et de Perse; qu’auparavant la liberté individuelle, comme celle des cultes, avait été excessive; que les rois, chefs de clans plutôt que souverains absolus, la protégeaient eux-mêmes, contre le vœu du sacerdoce, champion du droit divin et de l’intolérance. C’était bien autre chose encore du temps des Juges, où chacun faisait ce qu’il voulait, observe tristement l’écrivain sacré.
Des faits si palpables, que l’écrivain qui les contredirait ne mériterait pas même d’être lu, ne devaient pas avoir besoin d’être relevés; mais c’est le malheur des opinions préconçues de tout intervertir et de tout confondre.
Le droit antique, personnel dans son principe, a défailli, lorsque le législateur, impuissant à déterminer la loi sociale, et trouvant la religion des dieux insuffisante pour le maintien de l’équilibre, s’est mis à créer la religion de l’État, et que l’État a commencé, selon l’expression de M. Huet, à faire office de Dieu.
Qu’est-ce que l’homme devant les dieux? avait demandé le prêtre.
Qu’est-ce que l’homme devant la cité? demanda à son tour l’homme d’État.
Et le communisme, l’impérialisme, l’utopie envahirent la terre; on fit bon marché de la personne humaine, de sa liberté, de sa dignité; à force de nier l’individu, on finit par nier le droit, et au lieu de citoyens il n’y eut plus que des sujets et des fidèles.
XII. — L’homme veut être respecté pour lui-même, et se faire respecter lui-même. Seul il est son protecteur, son garant, son vengeur. Dès que, sous prétexte de religion des dieux ou de raison d’État, vous créez un principe de droit supérieur à l’humanité et à la personne, tôt ou tard le respect de ce principe fera perdre de vue le respect de l’homme. Alors nous n’aurons plus ni Justice ni morale ; nous aurons une autorité et une police à l’ombre de laquelle la société, comme le voyageur à l’ombre de l’upas, s’affaissera.
Étant donnée la Justice identique à la dignité individuelle, la civilisation grecque et latine devait périr par l’exagération d’une force sans contre-poids (ax. 5). Le frein du pouvoir n’y fit pas plus que la béquille religieuse : ce n’est pas du dehors que doit venir la balance de la liberté, c’est du dedans. Quand la personnalité eut perdu le champ de bataille du forum et de l’agora, elle se livra, sous le couvert de l’empereur, à la dévastation des provinces, à l’accaparement des terres, à l’usure, à l’orgie domestique ; chose inouïe, la corruption sembla gagner jusqu’aux dieux. L’homme foulant aux pieds ses mœurs, les dieux devinrent infâmes ; il n’y eut pas de turpitude qui ne trouvât son modèle et sa justification dans quelque divinité. Que pouvaient contre ce torrent l’idéalisme de Platon, l’exégèse d’Évhémère, le mysticisme d’Apollonius de Thyane, la réforme de Julien ? Chez les nations primitives, l’opinion plaçant les dieux du delà de l’humanité et des mœurs mortelles, leurs histoires ne faisaient pas scandale : on les respectait comme d’augustes mystères. À la fin, le sens ou la religion des mythes étant perdu, les dieux déshonorés s’en allèrent ; l’homme resta seul, avec des institutions sans base et des mœurs sans principe. Tout s’engloutit, républiques, cités, partis, caractères : il ne resta que l’empire, chaos démocratique et social, où se remirent à fermenter les éléments d’un monde nouveau ; et la première période de l’âge religieux de l’humanité, et la plus brillante, fut close.
XI. — L’homme veut être respecté pour lui-même, et se faire respecter lui-même. Seul il est son protecteur, son garant, son vengour. Dès que, sous prétexte de religion des dieux ou de raison d’État, vous créez un principe de droit supérieur à l’humanité et à la personne, tôt ou tard le respect de ce principe fera perdre de vue le respect de l’homme. Alors nous n’aurons plus ni Justice ni morale; nous aurons une autorité et une police à l’ombre de laquelle la société, comme le voyageur à l’ombre de l’upas, s’affaissera.
Étant donnée la Justice identique à la dignité individuelle, la civilisation grecque et latine devait périr par l’exagération d’une force sans contre-poids. Le frein du pouvoir n’y fit pas plus que la béquille religieuse : ce n’est pas du dehors que doit venir l’équilibre à la liberté, c’est du dedans. Quand la personnalité eut perdu le champ de bataille du forum et de l’agora, elle se livra, sous le couvert de l’empereur, à la dévastation des provinces, à l’accaparement des terres, à l’usure, à l’orgie domestique; chose inouie, la corruption sembla gagner jusqu’aux dieux. L’homme foulant aux pieds ses mœurs, les dieux devinrent infâmes; il n’y eut pas de turpitude qui ne trouvât son modèle et sa justification dans quelque divinité. Que pouvaient contre ce torrent l’idéalisme de Platon, l’exégèse d’Évhémère, le mysticisme d’Apollonius de Tyane, la réforme de Julien? Chez les nations primitives, l’opinion plaçant les dieux au delà de l’humanité et des mœurs mortelles, leurs histoires ne faisaient pas scandale : on les respectait comme d’augustes mystères. A la fin, le sens ou la religion des mythes étant perdu, les dieux déshonorés s’en allèrent; l’homme resta seul, avec des institutions sans base et des mœurs sans principe. Tout s’engloutit, républiques, cités, partis, caractères : il ne resta que l’empire, chaos démocratique et social, où se remirent à fermenter les éléments d’un monde nouveau; et la première période de l’âge religieux de l’humanité, et la plus brilJante, fut close.
CHAPITRE IV.
Transition religieuse. — Le Christianisme tire les conséquences des prémisses posées par le Polythéisme et la Philosophie : condamnation de l’humanité.
XIII. — En principe, le polythéisme a reconnu que la notion du droit avait son point de départ dans la dignité de l’homme. En fait, il n’a pas su développer cette notion ; tout au contraire, par la garantie extérieure et supérieure qu’il donnait à la Justice, il l’a perdue.
Pour vous, Monseigneur, qui regardez le polythéisme comme l’œuvre du démon, ce dénoûment n’a rien que de naturel ; pour moi il est des plus graves, le polythéisme étant une religion, la religion, au même titre que le christianisme.
Produit fatal du polythéisme, l’empire, tout le monde en convient, accéléra la dissolution, d’autant mieux qu’il chercha son appui dans la restauration des idées religieuses. Pour la première fois l’impuissance de ces deux grandes institutions, l’État et l’Église, fut dévoilée.
La situation réclamait un remède qui, dépassant la mythologie et la politique, s’adressant à la conscience du genre humain, saisirait le mal dans sa source. La philosophie se présenta la première.
Stoïciens, pythagoriciens, cyniques ; au fond ces trois sectes étaient en parfaite communauté de vues, et avaient une pleine conscience de leur œuvre. Avec des maximes différentes, un mysticisme plus ou moins prononcé, chacune avait sa catégorie d’auditeurs : la philosophie du Portique, plus savante, plus sévère, plaisant davantage aux classes élevées ; celle de Diogène, plus rude, allant mieux au peuple ; celle de Pythagore, aux âmes religieuses.
Stoïciens, pythagoriciens et cyniques furent les vrais précurseurs du Christ.
Sauver à la fois la civilisation et la liberté, la conscience et la raison ; fonder la Justice, que le polythéisme n’avait fait que saluer, n’ayant su en trouver la formule ; abolir la servitude et la misère ; créer enfin la morale, que tout le monde sentait, voulait, mais que la sagesse des anciens avait laissée sans principe : quel programme ! quel rôle !
L’œuvre de réforme commença par la religion. C’était la pierre d’achoppement où la conscience de l’humanité devait une seconde fois se briser. Ils comprenaient à merveille, les novateurs de l’ère actiaque, tout ce qu’il y avait de monstrueux pour l’époque dans les cultes établis. Pleins de mépris pour une idolâtrie licencieuse, sans naïveté et sans bonne foi, ils jugeaient, et la suite montra s’ils avaient raison, que la première chose à faire était de porter la cognée à l’arbre immense du polythéisme.
Mais ils crurent, en rejetant les simulacres avec toutes les superstitions et les fables qui s’y rattachaient, qu’il convenait de maintenir, comme base de la science des mœurs, la notion théologique, l’antinomie de l’homme et de Dieu : c’est ce qui dès l’origine égara la réforme.
« Les stoïciens faisaient de la philosophie tout à la fois la science des choses divines et humaines, la contemplation de l’Être infini et l’étude pratique de la vertu.
« Ils concevaient la matière comme le principe passif des choses ; tandis que Dieu, qui est uni à la matière comme l’âme au corps, en est le principe actif, la cause ou la raison.
« Le monde est animé, vivant ; Dieu en est l’âme ; et comme cette âme n’est au fond qu’une même chose avec la matière, le monde est Dieu, ou Dieu est le monde. »
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« La règle suprême des mœurs est de vivre conformément à la nature universelle. Le bien, comme le devoir, consiste dans la volonté de rester constamment fidèle aux lois de la nature. » (Tissot, Histoire de la philosophie).
La philosophie allemande de l’absolu ne va pas au delà. Comme le Portique elle aboutit au dogme de la fatalité, et se résout par le quiétisme.
Du reste, la morale des stoïciens abonde en maximes superbes. On connaît leur devise : Sustine et abstine, patience et détachement. — Il n’y a pas d’autre bien que la vertu, disaient-ils, pas d’autre mal que le vice ; la douleur même n’est rien. — Chose inouïe pour des païens, Musonius Rufus défend tout rapport d’amour hors mariage.
« L’intempérance, dit-il, est une grande occasion de pécher : tenez-vous en garde contre elle deux fois par jour. — Évitez les paroles obscènes, parce qu’elles conduisent aux actions. — N’ayez qu’un seul habit (conseil renouvelé par l’Évangile, Marc, x, 9). — Après une bonne action, la peine qu’elle a pu coûter est finie, il nous reste le plaisir de l’avoir faite ; après une mauvaise action, le plaisir est passée et la honte subsiste. »
Ce qui caractérise les stoïciens, c’est qu’ils prêchent sans cesse la probité, la frugalité, l’empire sur soi-même, les bonnes œuvres, l’humanité, la philanthropie, et malgré leur dureté, plus apparente que réelle, la miséricorde. Ce sont eux qui ont fait entrer dans la langue vulgaire ces mots sacramentels, reçus de l’antiquité, et que le christianisme revendique aujourd’hui comme son idée propre. À force d’élévation, la morale stoïcienne est tendue, orgueilleuse même : effet des circonstances au milieu desquelles elle s’est produite. Le christianisme est loin de cette vigueur, et quoi que disent ses apologistes, il ne peut soutenir la comparaison. Ni les Évangiles ni les Épîtres ne sont à la hauteur de Sénèque, d’Épictète, de Marc-Aurèle, de Perse. Aussi le premier élan du stoïcisme passé, la morale, continuant de s’appuyer sur un principe hors nature, ne pouvait que redescendre.
L’erreur des stoïciens avait été, comme je l’ai dit, de renouveler l’hypothèse transcendantale. Sous ce rapport ils ont laissé peu à faire à leurs successeurs. Connais-toi toi-même, Rien de trop, Suis Dieu, sont trois préceptes qui pour le stoïcien marchent de pair. — Obéir à Dieu, c’est la liberté, dit Sénèque. — Point d’honnête homme sans religion, dit-il ailleurs ; la vertu humaine ne peut se soutenir sans l’assistance de la Divinité, Neque enim potest tanta res sine adminiculo numinis stare (Ép. 41 et 75). Songe que Dieu te regarde, et que le spectacle le plus agréable pour lui est celui de l’honnête homme aux prises avec l’adversité.
Le regard de Dieu ! la vertu stoïque ne peut s’en passer, elle a besoin de cette gloriole. Où es-tu, chaste Épicure, qui disais que, les dieux ne s’occupant pas des hommes, les hommes devaient faire le bien sans s’occuper des dieux ?…
La philosophie stoïcienne ne fut point acceptée. On ne lui reprocha pas de compromettre, par sa théorie de l’âme du monde, la liberté déjà abîmée sous le despotisme ; on ne dit point qu’elle poussait trop à la résignation, quand il fallait prêcher surtout la résistance. Au contraire, sa morale parut trop énergique, sa foi trop raisonneuse ; le sage qu’elle avait conçu était encore, même au sein de Dieu, trop indépendant, trop fort. Les âmes déprimées se sentaient si faibles ! Ce Dieu infini, absolu, solitaire, les effrayait ; elles le voulaient plus près, plus occupé d’elles, en communion plus fréquente.
Peut-être, si l’on eût fondu en une même doctrine le stoïcisme et le pythagorisme, eût-on obtenu davantage.
« Plus théologique que celle de Zénon, l’école de Pythagore rapprochait davantage l’homme de la Divinité ; il entretenait plus vivant le sentiment de la vénération religieuse, et par suite d’une logique moins sévère, il se prêtait de meilleure grâce aux pratiques extérieures du culte. Il abandonnait moins l’homme à lui-même ; par le jeûne, par la frugalité de la vie, par les observances religieuses, il l’aidait à soutenir sa vertu et à garder l’équilibre de son âme… » (Franz de Champagny, les Césars, t. II.)
Mais il serait plus aisé d’accoupler le serpent avec la colombe que d’opérer la fusion de deux sectes. Les stoïciens devaient accuser les sectateurs de Pythagore de ramener la superstition et les mensonges du sacerdoce, pendant que ceux-ci reprochaient à leurs rivaux d’incliner à l’impiété, à l’athéisme. Toute transaction était impossible.
Passons sur les cyniques.
La raison pratique, alors comme aujourd’hui, demandait une chose ; la veine religieuse, non encore épuisée, en produisit une autre. Le christianisme se présenta. Qui était-il ? d’où sortait-il ? Je ne perdrai pas le temps à le chercher ; je me bornerai à dire ce qu’il devint rapidement, par la nécessité même de sa position.
CHAPITRE IV.
Transition religieuse. — Le Christianisme tir les conséquences dos prémisses posées par le Pulyibéisms et la Philosophie : condamnation de l’humanité.
XII. —En principe, le polythéisme a reconnu que la notion du droit avait son point de départ dans la dignité de l’homme. En fait, il n’a pas su développer cette notion; tout au contraire, par la garantie extérieure et supérieure qu’il donnait à la Justice, il l’a perdue (p).
Pour vous, Monseigneur, qui regardez le polythéisme comme l’œuvre du démon, ce dénoûment n’a rien que de naturel; pour moi il est des plus graves, le polythéisme étant une religion, la religion, au même titre que le christianisme.
Produit fatal du polythéisme, l’empire, tout le monde en convient, accéléra la dissolution, d’autant mieux qu’il chercha son appui dans la restauration des idées religieuses. Pour la première fois l’impuissance de ces deux grandes institutions, l’État et l’Église, fut dévoilée. La situation réclamait un remède qui, dépassant la mythologie et la politique, s’adressant à la conscience du genre humain, saisirait le mal dans sa source. La philosophie se présenta la première.
Stoïciens, pythagoriciens, cyniques, au fond ces trois sectes étaient en parfaite communauté de vues, et avaient une pleine conscience de leur œuvre. Avec des maximes différentes, un mysticisme plus ou moins prononcé, chacune avait sa catégorie d’auditeurs : la philosophie du Portique, plus savante, plus sévère, plaisant davantage aux classes élevées; celle de Diogène, plus rude, allant mieux au peuple ; celle de Pythagore, aux âmes religieuses. Stoïciens, pythagoriciens et cyniques furent les vrais précurseurs du Christ. — 35 —
Sauver à la fois la civilisation et la liberté, la conscience et la raison; fonder la Justice, que le polythéisme n’avait fait que saluer, n’ayant su en trouver la formule; abolir la servitude et la misère; créer enfin la morale, que tout le monde sentait, voulait, mais que la sagesse des anes avait laissée sans principe : quel programme! quel rôle!
L’œuvre de réforme commença par la religion. C’était la pierre d’achoppement où la conscience de l’humanité devait une seconde fois se briser. Ils comprenaient à merveille, les novateurs de l’ère actiaque, tout ce qu’il y avait de monstrueux pour l’époque dans les cultes établis. Pleins de mépris pour une idolâtrie licencieuse, sans naïveté et sans bonne foi, ils jugeaicnt, et la suite montra s’ils avaient raison, que la première chose à faire était de porter la cognée à l’arbre immense du polythéisme.
‘Mais ils crurent, en rejetant les simulacres avec toutes les superstitions et les fables qui s’y rattachaient, qu’il convenait de maintenir, comme base de la science des mœurs, la notion théologique, l’antinomie de l’homme et de Dieu : c’est ce qui dès l’origine égara la réforme.
« Les stoïciens faisaient de la philosophie tout à la fois la science des choses divines et humaines, la contemplation de V’Être infini et l’étude pratique de la vertu.
# Ils concevaient la matière comme le principe passif des choses ; tandis que Dieu, qui est uni à la matière comme l’âme au corps, en est le principe actif, la cause ou la raison.
« Le monde est animé, vivant; Dieu en est l’âme; et comme cette âme n’est au fond qu’une même chose avec la matière, le monde est Dieu, ou Dieu est le monde,
#“ La règle suprême des mœurs est de vivre conformément à la nature universelle. Le bien, comme le devoir, consiste dans la volonté de rester constamment fidèle aux lois de la nature. » (Tissor, Histoire de la philosophie.)
La philosophie allemande de l’absolu ne va pas elle36 —
même au delà. Comme le Portique elle aboutit au dogme de la fatalité, et se résout par le quiétisme.
Du reste, la morale des stoiciens abonde en maximes superbes. On connaît leur devise : Sustine et abstine, patience et détachement. — Il n’y a pas d’autre bien que la vertu, disaient-ils, pas d’autre mal que le vice;.la douleur même n’est rien. — Chose inouïe pour des païens, Musonius Rufus défend tout rapport d’amour hors mariage :
+ L’intempérance, dit-il, est une grande occasion de pécher : tenez-vous en garde contre elle deux fois par jour. — Évitez les paroles obscènes, parce qu’elles conduisent aux actions, — N’ayez qu’un seul habit ( conseil renouvelé par l’Évangile, Marc, x, 9). — Après une bonne action, la peine quelle a pu coûter est finie, il nous reste le plaisir de l’avoir faite; après une mauvaise action, le plaisir est passé, et la honte subsiste, «
Ce qui taractérise les stoïciens, c’est qu’ils prêchent sans cesse la probité, la frugalité, l’empire sur soi-même, les bonnes œuvres, l’humanité, la philanthropie, et, malgré leur dureté plus apparente que réelle, la miséricorde. Ce sont eux qui ont fait entrer dans la langue vulgaire ces mots sacramentels, reçus de l’antiquité, et que le christianisme revendique aujourd’hui comme son idée propre. A force d’élévation, la morale stoïcienne est tendue, orgueillcuse même : effet des circonstances au milieu desquelles elle s’est produite. Le christianisme est loin de cette vigueur, et quoi que disent ses apologistes, il ne peut soutenir la comparaison. Ni les Évangiles ni les Épitres ne sont à la hauteur de Sénèque, d’Épictète, de Marc-Aurèle, de Perse. Aussi le premier élan du stoïcisme passé, la morale, continuant de s’appuyer sur un principe hors nature, ne pouvait que redescendre.
L’erreur des stoïciens avait été, comme je l’ai dit, de renouveler l’hypothèse transcendantale. Sous ce rapport ils ont laissé peu à faire à leurs successeurs. Connais-toi toi-même, Rien de trop, Suis Dieu, sont trois préceptes _— #1 —
qui pour le stoïcien marchent de pair. — Obéir à Dieu, c’est la liberté, dit Sénèque. — Point d’honnéte homme sans religion, dit-il ailleurs; la vertu humaine ne peut se soutenir sans l’assistance de la Divinité, Neque enim potest tanta res sine adminiculo numinis stare (Ep. 41 et 75) (e). Songe que Dieu te regarde, et que le spectacle le plus agréable pour lui est celui de l’honnête homme aux prises avec l’adversité.
Le regard de Dieu! La vertu stoïque ne peut s’en passer; elle a besoin de cette gloriole. Où es-tu, chaste Épicure, qui disais que, les dieux ne occupant pas des hommes, les hommes devaient faire le bien sans s’occuper des dieux ?.…
La philosophie stoïcienne ne fut point acceptée. On ne lui reprocha pas de compromettre, par sa théorie de l’âme du monde, la liberté déjà abimée sous le despotisme; on ne dit point qu’elle poussait trop à la résignation, quand il fallait précher surtout la résistance. Au contraire, sa morale parut trop énergique, sa foi trop raisonneuse; le sage qu’elle avait conçu était encore, même au sein de Dieu, trop indépendant, trop fort. Les âmes déprimées se sentaient si faibles! Ce Dieu infini, absolu, solitaire, les effrayait; elles le voulaient plus près, plus occupé d’elles, en communion plus fréquente.
Peut-être, si l’on eût fondu en une même doctrine le stoïcisme et le pythagorisme, eût-on obtenu davantage.
« Plus théologique que celle de Zénon, l’école de Pythagore rapprochait davantage l’homme de la Divinité; il entretenait plus vivant le sentiment de la vénération religieuse, et par suite d’une logique moins sévère, il se prétait de meilleure grâce aux pratiques extérieures du culte. Ïl abandonnait moins l’homme à lui-même; par le jeûne, par la frugalité de la vie, par les observances religieuses, il l’aidait à soutenir sa vertu et à garder l’équilibre de son âme… + (FRANZ DE CHAMPAany, les Césars, t. II.)
Mais il serait plus aisé d’accoupler le serpent avec la colombe que d’opérer la fusion de deux sectes. Les stoïciens devaient accuser les sectateurs de Pythagore de ramener la superstition et les mensonges du sacerdoce, pendant que ceux-ci reprochaient à leurs rivaux d’incliner à l’impiété, à l’athéisme. Toute transaction était impossible.
Passons sur les cyniques.
La raison pratique, alors comme aujourd’hui, demandait une chose; la veine religieuse, non encore épuisée, en produisit une autre. Le christianisme se présenta. Qui était-il? d’où sortait-il? Je ne perdrai pas le temps à le chercher; je me bornerai à dire ce qu’il devint rapidement, par la nécessité même de sa position.
XIV
L’histoire de l’établissement du christianisme peut se résumer en quelques pages.
Obéissant à la loi des oppositions fatales, qui veut que tout système épuisé soit remplacé par son contraire, le christianisme se pose en contradicteur de la religion déchue. Ne demandez pas s’il comprend son époque, s’il se comprend lui-même. Il nie le paganisme, c’est le paganisme qu’il accuse de la dissolution sociale : voilà son idée fixe, voilà son plan.
« Ils ont changé (les idolâtres), dit l’Apôtre, la gloire du Dieu incorruptible en simulacres d’hommes corruptibles, d’oiseaux, de quadrupèdes, de serpents ; ils ont servi la créature à la place du Créateur, que tous les siècles doivent bénir, amen. C’est pour cela que Dieu les a livrés aux passions de leurs cœurs, à l’impureté, à la fougue de leur sens réprouvé. C’est pour cela que nous les voyons pleins d’iniquité, de malice, de fornication, d’avarice, de perversité, d’envie, d’homicide, de chicane et de tromperie ; brouillons, calomniateurs, ennemis de Dieu, insolents, superbes, inventeurs de crimes, sans respect pour leurs parents, sans raison, sans retenue, sans charité, sans foi ni loi. » (Rom., i, 23-31.)
Le tableau n’a rien de philosophique, il respire la calomnie et la haine. Qu’attendre de réformateurs qui procèdent avec ce discernement, avec cette modération ?
Ainsi le christianisme, dans la conscience qu’il a de lui-même, n’est pas une conciliation comme la cherchèrent les empereurs ; ce n’est pas non plus un développement comme Apollonius et Jésus lui-même en avaient eu l’idée, legem non solvere, sed adimplere : c’est une antithèse.
Or, comme toute antithèse ne peut, par sa nature, donner qu’une idée incomplète ; comme d’un autre côté toute réaction, dans l’ordre moral aussi bien que dans l’ordre physique, est égale à l’action, il était dès lors permis de prévoir que la nouvelle formule ne contiendrait comme toutes les autres qu’une part de la vérité, si tant est même qu’il y eût de la vérité en elle ; puis, qu’elle irait dans l’évolution de son principe aussi loin que le polythéisme était allé dans l’évolution du sien, ce qui veut dire qu’elle finirait par une chute semblable.
Suivons l’histoire de la palingénésie chrétienne.
Puisqu’on ne sortait pas de l’idée religieuse, et qu’on persistait à regarder le principe transcendantal comme indispensable à la constitution de la Justice, la première chose que le christianisme avait à faire était d’épurer le concept théologique, et de sanctifier, pour ainsi dire, la Divinité, déshonorée par la révélation antérieure. En cela il suivait la route ouverte par la philosophie, il n’avait rien encore d’original.
Un seul Dieu, dégagé de tout attribut physique et anthropomorphique, purgé de tous les scandales dont les anciens mythologues avaient le plus innocemment du monde couvert leurs Immortels ; un Dieu infiniment saint, mais distinct de la matière, cause de toute souillure ; un Dieu principe et sujet véritable de la Justice, que sa grâce communique à l’homme : tel devait être, d’après la loi de contradiction historique, et tel fut en effet le premier article de la foi chrétienne.
On voit dès à présent ce qui servira à l’Église, à peine formée, à démêler son dogme à travers le dédale des opinions que fera bientôt surgir cette première donnée, et à constituer son orthodoxie. Sa règle de foi, son critère, sera la contradiction au paganisme, ou pour mieux dire le renversement du système païen, et la séparation du christianisme d’avec toutes les théogonies antérieures. Aussi, lorsque plus tard, et conformément à cette règle, le dogme de la Trinité se précisa dans sa rigueur métaphysique, celle des trois personnes à qui fut dévolue la fonction épuratoire, l’Esprit, reçut-il par excellence la qualification de Saint : Credo in Spiritum sanctum et vivificantem.
XII. — L’histoire de l’établissement du christianisme peut se résumer en quelques pages.
Obéissant à la loi des oppositions, qui veut que tout système épuisé soit remplacé par son contraire, le christianisme se pose en contradicteur de la religion déchue. Ne demandez pas s’il comprend son époque, s’il se comprend lui-même. Il nie le paganisme, c’est le paganisme qu’il accuse de la dissolution sociale : voilà son idée fixe, voilà son plan.
« Ils (les idolâtres) ont changé, dit l’Apôtre, la gloire du Dieu incorruptible en simulacres d’hommes corruptibles, d’oiseaux, de quadrupèdes, de serpents ; ils ont servi la créature à la place du Créateur, que tous les siècles doivent bénir, amen. C’est pour cela que Dieu les a livrés aux passions de leurs cœurs, à l’impureté, à la fougue de leur sens réprouvé. C’est
our cela que nous Îes voyons pleins d’iniquité, de malice, de Frnication, d’avarice, de perversité, d’envie, d’homicide, de chicane et de tromperie; brouillons, calomniateurs, ennemis de Dieu, insolents, superbes, inventeurs de crimes, sans respect pour leurs parents, sans raison, sans retenue, sans charité, sans foi ni loi, # (Rom., 1. 23-31.)
Le tableau n’a rien de philosophique; il respire la calomnie et la haine. Qu’attendre de réformateurs qui — 39 —
procèdent avec ce discernement, avec cette modération?
Ainsi le christianisme, dans la conscience qu’il a de luimême, n’est pas une conciliation comme la cherchèrent les empereurs; ce n’est pas non plus un développement comme Apollonius et Jésus lui-même en avaient eu l’idée, legem non solvere, sed adimplere : c’est une antithèse.
Or, comme toute antithèse ne peut, par sa nature, donner qu’une idée incomplète; comme d’un autre côté toute réaction dans l’ordre moral aussi bien que dans l’ordre physique, est égale à l’action, il était dès lors permis de prévoir que la nouvelle formule ne contiendrait comme toutes les autres qu’une part de la vérité, si tant est même qu’il y eût de la vérité en elle; puis, qu’elle irait dans l’évolution de son principe aussi loin que le polythéisme était allé dans l’évolution du sien, ce qui veut dire qu’elle finirait par une chute semblable.
Suivons l’histoire de la palingénésie chrétienne.
Puisqu’on ne sortait pas de l’idée religieuse, et qu’on persistait à regarder le principe transcendantal comme indispensable à la constitution de la Justice, la première chose que le christianisme avait à faire était d’épurer le concept théologique, et de sanctifier, pour ainsi dire, la Divinité, déshonorée par la révélation antérieure. En cela il suivait la route ouverte par la philosophie, il n’avait rien encore d’original.
Un seul Dieu, dégagé, autant que faire se pouvait, des attributs physiques et anthropomorphiques des dieux déchus, purgé de tous les scandales dont les anciens mythologues avaient le plus innocemment du monde couvert leurs Immortels; un Dieu infiniment saint, mais distinct de la matière, cause de toute souillure; un Dieu principe et sujet véritable de la Justice, que sa grâce communique à l’homme : tel devait être, d’après la loi de contradiction historique, et tel fut en effet le premier article de la foi chrétienne (r). — 40 —
On voit dès à présent ce qui servira à l’Église, à peine formée, à déméler son dogme à travers le dédale des opinions et à constituer son orthodoxie. Sa règle de foi, son critère, sera la contradiction au paganisme, ou pour mieux dire le renversement du système païen, et la séparation du christianisme d’avec toutes les théogonies antérieures. Aussi, lorsque plus tard, et conformément à cette règle, le dogme de la Trinité se précisa dans sa rigueur métaphysique, celle des trois personnes à qui fut dévolue la fonction épuratoire, l’Esprit, reçut-il par excellence la qualificatiôn de saint : Credo in Spiritum sanctum et vivificantem.
XV
Mais ici surgissait une question pleine de périls.
Si le Dieu était déclaré pur, innocent des iniquités dont le déluge avait inondé la terre, la responsabilité du mal commis ne pouvant incomber aux anciens dieux, qui d’après la Bible et saint Paul étaient de purs néants, de vaines images des créatures, sur qui tomberait-elle ?
Dans l’état des idées et des choses le christianisme ne pouvait échapper à cette question, il était tenu de la résoudre. Le stoïcisme, le pythagorisme, qui ne l’avaient point résolue, n’avaient pu, à cause de cela, se faire accepter. L’explication de l’origine du mal, de la production du péché, était la condition sine qua non de la religion nouvelle.
Or, l’idée du Dieu trois fois saint admise en principe, l’explication en sortait toute seule.
Le coupable ne pouvait être que l’homme : solution d’autant plus satisfaisante, qu’elle présupposait la liberté. Comment l’homme, créature innocente de Dieu, était-il devenu coupable ? Comment, par un premier abus de son libre arbitre, s’était-il gangrené au point de devenir incapable par lui-même de toute justice ? C’est un mystère qu’on n’expliquait pas, mais qu’attestait suffisamment la corruption croissante, et, si j’ose ainsi dire, constitutionnelle, chronique de l’homme. À quelle époque faire remonter cette déchéance ? Tous les mythes la reportaient à l’âge d’or.
Le christianisme affirma donc le principe de la chute, ce fut son second article de foi. Puis il se chargea de l’expiation, ce fut son troisième article. Tout le christianisme se résume dans cette trilogie : Dieu créateur, Dieu médiateur ou expiateur, Dieu sanctificateur. Le reste n’est véritablement qu’accessoire.
Ainsi, du spectacle de la dissolution sociale combiné avec l’idée de Dieu pris pour principe de la Justice naquit ce dogme terrible, que l’homme est foncièrement dépravé, porté à mal ; qu’il n’y a que peu, bien peu d’honnêtes gens, ou, pour mieux dire, qu’il n’y en a pas du tout, etc.
Dieu, en un mot, ayant été fait à priori substance et sujet de la Justice, l’homme devint le sujet du péché ; ou, ce qui revient au même, l’homme ayant été déclaré corrompu et malicieux par nature, le siége de la Justice dut être reporté en Dieu : cela est géométrique.
XL. — Mais ici surgissait une question pleine depérils,
Si le Dieu était déclaré pur, innocent des iniquités dont le déluge avait inondé la terre, la responsabilité du mal commis ne pouvant incomber aux anciens dieux, qui d’après la Bible et saint Paul étaient de purs néants, de vaines images des créatures, sur qui tomberait-elle?
Dans l’état des idées et des choses, le christianisme ne pouvait échapper à cette question : il était tenu de la résoudre. Le stoïcisme, le pythagorisme, qui ne l’avaient point résolue, n’avaient pu, à cause de cela, se faire accepter. L’explication de l’origine du mal, de la production du péché, était la condition sine qué non de la religion nouvelle.
Or, l’idée du Dieu trois fois saint admise en principe, l’explication en sortait toute seule.
Le coupable ne pouvait être que l’homme : solution d’autant plus satisfaisante, qu’elle présupposait la liberté. Comment l’homme, créature innocente de Dieu, était-il devenu coupable? Comment, par un premier abus de son libre arbitre, s’était-il gangrené au point de devenir incapable par lui-même de toute justice? c’est un mystère qu’on r’expliquait pas, mais qu’attestait suffisamment la corruption croissante, et, si j’ose ainsi dire, constitutionnelle, _— 4 —
chronique de l’homme. A quelle époque faire remonter cette déchéance? Tous les mythes la reportaient à l’âge d’or.
Le christianisme aflirma donc le principe de la chute, ce fut son second article de foi. Puis il se chargea de l’expiation, ce fut son troisième article. Tout le christianisme se résume dans cette trilogie : Dieu créateur, Dieu médiateur ou expiateur, Dieu sanctificateur. Le reste n’est véritablement qu’accessoire.
Ainsi, du spectacle de la dissolution sociale, combiné avec l’idée de Dieu pris pour principe de la Justice, naquit ce dogme terrible, que l’homme est foncièrement dépravé, porté à mal; qu’il n’y a que peu, bien peu d’honnêtes gens, ou, pour mieux dire, qu’il n’y en a pas du tout, etc.
Dieu, en un mot, ayant été fait à priori substance et sujet de la Justice, l’homme devint le sujet du péché; ou, ce qui revient au même, l’homme ayant été déclaré corrompu et malicieux par naissance, le siége de la Justice dut être reporté en Dieu : cela est géométrique.
Traduisons cette pensée en termes généraux : nous touchons à la source de toutes les servitudes et abominations de la terre.
Le problème de la Justice, ai-je dit (Étude Ier, ch. ii), résulte de l’opposition entre la société et l’individu.
La Justice est le rapport de subordination qui les unit.
En vertu du principe que le tout est plus précieux que la partie, le membre fait pour l’animal, non l’animal pour le membre, il implique contradiction de supposer la société en révolte contre l’individu ; l’individu seul peut être dit révolté contre la société, comme l’expérience prouve qu’il l’est en effet. La société, par elle-même, est sainte, impeccable. Toutes les théories communautaires, faisant de l’individualisme la cause du désordre social, supposent à priori cette impeccabilité. L’individu en effet, nonobstant sa destinée sociale, naissant égoïste, d’ailleurs libre, tout le péril vient de lui ; de lui seul naît le mal. Vis-à-vis de la société qui l’enveloppe et lui commande, la position de l’homme est celle d’un être inférieur, dangereux, nuisible ; et comme il ne peut jamais se dépouiller de son individualité, abdiquer son égoïsme, cet esprit de révolte qui l’anime, comme il ne saurait devenir une expression adéquate de la société, il est relativement à elle prévaricateur d’origine, déchu, dégradé.
En langage théologique, la sainteté essentielle de Dieu, expression symbolique de la société, implique la dégradation originelle de l’homme ; et réciproquement l’hypothèse plus ou moins empirique de la malfaisance innée de l’homme conduit à la conception de Dieu. Ces deux propositions s’appellent : là est le seul lien logique qui rattache l’homme à l’Être suprême.
Or qui dit Dieu ou déchéance dit implicitement Église, sacerdoce, commandement, obéissance ; dit expiation, rédemption, grâce ; dit enfin christianisme, puisqu’à moins d’affirmer le règne du mal, l’Église, le sacerdoce, et par ce moyen l’expiation et le retour en grâce, sont les seuls moyens de faire régner la Justice.
Conséquemment toute religion ou quasi-religion, quelle que soit son idole ou sa première hypothèse, qu’elle commence par poser théologiquement Dieu, ou bien abstractivement la société ; toute église qui s’affirme, au nom de l’un ou de l’autre de ces deux termes, comme le contrefort de la Justice et des mœurs, et qui à ce titre exige respect et obéissance de l’adepte, cette église-là, dis-je, cette religion, cette école, nie le droit individuel ; elle affirme le péché originel ni plus ni moins que le christianisme ; elle est anti-libérale et contre-révolutionnaire.
J’en citerai deux exemples.
XIV. — Reprenons cette pensée, et d’abord traduisonsla en termes pratiques : nous touchons à la source de toutes les servitudes et abominations de la terre.
Le problème de la Justice résulte de l’opposition des intérêts : la Justice est le principe qui est présumé les concilier. Elle a pour représentant, la société.
Mais, en vertu du principe que le tout est plus précieux que la partie, que le membre est fait pour l’animal, non l’animal pour le membre, il implique contradiction de supposer la société en révolte contre l’individu; l’individu seul peut être dit révolté contre la société, comme l’expérience prouve qu’il l’est en effet. La société, par elle-même, est sainte, impeccable. Toutes les théories communautaires, faisant de l’individualisme la cause du désordre social, supposent à priori cette impeccabilité. L’individu, en effet, nonobstant sa destinée sociale, naissant égoiste, d’ailleurs libre, tout le péril vient de lui; de lui seul naît le mal. Vis-à-vis de la société qui l’enveloppe et lui commande, la position de l’homme est celle d’un être inférieur, dangereux, nuisible; et comme il ne peut jamais se dépouiller de son individualité, abdiquer son égoïsme, cet esprit de révolte qui l’anime, comme il ne saurait devenir une expression adéquate de la société, il est, relativement à elle, prévaricateur d’origine, déchu, dégradé.
En langage théologique, la sainteté essentielle de Dicu, expression symbolique de la société, implique la dégradation originelle de l’homme; et réciproquement l’hypothèse plus ou moins empirique de la malfaisance innée de l’homme conduit à la conception de Dieu. Ces deux propositions s’appellent : là est le seul lien logique qui, en présence de l’existence non expliquée du péché, rattache l’homme à l’Étre suprême.
Or qui dit Dieu ou déchéance dit implicitement Église, sacerdoce, commandement, obéissance; dit expiation, rédemption, grâce; dit enfin christianisme, puisque, à moins d’affirmer le règne du mal, l’Église, le sacerdoce, et par ce moyen l’expiation et le retour en grâce, sont les seuls moyens de faire régner la Justice.
Conséquemment toute religion ou quasi-religion, quelle que soit son idole ou sa première hypothèse, qu’elle commence par poser théologiquement Dieu, ou bien abstractivement la société; toute église qui s’afirme, au nom de l’un ou de l’autre de ces deux termes, comme le contrefort de la Justice et des mœurs, et qui à ce titre exige respect et obéissance de l’adepte, cette église-là, dis-je, cette religion, cette école, nie le droit individuel; elle affirme le péché originel ni plus ni moins que le christianisme; elle est anti-libérale et contre-révolutionnaire.
J’en citerai deux exemples.
XVI
Dans son dernier ouvrage, Terre et Ciel, M. Jean Reynaud, après avoir réfuté le mythe d’Ève et de la pomme, trop grossier à ce qu’il paraît pour sa raison, continue en ces termes :
« Quelles qu’aient été au juste l’espèce et les circonstances de la première faute commise, je n’avouerai pas moins que cette faute constitue un fait capital dans les annales de la terre. Par elle une révolution s’opère : le régime de la planète se transforme ; le principe du mal, absolument étranger jusqu’alors à cette résidence, s’y introduit et y jette les fondements de son règne terrible. L’instant est solennel ; et pour Dieu, qui mesure les événements, non dans leurs apparences, mais dans leurs suites, il y a là un coup prodigieux, et qui ne vient pas de lui. Dieu condamne donc, car il voit dans ce seul terme la chute de tous les hommes et toute la série de leurs égarements à venir… » (Terre et Ciel, p. 205.)
Quelle différence, pour un esprit philosophique, entre la théologie de M. Jean Reynaud et celle du prêtre qu’il s’efforce d’endoctriner ? De bonne foi, le dogme chrétien tient-il à la pomme ou à la pêche, car on n’est pas d’accord sur le fruit, et non pas plutôt à la désobéissance, quel qu’en ait été l’objet ? Et valait-il la peine de censurer le récit biblique, pour conclure ensuite dogmatiquement comme l’Église ?
L’autre exemple est encore plus instructif.
Parmi les nouvelles sectes, aucune ne s’est élevée avec plus de force contre le dogme de la déchéance que celle des saints-simoniens. Dans l’ardeur de sa négation, elle est allée jusqu’à diviniser le principe dont l’ancienne théologie faisait la cause du péché, à savoir la chair. Sainteté égale de la chair et de l’esprit, de l’âme et du corps, tel est le point de départ du saint-simonisme.
« Dieu est tout ce qui est, intelligence et matière, tout ce qui peut se voir et tout ce qui peut se comprendre. Tout est en lui et par lui. Nul de nous n’est hors de lui, mais aucun de nous n’est lui. Chacun de nous vit de sa vie, et tous nous communions en lui. »
Suivant une autre exégèse :
« Le Dieu chrétien ne s’était incarné qu’en Christ ; le Dieu saint-simonien s’incarne dans l’humanité. »
Voilà le dogme, renouvelé de saint Paul, de Spinoza, etc. Tout en nous donc, le corps aussi bien que l’âme, participant de la nature divine, il semble que nous devions être cette fois à l’abri de toute déchéance. Il n’en est rien : la divinité de la chair, pas plus que celle de l’esprit, ne nous sauvera de la dégradation.
Après la réhabilitation de la chair, je trouve dans la doctrine dont M. Enfantin est resté le chef deux choses : le principe hiérarchique, adopté comme loi de l’organisme social ; et la formule d’hiérarchie, À chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres.
Or, qui est le juge de la capacité et de l’œuvre ? Le prêtre, le couple sacerdotal, représentant par son androgynie la dualité substantielle de Dieu ; le prêtre, initiateur et chef de la religion. C’est sur la judicature sacerdotale qu’est fondée la hiérarchie saint-simonienne.
Juge de la capacité !… Prosterne-toi, Église du Christ. Tu n’as humilié que la chair, l’église de Saint-Simon humilie l’esprit. C’est par la titillation de la chair que suivant toi nous étions déchus ; suivant Saint-Simon, ou plutôt suivant son vicaire, M. Enfantin, c’est par les fausses suggestions de notre entendement. C’était le corps et tout ce qui s’y rapporte que tu voulais en conséquence châtier ; c’est à la conscience que s’adresse cette nouvelle discipline. L’inégalité sociale, nous disait la révélation chrétienne, est l’effet de la révolte des sens. Erreur, répond M. Enfantin, elle résulte de l’imperfection nécessaire du jugement. Connais-toi toi-même, avait dit l’oracle de Delphes. C’est inutile, réplique la sagesse enfantine : le prêtre, l’homme de l’amour et de la synthèse, est là qui vous connaît et vous apprécie mieux que vous ne sauriez faire. Buvez donc et mangez, engraissez, faites des enfants et de la richesse ; le surplus ne vous regarde pas.
Ainsi le saint-simonisme se réduit à un coup de bascule. Avant lui, la chair et toutes les affections qu’elle inspire avaient été sacrifiées au salut de l’âme, particule du souffle divin ; maintenant c’est le moi dont la dignité est sacrifiée par la décision du prêtre à la conservation de la chair, partie du corps de Dieu : ce qui implique toujours dégradation, et la pire des dégradations.
Homme, disait l’église du Christ, tu es déchu par la concupiscence ; obéis à mon commandement, et je sauverai ton âme pour l’éternité.
Homme, reprend l’église d’Enfantin, tu es déchu par les hallucinations de ton génie ; soumets ton jugement, et je sauverai ta chair de la misère.
Les saints-simoniens se vantent en effet de détruire le paupérisme, ce qui n’est vraiment pas merveilleux à la condition qu’ils y mettent, le sacrifice de la volonté. Le difficile, c’est de préserver à la fois de la déchéance l’âme et le corps, c’est de sauver dans son intégralité la dignité de l’homme.
Aussi n’est-il d’aristocratie pire que celle imaginée par les disciples de Saint-Simon.
Dans le christianisme, après tout, l’homme-déchu n’étant châtié que dans cette vie mortelle ; le prolétariat, le travail servile, le paupérisme, n’étant que des accidents de la fatalité, que le jugement de Dieu faisait tourner à l’expiation des âmes, la meilleure partie de nous-mêmes restait intacte, et dans une certaine mesure inviolable. Jamais il n’entra dans la pensée chrétienne que les âmes fussent inégales en droits ; au contraire, il est de principe que tous sont égaux en Christ et devant Dieu. Le prêtre, ne jugeant pas les âmes, ne classe point les vivants selon leurs capacités ; il se borne à accepter, comme manifestation providentielle, le hasard de la naissance et des positions sociales, et impose au riche, en conséquence, la charité, au pauvre la résignation.
En Saint-Simon, c’est tout autre chose. L’homme est frappé dans son cœur, son âme, son esprit, son intelligence, son essence ; c’est la déchéance du moi dans ce qu’il a de plus intime, une archi-déchéance, une déchéance qui saisit l’homme avant sa conception dans le sein maternel, qui commence à l’émanation des âmes, au premier acte de la pensée divine.
Que je sois pauvre par nécessité, par accident, par décret providentiel, je puis me résigner en pensant que cela ne touche en fin de compte qu’à l’extérieur de mon être, à la superficie de ma personne ; et en me résignant je sens que je vaux, par ma résignation et mon dévouement, le plus vertueux de mes frères.
Mais qu’un prêtre, M. Enfantin et son épouse, M. Lambert ou tout autre, des hommes que je veux bien honorer tant qu’il leur plaira de rester hommes, se permettent de tarifer ma capacité, en conséquence de marquer ma place au soleil et de régler ma pitance tandis qu’ils s’adjugent des millions, j’avoue que ceci me révolte, et que si j’avais l’honneur de vivre dans l’église de Saint-Simon mon premier mouvement serait de souffleter le pontife.
On peut faire des observations analogues sur la religion positive de M. Auguste Comte, qui, au nom du vrai grand Être humanitaire, nie à priori la Justice, pose en principe le dévouement, et absorbe l’individu dans l’organisme collectif, devenu Dieu et en exerçant tous les droits ; — sur le déisme des éclectiques, et en particulier sur celui de M. Jules Simon, qui pose également en principe le devoir, et reporte le droit en Dieu, substance et sujet de la Justice ; — enfin, sur toute conception religieuse ou sociale, qu’elle soit d’ailleurs théiste, panthéiste ou athée, qui, pour déterminer les rapports de l’homme avec ses semblables, fait appel à un principe antérieur, supérieur ou extérieur à l’homme.
Toutes ces théories impliquent déchéance de l’humanité, et, ce qui paraîtra encore plus étrange, attendu leurs prétentions au rationalisme, elles impliquent l’idée de Christ, c’est-à-dire d’une incarnation divine.
Un mot sur ce sujet, et je clos ce chapitre.
XV. — Dans son dernier ouvrage, Terre et Ciel, M. Jean Reynaud, après avoir réfuté le sens littéral du mythe d’Éve et de la pomme, trop grossier, à ce qu’il paraît, pour sa raison, continue en ces termes :
“ Quelles qu’aient été au juste l’espèce et les circonstances de la première faute commise, je n’avouerai pas moins que cette faute constitue un fait capital dans les annales de la terre. Par elle une révolution s’opère : le régime de la planète se transforme; le principe du mal, absolument étranger jusqu’alors à cette résidence, s’y introduit et y jette les fondements de son règne terrible. L’instant est solennel; et pour Dieu,
qui mesure les événements, non dans leurs apparences, mais ns leurs suites, il y a là un coup prodigieux, et qui ne vient pas de lui. Dieu condamne donc, car il voit dans ce seul terme la chute de tous les hommes et toute la série de leurs égarements à venir. » (Terre et Ciel, p. 205.)
Quelle différence, pour un esprit philosophique, entre la théologie de M. Jean Reynaud et celle du prêtre qu’il s’efforce d’endoctriner? De bonne foi, le dogme chrétien tient-il à la pomme ou à la pêche, car on n’est pas d’accord sur le fruit, et non pas plutôt à la désobéissance, quel qu’en ait été l’objet? Et valait-il la peine de censurer le récit biblique, pour conclure ensuite dogmatiquement comme l’Église?
L’autre exemple est encore plus instructif.
Parmi les nouvelles sectes, aucune ne s’est élevée avec plus de force contre le dogme de la déchéance que celle des saint-simoniens. Dans l’ardeur de sa négation, elle est allée jusqu’à diviniser le principe dont l’ancienne théologie faisait la cause du péché, à savoir la chair. Sainteté égale de la chair et de l’esprit, de l’âme et du corps, tel est le point de départ du saint-simonisme.
” Dieu est tont ce qui est, intelligence et matière, tout ce qui peut se voir et tout ce qui peut se comprendre. Tout est en lui et par lui. Nul de nous n’est hors de lui, mais aucun de — 4 —
nous n’est lui. Chacun de nous vit de sa vie, et tous nons com munions en lui. »
Suivant une autre exégèse :
“ Le Dien chrétien ne s’était incarné qu’en Christ; le Dieu saint-simonien s’incarne dans l’humanité. »
Voilà le dogme, renouvelé de saint Paul, deSpinoza, etc. Tout en nous donc, le corps aussi bien que l’âme, participant de la nature divine, il semble que nous devions être cette fois à l’abri de toute déchéance. Il n’en est rien : la divinité de la chair, pas plus que celle de l’esprit, ne nous sauvera de la dégradation.
Après la réhabilitation de la chair, on trouve, dans la doctrine dont M. Enfantin est resté le chef, deux choses : le principe hiérarchique, adopté comme loi de l’organisme social; et la formule de hiérarchie, À chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres.
Or, qui est le juge de la capacité et de l’œuvre? Le prêtre, le couple sacerdotal, représentant par son androgynie la dualité substantielle de Dieu; le prêtre, initiateur et chef de la religion. C’est sur la judicature sacerdotale qu’est fondée la hiérarchie saint-simonienne.
Juce DE LA capacITÉ !.…. Prosterne-toi, Église du Christ. Tu n’as humilié que la chair, l’église de Saint-Simon humilie l’esprit. C’est par la titillation de la chair que suivant toi nous étions déchus; suivant Saint-Simon, ou plutôt suivant son vicaire, M. Enfantin, c’est par les fausses suggestions de notre entendement. C’était le corps et tout ce qui s’y rapporte que tu voulais en conséquence châtier; c’est à la conscience que s’adresse cette nouvelle discipline. L’inégalité sociale, nous disait la révélation chrétienne, est l’effet de la révolte des sens. Erreur, répond M. Enfantin, elle résulte de limperfection nécessaire du jugement. Connais-toi toi-même, avait dit l’oracle de Delphes. C’est inutile, réplique la sagesse 43 —
enfantine : le prêtre, l’homme de l’amour et de la synthèse, est là qui vous connaît et vous apprécie mieux que vous ne sauriez faire. Buvez donc et mangez, engraissez, faites des enfants et de la richesse : le surplus ne vous regarde pas.
Ainsi le saint-simonisme se réduit à un coup de bascule. Avant lui, la chair et toutes les affections qu’elle inspire avaient été sacrifiées au salut de l’âme, particule du souffle divin; maintenant c’est le moi dont la dignité est sacrifiée par la décision du prêtre à la conservation de la chair, partie du corps de Dieu : ce qui implique toujours dégradation, et la pire des dégradations.
Homme, disait l’église du Christ, tu es déchu par la concupiscence; obéis à mon commandement, et je sauverai ton âme pour l’éternité.
Homme, reprend l’église d’Enfantin, tu es déchu par les hallucinations de ton génie; soumets ton jugement, et je sauverai a chair de la misère.
Les saint-simoniens se vantent en effet de détruire le paupérisme, ce qui n’est vraiment pas merveilleux à la condition qu’ils y mettent, le sacrifice de la volonté. Le difficile, c’est de préserver à la fois de la déchéance l’âme et le corps, c’est de sauver dans son intégrité la dignité de l’homme.
Aussi n’est-il d’aristocratie pire que celle imaginée par les disciples de Saint-Simon.
Dans le christianisme, après tout, l’homme déchu n’étant châtié que dans cette vie mortelle; le prolétariat, le travail servile, le paupérisme, n’étant que des accidents de la fatalité, que le jugement de Dieu faisait tourner à l’expiation des âmes, la meilleure partie de nous-mêmes restait intacte, et, dans une certaine mesure, inviolable. Jamais il n’entra dans la pensée chrétienne que les âmes fussent inégales en droits; au contraire, il est de principe que tous sont égaux en Christ et devant Dieu. Le prêtre,
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ne jugeant pas les âmes, ne classe point les vivants selon leurs capacités; il se borne à accepter, comme manifestation providentielle, le hasard de la naissance et des positions sociales, et il impose au riche, en conséquence, la charité, au pauvre la résignation.
En Saint-Simon, c’est tout autre chose. L’homme est frappé dans son cœur, son âme, son esprit, son intelligence, son essence; c’est la déchéance du moi dans ce qu’il a de plus intime, une archi-déchéance, une déchéance qui saisit l’homme avant sa conception dans le sein maternel, qui commence à l’émanation des âmes, au premier acte de la pensée divine.
Que je sois pauvre par nécessité, par accident, par décret providentiel, je puis me résigner en pensant que cela ne touche, en fin de compte, qu’à l’extérieur de mon être, la superficie de ma personne; et en me résignant je sens que je vaux, par ma résignation et mon dévouement, le plus vertueux de mes frères.
Mais qu’un prêtre, M. Enfantin et son épouse, M. Lambert ou tout autre, des hommes que je veux bien honorer tant qu’il leur plaira de rester hommes, se permettent de tarifer ma capacité, de marquer ma place au soleil et de régler ma pitance tandis qu’ils s’adjugent des millions, j’avoue que ceci me révolte, et que si j’avais l’honneur de vivre dans l’église de Saint-Simon mon premier mouvement serait de soufileter le pontife.
On peut faire des observations analogues sur la religion positive de M. Auguste Comte, qui, au nom du vrai grand Étre humanitaire, nie à priori la Justice, pose en principe le dévouement, et absorbe l’individu dans l’organisme collectif, devenu Dieu et en exerçant tous les droits; —- sur le déisme des éclectiques, et en particulier sur celui de M. Jules Simon, qui pose également en principe le devoir, et reporte le droit en Dieu, substance ct sujet de la Justice (n); — enfin, sur toute conception religieuse ou sociale, qu’elle soit d’ailleurs théiste, panthéiste ou athée, qui, pour déterminer les rapports de l’homme avec ses semblables, fait appel à un principe antérieur, supérieur ou extérieur à l’homme.
Toutes ces théories impliquent déchéance de l’humanité, et, ce qui paraîtra encore plus étrange, attendu leurs prétentions au rationalisme, elles impliquent l’idée de Christ, c’est-à-dire d’une incarnation divine.
Un mot sur ce sujet, et je clos ce chapitre.
XVII
La critique moderne s’égaie volontiers sur la manière un peu leste dont fut faite au concile de Nicée la promulgation du grand dogme chrétien ; la dispute sur l’homousios ou homoïousios, surtout, a fourni matière aux plaisanteries. On va voir cependant que si jamais il y eut, de la part d’une assemblée humaine, un acte nécessaire autant que rationnel, ce fut la fameuse constitution dite Symbole de Nicée.
Au point où le christianisme et l’empire romain avec lui étaient parvenus en l’an 325, treize ans après la conversion de Constantin, la situation des esprits était telle :
L’ancienne religion était renversée ; il n’y avait plus de dieux.
Or, l’Humanité croyait fortement à Dieu, elle ne pouvait se passer de Dieu.
Ce Dieu, encore inconnu, devait être l’expression de la pensée générale sur le souverain bien, la nature de l’âme, le principe de la Justice, l’origine du mal, la rédemption, la sanctification et la fin de l’homme.
Il fallait donc, comme je l’ai dit plus haut (pages 133 et suiv.), que ce Dieu fût sujet de la Justice ou Verbe ; de plus, qu’il fût rédempteur ou victime, par conséquent qu’il fût homme.
Il était d’autant plus nécessaire que ce Dieu fût homme, un être vivant, personnel, aimant, souffrant, visible, palpable, qu’en tout état de cause la religion exige pour sa propre réalité que l’Être divin sorte de l’abstraction, qu’il se réalise, se personnifie, se produise, s’incarne en une manifestation accessible à toutes nos facultés (p. 111 et suiv.).
Les peuples avaient cru à Jupiter, à Vénus, à Apollon, à Sérapis, à Mithra : ils se seraient crus athées, s’ils s’étaient vus réduits à un dieu métaphysique, comme le Νοὗς d’Anaxagore. Le déisme, dit fort bien Bossuet, supportable comme hypothèse de philosophie, dans la pratique est un athéisme déguisé.
La divinité du Christ, en un mot, était la condition sine quâ non de l’existence du christianisme.
Avec Arius, le Christ redevenait un homme, un prophète, un révélateur de la famille de Moïse, de Zoroastre, d’Orphée. On demandait le Dieu.
Ce Dieu, le concile le donna : il fit en cela acte de haute politique, de haute intelligence, et d’un vrai sens religieux. L’ignorance reprochée aux évêques du parti orthodoxe fut ici plus savante, plus logique, plus loyale, elle fit preuve de plus de génie qu’Arius et toute sa bande.
La décision de Nicée fut la conclusion légitime de l’élaboration gnostique qui, dès longtemps avant l’apparition du Messie, agitait le problème de sa divinité. Plus on remontait dans la tradition, observait Arius, plus on voyait faiblir cette opinion ; et il tirait de cet affaiblissement rétrospectif un argument de sa fausseté. Mais c’était justement la preuve que plus le paganisme s’effaçait devant la religion du Christ, plus une réalisation nouvelle de l’essence divine devenait urgente ; plus, sous ce besoin des esprits, la qualité transcendante du Christ, soupçonnée depuis six ou sept siècles, et peu à peu affirmée, devenait lumineuse.
Il fallait donc, de toute nécessité, à peine d’un athéisme général, que le messie Jésus, natif de Galilée, crucifié sous Ponce-Pilate, sans perdre sa qualité d’homme, fût reconnu Dieu ; que sa mère fût dite mère de Dieu ; qu’en lui se trouvassent réunies deux natures et deux volontés, non pas en ce sens qu’il fût moitié homme et moitié Dieu, mais qu’il cumulât dans leur intégralité les deux natures humaine et divine. Le paganisme avait eu des demi-dieux, naïveté théologique que le christianisme redressa avec force et autorité, en posant l’Homme-Dieu.
Cela vous semble insensé, à vous autres druides, partisans de la métempsycose et de la religion naturelle, qui vous croyez philosophes. Mais ne vous y trompez pas : ce qui est arrivé pour le christianisme arrivera pour toute église fondée sur une conception métaphysique du grand Être, et qui saura, avec logique et conviction, déduire la thèse. Tôt ou tard cette église, prétendue spiritualiste, sera amenée à réaliser son concept et à se tailler un Dieu dans la chair, à peine de s’évanouir elle-même dans le néant.
C’est ainsi que s’est formé le polythéisme ou l’idolâtrie ; que le jéhovisme a abouti au messianisme, dont le mahométisme n’est qu’une dégénérescence ; c’est ainsi que depuis l’établissement du christianisme jusqu’à nos jours on a vu, à diverses époques, des religionnaires exaltés se donner qui pour christ, qui pour paraclet, qui tout bonnement pour dieu.
La raison de ce phénomène est dans notre puissance anthropomorphique, ou faculté de réaliser, en corps et en âme, la divinité.
Regardez le déisme de M. Cousin, celui des Écossais ou de M. Jules Simon : le travail de réalisation est déjà à moitié fait. Leur Dieu n’est-il pas vivant, personnel, volontaire, savant, prévoyant, gouvernant, juge, vengeur et rémunérateur ? Il a une vie, une âme, une conscience, un amour, une liberté : que lui manque-t-il ? Un corps ? C’est la moindre chose, vraiment. Spinoza, disciple de Descartes, a prouvé par sa géométrie comment l’esprit et la matière sont les deux modes de la substance divine. Or, vous n’avez pas encore réfuté Spinoza. Aussi n’a-t-il pas tenu au messianiste Wronski que le dieu de Hégel, le même que celui de Spinoza, ne devînt le Christ Alexandre.
Prétendre que l’être de Dieu, ou, ce qui revient au même, son concept, se réduise, s’arrête à la condition d’esprit pur, c’est affirmer que la matière est étrangère à la nature divine ; que l’on sait par conséquent ce qu’est cette nature et ce qu’est cette matière, ce que c’est qu’un corps et ce que c’est qu’un esprit : toutes prétentions de la plus haute impertinence.
XVI. — La critique moderne s’égaie volontiers sur la manière un peu leste dont fut faite, au concile de Nicée, la promulgation du grand dogme chrétien; la dispute sur l’homousios où homoïousios, surtout, a fourni matière aux plaisanteries. On va voir cependant que si jamais il y eut, de la part d’une assemblée humaine, un acte nécessaire autant que rationnel, ce fut la fameuse constitution dite Symbole de Nicée.
Au point où le christianisme et l’empire étaient parvenus en l’an 325, treize ans après la conversion de Constantin, la situation des esprits était telle :
L’ancienne religion était renversée: il n’y avait plus de dieux.
Or, l’humanité croyait fortement à Dieu, elle ne pouvait se passer de Dieu.
Ce Dieu, encore inconnu, devait être l’expression de la pensée générale sur le souverain bien, la nature de l’âme, le principe de la Justice, l’origine du mal, la rédemption, la sanctification et la fin de l’homme.
11 fallait done, comme nous l’avons dit plus haut, que ce Dieu fût sujet de la Justice ou Verbe; de plus, qu’il fût rédempteur victime, par conséquent qu’il fût homme.
Il était d’autant plus nécessaire que ce Dieu fût homme, un être vivant, personnel, aimant, souffrant, visible, palpable, qu’en tout état de cause la religion exige pour sa — 48 — propre réalité que l’Étre divin sorte de l’abstraction, qu’il se réalise, se personnifie, se produise, s’incarne en une manifestation accessible à toutes nos facultés.
Les peuples avaient cru à Jupiter, à Vénus, à Apollon, à Sérapis, à Mithra : ils se seraient crus athées, s’ils s’étaient vus réduits à un dieu métaphysique, comme le Noûs d’Anaxagore. Le déisme, dit fort bien Bossuet, supportable comme hypothèse de philosophie, dans la pratique est un athéisme déguisé.
La divinité du Christ, en un mot, était la condition sine quû non de l’existence du christianisme.
Avec Arius, le Christ redevenait un homme, un prophète, un révélateur de la famille de Moïse, de Zoroastre, d’Orphée. On demandait le Dieu.
Ce Dieu, le concile le donna : il fit en cela acte de haute politique, de haute intelligence, et d’un vrai sens relgieux.
L’ignorance reprochée aux évêques du parti orthodoxe fut ici plus savante, plus logique, plus loyale, elle fit preuve de plus de génie qu’Arius et toute sa bande.
La décision de Nicée fut la conclusion légitime de l’élaboration gnostique qui, dès longtemps avant l’apparition du Messie, agitait le problème de sa divinité. Plus on remontait dans la tradition, observait Arius, plus on voyait faiblir cette opinion; et il tirait de cet affaiblissement rétrospectif un argument de sa fausseté. Mais c’était justement la preuve que plus le paganisme s’effaçait devant la religion du Christ, plus une réalisation nouvelle de l’essence divine devenait urgente; plus, sous ce besoin des esprits, la qualité transcendante du Christ, soupçonnée depuis six ou sept siècles, et peu à peu aflirmée, devenait lumineuse.
Il fallait donc, de toute nécessité, à peine d’un athéisme général, que le messie Jésus, natif de Galilée, crucifié sous Ponce-Pilate, sans perdre sa qualité d’homme, fût reconnu Dieu; que sa mère fût dite mère de Dieu; qu’en — 49 —
lui se trouvassent réunies deux natures et deux volontés, non pas en ce sens qu’il fût moitié homme et moitié Dieu, mais qu’il eumulât dans leur plénitude les deux natures humaine et divine. Le paganisme avait eu des demi-dieux, naïveté théologique que le christianisme redressa avec force et autorité, en posant l’Howme-Dieu.
Cela vous semble insensé, à vous autres druides, partisans de la métempsycose et de la religion naturelle, qui vous croyez philosophes. Mais ne vous y trompez pas : ce qui est arrivé pour le christianisme arrivera pour toute église fondée sur une conception métaphysique du grand Étre, et qui saura, avec logique et conviction, déduire sa thèse. Tôt ou tard cette église, prétendue spiritualiste, sera amende à réaliser son concept et à se tailler un Dieu dans la chair, à peine de s’évanouir elle-même dans le néant.
C’est ainsi que s’est formé le polythéisme ou l’idolàtric; que le jéhovisme a abouti au messianisme, dont le mahométisme n’est qu’une dégénérescence; c’est ainsi que depuis l’établissement du christianisme jusqu’à nos jours on a vu, à diverses époques, des religionnaires exaltés se donner qui pour christ, qui pour paraclet, qui tout bonnement pour dieu.
La raison de ce phénomène est dans notre puissance anthropomorphiste, ou faculté de réaliser, en corps et en âme, la divinité.
Regardez le déisme de M. Cousin, celui des Écossais ou de M. Jules Simon : le travail de réalisation est déjà à moitié fait. Leur Dieu n’est-il pas vivant, personnel, volontaire, savant, prévoyant, gouvernant, juge, vengeur et rémunérateur? Il a une vie, une âme, une conscience, un amour, une liberté : que lui manque-t-il? Un corps? C’est la moindre chose, vraiment. Spinoza, disciple de Descartes, a prouvé par sa géométrie comment l’esprit et la matière sont les deux modes de la substance divine. — 30 —
Or, vous n’avez pas encore réfuté Spinoza. Aussi n’a-t-il pas tenu au messianiste Wronski que le dieu de Hégel, le même que celui de Spinoza, ne devint, un jour le christ Napoléon, le lendemain le christ Alexandre.
Prétendre que l’être de Dieu, ou, ce qui revient au même, son concept, s’arrête à la condition d’esprit pur, c’est aflirmer que la matière est étrangère à la nature divine; que l’on sait par conséquent ce qu’est cette nature et ce qu’est cette matière, ce que c’est qu’un corps et ce que c’est qu’un esprit : toutes prétentions de la plus haute impertinence.
XVIII
Le dogme de l’Incarnation, développé et rendu populaire du premier au quatrième siècle de notre ère, semblait de nature à relever singulièrement notre espèce et à l’enorgueillir. Mais l’Incarnation était le corrélatif de la chute, dont le sentiment, l’emportant dans les âmes produisit une tristesse mortelle. L’Apôtre en rend témoignage : Nous savons, dit-il, que toute créature gémit et qu’elle est en travail : Scimus enim quod omnis creatura ingemiscit, et parturit usque adhuc (Rom., viii, 22). Et encore : La désolation du siècle produit la mort : Sæculi tristitia mortem operatur (II Cor., vii, 10).
Quoi de plus horrible en effet qu’une doctrine dont le principe est qu’il n’y a pas, parmi les humains, d’âme foncièrement honnête ; que la Justice est étrangère à ce bas-monde ; que la vertu n’appartient pas à l’humanité, et autres propos de misanthropie dévote ? Qu’attendre, pour la réforme des mœurs, de cette déclaration d’indignité universelle ? Au lieu de nous tirer de l’abîme, n’est-elle pas faite plutôt pour nous y enfoncer davantage ?
Nous aussi, génération du dix-neuvième siècle, nous avons épuisé la fureur des révolutions, la sottise des masses, l’insolence des despotes, la rage des partis, l’égoïsme des exploiteurs, la manie gouvernementale et réglementaire. Nous assistons à la décomposition de nos mœurs. Et comme au temps des Césars, il ne manque pas de prédicants, néo-chrétiens, ex-chrétiens, matérialistes, spiritualistes, panthéistes et athées, pour nous avertir de nous refaire une religion et une idole, attendu que nous ne pouvons rien attendre de bon de nous-mêmes, méchants et sots que nous sommes. Avec quelle surprise nous avons vu des hommes qui se disaient révolutionnaires offrir, en guise de consolation, cette triste thèse à leurs amis abattus !
Il faut un nouveau culte, il faut de nouveaux fers,
Il faut un nouveau dieu pour l’aveugle univers.
C’est la démocratie qui tient aujourd’hui ce langage de Mahomet. Comme si le dogme de la chute, comme si l’idée religieuse n’était pas devenue, par toute l’Europe, le mot d’ordre de la contre-révolution elle-même ! Comme si ceux qui depuis 1848 ont le plus déclamé contre la canaille humaine n’étaient pas précisément ce que le siècle compte de plus vil et de plus dépravé !
Rassurez-vous, druide, mage, brachmane, ou qui que vous soyez : cette Révolution que vous avez défendue, apparemment sans la comprendre, elle est le sel qui, sans autre invocation, nous préserve de la pourriture finale, le ferment immortel qui rend notre vertu vivace et victorieuse. Que la contre-révolution triomphante nous retienne dans cette ignominie tant qu’elle pourra, que des nations y succombent, que la vieille Gaule en reste pour un temps déchue, une troisième phase religieuse est impossible. Vous le reconnaissez vous-même : une philosophie positive peut seule désormais parler à la raison des peuples. Or, qui dit philosophie, analyse, démonstration, exclut le mystère, conséquemment le respect, religionem : car sans le respect l’idée théologique devient étrangère à la morale, et le dogme de la chute reste un non-sens.
Chacun de nos progrès est le fruit du temps et vient à son heure. Comme l’institution chrétienne était donnée dans l’institution polythéiste deux mille ans avant la naissance du Christ, de même l’institution de la liberté, que la Révolution française a fait lever sur le monde, était donnée dans le christianisme avant même que celui-ci se fût nommé, alors qu’il n’existait encore que dans la contingence des choses.
L’heure de la liberté est-elle donc venue, comme toutes les analogies de l’histoire induisent à le croire ? Toute la question est là. Naturellement l’Église le nie, sur la foi de ses promesses ; je l’affirme, sur des considérations d’un autre ordre, dont je vais actuellement, Monseigneur, vous faire part.
XVII. — Le dogme de l’Incarnation, développé et rendu populaire du premier au quatrième siècle de notre ère, semblait de nature à relever singulièrement notre espèce et à l’enorgueillir. Mais l’Incarnation était le corrélatif de la chute, dont le sentiment, l’emportant dans les âmes, produisit une tristesse mortelle. L’Apôtre en rend témoignage : Nous savons, dit-il, que toute créature gémit et qu’elle est en travail : Scimus enim quod omnis creatura ingemiscit, et parturit usque adhuc (Rom., vi, 22). Et encore : La désolation du siècle produit la mort : Sæculi tristitia mortem operatur (II Cor., vn, 40).
Quoi de plus horrible en effet qu’une doctrine dont le principe est qu’il n’y a pas, parmi les humains, d’âme foncièrement honnête; que la Justice est étrangère à ce bas monde; que la vertu n’appartient pas à l’humanité, et autres propos de misanthropie dévote? Qu’attendre, pour la réforme des mœurs, de cette déclaration d’indignité universelle? Au lieu de nous retirer de l’abîme, n’est-elle pas faite plutôt pour nous y enfoncer davantage?
Nous aussi, génération du dix-neuvième siècle, nous avons épuisé la fureur des révolutions, la sottise des masses, olence des despotes, la rage des partis, l’égoïsme des exploiteurs, la manie gouvernementale et ré— MH —
glementaire. Nous assistons à la décomposition de nos mœurs. Et comme au temps des Césars, il ne manque pas de prédicants, néo-chrétiens, ex-chrétiens, matérialistes, spiritualistes, panthéistes et athées, pour nous avertir de nous refaire une religion et une idole, attendu que nous ne pouvons rien attendre de bon de nous-mêmes, méchants et sots que nous sommes. Avec quelle surprise nous avons vu des hommes qui se disaient révolutionnaires offrir, en guise de consolation, cette triste thèse à Icurs amis abattus!
11 faut un nouveau culte, il faut de nouveaux ters,
T1 faut un nouveau dieu pour l’aveugle univers.
C’est la démocratie qui tient aujourd’hui ce langage de Mahomet (c). Comme si le dogme de la chute, comme si l’idée religieuse n’était pas devenue, par toute l’Europe, le mot d’ordre de la contre-révolution elle-même! Comme si ceux qui depuis 4848 ont le plus déclamé contre la canaille humaine n’étaient pas précisément ce que le siècle compte de plus dépravé!
Rassurez-vous, druide, mage, brachmane, ou qui que vous soyez : cette Révolution que vous avez défendue, apparemment sans la comprendre, elle est le sel qui, sans autre cérémonie, nous préserve de la pourriture finale, le ferment immortel qui rend notrevertu vivace et victorieuse. Que la contre-révolution triomphante nous retienne dans cetteignominie tant qu’elle pourra, que desnations ysuccombent, que la vieille Gaule en reste pour un temps déchue, une troisième phase religieuse est impossible. Vous le reconnaissez vous-même : une philosophie positive peut seule désormais parler à la raison des peuples. Or, qui dit philosophie, analyse, démonstration, exclut le mystère, conséquemment le respect, religionem : car sans le respect l’idée théologique devient étrangère à la morale, et le dogme de la chute reste un non-sens (H).
Chacun de nos progrès est le fruit du temps et vient à — 59 —
son heure. Comme l’institution chrétienne était donnée dans l’institution polythéiste deux mille ans avant la naissance du Christ, de même l’institution de la liberté, que la Révolution française a fait lever sur le monde, était donnée dans le christianisme avant même que celui-ci se fût nommé, alors qu’il n’existait encore que dans la contingence des choses.
L’heure de la liberté est-elle donc venue, comme toutes les analogies de l’histoire induisent à le croire? Toute la question est là. Naturellement l’Église le nie, sur la foi de ses promesses; je l’aflirme, sur des considérations d’un autre ordre, dont je vais actuellement, Monseigneur, vous faire part.
CHAPITRE V.
XIX
D’après l’étude que nous venons de faire de l’évolution
polythéiste, l’heure a sonné pour une religion quand la conscience troublée vient à se demander, non pas si cette religion est vraie : le doute frappant sur le dogme ne suffit pas pour faire tomber une religion ; — non pas davantage si elle a besoin de réformes : les réformes en matière de foi prouvent la vitalité religieuse ; — mais si cette religion, réputée si longtemps la gardienne et le soutien des mœurs, suffit à sa tâche, ce que je traduis en autres termes, si elle a véritablement une morale.
C’est par là, vous le savez, Monseigneur, que périt le paganisme. Ni les platoniciens et les sceptiques, ni l’école du Portique ou celle d’Épicure, ni la critique chrétienne elle-même, en tant qu’elle s’attachait aux fables, ne suffirent à l’enlever. Il s’écroula le jour où toutes les intelligences furent saisies de cette idée, que le paganisme n’avait point de morale, qu’il était immoral.
Ainsi en sera-t-il tout à l’heure du royaume messianique. Je suis la voix qui, après tant et de si fatigantes controverses, demande, au nom de la conscience universelle, non plus si la foi est d’accord avec la raison, s’il y a des abus à corriger dans l’Église, si le clergé a des mœurs édifiantes, etc. : — il ne s’agit plus, pour notre époque, de la métaphysique du dogme, pas plus que de la vie privée des prêtres ; — mais si le christianisme possède une morale, ce qui est tout autre chose.
Et je réponds avec tristesse, comme le président de la Convention prononçant le verdict de culpabilité contre Louis XVI : Non, le christianisme n’a point de morale ; il ne peut pas même en avoir une…. Puis donc qu’après dix-huit siècles d’existence l’Église chrétienne se trouve dans le même cas où se trouva, après deux mille ans de durée, l’église polythéiste, qui périt parce qu’elle n’avait point de morale, elle est perdue.
CHAPITRE V.
Sile Christianisme a sauvé la dignité bumaine? Péril croissant de la Justice.
XVIII. — D’après l’étude que nous venons de faire de l’évolution polythéiste, l’heure a sonné pour une religion quand la conscience troublée vient à se demander, non pas si cette religion est vraie : le doute frappant sur le dogme ne suflit pas pour faire tomber une religion, — non pas davantage si elle a besoin de réformes : les réformes en matière de foi prouvent la vitalité religieuse ; — mais si cette religion, réputée si longtemps la gardienne et le soutien des mœurs, suffit à sa tâche, ce que je traduis en autres termes, si elle a véritablement une morale.
C’est par là, vous le savez, Monseigneur, que périt le paganisme. Ni les platoniciens et les sceptiques, ni l’école du Portique ou celle d’Épicure, ni la critique chrétienne elle-même, en tant qu’elle s’attachait aux fables, ne suffirent à l’enlever. Il s’écroula le jour où toutes les intel1 83 —
Migences furent saisies de cette idée, que le paganisme n’avait point de morale, qu’il était immoral.
Ainsi en sera-t-il tout à l’heure du royaume messianique. Je suis la voix qui, après tant ct de si fatigantes controverses, demande, au nom de la conscience universelle, non plus si la foi est d’accord avec la raison, s’il y a des abus à corriger dans l’Église, si le clergé a des mœurs édifiantes : — il ne s’agit plus, pour notre époque, de la métaphysique du dogme, pas plus que de la vie privéc des prêtres ; — mais si le christianisme possède une morale, ce qui est tout autre chose.
Et je réponds avec tristesse, comme le président de la Convention prononçant le verdict de culpabilité contre Louis XVI : Non, le christianisme n’a point de morale; il ne peut pas même en avoir une… Puis donc qu’après dix-huit siècles d’existence l’Église chrétienne se trouve dans le même cas où se trouva, après deux mille ans de durée, l’église polythéiste, qui périt parce qu’elle n’avait point de morale, elle est perdue.
XX
Cherchons dans le dogme chrétien la raison métaphysique, théologique, de cette non-moralité. Le christianisme n’avait pas oublié que le trait le plus saillant de la dissolution païenne était la perte de la liberté et de la dignité personnelle ; qu’en conséquence le caractère spécial de la rédemption devait être de restituer cette dignité. Votre salut, dit l’Apôtre, a coûté cher, pretio redempti estis ; voulant marquer par là de quelle dignité était aux regards de Dieu l’âme de l’homme. Aussi, à l’exemple de l’Apôtre, si l’Église parle beaucoup d’expiation et de pénitence, on peut dire qu’elle parle encore plus de réhabilitation. Les apologistes chrétiens ne manquent pas de faire valoir cette excellente idée de la réhabilitation des âmes, dont le paganisme, lui, ne s’occupait guère. Et tous les jours l’Église témoigne à cet égard de son vif intérêt, par le zèle qu’elle déploie pour la conversion des infidèles, le baptême des enfants et l’absolution des agonisants.
Par malheur, cette réhabilitation se passe en figures, affaire de mysticisme et de spiritualité. Le royaume du Christ n’est pas de ce monde : cette dignité précieuse, que l’empire avilissant de César faisait perdre aux personnes, le christianisme promet de la leur rendre… dans l’autre vie ! Et il en est de même de la liberté, de l’égalité, de la richesse, de la science, de l’amour, de la sanctification. Ces biens que rien ne saurait compenser, condition de toute morale, ne doivent se réaliser que dans le ciel.
C’est bien autre chose vraiment pour ce qui est de la pénitence et de la mortification : là est suivant l’Évangile la véritable réalité terrestre. Dès qu’il s’agit de punir, le royaume du Christ apparaît, riches, pour vous dépouiller ; puissants, pour vous humilier ; esclaves, pour vous entretenir dans votre misère.
D’abord, l’homme étant, de par la révélation nouvelle, coupable devant Dieu, le rapport qui dans la société païenne avait existé entre la Justice et la religion fut interverti. La Justice passa au second rang, la religion eut les honneurs. La dignité personnelle subordonnée à l’adoration par ce simple changement, les individualités, qui jadis relevaient de leur droit, sui juris, se trouvèrent, il est vrai, de niveau en présence de la majesté suprême, mais abaissées de toute leur hauteur.
Dans le système chrétien, en effet, l’homme, auteur du mal, ne peut pas par lui-même avoir de droits ; il est hors le droit, ex-lex, il n’a que des devoirs. Qu’il éprouve des besoins, des aspirations, une certaine fierté, une estime de sa personne ; qu’en conséquence il sollicite pour ces besoins, pour ces aspirations, pour tout ce qui compose sa dignité, image de la dignité divine, le respect des autres, on l’accorde ; mais qu’il ait droit, de son fonds, à ce respect, on le nie positivement. Il n’y a rien dans l’homme qui justifie cette exigence, elle ne se conçoit même pas. Comment la dignité de mon prochain pourrait-elle faire que je la respectasse, si je n’y suis déterminé par une autre cause ? Ne suis-je pas autant que lui ? D’homme à homme nous ne nous devons rien, à moins que l’intervention d’un tiers plus puissant, nous obligeant tous deux envers lui, ne nous crée par cette obligation un devoir mutuel.
Les modernes théoriciens du droit et du devoir, qui tout en se séparant de l’Église en suivent fatalement la logique, tiennent absolument le même langage. Pour eux aussi c’est le devoir qui est donné le premier ; le droit n’est qu’une induction, une dépendance. Ainsi parlent MM. Jules Simon, Oudot, Auguste Comte, tous les communistes et religionnaires. N’est-ce pas la grandeur du christianisme d’avoir tellement absorbé en lui la substance de la religion, que ceux qui rêvent de le remplacer ne peuvent être que des copistes, et que hors de l’Église il n’y a pour l’adorateur ni logique, ni bonne foi ?
XIX. — Cherchons dans le dogme chrétien la raison métaphysique, théologique, de cette non-moralité.
Le christianisme n’avait pas oublié que le trait le plus saillant de la dissolution païenne était la perte de la dignité personnelle, qu’en conséquence le caractère spéciai de la rédemption devait être de restituer cette dignité. Votre salut, dit l’Apôtre, a coûté cher, pretio redempti cstis, voulant marquer par là de quel prix était aux reguds de Dieu l’âme de l’homme. Aussi, à l’exemple de l’Apôtre, si l’Église parle beaucoup d’expiation et de pénitence, on peut dire qu’elle parle encore plus de réhabilitation. Lesapologistes chrétiens ne manquent pas de faire valoir cette excellente idée de la réhabilitation des âmes, dont le paganisme, lui, ne s’occupait guère. Et tous les jours l’Église témoigne à cet égard de son vif intérêt, par le zèle qu’elle déploie pour la conversion des infidèles, le baptême des enfants et l’absolution des agonisants.
Par malheur, cette réhabilitation se passe en figures, affaire de mysticisme et de spiritualité, Le royaume du Christ n’est pas de ce monde : cette dignité précieuse, que l’empire avilissant de César faisait perdre aux personnes, le christianisme promet de la leur rendre. dans l’autre vie! Et il en est de même de la liberté, de l’égalité, de la richesse, de la science, de l’amour, de la sanctification. Ces biens que rien ne saurait compenser, condition de toute morale, ne doivent se réaliser que dans le ciel.
C’est bien autre chose vraiment pour ce qui est de la pénitence et de la mortification : là, suivant l’Évangile, est la véritable réalité terrestre. Dès qu’il s’agit de punir, le royaume du Christ apparaît, riches, pour vous dépouiller ; puissants, pour vous humilier; esclaves pour vous entretenir dans votre misère.
D’abord, l’homme étant, de par la révélation nouvelle, coupable devant Dieu, le rapport qui dans la société païenne avait existé entre la Justice et la religion, fut interverti. La Justice passa au second rang, la religion eut les honneurs. La dignité de l’homme subordonnée à l’adoration de Dieu par ce simple changement, les individualités, qui jadis relevaient de leur droit, sui juris, se trouvèrent, il est vrai, de niveau en présence de la majesté suprême, mais abaissées de toute leur hauteur.
Dans le système chrétien, en effet, l’homme, auteur du mal, ne peut pas par lui-même avoir des droits, il est hors le droit, ex-lex, il n’a que des devoirs. Qu’il éprouve des besoins, des aspirations, une certaine fierté, une estime de sa personne; qu’en conséquence il sollicite pour ces besoins, pour ces aspirations, pour tout ce qui compose sa dignité, image de la dignité divine, le respect des autres, on l’accorde; mais qu’il ait droit, de son fonds, à ce.respect, on le nie positivement. Il n’y a rien dans l’homme _— 35 — qui justifie cette exigence, elle ne se conçoit même pas. Comment la dignité de mon prochain pourrait-elle faire que je la respectasse, lorsque je sais que je ne vaux rien, et que lui n’est pas meilleur que moi? D’homme à homme nous ne nous devons rien, à moins que l’intervention d’un tiers plus puissant, nous obligeant tous deux envers lui, ne nous crée par cette obligation un devoir mutuel.
Les modernes théoriciens du droit et du devoir, qui tout en se séparant de l’Église en suivent fatalement la logique, tiennent absolument le même langage. Pour eux aussi c’est le devoir qui est donné le premier; le droit n’est qu’une induction, une dépendance (1). Ainsi parlent MM. Jules Simon, Oudot, Auguste Comte, tous les communistes et religionnaires. N’est-ce pas la grandeur du christianisme d’avoir tellement absorbé en soi la substance de la religion, que ceux qui rêvent de le remplacer ne peuvent être que ses copistes, et que hors de l’Église il n’y a pour l’adorateur ni logique, ni bonne foi?
XXI
Nous savons ce que dit le dogme ; suivons-en les effets dans la pratique et dans l’histoire.
Le système des sociétés polythéistes, dans lequel la pensée religieuse, n’intervenant que comme auxiliaire de la Justice, était loin de produire toutes ses conséquences, pouvait se définir : Système de la prérogative personnelle, ou du droit.
Le système chrétien, où la religion, parvenue à sa plénitude, est faite principe de la Justice, et qu’il n’est permis à personne faisant profession de foi religieuse de renier, peut se définir à son tour : Système de la déchéance personnelle, ou du non-droit.
Ceci est autre chose qu’une vaine antithèse.
Le christianisme, importé d’Orient à une époque révolutionnaire, au moment où la Gaule, l’Espagne, l’Afrique, l’Asie, se soulevaient à la fois contre l’empire, où les armées prétoriennes se détruisaient pour le choix de leurs césars ; le christianisme, saturé d’idées juives, égyptiennes, persanes, hindoues, expression de la misère des peuples, du désespoir de la plèbe, de la dégradation des esclaves, devait nécessairement opérer cette interversion de l’idée juridique et de l’idée religieuse. Ce qui dans l’École pouvait n’être qu’une récrimination dialectique, passant, à la faveur de circonstances exceptionnelles, dans les faits, est devenu pendant dix-huit siècles la formule officielle de la morale ; il ne pouvait pas y en avoir d’autre.
Je l’avouerai même, la dégradation de la personne humaine, démesurément exaltée sous l’ancien culte, était une nécessité de l’époque et une condition du progrès.
La Justice, on le voit par l’exemple des enfants et des sauvages, est de toutes les facultés de l’âme la dernière et la plus lente à se former ; il lui faut l’éducation énergique de la lutte et de l’adversité. Pour arriver à la vraie notion de la Justice, pour qu’il comprît et aimât à l’égal de sa propre dignité la dignité d’autrui, il fallait que l’intraitable moi fût dompté par une discipline de terreur ; et puisque cette discipline ne pouvait se produire que sous forme religieuse, il fallait faire d’une religion d’orgueil une religion d’humilité.
L’ère chrétienne est la véritable ère de la chute de l’homme, je veux dire de la grande épreuve qui devait faire surgir en son âme le sentiment complet de la Justice.
Avant tout le chrétien doit reconnaître son indignité, s’abaisser devant son Dieu, accepter la mortification et la discipline, convenir qu’il a mérité toute espèce d’affront et de châtiment. Son premier acte, le premier mouvement de son cœur, est un acte de contrition, une demande de pardon, un recours en grâce. Ce n’est qu’à ce prix qu’il peut espérer, par le ministère du prêtre appréciateur de son repentir, interprète vis-à-vis de lui de la céleste miséricorde, et muni par grâce spéciale du pouvoir délier et de délier, la remise de sa faute et l’exaucement de sa prière.
L’organisation des pouvoirs, dans la société chrétienne, suit la même marche.
Tandis que suivant le système antérieur le magistrat qui disait le droit avait le pas sur le pontife et l’augure, dans l’économie chrétienne c’est le prêtre qui a le pas sur le magistrat. Le prince n’est en réalité que le porte-glaive de l’Église ; l’empereur, évêque du dehors, est le valet du pape, évêque du dedans ; il tient la bride de son cheval et fait pour lui office de bourreau. Dès les premiers jours on voit dans les confréries christicoles, d’abord synagogues, puis églises, l’évêque attirer à lui la décision des affaires, supplanter le juge civil, détourner les fidèles des tribunaux établis. On peut voir dans Fleury les troubles, les dissensions, les plaintes, causés par cette usurpation d’un pouvoir abusif et sans contrôle.
L’impulsion une fois donnée aux esprits, et les causes qui l’avaient produite continuant d’agir, rien ne pouvait arrêter cette étrange révolution.
Le christianisme, par son principe, par toute sa théologie, est la condamnation du moi humain, le mépris de la personne, le viol de la conscience. De là à la profanation de la vie privée, au régime des billets de confession et de tout ce qui s’ensuit, il n’y a qu’un pas. L’état naturel de l’homme est un état de péché : comment le chrétien respecterait-il la personne de son frère, le prêtre celle de son ouaille, alors que tout chrétien doit se mépriser lui-même, et que le premier titre du prêtre à la fonction qu’il exerce est sa propre mésestime, quia respexit humilitatem ancillæ suæ ? Pour relever cet être déchu et le rétablir en honneur, il ne faut pas moins que l’immolation d’une victime céleste, renouvelée chaque jour en un million de lieux à la fois. Tel est le dogme symbolisé dans la passion du Christ, et manifesté à chaque instant sur quelque point du globe par la messe.
Ainsi le christianisme, ayant à vaincre l’exagération du moi, devait s’exagérer à son tour. Sa mission n’est pas d’établir la Justice, mais de préparer le sol où elle doit germer, Justumque terra germinet. Non-seulement il l’exclut de l’humanité par sa théologie, il la rend impossible par l’anéantissement de la dignité personnelle, par toutes ses institutions et ses symboles. C’est un instinct universel chez les nations de vouloir que leurs chefs soient entourés de gloire et de puissance : l’honneur rendu au prince semble un gage de la respectabilité du citoyen. Quel honneur attendre pour l’homme et pour la famille, partant quelle justice, dans une Église dont le chef s’intitule serviteur des serviteurs de Dieu, et donne aux princes du temporel à baiser sa pantoufle ?
XX. — Nous savons ce que dit le dogme : suivons-en les effets dans la pratique et dans l’histoire.
Le système des sociétés polythéistes, dans lequel la pensée religieuse, n’intervenant que comme auxiliaire de la Justice, était loin de produire toutes ses conséquences, pouvait se définir : Système de la prérogative personnelie, ou du DROIT.
Le système chrétien, où la religion, parvenue à sa plénitude, est faite principe de la Justice, et qu’il n’est permis à personne faisant profession de foi chrétienne de renier, peut se définir à son tour : Système de la déchéance personnelle, ou du NoN-nroir.
Ceci est autre chose qu’une vaine antithèse.
Le christianisme, importé d’Orient à une époque révolutionnaire, au moment où la Gaule, l’Espagne, l’Afrique, l’Asie, se soulevaient à la fois contre l’empire, où les arus 56 —
mées prétoriennes s’égorgeraient pour le choix de leurs césars; le christianisme, saturé d’idées juives, égyptiennes, persanes, hindoues, expressions de la misère des peuples, du désespoir de la plèbe, de la dégradation des esclaves, devait nécessairement opérer cette interversion de l’idée juridique et de l’idée religieuse. Ce qui dans l’École pouvait n’être qu’une récrimination dialectique, passant dans les faits à la faveur de circonstances exceptionnelles, est devenu pendant dix-huit siècles la formule officielle de la morale : il ne pouvait pas y en avoir d’autre.
Je l’avouerai même, la dégradation de la personne humaine, démesurément exaltée sous l’ancien culte, était une nécessité de l’époque et une condition du progrès.
La Justice, on le voit par l’exemple des enfants et des sauvages, est de toutes les facultés de l’âme la dernière et la plus lente à se former; il lui faut l’éducation énergique de la lutte et de l’adversité. Pour arriver à la vraie notion du juste, pour qu’il comprit et aimât à l’égal de sa propre dignité la dignité d’autrui, il fallait que l’intraitable moi fût dompté par une discipline de terreur; et puisque cette discipline ne pouvait se produire que sous forme religieuse, il fallait créer, à la place d’une religion d’orgucil, une religion d’humilité.
L’ère chrétienne est la véritable ère de la chute de l’homme, je veux dire de la grande épreuve qui devait faire surgir en son âme le sentiment complet de la Justice (3).
Avant tout, le chrétien doit reconnaître son indignité, s’abaisser devant son Dieu, accepter la mortification et la ine, convenir qu’il a mérité toute espèce d’affront et de châtiment. Son premier acte, le premier mouvement de son cœur, est un acte de contrition, une demande de pardon, un recours en grâce. Ce n’est qu’à ce prix qu’il peut espérer, par le ministère du prêtre appréciateur de son repentir, interprète vis-à-vis de lui de la céleste miséricorde, et muni par grâce spéciale du pouvoir de lier et de 57 —
délier, la remise de sa faute et lexaucement de sa prière.
L’organisation des pouvoirs, dans la société chrétienne, suit la même marche.
Tandis que, suivant le système antérieur, le magistrat qui disait le droit avait le pas sur le pontife et l’augure, dans l’économie chrétienne c’est le prêtre qui a le pas sur le magistrat. Le prince n’est en réalité que le porte-glaive de l’Église; l’empereur, évêque du dehors, est le valet du pape, évéque du dedans; il tient la bride de son cheval et fait pour lui office de bourreau. Dès les premiers jours on voit dans les confréries christicoles, d’abord synagogues, puis églises, l’évêque attirer à lui la décision des affaires, supplanter le juge civil, détourner les fidèles des tribunaux établis. On peut voir dans Fleury les troubles, les dissensions, les plaintes, causés par cette usurpation d’un pouvoir abusif et sans contrôle.
L’impulsion une fois donnée aux esprits, et les causes qui l’avaient produite continuant d’agir, rien ne pouvait arrêter cette étrange révolution.
Le christianisme, par son principe, par toute sa théologie, est la condamnation du moi humain, le mépris de la personne, le viol de la conscience. De là à la profanation de Ja vie privée, au régime des billets de confession et de tout ce qui s’ensuit, il n’y à qu’un pas. L’état naturel de l’homme est un état de péché : comment le chrétien respecterait-il la personne de son frère, le prêtre celle de son ouaille, alors que tout chrétien doit se mépriser lui-même, et que le premier titre du prêtre à la fonction qu’il exerce est sa propre mésestime, quia respexit humilitatem ancillæ suæ ? Pour relever cet être déchu et le rétablir en honneur, il ne faut pas moins que l’immolation d’une victime céleste, renouvelée chaque jour en un million de lieux à la fois. Tel est le dogme symbolisé dans la passion du Christ, et manifesté à chaque instant sur quelque point du globe par la messe.
6. — 58 —
Ainsi le christianisme, ayant à vaincre l’exagération du moi, devait en exagérer lhumiliation. Sa mission n’est pas d’établir la Justice, mais de préparer le sol où elle doit germer, Justumque terra germinet. Non-seulement il l’exclut de l’humanité par sa théologie, il la rend impossible par l’anéantissement de la dignité personnelle, par toutes ses institutions et ses symboles. C’est un instinct universel chez les nations de vouloir que leurs chefs soient entourés de gloire et de puissance : l’honneur rendu au prince semble un gage de la respectabilité du citoyen. Quel honneur attendre pour l’homme et pour la famille, partant quelle justice, dans une Église dont le chef s’intitule ser vileur des serviteurs de Dieu, et donne aux princes du temporel à baiser sa pantoufle?
XXII
Quoi que nous fassions, pensions et disions, en tant qu’il provient de l’humaine nature, le christianisme le répute mauvais, sinon coupable ; ce qui nous échappe de vertueux et d’honnête est l’effet de l’influence divine.
Dans la donnée de la transcendance cette théorie est d’une logique irrésistible ; et ce qui le prouve, c’est qu’elle n’avait pas été absolument inconnue sous le polythéisme. Déjà les dévots avaient su tirer du culte qu’ils rendaient à leurs dieux cette conséquence impie.
« Quelque bonne action que tu fasses, dit Bias dans Diogëne Laërce, sache que c’est un présent des dieux. »
Cicéron parle de même :
« Il faut croire qu’aucun homme de bien n’a été tel que par le secours de Dieu ; et jamais il ne fut de grand homme sans une inspiration du ciel. » (De natura deor., ii, n. 165.)
Il dit ailleurs :
« S’il existe dans le genre humain de l’intelligence, de la vertu, de la bonne foi, de la concorde, elles ne nous viennent que des dieux. » (Ibid., 79.)
On voit par ces citations ce que contenait dans le secret de son principe la Relligio. Cicéron, Bias, Platon, Zénon, autant que Moïse et Isaïe, sont des Pères de l’Église. Les anciens poussèrent la chose beaucoup plus loin : ils attribuèrent aux dieux la découverte des sciences et des arts.
« Ne dites point, — c’est Sénèque qui parle, — que les découvertes que nous faisons nous appartiennent. Les semences de tous les arts ont été déposées en nous ; et Dieu, le maître invisible, aiguise et excite les génies. » (De Benef., iv, c. 6.)
Pline, lib. xxvii, c. 1, 2 :
« Le zèle des anciens pour les découvertes, leur générosité à les transmettre, est un don des dieux. Si quelqu’un s’imagine par hasard que l’homme a pu inventer toutes ces choses, c’est un ingrat qui méconnaît la munificence divine. »
Jusqu’à l’époque chrétienne ces éclairs de mysticisme ne paraissent pas avoir exercé une grande action sur les mœurs, bien moins encore la philosophie sut-elle en déduire une théodicée. Au christianisme était réservé de développer dans sa plénitude la fameuse doctrine de la Grâce, corollaire indispensable du péché originel.
Toujours donc et dans tous les cas, même quand le souffle divin l’inspire, et surtout alors qu’il l’inspire, il faut que l’homme, enfant du péché, s’humilie. Qu’il se complaise en lui-même, il devient apostat.
C’est pour cela que le christianisme, partant du principe que toute volonté est perverse, tout caractère vicieux, toute intelligence dépravée, toute action pollue, s’occupe incessamment de nous laver de nos souillures, et qu’il s’est constitué en une officine d’expiations. Rappellerai-je les jeûnes, les veilles, les abstinences, macérations, disciplines, oraisons, séquestrations ; les renoncements, la misère volontaire, le célibat perpétuel, et toutes ces inventions de la haine de soi dont se compose l’exercice, ἀσκήσις, du chrétien parfait, de l’ascète ?
« Tout est hostile à la religion catholique, naturellement parlant, dit un de ses apologistes, et l’esprit, et le cœur, et les sens, parce qu’elle-même se présente comme hostile à l’esprit par ses mystères, au cœur par ses préceptes, aux sens par ses pratiques. » (Nicolas, Études philosophiques sur le Christianisme.)
Et le catholicisme agit en conséquence : son culte est une série de rites expiatoires. N’avons-nous pas encore, en dehors des maisons religieuses où l’œil profane ne pénètre pas, les avents, carêmes, retraites, neuvaines, quatre-temps, rogations, lustrations, indulgences, chapelets, et le bréviaire insipide, et l’épouvantable office des morts ?…
Mais, Monseigneur, vous savez tout cela mieux que moi, et vos mandements font foi que ce n’est pas vous qui laisserez périr le vieil esprit chrétien. Laissons donc la pratique de la vie dévote, et maintenant que nous avons déterminé la raison historique et métaphysique du christianisme, voyons quel en a été l’effet sur les mœurs.
XXI. — Quoi que nous fassions, pensions et disions, en tant qu’il provient de l’humaine nature, le christianisme le répute mauvais, sinon coupable; ce qui nous échappe de vertueux et d’honnête est l’effet de l’influence divine.
Dans la donnée de la transcendance, cette théorie est d’une logique irréfutable; et ce qui le prouve, c’est qu’elle w’avait pas été absolument inconnue sous le polythéisme. Déjà les dévots avaient su tirer du culte qu’ils rendaient à leurs dieux cette conséquence impie.
» Quelque bonne action que tu fasses, dit Bias dans Diogène Laërce, sache que c’est un présent des dieux. »
Cicéron parle de même :
” 11 faut croire qu’aucun homme de bien n’a été tel que par le secours de Dieu; et jamais il ne fut de grand homme sans une inspiration du ciel. » (De Naturà deor., 11, n. 66.)
Il dit ailleurs :
« S’il existe dans le genre humain de l’intelligence, de la vertu, de la bonne foi, de la concorde, elles ne nous viennent que des dieux » — 59 —
On voit par ces citations ce que contenait dans le secret de son principe la Relligio. Cicéron, Bias, Platon, Zénon, autant que Moïse et Isaïe, sont des pères de l’Église. Les anciens poussèrent la chose beaucoup plus loin : ils attribuèrent aux dieux la découverte des sciences et des arts.
“ Ne dites point, — c’est Sénèque qui parle, — que les découvertes que nous faisons nous appartiennent. Les semences de tous les arts ont été déposées en nous; et Dieu, le maître invisible, aiguise et excite les génies. » (De Benef., 1v, c. 6.)
Pline, lib. xxvu, ç. 4,2 :
« Le zèle des anciens pour les découvertes, leur générosité à les transmettre, est un don des dieux. Si quelqu’un s’imagine par hasard que l’homme a pu inventer toutes ces choses, c’est un ingrat qui méconnaît la munificence divine, »
‘Jusqu’à l’époque chrétienne ces éclairs de mysticisme ne paraissent pas avoir excercé une grande action sur les mœurs; bien moins encore la philosophie sut-elle en déduire une théodicée. Au christianisme était réservé de développer dans sa plénitude la fameuse doctrine de la grâce, corollaire indispensable du. péché originel.
Toujours donc et dans tous les cas, même quand le souffle divin l’inspire, et surtout alors qu’il l’inspire, il faut que l’homme, enfant du péché, s’humilie. Qu’il se complaise en lui-même, il devient apostat.
C’est pour cela que le christianisme, partant du principe que toute volonté est perverse, tout caractère vicieux, toute intelligence dépravée, toute action pollue, s’occupe incessamment de nous laver de nos souillures, et qu’il s’est constitué en une officine d’expiations. Rappellerai-je les jeûnes, les villes, les abstinences, macérations, disciplines, oraisons, séquestraiions; les renoncements, la misère volontaire, le célibat perpétuel, et toutes ces inventions de la haine de soi dont se compose l’exercice, askésis, du chrétien parfait, de l’ascète?
2 Tout est hostile à la religion catholique, naturellement — 60 — parlant, dit un de ses apologistes, et l’esprit, et le cœur, ct Îes sens, parce qu’elle-même se présente comme hostile à l’esprit par ses mystères, au cœur que ses préceptes, aux sens par ses pratiques. » (NicoLas, Études philosophiques sur le Christianisme.)
Et le catholicisme agit en conséquence : son culte est une série de rites expiatoires. N’avons-nous pas encore, en dehors des maisons religieuses où l’œil profane ne pénètre pas, les avents, carêmes, retraites, neuvaines, quatre-temps, rogations, lustrations, indulgences, chapelets, et le bréviaire insipide, et l’épouvantable office des morts?
Mais, Monseigneur, vous savez tout cela mieux que moi, et vos mandements font foi que ce n’est pas vous qui laisserez périr le vieil esprit chrétien. Laissons donc la pratique de la vie dévote, et, maintenant que nous avons déterminé la raison historique et métaphysique du christianisme, voyons quel en a été l’effet sur les mœurs.
XXIII
Je le reconnais, le zèle déployé par l’Église pour la réparation du péché tant actuel qu’originel était tellement dans l’esprit de l’époque, il répondait si bien à l’accablement des âmes, que l’influence du dogme parut d’abord n’avoir rien que de salutaire, et qu’elle ne pouvait manquer de faire illusion. Les idées changèrent comme les sentiments. On mesura la valeur de l’homme, non plus sur ses qualités sociales et positives, mais sur les rigueurs de sa pénitence, l’intensité de ses expiations. C’est ainsi qu’en jugent les Orientaux avec leurs derviches et leurs fakirs. Aux épreuves de la persécution succédèrent celles de l’érémitisme : quels prodiges de vertu que les Pacôme, les Hilarion, les Sisoès, les Siméon Stylite ! et comme pâlissaient à côté d’eux les héros antiques, les Miltiade, les Aristide, les Cimon, les Agésilas, les Socrate, les Camille, les Cincinnatus, les Fabricius, les Régulus, les Scipion ! D’un commun accord la morale chrétienne fut estimée hors ligne ; sa perfection devint un article de foi, accepté sur parole et sans examen. De temps à autre l’ambition des évêques, les scandales du clergé, soulevaient l’irritation populaire, plus d’une fois l’Église fut traitée de prostituée de Babylone ; mais ces reproches ne tombant que sur le personnel, le matériel, je veux dire, la foi, n’était pas atteint. La libre critique ne s’éleva guère plus haut ; c’est ainsi qu’on a vu dans ces dernières années les écoles socialistes invoquer pour leur justification, à l’exemple des Albigeois et des Vaudois, la morale de l’Évangile, accusant seulement l’Église de l’avoir oubliée et d’y être infidèle.
Et c’est ce qui explique comment la société chrétienne put avoir des mœurs, de même que la société païenne en avait eu ; comment jusqu’au sein de l’Église il se produisit des caractères dont quelques-uns, survivant dans la mémoire des hommes à la foi qu’ils servirent, resteront grands devant la postérité.
Mais une doctrine qui viole l’humanité ne pouvait éternellement posséder l’humanité.
L’histoire des conciles n’est autre que celle des corruptions de l’Église ; l’histoire des hérésies, celle des révoltes soulevées par ces corruptions. Sans cesse l’Église est occupée à défendre son dogme et à rétablir sa discipline, sans s’apercevoir jamais que ce qui entretient le péché, c’est la discipline ; ce qui provoque l’hérésie, l’immoralité du dogme.
Dès le premier siècle, la corruption est partout : sur sept Églises, l’Apocalypse en compte au plus deux de saines.
Du deuxième au quatrième siècle, la corruption augmente encore : elle suscite les hérésies rigoristes de Marcion, de Cerdon et de Tertullien.
La persécution de Dioclétien retrempe la chrétienté dépravée : après Constantin, la dissolution devient son état normal jusqu’à Grégoire VII.
La période des croisades, de l’an 1077 à l’an 1300, est la plus pure de l’Église. Mais la corruption recommence à Boniface VIII, et, malgré la Réforme, malgré la Révolution, ne finit plus…
Grâce à l’opinion qui fait de l’Évangile le code de la morale et de l’Église son interprète, le christianisme continue de vivre ; mais la raison des peuples se déprave, et perd jusqu’au sentiment de la dignité humaine, principe de toute Justice et de toute morale.
L’un des plus récents apologistes du christianisme, M. Auguste Nicolas, fait en ces termes le parallèle de la morale païenne et de la morale chrétienne, en ce qui touche les qualités de l’homme et du citoyen. On peut juger, d’après cet inventaire, du progrès que l’humanité doit au christianisme.
« Chez les anciens, la fierté d’âme, le courage bouillant, le ressentiment implacable, impiger, iracundus, inexorabilis, acer, tel est le portrait d’un héros, d’Achille. — L’ambition honorée dans la personne d’Alexandre ; l’assassinat politique, dans Brutus ; le suicide, dans Caton ; le patriotisme qui sacrifiait l’humanité à la patrie ; l’amour de la gloire qui sacrifiait la patrie à l’individu ; l’amitié, sentiment exclusif, quand il n’était pas criminel et monstrueux : voilà ce qui passait pour vertu chez les anciens. »
Ce portrait est tracé avec une intention évidente de dénigrement, et le parti pris de faire briller le chrétien aux dépens du polythéiste. Je m’en contente cependant. Prenons l’homme de l’antiquité tel que M. Nicolas nous le présente, avec ses vertus et ses vices, et réduisons le tout à son expression la plus simple : que trouvons-nous au fond du creuset ? Le latin l’a nommé : l’Homme digne.
« Sous le christianisme, continue M. Nicolas, nous voyons fleurir le sacrifice, l’humilité, la mortification, le détachement, la résignation, le repentir, le pardon des injures, la pauvreté volontaire, la continence, l’amour des ennemis, le zèle de la foi, la foi, l’espérance, la charité. — Il fut un temps, dit M. Nicolas, où toutes ces vertus, qui font le bonheur de l’humanité, n’avaient pas même un nom dans les langues. »
Acceptons ce tableau, tout flatté qu’il soit ; prenons le chrétien tel qu’on vient de le faire, avec son cortège de vertus auxquelles ne se mêle pas un vice, et résumons le tout en une simple formule : que reste-t-il ? le moyen âge a trouvé le mot : le Bon homme.
L’Homme digne, puis le Bon homme, voilà en quatre mots le chemin que la religion a fait faire, en quatre mille ans, à l’humanité.
À quand l’homme juste ?…
XXII. — Je le reconnais, le zèle déployé par l’Église pour la réparation du péché tant actuel qu’originel était tellement dans l’esprit de l’époque, il répondait si bien à l’accablement des âmes, que l’influence du dogme parut d’abord n’avoir rien que de salutaire, et qu’elle ne pouvait manquer de faire illusion. Les idées changèrent comme les sentiments. On mesura la valeur de l’homme, non plus sur ses qualités sociales et positives. mais sur les rigueurs de sa pénitence, sur l’intensité de ses expiations. C’est ainsi qu’en jugent les Orientaux avec leurs derviches et lcurs fakirs. Aux épreuves de la persécution succédèrent celles de l’érémitisme : quels prodiges de vertu que les Pacôme, les Hilarion, les Sisoès, les Paul, les Antoine, les Siméon Stylite! Et comme pâlissaient à côté d’eux les héros antiques, les Miltiade, les Aristide, les Cimon, les dägésilas, les Socrate, les Camille, les Cincinnatus, les _— 61 —
Fabricius, les Régulus, les Scipion ! D’un commun accord la morale chrétienne fut estimée hors ligne ; sa perfectior devint un article de foi, accepté sur parole ct sans examen. De temps à autre l’ambition des évêques, les scandales du clergé, soulevaient l’irritation populaire, plus d’une fois l’Église fut traitée de prostituée de Babylone; mais ces reproches ne tombant que sur le personnel, le matériel, je veux dire, la foi, n’était pas atteinte. La libre critique ne s’éleva guère plus haut; c’est ainsi qu’on a vu dans ces dernières années les écoles socialistes invoquer pour leur justification, à l’exemple des Albigeois et des Vaudois, la morale de l’Évangile, accusant seulement l’Église de l’avoir oubliée et d’y être infidèle.
Et c’est ce qui explique comment la société chrétienne put avoir des mœurs, de même que la société païenne en avait eu; comment jusqu’au sein de l’Église il se produisit des caractères dont quelques-uns, survivant dans la mémoire des hommes à la foi qu’ils servirent, resteront grands devant la postérité.
Mais une doctrine qui viole l’humanité ne pouvait éternellement posséder l’humanité.
L’histoire des conciles n’est autre chose que celle des corruptions de l’Église; l’histoire des hérésies, celle des révoltes soulevées par ces corruptions. Sans cesse l’Église est occupée à défendre son dogme et à rétablir sa discipline, sans s’apercevoir jamais que ce qui entretient le péché, c’est la discipline; ce qui provoque l’hérésie, l’immoralité du dogme.
Dès le premier siècle, la corruption est partout : sur sept églises, l’Apocalypse en compte au plus deux de saines.
Du deuxième au quatrième siècle, la corruption augmente encore : elle suscite les hérésies rigoristes de Marcion, de Cerdon et de Tertullien.
La persécution de Dioclétien retrempe la chrétienté — 62 —
dépravée : après Constantin, la dissolution devient son état normal jusqu’à Grégoire VIL.
La période des croisades, de l’an 1077 à l’an 4300, est la moins impure de l’histoire ecclésiastique. Mais la corruption éclate de nouveau sous Boniface VIII, et, malgré la Réforme, malgré la Révolution, elle ne se voile plus.
Grâce à l’opinion qui fait de l’Évangile le code et de l’Église l’interprète de la morale, le christianisme continue de vivre; mais la raison des peuples se déprave, et perd jusqu’au sentiment de la dignité humaine, principe de toute Justice et de toute morale.
L’un des plus récents apologistes du christianisme, M. Auguste Nicolas, fait en ces termes le parallèle de la morale païenne et de la morale chrétienne, en ce qui touche les qualités de l’homme et du citoyen. On peut juger, d’après cet inventaire, du progrès que l’humanité doit au christianisme.
”. Chez les anciens, la fierté d’âme, le courage bouillant, le ressentiment implacable, impiger, iracundus, inexorabilis, acer, tel est le portrait d’un héros, d’Achille. —L’ambition, honorée dans la personne d’Alexandre; l’assassinat politique, dans Brutus; le suicide, dans Caton; le patriotisme, qui sacrifiait l’humanitéà la patrie; l’amour de la gloire, qui sacrifiait la patrie à l’individu; l’amitié, sentiment exclusif, quand il n’était pas criminel et monstrueux : voilà ce qui passait pour vertu chez les anciens »
Ce portrait est tracé avec une intention évidente de dénigrement, et le parti pris de faire briller le chrétien aux dépens du polythéiste. Je m’en contente cependant. Prenons l’homme de l’antiquité tel que M. Nicolas nous le présente, avec ses vertus et ses vices, et réduisons le tout à son expression la plus simple : que trouvons-nous au fond du creuset? Le latin l’a nommé : l’Homme digne.
* Sous le christianisme, continue M. Nicolas, nous voyons fleurir le sacrifice, l’humilité, la mortification, le détachement, — 63 —
la résignation, le repentir, le pardon des injures, la pauvreté volontaire, la continence, l’amour des ennemis, le zèle de la foi, la foi, l’espérance, la charité. — Il fut un temps, dit M. Nicolas, où toutes ces vertus, qui font le bonheur de l’humanité, n’avaient pas même un nom dans les langues. »
Acceptons ce tableau, tout flatté qu’il est; prenons le chrétien tel qu’on vient de le faire, avec son cortége de vertus auxquelles ne se mêle pas un vice, et résumons le tout en une simple formule : que reste-t-il? Le moyen âge a trouvé le mot : le Bon homme.
L’Homme digne, puis le Bon homme, voilà en quatre mots le chemin que la religion a fait faire, en quatre mille ans, à l’humanité.
À quand l’HOMME JUSTE ?.…
XXIV
Que fait cependant l’Église ? quelles pensées l’occupent au milieu de cette immoralité toujours renaissante ?
Avec une gravité imperturbable, l’Église affirme son dogme ; elle l’explique, le développe, accusant l’esprit et la chair, travaillant de son mieux à les broyer l’un et l’autre sous sa discipline.
La religion enseignant d’une part la sainteté infinie et inaltérable de l’Être divin, de l’autre la corruption innée, permanente et indélébile de l’être humain, n’admettant pas plus de cessation pour celle-ci que de restriction pour celle-là, il s’ensuit que la vendetta exercée au nom du Dieu trois fois saint pour une coulpe ineffaçable doit durer autant que la vie du sujet, autant que l’humanité. L’affreux talion ne s’arrête pas même à la mort ; il se perpétue pour les infidèles par l’enfer, et ne finit pour les âmes élues qu’à leur sortie du Purgatoire, à ce moment de l’existence ultramondaine où l’inviolable Majesté enfin satisfaite dit à l’âme purifiée : Entre dans la joie de ton souverain, Intra in gaudium domini tui.
L’état moral dans ce système n’est pas de ce monde : c’est le privilége des saints que le sang du Christ a rédimés, privilége qu’ils n’obtiennent qu’avec la Béatitude. L’état moral, ou la félicité, est la chose qui n’a jamais été révélée, qu’aucun œil n’a vue, aucune oreille entendue, aucune intelligence comprise ; le secret dont le chrétien ne jouira que le jour où, affranchi de ce corps de boue, il contemplera son Dieu, auteur et sujet de toute morale, face à face, sicuti est, facis ad faciem.
La conclusion vient toute seule.
Puisqu’en définitive nous ne sommes moraux que dans le Paradis, la vie de l’homme sur la terre est dévouée aux supplices, comme celle du galérien. Honte à l’humanité ! telle est la devise du catholicisme, expression la plus complète de la révélation chrétienne. Le catholicisme, qui plus que les autres sectes s’est préservé des tentations libérales, aime à flétrir, à rabaisser, à couvrir d’ignominie. Il s’attaque à l’amour-propre, qu’il traite d’égoïsme ; à la dignité, qu’il nomme orgueil ; aux affections naturelles, qu’il considère comme une infidélité. Ce respect des autres, conséquence du respect de soi-même, si vif chez les anciens, et dont la violation rendit si méprisables les cyniques, il en a fait un vice, sous le nom de respect humain. Il est remarquable, en effet, qu’aucune religion ne s’est trouvée en guerre avec le respect humain autant que le catholicisme. La conscience sent vaguement qu’il y a là quelque chose de faux et d’insultant, et elle proteste. Le catholicisme s’en irrite d’autant plus : il vous met en pénitence, vous afflige, vous crucifie, vous confond, vous stigmatise, vous fleurdelisé, vous anathématise. L’âme la plus chrétienne est celle qui du cœur le plus soumis accepte la fustigation ; la plus héroïque, celle qui se brise, et s’avilit, et s’anéantit davantage. Pour vous rendre parfait à son point de vue, il vous poursuit dans votre conscience qu’il conspue, vous pourchasse dans votre volonté qu’il soufflète, vous arrête dans votre pensée qui vient de naître et qu’il condamne. Il se plaît à la recherche de vos misères, de vos fautes secrètes, de toutes ces peccadilles qui échappent au laisser-aller de la fantaisie, à l’indulgence de la nature et à sa promptitude, quas humana parum cavit natura ; il les enfle, il les grossit, les enlumine, les envenime. Puis il exige que vous vous en accusiez, que vous en demandiez pardon, que vous vous en fassiez absoudre : c’est ce qu’il appelle vous réconcilier. Sinon, il vous confessera de force, il vous recommandera au prône, il vous affichera à la porte, il vous couvrira de votre péché comme d’un excrément. C’est ainsi du moins que les choses se passent dans ces maisons modèles, qu’on voit se relever de tous côtés, et où le christianisme est pratiqué dans sa pureté et sa plénitude. Or, tout le monde sait que la tendance de l’Église a constamment été de soumettre les nations au régime des couvents. Faut-il rappeler ces moyens connus de la police épiscopale, plus en faveur que jamais : excommunications, monitoires, révélations des secrets du confessionnal, pénitences canoniques, et tout ce que renferme d’épouvantements ce nom inexpiable, la Sainte-Inquisition ? C’est la religion des soupçons iniques, des interprétations atroces, des diffamations anonymes, des procédures secrètes, des tribunaux masqués, des tortures souterraines, des cachots perpétuels, des in pace. Le Cavalletto n’a-t-il pas été rétabli à Rome, tout récemment, par Pie IX ? Il faut à l’Église des supplices de choix, et c’est trop peu pour elle du supplice, elle y joint la dérision. Néron se contentait d’envoyer à Thraséa l’ordre de mourir ; le centurion ne mettait pas la main sur le proscrit. En 93, la Terreur se montra aussi réservée que Néron : le suicide n’étant pas dans nos mœurs, on chercha un genre de mort qui ne laissât pour ainsi dire rien à faire au bourreau. Devant le bûcher des Inquisiteurs la guillotine est trois fois sainte ; et la postérité n’oubliera pas que le plus grand crime de Carrier, aux yeux des terroristes, fut d’avoir déshonoré le supplice. L’Église n’a pas reculé même devant l’extermination par le fer et par le feu : c’est à son esprit de répression pénitentiaire et de sainte vengeance, plus qu’à sa politique, qu’il faut attribuer ses croisades contre des populations qui n’avaient d’autre tort que de réclamer une morale, et auxquelles elle répondait par les flammes d’Alby, les massacres des Alpes et de l’Apennin, les assassinats de la Saint-Barthélemy.
XXII. — Que fait cependant l’Église? quelles pensées l’occupent au milieu de cette immoralité toujours renaissante? Avec une gravité imperturbable, l’Église affirme son dogme ; elle l’explique, le développe, accusant l’esprit et la chair, travaillant de son mieux à les broyer l’un et l’aul’autre sous sa discipline.
La religion enseignant d’une part la sainteté infinie et inaltérable de l’Étre divin, de l’autre la corruption innée, permanente et indélébile de l’être humain, n’admettant pas plus de cesse à la perversité de celui-ci que de limite à la perfection de celui-là, il s’ensuit que la vendetta exercée au nom du Dieu trois fois saint pour une coulpe ineffaçable doit durer autant que la vie du coupable, autant que F’humanité. L’affreux talion ne s’arrête pas même à la mort, il se perpétue pour les réprouvés par l’enfer, et ne finit pour les âmes élues qu’à leur sortie du Purgatoire, à ce moment de l’existence ultramondaine où l’inviolable Majesté, enfin satisfaite, dit à l’âme purifiée : Entre dans la joie de ton souverain, Jntra in gaudium domini tui.
L’état de moralité, dans ce système, n’est pas de ce _— 64 —
monde : c’est le privilége des saints que le sang du Christ a rédimés, privilége qu’ils n’obtiennent qu’avec la béatitude. La moralité, ou la santé de l’âme, est la chose qui n’a jamais été révélée, qu’aucun œil n’a vue, aucune oreille entendue, aucune intelligence comprise ; le secret dont le chrétien ne jouira que le jour où, affranchi de ce corps de boue, il contemplera son Dieu, auteur et sujet de toute morale, face à face, siculi est, facie ad faciem.
La conclusion vient toute seule.
Puisque, en définitive, nous ne sommes moraux que dans le Paradis, la vie de l’homme sur la terre est dévouée aux supplices, comme celle du galérien. Honte à l’humanité! telle est la devise du catholicisme, expression la plus complète de la révélation chrétienne. Le catholicisme, qui plus que les autres sectes s’est préservé des tentations libérales, aime à flétrir, à rabaisser, à couvrir d’ignominie. Il s’attaque à l’amour-propre, qu’il traite d’égoïsme ; à la dignité qu’il nomme orgueil; aux affections naturelles, qu’il considère comme une infidélité. Ce respect des autres, conséquence du respect de soi-même, si vif chez les anciens, et dont la violation rendit si méprisables les cyniques, il en a fait un vice, sous le nom de respect humain. Il est remarquable, en effet, qu’aucune religion ne s’est trouvée en guerre avec le respect humain autant que le catholicisme, La conscience sent vaguement qu’il y a là quelque chose de faux et d’insultant, et elle proteste. Le catholicisme s’en irrite d’autant plus; il vous met en pénitence, vous afllige, vous crucifie, vous confond, vous stigmatise, vous fleurdelise, vous anathématise. L’âme la plus chrétienne est celle qui du cœur le plus soumis accepte la fustigation; la plus héroïque, celle qui se brise, et s’avilit, et s’anéantit davantage. Pour vous rendre parfait à son point de vue, il vous poursuit dans votre conscience qu’il conspue, vous pourchasse dans votre volonté qu’il soufflète, vous arrête dans votre pensée qui vient de naître et qu’il condamne. Il se — 65 — plaît à la recherche de vos misères, de vos fautes secrètes, de toutes ces peccadilles qui échappent au laisser-aller de la fantaisie, à l’indulgence de la nature et à sa promptitude, quas humana parum cavit natura; il les enfle, il les grossit, les enlumine, les envenime. Puis il exige que vous vous en accusiez, que vous en demandiez pardon, que vous vous en fassiez absoudre : c’est ce qu’il appelle vous réconcilier. Sindn, il vous confessera de force, il vous recommandera au prône, il vous aflichera à la porte, il vous couvrira de votre péché comme d’un excrément. C’est ainsi du moins que les choses se passent dans ces maisons modèles, qu’on voit se relever de tous côtés, et où le christianisme est pratiqué dans sa pureté et sa plénitude. Or, tout le monde sait que la tendance de l’Église a constamment été de soumettre les nations au régime des couvents. Faut-il rappeler ces moyens connus de la police épiscopale, plus en faveur que jamais : excommunications, monitoires, révélations des secrets du confessionnal, pénitences canoniques, et tout ce que renferme d’épouvantements ce nom inexpiable, la Sainte-Inquisition (k)? C’est la religion des soupçons iniques, des interprétations atroces, des diffamations anonymes, des procédures secrètes, des tribunaux masqués, des tortures souterraines, des cachots perpétuels, des in pace. Le cavaletto n’a-t-il pas été rétabli à Rome, tout récemment, par Pie IX? Il faut à l’Église des supplices de choix, et c’est trop peu pour elle du supplice, elle y joint la dérision. Néron se contentait d’envoyer à Thraséa l’ordre de mourir; le centurion ne mettait pas la main sur le proscrit. En 93, la Terreur se montra aussi réservée que Néron : le suicide n’étant pas dans nos mœurs, on chercha un genre de mort qui ne laissât pour ainsi dire rien à faire au bourreau. Devant le bûcher des Inquisiteurs la guillotine est trois fois sainte; et la postérité n’oubliera pas que le plus grand crime de Carrier, aux yeux des terroristes, fut d’avoir déshonoré le supplice.
&. 7 66 —
L’Église n’a pas reculé même devant l’extermination par le fer et par le feu : c’est à son esprit de répression pénitentiaire et de sainte vengeance, plus qu’à sa politique, qu’il faut attribuer ses croisades contre des populations qui n’avaient d’autre tort que de réclamer une morale, et auxquelles elle répondait par les flammes d’Alby, les massacres des Alpes et de l’Apennin, les assassinats de la Saint-Barthélemy.
XXV
Convenons cependant d’une chose.
La pénitencerie chrétienne n’est plus guère aujourd’hui qu’une symbolique qui ne gêne en rien le bien-être et le luxe, et l’humilité une vertu fictive, qu’on se rappelle en présence de Dieu, jamais bien entendu en présence de l’homme. Pour deux sous, une fois payés, on se rachète à Paris de tout le jeûne du carême : la belle pénitence que de dîner une fois l’an, le vendredi saint, avec des lentilles à l’huile et un œuf sur le plat ! La belle humilité de s’agenouiller dans un cabinet, sur un prie-Dieu de velours, le corps vêtu de soie, la couronne ducale à côté sur un tabouret !… Les jésuites ont rendu depuis longtemps la dévotion aisée ; les joies de la vie ne sont plus défendues ; on a remplacé la pénitence effective par la pénitence en esprit ; et il est permis aux riches de goûter les plaisirs de ce monde sans préjudice de la félicité de l’autre, pourvu qu’ils gardent dans le cœur la foi, le détachement, la pénitence et l’humilité. Dans le cœur ! ce n’est pas lourd. Dieu a-t-il donc besoin de nos macérations et disciplines ? Non, pas plus que de nos libations et de nos sacrifices. Numquid manducabo carnes taurorum, aut sanguinem hircorum potabo ? Le sacerdoce sait cela depuis le temps des prophètes ; devenu aussi charnel que les disciples de Saint-Simon, il se moque à bon droit des railleries des libertins.
Mais voici qui devient sérieux.
Dans le christianisme, la condition des personnes n’est pas la même : l’inégalité, comme nous verrons, est providentielle. Il est nécessaire qu’une partie, la plus nombreuse, de l’humanité, serve l’autre. Pour que ce service soit obtenu il faut sacrifier la dignité humaine : comment le peuple y consentira-t-il s’il n’y est amené par la religion, par la foi ? Subordination, hiérarchie, obéissance, service, exploitation de l’homme par l’homme, tout cela suppose déchéance, pénitence, sinon apparente, au moins dans l’esprit, ce qui est bien autrement grave et qui seul est essentiel ; abnégation du moi et de ses prérogatives.
Dans ce système d’une féodalité raffinée, on se gardera d’enseigner comme article de foi que les privilégiés ont plus de mérite devant Dieu que les sacrifiés, que les riches hommes sont d’origine plus sainte que les bons hommes, comme la plèbe dévote se nommait au douzième siècle. La religion ne commet pas de ces imprudences. On rejettera sur la Providence le décret qui privilégie ceux-ci en déshéritant ceux-là ; on rappellera aux premiers l’humilité devant Dieu, le sacrifice en esprit, la charité envers leurs frères, le rachat de leur prérogative temporelle par la foi et par le culte ; on apprendra aux seconds la résignation, en leur promettant d’ailleurs des dédommagements à leur misère dans la vie éternelle.
Ainsi, dit l’Église, le roi et le berger sont égaux devant le Tout-Puissant ; mais le roi a été établi d’en haut pour commander à ses frères.
Ainsi le pape se nomme serviteur, quoique indigne, des serviteurs de Dieu.
Ainsi ceux qui sont élevés en dignité, puissance et richesse, doivent reconnaître qu’ils ont tout reçu de Dieu par grâce, afin que les petits, qui pourraient ne pas respecter cette fortune venant de l’homme, la respectent venant de Dieu.
Tel est l’esprit de la société chrétienne. L’inférieur respecte dans le supérieur, non pas l’homme, mais un fonctionnaire du Ciel. De son côté le supérieur, considérant que celui à qui il commande est son frère en Jésus-Christ, semble lui dire : Excusez-moi, mon frère ; ce n’est pas en mon nom que je vous tyrannise, que je vous exploite. Dieu m’en garde ! j’ai plus que vous horreur du despotisme et du privilége. Et qui suis-je pour m’attribuer de semblables droits ? C’est la sagesse divine qui a ainsi réglé les choses : Omnis potestas, et omnis obedientia, à Deo !
En Russie, le jour de Pâques, qui est le premier de l’an, le tzar, au sortir de la messe, donne le mot d’ordre à tout son peuple ; il prononce la profession de foi, Christ est ressuscité ! et embrasse les premiers qu’il rencontre, lesquels transmettent le baiser aux autres. C’est le pendant de la profession de foi islamique : Il n’y a de Dieu qu’Allah, et Mahomet, ou le sultan son successeur, est son prophète. Ce qui veut dire en bon français : Vile multitude, obéissez.
XXIV. — Convenons cependant d’une chose.
La pénitencerie chrétienne n’est plus guère aujourd’hui qu’une symbolique qui ne gêne en rien le bien-être et le luxe, et l’humilité une vertu fictive, qu’on se rappelle en présence de Dieu, jamais, bien entendu, en présence de l’homme. Pour deux sous, une fois payés, on se rachète à Paris de tout le jeûne du carême : la belle pénitence que de diner une fois l’an, le vendredi saint, avec des lentilles à l’huile et un œuf sur le plat! La belle humilité de s’agenouiller dans un cabinet, sur un prie-Dieu de velours, le corps vêtu de soie, la couronne ducale à côté sur un tabouret! Les jésuites ont rendu depuis longtemps la dévotion aïsée; les joies de la vie ne sont plus défendues; on a remplacé la pénitence effective par la pénitence en esprit; et il est permis aux riches de goûter les plaisirs de ce monde sans préjudice de la félicité de l’autre, pourvu qu’ils gardent dans le cœur la foi, le détachement, la pénitence et l’humilité. Dans le cœur! ce n’est pas lourd. Dieu a-t-il donc besoin de nos macérations et disciplines? Non, pas plus que de nos libations et de nos sacrifices. Numquid manducabo carnes taurorum, aut sanguinem hircorum potabo? Le sacerdoce sait cela depuis le temps des prophètes; devenu aussi charnel que les disciples de Saint-Simon, il se moque à bon droit des railleries des libertins.
Mais voici qui devient sérieux. — 67 —
Dans le christianisme, la condition des personnes n’est pas la même : l’inégalité, comme nous verrons, est providentielle. 11 est nécessaire qu’une partie, la plus nombreuse, de l’humanité serve l’autre. Pour que ce service soit obtenu il faut sacrifier la dignité humaine : comment le peuple y consentira-t-il s’il n’y est amené par la religion, par la foi? Subordination, hiérarchie, obéissance, service, exploitation de l’homme par l’homme, tout cela suppose déchéance, pénitence, sinon apparente, au moins dans l’esprit, ce qui est bien autrement grave ct qui seul est essentiel; abnégation du moi et de ses prérogatives.
Dans ce système d’une féodalité rafli née, on se gardera d’enseigner comme article de foi que les privilégiés ont plus de mérite devant Dieu que les sacrifiés, que les riches hommes sont d’origine plus sainte que les bons hommes, comme la plèbe dévote se nommait au douzième siècle. La religion ne commet pas de ces imprudences. On rejettera sur la Providence le décret qui privilégie ceux-ci en déshéritant ceux-là; on rappellera aux premiers l’humilité devant Dieu, le sacrifice en esprit, la Charité envers leurs frères, le rachat de leur prérogative temporelle par la foi et par le culte; on apprendra aux seconds la résignation, en leur promettant d’ailleurs des dédommagements à leur misère dans la vie éternelle.
Ainsi, dit l’Église, le roi et le berger sont égaux devant le Tout-Puissant; mais le roi a été établi d’en haut pour commander à ses frères. Ainsi le pape se nomme serviteur, quoique indigne, des serviteurs de Dieu. Ainsi ceux qui sont élevés en dignité, puissance et richesse, doivent reconnaître qu’ils ont tout reçu de Dieu par grâce, afin que les petits, qui pourraient ne pas respecter cette fortune venant de l’homme, la respectent venant de Dieu.
Tel est l’esprit de la société chrétienne. L’inférieur respecte dans le supérieur, non pas l’homme, mais un fonc— 68 —
tionnaire du Ciel. De son côté le supérieur, considérant que celui à qui il commande est son frère en Jésus-Christ, semble lui dire : Excusez-moi, mon frère; ce n’est pas en mon nom que je vous tyrannise, que je vous exploite, Dieu m’en garde! J’ai plus que vous horreur du despotisme et du privilége. Et qui suis-je pour m’attribuer de semblables droits? C’est la sagesse divine qui a ainsi réglé les choses : Omnis potestas et omnis obedientia à Deo!
En Russie, le jour de Pâques, qui est le premier de l’an, le tzar, au sortir de la messe, donne le mot d’ordre À tout son peuple; il prononce la profession de foi, Christ est ressuscité, et embrasse les premiers qu’il rencontre, lesquels transmettent le baiser aux autres. C’est le pendant de la profession de foi islamique : 17 n’y a de Dieu qu’’Allah, et Mahomet, ou le sultan son successeur, est son prophète. Ce qui veut dire en bon français : VILE MULTITUDE, OBÉISSEZ.
XXVI
Après tout, le christianisme mérite l’estime du philosophe, non pour la moralité qu’il fait naître : à lui pas plus qu’au polythéisme ou à toute autre religion l’homme n’est redevable de sa Justice, mais parce qu’il est logique, et que comme tout ce qui est logique il a droit à la considération de la science.
Lorsque parut le christianisme, l’idée théologique jouissait seule de la confiance des masses. Le christianisme perfectionna cette idée, il purifia Dieu, en lui donnant un caractère de sainteté et de grandeur qu’il n’avait jamais eu, et plaçant en lui le siége de la Justice, exilée de la terre, disait-on, depuis l’âge d’or.
L’humaine nature, en revanche, était d’un consentement unanime jugée coupable : le christianisme reporta sur elle l’infamie qui auparavant déshonorait les dieux. La personnalité était devenue exorbitante : il l’abîma. La société, au lieu de se perfectionner par le développement de ses forces, avait paru rétrograder : il nia la justification par la liberté, suivant la parole du psalmiste : Non justificabitur in conspectu tuo omnis vivens.
Le crime, comme un déluge, inondait la terre : il en entreprit l’expiation.
L’humanité, enfin, s’était déifiée elle-même, dans ses dieux, ses héros, ses empereurs : il l’attacha à la croix en la personne de son Christ.
Oh ! le christianisme est sublime, sublime dans la majesté de son dogme et la chaîne de ses déductions. Jamais pensée plus haute, système plus vaste, ne fut conçu, organisé parmi les hommes. Moi qui n’y vois qu’une création de la conscience universelle, je ne puis m’empêcher de saluer en lui le génie de l’humanité, qui pour le salut d’elle-même s’est imposé cette longue expiation. Et je fais ici serment que, si l’Église parvient à renverser la thèse nouvelle que je lui oppose, et contre laquelle elle ne trouvera pas d’argument dans sa tradition, parce que les ennemis qu’elle a combattus autrefois comme ceux qui l’attaquent aujourd’hui, lui empruntant son principe, devaient être condamnés par les conséquences ; si, dis-je, l’Église remporte contre la Révolution cette victoire, j’abjure ma philosophie et je meurs dans ses bras.
Dans ce dogmatisme effrayant, irrécusable pour quiconque admet l’hypothèse de la transcendance, la morale n’existant qu’en Dieu, c’est-à-dire n’étant rien, que restait-il à faire pour gouverner la société, sinon de créer un rituel, et comme application du rite une discipline ?
C’est par sa discipline, non par sa morale, que le christianisme a gouverné le monde. Nous verrons en effet dans l’étude suivante que le christianisme, ne reconnaissant pas le droit personnel, est conduit à nier du même coup le droit réel : ainsi le voulait la logique, ainsi l’exige le commandement divin, le principe de religion.
XXV. — Après tout, le christianisme mérite l’estime du philosophe, non pour la moralité qu’il fait naître : à lui pas plus qu’au polythéisme ou à toute autre religion l’homme n’est redevable de sa Justice; mais parce qu’il est logique, et que, comme tout ce qui est logique, il a droit à la considération de la science.
Lorsque parut le christianisme, l’idée théologique jouissait seule de la confiance des masses. Le christianisme vperfectionna cette idée, il purifia Dieu, en lux donnant un éaractère de sainteté et de grandeur qu’il n’avait jamais eu, et en plaçant en lui le siége de la Justice, exilée de la terre, disait-on, depuis l’âge d’or.
L’humaine nature, en revanche, était, d’un consentement unanime, jugée coupable : le christianisme reporta sur elle Y’infamie qui auparavant déshonorait les dieux.
La personnalité était devenue exorbitante : il l’abima.
La société, au lieu de se perfectionner par le développement de ses forces, avait paru rétrograder : il nia la justi_— 69 —
fication par la liberté, suivant la parole du psalmiste : Non justificabitur in conspectu tuo omnis vivens.
Le crime, comme un déluge, inondait la terre : il en entreprit l’expiation.
L’humanité, enfin, s’était déifiée elle-même, dans ses dieux, ses héros, ses empereurs : il l’attacha à la croix en la personne de son Christ,
Oh! le christianisme cst sublime, sublime dans la majesté de son dogme et dans la chaîne de ses déductions. Jamais pensée plus haute, système plus vaste, ne fut conçu, organisé parmi les hommes. Moi qui n’y vois qu’une création du remords universel, je ne puis m’empêcher de saluer en lui le génie de l’humanité, qui pour le salut d’elle-même s’est imposé cette longue expiation. Et je fais ici serment que, si l’Église parvient à renverser la thèse nouvelle que je lui oppose, et contre laquelle clle ne trouvera pas d’argument dans sa tradition, parce que les ennemis qu’elle a combattus autrefois, comme ceux qui l’attaquent aujourd’hui, lui empruntant son principe, devaient être condamnés par les conséquences ; si, dis-je, l’Église remporte contre la Révolution cette victoire, j’abjure ma philosophie et je meurs dans ses bras.
Dans ce dogmatisme effrayant, irrécusable pour quiconque admet l’hypothèse de la transcendance, la morale n’existant qu’en Dieu, c’est-à-dire n’étant rien, que restait-il à faire pour gouverner la société, sinon de crécr un rituel, et, comme application du rite, une discipline?
C’est par sa discipline, non par sa morale, que le christianisme a gouverné le monde. Nous verrons en effet dans l’étude suivante que le christianisme, ne reconnaissant pas le droit personnel, est conduit à nier du même coup le droit réel : ainsi le voulait la logique, ainsi l’exige le commandement divin, le principe de religion.
XXVII
Le dernier mot du christianisme sur l’homme et sur la Justice a été prononcé, en style de bel esprit, par l’auteur des Maximes, La Rochefoucauld : ce mot est égoïsme.
Siffler l’humanité, après l’avoir flétrie, c’était encore de la piété, et c’était aussi de la logique.
La Rochefoucauld, M. Cousin nous l’a appris, ayant consulté sur son petit livre les autorités chrétiennes de son temps, en reçut les plus grands éloges. Tout Port-Royal applaudit. Rien de plus exact que cette morale des Maximes, disait-on, de plus conforme à l’esprit de l’Évangile. À la même époque, l’académicien Esprit publiait un gros livre ayant pour titre : De la pauvreté des vertus humaines. C’était la pensée de La Rochefoucauld doctrinalement justifiée par les principes de la foi. Et n’est-ce pas toujours le même esprit de dénigrement qui fait le fond des Caractères de La Bruyère et des Pensées de Pascal ; qui, sous une forme adoucie et avec l’apparence de la tendresse, avait inspiré quatre siècles auparavant l’auteur de l’Imitation ?
Partout où subsiste l’idée religieuse, la conclusion de La Rochefoucauld contre l’humanité est irréfutable.
De nos jours il est de bon goût dans un certain monde de déclamer contre les vertus humaines, lesquelles, dit-on, prennent leur principe dans l’orgueil. Sur toute la ligne ordre est donné aux membres du corps enseignant de combattre la morale pure aussi bien que la raison pure, et d’inculquer fortement à la jeunesse cette vérité : que l’homme reçoit du ciel la force de remplir ses devoirs, comme il emprunte à la foi la certitude de toutes ses connaissances. Dieu seul, dit M. Saint-Marc de Girardin, peut nous donner la vertu de persévérance. Et dans une série d’études il prouve que l’erreur capitale de Jean-Jacques Rousseau et la source de ses faiblesses fut d’avoir cru que l’homme pouvait trouver en soi la force d’aimer assez la vertu pour la pratiquer. Ce qui n’empêche pas M. Saint-Marc de Girardin de penser avec M. Cousin que La Rochefoucauld a forcé les conséquences de son principe, et de traiter son livre de désolant.
Explique qui pourra ce bavardage éclectique. Mais qu’attendre d’une société dont la sagesse consiste à confesser que l’humanité mérite mort et dérision, puis à la couvrir de bandelettes et de fleurs, d’après ce principe d’une hypocrisie quintessenciée, que si le cœur de l’homme est pervers, s’il ne se porte au bien que par l’impulsion d’une force divine, il n’est ni beau, ni charitable, ni utile de le lui dire ?
XXVI. — Le dernier mot du christianisme sur l’homme 7. — 70 —
et sur la Justice a été prononcé, en style de bel esprit, par l’auteur des Maximes, La Rochefoucauld : ce mot est égoïsme.
Siffler l’humanité après l’avoir flétrie, c’était encore de la piété, et c’était aussi de la logique.
La Rochefoucauld, M. Cousin nous l’a appris, ayant consulté sur son petit livre les autorités chrétiennes de son temps, en reçut les plus grands éloges. Tout Port-Royal applaudit. Rien de plus exact que cette morale des Maximes, disait-on, de plus conforme à l’esprit de l’Évangile. À la même époque, l’académicien Esprit publiait un gros livre ayant pour titre : De la pauvreté des vertus humaines. C’était la pensée de La Rochefoucauld doctrinalement justifiée par les principes de la foi. Et n’est-ce pas toujours le même esprit de dénigrement qui fait le fond des Caractères de La Bruyère et des Pensées de Pascal; qui, sous une forme adoucie et avec l’apparence de la tendresse, avait inspiré quatre siècles auparavant l’auteur de l’Imitation?
Partout où subsiste l’idée religieuse, la conclusion de La Rochefoucauld contre l’humanité est irréfutable.
De nos jours il est de bon goût, dans un certain monde, de déclamer contre les vertus humaines, lesquelles, diton, prennent leur principe dans l’orgueil. Sur toute la ligne, ordre est donné aux membres du corps enseignant de combattre la morale pure aussi bien que la raison pure, et d’inculquer fortement à la jeunesse cette vérité : que l’homme reçoit du ciel la force de remplir ses devoirs, comme il emprunte à la foi la certitude de ses connaissances. Dieu seul, dit M. Saint-Marc Girardin, peut nous donner la vertu de la persévérance. Et dans une séric d’études il prouve que l’erreur capitale de Jean-Jacques Rousseau et la source de ses faiblesses fut d’avoir cru que l’homme pouvait trouver en soi la force d’aimer assez la vertu pour la pratiquer. Ce qui n’empêche pas M. Saint_—U —
Marc Girardin de penser avec M. Cousin que La Rochefoucauld a forcé les conséquences de son principe, et de traiter son livre de désolant.
Explique qui pourra ce bavardage éclectique. Mais qu’atiendre d’une société dont la sagesse consiste à confesser que l’humanité mérite mort et dérision, puis à la couvrir de bandelettes et de fleurs, d’après ce principe d’une hypocrisie quintessenciée, que si le cœur de l’homme est pervers, s’il ne se porte au bien que par l’impulsion d’une force divine, il n’est ni beau, ni charitable, ni utile de le lui dire?
CHAPITRE VI.
XXVIII
Point de religion, point de morale, a dit la raison des peuples dans la période religieuse de l’histoire ; et nous venons de voir comment la religion, faisant de Dieu le sujet de la morale, aboutit à la négation de l’humanité.
Or, point d’humanité, point de morale : il ne reste que le symbolisme du culte, l’arbitraire de l’Église et l’ignominie de sa discipline. Et nous pouvons dès à présent comprendre comment la période de religion a dû être la période de l’immoralité.
Sous le paganisme, la religion se bornait à donner caution d’une morale qui n’était définie nulle part ; et faute d’une science des mœurs la société antique a succombé.
Depuis l’établissement du christianisme, la religion s’est efforcée de suppléer par l’office de pénitence cette science toujours ignorée ; et nous sommes témoins que la civilisation s’affaisse de nouveau.
En vain, pour la refaire, jurisconsultes et philosophes, savants et lettrés, mystiques et utilitaires, lui apportent le tribut de leurs veilles, en vain pour séduire les consciences par l’attrait de la rationalité, ils simplifient la théodicée ou la suppriment. Comme ils ne sortent pas du système, comme c’est toujours une Justice divine ou une Justice d’État qu’ils proposent, on ne les écoute pas : ils ennuient.
Le moment ne serait-il pas venu de changer d’hypothèse, de chercher la règle et la garantie des mœurs non plus dans une révélation transcendante, mais dans la considération de nous-mêmes, et, après l’avoir trouvée, de nous résigner à être honnêtes sans motif de religion, ne fût-ce que pour le plaisir de l’honnêteté ?
Ce qui motive ma foi à la Révolution, c’est que je la trouve logique, comme le christianisme le fut à l’heure de son institution, comme le polythéisme l’avait été 2,000 ans avant lui. La Révolution est mieux que logique, elle est vraie. Fondée sur l’expérience de l’histoire, dégagée de tout illuminisme, elle possède tous les caractères de la certitude, la réalité, l’universalité et l’observabilité.
Considérez sa marche, et la manière dont elle a fait son entrée dans le monde.
CHAPITRE VI.
Ago nouveau : la Révolution. — Immanonce et réalité de la Juslico,
XXVIL. — Point de religion, point de morale, a dit la raison des peuples dans la période religieuse de l’histoire; et nous venons de voir comment la religion, faisant de Dieu le sujet de la morale, aboutit à la négation de l’humanité.
Or, point d’humanité, point de morale : il ne reste que le symbolisme du culte, l’arbitraire de l’Église et l’ignominie de sa discipline. Et nous pouvons dès à présent comprendre comment la période de religion a dû être la période de l’immoralité.
Sous le paganisme, la religion se bornait à donner caution d’une morale qui n’était définie nulle part; et faute d’une science des mœurs, la société antique a succombé.
Depuis l’établissement du christianisme, la religion s’est efforcée de suppléer par l’Office de pénitence cette science toujours ignorée; et nous sommes témoins que la civilisation s’affaisse de nouveau. — 7 —
En vain, pour la refaire, jurisconsultes et philosophes, savants et lettrés, mystiques et utilitaires, lui apportent le tribut de leurs veilles; en vain, pour séduire les consciences par l’attrait de la rationalité, ils simplifient la théodicée ou la suppriment. Comme ils ne sortent pas du système, comme c’est toujours une Justice divine ou une Justice d’État qu’ils proposent, on ne les écoute pas : ils ennuient.
Le moment ne serait-il pas veriu de changer d’hypothèse, de chercher la règle et la garantie des mœurs non plus dans une révélation transcendante, mais dans la considération de nous-mêmes, et, après l’avoir trouvée, de nous résigner à être honnêtes sans motif de religion, ne fût-ce que pour le plaisir de l’honnéteté?
Ce qui motive ma foi à la Révolution, c’est que je la trouve logique, comme le christianisme le fut à l’heure de son institution, comme le polythéisme l’avait été 2,000 ans avant lui. La Révolution est mieux que logique, elle est vraie. Fondée sur l’expérience de l’histoire, dégagée de tout illuminisme, elle possède tous les caractères de la certitude, la réalité, l’universalité et l’observabilité.
Considérez sa marche, ct la manière dont elle a fait son entrée dans le monde.
XXIX
Après un traitement de dix-huit siècles, le christianisme avait laissé la société dans un état aussi déplorable que celui où il l’avait prise ; on peut même dire que la situation s’était aggravée de tout ce que l’impuissance religieuse prêtait de ténacité au désordre. Ce que le Christ n’a pu faire, quel homme oserait l’entreprendre ?
Si Pergama dextrâ
Defendi possent, etiam hâc defensa fuissent.
Il faut que la conscience humaine soit robuste, vous l’avouerez, pour résister à une si longue déception. Dix-huit siècles, après les vingt du polythéisme gréco-latin, et les cinquante ou soixante des Égyptiens et des Mages !…
Ce n’est pas l’humanité qui a manqué à la foi, se dit la Révolution ; c’est la foi qui a manqué à l’humanité. Cessons d’attribuer plus longtemps à une cause interne l’immoralité qui nous tue : cette cause est autre que nous, elle est accidentelle et externe. Cessons pareillement d’attendre d’une sagesse surhumaine la lumière que notre gouverne réclame : l’homme et la société ne sont pas plus difficiles à pénétrer que la nature.
Et la voilà qui d’emblée met le vice et le crime sur le compte de l’ignorance, de la superstition, de la misère, de la mauvaise économie, des mauvais gouvernements, et qui appelle de la révélation à la Raison.
« Considérant, dit la déclaration du 3 septembre 1791, que l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements, etc. »
Les déclarations du 24 juin 1793 et de 1848 répètent la même chose. Celles de juillet-août 1789, 15 et 16 février 1793, 5 fructidor an III (26 août 1795) renferment implicitement les mêmes idées. Quant aux constitutions du consulat et de l’empire, quant à la charte de 1814 et à celle de 1830, si elles ne les ont pas reproduites, c’est qu’il ne pouvait leur convenir de faire la critique des gouvernements.
Pour moi, j’avoue que cette façon de procéder me semble décisive autant que rationnelle. A priori, ainsi qu’il résulte de la notion de l’être et de ses modes, il implique contradiction que l’homme et la société ne possèdent pas en eux-mêmes la loi de leurs mœurs (Déf. Ier) ; — à posteriori, l’hypothèse qui attribue au sujet humain la corruption de lui-même, et qui règne, suivant le calcul des Égyptiens et des Orientaux, depuis plus de 8,000 ans, n’a engendré que corruption et hypocrisie. Donc, conclusum est adversus theologos, il faut changer de système.
La source du mal reportée du dedans au dehors, reste à trouver le remède. À qui s’adresse la Révolution ?
Le clergé accusait les révolutionnaires d’athéisme. C’était soulever une question dangereuse, insoluble, et qui faisait perdre de vue la véritable. Comment une assemblée de législateurs formés à l’école de la science et de la philosophie expérimentale eût-elle pu s’engager dans une discussion théologique, dire s’il y avait ou s’il n’y avait pas un Être suprême, quel était cet Être, et quels rapports l’humanité soutenait avec lui ?… La Révolution écarta donc l’idée théologique, mais sans la nier ni l’admettre, et sauf à y revenir ultérieurement, s’il y avait lieu, et sous bénéfice d’inventaire.
C’est ce qui résulte de l’ensemble des déclarations. Celles des 3 septembre 91, 24 juin 93 et 22 août 95 se placent sous l’invocation de l’Être suprême ; mais celles de juillet-août 89, 13 décembre 99, n’en disent mot. Quant aux constitutions de l’empire, de 1814 et 1830, elles se bornent, en salariant le culte, à appliquer le principe de la liberté religieuse, sans faire la moindre mention de la divinité.
Cela même, direz-vous, est de l’athéisme. — Entendons-nous. La Révolution, en écartant avec le péché originel l’hypothèse de Dieu, ne la nie pas en elle-même : interprète du droit social et de la raison scientifique, elle ne se croit pas qualité suffisante pour nier ou affirmer ce qui dépasse la raison et l’expérience. Restant dans la sphère des manifestations humaines, elle se borne à dire que l’idée de Dieu est étrangère à la morale humaine, qu’elle est même nuisible à la morale ; non que Dieu soit mauvais en soi, qu’y a-t-il de mauvais en soi ? mais parce que son intervention dans les affaires de l’humanité n’y produit que du mal, par les conséquences, les abus, les superstitions et le relâchement qu’elle entraîne.
La Révolution était trop sage pour toucher à des idées de cette espèce. Elle savait qu’avant elle tous les fondateurs et réformateurs de sociétés s’étaient attachés, dans l’intérêt de la morale, à épurer l’idée divine. Tel est le Dieu, disait-on, telle sera la société. N’est-ce pas ce que font encore aujourd’hui les religionnaires dissidents, qui, jugeant le Dieu Christ au-dessous de l’époque actuelle, poursuivent une détermination théologique plus en rapport avec la susceptibilité de leur raison et l’étendue de leurs lumières ? La Révolution avait observé au contraire que la qualité ou perfection du sujet divin est chose à peu près insignifiante ; qu’il peut être indifféremment ange, homme, étoile ou phallus, pourvu qu’il obtienne le respect ; que c’est par le respect ou la religion qu’il inspire qu’il exerce son action sur la morale ; et c’est contre la religion en tant qu’élément de moralité que la Révolution se prononçait.
En résumé, la Révolution a positivement entendu affranchir la morale de tout mélange mystique : par là elle s’est radicalement séparée, non-seulement du christianisme, mais de toute religion, passée, présente et à venir. Il faut que la rage de théologiser soit grande, pour que des zélateurs de cette Révolution aient pu y découvrir qu’elle émanait en droite ligne du dogme chrétien !
XXVIIT. — Après un traitement de dix-huit siècles, le Christianisme avait laissé la société dans un état aussi déplorable que celui où il l’avait prise; on peut même dire que la situation s’était aggravée de tout ce que l’impuissance religieuse prêtait de ténacité au désordre. Ce que le Christ n’a pu faire, quel homme oscrait l’entreprendre?
Si Pergama dextrâ Defendi possent, etiam hâc defensa fuissent,
11 faut que la conscience humaine soit robuste, vous l’avouerez, pour résister à une si longue déception. Dix-huit siècles, après les vingt du polythéisme gréco-latin, et — T5 —
les cinquante ou soixante des Égyptiens et des Mages!
« Ce n’est pas l’humanité qui a manqué à la foi, se dit la Révolution; c’est la foi qui a manqué à l’humanité. Cessons d’attribuer plus longtemps à une cause interne l’immoralité qui nous tue : cette cause est autre que nous, elle est accidentelle et externe. Cessons pareillement d’attendre d’une sagesse surhumaine la lumière que notre gouverne réclame : l’homme et la société ne sont pas plus difliciles à pénétrer que la nature. »
Et la voilà qui d’emblée met le vice et le crime sur le compte de l’ignorance, de la superstition, de la misère, de la mauvaise économie, des mauvais gouvernements, ct qui appelle de la révélation à la raison.
“ Considérant, dit la déclaration du 8 septembre 1791, que l’ignorance, l’oubli ou le mépris des Drotrs de l’homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements, etc. ”
Les déclarations du 24 juin 4793 et de 1848 répètent la même chose. Celles de juillet-août 1789, 45 et 16 février 4795, 8 fructidor an IIN (25 août 4795) renferment implicitement les mêmes idées. Quant aux constitutions du consulat et de l’empire, de 1844 et de 1850, si elles ne les ont pas reproduites, c’est qu’il ne pouvait leur convenir de faire la critique des gouvernements.
Pour moi, j’avoue que cette façon de procéder me semble décisive autant que rationnelle. À priori, ainsi qu’il résulte de la notion de l’être et de ses modes, il implique contradiction que l’hommeetla société ne possèdent pas en eux-mêmes la loi de leurs mœurs; — à posteriori, l’hypothèse qui attribue au sujet humain la corruption de lui-même, et qui règne, suivant le calcul des Egyptiens et des Orientaux, depuis plus de 8,000 ans, n’a engendré que corruption et hypocrisie. Donc, conclusum est adversùs theologos, il faut changer de système.
La source du mal reportée du dedans au dehors, reste TU —
à trouver le remède. A qui s’adresse la Révolution?
Le clergé accusait les révolutionnaires d’athéisme. C’était soulever une question dangereuse, insoluble et qui faisait perdre de vue la véritable. Comment une assemblée de législateurs formés à l’école de la science et de la philosophie expérimentale eût-elle pu s’engager dans une discussion de théologie, dire s’il y avait ou s’il n’y avait pas un Étre suprême, quel était cet Etre, et quels rapports l’humanité soutenait avec lui? La Révolution écarta donc l’idée théologique, sans la nier ni l’admettre, et sauf à la rétablir ultérieurement, s’il y avait lieu, et sous bénéfice d’inventraire.
C’est ce qui résulte de l’ensemble des déclarations. Celles des 3 septembre 94, 24 juin 93 et 22 août 95 se placent sous l’invocation de l’Étre suprême ; mais celles de juilletaoût 89, 13 décembre 99, n’en disent mot. Quant aux constitutions de 4804, de 1814, 1815 et 4830, elles se bornent, en salariant le culte, à appliquer le principe de la liberté religieuse, sans faire la moindre mention de la divinité.
Cela même, direz-vous, est de l’athéisme. — Entendonsnous. La Révolution, en écartant avec le péché originel l’hypothèse de Dieu, ne la nie pas elle-même : interprète du droit social et de la raison scientifique, elle ne se croit pas qualité suffisante pour nier ou affirmer ce qui dépasse la raison et l’expérience. Restant dans la sphère des manifestations humaines, elle se borne à dire que l’idée de Dicu est étrangère à la morale humaine, qu’elle est même nuisible à la morale; non que Dieu soit mauvais en soi, qu’y a-t-il de mauvais en soi? mais parce que son intervention dans les affaires de l’humanité n’y produit que du mal, par les conséquences, les abus, les superstitions ct le relâchement qu’elle entraîne.
La Révolution était trop sage pour toucher à des idées de cette espèce. Elle savait qu’avant elle tous les fonda— 78 —
teurs et réformateurs de sociétés s’étaient attachés, dans l’intérêt de la morale, à épurer l’idée divine. Tel est le Dieu, disait-on, telle sera la société. N’est-ce pas ce que font encore aujourd’hui les religionnaires dissidents, qui, jugeant le Dieu Christ au-dessous de l’époque actuelle, poursuivent une détermination théologique plus en rapport avec la susceptibilité de leur raison et l’étendue de leurs lumières? La Révolution avait observé au contraire que la qualité ou perfection du sujet divin est chose à peu près insignifiante; qu’il peut être indifféremment ange, homme, étoile, ou phallus, pourvu qu’il obtienne le respect; que c’est par le respect ou la religion qu’il exerce son action sur la morale; et c’est contre la religion en tant qu’élément de moralité que la Révolution se prononçait. En résumé, la Révolution a positivement entendu affranchir la morale de tout mélange mystique; par là elle s’est radicalement séparée, non-seulement du christianisme, mais de toute religion, passée, présente et à venir. Il faut que la rage de théologiser soit grande, pour que des zélateurs de cette Révolution aient pu y découvrir qu’elle émanait en droite ligne du dogme chrétien !
XXX
L’homme reste donc : à lui de nous fournir le sujet de la Justice, principe, règle et sanction de ses mœurs.
Placé en face de la nature, l’homme, par sa supériorité morale et le déploiement de ses facultés, engendre de lui-même son droit sur les choses ;
Par son activité, il crée son droit à l’exploitation de la terre, dont il fait son domaine, et par le travail son droit à l’appropriation ;
Par sa raison, il crée son droit à la science et à la manifestation de sa pensée ;
Par les affections de son cœur, il crée son droit à la famille et aux affections qui en découlent.
Mais, placé en face de l’homme, quel sera le droit de l’homme ? que peut-il être ? Ce ne sera pas une action, comme celle que l’homme exerce sur les choses et sur les animaux eux-mêmes : une telle action produirait aussitôt le conflit, constaterait le néant du droit.
Le droit de l’homme vis-à-vis de l’homme ne peut être que le droit au respect.
Mais qui déterminera, dans le cœur, ce respect ?
La crainte de Dieu, répond le législateur antique.
L’intérêt de la société, répondent les novateurs modernes, athées ou non athées.
C’est toujours placer la cause du respect, partant le principe du droit et de la Justice, hors de l’homme, et conséquemment nier ce principe même, en détruire la condition sine quâ non, l’innéité, l’immanence. Une Justice qui se réduit pour l’homme à l’obéissance sort de la vérité : c’est une fiction.
Que reste-t-il donc, puisque nous ne pouvons nous passer de Justice, puisque cette Justice doit être en nous quelque chose d’immanent et de réel, et que, d’après les manifestations de la conscience universelle et les axiomes de la science (ax. 2, 3, 6), il ne se peut que la Justice ne soit quelque chose ?
Il reste que la Justice soit la première et la plus essentielle de nos facultés ; une faculté souveraine, pour cela même la plus difficile à connaître ; la faculté de sentir et d’affirmer notre dignité, par conséquent de la vouloir et de la défendre, aussi bien en la personne d’autrui qu’en notre propre personne.
Il reste, dis-je, que l’homme soit constitué de telle façon que, nonobstant les passions qui l’agitent et dont sa destinée est de se rendre maître, nonobstant les motifs de sympathie, d’intérêt commun, d’amour, de rivalité, de haine, de vengeance même, qu’il peut avoir vis-à-vis de tel ou tel individu, il éprouve en sa présence, qu’il le veuille ou ne le veuille pas, un certain respect que son orgueil même ne saurait vaincre.
Sentir et affirmer notre dignité, d’abord dans tout ce qui nous est propre, puis dans la personne du prochain, et cela sans retour d’égoïsme comme sans considération aucune de divinité ou de communauté : voilà le droit.
Être prêt en toute circonstance à prendre avec énergie, et au besoin contre soi-même, la défense de cette dignité : voilà la justice.
XXIX. — L’homme reste donc : à lui de nous fournir le sujet de la Justice, son principe, sa règle et sa sanction.
Placé en face de la nature, l’homme, par sa supériorité morale et le déploiement de ses facultés, engendre de luimême son droit sur les choses;
Par son activité, il crée son droit à l’exploitation de la terre, dont il fait son domaine, et par le travail son droit à l’appropriation ;
Par sa raison, il crée son droit à la science et à la manifestation de sa pensée;
Par les affections de son cœur, il crée son droit à la famille et aux affections qui en découlent.
Mais, placé en face de l’homme, quel sera le droit de =- 76 —
l’homme? Que peut-il être? Ce ne sera pas une action, comme celle que l’homme exerce sur les choses et sur les animaux eux-mêmes : une telle action produirait aussitôt le conflit, constaterait le néant du droit.
Le droit de l’homme vis-à-vis de l’homme ne peut être que le droit au respect.
Mais qui déterminera, dans le cœur, ce respect?
La crainte de Dieu, répond le législateur antique.
L’intérêt de la société, répondent les novateurs modernes, athéès ou non athées.
C’est toujours placer la cause du respect, partant le principe du droit et de la Justice, hors de l’homme, et conséquemment nier ce principe même, en détruire la condition sine qu non, l’innéité, l’immanence. Une Justice qui se réduit pour l’homme à l’obéissance ou à l’utilité sort de la vérité : c’est une fiction.
Que reste-t-il donc, puisque nous ne pouvons nous passer de Justice, puisque cette Justice doit être en nous quelque chose d’immanent et de réel, et que, d’après les manifestations de la conscience universelle et les axiomes de la science (ax. 2, 3, 6), il ne se peut que la Justice ne soit quelque chose ?
Il reste que la Justice soit la première et la plus essentielle de nos facultés; une faculté souveraine, pour cela même la plus lente à se former et la plus difficile à connaître; la faculté de sentir et d’affirmer notre dignité, par conséquent de la vouloir et de la défendre, aussi bien en la personne d’autrui qu’en notre propre personne.
Il reste, dis-je, que l’homme soit constitué de telle façon que, nonobstant les passions qui l’agitent et dont sa destinée est de se rendre maître, nonobstant les motifs de sympathie, d’intérêt commun, d’amour, de rivalité, de haine, de vengeance même, qu’il peut avoir vis-à-vis de tel ou tel individu, il éprouve en sa présence, qu’il le veuille ou ne le veuille pas, une certaine reconnaissance _71—
de sa propre humanité, et conséquemment un certain respect que son orgueil même ne saurait vaincre.
Sentir et affirmer la dignité humaine, d’abord dans tout ce qui nous est propre, puis dans la personne du prochain, et cela sans retour d’égoïsme comme sans considération aucune de divinité ou de communauté : voilà le droit.
Être prêt en toute circonstance à prendre avec énergie, et au besoin contre soi-même, la défense de cette dignité : voilà la JUSTICE.
Cela revient à dire que par la Justice chacun de nous se sent à la fois comme personne et collectivité, individu et famille, citoyen et peuple, homme et humanité. Sentiment facile à constater, d’abord par la réprobation que soulève en nous la vue de toute injure faite par un homme à un autre homme; puis par le remords que nous ressentons des injures dont nous sommes nous-mêmes les auteurs; enfin par la honte que nous éprouvons en présence d’un coupable, comme si ce coupable était nous-même.
XXXI
Sentir son être dans les autres, au point de sacrifier à ce sentiment tout autre intérêt, d’exiger pour autrui le même respect que pour soi-même, et de s’irriter contre l’indigne qui souffre qu’on lui manque, comme si le soin de sa dignité ne le regardait pas seul, une telle faculté semble au premier abord étrange.
En y réfléchissant, nous trouverons que les choses doivent se passer ainsi, que s’il en était autrement nous ne serions plus des natures morales, je prends ici la morale au point de vue de l’individualisme ; nous mentirions à notre dignité, ce qui est contradictoire.
C’est une loi de la création et de la raison que les êtres se distinguent les uns des autres par leurs différences, et réciproquement que l’identité d’attributs implique identité d’essence ; en sorte que, l’essence paraissant surtout dans la généralité, se conservant par la généralité, se définissant d’autant mieux que la généralité est plus nombreuse, les individus que séparent leurs différences se confondent, par l’essence qui leur est commune, en une existence unique.
Or tout homme tend à déterminer et à faire prévaloir son essence, qui est sa dignité (Déf. 5).
Il en résulte que l’essence étant identique et une pour tous les hommes, chacun de nous se sent tout à la fois comme personne et comme collectivité ; que l’injure commise est ressentie par l’offenseur comme par l’offensé, et par la collectivité tout entière ; qu’en conséquence, la protestation est commune : ce qui est précisément la Justice.
Pour me servir du langage théologique, qui consiste à mettre des réalités transcendantes là où la science se borne à mettre des concepts, quand la Justice fait entendre dans notre âme sa voix impérieuse, c’est le verbe, Logos, âme commune de l’humanité, dont chacun de nous est une incarnation et un organe, qui nous appelle et nous somme de le défendre.
L’analyse psychologique nous apporte donc ici son témoignage. Elle démontre, à priori, que la Justice, ou la faculté de sentir notre dignité dans les autres comme en nous-mêmes, par suite la volonté de la défendre, est en nous chose essentielle ; reste à l’expérience à prouver à son tour que c’est chose réelle.
J’essaierai plus tard d’établir directement la réalité de notre faculté juridique : qu’il me suffise quant à présent de rappeler les faits principaux qui rendent cette hypothèse plausible.
XXX. — Sentir son être dans les autres, au point de sacrifier à ce sentiment tout autre intérêt, d’exiger pour autrui le même respect que pour soi-même, et de s’irriter contre l’indigne qui souffre qu’on lui manque, comme si le soin de sa dignité ne le regardait pas seul, une telle faculté semble au premier abord étrange,
En y réfléchissant, nous trouverons que les choses doivent se passer ainsi, que s’il en était autrement nous ne serions plus des natures morales, je prends ici la morale au point de vue même de l’individualisme ; nous mentirions à notre dignité, ce qui est contradictoire.
C’est une loi de la création et de la raison que les êtres se caractérisent par leurs différences, et réciproquement que l’identité d’attributs suppose identité d’essence; en sorte que, l’essence paraissant surtout dans la généralité,
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se conservant par la généralité, se définissant d’autant mieux que la généralité embrasse un plus grand nombre de cas particuliers, les individus que séparent leurs différences veuvent se considérer comme des copies les uns des autres, se rapportant, par l’essence qui leur est commune, à une existence unique.
Or tout homme tend à déterminer et à faire prévaloir son essence, qui est sa dignité même (Déf. 5).
Il en résulte que l’essence étant identique et une pour tous les hommes, chacun de nous se sent tout à la fois comme personne et comme espèce; que l’injure commise est ressentie par les tiers et par l’offenseur lui-même comme par l’offensé; qu’en conséquence, la protestation est commune, ce qui est précisément la Justice.
Pour me servir du langage théologique, qui consiste à mettre des réalités surnaturelles là où la science se borne à mettre des abstractions, quand la Justice fait entendre dans notre âme sa voix impérieuse, c’est le vERBE, Logos, âme commune de l’humanité, incarné en chacun de nous, qui nous appelle et nous somme de le défendre.
L’analyse pyschologique et métaphysique nous apporte done ici son témoignage. Elle démontre à priori que la Justice, ou la faculté de sentir notre dignité dans les autres comme en nous-mêmes, par suite la volonté de la défendre, esten nous chose essentielle : reste à l’expérience à prouver à son tour que c’est chose réelle.
Nous essaierons, dans une autre étude, d’établir directement la réalité de notre faculté juridique : qu’il nous suflise quant à présent de rappeler les faits principaux qui la rendent déjà plausible.
XXXII
1. C’est un fait que malgré toutes les iniquités qui la déshonorent la société ne subsiste que par la Justice, que la civilisation ne marche qu’appuyée sur elle, et qu’elle est le principe de tout le bien-être dont jouit notre espèce.
Il y a donc dans l’humanité un principe, une force qui la soutient, qui lui communique la vie. Ce principe, quel qu’il soit, n’est pas un néant (ax. 3).
2. Ce principe ne vient pas, par une sorte d’infusion, d’une essence supérieure à l’humanité, comme le disent les mythes religieux ; il ne peut pas en venir. D’un côté en effet la religion tend à l’avilissement de la dignité humaine, base et objet de la Justice ; elle ne subsiste qu’en raison de cet avilissement. D’autre part le mouvement religieux est inverse du mouvement juridique ; tandis que la foi s’affaiblit graduellement et perd de son influence, l’intelligence du droit et sa pratique se développent, s’emparent de toutes les positions. De quelque manière que nous les envisagions, la religion et la Justice nous apparaissent contradictoires : le rapport qui les unit, et que nous aurons à déterminer, ne saurait être un rapport de causalité.
3. La Justice ne vient pas davantage de l’être collectif humanitaire, du vrai Grand Être, comme le nomme M. Auguste Comte. Elle n’est pas la sympathie, ni la sociabilité, ni le penchant à l’assistance.
D’abord, il en serait de ce naturalisme comme de l’hypothèse transcendantale elle-même : pour la gloire du Grand Être il ravalerait l’individu, il tuerait en lui le sens moral et anéantirait la Justice.
Puis, c’est un fait non moins bien attesté par l’histoire que celui que nous venons de relater à propos de la religion, que le mouvement de la Justice parmi les nations est parallèle à celui de la liberté et inverse du communisme, du gouvernementalisme et de toutes les formules qui tendent à absorber l’initiative personnelle dans la société ou l’État.
Enfin, il est manifeste que la Justice ne peut être rapportée à la sympathie ou sociabilité, sentiment de pur instinct, qu’il est utile et louable de cultiver, mais qui par lui-même loin d’engendrer le respect de la dignité dans l’ennemi, que commande la Justice, l’exclurait énergiquement.
Parmi les espèces animales qui peuplent le globe, il en est plusieurs qui se distinguent par leur sociabilité. L’homme fait-il partie de ces espèces ? Oui et non. On peut le définir tout aussi bien un animal de combat qu’un animal sociable. Ce qui est sûr, au moins, c’est qu’il répugne à l’association telle que la sentent et la pratiquent les bêtes, et qui est le pur communisme. L’homme, être libre par excellence, n’accepte la société qu’à la condition de s’y retrouver libre : condition qui ne peut être obtenue qu’à l’aide d’un sentiment particulier, différent de la sociabilité et supérieur à elle : ce sentiment est la Justice.
Quant à l’assistance, dont le devoir, antérieur à tout droit, constituerait selon M. Oudot la Justice, c’est une vertu de conseil, non de précepte, comme parlent les casuistes ; fort bonne en elle-même, comme la charité dont elle relève, mais tellement étrangère à la Justice, que l’objet de celle-ci est de l’annuler, en la rendant inutile.
La Justice, ne nous lassons pas de le rappeler, est le sentiment de notre dignité en autrui. Or, c’est le propre de notre dignité de nous passer de l’assistance des autres ; conséquemment, de désirer que le prochain se passe de la nôtre, qui plus est de vouloir qu’il s’en abstienne. Le christianisme, qui a conçu l’amour par charité, debitum conjugale, ne pouvait pas manquer de faire aussi de la Justice une dépendance de la charité. En cela il était fidèle à son principe et à son rôle. Mais qui se serait attendu à voir cette théorie, dont notre fierté se révolte, ramassée par des philosophes sortis de la Révolution, et qui se présentent comme ses interprètes ? Et n’est-ce pas chose étrange que les mêmes écrivains qui, pour rendre la Justice plus sacrée à nos yeux, commencent par la rapporter au Ciel, la faisant supérieure à l’homme, la rabaissent ensuite au-dessous de l’homme, en la déduisant des affections de la pure animalité ?
4. Puisque la critique nous a conduits à parler de l’animalité, comparons ce qui se passe dans le cœur de l’homme, lorsqu’il se trouve en relation avec ses semblables, avec ce qu’il éprouve dans ses rapports avec les animaux.
L’homme fait la chasse aux bêtes : c’est une de ses prérogatives. À ces êtres d’ordre inférieur, il tend des pièges ; il use à leur égard de violence et de perfidie ; il les traite en despote, selon son bon plaisir ; il les dépouille, les exploite, les vend, les mange : tout cela sans crime ni remords ; sa conscience n’en murmure point, ni son cœur ni son esprit n’en souffrent ; pour lui, il n’y a pas d’injustice. Et la raison, s’il vous plaît ? La raison est qu’il ne reconnaît pas de dignité aux animaux, ou, pour parler rigoureusement, qu’il ne sent pas sa dignité, si j’ose ainsi dire, dans leur personne.
Il y a pourtant entre l’homme et la bête une certaine sympathie, fondée sur le sentiment confus de la vie universelle, à laquelle tous les êtres vivants participent. De tout temps cette sympathie a fait l’objet des spéculations théologiques et philosophiques ; de tout temps, quelques rêveurs ont cherché à en déduire une je ne sais quelle parenté entre l’homme et le règne animal. On connaît la discipline de Pythagore et des Brahmines, fondée sur le dogme de la métempsycose. Maintenant que la notion du droit et du devoir entre nous autres humains s’est obscurcie, quelques moralistes ont jugé à propos de nous parler de nos devoirs envers les animaux, et je trouve dans la Revue de Paris, 15 juin 1856, un article où le retour de la grande alliance, de l’antique alliance, de la charité universelle, est annoncé comme un des caractères de l’ère nouvelle.
J’en demande pardon à la loi Grammont, ainsi qu’à l’hospitalité orientale pour les chevaux et les ânes : mais je ne puis voir en tout cela qu’un verbiage panthéistique, un des signes les plus déplorables de notre décadence morale et intellectuelle. L’antique alliance, conservée à Singapour, parmi les Arabes et les Turcs, n’est autre chose que l’état primitif et bestial de l’humanité. À mesure que l’homme s’élève, il s’éloigne des bêtes ; et s’il perd ses inclinations de chasseur et de bourreau, en revanche il prend vis-à-vis d’elles les habitudes de l’exploiteur le plus endurci.
Que signifie, je vous le demande, le retour à l’antique alliance, aux sentiments pythagoriques, avec cette immense consommation de laines, de cuirs, de cornes, de bleu de Prusse, de beurre, de fromages, de viande fraîche ou salée ? Notre philozoïe se réduira toujours à la pratique anglaise : Bien nourrir les animaux, les bien soigner, les bien croiser, afin d’en obtenir plus de lait, de graisse, de poil, de viande, et moins d’os, c’est-à-dire afin de les manger. Et de quelque douceur que nous usions à leur égard, ce n’est point, sachons-le bien, par considération de leurs personnes, c’est par souci de notre délicatesse.
C’est tout autre chose vis-à-vis de l’homme, blanc, jaune, rouge ou noir. Pour peu que je prenne avec lui les façons que je me permets avec les brutes, je l’offense, et, ce qui est plus extraordinaire, je m’offense moi-même en l’offensant.
Si je tiens à mon prochain un discours faux je manque à sa dignité, je le trompe ; de plus je manque à la mienne, je mens. Double méfait : par la nature de la Justice, le crime est toujours double.
Si je le fais esclave, que je lui prenne sa femme, son enfant, son bien, si je le tue, je suis tyran, voleur, assassin, adultère. Je sens que je me suis mis au-dessous de l’humanité qui est en lui et en moi, ce qui veut dire que je me reconnais digne de mort.
Que signifie tout cela, si ce n’est qu’entre l’homme et l’homme, outre le sentiment de bienveillance et de fraternité il en est un autre de considération et de respect, qui sort du cercle ordinaire de la sympathie naturelle à tous les êtres vivants, et ne se trouve plus entre l’homme et les animaux ; en autres termes, qu’entre l’homme et la bête, s’il y a lieu quelquefois à affection, il n’existe rien de ce que nous appelons Justice, et que c’est là un des traits qui distinguent tranchément notre espèce, comme la parole, la poésie, la dialectique, l’art ?
XXXI. — 4. C’est un fait que, malgré les iniquités qui la déshonorent, la société subsiste par la Justice; que la civilisation se développe avec son seul appui, et qu’elle est le principe de tout le bien-être dont jouit notre espèce. — 79 —
Il y a donc dans l’humanité un principe, une force qui la soutient, qui lui communique la vie. Ce principe, quel qu’il soit, n’est pas un néant (ax. 3).
2. Ce principe ne vient pas, par une infusion supplémentaire, d’une essence supérieure à l’humanité, comme le disent les mythes religieux; il ne peut pas en venir. D’un côté, la religion est la négation de la dignité humaine, base et objet de la Justice; elle est instituée pour réparer en nous le défaut de Justice, elle ne nous la donne pas. D’autre part, le mouvement religieux est inverse du mouvement juridique : tandis que la foi s’affaiblit graduellement et perd de son influence, l’intelligence du droit et sa pratique se développent, s’emparent de toutes les positions. De quelque manière que nous les envisagions, la religion et la Justice nous apparaissent opposées : le rapport qui les unit, et que nous aurons à déterminer, ne saurait être un rapport de causalité.
3. La Justice ne nous vient pas davantage de la société : comment le genre posséderait-il une qualité qui ne serait pas dans l’individu? — Elle n’est pas la sympathie, ni la sociabilité, ni la bonté, ni le penchant à l’assistance.
D’abord, il en serait de ce socialisme comme de la religion : pour la gloire de l’Humanité, il ravalerait lhommc, tucrait en lui le sens moral et anéantirait la Justice.
Puis, il est un fait non moins bien attesté par l’histoire que celui que nous venons de relater à propos de la religion, c’est que le progrès de la Justice est proportionnel à celui de la liberté, inverse du communisme comme de la religion et de toute formule tendant à absorber la personnalité dans la société ou l’état.
Enfin, il est manifeste que la Justice ne peut être rapportée à la sympathie ou sociabilité, sentiment de pur instinct, qu’il est utile et louable de cultiver, mais qui par lui-même loin d’engendrer le respect de la dignité dans — 80 —
l’ennemi, qui commande la Justice, l’exclut énergiquement. Parmi les espèces animales qui peuplent le globe, il en est plusieurs qui se distinguent par leur sociabilité. L’homme fait-il partie de ces espèces? Oui et non. On peut le définir tout aussi bien un animal de combat qu’un animal sociable. Ce qui est sûr, au moins, c’est qu’il répugne à l’association telle que la sentent et la pratiquent les bêtes, et qui est le pur communisme. L’homme, être libre par excellence, n’accepte la société qu’à la condition de s’y retrouver libre : condition qui ne peut être obtenue qu’à l’aide d’un sentiment particulier, différent de la sociabilité et supérieur à elle : ce sentiment est la Justice.
Quant à l’assistance, dont le devoir, antérieur à tout droit, constituerait, selon M. Oudot, la Justice, c’est une vertu de conseil, non de PRÉCEPTE, comme parlent les casuistes; fort bonne en elle-même, comme la charité dont elle relève, mais tellement étrangère à la Justice, que l’objet de celle-ci est de l’annuler en la rendant inutile. La Justice, ne nous lassons pas de le rappeler, est le sentiment de la dignité humaine. Or, comme c’est le propre de notre dignité de nous passer de l’assistance des autres, de même nous voulons que le prochain se passe de la nôtre, qui plus est qu’il s’en abstienne. Le christianisme, qui a conçu l’amour par charité, debitum conjugale, ne pouvait pas manquer de faire aussi de la Justice une dépendance de la charité. En cela il était fidèle à son principe et à son rôle. Mais qui se serait attendu à voir cette théorie, dont notre fierté se révolte, recueillie par des philosophes sortis de la Révolution, et qui se présentent comme ses interprètes? Et n’est-ce pas chose étrange que les mêmes écrivains qui, pour rendre la Justice plus sacrée à nos yeux, commencent par la rapporter au Ciel, la faisant supérieure à l’homme, la rabaissent ensuite au-dessous de l’homme, en la déduisant des affections obscures et purement charuelles de l’animalité? _— 81 —
4. Puisque la critique nous a conduits à parler de l’animal, comparons ce qui se passe dans le cœur de l’homme, lorsqu’il se trouve en relation avec ses semblables, avec ce qu’il éprouve dans ses rapports avec les animaux.
L’homme fait la chasse aux bêtes : c’est une de ses prérogatives. A ces êtres d’ordre inférieur, il tend des piéges; il use à leur égard de violence et de perfdie; il les traite en despote, selon son bon plaisir; il les dépouille, les exploite, les vend, les mange; tout cela sans crime ni remords. Sa conscience n’en murmure point, ni son cœur ni son esprit n’en souffrent; pour lui, il n’y a pas d’injustice, Et la raison, s’il vous plaît? La raison est qu’il ne reconnaît pas de dignité aux animaux, ou, pour parler rigoureusement, qu’il ne sent pas sa dignité, si j’ose ainsi dire, dans leur personne.
Il y a pourtant entre l’homme et la bête une certaine sympathie, fondée sur le sentiment confus de la vie universelle, à laquelle tous les êtres vivants participent. De tout temps cetle sympathie a fait l’objet des spéculations théologiques et philosophiques; de tout temps, quelques rêveurs ont cherché à en déduire une je no sais quelle parenté entre l’homme et le règne animal, On connaît la discipline de Pythagore et des Brahmines, fondéesur le dogme de la métempsycose. Maintenant que la notion du droit entre nous autres humains s’est obscurcie, quelques moralistes ont jugé à propos de nous parler de nos devoirs envers les animaux, et je trouve dans la Revue de Paris, 45 juin 4856, un article où le retour de la grande alliance, de l’antique alliance, de la charité universelle, est annoncé comme un des caractères de l’ère nouvelle.
J’en demande pardon à la loi Grammont, ainsi qu’à l’hospitalité orientale pour les chevaux et les ânes : mais je ne puis voir en tout cela qu’un verbiage panthéistique, un des signes les plus déplorables de notre décadence mo-
8. — 8 —
rale et intellectuelle. L’antique alliance, conservée à Singapore, parmi les Arabes ct les Turcs, n’est autre chose que l’état primitif et bestial de l’humanité. À mesure que l’homme s’élève, il s’éloigne des bêtes; et s’il perd ses inclinations de chasseur et de bourreau, en revanche il prend vis-à-vis d’ellesles habitudes de l’exploiteurle plus endurci.
Que signifie, je vous le demande, le retour à l’antique alliance, aux sentiments pythagoriques, avec cette immense consommation de laines, de cuirs, de cornes, de bleu de Prusse, de beurre, de fromages, de viande fraîche ou salée? Notre philozoïe se réduira toujours à la pratique anglaise : Bien nourrir les animaux, les bien soigner, les bien croiser, afin d’en obtenir plus de lait, de graisse, de poil, de viande, et moins d’os, c’est-à-dire afin de les manger. Et de quelque douceur que nous usions à leur égard, ce n’est point, sachons-le bien, par considérationdeleursversonnes c’est par souci de notre délicatesse.
C’esttout autre chose vis-à-vis de l’homme, blanc, jaune, rouge ou noir. Pour peu que je prenne avec lui les façons que je me permets avec les brutes, je l’offense, et, ce qui est plus extraordinaire, je m’offense moi-même en l’offensant.
Si je tiens à mon prochain un discours faux, je manque à sa dignité, je le trompe; de plus je manque à la mienne, je mens. Double méfait : par la nature de la Justice, le crime est toujours double.
Si je le fais esclave, que je lui prenne sa femme, son enfant, son bien, si je le tue, je suis tyran, voleur, assassin, adultère. Je sens que je me suis mis au-dessous de l’humanité qui est en lui et en moi, ce qui veut dire que je me reconnais digne de mort. Si je le mange, je me change en bête.
Que signifie tout cela, si ce n’est qu’entre l’homme et l’homme, outre le sentiment de bienveillance et de fratervité, il en est un autre de considération et de respect, qui sort du cercle ordinaire de la sympathie naturelle à tous les êtres vivants, et ne se trouve plus entre l’homme et les animaux; en autres termes, qu’entre l’homme et la bête, s’il y a lieu quelquefois à affection, il n’existe rien de ce que nous appelons Justice, et que c’est là un des traits qui distinguent tranchément notre espèce, comme la parole, la poésie, la dialectique, l’art?
XXXIII
La Justice expliquée dans sa cause, séparée de la religion, distinguée de l’amour, reste à voir comment elle intervient pour la constitution de la société.
La Révolution seule a conçu et défini le Contrat social.
À ce mot on se récrie : L’association est spontanée ; il n’y a jamais eu de contrat social. — Non, pas plus qu’il n’y a eu de contrat grammatical. Cela empêche-il que la grammaire ne soit donnée à priori comme charte de la parole, par la nature même de l’esprit ?
Il existe donc un contrat ou constitution de la société, donné à priori par les formes de la conscience, qui sont la liberté, la dignité, la raison, la Justice, et par les rapports de voisinage et d’échange que soutiennent fatalement entre eux les individus. C’est l’acte par lequel des hommes se formant en groupe, déclarent, ipso facto, l’identité et la solidarité de leurs dignités respectives, se reconnaissent réciproquement et au même titre souverains, et se portent l’un pour l’autre garants.
Ainsi la Justice, cette haute prérogative de l’homme, que la Rome païenne avait placée sous la garde de ses dieux, que la Rome chrétienne a fait disparaître dans la sainteté de sa triade, la Justice a pour garantie et sanction la Justice. De sorte que les membres de la société nouvelle, se garantissant les uns les autres, se servent réciproquement de dieux tutélaires et de Providence : conception qui efface tout ce que la raison des peuples avait produit jusqu’alors de plus profond. Jamais pareille glorification n’avait été faite de notre nature, jamais aussi les doctrines de transcendance ne furent plus près de leur fin.
D’après les transcendantalistes, l’homme étant incapable par lui-même d’obéir à la loi et de sacrifier à la Justice son intérêt propre, la religion intervient pour le contraindre au nom de la majesté divine.
Le devoir dans ce système préexiste donc au droit ; pour mieux dire, le devoir, étant la condition de l’homme, ne lui laisse pas de droit.
Le contrat social met à néant cette théologie. Suivant le principe révolutionnaire, l’homme constitué en état de société par la Justice qui lui est immanente n’est plus le même qu’à l’état d’isolement. Sa conscience est autre, son moi est changé. Sans qu’il abandonne la règle du bien-être, il la subordonne à celle du juste, d’autant mieux qu’il découvre dans le respect du contrat une félicité supérieure, et que par le laps de temps il s’en est fait une habitude, un besoin, une seconde nature. La Justice devient ainsi un autre égoïsme. C’est cet égoïsme, antithèse du premier, qui constitue la probité.
Un ami me remet en dépôt une somme considérable, puis vient à mourir. Personne n’a connaissance du dépôt, dont le propriétaire n’a pas même exigé de reçu. Rendrai-je la somme ?
Ce serait ne pas connaître le cœur humain, de nier que le premier mouvement ne fût de garder. Le défunt n’a que des parents éloignés, riches eux-mêmes, indignes, qu’il n’aimait pas. J’ai lieu de croire que s’il eût prévu sa fin, il m’aurait institué son légataire : sa confiance même m’en est un témoignage. Qui frustrerai-je, d’ailleurs ? des étrangers, à qui cette fortune de hasard arrivera comme tombée du ciel ! Pourquoi ne tomberait-elle pas plutôt sur moi ? Qui m’en demandera compte ? Qui en saura rien ?…
Je réfléchis, il est vrai, que la loi établie n’est nullement d’accord avec ma convoitise, qu’une circonstance inattendue peut faire découvrir le secret, qu’alors je suis déshonoré, que ce ne serait même pas un petit embarras d’expliquer une telle richesse, etc.
Tout cela me tient fort perplexe. Enfin ma conscience se soulève : je me dis qu’une semblable méditation est déjà une honte ; que si la loi est imparfaite, si la prudence humaine est fautive, si le hasard qui enrichit les uns et frustre les autres est absurde, si ce concours de circonstances est immoral, en résultat je n’ai pas droit, et que toutes les jouissances de la richesse mal acquise ne valent pas un quart d’heure de ma propre estime.
Bref, je restitue l’argent.
Vous voyez, s’écrie La Rochefoucauld, que vous avez été honnête homme par égoïsme !….
Entendons-nous : oui, par égoïsme de Justice, ce qui est une contradiction dans les termes, et renverse de fond en comble votre inculpation.
Comment ne pas voir qu’il existe ici un être que la considération de la Justice, le sentiment de sa dignité dans les autres, a dénaturé au point de lui faire prendre parti pour les autres contre lui-même ; que sous cette obsession du droit il s’est formé en lui, au-dessus de sa volonté première, une volonté juridique, que j’appellerai même sur-naturelle, non que je la rapporte à une cause transcendante ou divine, mais parce qu’elle exprime un état nouveau, supérieur à l’état de nature, et qui tend de plus en plus à l’effacer ?
Que l’égoïsme se développe donc dans cette sphère tant qu’il voudra : loin que je me l’impute à crime, je prétends en faire le titre de ma sainteté. Oui, je reculerai devant la dégradation publique, je ferai par respect humain une bonne action ; je pousserai l’hypocrisie jusqu’à recommencer ce rôle, si je puis, tous les jours ; je mettrai mon égoïsme à me créer sans cesse des droits nouveaux à la considération de mes frères ; à force de me livrer à cette égoïste habitude, je m’en ferai une seconde nature ; je me complairai dans mon honorabilité ; je finirai par montrer autant d’allégresse à suivre les suggestions de mon amour-propre sociétaire, que je mettais jadis d’emportement à assouvir mes passions privées : c’est précisément en cela, et rien qu’en cela, que consiste désormais ma vertu.
Dites à présent que mes motifs ne sont pas purs, puisqu’il s’y trouve un intérêt : ce n’est plus qu’une misérable équivoque, indigne d’un homme de sens. La bonne action qui dans le système de la Justice transcendantale devait se rapporter à Dieu, par conséquent à l’égoïsme, vous êtes forcé à cette heure de la rapporter à la pure Justice, immanente dans tous les hommes. Certes, il est pour les œuvres de la Justice une délectation de conscience, comme il est une volupté pour la jouissance des sens. Je ne serais plus moral si je ne ressentais cette délectation. Les théologiens enseignent que l’amour de Dieu dans le ciel est inséparable de la béatitude, qu’il est la béatitude elle-même. C’est justement ce que dit la théorie de l’immanence. Le sacrifice de Justice est inséparable de la félicité ; il est la félicité même, non plus cette félicité égoïste dont la Justice exige le sacrifice ; mais une félicité supérieure, telle que la suppose l’élévation du sujet à la dignité sociale. Que peuvent exiger de plus La Rochefoucauld, Pascal, La Bruyère, Port-Royal et toute l’Église ?
XXXII. — La Justice expliquée dans son principe, séparée de la religion, distinguée de la sympathie, reste à voir comment elle intervient pour la constitution de la société.
La Révolution seule a conçu et défini le Contrat social.
L’association, dites-vous, est spontanée; il n’ya jamais eu de contrat social. — Sans doute, pas plus qu’il n’y a eu de contrat grammatical. Cela empêche-t-il que la grammaire ne soit donnée à priori comme charte de la parole, par la nature même de l’esprit?
Il existe donc un contrat ou constitution de la société, donné à priori par les formes de la conscience, qui sont la liberté, la dignité, la raison, la Justice, et par les rapports de voisinage et d’échange que soutiennent fatalement entre eux les individus. C’est l’acte par lequel des hommes se formant en groupe, déclarent, ipso facto, l’identité et la solidarité de leurs dignités respectives, se reconnaissent réciproquement et au même titre souverains, et se portent l’un pour l’autre garants.
Ainsi la Justice, cette haute prérogative de l’homme, que ia Rome païenne avait placée sous la garde de ses dieux, que la Rome chrétienne a fait disparaître dans la sainteté desatriade, la Justice a pour garantie et sanction la Justice. De sorte que les membres de la société nouvelle, se garantissant les uns les autres, se servent réciproquement de dieux tutélaires et de Providence : conception qui efface tout ce que la raison des peuples avait produit jusqu’alors de plus profond. Jamais pareille glorification n’avait été — 84 —
faite de notre nature, jamais aussi les doctrines de transcendance ne furent plus près de leur fin.
D’après les transcendantalistes, l’homme étant incapable par lui-même d’obéir à la loi et de sacrifier à la Justice son intérêt propre, la religion intervient pour le contraindre au nom de la majesté divine. Le devoir dans ce système préexiste donc au droit; pour mieux dire, le devoir, étant la condition de l’homme, ne lui laisse pas le droit,
Le contrat social met à néant cette théologie. Suivant le principe révolutionnaire, l’homme constitué en état de société par la Justice qui lui est immanente n’est plus lemême qu’à l’état d’isolement. Sa conscience est autre, son moi est changé. Sans qu’il abandonne la règle du bien-être, il le subordonne à celle du juste, d’autant mieux qu’il découvre dans le respect du contrat une félicité supérieure, et que par le laps de temps il s’en est fait une habitude, un besoin, une seconde nature. La Justice devient ainsi un autre égoïsme. C’est cet égoïsme, antithèse du premier, qui constitue la probité.
Un ami me remet en dépôt une somme considérable, puis vient à mourir. Personne n’a connaissance du dépôt, dont le propriétaire n’a pas même exigé de reçu. Rendraije la somme?
Ce serait ne pas connaître le cœur humain, de nier que le premier mouvement ne fût un secret désir de garder. Le défunt n’a que des parents éloignés, riches eux-mêmes, indignes, qu’il n’aimait pas. J’ai lieu de croire que s’il eût prévu sa fin, il m’aurait institué son légataire : sa confiance même m’en est un témoignage. Qui frustrerai-je, d’ailleurs ? Des étrangers, à qui cette fortune de hasard arrivera eomme tombée du ciel! Pourquoi ne tomberait-elle pas plutôt sur moi? Qui m’en demandera compte? Qui en saura rien?
Je réfléchis, il est vrai, que la loi établie n’est nullement d’accord avec ma convoitise, qu’une circonstance inattendue peut faire découvrir le secret, qu’alors je suis désho_— 85 —
noré, que ce ne serait même pas un petit embarras d’expliquer une telle richesse, etc.
Tout cela me tient fort perplexe. Enfin ma conscience se soulève : je me dis qu’une semblable méditation est déjà une honte; que si la loi est imparfaite, si la prudence humaine est fautive, si le hasard qui enrichit les uns et frustre les autres est absurde, si ce concours de circonstances est immoral, en résultat je n’ai pas droit, et que toutes les jouissances de la richesse mal acquise ne valent pas un quart d’heure de ma propre estime.
Bref, je restitue l’argent.
Vous voyez, s’écrie La Rochefoucauld, que vous avez été honnête homme par égoïsme !.…
Entendons-nous : oui, par égoïsme de Justice, ce qui est une contradiction dans les termes, et renverse de fond en comble votre inculpation.
Comment ne pas voir qu’il existe ici un être que la considération de la Justice, le sentiment de sa dignité dans les autres, a dénaturé au point de lui faire prendre parti pour les autres contre lui-même; que sous cette obsession du droit il s’est formé en lui, au-dessus de sa volonté première, une volonté juridique, que j’appellerai même surnaturelle, non que je la rapporte à une cause transcendante ou divine, mais parce qu’elle exprime un état nouveau, supérieur à l’état de nature, et qu tend de plus en plus à l’effacer?
Que l’égoïsme se développe donc dans cette sphère tant qu’il voudra : loin que je me l’impute à crime, je prétends en faire le titre de ma sainteté. Oui, je reculerai devant la dégradation publique, je ferai par respect humain une bonne action; je pousserai l’hypocrisie jusqu’à recommencer ce rôle, si je puis, tous les jours; je mettrai mon égoïsme à me créer sans cesse des droits nouveaux à la considération de mes frères; à force de me livrer à cette égoïste habitude, je m’en ferai une seconde nature; je me — 86 —
complairai dans mon honorabilité; je finirai par montrer autant d’allégresse à suivre les suggestions de mon amourpropre sociétaire, que je mettais jadis d’emportement à assouvir mes passions privées ; c’est précisément en cela, et rien qu’en cela, que consiste désormais ma vERTU. Dites à présent que mes motifs ne sont pas purs, puisqu’il s’y trouve un intérêt : ce n’est plus qu’une misérable équivoque, indigne d’un homme de sens. La bonne action qui dans le système de la Justice transcendantale devait se rapporter à Dieu, par conséquent à l’égoïsme, vous êtes forcé à cette heure de la rapporter à la pure Justice, immanente dans tous les hommes. Certes, il est pour les œuvres de la Justice, une délectation de conscience, comme il est une volupté pour la jouissance des sens. Je ne serais plus moral si je ne ressentais cette délectation. Les théologiens enseignent que l’amour de Dieu dans le ciel est inséparable de la béatitude, qu’il est la béatitude elle-même. C’est justement ce que dit la théorie de l’immanence. Le sacrifice de Justice est inséparable de la . félicité; il est la félicité même, non plus cette félicité égoïste dont la justice exige le sacrifice; mais une félicité supérieure, telle que la suppose l’élévation du sujet à la dignité sociale. Que peuvent exiger de plus La Rochefoucauld, Pascal, La Bruyère, Port-Royal et toute l’Eglise?
CHAPITRE VII.
XXXIV
Nous pouvons maintenant donner la définition de la Justice ; plus tard, nous en constaterons la réalité.
1. L’homme, en vertu de la raison dont il est doué, a la faculté de sentir sa dignité dans la personne de son semblable comme dans sa propre personne, et d’affirmer, sous ce rapport, son identité avec lui.
2. La justice est le produit de cette faculté : c’est le respect, spontanément éprouvé et réciproquement garanti, de la dignité humaine, en quelque personne et dans quelque circonstance qu’elle se trouve compromise, et à quelque risque que nous expose sa défense.
3. Ce respect est au plus bas degré chez le barbare, qui y supplée par la religion ; il se fortifie et se développe chez le civilisé, qui pratique la Justice pour elle-même, et s’affranchit incessamment de tout intérêt personnel et de toute considération divine.
4. Ainsi conçue, la Justice est adéquate à la béatitude, principe et fin de la destinée de l’homme.
5. De la définition de la Justice se déduit celle du droit et du devoir.
Le droit est pour chacun la faculté d’exiger des autres le respect de la dignité humaine dans sa personne ; — le devoir, l’obligation pour chacun de respecter cette dignité en autrui.
Au fond, droit et devoir sont termes identiques, puisqu’ils sont toujours l’expression du respect, exigible ou dû ; exigible parce qu’il est dû, dû parce qu’il est exigible : ils ne diffèrent que par le sujet, moi ou toi, en qui la dignité est compromise.
6. De l’identité de la raison chez tous les hommes, et du sentiment de respect qui les porte à maintenir à tout prix leur dignité mutuelle, résulte l’égalité devant la Justice.
La modestie est une forme de la Justice, une façon polie de dire que, tout en réservant les droits de notre dignité, nous n’entendons pas nous élever au-dessus de nos semblables et causer aucun préjudice à leur amour-propre. Les anciens avaient un vif sentiment de cette vertu ; leurs biographies, autant que leurs harangues, en offrent de beaux modèles. Chez les chrétiens elle dégénère en affectation d’humilité, elle est fausse.
L’orgueil, l’ambition, la gloire, violent ouvertement la Justice. Elles appellent méfiance, haine, répression : c’est une offense positive et directe à la dignité des autres.
La gloire est cet instinct d’enflure ridiculisé dans la fable de la grenouille et du bœuf. La gloire, dit l’Écriture, ne convient qu’à Dieu, qui seul ne peut pas s’exagérer parce qu’il est infini : Dignus est accipere… gloriam. Elle est aussi haïssable dans la nation que dans l’individu.
CHAPITRE VIH.
Définition de la Justice.
XXXIIL.— Nous pouvons maintenant donner la définition de la Justice; plus tard, nous en constaterons la RÉALITÉ. 4. L’homme, en vertu de la raison dont il est doué, a la faculté de sentir sa dignité dans la personne de son sem_— 87 —
blable comme dans sa propre personne, de s’afñrmer tout à la fois comme individu et comme espèce.
2. La Jusrice est le produit de cette faeulté : c’est Le respect, spontanément éprouvé et réciproquement garanti, de la dignité humaine, en quelque personne et dans quelque circonstance qu’elle se trouve compromise, et à quelque risque que nous expose sa défense.
3. Ce respect est au plus bas degré chez le barbare, qui y supplée par la religion ; il se fortifie et se développe chez le civilisé, qui pratique la Justice pour elle-même, et s’affranchit incessamment de tout intérêt personnel et de toute considération divine.
4. Ainsi conçue la Justice, rendant toutes les conditions équivalentes et solidaires, identifiant l’homme et l’humanité, est virtuellement adéquate à la béatitude, principe et fin de la destinée de l’homme.
5. De la définition de la Justice se déduit celle du droit et du devoir.
Le droit est pour chacun la faculté d’exiger des autres 1 respect de la dignité humaine dans sa personne; — le devoir, l’obligation pour chacun de respecter cette dignité en autrui.
Au fond, droit et devoir sont termes identiques, puisqu’ils sont toujours l’expression du respect, exigible ou dû; exigible parce qu’il est dû, dû parce qu’il est exigible : ils ne diffèrent que par le sujet : moi ou toi, en qui la dignité est compromise.
6. De l’identité de la raison chez tous les hommes, et du sentiment de respect qui les porte à maintenir à tout prix leur dignité mutuelle, résulte l’égalité devant la Justice.
La modestie est une forme de la Justice, une façon polie de dire que, tout en réservant les droits de notre dignité, nous n’entendons pas nous élever au-dessus de nos semblables et causer aucun préjudice à leur amour-propre. Les anciens avaient un vif sentiment de cette vertu; leurs _ 88 —
biographies, autant que leurs harangues, en offrent de beaux modèles. Chez les chrétiens elle dégénère en affectation d’humilité, elle est fausse.
L’orgueil, l’ambition, la gloire (1) violent ouvertement la Justice. Elles appellent méfiance, haine, répression : c’est une offense positive et directe à la dignité des autres.
La gloire est cet instinct d’enflure ridiculisé dans la fable de la grenouille et du bœuf. La gloire, dit l’Écriture, ne convient qu’à Dieu, qui seul ne peut pas s’exagérer parce qu’il est infini : Dignus est accipere… gloriam. Elle est aussi haïssable dans la nation que dans l’individu.
7. De la distinction que nous avons faite entre la Dignité et la susrice, la première individuelle et unilatérale; la seconde bilatérale, indiquant un rapport de connexité et de solidarité, se déduit pour le législateur la distinction à établir entre les actes de la vie privée et les actes de la vie publique, par suite toute la théorie de la loi sur la diffamation.
Les actes de la vie privée sont ceux que l’homme ou la famille accomplissent en vertu de leur individualité personnelle et familiale, dans le secret de l’habitation, et qui, ne se rattachent directement à aucun intérêt étranger, ne relèvent d’aucune loi, n’engagent la dignité de personne. De tels faits ne peuvent être révélés et tournés en dérision, quelque ignobles ou ridicules qu’ils soient : ce serait manquer à la charité, à la justice, et causer à la société plus de mal que de profit.
Les actes de la vie publique sont tous ceux dans lesquels la dignité ou l’intérêt de la société sont engagés : de tels actes peuvent être légitimement dévoilés et reprochés, à moins qu’il n’y ait eu condamnation et peine : dans ce dernier cas le reproche devient injure, il n’est plus permis.
D’après ces principes, on peut dire que la loi française sur la diffamation est elle-même un outrage à la morale — 89 — publique. Elle porte, sans faire aucune distinction de la vie publique et de la vie privée:
“ Toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation. » (Loi du 17 mai 1819, art. 13.) –
“ En aucun cas, la preuve par témoins ne sera admise pour établir la réalité des faits injurieux ou diffamatoires. + (Loi du 17 février 1852, art. 28.)
# Ilestinterdit derendre compte des procès en diffamation. » (Loi du 11 août 1848.)
Ces lois, toutes de réaction, ont été rendues dans l’intérêt des hauts personnages que chaque nouveau gouvernement se fait un devoir de protéger contre le reproche des citoyens. Elles intéressent peu les masses, et la latitude qu’elles laissent dégoûte d’y recourir tout homme qui ne se sent pas l’ami du pouvoir. Une pareille manière de couvrir la vie privée, de réprimer la calomnie et d’éteindre les haines, n’est autre chose qu’une réserve d’impunité, au profit des influences du moment.
XXXV
Quelques observations sur cette définition.
Elle est nécessaire, et sa négation implique contradiction : car si la Justice n’est pas innée à l’humanité, si elle lui est supérieure, extérieure, étrangère, il en résulte que la société humaine n’a pas de loi propre, le sujet collectif pas de mœurs ; que l’état social est un état contre nature, la civilisation une dépravation, la parole, les sciences et les arts des effets de la déraison et de l’immoralité : toutes propositions que dément le sens commun.
Elle énonce un fait, savoir que, s’il n’y a pas toujours et nécessairement communauté d’intérêts entre les hommes, il y a toujours et essentiellement solidarité de dignité, chose supérieure à l’intérêt.
Elle est pure de tout élément mystique, physiologique. À la place de la religion des dieux, c’est le respect de l’humanité ; au lieu d’une affection animale, d’une sorte de magnétisme organique, le sentiment exalté que la raison a d’elle-même.
Elle est supérieure à l’intérêt.
Je dois respecter, et, si je le puis, faire respecter mon prochain comme moi-même : telle est la loi de ma conscience. En considération de quoi lui dois-je ce respect ? En considération de sa force, de son talent, de sa richesse ? ce sont des accidents extérieurs, précisément ce qu’il y a dans la personne humaine de non-respectable. En considération du respect qu’il me rend à son tour ? non, la Justice est supérieure même à cet intérêt. Elle n’attend pas la réciproque pour agir ; elle affirme, elle veut le respect de la dignité humaine, même chez l’ennemi, c’est ce qui fait qu’il y a un droit de la guerre ; même chez l’assassin, que nous tuons comme déchu de sa qualité d’homme, c’est ce qui fait qu’il y a un droit pénal.
Ce que je respecte en mon prochain, ce ne sont pas les dons de la nature ou les charmes de la fortune ; ce n’est ni son bœuf, ni son âne, ni sa servante, comme dit le Décalogue ; ce n’est pas même le salut que j’attends de lui en échange du mien : c’est sa qualité d’homme.
La Justice est donc une faculté de l’âme, la première de toutes, celle qui constitue l’être social ; mais elle n’est pas rien qu’une faculté : elle est une idée, un rapport, une équation. Comme faculté elle est susceptible de développement ; c’est ce développement qui constituera, ainsi qu’on le verra plus tard, l’éducation de l’humanité. Comme équation elle ne présente rien de variable, d’arbitraire et d’antinomique ; elle est absolue et immuable comme toute loi, et, comme toute loi encore, hautement intelligible. C’est par elle que les faits de la vie sociale, indéterminés de leur nature et contradictoires, deviennent susceptibles de définition et d’ordre.
Il suit de là que la Justice, conçue comme rapport obligatoire en même temps que comme réalité animique, ne peut plus, par la déduction de sa notion, aboutir à la subversion d’elle-même, ainsi qu’il est arrivé à tous les systèmes, religieux ou non-religieux, qui ont prétendu en donner la formule, et ce qui ne manquerait pas d’arriver encore si, comme on en accuse la Révolution, la substitution des Droits de l’homme au respect d’en haut devait avoir pour résultat de faire de l’homme un autolâtre, c’est-à-dire un Dieu.
La Justice implique au moins deux termes, unis par le respect commun de leur dignité, divers et rivaux pour tout le reste.
Qu’il me prenne fantaisie de m’adorer : au nom de la Justice je dois pareille adoration à mon prochain, à tous les hommes. Voilà donc autant de dieux que d’adorateurs ; ce qui met la religion à néant, en vertu du principe, Dieu est un ou il n’est pas, Deus unus aut nullus.
Mais ce n’est pas tout : l’homme est un être perfectible, ce qui équivaut à dire toujours imparfait. Il en résulte que le respect que je lui rends ne peut jamais aller jusqu’à l’adoration ; qu’ainsi nous sommes forcément retenus dans la Justice, dont l’exacte définition et la pleine observance met un abîme entre la condition ancienne de l’humanité et la nouvelle.
XXXIII. — Quelques observations sur cette définition.
Elle est nécessaire, et sa négation implique contradiction : si la Justice n’est pas innée à l’humanité, la société aumaine n’a pas de mœurs; l’état social est un état contre nature, la civilisation une dépravation, la parole, les sciences et les arts des effets de Ja déraison et de l’immoralité, toutes propositions que dément le sens commun.
Elle énonce un fait, savoir : que, s’il y a aussi souvent opposition que solidarité d’intérêts entre les hommes, il ya toujours et essentiellement communauté de dignité, chose supérieure à l’intérêt.
Elle est pure de tout élément mystique ou physiologique. À la place de la religion des dieux, c’est le respect de nous-mêmes; au lieu d’une affection animale, d’une sorte de magnétisme organique, le sentiment exalté, imper-
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sonnel, que nous avons de la dignité de notre espèce, dignité que nous ne séparons pas de notre liberté.
Elle est supérieure à l’intérêt. Je dois respecter et faire respecter mon prochain comme moi-même : telle est la loi de ma conscience. En considération de quoi lui dois-je ce respect? En considération de sa force, de son talent, de sa richesse? Non, ce que donne le hasard n’est pas ce qui rend la personne humaine respectable. En considération du respect qu’il me rend à son tour? Non, la Justice suppose la réciprocité du respect, mais ne l’attend pas. Elle affirme, elle veut le respect de la dignité humaine, même chez l’ennemi, c’est ce qui fait qu’il ya un droit de laguerre; même chez l’assassin, que nous tuons comme déchu de sa qualité d’homme, c’est ce qui fait qu’il y a un droit pénal.
Ce qui fait que je respecte mon prochain, ce ne sont pas les dons de la nature ou les avantages de la fortune ; ce n’est ni son bœuf, ni son âne, ni sa servante, comme dit le Décalogue; ce n’est pas même le salut qu’il me doit comme je lui dois le mien : c’est sa qualité d’homme.
La Justice est donc une faculté de l’âme, la première de toutes, celle qui constitue l’être social. Mais elle est plus qu’une faculté : elle est une idée, elle indique un rapport, une équation. Comme faculté, elle est susceptible de développement; c’est ce développement qui constitue l’éducation de l’humanité. Comme équation, elle ne présente rien d’antinomique; elle est absolue et immuable comme toute loi, et, comme toute loi encore, hautement intelligible. C’est par elle que les faits de la vie sociale, indéterminés de leur nature et contradietoires, deviennent susceptibles de définition et d’ordre.
Il suit de 1à que la Justice, conçue comme rapport d’égalité en même temps que comme puissance de l’âme, ne peut pas, par la déduction de sa notion, aboutir à la subversion d’elle-même, ainsi qu’il est arrivé à la morale toutes les fois qu’on a entrepris de l’établir sur la religion, — NN — ct ce qui ne manquerait pas d’arriver encore si, comme on en a accusé la Révolution, la substitution des Droits de l’homme au respect d’en haut devait avoir pour résultat de faire de l’homme un autolâtre, c’est-à-dire un Dieu. La Justice, en effet, implique au moins deux termes, deux personnes unies par le respect commun de leur nature, diverses et rivales pour tout le reste. Qu’il me prenne fantaisie de m’adorer : au nom de la Justice je dois l’adoration à tous les hommes. Voilà donc autant de dieux que d’adorateurs; ce qui met la religion à néant, puisque si la dette est égale à la créance, le résultat est zéro. Mais ce n’est pas tout : l’homme est un être perfectible, ce qui équivaut à dire toujours imparfait. D’où il suit que mon respect ne peut jamais aller jusqu’à l’adoration; qu’ainsi nous sommes forcément retenus dans la Justice, dont l’exacte définition et la pleine observance mettent un abime entre la condition ancienne de l’humanité et la nouvelle.
XXXVI
Cette définition de la Justice est confirmée par toutes les définitions antérieures, incomplètes et partielles, si on les examine séparément, mais reproduisant dans leur ensemble tous les caractères de celle que je propose.
Moïse résume sa loi ; Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toutes tes forces, et ton prochain comme toi-même. Au livre de Tobie on lit le fameux précepte : Ne fais pas aux autres ce que tu ne veux pas qu’ils te fassent ; d’où l’on peut inférer que ce précepte faisait partie de la loi, et en exprimait l’esprit.
Moi et le prochain, voilà bien les deux termes de l’équation ; aimer, voilà la réalité animique. Mais ce n’est que de l’amour, et l’amour ne se commande pas. Comment faire ? À l’amour du prochain Moïse donne pour motif l’amour du Seigneur : ce qui détruit la réalité du droit et fonde la Justice sur le vide.
Le Christ a suivi Moïse : comme lui, il pose en première ligne le précepte de l’amour de Dieu, d’où il déduit l’amour du prochain. Mais tandis que Moïse, législateur et juge, part de l’amour pour arriver à la Justice, commande ce qui lui paraît être le plus pour s’assurer ce qu’il considère comme le moins, Jésus, messager d’amour, tendant à remplacer la législation par le sentiment, s’en tient à l’amour, et laisse la Justice à la Synagogue et à César. Ce sera la mort de son Église. Dans l’esprit de l’Évangile, en effet, la charité, la fraternité, la communauté est l’idéal, la Justice un état d’imperfection.
Suivant les Pythagoriciens, la Justice est la réciprocité ou talion. Sur quoi Aristote observe que dans la pratique la réciprocité n’est pas toujours juste, ce qui est matériellement vrai. Un autre défaut de la définition pythagoricienne est de s’arrêter à la surface, et de ne pas remonter jusqu’à l’âme, comme avait fait Moïse.
Aristote dit à son tour : « La justice est cette qualité morale qui porte les hommes à faire des choses justes… Le Juste est ce qui est conforme à la loi et à l’égalité. »
La définition d’Aristote fait reparaître l’élément psycholo-gique, omis par l’école de Pythagore. Mais le Péripatétique va de tautologie en tautologie quand, après avoir dit que la Justice est une disposition de la volonté à faire ce qui est juste, il définit le juste ce qui est conforme à la loi et à l’égalité. Pour comble d’obscurité, il remarque que l’égalité, dans la pratique, n’est pas elle-même toujours juste, non plus que la réciprocité, qu’il serait plus exact de dire la proportion. Par où l’on voit qu’Aristote n’était point arrivé à cette conception supérieure du droit dans laquelle l’égalité, la réciprocité et la proportionnalité deviennent termes identiques. Quant à l’efficacité de la Justice, il n’y compte aucunement. Il dit en propres termes que la multitude ne s’abstient du mal que par la terreur ; que la science ne peut rien sur elle, et que le tout dépend, en dernière analyse, d’une influence divine, sans laquelle l’éducation et la raison sont impuissantes. (Morale à Nicomaque, traduction de Barthélemy Saint-Hilaire.)
Nous avons vu la définition romaine, d’après Ulpien : Justitia est constans ac perpétua voluntas suum cuique tribuere. Elle généralise en deux mots, suum cuique, ce que la définition d’Aristote laissait dans le vague relativement au rapport juridique, tantôt égalitaire ou réciproque, et tantôt proportionnel. Et complétant la définition d’Ulpien par celle de Cicéron, Justitia est animi habitus, communi utilitate comparata, suam cuique tribuens dignitatem, nous voyons que par les mots suum cuique il faut entendre la dignité personnelle, jus ou dignitas.
Mais d’où vient cette volonté ? Est-elle de l’essence de l’âme, déterminée à priori ou par des considérations extérieures ? Cicéron donne à entendre qu’elle a pour cause l’intérêt général. Et la religion romaine, non moins que l’esprit du patriciat, prouvent de reste que le sentiment de la dignité chez le Romain n’allait pas au delà de sa propre personne ; que sa Justice était, si j’ose ainsi dire, incluse à son égoïsme, et n’atteignait le prochain que par des motifs d’intérêt et de religion, qui n’avaient au fond rien d’impératif pour la volonté et rendaient la Justice boiteuse et précaire.
Plus franc que le Romain, le Barbare définit le Droit la raison du plus fort. Or, regardez-y de près : cette définition brutale, dont Lafontaine nous a appris à rire dès l’enfance, n’est autre au fond que celle du préteur : Suum cuique. C’est l’affirmation de la prérogative personnelle, jus, manifestée par la force.
À la raison du plus fort s’oppose la raison du plus habile. Ulysse balance Ajax : Fortisque viri tulit arma disertus. C’est toujours l’affirmation de la dignité personnelle, manifestée par une autre faculté, l’intelligence. Ces définitions ont cela de vrai, qu’elles placent énergiquement le siége de la Justice et du droit dans la personne humaine ; elles marquent le point de départ de la science : elles font le premier pas, et s’arrêtent aussitôt.
Spinoza : Le Droit est la puissance que nous avons sur la nature, et qui est limitée arbitrairement par l’État. — Cela revient à la définition barbare : Le Droit, c’est la force.
Hobbes et Bentham : Le Droit est l’intérêt (jus) que nous avons à une chose. — Fort bien ; mais qui nous garantit la satisfaction de cet intérêt ? Nous sommes intéressés à beaucoup de choses pour lesquelles le sentiment général nous déclare cependant sans droit : d’où vient cela ? Ne serait-ce pas que le Droit implique quelque autre chose qui ne se trouve pas dans l’intérêt ? Cette définition, qui a fait fortune en Angleterre, ruine la Justice, et ne laisse à sa place que le calcul et la licence.
Grotius : Le Droit est la faculté de faire tout ce qui ne rend pas impossible l’état social. — C’est en effet un principe de législation, que tout ce qui n’est pas défendu par la loi est permis ; c’en est un autre que la Justice, si parfois elle froisse l’intérêt particulier, sert toujours l’intérêt général, communi utilitate comparata, dit Cicéron. Mais jamais législateur n’a prétendu que ce fût là toute la Justice. La définition de Grotius revient à celle de Spinoza : elle n’est pas au-dessus de celle des barbares.
Bayle, à l’exemple d’Ulpien, fait de la Justice un sentiment particulier de l’âme humaine, et soutient en conséquence qu’une société d’athées pourrait exister aussi bien et mieux qu’une société de fanatiques. Par là Bayle sépare radicalement l’élément moral de l’élément religieux ; mais il ne creuse pas sa pensée et passe outre.
La philosophie du Dix-huitième siècle a suivi Bayle : elle cherche le principe de la morale, la raison du droit et du devoir, dans la nature humaine, et indépendamment de la sanction divine. Elle est sur le chemin de la vérité, dont le temps seul pouvait amener la complète intelligence.
Gassendi, de même qu’Épicure, Hobbes, Bentham et autres, ramène la Justice à l’égoïsme ; Mandeville, Helvétius, Saint-Lambert, toute l’école sensualiste, se jette dans cette voie. Conséquence fatale où devait aboutir la définition individualiste du préteur : Suum cuique.
Wolf, cité par M. Renouvier : Agis toujours de telle sorte que ton action puisse être regardée comme comprise dans la série des choses naturelles ordonnées par Dieu, et travaille à faire entrer toi-même et autrui dans ces lois. — Cette maxime est précieuse en ce qu’elle indique d’une part que la Justice doit avoir un caractère, non point égoïste, mais social ; de l’autre en ce qu’elle pose le principe de la justification spontanée et du progrès. Elle pèche en ce qu’elle fait reparaître dans la Justice la notion de Dieu, qui en détruit la réalité.
Bergier : Sa définition est celle de l’Église, irréprochable au point de vue religieux : « Le Droit est ce que tout l’homme peut faire ou exiger des autres en vertu d’une loi. S’il n’y avait point de loi, il n’y aurait point de Droit. Or, c’est la loi divine qui est le fondement, la règle et la mesure de mon droit.
La définition de M. Blot-Lequesne rentre dans la précédente : La Justice est antérieure et supérieure à la race humaine ; c’est la raison de Dieu.
Kant s’efforce de construire la morale, comme la géométrie et la logique, sur une conception à priori en dehors de tout empirisme, et ne réussit pas. Son principe fondamental, le commandement absolu, ou impératif catégorique, de la Justice, est un fait d’expérience, dont la métaphysique est impuissante à donner l’interprétation. Le Droit, dit-il, est l’accord de ma liberté avec la liberté de tous. De là sa maxime imitée de Wolf : Agis en toute chose de manière que ton action puisse être prise pour règle générale. Le moindre défaut de ces propositions de Kant est qu’au lieu de définir la Justice, elles en posent le problème. Comment obtenir cet accord des libertés ? en vertu de quel principe ? d’où puis-je savoir que mon action peut ou non servir de règle générale ? Et que m’importe qu’elle en serve ? que me fait cette abstraction ? Aussi Kant, prenant Dieu pour contrefort de la Justice, par là même anéantit la Justice, et livre son système.
Krause et autres : Le Droit est la faculté d’exiger tout ce qui est nécessaire à l’accomplissement de ma destinée. — À merveille ! voilà une définition qui pose nettement la prérogative individuelle, le jus de l’homme et du citoyen. Il n’y manque qu’une chose, c’est de savoir si à la faculté d’exiger, que me décerne Krause, répond chez mes semblables une disposition à obéir. Un autre défaut, non moins capital, existe dans cette définition : elle ne tient pas compte de la prérogative sociale, qui dans certains cas exige le sacrifice de la personnalité. C’est du pur égoïsme.
Hégel distingue entre le droit de nature et le droit social. Le droit de nature est le droit de la force ; le droit social est le sacrifice de ce qu’il y a d’arbitraire et de violent dans le droit naturel : c’est avec la réalisation de la liberté, l’harmonie de l’intérêt privé avec l’intérêt général. — Nous verrons ailleurs que la liberté, suivant Hégel, comme suivant Spinoza, est zéro. Il ne reste donc que, le droit de nature étant la force, et l’homme ne pouvant pas vivre à l’état de nature, la force doit passer à la collectivité, ce qui fait de la Justice ainsi que de la liberté une fiction. Conclusion impie contre laquelle protestent, dans toutes les consciences, la liberté et la Justice.
Lerminier : « La première notion du Droit se produit sous une forme négative et restrictive. L’homme rencontre des êtres qui lui ressemblent. Alors il conçoit qu’il a le devoir de respecter ceux qu’il appelle ses semblables, et qu’il a le droit d’en être respecté lui-même ; qu’entre lui et eux il y a identité, et partant équation de droits et de devoirs. C’est pour l’homme la reconnaissance obligatoire, mais inactive, de sa propre liberté et de celle des autres. » (Philosophie du Droit.)
Cette définition du Droit est certainement une des meilleures. Le principe d’identité, source du respect, y est nettement posé, et tout mysticisme éliminé. Malheureusement, ce respect, comme le dit M. Lerminier, est purement négatif et inactif : c’est de l’étonnement, c’est tout ce qu’on voudra ; ce n’est pas l’effet d’une faculté positive, énergique, hors de laquelle point de Justice, point de salut. Laisse-moi, et je te laisserai : voilà ce qu’est le Droit posé par M. Lerminier. C’est le contraire de ce qu’Ajax dit à Ulysse dans Homère : Enlève-moi, ou que je t’enlève ! qui exprime si bien le droit de la force.
Pour suppléer à cette inactivité du Droit, M. Lerminier fait intervenir un nouveau principe, le principe de sociabilité, qui rapproche les hommes et les fait passer de l’inertie juridique à la solidarité politique et sociale. C’est retomber, par la traverse des affections animales, inférieures à la Justice, dans l’inconvénient du transcendantalisme.La sociabilité de l’homme reçoit de la Justice sa forme et son caractère ; comment pourrait-elle la créer ? Et si elle ne la crée pas, comment cette Justice inerte, même soutenue de l’intérêt général, pourrait-elle tenir contre les réclamations de l’égoïsme ?
Si la Justice n’existe pas tout entière, à priori, dans le cœur de l’homme, elle n’est rien : ni la religion, ni la société, ni l’État ne lui sauraient donner l’énergie, et nous tombons en défaillance.
Jules Simon : Le Droit est la faculté de faire ce que prescrit le Devoir ; ou plus simplement, le Droit c’est le Devoir. — Et qu’est-ce que le Devoir ? — La volonté de Dieu en toutes choses, répond M. Jules Simon. On n’est pas plus orthodoxe. Au reste, il est juste de dire que M. Simon a parfaitement compris que son système détruit la Justice. La Justice pour lui n’existe pas : c’est un sentiment complexe, formé de trois éléments, amour de Dieu, amour du prochain, amour de soi-même, et que soutient l’espérance théologale des récompenses éternelles.
Oudot : Après avoir défini le Droit Direction de la Liberté par l’Intelligence ; puis l’avoir subordonné au Devoir, qu’il définit à son tour : Idée de la direction à donner à la Liberté afin d’arriver à un but dont la perspective lui est montrée comme cause impulsive ou finale, M. Oudot complète sa théorie en définissant la Justice : Accord de l’amour de Dieu et du prochain avec une certaine défiance de l’amour de soi-même. Il est assez difficile de se retrouver dans toutes ces directions, ces accords et ces défiances. Mais il est clair que pour M. Oudot, comme pour M. Jules Simon, Droit et Devoir se confondent avec les idées de besoin, d’instinct, de subordination, c’est-à-dire n’ont pas de réalité propre et sui generis ; que la Justice se confond à son tour avec les affections ordinaires de l’âme, bienveillance, sympathie, amour, sociabilité, qui nous sont communes avec les bêtes ; qu’elle n’a pas plus de réalité propre que le Droit ; qu’enfin ce Droit, ce Devoir et cette Justice étant subordonnés à une sanction surhumaine, qui seule fait de nos besoins, instincts et amours, en certains cas, une chose commandée, et par là nous suggère l’idée de la Justice et du Droit, on peut tenir cette idée, en dehors de la théologie, pour un préjugé de l’entendement, une présomption de l’orgueil et une injure à la Divinité.
Théorie de la chute : produit le plus clair de l’école Normale et de l’école de Droit. Qu’on dise après cela que nous sommes en progrès !
E. de Girardin : Il n’y a qu’un seul Droit au monde, le Droit du plus fort. Le Droit, c’est donc la force. Or, la force est de deux espèces : la force matérielle et la force intellectuelle. La force matérielle, voilà le droit barbare ; la force intellectuelle, voilà le droit civilisé. Changez donc, transformez la force matérielle en force intellectuelle, et vous arriverez à cette formule supérieure : Raisonner, c’est le droit.
Là-dessus M. de Girardin rompt des lances pour prouver l’excellence du régime du raisonnement sur celui de la force. Ce qui en ressort de plus clair est que M. de Girardin proteste contre le droit du plus fort ; qu’il le trouve détestable, inique ; qu’il a en horreur les héros et les brigands, et qu’au lieu de combattre il demande à parlementer. Certes M. de Girardin a raison de se fier à son esprit plus qu’à ses muscles ; mais si je suis le plus fort pourquoi veut-il que je l’écoute ?… Tout ce qu’il peut dire à ce sujet suppose un principe nouveau, autre que la force matérielle et la force intellectuelle, en vertu duquel il me rappelle de la lutte à la raison. Ce principe, il l’entrevoit et le nomme : Le Droit, dit-il, est l’inviolabilité humaine. Mais à l’instant il se rétracte, il nie la Justice obligatoire, qui n’est autre que le sentiment de cette inviolabilité ; il n’admet quant à lui que la Justice réciproque. Réciprocité, réciprocité ! voilà ce qu’il lui faut. Mais la réciprocité, principe théorique des opérations de crédit et d’assurances, n’est toujours qu’un rapport, une formule, une abstraction, qui n’implique nullement en elle-même que le plus fort doive s’y soumettre. La réciprocité en un mot, bien qu’elle soit la forme de la Justice, n’en est pas le principe. Elle reste dans l’idée pure, elle n’atteint pas au réel.
M. de Lourdoueix, adversaire de M. de Girardin, donne à son tour la définition suivante : Le Droit est la ligne la plus courte qui va de la raison de Dieu à la raison de l’homme. Formule imitée de Cicéron : La première loi est la droite raison de Dieu. Ce qui se réduit à dire, en écartant l’image de la ligne droite et la mention de l’Être suprême, que le Droit est la droite raison, ou, en autres termes, que raisonner c’est le Droit, comme l’avait avancé M. de Girardin. Mais il était écrit, dans la raison divine sans doute, que ces deux messieurs, bataillant devant le public, ne pouvaient ni ne devaient s’entendre.
XXXIV.— Cette définition de la Justice est confirmée par toutes les définitions antérieures, incomplètes et par-. tielles si on les examine séparément, mais reproduisant dans leur ensemble tous les caractères de celle que nous proposons.
Moïse résume sa loi : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toutes tes forces, et TON PROCHAIN COMME TOI-MÊME. Au livre de Tobie on lit le fameux précepte : Ne fais pas aux autres ce que tu ne veux pas qu’ils le fassent; d’où l’on peut inférer que ce précepte faisait partie de la loi, et en exprimait l’esprit.
Moi et le prochain, voilà bien les deux termes de l’équation; aimer, voilà la réalité animique. Mais ce n’est que de l’amour, et l’amour ne se commande pas. Comment faire? A l’amour du prochain Moïse donne pour motif l’amour du Seigneur. : qui détruit la réalité du droit et fonde la Justice,
Le Curisr a suivi Moïse : comme lui, il pogf nr prémi ligne le précepte de l’amour de Dieu, d’où iÿ48géts l’amour du prochain, Mais tandis que Moïse, législatétt Ét juge.
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de l’amour pour arriver à la Justice, commande ce qui lui paraît être le plus pour s’assurer ce qu’il considère comme le moins, Jésus, messager d’amour, tendant à remplacer la législation par le sentiment, s’en tient à l’amour, et laisse la Jnstice à la Synagogue et à César. Ce sera la mort de son Église. Dans l’esprit de l’Évangile, en effet, la charité, la fraternité, la communauté est l’idéal ; la Justice, un état d’imperfection. Suivant les PyTHAGORICIENS, la Justice est la réciprocité on talion. Sur quoi Aristote observe que, dans la pratique, la réciprocité n’est pas toujours juste ; ce qui est vrai en certains cas, par exemple, dans la vengeance, où l’on rend injure pour injure, oculum pro oculo, dentem pro dente. Un autre défaut de la définition pythagoricienne est de s’arrêter à l’idée, et de ne pas arriver à la puissance, comme avait fait Moïse. ArisTore dit à son tour : « La Justice est cette qualité morale qui porte les hommes à faire des choses justes… Le juste est ce qui est conforme à la loi et à l’égalité. » La définition d’Aristote fait reparaître l’élément psycholoique, omis par l’école de Pythagore. Mais le Péripatétique va le tautologie eu tautologie quand, après avoir dit que la Justice est une disposition de la volonté à faire ce qui est juste, il définit le juste ce qui est conforme à la loi et à l’égalité. Pour comble d’obscurité, il remarque que l’égalité, dans la pratique, n’est pas elle-même toujours juste, non plus que la réciprocité; qu’il serait plus exact de dire la proportion. Par où l’on voit
u’Aristote n’était point arrivé à cette conception supérieure
u droit dans laquelle l’égalité, la réciprocité et la proportionnalité deviennent termes identiques. Quant à l’efficacité de la Justice, il n’y compte aucunement. Il dit en propres termes que la multitude ne s’abstient du mal que par la terreur ; que la science ne peut rien sur elle, ct que le tout dépend, en dernière analyse, d’une influence divine, sans laquelle l’éducation et la raison sont impuissantes. (Morale à Nicomaque, traduction de BARTHÉLEMY SAINT-HILATRE.)
Nous avous vu la définition romaine, d’après ULPIEN : Juslilia est constans ac perpetua voluntas suum cuique tribuere.
Elle généralise en deux mots, suum cuique, ce que la définition d’Aristote laissait dans le vague relativement au rapport juridique, tantôt égalitaire ou réciproque, et tantôt proportion al. En complétant la définition d’Ulpien par celle de Cicéron, — 93 —
Justitia est animi habitus, communi utilitäte comparatä, suam cuique tribuens dignitatem, on voit que par les mots suum cuigne, il faut entendre la dignité personnelle, jus ou dignitas.
Mais d’où vient cette volonté? Est-elle de l’essence de l’âme, déterminée à priori ou par des considérations extérieures? Cicéron dit bien que la Justice, en accordant à chacun sa dignité, réserve l’utilité commune. D’où il résulte que le devoir du citoyen se divise en deux, le soin de la dignité d’autrui, le soin de la chose publique. Lequel passe en première ligne? Cicéron ne s’explique pas : mais la religion romaine, non moins que l’esprit du patriciat, prouvent de reste que le sentiment de la dignité chez le Romain n’allait pas au delà de sa propre personne; que sa Justice était, si j’ose ainsi dire, incluse à son égoïsme, et n’atteignait le prochain que par des motifs d’intérèt ou de religion, qui n’avaient au fond rien d’impératif pour la volonté et rendaient la Justice boiteuse et précaire.
Plus naïf que le Romain, le BARBARE définit le droit la raison du plus fort. Regardez-y de près : cette définition brutale, dont Lafontaine nous a dès l’enfance appris à rire, n’est autre au fond que celle du préteur : Suum cuique. C’est l’affirmation de la prérogative personnelle, jus, manifestée par la force.
A la raison du plus fort s’oppose la raison du plus habile. Ulysse balance Ajax : Fortisque viri tulit arma disertus. C’est toujours l’affirmation de la dignité personnelle, manifestée par uneautre faculté, l’intelligence. Ces définitions ont cela de vrai, qu’elles placent énergiquement le siége de la Justice et du droit dans la personne humaine; elles marquent le point de départ de la science : elles font le premier pas, et s’arrêtent aussitôt.
Srinoza : Le Droit est la puissance que nous avons sur la nature, et qui est limité arbitrairement par l’État. — C’est fort au-dessous de la définition barbare : Le Droit, c’est la force.
Hosses et BexTHaM : Le Droit est l’inférét (jus) que nous avons à une chose. — Fort bien ; mais qui nous garantit la satisfaction de cet intérêt? Nous sommes intéressés à beaucoup de choses pour lesquelles le sentiment général nous déclare cependant sans droit : d’où vient cela? Ne serait-ce pas que le Droit implique quelque autre chose qui ne se trouve pas dans l’intérêt? Cette définition, qui a fait fortune en Angleterre, ruine la Justice, et ne laisse à sa place que le calcul et la licence.
Grorius : Le Droit est la faculle de faire tout ce qui nerend
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pas impossible l’état social. — C’est en effet un principe de législation, que tout ce qui n’est pas défendu par la loïest permis ; c’en est un autre que la Justice, si parfois elle froisse l’intérêt particulier, sert toujours l’intérêt général, communi utilitate comparat, dit Cicéron. Mais jamais législateur n’a prétendu que ce fût là toute la Justice. La définition de Grotius, purement négative, revient à celle de Spinoza : elle n’est pas même au niveau de celle des barbares.
Baye, à l’exemple d’Ulpien, fait de la Justice un sens propre à l’âme humaine, et soutient en conséquence qu’une société d’athées pourrait exister aussi bien et mieux qu’une société de fanatiques. Par là Bayle sépare l’élément moral de l’élément religieux; mais il ne creuse pas sa pensée et passe outre.
La philosophie du pix-HuITIÈME siècle a suivi Bayle : elle cherchele principe de la morale, la raison du droit et du devoir, daus la nature humaine, et indépendamment de la sanction divine. Elle est sur le chemin de la vérité, dont le temps seul pouvait amener la complète intelligence.
Gassenp, de même qu’Épicure, Hobbes, Bentham et autres, ramène la Justice à l’égoïsme; Mandeville, Helvétius, Saint-Lambert, toute l’école sensualiste se jette dans cette voie. Conséquence fatale où devait aboutir la définition individualiste du préteur : Suum cuique.
Wozr, cité par M. Renouvier : Agis toujours de telle sorte que ton action puisse être regardée comme comprise dans la séRIE des choses naturelles ordonnées par Dieu, et fravaille à faire entrer loi-même et autrui dans ces lois. — Cette maxime est précieuse en ce qu’elle indique d’une part que la Justice doit avoir un caractère, non point égoïste, mais social; de l’autre, en ce qu’elle pose le principe de la justification spontanée et du progrès. Elle pèche en ce qu’elle fait reparaître dans la Justice la notion de Dieu, qui en détruit la réalité.
Bercrer. Sa définition est celle de l’Église, irréprochable au point de vuereligieux : » Le Droit est ce que tout homme peut faire ou exiger des autres en vertu d’une loi. S’il n’y avait point de loi, il n’y aurait pas de Droit. Or, c’est la loi divine qui est le fondement, la règle et la mesure de mon droit.
La définition de M. BLor-LEQUESNE rentre dans la précédente : La Justice est antérieure et supérieure à la race humaine; c’est la raison de Dieu. — 95 —
Kaxr s’efforce de construire la morale, con me la géométrie ct la logique, sur une conception à priori en dehors de tout empirisme, et ne réussit pas. Son principe fondamental, le commandement absolu, ou impératif catégorique, de la Justice, est un fait d’expérience, dont sa métaphysique est fmpuissante à donner l’interprétation. Le Droit, dit-il, est l’accord de ma liberté avec la liberté de tous. De là sa maxime, imitée de Wolf: Agis en toute chose de manière que ton action puisse être prise pour règle générale. Le moindre défaut de ces propositions est, au lieu de définir la Justice, d’en poser le problème. Comment obtenir cet accord des libertés? En vertu de quel principe? D’où puis-je savoir que mon action peut ou non servir de règle générale? Et que m’importe qu’elle en serve? que me fait cette abstraction? Aussi Kant, prenant Dieu pour contre-fort de la Justice, par là même anéantit la Justice, et livre sou système.
KRAUsE et autres : Le Droit est la facullé d’exiger tout ce qui est nécessaire à l’accomplissement de ma destinée. — À merveille! voilà une définition qui pose nettement la prérogative individuelle, le jus de l’homme et du citoyen. Il n’y manque qu’une chose, c’est de savoir si à la faculté d’exiger, que me décerne Krause, répond chez mes semblables une disposition à obéir. Un autre défaut, non moins capital, existe dans cette définition : elle ne tient pas compte de la prérogative sociale, communi ulililate comparatà, qui dans certains cas exige le sacrifice de la personnalité. C’est du pur égoïsme,
Hit distingue entre le droit de nature et le droit 80cial. Le droit de nature est le droit de la force; le droit 80cial est le sacrifice de ce qu’il y a d’arbitraire et de violent dans le droit naturel : c’est la réalisation de la liberté, l’harmonie de l’intérêt privé avec l’intérêt général. Nous verrons ailleurs que la liberté, suivant Hégel comme suivant Spinoza, est zéro. Il reste donc que, le droit de nature étant la force, et l’homme ne pouvant pas vivre à l’état de nature, la force doit passer à la collectivité, ce qui fait, de la Justice ainsi que de la liberté, une délégation. Conclusion impie contre laquelle protestent, dans toutes les consciences, la liberté et la Justice.
LERMINIER : » La première notion du Droit se produit sous une forme négative et restrictive. L’homme rencontre des êtres qui lui ressemblent. Alors il conçoit qu’il a le devoir de respecter ceux qu’il appelle ses semblables, et qu’il a le droit d’en — 96 —
étre respeclé lui-même; qu’entre lui et eux il y a identité, et partant équation de droits et de devoirs. C’est pour l’homme la reconnaissance obligatoire, mais inactive, de sa propre liberté et de celle des autres. * (Philosophie du Droit.)
Cette définition du Droit est certainement une des meilleures. Le principe d’identité, source du respect, y est nettement posé, et tout mysticisme, éliminé. Malheureusement, ce respect, comme le dit Lerminier, est purement négatif et inactif : c’est de l’étonnement, c’est tout ce qu’on voudra; ce n’est pas l’effet d’une faculté positive, énergique, hors de laquelle point de Justice, point de salut. Laisse-moi, et je te laisserai : voilà ce qu’est le Droit posé par Lerminier. C’est le contraire de ce qu’Ajax dit à Ulysse dans Homère : Enlève-moi, ou que je t’enlève ! qui exprime si bien le droit de la force.
Pour suppléer à cette inactivité du Droit, Lerminier fait intervenir un nouveau principe, le principe de sociabilité, qui rapproche les hommes et les fait passer de l’inertie juridique à la solidarité politique et sociale. C’est retomber, par la traverse des affections animales, inférieures à la Justice, dans l’inconvénient du transcendantalisme. La sociabilité de l’homme reçoit de la Justice sa forme et son caractère ; comment pourrait-elle la créer? Lt si elle ne la crée pas, comment cette Justice inerte, même soutenue de l’intérêt général, pourrait-elle tenir contre les réclamations de l’égoïsme? Si la Justice n’existe pas tout entière, à priori, dans le cœur de l’homme, elle n’est rien : ni la religion, ni la société, ni l’État ne lui sauraient donner l’énergie, et nous tombons en défaillance.
Jus Simon : Le Droit est la faculté de faire ce que prescrit le Devoir ; ou plus simplement, le Droit c’est le Devoir. — Et qu’est-ce que le Devoir? — La volonté de Dieu en toutes choses, répond M. Jules Simon. On n’est pas plus orthodoxe. Au reste, il est juste de dire que M. Simon a parfaitement compris que son système détruit la Justice. La Justice pour lui existe pas : c’est un sentiment complexe, amour de Dieu, amour du prochain, amour de soi-même, que soutient l’espérance théologale des récompenses éternelles.
Oupor : Après avoir défini le Droit Direction de la Liberté par l’intelligence; puis l’avoir subordonné au Devoir, qu’il définit à son tour : Idée de la direction à donner à la Liberté afin d’arriver à un but dont la perspective lui est montrée — 97 —
comme cause impulsive ou finale, M. Oudot complète sa théorie en définissant la Justice : Accord de l’amour de Diou et du prochain avec une certaine défiance de l’amour de soi-même. IL est assez difficile de se retrouver dans toutes ces directions, ces accords et ces défiances. Mais il est clair que pour M. Oudot, comme pour M. Jules Simon, Droit et Devoir se confondent avec les idées de besoin, d’instinct, de subordination, c’est-àdire n’ont pas de réalité propre et sui generis ; que la Justice se confond à son tour avec les affections ordinaires de l’âme, bienveillance, sympathie, amour, sociabilité, qui nous sont communesavec les bêtes; qu’elle n’a pas plus de réalité propre que le Droit; qu’enfin ce Droit, ce Devoir, cette Justice étant subordonnés à une sanction surhumaine, qui seule fait de nos besoins, instincts et amours, en certains cas, une chose commandée, et par là nous suggère l’idée de la Justice et du Droit, on peut tenir cette idée, en dehors de la théologie, pour un préjugé de l’entendement, une présomption de l’orgueil et une injure à la Divinité. Théorie de la chute : produit le plus clair de l’école Normale et de l’école de Droit. Qu’on dise après cela que nous sommes en progrès |
É. De Grrarix : Il n’y a qu’un seul Droit au monde, le Droit du plus fort. Le Droit, c’est donc la force. Or, la force est de deux espèces : la force matérielle et la force intellectuelle. La force matérielle, voilà le droit barbare ; la force intellectuelle, voilà le droit civilisé. Changez donc, transformez la force matérielle en force intellectuelle, et vous arriverez à cette formule supérieure : Raisonner, c’est le droit.
Là-dessus M. de Girardin rompt des lances pour prouver l’excellence du régime du raisonnement sur celui de la force. Ce qui en ressort de plus clair est que M. de Girardin proteste
© contre le droit du plus fort ; qu’il le trouve détestable, inique ; qu’il a en horreur les héros et les brigands, et qu’au lieu de combattre il demande à parlementer. Certes M. de Girardin a raison de se fier à son esprit plus qu’à ses muscles; mais si je suis le plus fort, pourquoi veut-il que je l’écoute?.… Tout ce qu’il peut dire à ce sujet suppose un principe nouveau, autre que la force matérielle et la force intellectuelle, en vertu duquel il me rappelle de la lutte à la raison. Ce principe, il l’entrevoit et le nomme : Le Droit, dit-il, est T’inviolabilité humaine. Mais à l’instant il se rétracte, il nie la Justice obligatoire, qui n’est autre que le sentiment de cette inviolabilité ; il n’admet, quant à lui, que la Justice réciproque. Réciprocité, réciprocité, Voilà ce qu’il lui faut. Mais la réciprocité, principe théorique des opérations de crédit et d’assurances, n’est toujours qu’un rapport, une formule, une abstraction, qui n’implique nulle ment en elle-même que la volonté doive s’y soumettre. La réciprocité, en un mot, bien qu’elle soit la forme de la Justice, n’en est pas l’énergie. Elle manque de réalité.
M. de Lourpouerx, adversaire de M. de Girardin, donne à son tour la définition suivante : Le Droit est la ligne la plus courte qui va de la raison de Dieu à la raison de l’homme. Formule imitée de Cicéron : Lu première loi est la droite raison de Dieu. Ce qui se réduit à dire, en écartant l’image de la ligne droite et la mention de l’Être suprême, que le Droit est ln droite raison, ou, en autres termes, que raisonner c’est le Droit, comme l’avait avancé M. de Girardin. Mais il était écrit, dans la raison divine sans doute, que ces deux messieurs, bataillant devant le public, ne pouvaient ni ne devaient s’entendre (M).
XXXVI
Résumons en quelques lignes toute cette étude.
Le point de départ de la Justice est le sentiment de la dignité personnelle.
Devant le semblable ce sentiment se généralise et devient le sentiment de la dignité humaine, qu’il est de la nature de l’être raisonnable d’éprouver en la personne d’autrui, ami ou ennemi, comme dans la sienne propre.
C’est par là que la Justice se distingue de l’amour et de tous les sentiments d’affection, qu’elle est gratuite, antithèse de l’égoïsme, et qu’elle exerce sur nous une contrainte qui prime tous les autres sentiments.
C’est pour cela aussi que chez l’homme primitif, en qui la dignité est brutale et la personnalité absorbante, la Justice prend la forme d’un commandement surnaturel et s’appuie sur la religion.
Mais bientôt, sous l’influence de cet auxiliaire, la Justice se détériore ; contrairement à sa formule, elle devient aristocratique, et arrive dans le christianisme jusqu’à la dégradation de l’humanité. Le respect prétendu de Dieu bannit de partout le respect de l’homme ; et, le respect de l’homme anéanti, la Justice succombe, et la société avec elle.
Vient alors la Révolution, qui ouvre pour l’humanité un âge nouveau. Par elle la Justice, vaguement connue dans la période antérieure, suivie d’instinct, paraît dans la pureté et la plénitude de son idée.
La Justice est absolue, immuable, non susceptible de plus ou de moins. Elle est le mètre inviolable de tous les actes humains.
Supposez une société où la Justice soit primée, de si peu que ce soit, par un autre principe, la religion par exemple ; ou bien dans laquelle tels individus jouissent d’une considération, de si peu qu’on voudra, supérieure à celle des autres : je dis que, la Justice étant virtuellement annulée, il est inévitable que tôt ou tard la société périsse. Si faible que soit la prééminence de la foi et de la féodalité, le jour arrivera où le supérieur exigera le sacrifice de l’inférieur, où par conséquent l’inférieur se révoltera : telle est l’histoire de l’humanité, telle est la Révolution.
Cette évolution de l’idée juridique, dans l’esprit qui la conçoit et dans l’histoire qui la représente, est fatale. S’il existe des créatures raisonnables dans Jupiter, Vénus ou Mars, ces créatures, en vertu de l’identité de leur raison, ont la même notion du Droit que celle qui régit notre humanité.
Et si ces mêmes créatures, avant d’arriver à la pleine et pure notion du Droit, ont dû, comme nous, par la loi de leur organisme et la constitution de leur intelligence, traverser une période préparatoire, pendant laquelle la Justice aura été observée comme un ordre souverain, leur religion, subalternisant la Justice, prononçant en conséquence l’indignité du sujet juridique, doit avoir subi les mêmes phases que la nôtre, et sa dernière formule aura été le christianisme. Le christianisme, comme la Justice, est inhérent à toutes les humanités de l’univers. Soumises à la loi du progrès elles doivent, selon l’activité de leur nature, subir plus ou moins longtemps les oscillations de la foi et de la raison, de la liberté et du despotisme, obtenir leur affranchissement par la même Révolution.
La Révolution a passé sur nous comme un torrent. Son histoire n’est pas faite, sa profession de foi est encore à écrire ; ses amis depuis cinquante ans lui ont fait plus de mal par leur ineptie que ses adversaires. Et pourtant, malgré l’infidélité de ses annalistes, malgré la pauvreté de son enseignement, la Révolution, par la seule vertu de son nom, plus puissant que celui de Jéhovah, entraîne tout. Depuis la prise de la Bastille il ne s’est pas rencontré de pouvoir en France qui ait osé la nier en face, et se poser franchement en contre-révolution. Tous l’ont trahie cependant, même celui de la Terreur, même Robespierre, et surtout Robespierre…. Devant la Révolution l’Église elle-même est forcée de se voiler le visage et de cacher son chagrin. Oseriez-vous, Monseigneur, vous et tout l’épiscopat français, rendre un décret d’abrogation des droits de l’homme et du citoyen ? Je vous en défie.
Il est écrit : Tu ne manqueras pas au respect de ton frère, Turpitudinem fratris tui non revelabis. La voilà, cette loi du respect, principe de toute Justice et de toute morale : vous la trouverez inculquée en vingt endroits du Pentateuque. Moïse a parlé comme l’idolâtre ; le consentement de toute l’antiquité est contre vous. C’est à ce tribunal de la conscience universelle que je vous ajourne, vous et toute l’Église ; à ce tribunal incorruptible, dont vous ne pouvez accepter la juridiction ni la récuser sans vous perdre.
XXXV.— Résumons en quelques lignes toute cette étude.
Le point de départ de la Justice est le sentiment de la dignité personnelle.
Devantle semblable ce sentiment se généralise et devient le sentiment de la dignité humaine, qu’il est de la nature de l’être raisonnable d’éprouver en la personne d’autrui, ami ou ennemi, comme dans la sienne propre.
C’est par là que la Justice se distingue de l’amour et de tous les sentiments d’affection, qu’elle est gratuite, “ntithèse del’égoïsme, et qu’elle exerce sur nous une contrainte qui prime tous les autres sentiments.
C’est pour cela aussi que chez l’homme primitif, en qui la dignité est brutale et la personnalité absorbante, la Justice prend la forme d’un commandement surnaturel et s’appuie sur la religion.
Mais bientôt, sous l’influence de cet auxiliaire, la Justice se détériore; contrairement à sa formule, elle devient aristocratique, se méconnaît dans la plèbe, et arrive dans — 99 —
le christianisme jusqu’à la dégradation de l’humanité. Le respect prétendu de Dieu bannit de partout le respect de l’homme; et, le respect de l’homme anéanti, la Justice succombe, et la société avec elle.
Vient alors la Révolution, qui ouvre pour l’humanité un âge nouveau. Par elle la Justice, vaguement connue dans la période antérieure, pratiquée d’instinct, paraît dans la pureté et la plénitude de son idée.
La Justice est absolue, immuable, non susceptible de plus ou de moins, elle est le mètre inviolable de tous les actes humains.
Supposez une société où la Justice soit primée, de si peu que ce soit, par un autre principe, la religion par exemple; ou bien dans laquelle tels individus jouissent d’une considération, de si peu que l’on voudra supérieure à celle des autres : je dis que, la Justice étant virtuellement annulée, il est inévitable que tôt ou tard la société périsse. Si faible que soit la prééminence de la foi ou de la féodalité, le jour arrivera où le supérieur exigera le sacrifice de l’inférieur, où par conséquent l’inférieur se révoltera : telle est l’histoire de l’humanité, telle est la Révolution.
Cette évolution de l’idée ‘uridique, dans l’esprit qui la conçoit et dans l’histoire qui la représente, est fatale. S’il existe des créatures raisonnables dans Jupiter, Vénus ou Mars, ces créatures, en vertu de l’identité de la raison, ontla même notion du droit que nous.
Et si ces mêmes créatures, avant d’arriver à la pleine et pure notion du droit, ont dû, comme nous, par la constitution de leur intelligence, traverser une période préparatoire pendant laquelle la Justice aura été observée comme un ordre souverain, il s’ensuit encore que leur religion, subalternisant la Justice, prononçant l’indignité du sujet juridique, doit avoir subi les mêmes phases que la nôtre, et que sa dernière forme aura été le christianisme. Le chrislianisme, comme la Justice, est inhérent à toutes les — 100 —
humanités de l’univers. Soumises à la loi du progrès elles doivent, selon l’activité de leur nature, subir plus ou moins longtemps les oscillations de la foi et de la raison, de la liberté et du despotisme, obtenir leur affranchissement par la même Révolution.
La Révolution a passé sur nous comme un torrent. Son histoire n’est pas faite, sa profession de foi est encore à écrire; ses amis depuis cinquante ans lui ont fait plus de mal par leur ineptie que ses adversaires. Et pourtant, malgré l’infidélité de ses annalistes, malgré la pauvreté de son enseignement, la Révolution, par la seule vertu de son nom plus puissant que celui de Jéhovah, entraîne tout. Depuis la prise de la Bastille il ne s’est pas rencontré de pouvoir en France qui ait osé la nier en face, et se poser franchement en contre-révolution. Tous l’ont trahie cependant, même celui de la Terreur, même Robespierre, et surtout Robespierre. Devant la Révolution l’Église elle-même est forcée de se voiler le visage et de cacher son chagrin. Oseriezvous, Monseigneur, vous et tout l’épiscopat français, rendre un décret d’abrogation des droits de l’homme et du citoyen? Je vous en défie.
Il est écrit : Tu nemanqueras pas au respect de ton frère, Turpitudinem fratris tui non revelabis. La voilà, cette loi du respect, principe de toute Justice et de toute morale : vous la trouverez exprimée en vingt endroits du Pentateuque. Moïse a parlé comme l’idolätre; le consentement de toute l’antiquité est contre vous. C’est à ce tribunal de la conscience universelle que je vous ajourne, vous et toute l’Église; à ce tribunal incorruptible, dont vous ne pouvez accepter la juridiction ni la récuser, sans vous perdre.
APPENDICE.
NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.
Note (a), page 5.
Principe de la dignité personnelle, — L’objet de cette étude a été de démontrer que la Justice naît en nous du sentiment de notre dignité; qu’elle est la même chose que cette dignité, en sorte que, soit qu’il s’agisse du prochain ou de nous-mêmes, Justice et dignité sont en nous identiques, adéquates et solidaires. En sorte que la maxime suivante peut être prise pour un axiome de morale et de droit : Tout outrage à la diguité personnelle est une violation de la Justice, et vice versâ.
Le principe de la dignité personnelle est celui que M. Cousin donne à la morale : » être libre, reste libre, » dit le chef de l’école éclectique. Or, qu’est-ce que la liberté, au point de vue de la raison pratique, et dans la philosophie de M. Cousin? L’intégrité de la personne, des facultés, et par-dessus tout des mœurs. La possession de soi-même, par l’intégrité des mœurs et l’équilibre des passions et des facultés, ce que nous avons appelé dignité, voilà la liberté.
À un autre point de vue, celui de la sociabilité, le principe de la dignité personnelle et de son identité avec la Justice, est encore la base et la dominante de la morale contemporaine.
« Le sentiment qui me domine, dit un écrivain de la même nuance que M. Cousin, M. Alexis de Tocqueville, quand je me trouve en présence d’une créature humaine, si humble que soit sa condition, est celui de l’égalité originelle de l’espèce; et dès lors je me préoccupe encore moins peut-être de lui plaire ou de la servir, que de ne pas offenser sa dignité, »
Le respect de la dignité personnelle est la mesure de toutes les libertés publiques. M. Guizot dit, dans les Mémoires de mon temps : « On n’élève pas les âmes sans les affranchir, » La réciproque est vraie.
Comment, dira-t-on, des écrivains tels que MM. Cousin, Alexis de Tocqueville et Guizot n’ont-ils pas déduit d’un principe qui leur est cher toute la morale humaine, tout le droit révolutionnaire, abstraction faite de toute croyance religieuse?
Nous ne nous chargeons pas d’expliquer les inconséquences des autres : nous répondrons, seulement pour nous-mêmes, que l’incompatibilité absolue entre les lois de la morale et les dogmes de la religion n’avait jamais été jusqu’à présent révoquée en doute; qu’ensuite la religion, en tant qu’aspiration vers l’absolu, ne pouvant jamais être entièrement détruite, on lui supposait, dans les mœurs, toujours la même nécessité, la même intensité, la même influence; on ne se demandait pas si son action était purement transitoire ; si, à partir d’un certain moment, elle devait décroître en raison même du progrès de la Justice. C’est du reste le caractère de la philosophie éclectique, comme de la politique conservatrice, de maintenir tous les principes, toutes les spontanéités, toutes les forces de l’humanité, sans se préoccuper de leur accord, pas plus que de leur procès ou de leur recul.
Le respect de la dignité personnelle est le principe de toutes les vertus sociales que les moralistes distinguent ordinairement de la Justice, et qui n’en sont que des formes variées : l’affabilité, la politesse, la tolérance, la charité.
« On déshonore la Justice, dit F’énelon, quand on n’y joint pas la douceur et la condescendance : c’est faire mal le bien. »
Le principe de la dignité personnelle apparaît enfin comme sanction de la Justice, en ce qu’il nous rend supérieurs à l’iniquité des autres : « Tu supportes des injustices, dit Pythagore : console-toi; le malheur est d’en faire. » Le stoïcisme n’a rien de plus beau : il est là tout entier.
Si l’offense à la dignité des personnes est une atteinte à la Justice, l’offense faite à la dignité d’un peuple est la snbversion de toute justice : c’est pourquoi le despotisme, la tyrannie, l’inquisition policière ou sacerdotale sont des agents de corruption et de mort.
Un corollaire de ce principe est que le tyran ne peut jamais être juste, et qu’on ne peut dire d’un despote que c’est un bon roi. Le gouvernement personnel, avoué ou subreptice, le despotisme et la tyrannie, sont un outrage à la dignité nationale.
Un second corollaire est que, dans une société, l’autorité est adéquate à la Justice, attendu qu’il ne peut pas y avoir dans l’état de dignité supérieure à la diguité nationale, et que la dignité nationale est la Justice même.
Note (B), page 18.
Origine de la religion. — Tout ce que nous disons ici sur le sens et l’origine de la religion, et sur la conception de la spiritualité divine, est confirmé par le savant professeur de Strasbourg, F.-G. Bergmann :
« L’homme est porté à la religion, d’abord par le sentiment invincible qu’il a à son insuffisance physique pour se protéger lui-même contre 1rs forces ennemies et inexorables de la nature, et contre les hasards et les accidents dela vie; ensuite par le sentiment de sa faiblesse intellectuelle, pour comprendre la réalité, la vie et le monde, dans leur essence et dans leurs causes; enfin par le sentiment de son impuissance morale pour satisfaire à la loi de Justice qui s’annonce impérieusement dans sa conscience. Il éprouve donc le besoin de s’appuyer sur quelque Être qui soit physiquement plus puissant que lui-même, qui soit laclef de voûte de son système plus ou moins scientifique, et qui soit enfin la sanction de sa conscience morale. » (Les Gètes, ou La filiation généalogique des Scythes aux Gètes et des Gètes aux Germuins et aux Scandinaves, p. 152.)
Voilà, dit Bergmann, comment procède l’humanité primitive, l’homme enfant. Le premier sentiment qu’il éprouve, au moment où il s’éveille sur la terre, est celui de sa faiblesse physique, intellectuelle et morale. Il triomphera, avec le temps, de la première par son industrie; de la seconde par la philosophie, la science, l’observation infatigable; de la troisième par la discipline, par la société, par le maintien de sa dignité, et par la félicité que donne la vertu. Jusque-là il cherche son appui dans un être supérieur : de quelle nature sera cet être?
« Dans l’origine, continue Bergmann, on ne concevait un dieu, objet de la nature physique, autrement que comme un être vivant (ζώον animal), doué d’une puissance surhumaine, et ayant précisément la forme qu’on lui voyait dans la nature. Le premier objet qui fut ainsi revêtu par les premiers peuples de la divinité fut le ciel, dont l’éclat frappait sans cesse leurs regards, attirait leur attention, la nuit comme le jour, par ses phénomènes merveilleux et sublimes, et leur inspirait par ses influences bienfaisantes l’idée et le respect religieux d’un être surhumain, puissant, et généralement bienveillant. Comme le ciel n’avait pas de figure humaine, on ne put le concevoir d’abord que comme un animal gigantesque, comme un dieu zoomorphe… De son attribut caractéristique, qui est la lumière, il fut nommé Tüvus, le brillant, le même que Ziu, Zeus, Dius, Djou-piter, etc.
« La conception première de la divinité fut donc purement zoomorphique. Puis elle devint, par élimination, anthropomorphique, et enfin purement spiritualiste. » (Ibid., p. 154.)
Bergmann cite ensuite à l’appui de sa théorie une multitude d’étymologies dont voici quelques-unes : Gott, nom de Dieu en allemand, le Bon; — Bog, en slave, le vénérable; — Bacchos, du sanscrit paka, le respectable, même signification que Bog; — Moloch, le roi; — Baal, le maître; — Adonaï, le seigneur ; — les Azes, dans la langue des Scandinaves, soutiens, protecteurs. — La signification communément donnée au nom de Jéhovah, Celui qui est, selon nous est fausse : ce mot signifie le Puissant ou le Fort ; dans quelques passages il est appelé le fort d’Israël. Dans les Psaumes, il est sans cesse invoqué comme appui : Jéhovah est ma forteresse, Dominus arx mea. La plus intéressante de toutes ces étymologies du nom de Dieu est celle d’Ormuzd, le dieu des mages, en langue zende, Ahuro-maz-daô, Soleil beaucoup brillant, ou mieux, beaucoup sachant. Dieu, le Soleil, est la source de toute lumière, par conséquent de tout savoir : il est, comme dit Bergmann, la clefde voûte du système scientifique de l’homme, ce que nous disons précisément aujourd’hui de la Justice.
Quelle que soit du reste la conception de l’Être suprême, zoomorphique ou anthropomorphique, il est pour l’adorateur le sujet d’inhérence de la force, de ln science et de la Justice : c’est ainsi qu’il devient le garant de la foi publique et des contrats, l’auteur et le sanctionnateur du Droit.
« Le rapport mythologique qui existait anciennement entre le dieu Soleil et la Justice a laissé des traces dans les usages judiciaires des Scandinaves et des Germains. D’après ces usages, la justice ne pouvait être rendue que pendant que le Soleil était en course dans le ciel. Le juge siégeant au tribunal devait avoir la face tournée au Soleil, cette source de lumière, de pureté et de justice. Le bouclier, on la targe, symbole du Soleil (Targitavus) et de la royauté, était suspendu audessus du siége du chef du jury; de sorte que aller à la targe pouvait signifier, chez les Germains et les Scandinaves, aller à l’assemblée judiciaire. Ensuite le tribunal siégeait aux grandes époques de l’année, c’est-à-dire aux grandes fêtes religieuses ; et l’on profitait du grand concours d’hommes qui avait lieu lors de ces assemblées religieuses et judiciaires pour faire également le commerce, sous la protection de la justice. L’endroit, tout autour ou tout près du lieu où se tenait Le tribunal, se transformait done chaque fois en un champ de foire; et de même qu’au moyen âge chrétien le nom de la messe, ou de l’acte religieux par lequel s’ouvrait la fête religieuse, devint le nom même pour désigner la foire (all. messe, foire), de même, chez les peuples d’origine géto-gothe, le mot de targe prit aussi la signification de marché (Suéd. {org n. marché; espagnol, trueco). De ce nom les Goths d’Espagne ont formé le verbe trocar, d’où vient le français troquer. » (Ibid., p. 200.)
Note (c), page 19.
Réalisation de la concept divin. — Cette question est une de celles sur lesquelles il importe d’appeler avec le plus de iorce l’attention da peuple. Sous les noms de déisme, panthéisme, religion naturelle, etc., une abominable superstition se trame, à la honte du siècle, et pour la perte de la raison et de la liberté. Ceux qui y travaillent avec le plus de zèle ne paraissent pas se douter encore du résultat de leurs efforts; ils ne voient pas qu’après avoir éliminé le dieu vivant, réel, positif de la Genèse et du Sinaï, le dieu d’Adam, de Noé, d’Abraham, de Moïse et des prophètes ; le dieu incarné en Jésus-Christ, toujours présent par son esprit dans l’Église, et qui se donne en nourriture dans l’eucharistie, ils préparent, avec leur déisme, une réalisation ou incarnation & l’Être suprême cent fois plus monstrueuse. Ici, les faits parlent plus haut que toutes les dénégations : nous n’avons besoin, pour prouver notre dire, que de montrer comment ils s’engendrent.
L’idée de Dieu pur esprit, gouvernant le monde par les seules lois de la nature et sans autre intervention de sa sagesse et de sa puissance, sans manifestations spéciales, sans miracles, sans communication interne ou externe avec l’homme ; cette idée, qui est celle du déisme pur, peut se maintenir tant que le dieu reste à l’état de notion philosophique, d’hypothèse cosmique, de donnée esthétique ou morale, n’ayant de vie que dans les livres et dans l’école.
Mais le jour où ce dieu entre dans la pratique de l’humanité, il tend à se réaliser, à se manifester par des signes sensibles, à prendre corps, âme, visage et caractère ; à se communiquer à certains élus, finalement à se constituer un culte et un sacerdoce. Ce mouvement de réalisation est fatal : le contraire impliquerait contradiction. On ne pratique pas Dieu sans le réaliser, de même qu’en politique, on n’affirme pas l’absolutisme de l’état sans créer un despote. C’est ainsi que se sont formées toutes les religions, toutes les théologies, toutes les mythologies et toutes les églises. C’est ainsi que le christianisme, après avoir d’abord réduit le mosaïsme pharisaïque et pontifical à son expression la plus simple, en se posant lui-même comme un monothéisme sans temple, sans sacrifice, sans sacerdoce, presque sans dogmes, s’est développé ensuite, per la nécessité de sa pratique, en une théologie, c’est-à-dire en une réalisation sans fin de la Divinité. La civilisation ne vit pas plus de fictions religieuses que de fictions légales : elle cherche en tout le vrai, c’est-à-dire le réel et le positif. Posez l’idée de Dieu en tête de la constitution; bientôt le peuple voudra le voir ce Dieu ; il entrera en communication avec lui, il lui donnera des prophètes, des apôtres, un Christ.
N’avons-nous pas eu, depuis 89, la déesse Raison, le messie Robespierre avec sa prophétesse Catherine Théot, le Mapa, et tant d’autres? M. Enfantin n’a-t-il pas fait adorer son androgynie? Napoléon Ier n’était-il pas en train de passer demi-dieu, quand les désastres de Russie vinrent mettre fin à son apothéose? Les Mormons ne recommencent-ils pas, en ce moment, à la face de l’Amérique, les merveilles bibliques, ce qu’avait déjà tenté de faire, au xvre siècle, le fanatique Jean de Leyde? Le mesmérisme, les tables tournantes, les esprits frappeurs, les escargots sympathiques, ne sont-ils pas prêts à livrer à la vieille Europe une religion et un dieu? On m’attend que la commande. Le catholicisme lui-même ne redouble-t-il pas ses prestiges?
Eh! quel temps fut jamais plus fertile en miracles?
Comme le mosaïsme à ses derniers moments, n’a-t-il pas déjà ses abréviateurs, ses simplificateurs, ses gnostiques ? N’at-on pas prononcé le nom de néo-christianisme ? Toute la cohue philosophique ’est-elle pas à l’œuvre pour en recueillir les débris? L’un s’empare de l’idée de Dieu, et en fait un théisme pur ou religion naturelle. L’autre prend pour lui la Triade; un troisième recueille le dogme de la prévarication originelle; tous aflirment la Providence, l’imbécillité humaine, la nécessité d’une réparation. On ne s’accorde pas sur la vie future : ceuxci en font un cercle d’existences à travers les mondes, ceux-là une métempsycose. Cependant il faut croire que la nouvelle religion n’est pas près de se constituer. Chaque jour apporte à ce grand œuvre de nouvelles données. Parmi les étranges maçons de cette incompréhensible Babel, quelques-uns, tout en affirmant la distinction des substances et la nécessité d’une vie ultérieure pour remplir les desiderata de celle-ci, nient, de toute l’énergie de leur foi, l’existence d’un Être suprême; les autres, se plaçant au point de vue diamétralement opposé, reviennent au polythéisme, à leurs yeux bien plus raisonnable, plus vivant, plus fécond, plus idéal que le monothéisme, bien plus aisé surtout à concilier avec les conditions de la science.
Quelle est cependant la pensée commune de tous ces seciaires réalisateurs, que l’on pourrait appeler, non plus l’incrément, jovis incrementum, mais l’arrière-faix de la divinité, s’ils w’inspiraient encore plus de pitié que de dégoût?
Cette pensée, c’est qu’il faut une religion au peuple; c’est que le peuple n’a par lui-même ni conscience ni raison, n0n est in eo sanilas, et qu’il serait ingouvernable, si on ne le dominait par la terreur des dieux et les compensations rémunératoires ou pénales de la vie future.
Veillez donc sur vous, gens du peuple! Ne vous laissez point entraîner à ces religions insolentes, dont le premier et le dernier mot est de vous déshonorer dogmatiquement, afin de — 108 —
vous exploiter ensuite pieusement. Souvenez-vous, matin et soir, que la gloire de l’homme sur la terre est de sufiire; que vous possédez en vous mêmes toutes les conditions de vertu et de félicité; et que votre première loi est de garder votre âme et de ne vous incliner devant aucune divinité ni du ciel, ni de la terre, ni de l’enfer.
Note (D), page 34.
Séparation de la religion et de la morale chez les anciens. — Il y a peu d’idées, en matière de philosophie, de littérature et de morale, qui ne soient pour ainsi dire aussi vieilles que l’humanité même. Un écrivain contemporain, M. Demogeot, Histoire de la littérature, a observé que les anciens avaient déjà posé le principe de la morale sans la religion. Mais cette théorie n’eut pas de suite. La Grèce ne fit que préluder à la philosophie. A partir d’Alexandre, le monde, plus il avance, moins il paraît capable de se passer du secours
le la religion ; et comme l’idée n’a véritablement de nouveauté qu’au moment où pour la première fois elle se réalise, on peut et l’on doit dire que la séparation de la foi et de la morale a fait son entrée dans le monde avec la Révolution française.
Note (E), page 37.
Opinion de Sénèque, sur la Révélation. — La pensée de Sénèque, telle qu’elle se trouve présentée dans le texte, peut paraître outrée. Il dit au même endroit : Quid aliud est natura quam Deus? La nature, qu’est-elle autre chose que Dieu? Mais il y aurait fort à faire, s’il fallait concilier toutes les idées qui tombent de la plume de Sénèque. C’est une espèce d’éclectique, un esprit onvert à toutes les nouvelles idées ; tantôt théiste, et tantôt panthéiste, mystique et raisonneur, conservateur des traditions et apôtre de la révolution, un homme dont la parole est l’écho de la pensée universelle, encore confuse et contradictoire, beaucoup plus que de la sienne propre. C’est ainsi qu’après avoir exprimé cette idée, rapportée plus bas (page 54) : « Obéir à Dieu, c’est la liberté; » — et cette autre : « Une si grande chose que la vertu ne peut subsister sans le secours de Dieu, » il dit: : Me demandez-vous en quoi consiste cette absolue liberté? A ne craindre ni les hommes, ni les dieux. Quœris que sit ista absoluta libertas? Non homines timere, non Deos. Pensée qui peut encore s’expliquer au sens religieux.
Note (F), page 39.
Monothéisme. — Il est assez ordinaire aujourd’hui, parmi les écrivains mêmes qui n’admettent aucune religion, de faire du monothéisme une prérogative des penples sémitiques, et de son établissement dans le monde civilisé, une sorte de mission humanitaire de la race d’Israël. Tout cela supposerait que la conception monothéiste est plus rationnelle, plus approchant de la vérité, plus digne des nations civilisées, plus morale, plus sociale, enfin, que la conception polythéiste, qui distingue, dit-on, les peuples indo-germaniques.
Il y a, dans ces diverses assertions, à peu près autant d’erreurs que de mots.
D’abord, il est impossible de prouver, par aucun monument, que le monothéisme soit plus naturel aux peuples sémitiques qu’aux peuples iaphétiques, ou, ce qui revient au même, qu’il ait pris naissance et se soit développé chez les premiers, qui l’auraient ensuite révélé aux seconds, Le contraire serait plutôt la vérité.
Dans les temps reculés, le polythéisme est partout, en Égypte, en Arabie, en Palestine. Le monothéisme ne se montre pas moins fréquent, si par monothéisme on entend l’adoration, chez un peuple, d’une divinité spéciale, à l’exclusion de toutes les autres.
Le polythéisme se trouve jusque dans le Décalogue. Lorsque Jéhovah dit aux Hébreux par la bouche de Moïse: Vous n’aurez pas d’autres dieux, en ma présence, il ne nie pas l’existence de ces dieux, il prétend seulement jouir, à leur exclusion, du culte d’Israël. C’est en ce sens que l’entendaient les Israélites eux- mêmes, comme on peut le voir par un passage du livre des Juge: où Jephté, s’adressant au roi des Ammonites, revendique au nom de Jéhovah la propriété du territoire de Canaan, au même titre que les Ammonites revendiquaient la propriété de leur pays au nom de leur dieu Chamos. Dans d’autres passages de la Bible, Jéhovah est mis sur la même ligne que les autres dieux, ce qui, je le répète, implique un polythéisme au moins théorique, sinon pratique, chaque nation étant censée servir, d’une façon particulière, le dieu qu’elle avait choisi pour protecteur. La même chose a lieu dans les villes grecques : chacune, à l’origine, a son dieu ou sa déesse nationale; Pallas ou Minerve règne à Athènes, Vénus à Sparte, Junon à Samos, Diane à Éphèse, Jupiter à Dodone, Apollon à Delphes, etc., comme Jéhovah à Jérusalem, Astarté à Sidon, Chamos chez les Ammonites, Moloch chezles Moabites, Baal, Mammon, Beelzébub, etc., dans d’autres localités. Voilà le polythéisme et le monothéisme combinés ensemble : sous ce rapport, je le répète, il n’y a pas de différence entre les fils de Japhet et ceux de Sem. La pluralité des dieux, élohim, est tellement familière à la langue hébraïque, que ce pluriel se construit continuellement avec un nom propre singulier : Jéhovah mes dieux ; Chamos tes dieux ; comme si les noms de Jéhovah, Chamos, etc., indiquaient une collectivité divine, de même que ceux d’Israël, Ammon, Moab, etc., indiquent une collectivité humaine. Puis, les tribus et les villes se rapprochant, formant des alliances, les dieux semblent pactiser à leur tour : Israël sacrifie aux dieux de ses voisins, qui de leur côté envoient des offrandes à Jéhovah. C’est ce que la Bible traite de fornication. Les villes grecques en usent de même; la promiscuité est partout : voilà le polythéisme.
En second lieu, si l’on ne peut dire que le monothéisme ait surgi et se soit développé, comme un produit indigène, parmi les Sémites, tandis que le polythéisme régnait parmi les races indo-germaniques, il n’est pas plus vrai que les Juifs aient été chargés, par une sorte de mission providentielle, de propager cette croyance dans le monde. Tout ceia est une illusion d’histoire, causée par la détermination qu’a reçue, au moment décisif de sa divulgation, le monothéisme.
Le dogme de l’unité de Dieu, en tant que principe de religion, est le produit d’une élimination qui s’est opérée naturellement, lentement, chez tous les peuples, bien moins par la méditation philosophique que par les révolutions politiques des états. La conquête entraînant, sinon l’abrogation totale du culte du peuple vaincu, au moinsla snprématie de celui du peuple vainqueur, une foule de divinités sont rentrées dans le néant, par cela seul que les cités qu’elles protégeaient avaient été incorporées dans d’autres états. Jéhovah était perdu, comme Moluch, Chamos, Tartac, et tant d’autres, si le sacerdoce juif n’avait réussi à obtenir de Cyrus, après la prise de Babylone, un édit de restauration de la nationalité judaique. Rétablir la nation, rebâtir le Temple, c’était tout un. Cela parut si extraordinaire, c’était une chose tellement inouïe de voir un peuple, un dieu, sortir pour ainsi dire du tombeau et revivre d’une vie nouvelle, queles Juifsse crurent dès lors invincibles, et se mirent à espérer pour leur Jéhovah et pour eux-mêmes des destinées pareilles à celles des empires d’Assyrie et de Perse. Toutes les nations, disaient les prophètes, devaient venir adorer à Jérusalem, comme elles étaient allées à Babylone : c’est ce qu’expriment les titres honorifiques donnés à Jéhovah de Dieu des dieux, Seigneur des Seigneurs, Dieu des armées, A qui nul d’entre les dieux n’est comparable. C’est toujours du polythéisme, non plus, il est vrai, un polythéisme démocratique comme autrefois, lorsque les dieux marchaient de pair, c’est un polythéisme hiérarchisé. La courtoisie d’Alexandre envers le grand pontife Jaddus mit le comble à l’exaltation judaïque : aussi lorsque plus tard Antiochus Épiphane entreprit de faire forniquer les Juifs avec les dieux de la Grèce, il n’était plus temps : un parti de puritains se forma; la persécution amena la révolte, et le peuple de Jéhovah retrouva pour quelque temps son indépendance sous les Maccabées. A cette époque, le polythéisme était depuis longtemps miné chez les Européens par la philosophie; l’unité de Dieu était enseignée dans les mystères, sans que ni les Juifs, ni aucune nation parmi les Sémites, se doutassent seulement de cette révolution. La langue hébraïque, dépourvue de termes abstraits, est incapable d’exprimer une idée métaphysique : comment veuton que le peuple ait conçu d’emblée, par une intuition diamétralement opposée à son génie, l’idée de l’unité de Dieu, la plus métaphysique de toutes les idées? Ce qui prouve que le monothéisme, dans le sens philosophique du mot, n’était pas encore entré dans l’esprit des Juifs au premier siècle de l’ère chrétienne, c’est précisément leur foi messianique. Qu’est-ce que le messianisme? La suprématie du dieu des Juifs surtous les autres dieux, et, en conséquence, la domination d’Israël sur tous les peuples. Le monothéisme est si peu une idée juive on sémitique, qu’on peut dire que la race de Sem a été par lui désavouée, rejetée : c’est ce qu’exprime la déclaration des apôtres aux Juifs obstinés dans leur particularisme : Puisque vous repoussez la parole de Dieu, du Dieu universel, nous passons aux gentils.
Le monothéisme est une création de l’esprit indo-germanique ; il ne pouvait sortir que de là. Ce qui lui a fait donner le baptême en Palestine, — il n’a reçu la circoncision que sous Mahomet, — c’est, ainsi que nous l’avons dit dans le texte, que le monothéisme se posant, comme antithèse révolutionnaire, en face du panthéonisme impérial et conservateur, la logique voulait tout à la fois qu’il partit du foyer le plus incandescent de la révolution, qu’il s’en appropriât la théologie, lu cosmogonie, la liturgie, les traditions, et jusqu’à la langue.
Quant à la supériorité, théorique et pratique, du monothéisme sur le polythéisme, après avoir été, pendant près de 2,000 ans, un axiome de métaphysique et de morale, elle semble aujourd’hui, parmi les amateurs de religion, redevenir douteuse. On apprécie, plus qu’on n’avait fait auparavant, ce polythéisme splendide, qui avait donné un si magnifique essor à la personnalité humaine, et dont le souvenir s’associe, dans la mémoire des hommes, avec les créations de la poésie la plus merveilleuse et de l’art le plus achevé. On commence à trouver que, l’être perdant en réalité ce qu’il gagne en étendue, il se pourrait faire que le monde fût plein d’esprits de toute grandeur, depuis l’esprit de l’homme jusqu’à celui de Sirius, depuis l’esprit de Sirius j jusqu’à celui du plus vaste système, eq que l’esprit ou l’être universel fût, comme l’être absolu de Hégel, un pur néant. S’il ne tenait qu’à M. Renouvier, l’un de nos philosophes critiques les plus récents, le monde religieux ferait sans hésiter cette évolution, qui du moins, s’il faut en croire l’exact et positif philosophe, aurait quelque chance de ne pouvoir aussi facilement se réduire à l’absurde.
Ce qui est certain, c’est que le monothéisme, là où il a été cultivé, n’a pu se maintenir dans la pureté de son essence, Dès avant Jésus-Christ, Platon et d’autres distinguèrent en Dieu différentes hypostases; les gnostiques en portèrent le nombre jusqu’à huit, dix, douze; la kabbale s’égara dans les mêmes spéculations, auxquelles le concile de Nicée mit un terme, l’an 325 de J.-C., en décidant qu’il ÿ aurait trois personnes en Dieu, ni plus ni moins.
L‘exemple de Mahomet, qui n’associe pas, c’est-à-dire qui nie la collectivité en Dieu, n’infirme en rien les observations qui précédent. Mahomet ne parut chezles Arabes encore idolâtres qu’au vix siècle après J.-C. Son monothéisme est emprunté de celui des Juifs et d’Arius, dont nous venons d’expliquer la filiation. S’il y a plus de rigueur unitaire dans l’Allah des Arabes que dans le Dieu chrétien et le Jéhovah des Juifs (voir le livre de la Sagesse, et Job, c. XXVIII), cela vient tout à la fois de la nécessité où se trouvèrent les Croyants de s’opposer aux anciennes religions, et de leur incapacité théologique.
Note (G), page 51,
La démocratie religieuse. — Une opinion encore très répandue parmi les démocrates, c’est que la religion par ellemême est, quoi qu’on dise, favorable à la liberté, à l’égalité, au développement de la Justice, mais qu’elle a été faussée et déshonorée par les prêtres. Ce fut l’opinion de Voltaire, de Rousseau, de Robespierre et des Jacobins; c’est elle qui prépara la réouverture des églises et le Concordat, et qui, de nos jours, a procuré une certaine vogue à l’école de M. Buchez, à celle de P. Leroux et à quelques autres. Mais l’illusion se dissipe : on revient peu à peu au vrai principe de la Révolution, à la foi de Diderot, de Condorcet, de Volney, de Mirabeau, de Sieyès, de la Gironde, de Danton, de Clootz. Le républicain religionnaire se fait de plus en plus rare : on ne trouverait pas aujourd’hui une assemblée de démocrates qui votât le préambule de la Constitution de 1848.
Voici ce que nous écrivait l’an passé un citoyen de la Charente-Inférieure, resté fidèle à la profession de foi du Vicaire savoyard :
« Sauf une grande chose, le génie, que vous avez de plus que moi, et une autre moins grande chose, la renommée, je crois voir entre nous assez d’analogies pour prendre la hardiesse de vous écrire, et même d’espérer une bonne et cordiale réponse.
« Comme vous, je suis fils d’un maréchal ferrant, ancien voJontaire de 92;
« Comme vous j’ai été professeur de langues ;
« Comme vous j’ai fait une grammaire, dont je vous prie d’agréer un exemplaire, et sur laquelle je sollicite instamment votre avis;
« Comme vous, je crois que tous les sacerdoces ont compromis l’idée religieuse.
« Mais je ne crois pas, comme vous, que cette idée soit perdue, ni qu’elle doive ou puisse se perdre. Je vois en elle au contraire la vraie et indéfectible distinction de l’Humanité; je prends au sérieux la plaisanterie : Tous les animaux sont raisonnables ; l’homme seul est religieux.
« Vous-même, Ô confesseur et martyr, combien religieux vous êtes, quoi que vous puissiez dire! religieux au dieu Justice, qui serait certainement le véritable, si vous lui reconnaissiez une personnalité, la personnalité suprême, sans laquelle mon humble logique cherche en vain la cause eflicicute de nos petites personnalités.
« Voulez-vous me permettre de dire comment j’explique cette différence de nos opinions fondamentales? Par la différence de nos cultes, de nos éducations religieuses.
« Vous savez: Omnis repletio mala, perdicum autem pessima. Le catholicisme vous a fait trop manger de ses perdrix, qui, à ce qu’on dit, sont un peu passées. Je comprends à merveille votre indignation; j’en ai vu nombre d’uutres ayant la même cause. Pour moi, le protestantisme ne m’a servi, et à ma discrétion, que du pe sans levain et des laitues amères : j’ai toujours appétit de l’aliment religieux,
Ni le dieu de Calvin, ni le diea d’Hildebrand,
N’ont satisbit mou cœur ; il en sent un plus grand.
# Ah! celui-ci, quand vous viendrez à le prêcher!.… Les athées, généreux monsieur Proudhon, hélas! on les connaît à leurs fruits; et ce n’est pas vous qui portez de ces fruits-là.
« Croyez donc en Dieu, en l’être juste par essence, en l’idéal formel, bien qu’inaccessible, de la Justice, en l’indispensable ami du Peuple, ô enfant du Peuple; en l’éternel ouvrier, noble forgeron de la pensée; et alors elle n’aura pas de clou que vous ne soyez capable de river.
« C’est même, à ce qu’il me semble, le seul et unique moyen de reboucher ceux de vos vrais adversaires. Il y a lieu de craindre qu’en ne l’employant pas vous ne fassiez leurs affaires mieux que les nôtres, bien malgré vous.
« Je sais bien d’autre part que de nos jours il faut chanter plus haut que son propre diapason pour se faire entendre ; mais votre timbre a bien assez de mordant pour se passer de cette dissonance.
Laisse là l’artiflce, il n’est pas fait pour toi.
« Vous n’en avez pas plus besoin… que de mes téméraires conseils, qui pourtant, je m’en tiens assuré, ne risquent pas de vous déplaire : vous avez trop d’esprit pour ne pas dire que c’est une manière, chez quelques rêveurs, de témoigner leur sympathie et leur admiration. »
Si l’auteur de cette lettre, aussi afectueuse que spirituelle, im’avait mieux lu, ou mieux compris, je ne dis pas qu’il n’eût trouvé dans mon livre rien à reprendre, mais à coup sûr ses observations eussent porté sur toute autre chose.
Ainsi, je ne crois ni ne dis nulle part que les sacerdoces ont compromis l’idée religieuse : c’est une analogie à supprimer entre mon honorable correspondant et moi. Je dis au contraire que c’est l’idée religieuse qui compromet le sacerdoce; d’autres termes, ce n’est pas l’Église qui fait la religion, mais la religion qui fait l’Église; de sorte que si cette dernière a perdu la Justice, la faute n’en est pas à la corruption du clergé, comme le disent les calvinistes, mais précisément à l’idée religieuse, représentée par l’Église.
Ainsi encore je ne nie pas que la religion, bien que, selon moi, devenue incompatible avec la morale, ne soit un des traits qui distinguent l’homme des autres animaux : j’admets au contraire cette distinction; j’avoue même que la marque en est ineffaçable. Seulement, je soutiens que la religion n’est qu’une figure, une poésie, une mythologie de la Justice, et que C’est pour cela que la Justice s’affirmant elle-même, n’a plus que faire de la religion. Qu’on rejette cette thèse, à la bonne heure : mais qu’on ne la supprime pas en m’attaquant; car, on le sait, supprimer n’est pas répondre.
Il plaît à mon correspondant de me faire athée. — Mais, quoique je sois peut-être de tous les mortels celui que la crainte de Dieu tourmente le moins, je ne suis point athée; j’ai toujours protesté, et le plus sérieusement du monde, contre cette qualification. Ne disputons pas sur la nature et les attributs de Dieu; tenons-nous-en à la définition vulgaire : celui-là est athée, qui nie dogmatiquement l’existence de ce Dieu. Or, je fais profession de croire et de dire que nous ne pouvous légitimement rien nier ni rien affirmer de l’absolu : c’est une des causes pour lesquelles j’écarte le concept divin de la morale. Qu’on dise qu’un pareil doute est insoutenable, que par cela seul que Dieu est possible, il est, et que je ne puis plus à son égard rester dans l’indifférence tje comprends l’objection, et si elle m’est faite, je tâcherai d’y répondre. Mais qu’on ne me fasse pas athée, quand ma philosophie elle-même s’y oppose,
On s’en prend à l’éducation catholique de l’athéisme, vrai ou supposé, dans lequel il arrive parfois aux chrétiens orthodoxes de tomber. On préfère, et de beaucoup, l’éducation protestante, qui, du moins, dit-on, nous laisse l’appétit des choses religieuses. J’avoue qu’à mes yeux ce serait une triste recommandation pour le protestantisme. Mais je ne vois pas qu’il y ait moins d’athées parmi les protestants que parmi Fes catho, ques; je soutiens même qu’il y en a davantage, ne fût-ce que par cette considération que le protestantisme, en vertu de son pr cipe, tend nécessairement, et à peine d’inconséquence, au déisme, lequel est un athéisme déguisé, comme l’a si bien dit Bossuet. Ce qui le prouve, c’est qu’une partie notable des protestants, les plus religieux, sentant bien que la foi s’en allait, se sont séparés de l’église-mère et forment une secte à part, sous les noms de piétistes, de méthodistes, etc. Pour sauver leur religion, en un mot, les plus pieux parmi les protestants reviennent au catholicisme.
Mon contradicteur se vante d’avoir trouvé un Dieu plus grand que le Dieu de Calvin et des Papes. Il serait généreux à lui de nous le faire connaître, ce Dieu. J’ai bien peur que ce qu’il prend pour une idée agrandie de la Divinité, n’en soit au contraire l’évanouissement. Plus l’idée gagne en étendue, dit la logique, plus elle perd en réalité. C’est ce qui arrive, par exemple, lorsque l’homme religieux passe du polythéisme au monothéisme, de celui-ci au panthéisme, etc.
Mais ne chicanons pas sur les détails : venons au fait. Le fait, c’est qu’une fraction du parti républicain après avoir nié le droit divin selon Grégoire VII, l’accepte selon J.-J. Rousseau, Robespierre ct Napoléon. Or, à ce parti de révolutionnaires englués, voici ce que, sans nous préoccuper davantage de l’existence ou de la non-existence de Dieu, nous opposons, et que nous les prions de réfuter sérieusement :
1. Dans la civilisation, le mouvement religieux est inverse de celui de la liberté et de la science, en sorte que ce qui est progrès pour ces dernières signifie, implique recul pour la religion, et vice versâ.
2. L’intervention d’une autorité extérieure, naturelle ou surnaturelle, dans l’ordre de la Justice et comme sanction de la Justice, est destructive de la Justice. En autres termes, la Justice s’affirme et se défend toute seule, ou elle n’est pas.
8. Le culte rendu aux dieux a pour corollaire inséparable le dédain, dedignationem, de l’homme et sa dégradation, ainsi que le démontre la théorie d’une prévarication originelle.
4. L’idée de Dieu, si métaphysique qu’elle soit, du moment K ’elle s’introduit dans la pratique sociale, tend à se réaliser physiquement, à se constituer un sacerdoce et à ramener l’idolatrie, le messianisme et toutes les superstitions.
Ces propositions fondamentales font l’objet principal de notre publication. Qu’on les réfute, qu’on nous montre comment l’idée abstraite de Dieu peut devenir une loi positive de la raison pratique sans entraîner toutes ces couséqueuces : nous verrons ensuite ce que nous aurons à faire.
Note (H), page 51.
Conditions d’une religion nouvelle. — Il est certain que la religion tend à se rationaliser à mesure que la civilisation fait des progrès. Le polythéisme anthropomorphique est supérieur au Zoomorphisme, en ce sens qu’une idole à forme humaine est quelque chose de plus relevé qu’une idole à forme de taureau; pareillement le monothéisme enseigné par Platon, Anaxagore, et prèché dans les mystères, est supérieur au polythéisme, en ce sens que le premier témoigne d’un plus haut degré d’abstraction que le second. Cette élévation de l’idée religieuse est ce qui fait illusion à beaucoup de gens. On y voit un perfectionuement, un progrès de la religion, et l’on se plaît à croire que, comme le christianisme a régénéré la société en s’élevant lui-même au-dessus du polythéisme; tout de même il se peut, il est probable, nécessaire même qu’une religion nouvelle, transformant le christianisme, et élevant la pensée religieuse à un degré inconnu, rajeuuisse la société. Pauvre s0nhisme. aue le moindre exameu va faire évanouir !
Qu’est-ce que ce prétendu perfectionnement de l’idée reliieuse? Tout simplement le retour de l’homme à la raison, la reprise de possession de nous-mêmes par la philosophie et la liberté. En autres termes, le soi-disant progrès de la religion n’est autre que le progrès de la révolution qui l’entamc et se l’assimile. Dans les premiers moments de cette grande crise, le retour à la raison se dissimule sous la forme d’une ascension en religion : ainsi l’humanité, dans ses plus grandes conversions, témoigne de son esprit conservateur, et répugne à se déjuger. Mais il est manifeste que cette ascension n’est autre chose qu’une retraite : cela résulte de la comparai: son des dogmes, et par-dessus tout des prétentions de plus eu lus avouées au rationalisme, La raison dans mes vers conduit l’homme à la foi, dit Racine le fils. l’elle est la thèse des Pères de l’Ég les Docteurs, des Conciles, de tout chrétien, en un mot, qui aspire à se rendre compte de sa foi. Or, où nous mène ce rationalisme ?
Les dieux antiques, le dieu de Moïse y compris, et dans bien des cas aussi celui des chrétiens, tout en se vantant d’éclairer les hommes, de les avertir par leurs oracles, se pli sent à confondre la raison par d’absurdes mystères et d’incroyables prodiges. L’inintelligible et l’impossible demeurent, pendant la graude période relizieuse, le signe distinctif de l’esprit divin et le sceau de sa puissance. Mais peu à peu cette fumée se dissipe : on en vient à concevoir que la raison en Dieu n’est pas d’autre forme et nature que celle qui se manifeste dans l’homme. C’est surtout, dit-on, au point de vue de l’intelligence, que l’homme a été créé à l’image de Dieu, dont le Verbe ou Logos, personuification de la raison universelle, a même fini par prendre notre chair. Et parce qu’on a découvert que Dieu, en tant qu’être intelligent et moral, doit ressembler à l’homme, on s’imagine avoir fait dans la religion un immense chemin.
Sans doute, la raison, la science, la pénétration, la mémoire, la prévoyance, toutes les facultés de l’esprit, sont incomparablement plus grandes en Dieu que chez l’homme; mais enfin, chez l’un comme chez l’autre, elles sont de même nature; et comme les hommes, en se rapprochant, s’instruisent mutnellement, tout de même Dieu, en communiquant avec nous, en nous révélant même quelques-uns de ses secrets, use de notre raison, nous instruit en vertu de cette raison, à telle enseigne que si nous ajoutons foi à sa parole, ce n’est plus tant, comme autrefois, parce que cette parole nous vient de Dieu, que parce que notre propre raison l’approuve.
Donc, en ce qui concerne la raison, nous nous sommes faits pairs et compagnons de Dieu, bien que notre science acquise ne soit pas égale à la sienne, ni nos facultés aussi puissantes. Admettez que ce Dieu daigne entrer en communication avec nous : au point où en sont les choses, nous discuterons lui, comme Job; nous lui adresserons, non des prières, des questions ; nous l’accablerons de comment et de pourquoi ; nous examinerons ses décisions, ses explications, ses révélations; nous pourrons le prendre pour professeur, nous n’en ferons pu un oracle. Que s’il se refuse à répondre, s’il se retire, nous lui dirons : Tu t’impatientes, Jupiter ; donc tu es un sot! Et nous nous moquerons de lui.
Or ce qui se passe dans la religion, au point de vue des intelligences, s’y passe également au point de vue des consciences. Pendant des siècles, le droit et la loi, mélés d’une foule d’observances cérémonielles, ont été enseignés à l’homme comme commandement de Dieu; ce commandement a été reçu sans discussion, sans examen, pratiqué sans discernement, développé sans philosophie. Pendant des siècles, on a cru que Dieu était le sujet de la Justice, son auteur, son inventeur, son promulgateur, et onl’a adoré comme souverain roi, maître, seigneur. Peu à peu, l’on s’est dit que la loi de Dieu, de même que son Verbe, était en nous; que cette loi était l’expression de notre nature, la formule des rapports que nous soutenons avec nos semblables, et qu’il y avait eu nous une conscience qui nous incline à la suivre, L’Église elle-même ne le nie point; elle avoue l’immanence en nous de la Justice, au moins pendant la période d’innocence, soutenant seulement que le premier homme ayant prévariqué, notre âme a été corrompue et notre conscience est «levenue impuissante. Tel est le dogme de l’Église, contre lequel s’élèvent maintenant toutes les protestations du rationalisme,
Admottant donc qu’une nouvelle évolution religieuse se prépare, quel en sera, au point de vue de la Justice, le caractère ?
Il est possible, puisque notre esprit le conçoit, et qu’aucune expérience ne le dément, qu’il existe un grand Esprit, créateur et organisateur de l’Univers, tout-puissant, tout-sachant, personnel par conséquent, moral et juste. Admettant, entre ce Dieu et nous, une communication, des rapports, il est évident que, de même qu’il peut aider, par son verbe et sa science, au développement de notre raison, il peut aider aussi, par sa Justice, au développement de notre moralité. Mais, ainsi que je le disais tout à l’heure, la justice en Dieu ne détruira point la nôtre, elle ne sera pas d’une autre nature que la nôtre, pas plus que sa raison ne détruit notre raison, n’est d’une autre nature que notre raison. Toujours notre conscience prononcera en dernier ressort sur la sagesse des lois divines; toujours elle aspirera à faire le bien par sa propre vertu : en sorte que la religion nouvelle, perfectionnée, au lieu de créer, comme autrefois, entre Dieu et l’homme un rapport de subordination, de soumission, de rédemption, en créera un de simple Justice commutative, de droit réciproque, d’édification mutuelle, en un mot d’égalité. Dieu, par ses bons exemples et ses bons conseils, pourra nous rendre encore de précieux services : il ne sera plus pour nous cet esprit justifiant, sanctifiant, réparateur et gracieux, que nous enseigne l’Église ; une telle prétention serait rétrograde et nous offenserait. Dieu, enfin, s’il est vrai que par une nouvelle infusion religieuse il doive se rapprocher de nous, sera pour nous, en dépit de sa grandeur infinie, un analogue, un compagnon, un auxiliaire si l’on veut, qui, s’il aide à notre justification par la communication de sa Justice, se trouvera lui-même justifié, sanctifié et glorifié par la nôtre. Ainsi le soleil, qui attire à lai les plus petites d’entre les planètes comme les plus grandes, qui les éclaire, les échauffe, les anime, est à son tour attiré, échauffé, animé par eiles. Car telle est l’essence de la Justice qu’entre les êtres les communications sont réciproques.
Mais il est évident qu’alors il n’y a plus de religion, plus de latrie, plus de culte : Dieu, en vertu du perfectionnement supposé de la religion, n’étant lui-même pas plus adorable que le dernier des mécréants. Nous sommes en pleine justice : l’hypothèse d’une religion de progrès se trouve réduite à zéro.
Voilà pourquoi nous soutenons que des éléments religieux en circulation il ne se formera jamais ni un dogme, ni une religion, ni une église nouvelle; pourquoi le catholicisme, la plus grande des religions, en est aussi la dernière.
Note (I), page 55.
Droit et devoir. — On ne saurait croire jusqu’où va dans un certain monde de démocrates l’horreur du droit et de la Hiberté. C’esten vain que la Révolution, devant laquelle on affecte de se découvrir comme devant un crucifix, a posé par son premier acte le Droit de l’homme et du citoyen. On ne veut pas de ce principe, le Droit; on dénie à la nature humaine la dignité et le sens moral avec une cagoterie d’argumentation qui trahit son origine chrétienne et la pensé secrète d’une autre tyrannie. La Justice, pour M. Pierre Leroux, c’est du despotisme; pour M. Louis Blanc, de l’individualisme; pour presque tous, du fédéralisme. La vraie doctrine, le vrai principe de la Révolution, c’est le Devoir; le Devoir, dont l’antériorité et la supériorité impliquent nécessairement que le véritable Justicier n’est pas l’homme, mais Dieu (théorie catholique) ou la société (théorie communiste); que l’homme n’a par conséquent de droits que d’une manière indirecte, en ce sens que chaque citoyen est tenu, au nom de la communauté, de rendre ses devoirs à ses frères, qui de leur côté doivent lui rendre les leurs; qu’ainsi la justice n’est point commutative par nature, mais distributive; en sorte que le problème social cousiste à créer, dans la multitude, une Autorité distributrice selon la formule St-Simonienne, A chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres.
On l’a dit mainte fois, et rien n’est plus vrai : C’est toujours le communisme, la féodalité, le pouvoir absolu, la théocratie, que tendent à établir ces relixionnaires couverts du masque de la Révolution; c’est à leur détestable influence, autant qu’à la corruption des intérêts, qu’il faut attribuer le régime antijuridique du 2 Décembre. Ce qui fait illusion aux masses dans cette doctrine de mort, c’est le respect que ses partisans affectent de témoigner pour la collectivité, et leur méfiance de l’égoïsme : comme si la collectivité était tout, l’homme rien; comme s’il n’y avait pas société et société, de même qu’il y a fagots et fagots ; comm enfin, les écarts de l’individualisme ne veaient pas précisément de l’absolutisme social !
On ne saurait mettre trop de soin à dévoiler ces funestes théories, couvertes d’oripeaux libérâtres. Voici comment un jeune néo-chrétien, soi-disant ennemi juré de l’intolérance, préchant contre le pape, d’un ton de dogmatiste infaillible, la séparation du temporel et du spirituel, affirmant en conséquence la souveraineté (au temporel) du peuple, et soutenant que le souverain, en tant que souverain, n’est d’aucune religion ; voici comment ce prétendu zélateur de la démocratie déduit la notion du droit de celle du devoir. Finissons-en de ces logomachies, s’il est possible, une fois pour toutes :
« Qu’est-ce que le Droit?
« Je suis obligé de développer, de tendre à ma fin : c’est mon Devoir.
« Mon droit est que nul ne m’en empêche, ne mette obstacle » au développement de mon être. Le bien, pour un être donné, est l’accomplissement de son être; et comme toutes les fins de tous les êtres concourent, par une merveilleuse harmonie, la fin universelle de l’être, tendre à sa fin, accomplir son être, c’est vivre dans l’ordre de la nature et selon Dieu, qui a créé les êtres solidaires. Tel est mon devoir; et le devoir qu’ont mes semblables de ne mettre aucun obstacle à l’accomplissement de ce devoir, fait mon droit. » (Revue Contemporaine, du 30 janvier 1860; compte rendu d’un ouvrage sur le Droit européen de M. Mamiani.)
Pour mettre à nu la misère de cette argumentation, il suffit de pre un peu les paroles de l’écrivain.
À pose, comme principe premier, le Devoir, et nécessairement il cherche à le poser sur un fait. « Je suis obligé, dit-il, de développer mes facultés, et de tendre à ma fin : » tel est ce fait. — Développer mes facultés, tendre à ma fin, constitue pour moi une obligation ; cette obligation est le point de départ de la science, l’alpha et l’oméga de la morale.
Admettons l’obligation, si l’on veut. Je demande seulement pourquoi je suis obligé, qu’est-ce qui me lie et me fait de l’accomplisement de mon étre un devoir? En quoi, pourquoi, si je me refusais à cet accomplissement, et envers qui serais-je coupable?
La fin de l’homme, répond notre docteur, est de vivre selon Dieu. Ce mot dit tout. Il signifie que la fin de l’homme n’est pas en lui-même, mais en un autre qu’on appelle Dieu; conséquemment que la Justice est primitivement en Dieu, et par dérivation seulement dans l’homme, dont toute la dignité consiste à se mépriser lui-même et à se sacrifier, selon la devise jésuitique: Ad Majorem Dei Gloriam. Ce n’était pas la peine de prendre de si grands airs : mieux eût valu dire simplement, comme Polyeucte : Je suis chrétien.
L’auteur développe ensuite sa pensée :
« Si la liberté est le droit (droit négatif, résultant pour cha* cun de nous du devoir qu’ont nos semblables de ne pas nous troubler dans l’accomplissement de notre être), elle est le droit pour tous. Tous donc, tant que nous sommes, pensons, agis» sons, selon notre devoir, responsables par-devers Dieu, mais Dieu seul, parce qu’il seul juge de la pensée, principe de la parole et de la conduite, etc. »
Achevons la déduction.
Si je ne suis responsable qu’envers Dieu seul, en qui est la Justice, et qui est ma fin, de quel droit, si je suis coupable, me jugera-t-on? Je récuse la juridiction de mes semblables, je ne reconnais pas les tribunaux humains. Telle a été la pratique de l’Église, qui, dès le temps de Jésus-Christ, a tendu constamment à se substituer à l’état, et à remplacer par sa juridiction mystique, instituée d’en-haut (Quodeumque ligaveris, etc.), la justice des hommeslibres et tout le sytème des garanties et réparations légales. Nous revenons ainsi aux indulgences : et comme les jugements de l’Église, pour être exécutoires, ont besoin de la force, il résulte de toute cette théorie du devoir, non pas, si l’on veut, que le chef du spirituel cumule le temporel, pas plus que dans la république de 1848 le pouvoir législatif ne cumulait l’exécutif, mais qu’il lui dicte ses lois, et au besoin lui adresse, au nom de Dieu et de l’Église, ses réquisitions.
Pour nous, nous disons que la fin de l’homme est en luimême, et que la placer hors de lui, fût-ce même en Dieu, c’est le déclarer, ipso facto, indigne, subalterne, et serf; qu’ainsi le droit et le devoir naissent pour lui simultanément et indivisiblement de la considération de sa diguité; que c’est ce sentiment de plus en plus élevé de la dignité, qui, en présence du semblable, devenant un sentiment non plus nnel mais générique, donne l’essor à la sociabilité et constitue la Justice,
La Justice est donc essentiellement humaine, commutative, réciproque; ce qui fait le lien de droit est la conscience, qui nous défend de violer la dignité du prochain, à peine de violer la nôtre et de nous détruire moralement. En cas d’injure, le coupable est responsable envers lui-même et envers ses pareils, en sorte que tout homme est à la fois justicier et justiciable. Sortez de cette définition, vous rentrez dans le catholicisme; acceptez-la, vous rejetezle catholicisme, et avec le catholicisme toute espèce d’absolutisme, religieux, théocratique, monarchique, féodal et communautaire.
Je conçois que l’on cherche de bonne foi à concilier ces extrêmes, comme l’essayèrent en même temps la philosophie éclectique et le gouvernement constitutionnel, en 1814, 1880 et 1848. Ce que je ne puis pardonner, c’est que des sophistes, pour ne pas dire pis, s’affublent d’opinions plus ou moins libérales pour corrompre l’innocence populaire et faire aboutir la Révolution à un nouvel et indigne escamotage. Que ceux qui aiment la liberté y prennent garde : leurs ennemis les plus à craindre ne sont pas ceux qui combattent sous la bannière de l’empereur et du pape; ils sont parmi ces raccommodeurs de religion qui depuis soixante et dix ans infectent la raison des masses et servent de proxénètes à toutes nos hontes.
Note (J), page 56.
Péché originel. — Afin qu’on ne nous accuse pas d’ignorance ou de mauvaise foi, et pour ôter tout prétexte à la chicane, nous allons rapporter, en termes précis, la doctrine de V’Église sur le péché originel.
« Le concile de Trente a décidé, Sess. v, can. 1, qu’Adam par son péché a perdu la Sainteté et la Justice, encouru la colère de Dieu, la mort, et la captivité sous l’empire du Démon ; — can. 2, qu’il a transmis à tous ses descendants non-seulement la mort et les souffrances du corps, mais le péché qui est la mort de l’âme; — can. 3, que ce péché, propre et personnel à tous, ne peut être Ôté que par les mérites de Jésus-Christ ; — can. 6, que la tache de ce péché est pleinement effacée par le baptême. »
« De là les théologiens concluent que les effets et la peine du péché originel sont, l° la privation de la grâce sanctifiante et du droit au bonheur éternel, double avantage dont Adam jouissait dans l’état d’innocence ; 2° le dérèglement de la conCupiscenceou l’inclination au mal ; 3° l’assujettissement aux souffrances et à la mort : trois blessures desquelles Adam était exempt avant son péché. D’où s’ensuit la nécessité absolue du baptême pour y remédier. Le dogme catholique ne s’étend pas plus loin. » (Bergier, Dict. de théol.)
La vérité de ce dogme se fonde sur trois sortes de preuves : l° la Révélation, 2° le sentiment commun de tous les anciens peuples, parmi lesquels la tradition s’en était conservée ; 3° la réflexion philosophique, appuyée sur l’expérience.
L’Église est dépositaire de la révolution.
Quant à la tradition conservée parmi les anciens peuples, c’est affaire d’archéologie et d’histoire. M. de Lamennais a recueilli, tome III de l’Indifférence, une foule de passages des anciens auteurs, qui établissent l’identité ou l’analogie du consentement universel avec le récit de la Genèse, Enfin, pour ce qui est du témoignage de la raison et de l’expérience, il est certain que le problème de l’origine du mal est un de ceux qui ont le plus tourmenté les philosophes, et qu’un très-petit nombre, même parmi les moins religieux, sont parvenus à s’affranchir du préjugé général.
« On peut dire que le péché originel est un fait notoire et palpable. Tous les hommes naissent avec des inclinations dépravées, portés à tous les vices ct ennemis de la vertu. Leur vie sur la terre est visiblement un état de misère et de punition. Il est manifeste que l’homme n’est point tel qu’il devrait être, ni tel qu’il est sorti des mains du Créateur.
« Cicéron, qui a peint si éloquemment la grandeur de la nature humaine, ne laisse pas d’être frappé des étonnants con trastes qu’offre cette même nature, sujette à tant de misères, aux maladies, aux chagrins, aux craintes, aux plus avilissantes passions ; de sorte que, forcé de reconnaître quelque chose de divin dans l’homme si malheureux et si dégradé, il ne sait comment le définir, et l’appelle une âme en ruine. (De Republ. lib. 3.)
« Voilà pourquoi, dans Platon, Socrate rappelle à ses di ples que ceux qui ont établi les mystères, et qui ne sont point, dit-il, à mépriser, enseignaient d’après les anciens que quiconque meurt sans être purifié, reste aux enfers plongé dans la boue; et que celui qui a été purifié habite avec les dieux. Virgile reproduit cette doctrine au vre livre de l’Énéide.
« Tous les anciens théologiens et les poëtes disaient, au rapport de Philolaüs le pythagoricien, que l’âme était ensevelie dans le corps comme dans un tombeau, en punition-de quelque péché. C’était aussi la doctrine des orphiques; et comme en même temps on reconnaissait que l’homme était sorti bon des mains de Dieu, et qu’il avait d’abord vécu dans un état de pureté et d’innocence, le crime pour lequel il était puni était par conséquent postérieur à sa création.
« Mais comment le crime d’un seul homme a-t-il infecté toute sa race ? Comment les enfants peuvent-ils justement porter la peine de la faute de leur père? Ils la portent, cette peine, c’est un fait constant, que dès lors il n’est nullement nécessaire d’expliquer. Dieu est juste, et uous sommes punis : voilà tout ce qu’il est indispensable que nous sachions ; le reste n’est pour sous que de pure curiosité. » (Notes de Mgr. Gousset, au Dict. théol.)
Telles sont les données de la thèse, et telles sont des preuves. Le point difficile, après avoir reconnu cette corruption originelle, était d’en bien poser les limites et d’en déterminer avec précision les effets. À cet égard, la théologie est loin de s’expliquer d’une manière satisfaisante. — « Si l’on nous demande, dit Bergier, en quoi consiste formellement la tache du péché originel, comment et par quelle voie elle se communique à notre âme, nous répondrons humblement que nous n’en savons rien, parce que, comme le ditsaint Augustin, il est aussi difficile d’en connaître la nature qu’il est certain qu’ilexiste : Hoc peccato nihil est ad prædicandum nolius, nihil ad intelligendum secretius. »
Jusqu’à quel degré l’homme a-t-il été infecté? On ne le peut pas dire. Au physique le péché ne l’empêche pas de vivre pendant un certain laps de temps, de se bien porter par moments, de se reproduire; mais il est sujet aux maladies, à la vieillesse, à la misère, finalement condamné à mourir. De même au moral : le péché ne nous a pas entièrement ravi l’intelligence, il y a jeté le trouble; il ne nous a pas ôté le libre arbitre, il nous a rendus moins forts contre la servitude des sens et l’oppression de la nature ; il n’a pas aboli en notre âme toute espèce de sens moral, toute notion de la justice et tout bon désir, il nous a rendus pluslâcheset moins capables de surmonter nos mauvais penchants. Au regard de Dieu, il est bien vrai que tout homme non baptisé ne verra jamais son créateur face à face et n’entrera pas dans la souveraine béatitude; mais il ne s’ensuit point qu’il soit damné, s’il n’a pâs commis d’autre faute mortelle, et s’il n’a pas dépendu de lui de se faire baptiser, Il en sera de lui comme des enfants morts sans baptème qui sont recueillis dans un lieu où ils n’ont à supporter ni peine ni tristesse, privés seulement de la présence de Dieu.
En résumé, la théologie, pressée de s’expliquer, semble donner à entendre qu’avant le péché d’Adam, la Justice était en nous plus déterminée, la conscience plus énergique, la liberté plusentière, l’intelligence plus limpide qu’elles n’ont été depuis ; que le penchant au mal était plus faible, ou même nul ; la concupiscence, l’excitation des senset des passions, plus faible aussi, ou même sans action. C’est une diminution des forces de la vie, de l’intelligence et de la volonté, équivalant à une inclination positive au mal, laquelle auparavant n’existait pas. i de quantum sur laquelle il est évidemment impossible à une mesure précise. En deux mots, l’Humanité est malade, et par sa faute ; les plus vigoureux parmi ses membres ne sont que des convalescents. La guérison définitive n’a lieu qu’après la mort, etsous la condition préalable d’avoir reçu la foi en Christ : ôtez la transfusion du sang de ce divin médiateur, l’ablution baptismale, les purgations de la pénitence, la nourriture eucharistique et le cordial énergique de la grâce, et tout est perdu. Non-seulement l’Humanité, entrée dans le tombeau, ne verra jamais son Dieu ; mais dès cette vie même, le mal prévalant, la société tombe en pourriture. Point de religion, point de Justice, point d’humanité.
Eh bien, même dans ces termes, et avec les restrictions qu’y apporte la théologie, ilreste vrai que, selon la doctrine du péché originel, la nature humaine est foncièrement pervertie ; qu’elle est incapable de se constituer selon la Justice ; que la concupiscence est en elle plus forte quela conscience ; que par conséquent elle est physiquement, organiquement, constitutionnellement dépravée ; que Dieu seul, qui l’a créée, la conserve par sa grâce, la soutient parsa Justice, la sauve de ses inclinations perverses, et opère en elle, par une thérapeutique mystérieuse, le peu de bien qui l’empêche de se dissoudre.
Il n’y a donc rien d’exagéré dans les conséquences que nous faisons ressortir, dans cette Étude et danslessuivantes, du dogme de la prévarication originelle : humiliation systématique de la personne humaine ; mépris de l’espèce; dénégation des droits de l’homme et du citoyen ; absolutisme du pouvoir ; hiérarchie des fortunes ; régime policier, inquisitorial ; violation de la famille, du domicile, du secret conjugal, de la liberté. L’Église elle-même, dans ses communautés religieuses, dans sa police épiscopale et daus toute sa théocratie, a déduit de son dogme toutes ces conséquences : ce serait en vain, et nous aurons plus d’une occasion de le montrer, qu’on prétendrait séparer le dogme de la discipline, sauver l’essence du christianisme en lui sacrifiant le clergé. Toutici forme une chaîne indissoluble : la briser sur un point, c’est introduire le schisme et l’hérésie dans l’Église, et crucifer de nouveau Jésus-Christ.
Reste un dernier point à éclarcir, celui de la formation de ce dogme, que nous rapportons, comme celle du monothéisme même, exclusivement à la révolution chrétienne.
Il est évident, en premier lieu, que le mythe antique d’Adam, d’Éve, du serpent et de la pomme, dont l’analogue se retrouve dans toutes les mythologies, n’a pas la portée que la théologie chrétienne lui suppose. C’est ce que soutenaient dès le IIIe et le IVe siècle les cathares, les montanistes et surtout les pélagiens, reprochant à saint Augustin d’ontrer les sens des Écritures. Les premiers mythologues admettaient, ce qui est naturel ct vrai, que l’homme, composé de facultés sensitives, affectives et intellectuelles, est fragile; qu’il garde d’autant plus difficilement l’équilibre qu’il a moins de savoir et d’expérience, et que la pratique de la société a moins développé en lui la Justice, Ils en tiraient cette conséquence que le premier homme avait été, sous ce rapport, tel que se sont montrés après lui ses descendants ; et comme, en toute carrière ou évolution, de même qu’en toute entreprise, les premières erreurs sont les plus dangereuses, parce que leur influence embrasse toute la suite, on coucluait, sous forme d’apologue, que la direction de l’humanité dans ses mœurs n’avait pas été tout d’abord la plus rationnelle, la plus savante, la plus droite, — chose que la philosophie avoue parfaitement, — et que si, par exemple, la servitude, la guerre, la misère, la mort même, désolaient l’humanité, cela tenait à quelque faute primitive, — Le Christ, ajoutaient les pélagiens, avait eu pour mission de nous remettre dans le vrai chemin : telétait le sens de la rédemption, à laquelle le même saint Augustin donnait, selon eux, une extension tout à fait abusive. D’une corruption originelle de l’âme humaine, transmise de génération en génération, il n’était, soutenait Pélage, question nulle part: l’antiquité ne l’avait pas même soupçonnée, c’était un produit de l’imagination de saint Augustin, qui du reste n’était que l’écho des gnostiques, marcionites et valentiniens, calomniateurs dela nature et de l’humanité, enseignant la corruption de la chair, et soutenant, comme le luthérien Flavius le disait plus tard, que le mal est la substance même de l’homme.
On peut ajouter que le système de morale pratique des patriarches, parmi lesquels la connaissance du vrai Dieu s’était, disait-on, conservée, était tout à fait inconciliable avec le dogme du péché originel. Bien loin que l’homme fût puni dans cette vie pour un péché antérieur à sa naissance, le malheur, daus la période patriarcale, était à peu près inconnu. Celui qui était frappé l’était pour une faute actuelle, publique ou secrète; la mort n’était un mal que lorsqu’elle arrivait avant le temps, comme une catastrophe, et lorsque le défunt ne laissait pas de continuateur de son nom. Telle est Ja théorie du livre de Job, contre laquelle on voit que l’auteur a eu précisément pour but d’élever une objection, en montrant le juste puni à côté du pécheur triomphant. Introduisez dans le livre de Job l’idée du péché originel, avec ses deux corollaires de la rédemption et de l’immortalité de l’âme, et toute cette controverse tombe : le mystère de l’afliction du justeest expliqué, autant du moins qu’un mystère peut s’expliquer par un autre mystère.
Pélage et ses adhérents étaient dans le vrai, lorsqu’ils accusaient saint Augustin d’ontrer le sens des mythes et d’innover dans la religion. Malheureusement pour leur thèse, la corruption des mœurs était telle, qu’elle formait un mystère plus incompréhensible que celui même du péché originel. Rien ne pouvait alors expliquer une semblable dégradation ; aucun effort de la discipline humaine ne paraissait capable d’en opérer la guérison : le cas était véritablement désespéré. L’expérience, plus forte que tous lesraisonnements, semblait ici s’élever contre Pélage ; et ce qui légitime, en quelque sorte, sa condamnation, c’est que la renaissance des mœurs dans le monde converti futdue précisément à l’humiliation profonde et au repentir amer que jeta dans les âmes la théorie du péché originel.
Une dernière considération assurait le triomphe du dogme de la chute : c’est que la religion, bien étudiée, l’implique nécessairement. L’adoration est une confession. Sous quelque aspect qu’on l’envisage, la religion présuppose cette idée, que l’homme est impuissant, par lui-même, à faire le bien ; que son existence sur la terre n’est pas en rapport avec sa destinée ; que seul il ne se suffit pas; que son être est malade, etc., etc. : toutes idées qui impliquent une dégradation, une anomalie ou mutilation, ce qui au fond est toujours la même chose,
Note (K), page 65.
Influence du dogme de la chute sur les Jugements.—
« Les autres juges présument qu’un accusé est innocent ; ceux-ci (les juges ecclésiastiques) le présument toujours coupable. Dans le doute, ils tiennent pour règle de se déterminer du côté de la rigueur, apparemment parce qu’ils croient les hommes mauvais. » (Montesquieu, Lettres persanes.)
A quoi sert donc le prétendu correctif qui consiste à dire : « On calomnie l’Église en lui faisant dire que l’homme est mauvais : il est malade, voilà tout ? » — Est-ce que les conséquences de cette maladie, invétérée, incurable, ne sont pas absolument les mêmes que si l’homme était la créature de Satan, et n’avait jamais joui d’une minute de santé?
Note (L), page 88.
Des passions. — La nature a composé l’homme de chair et prit ; comme elle luia donné la raison et la conscience, elle lui a donné aussi des passions et des sens. Par elles-mêmes, les passions ne sont donc point mauvaises, et ne méritent aucun anathème, L’estime de soi, la dignité et la fierté qui en résultent, l’ambition elle-même et l’amour de la gloire, ont leur légitimité. Sous ce rapport, la critique phalanstérienne contre les vieux moralistes est inattaquable. Mais il ne s’ensuit pas que les passions doivent être prises pour la base et la règle des relations humaines : parce qu’elles sont naturelles, elles ne sont pas pour cela justifiées ; c’est cette justification même qui fait l’objet de la morale et Ja condition suprême de la société. Livrées à elles-mêmes, les passions tendent, chacune de son côté, à envahir l’homme tout entier ; elles manqueraient leur rôle, et l’homme resterait impuissant, s’il en était autrement. Mais la Justice nous est donnée précisément pour rétablir l’équilibre, rappeler les passions à l’ordre et refréner leur exorbitance, Tel est le premier de nos devoirs : celui qui l’oublie manque à la Justice. Soyons fiers, ambitieux, glorieux même, mais dans la mesure du droit ; allons, au besoin, jusqu’à la colère, comme dit le Psalmiste, Irascimini et nolite peccare, mais sans jamais lâcher la bride à notre emportement, attendu que la passion, par sa tendance, est égoïste et injurieuse.
Note (M), page 98.
Immanence de la Justice. — « Les hommes sont nés pour être vertueux : La Justice est une qualité qui leur est aussi propre que l’existence. » (Montesquieu, Lettres persanes, lettre X.)
« La vertu n’est point une chose qui doive nous coûter ; la Justice pour autrui est une charité pour nous. » (Ibid., XII.)
« La Justice est un rapport de convenance qui se trouve réellement entre deux choses : ce rapport est toujours le même, quelque être quile considère, soit que ce soit Dieu, soit que ce soit un ange, ou enfin que ce soit un homme. »
« Quand il n’y aurait pas de Dieu, nous devrions toujours aimer la Justice, c’est-à-dire faire nos efforts pour ressembler à cet être dont nous avons une si belle idée, et qui, s’il existait, serait nécessairement juste. Libres que nous serions du joug de la religion, nous ne devrions pas l’être de celui de l’équité.
« Voilà, Rhédi, ce qui m’a fait penser que la Justice est éternelle, et ne dépend point des conventions humaines; et quand elle en dépendrait, ce serait une vérité terrible, qu’il faudrait se dérober à soi-même.
« Quand un homme s’examine, quelle satisfaction pour lui de trouver qu’il a le cœur juste ! Ce plaisir, tout sévère qu’il est, doit le ravi voit son être autant au-dessus de ceux qui ne lont pas, qu’il se voit au-dessus des tigres et des ours. Oui, Rhédi, si j’étais sûr de suivre toujours inviolablement cette équité que j’ai devant les yeux, je me croirais le premier des hommes. » ({bid., LXXXIII.)
Dans ces remarquables passages, Montesquieu confirme de point en point notre théorie.
La Justice est une qualité, nous disons une faculté, qui nous est aussi propre que l’existence.
La Justice est un rapport de convenance ; nous disons que le droit, jus, est le rapport de convenance entre la dignité de l’homme et les choses.
Ce rapport est réel, ajoute Montesquieu; nous le disons comme lui.
Ce rapport est absolu; il ne dépend ni des conventions humaines, ni du bon plaisir de la Divinité. — Nous en avons fait la clef de voûte de notre système scientifique et moral.
La Justice trouve en elle-même, selon Montesquieu, sa sanction et sa récompense ; c’est ce que nous démontrerons plus tard. ,
On objectera peut-étre que le même Montesquieu a écrit plus tard, en faveur de la religion, ce passage célèbre : « La religion, qui paraît ne s’occuper que de l’autre vie, fait aussi notre bonheur dans celle ci. »— Nous ne nous chargeons pas d’accorder avec lui-même ni Montesquieu ni personne. C’est le droit de la critique de s’emparer des idées à mesure qu’elles se produisent, d’en former des faisceaux réguliers, de marquer les oppositions et les incompatibilités. A la raison générale de décider ensuite de quel côté est la vérité, la pratique la plus sûre, la morale la plus saine.
On sait l’effort tenté par Kant pour rétablir, par la théoric de la raison pratique, le dogme religieux, détruit par la critique de la raison pure. Cette restauration impossible, qui venait, chez Kant, de l’idée inexacte qu’il se faisait du rôle, de l’influence et du mouvement de la religion, affecte-t-elle en rien la vérité des paroles suivantes du graud philosophe?
« L’homme porte la loi morale en lui-même; pour la pratiquer librement, il ne lui faut ni l’idée d’un être supérieur, ni aucun motif étranger. Le royaume de Dieu ue revêt pas unc forme sensible; vous n’entendez pas dire : Tenez, le voilà. Le Christ l’a dit, non pas seulement à ses disciples, mais aux pharisiens : Le royaume de Dieu est en vous. » (De la Religion dans Les limites de la Raison.)
Cette doctrine est traditionnelle parmi les jurisconsultes, ct indépendante de leurs opinions religieuses. Avant Kant et Montesquieu, Grotius avait dit que raison seule suffit pour donner l’existence au droit, indépendemment de l’idée de Dieu. Pufendorf est moins ferme : il reconnalt la vérité du principe de Grotius, que la raison seule suffit pour donner l’existence au droit; mais il soutient que, sans l’idée de Dieu, les règles du droit n’auraient pas force de loi, ce qui est substituer au Droit la théorie du péché originel.
Heineccius soutient que la Justice a sa sanction. en ellemême, dans la félicité même de l’innocence, ce qui exclut toute religion auxiliaire.
Wolf dit pareillement : « Faites toujours les choses qui peuvent vous rendre plus parfait et perfectionner votre état ; évitez au contraire tout ce qui peut détériorer votre nature et rendre pire votre état. » C’est le principe de la dignité personnelle transformé en maxime de Justice, d’après le proverbe français : Fais ce que dois, advienne que pourra.
Hutcheson, Écossais non moins religieux que les précédents, est encore plus explicite. Dans ses Recherches sur les idées de la beauté et de la vertu, il enseigne expressément que, « comme le principe du goût que nous avons pour la beauté, l’ordre, l’harmonie et le dessin, réside dans un sens intérieur, dans une sorte d’instinct indépendant des réflexions, — de même le principe de nos penchants, de nos goûts, de nos déterminations en faveur de la vertu, doit être placé aussi dans un instinct, dans une disposition naturelle de nos âmes dans un sens interne qu’il nomme sens moral (l’expression a passé dans la langue usuelle). Hutcheson affirme en conséquence que la vertu émane d’une toute autre affection que l’amour-propre, ou l’intérêt personnel, en quoi il diffère radicalement des écrivains anglais, on pourrait presque dire de la nation anglaise, pour qui la Justice ne se distingue pas de l’utilité.
Burlamaqui se rallie aux idées de Hutcheson. Il dit en substance, que l’âme agit en nous par le moyen de facultés ou puissances, dont les principales sont l’entendement, la volonté, la liberté, la conscience. L’obligation, considérée dans sa première origine, peut se définir, une restriction de la liberté naturelle par la raison ; en autres termes, ce qui enchaîne la liberté et forme le lien de droit, est la conscience. — L’attrait que nous avons pour la vertu, comme pour la vérité, provient d’une aptitude ou faculté spéciale, qui appète les choses honnêtes et justes comme l’estomac appète la nourriture. Enfin il couclut par ces paroles qui tranchent toute incertitude :
+ La volonté de Dieu nous oblige-t-elle parce que la raison l’approuve ; ou plutôt la raison nous oblige-t-elle parce qu’elle + nous fait connaître la volonté de Dieu ? ou en d’autres termes la raison est-elle antérieure ou postérieure à la volonté de Dieu, en fait d’obligation? » — Burlamaqui répond que nous sommes obligés par la raison antérieurement à la volonté de Dieu : ce que personne ne saurait soutenir, ajoute en se signant le commentateur de Félice.
On voit par ces citations, par les réserves qu’elles expriment en faveur de la religion, par la terreur qu’en éprouvent les âmes faibles, telles que Pufendorf et de Félice, que la théorie de l’Immanence n’est pas nouvelle, et que le XVIIe et le XVIIIe siècle en comprirent parfaitement la portée. Elle échappe au cœur de tous les auteurs, chaque fois qu’ils onblient de se demander ce qu’il adviendra, avec une semblable théorie, de la religion. Mably, écrivant dans le même esprit, vers l’année 1760, un petit traité des Droits et devoirs du ciloyen, réimprimé en 1793, crut ne pouvoir mieux faire entendre sa pensée, en lui conservant toutefois une apparence énigmatique, qu’en plagant en tête de son ouvrage, en guise d’avertissement au lecteur, le passage suivant de Cicéron, conservé par Lactance, Divin. Instit., lib. 6, c. 3. C’est la profession de foi la plus éloquente de l’innéité, de l’universalité et de la suprématie de la Justice, sous l’image d’un Dieu qui habite la conscience de l’homme,
« Est quidem vera lex, recta ratio naturæ congruens, diffusa in omnes, constans, sempiterna, quæ vocet ad officium jubendo, vetando à fraude deterreat; quæ tamen neque probos frustra jubet aut vetat, nec improbos jubendo aut vetando movet. Huic legi nec obrogari fas est, neque derogari .ex hâc aliquid licet, neque tota abrogari potest. Nec verd aut per Senatum aut per lvi hâc lege mus. Neque est quærendus explanator, aut interpres ejus alius; nec erit alia lex Romæ, alia Athenis, alia nunc, alia posthàc ; sed et omnes gentes, et omni tempore una Lex, et sempiterna, et immortalis continebit. Unusque erit communis quasi magister et imperator omnium Deus ille, Legis hujus inventor, disceptator, lator; cui qui non parebit ipse se fugiet, ac naturam hominis aspernabitur, atque hoc ipso luet maximas pœnas, etiamsi cætera supplicia quæ putantur effugerit. »
NOUVELLES DE LA RÉVOLUTION.
De LA DIGNITÉ DES NATIONS ET DE LEUR DÉCHÉANCE,
d’après l’exemple du 2 Décembre.
Dignité des nations! — Tel est le thème auquel nous allons donner quelques développements dans cette seconde partie de notre Appendice, et d’après lequel nous jugerons sommairement les événements du dernier mois,
Ainsi que nous l’avons exprimé plus haut (Note A) toute offense à la dignité personnelle est une violation de la Justice ; de même, toute injure à la dignité nationale est une subversion de la Justice, et vice versé.
La plèbe grossière, la bourgeoisie égoïste et affairée ressentent faiblement de pareils outrages : cette insensibilité est une des causes de la prolongation du despotisme. Quand l’insulte s’adresse à tout le monde, elle semble ne s’adresser à personne : dans la communauté de servitude, disent les avocats de la tyrannie, l’injustice n’existe pas. Les mauvaises passions s’en mêlant, chacun en vient à se réjouir du public esclavage, auquel il affecte de se déclarer indifférent. Que, par exemple, Napoléon II, chargé de donner une Constitution à la France, se permette de dire, sans aucun ménagement, que la nation qui va élu n’est pas mûre pour la liberté : pas un mot de protestation ne s’élèvera ; le fonctionnaire public, le magistrat, le soldat, le prêtre, tous, (l’oreille basse, subissent la correction. Le bourgeois dit au prolétaire : C’est à toi que s’adresse l’apophthegme ; es-tu content? — Et le prolétaire de répondre au bourgeois : Te voilà tombé comme moi! c’est ce que je demande. — Indignes l’un et l’autre! Comme des gamins qui ont reçu le châtiment de leur gaminerie, peuple et bourgeois, au lieu de laver dans le repentir ou dans la vengeance leur commune honte, s’en salissent réciproquement. Ne craignez rien pour le despote.
La tyrannie, disait Platon, est tout à la fois la personnification et la peine de l’indignité publique. On pourrait la définir, le gouvernement de l’outrage. Elle consiste en ce que, par la substitution des intérêts aux lois, l’exercice du pouvoir est devenu impossible avec le respect du droit : en sorte que le gouvernement, s’il voulait être juste, n’aurait plus de raison d’être, il manquerait à sa mission et devrait se retirer.
Des symptômes de dissolution se manifestent par toute l’Europe. Partout mêmes divisions, mêmes appréhensions, mêmes défaillances. La tendance à la concentration, au militarisme, à la répression du droit des masses, est universelle. Une sorte de coup d’état général plane sur l’Europe, signe non équivoque de la décadence de l’ancien monde.
La France, ayant dévancé les autres nations dans le développement de l’idée révolutionnaire, a commencé la première son mouvement de retraite. Elle n’est pas seule à rétrograder : tout la suit. Que son exemple, étudié en toute sincérité et charité, arrête les peuples, s’il en est temps encore, sur cette funeste pente. Le salut de la France, dont l’Europe entière est solidaire, celui de la civilisation, en dépendent.
À cette occasion, nous rappelons à nos lecteurs que notre règle invariable, en parlant de S. M. l’empereur Napoléon II, est de le traiter en monarque constitutionnel, irresponsable, inviolable. C’est la condamnation du régime impérial qu’on ne puisse un seul moment le prendre à la lettre, sans faire à celui qui en est le chef le plus cruel et le plus irréparable outrage.
I. Constitution impériale. — La Constitution de 1852, comme toutes celles qui ont été données dans des circonstances analogues, pourrait se définir : la Déclaration d’indignité du peuple français. Cette Constitution, quel en est d’abord l’auteur? Le vulgaire, raisonnant d’après les affiches, répond : Le même qui a fait le coup d’état, Napoléon III. — Oui, comme c’est la Convention qui fut l’auteur de la mort de Louis XVI; comme Louis XVI, en convoquant les états généraux, fot l’auteur de la Révolution. Quand donc verrons-nous l’histoire et la politique purgées de ces pitoyables équivoques?
Une Constitution est le produit des circonstances. Celle de 1848, votée sous la pression de Février, faisait trop beau jeu aux idées nouvelles; elle alarmait trop les vieux intérêts pour qu’elle fût sérieusement appliquée. Le gouvernement de la République, livré à une majorité réactionnaire, ne fut, du 20 décembre 1848 au 2 décembre 1851, qu’une série de violations du pacte, La situation s’aggravant aux approches de 1852, une explosion des intérêts menacés devenait inévitable. Louis- -Napoléon s’en fit l’instrument : voilà tout. Eut-il alors, plus qu’en 1848, la conscience de sa position? Nous n’en croyons rien ; mais que nous importe ? Son nom est devenu la raison sociale du régime anti-juridique où la nation s’est précipitée motu proprio; cet honneur. de présider à une éclipse de la raison française, Louis-Napoléon, sans expérience des choses, sans philosophie, sans souci de son nom qu’il s’imaginait pouvoir illustrer encore, connu seulement par de fâcheuses aventures et par des thèmes en variations sur l’Idée napoléonienne ; ce triste honneur de conduire une décadence, disons-nous, Louis-Napoléon l’a voulu, l’a recherché, et, eu forçant un peu la main au pays, a fini par l’obtenir : voilà, quant aux actes de 1848 et 1851, à peu près à quoi se borne son initiative.
Qu’y a-t-il maintenant dans la Constitution de 1852? Quant au texte, c’est la copie de celle de 1804 : en cela encore consiste toute l’initiative de Napoléon III. Pour le fond, et tout pour l’application, c’est autre chose. Au point de vue nous occupe en ce moment, et qui est celui de la dignité nations, partant de la Justice, toutes les constitutions, quelle qu’eu soit la teneur, se ramènent à deux espèces : les unes ont pour but de consacrer le droit, les autres d’y déroger. Les premières, en conséquence, portent haut la dignité nationale; eu même temps qu’elles constituent le gouvernement elles organisent le contrôle, subordonnent le pouvoir à la loi et à la législature. Les secondes exaltent l’autorité du prince, suppriment le contrôle, subalternisent le législateur et la loi à la volonté du maître, et placent dans sa dépendance la Justice. Tout pour le pays, ou tout pour le despote : voilà en deux mots, selon le point de vue où l’on se place, le résumé de la science constitutionnelle. Dans le premier cas, la nation ne traite qu’avec elle-même, le chef de l’état est son homme : dans le second, c’est le bailleur de Constitution qui traite le pays comme il juge convenable; les citoyens deviennent les hommes de l’empereur.
Donc, en vertu du plébiscite voté à la suite du 2 Décembre 1851, Louis-Napoléon Bonaparte, alors simple président de la république, a été appelé à donner une Constitution au peuple français. Cette Constitution, improvisée dans les circonstances que nous avons dites, a été acceptée, mais non discutée : ce qui signifie que Louis-Napoléon, en prenant la pourpre, a fait ses conditions au peuple, qui de son côté a dû s’abstenir de faire les siennes à l’empereur. C’était fatal. Aussi l’œuvre s’est trouvée à la hauteur de la situation : il est impossible à une nation de montrer moins de souci de ses droits, à un chef d’état moins de considération pour le pays qu’il représente, que ne firent en cette occasion l’empereur et le peuple français. Quand on songe qu’il suffirait d’écrire en tête de la Constitution impériale ces simples mots, La dignité de la nation est inviolable, pour en détruire toutes les dispositions, les bras tombent et l’esprit se confond. Comment un peuple, soulevé tout entier, quatre ans au; ant, contre un gouvernement accusé de corruption, at-il pu s’attacher lui-même au pilori? Comment la France libérale est-elle rentrée dans ce que Paul-Louis Courier appelait crûment le bagne de Bonaparte ?.…
La déchéance nationale posée en principe, remplacée par l’autocratie d’un seul, le reste en découle naturellement, En première ligne, la suppression du contrôle. En vertu de l’article 12 du Sénatus-consulte du 25 décembre 1852, combiné avec la discipline imposée au Corps législatif, l’empereur est à peu près dispensé de rendre aucun compte. La Constitution, dûment analysée, se réduit à cela. Quel examen sérieux des comptes de l’empire a eu lieu en France depuis le coup d’état ? Qui connaît au vrai la situation financière du pays? Qui pourrait dire ce que sont devenus tant de millions demandés à l’impôt, à l’emprunt, au domaine, à la Banque, aux caisses d’épargne, à celles des consignations et de l’armée, à la circulation des bons du trésor, et maintenant introuvables à travers tant de virements ? Il en résulte que le gouvernement impérial, en vertu de la Constitution qu’il s’est faite et du sénatus-consulte précité, est exactement dans la position d’un négociant qui, interpellé par ses créanciers, se prétendrait + {franchi de l’obligation de tenir des livres, et par suite, en cas de détresse, de montrer ses écritures et de justifier sa gestion. Ou bien encore, le gouvernement impérial est comme le directeur d’une compagnie qui aurait le droit, aux termes des statuts, de ne rendre de comptes à personne, ni au conseil d’administration, ni au conseil de surveillance, ni même à l’assemblée des actionnaires. En effet, l’empereur, dit la Constitution, n’est responsable que devant le peuple français, auquel il a toujours le droit de faire appel. Or, en supposant, malgré toutes les précautions prises par la Constitution pour assurer en cas de conflit le triomphe de l’empereur sur le Corps législatif, que le peuple, appelé à rendre, par oui ou par non, son verdict, donne raison à ses députés, que signifierait la responsabilité de l’empereur? La France aurait été ruinée, mise en banqueroute, et il resterait pour caution, quoi? l’abdication de Sa Majesté, sa tête peut-être! Le beau dédommagement ! Qui ne voit que le pays, pour échapper à une révolution, préférerait donner un nouveau blanc-seing au chef prétendu responsable de l’État, comme cela a eu lieu au 2 Décembre? Dérision et indignité : voilà donc à quoi se réduit l’acte constitutionnel de 1852. Les légistes qui, en 1799, 1804 et 1852 l’ont successivement rédigé, amendé, complété, n’ont pas fait un acte défectueux, ainsi qu’on le pouvait dire des Constitutions de 1791, 1793, 1795, 1814, 1830, 1848 ; ils ont fait un acte nul, nul par l’injure faite à la nation, par la déraison des articles et la monstruosité des conséquences.
C’est une surprise faite au pays, disent les mécontents; c’est forcer le sens de la constitution, reprennent les hypocrites du système, calomnier la confiance du pays, et méconnaître la loyauté de l’empereur… Laissons les phrases aussi bien que les intentions, et tenons-nous aux réalités. Du moment qu’on faisait un coup d’état contre la Constitution, libérale et juridique, de 1848, on ne pouvait pas le lendemain, par un simple changement de rédaction, rétablir le contrôle, imposer au pouvoir l’obligation de rendre compte, assurer sa responsabilité, en un mot, rentrer dans le droit. Que serait devenu le coup d’état? Que serait devenu Louis-Napoléon, mis hors la loi par les représentants? Que serait devenue la réaction ?
L’œuvre soi-disant impériale est donc bien positivement l’œuvre des circonstances ; Louis-Napoléon y a apposé, avec son estampille, l’estampille de son oncle, sans se douter une minute que, par le seul fait de son usurpation, il se plaçait dans la position d’un failli. Le peuple français en subit la honte : nous n’avons pour le moment pas autre chose à constater. Que la France et l’empereur avisent.
II. La propriété sous l’Empire. — Quand une nation abdique sa dignité, la liberté y passe, et la propriété suit de près. — 140 —
C’est logique : point de souveraineté sociale, point de propriété. La propriété, ne relevant plus du droit public, n’est plus qu’une concession de l’autocrate; c’est faveur, privilége, monopole, cadeau, tout ce qu’on voudra, excepté le droit. La propriété, qui a cru se sauver par la violation de la loi, se trouve maintenant horë la loi; elle relève du bon pla quelle chute!
En vertu de la constitution, qui accorde à l’empereur le droit de faire les traités de commerce et les règlements d’utilité publique, d’autoriser les compagnies en commandite, etc , etc., le gouvernement impérial dispose, d’une manière on peut dire absolue, de la fortune des citoyens. Plaît.il à l’empereur d’amener sur le marché national, en dépit des intérêts ou des préjugés nationaux, de la solidarité nationale, les produits de l’étranger? il les y amène; — de concéder à une société une portion du domaine public? il la concède ; — de supprimer toute une catégorie d’industries au profit d’un grand monopole il la supprime; — de fermer un établissement? il le ferme; — de retirer un office, chèrement payé, et passé à l’état de propriété transmissible? il le retire ; — de s’emparer d’un genre d’exploitation et d’en gratifier avec privilège ses créatures ? il s’empare de ce qui lui plaît, le donne à qui il lui plaît, et pour dédommagement aux entrepreneurs dépossédés, il leur fait délivrer des titres d’actions. De tous ces faits il y a des milliers d’exemples : ce sera quelque jour la partie la plus intéressante de notre histoire économique. Plaît-il à Sa Majesté de réserver à une corporation, instituée en prévention de l’agiotage, le privilège des marchés à terme? Rien ne lui est plus facile, grâce à cette amée et féale cour de Cassation, qui ordonne d’expulser les courtiers libres avec la même gravité qu’elle interdit la distribution des bulletins électoraux. Plaît-il à l’empereur d’exproprier un immeuble? il déclare l’utilité publique, et saisit l’immeuble, S’il lui plaisait de faire hausser ou baisser les fonds, il ferait la hausse ou la baisse ; les choses sont arrangées de telle façon à la Bourse que les transactions, d’ailleurs entourées de mille entraves, devant se faire exclusivement par des mains amies du pouvoir, la baisse ne peut jamais aller ni vite ni loin, tandis que la hausse venant à se déclarer, tout se précipite. Si, au lieu de se livrer à des spéculations de bourse, le souverain jugeait préférable de réaliser des bénéfices sur quelques opérations commerciales, rien ne lui serait encore plus aisé. Non-seulement il possède les secrets de l’Etat, il tient dans ses mains tous les intérêts, Par la faculté qu’il a de faire les traités de commerce, d’élever ou d’abaisser les tarifs, de créer des banques, des docks, d’autoriser ou d’interdire des sociétés, d’activer, ralentir, déplacer la circulation, il est le maître absolu du marché comme de la propriété. Il ne tiendrait qu’à lui de renouveler, en vertu de ses pouvoirs, sur toutes les catégories de la production, le fameux Pacte de famine. Veut-il que la commandite s’arrête? il fait une loi contre la commandite, et le capital n’y va plus. Plus tard, il trouvera bon que la commandite reprenne son cours; et, de nouveau, capitalistes et entrepreneurs feront des a s. La confiance manquant, le capital se refusant, les magasins regorgeant, la consommation s’arrêtant, l’empereur ordonne de travailler quand même. On fait savoir de sa part aux chefs d’industrie qu’il lui serait désagréable d’apprendre que les ouvriers chôment ; et les malheureux industriels se saignent, se ruinent, et font travailler. En revanche, l’empereur part-il pour l’armée ? ordre est donné sous main aux établissements de fermer, afin que les ouvriers lui fassent la conduite. Revient-il de campagne? même avis officieux de la police, afin que les ouvriers aillent à sa rencontre; c’est ainsi que le régime impérial conquiert sa popularité. Les démolitions nécessitées pour l’embellissement de la capitale font-elle hausser démesurément les loyers? la police intervient entre les ouvriers et les propriétaires. — Mème régime dans les départements. On prescrit aux communes, endettées au delà de leurs ressources, de s’endetter encore et d’ouvrir des ateliers nationaux ; et les communes, dominées par les préfets, ne savent qu’obéir, Se trouve-t-il un maire qui regimbe? on le destitue; un conseil municipal qui résiste? on le dissout, Et tout cela, je le répète, est rationnel ; ce n’est pas l’empereur qui le veut, c’est la nation ui l’a voulu, lorsque, saisie d’une lâche terreur à l’approche le 1852, craignant pour ses intérêts l’application de quelque nouveau droit, elle a sacrifié la dignité à l’avarice, le droit à la force, et s’est réfugiée dans le pouvoir absolu.
Certes, Napoléon III est loin de tirer de sa position tout le parti possible : il n’y pense seulement pas. Jamais, dans son innocence de candidat, il n’avait soupçonné ce que contient ce mot odieux, despotisme ; jamais il n’a rêvé d’autre chose que de l’Idée napoléonienne. Mais d’autres y ont vu plus loin que lui: c’est ce qui lui attire tant de sollicitations, ce qui a valu à son gouvernement l’adhésion de toutes ces médiocrités cupides, dont quelques-unes se sont laissé voir à la justice, tandis que les autres, gorgées ou n’attendant plus rien, seront les premières à crier, au jour du péril : A bas le tyran !
Si, entre le despotisme impérial et la république il n’existait qu’une question de forme, comme par exemple entre la république dite modérée et la monarchie constitutionnelle ; si, dans les deux cas, la dignité nationale, l’honorabilité du citoyen, le droit enfin et la liberté étaient sauvés, peut-être, quelque importance que l’on doive en toute chose accorder à la forme, en prendrions-nous notre parti. Ce n’est pas nous qui voudrions mettre le feu à la patrie pour une question de forme, pas plus que pour une question d’orthographe. Mais il s’agit de notre dignité d’hommes, de citoyens, de contribuables, de négociants, d’industriels, d’ouvriers, de propriétaires, dignité à laquelle le gouvernement impérial, de quelque manière qu’il motive ses actes, ne peut s’empêcher, à chaque instant, de porter mortellement atteinte. Quand le gouvernement impérial nous comblerait de richesses, nous nous trouverions toujours avilis. N’être rien chez soi, ni dans sa maison, ni dans ses affaires, ni dans son commerce, ni dans son industrie, ni dans sa propriété, alors qu’on n’est pas esclave, est le comble de la dérision. Nous protestons ici contre l’outrage, nullement contre l’autorité. L’autorité, nous pourrions nous y résigner, si l’autorité c’était justice. Mais nous ne pouvons supporter la perte de notre dignité, parce que la perte de la dignité est la mort morale, la pire des morts.
III. La caisse de l’armée. — Puisque nous en sommes aux questions d’argent, parlons d’une institution de l’Empire encore peu connue, et qui montre jusqu’où peuvent aller l’oubli de soi-même chez un peuple, le mépris des principes chez les conseillers du gouvernement. Une correspondance parisienne, insérée dans le Nord du 22 février, contient ce qui suit :
« Le décret de ce jour (20 février) sur l’exonération du service militaire, mérite de ne point passer inaperçu. Jusqu’à présent les familles étaient averties au moins plusieurs mois à l’avance du prix qu’elles auraient à payer pour exempter leurs fils du service militaire. Par suite du nouveau décret, le ministre de la guerre ne peut fixer le prix de l’exonération que dix jours avant le commencement des opérations du conseil de révision. Le motif de cette mesure, c’est que les événements, suivant qu’ils ont une tendance à la paix ou à la guerre, peuvent sensiblement modifier le taux de l’indemnité de l’exonération ; il importait donc d’attendre la dernière limite pour faire connaître le chiffre adopté par le ministre de la guerre. Dans les années précédentes, ce chiffre était publié vers le mois de janvier ; il ne sera plus guère connu maintenant que vers le mois de mai. »
Ceci renferme toute une révélation. Il faut que les partisans de l’initiative personnelle n’aient jamais entendu parler de la division des fonctions, fondement de tout contrôle. Entrés dans la voie du bon plaisir, ils s’y lancent à fond de train, sans souci du public, pas plus que de la Majesté impériale.
La loi du 21 mars 1832 sur le recrutement de l’armée avait admis le principe du remplacement. C’était une légère dérogation aux principes de 89 : mais personne ne s’en plaignait; remplaçants et remplacés y trouvaient leur compte, et, si l’on ‘ avait tenu à alléger le poids du service, le pays tendant à la paix, il n’y aurait eu qu’à diminuer les contingents, la durée du service, le nombre des exemptions, et à prendre plus au sérieux l’organisation des gardes nationales. Ces mesures combinées auraient rendu fort supportable l’impôt du sang, le plus terrible de tous, celui qui menace le plus directement la population, le travail et la liberté.
Quoi qu’il en soit, le législateur de 1832, en admettant le principe du recrutement, s’était abstenu d’intervenir dans un ordre de transactions regardées jusque-là, au moins pour l’une des parties, comme peu honorables : nous voulons parler du commerce des remplaçants. Le gouvernement impérial n’a pas eu la même réserve : il s’est cru assez haut placé dans l’opinion pour pouvoir, sans risque de blâme, s’attribuer le monopole des remplacements; et voici l’incroyable position que, par le décret du 26 avril 1855 sur la dotation de l’armée, combiné avec les art. 6 de la Constitution et 12 du Sénatus-Consulte du 25 décembre 1852, il s’est faite.
« L’empereur, dit la Constitution, commande les armées de terre et de mer, déclare la guerre, fait les traités de paix, d’alliance et de commerce. » Ces paroles semblent copiées de la Charte de 1830; mais, attendu l’excessive différence des positions, la portée est toute autre. En style économique, l’art. 6 de la Constitution impériale signifie que l’Empereur, au nom et aux frais du peuple français, devant lequel seul il est responsable, mais auquel nous avons va qu’il ne rend pas de comptes, est entrepreneur d’opérations militaires : il fixe le chiffre des contingents, par conséquent celui des subsides ; il exonère, moyennant finance, les jeunes gens appelés au service ; il pourvoit, à l’aide des prestations qui lui sont versées par les exonérés, aux remplacements ; il prête des soldats aux puissances qui lui en demandent, à l’Angleterre pour forcer la Chine, au Piémont pour conquérir la Lombardie, au Pape pour le garder des révolutionnaires. Il en prêterait à l’Autriche pour la défendre de la turbulence des Hongrois, au tsar pour contenir ses paysans, au Sultan pour le protéger contre les chrétiens, que personne n’aurait le droit d’inculper ses actes.
Donc il plaît à Sa Majesté Impériale d’appeler au service 100,000 Français : en vertu de la Constitution il le peut.
Il lui convient de n’enrégimenter que les trois quarts du contingent, soit 75,000 hommes, les 25,000 autres laissés dans leurs foyers, prêts à partir à première réquisition. En vertu de la Constitution il le peut.
Cela fait, il y aura, d’une part, 25,000 hommes qui ne rejoignant pas ne coûteront rien à l’Etat : mais, en vertu du Sénatus-consulte du 25 décembre 1852, l’empereur a le droit d’ordonner un virement de compte et de ne pas rendre l’excédant des fonds votés, et comme un gouvernement est toujours à court d’argent, l’empereur ne manquera pas probablement d’user de ce droit. D’autre part, parmi ces 25,000 hommes, bon nombre de jeunes gens demanderont à s’affranchir en acquittant la prestation fixée pour l’exonération du service : autant de couples de mille francs, plus ou moins, qui tombent dans la caisse de l’armée. L’empereur se trouve ainsi presque deux fois payé pour des soldats qu’il laisse sans emploi : et tout cela, en vertu des pouvoirs qui lui sont déférés, il le peut en tout bien tout honneur, et nul ne serait admis à lui adresser une interpellation.
Quel sera le taux de l’indemnité exigée pour l’exonération du service? Elle n’a rien de fixe; elle varie, comme les besoins de l’armée, au gré de la politique impériale. L’empereur, chargé de la défense du pays, ne peut pas être enchainé par un chiffre : ce serait compromettre la défense. — Alors, direz-vous, puisque la prestation varie, le taux en sera débattu entre le Corps législatif, représentant des familles, et le gouvernement? Non; en vertu de l’article 6 de la loi du 26 avril 1855, l’empereur fixe le taux de la prestation : c’est à prendre ou à laisser, — Du moins les familles seront averties d’avance; elles pourront se mettre en mesure? Non encore : les événements influant sur le prix des hommes, le gouvernement se réserve, pour faire connaître ses condition*, de prendre le moment est ce que dit le décret du 20 février.
La situation politique paraît-elle tendue, la paix de l’Europe compromise? L’empereur, qui prévoit la rareté des remplaçants, élève le taux de la prestation : il est dans la légalité. Tout à coup, il s’entend avec les puissances ; l’horizon politique it, les journaux de l’empire entonnent des hymnes à la paix; le service militaire est plus offert, moins demandé ; la chair à canon abonde, le prix des remplacements baisse : bonne affaire pour la caisse de l’armée, qui a reçu le prix le plus haut de l’exonération et qui paiera le plus bas aux remplaçants, peut-être même ne paiera rien du tout, si l’empereur juge qu’il n’y a lieu de remplacer. Cela ressemble fort à un agiotage sur ke sang des citoyens, n’est-il pas vrai ? Ainsi le veut la loi du 26 avril 1855, en exécution de laquelle a été rendu le décret du 20 février 1860.
Malgré cette abstention de remplacements, il se peut que l’empereur ait encore des soldats de reste, et que les besoins du trésor croisent toujours. Le décret du 25 décembre 1852 lui fournit un nouveau moyen de sortir d’embarras. Soixante mille hommes, envoyés en congé de six mois, iront vivre aux dépens de leurs familles, et laisseront, sur le budget de la guerre, vingt millions disponibles. Au moyen d’un nouveau virement de compte, l’opération, qui sous la charte de 1880 aurait été qualifiée de détournement, devient parfaitement régulière et légale.
Ce n’est pas tout. Les remplaçants et rengagés ne touchent qu’une fraction, ls quart environ, du prix de leur rengagement ; le surplus reste à la caisse de l’armée jusqu’à l’expiration du service : en cas de décès, une partie seulement est remboursée aux héritiers, s’il y en a. En sorte que la caisse de l’armée, après avoir bénéficié de la différence entre le montant des prestations payées pour l’exonération du service et celui des sommes allouées aux remplaçants ; après s’être remplie des sommes laissées disponibles sur le budget de la guerre par suite des envois en congé, jouit encore de l’intérêt des sommes dont elle est débitrice envers les remplaçants, et, si ces remplaçants meurent au service, devient leur héritière.
C’est ainsi que les légistes du gouvernement impérial entendent la division des pouvoirs, et la comptabilité, et le contrôle, et la responsabilité. Que Charlemagne, Clovis, en aient usé de la sorte, d’un côté avec leurs Francs, qui tous étaient soldats et ne savaient ni lire ni écrire; de l’autre avec les populations gallo-romaines, traitées par eux en peuple conquis : on le conçoit, il n’y avait de honte pour personne. Mais au XIXe siècle, entre Français, après trente-six années de régime parlementaire, avec le suffrage universel pour garantie du contrôle, c’est d’une telle exorbitance que rien, selon nous, ne démontre mieux la parfaite bonne foi de l’empereur. Quel homme, je vous prie, tant soit peu roué, et voulant sauver au moins les apparences, se servirait de si grosses ficelles ?
Que deviennent, demandez-vous, les sommes accumulées dans cette caisse? — Personne ne le pourrait dire, personne n’en sait rien. « L’empereur commande les forces de terre et de mer, déclare la guerre, fait la paix ; il fixe, en temps utile, le taux de la prestation pour l’exonération du service; il a la faculté d’opérer des virements d’un chapitre du budget à l’autre; enfin il n’est responsable que devant le peuple français, à qui rien ne l’oblige de rendre ses comptes. » C’est ce qu’on nomme système de l’initiative personnelle! De grâce, Sire, un peu moins d’initiative : si ce n’est pour vous, qui êtes au-dessus du soupçon, que ce soit pour la considération du peuple français.
IV. La presse. — L’empereur a entendu que la pensée fût libre en France : il l’a dit à plusieurs reprises ; ses ministres l’ont répété à satiété. D’où vient donc que le gouvernement impérial a mis la main sur la bouche du pays, comme le dit un jour, sous Louis-Philippe, M. de Lamartine? Je ne sache pas, de la part d’un gouvernement, de pire insulte, et,.chez une nation, de plus grande indignité. Ce phénomène a du reste, comme les précédents, sa raison dans le même principe, Il ne tient point à un homme ; il est l’effet de la dégradation morale du pays. Le coup d’état du 2 Décembre ayant été dirigé, ainsi que nous l’avons dit, contre une démocratie révolutionnaire, à laquelle le respect de la liberté et de la légalité donnait un ascendant irrésistible ; le salut des intérêts pris pour raison d’état et déclaré supérieur à la Justice; la constitution impériale faite par conséquent à l’encontre du droit, en méfiance du droit, les conséquences devaient être, et elles ont été:
Que le chef de l’état serait omnipotent ;
Que son pouvoir s’exercerait sans contrôle ;
Que la propriété, qui avait eu jusque-là pour appui la sanction sociale, relèverait désormais de l’autorité gracieuse du prince;
Que les finances de l’état seraient soumises à une comptabilité secrète, comme si elles se confondaient avec la liste civile ;
En un mot, que l’ordre public, la sécurité et la fortune des citoyens reposeraient à l’avenir, non plus sur un système de pondérations et de garanties, mais uniquement sur le génie d’un homme et sur sa probité.
Dans cet état de choses, admettez la liberté et la publicité de discussion, et tout l’édifice croule : la société se trouve reportée à la veille du 2 Décembre, et les intérêts en présence de la Révolution. Que faire dans une situation pareille? Le gouvernement impérial nous le montre, et l’expérience n’est pas nouvelle. Comme on ne saurait tout à fait supprimer la presse, pas plus que la pensée, on a pris le parti de la faire parler comme Philippe de Macédoine faisait parler la Pythie, au gré et selon les vues du gouvernement. Les moyens ne manquent pas pour cela, et tous moyens légaux, notez ce point. Pour faire bien parler la presse, et bien penser le pays, le Système possède, outre l’intimidation administrative qui s’adresse aux imprimeurs et libraires, les autorisations et refus d’autorisation, les avertissements, les communiqués, les suppressions, les décorations, les subventions, les transactions, et par suite Les mystifications. Par exemple, tel journal a eu le malheur d’encourir la suppression. On lui permet de reparaître, à condition de prendre pour son rédacteur en chef un homme à la dévotion du ministère. Naturellement-les abonnés ne savent rien de l’arrangement ; ils croient recevoir une parole libre, ils se repaissent de réclames impériales. C’est à ce prix qu’une nation sceptique, qui Préfère à l’exercice du droit l’or et les jouissances, et qui a Perdu le respect d’elle-même, peut être sauvée ; de même, que le propriété, la vérité relève aujourd’hui de la raison d’état, Il faut en avoir fait l’expérience, pour concevoir quelle torture impose à l’écrivain cette épée de Damoclès suspendue sur sa pensée, sur sa conscience. Les plus vains se flattent, à force d’art, de ménagements, de réticences, d’esquiver le coup, et s’aplatissent ; les plus braves se font généreusement frapper, et comme il n’y a plus de ressort, point d’écho dans les âmes, à l’amertume de la condamnation se joint, pour ces champions intempestifs de la libre pensée, le regret d’un sacrifice inutile.
« La presse est libre, » disent les ministres dans leurs circulaires; « tous les Français peuvent publier leurs opinions en se conformant aux lois. » On vient de voir dans quel filet la légalité impériale tient la presse périodique. Quant aux écrits non périodiques, on en est maître par d’autres moyens, Ainsi, d’après la jurisprudence impériale, l’outrage à la morale publique et religieuse implique l’attaque à la religion, qui n’est plus la même chose ; l’attaque à la religion implique l’attaque à l’Église, qui est encore autre chose. En sorte que, sur les matières de morale, de religion, d’église, de philosophie, il n’est permis de publier, en fait de livres, que ce qui convient à l’Église et que permet le gouvernement. — Même façon de juger en matière économique. L’attaque contre le principe de la propriété peut se trouver, cela dépend de l’appréciation des tribunaux, dans toute discussion sur les banques, Les compagnies de chemins de fer, les opérations de bourse, le salariat, les sociétés ouvrières, la rente foncière, l’intérêt des capitaux, le droit au travail, etc. En sorte que l’écrivain étant jugé, bien moins sur ses opinions que sur ses tendances connues ou présumées, il n’est possible de publier, sur les questions économiques, que ce que permet le gouvernement. — Même raisonnement encore en matière de politique et de droit public. L’attaque à la Constitution, aux droits l’empereur tient de la volonté des Français, l’excitation à la haine, etc., etc., tout cela peut se rencontrer dans une recherche philosophique sur l’origine des sociétés, le principe da gouvernement, la responsabilité du pouvoir, la comparaison entre le despotisme et la république, à plus forte raison dans les discussions quotidiennes, qui intéressent plus directement l’action du chef de l’état. En sorte que, sur les questions de politique pratique on théorique, il n’est réellement permis et possible de publier que ce qu’il convient de laisser passer au gouvernement. — Qui le croirait? Le gouvernement impérial est en train d’inventer un nouveau délit, qui mettra complètement à l’abri sa politique extérieure : c’est le délit de lèse-majesté nationale. Dans l’avertissement donné à la Presse, à propos de l’annexion de la Savoie, M. Billaut dit que les faits publiés par ce journal blessent le sentiment français. En sorte que l’écrivain français qui soutiendrait que toute annexion de territoire, accomplie malgré le vœu formel des populations, est contraire à l’esprit de la Révolution, aux principes de 89, au respect des nationalités, partant à la dignité et aux vrais intérêts de la France, celui-là serait un mauvais citoyen, un ennemi de la patrie, un agent de l’étranger !
Remarquez au surplus que le droit de libre discussion est sous-entendu, mais non pas reconnu par la Constitution impériale, En effet, l’article si explicite des Chartes de 1814 et 1830, Les Français ont le droit de publier et de faire imprimer leurs opinions en se conformant aux lois, cet article a été biffé. La Constitution impériale ne reconnaît pas, d’une manière expresse et formelle, ce droit de publication pue par les deux dernières monarchies. Elle se borne à dire, d’une manière générale, art. 1er, qu’elle reconnaît, confirme et garantit les grands principes proclamés en 1789, el qui sont la base du droit public des Français. Mais quels sont ces principes? En quoi consiste ce droit public ? La Constitution n’en sait rien. Ce sera ce qu’on voudra, ce qu’il plaira au gouvernement, d’après son système d’interprétation tantôt extensif, tantôt restrictif, ad libitum. Les définitions sont à faire : jusque-là, impossible de se prévaloir judiciairement des grands principes de 89.
Le sceau de l’indignité chez les peuples comme chez les individus est la sottise. Sottise et défaut d’âme ! s’écrie avec un redoublement d’éloquence Beaumarchais, plaidant contre Goësmann, C’est chose triste de voir comment la nation française, en s’accroupissant sous le maître qui la monte, devient sotte et bête. Ses écrivains, ses académiciens, obligés de tenir leurs plumes, balbutient et bavardent; ses jurisconsultes ergotent, . ses philosophes divaguent, ses artistes grimacent, ses propriétaires pleurent comme veaux, ses hommes d’affaires brament la confiance. Toutes les idées sont faussées, tous les principes travestis ; à force de mutilations, de réticences, de complaisances, les notions les plus claires deviennent équivoques. La vérité subordonnée à la raison d’état, le mensonge est universel. Vous l’avez voulu, Dandins, vous l’avez voulu !
V. La Justice. — Les faits que nous venons de rapporter sont aujourd’hui lieux communs, vérités banales. Aussi n’est-ce pas comme nouvelles que nous nous sommes duire, c’est comme faits de psychologie sociale. Car, il est une chose qui n’est pas devenue lieu commun, et dont il importe que chacun soit pénétré, c’est que l’indignité publique, dans un jour d’oubli, a créé le despotisme actuel ; c’est que ce despotisme est autre chose qu’une simple substitution de l’in à l’initiative du pays ; c’est un système d’outrages à la société, la mise au carcan de la nation, par suite le renversement de tout droit et de toute me . Un homme, une bande, ne créent pas de pareils monstres : il y faut, je le répète, le consentement tacite, la félonie du peuple.
Que l’on mette en tête des actes de l’autorité publique, des sentences de tribunaux, des exploits d’huissiers, des minutes de notaires, le nom de l’empereur à la place de la sainte Trinité ou de la République une et indivisible : le danger n’est pas grand, si la Justice est bien faite, quoiqu’il y eût plus de convenance à ce qu’elle fût rendue au nom du peuple. C’est autre chose quand le pouvoir, par la loi de son origine, est entraîné à mettre la main sur la Justice, comme sur la propriété, comme sur la presse, la bourse et le trésor; quand il fait parler le magistrat, non plus selon le droit, mais suivant sa raison d’état; quand il tourne et retourne, au gré de sa politique, les traditions et les maximes. La question alors n’est plus entre la monarchie et la démocratie, entre la souveraineté du peuple et le droit divin, entre l’autorité et la liberté; elle est, abstraction faite des qualités du prince, que sa position domine, et de son honorabilité personnelle, qui n’est point en jeu, elle est, disons-nous, entre la probité et la prévarication, entre l’honneur du pays et son infamie.
Sous le régime impérial, le ministère public, qui seal a le droit de poursuivre, de recevoir les plaintes et les révélations, qui seul peut se permettre de rappeler les fripons à l’ordre sans se voir accusé de diffamation, le ministère public a d’abord la faculté de laisser dormir la loi, ou de l’exhumer s’il le juge à propos, et de sévir. C’est ce que M. Billaut signifiait naguère avec menace dans sa circulaire relative à l’agitation cléricale. Pouvoir discrétionnaire, législation discrétionnaire, Justice discrétionnaire, voilà, en six mots, le système impérial. La loi est une épée que le gouvernement laisse au fourreau, tant qu’il ne se sent pas menacé, mais qu’il tire et brandit à la première manifestation d’indiscipline. — S’il fallait, disent nos avocats devenus ministres, présidents du Sénat et du Conseil d’état, s’il fallait appliquer la loi dans sa rigueur, la société serait intolérable, et le gouvernement impossible. — Alors, refaites votre législation, surtout appelez le juri, afin que le pays ait la responsabilité de la tolérance ; car, souffrez qu’on vous le dise, monarque et conseillers, votre Justice discrétionnaire, votre loi discrétionnaire, et toutes vos facultés discrétionnaires, sont une abominable hypocrisie :
Faculté discrétionnaire d’user de la loi ou de n’en pas user;
Faculté discrétionnaire de poursuivre ou de ne pas poursuivre;
Faculté discrétionnaire de transporter sans jugement, de décerner des mandats de comparution, de perquisition, d’arrêt, de dépôt ;
Faculté discrétionnaire de prolonger ou d’abréger l’instruction des procès ;
Faculté discrétionnaire d’ordonner enquête, de la refuser, de la diriger, de la restreindre;
Faculté discrétionnaire, l’enquête terminée, de mettre en accusation ou d’ordonner le non-lieu ;
Faculté discrétionnaire de qualifier les délits ;
Faculté discrétionnaire, en matière politique et de presse, d’apprécier l’intention, les circonstances, le sens des écrits, non au point de vue de la société et de la loi, mais au point de vue de la raison d’État ;
Faculté discrétionnaire d’autoriser ou d’interdire les comptes-rendus ;
Faculté discrétionnaire d’ordonner le huis-clos ;
Faculté discrétionnaire de laisser distribuer ou de prohiber les mémoires ;
Faculté discrétionnaire de limiter, d’arrêter, de dérouter la défense ;
Faculté discrétionnaire de jeter l’invective au prévenu, d’exciter contre lui, contre ses opinions et ses idées, la haine des citoyens ; .
Faculté discrétionnaire d’aggraver ou d’atténuer les peines dans une proportion qui peut varier de un à cent;
Faculté discrétionnaire d’amnistier et de faire grâce ;
N’est-ce pas le tableau de votre justice? Ajoutez que l’empereur jouit de la faculté discrétionnaire d’augmenter ou l’abaisser le traitement des magistrats, de les nommer, de les déplacer, de leur accorder ou refuser de l’avancement, de les mettre à la retraite, d’en faire des ministres, de les révoquer s’ils sont amovibles : ce qui lui assure leur concours à peu près unanime dans tout ce qu’il fait et entreprend eu vertu de son autorité discrétionnaire. Ce n’est pas pour rien, et vous le faites voir, qu’il est écrit dans la constitution que la justice se rend au nom de l’empereur. C’est l’empereur, en effet, qui aujourd’hui fait le droit et le non-droit. En lui, comme en Dieu, est le principe de toute équité et justice. La monarchie de droit divin n’avait rien inventé de pareil : si, dans les temps féodaux, le prince avait voulu s’attribuer, à l’exclusion du peuple, la prérogative juridique, l’Église eût pu lui rappeler qu’il n’était que le premier des pécheurs. Les électeurs de Décembre n’ont pris conseil ni du droit humain ni du droit divin. Que leur importait la Justice? Ce qu’ils voulaient c’était d’en finir avec les idées, c’était de se donner un pouvoir fort, de qui ils pussent obtenir des concessions, des subventions, des pots-de-vin, avec qui ils pussent trafiquer de tous les droits-et de toutes les libertés. À moins de cela ils se voyaient saisis par la Révolution, ils se croyaient perdus. Génération indigne, que l’empereur traite au-dessus de ses mérites, quand il se contente de qualifier ses intérêts de misérables.
VI. — Secret des lettres. — Un fait qui, mieux qu’aucun autre, montre à quel point la situation morale, dont le 2 Décembre est devenu l’expression, pèse sur la Justice, est l’arrêt de cassation rendu sur la violation du secret des lettres. Parmi les prérogatives de l’autorité impériale, celle de décacheter et visiter les plis confiés à la poste est peut-être la plus outrageuse, Tous les gouvernements ont été soupçonnés d’avoir un cabinet noir ; seul le gouvernement de Napoléon III, formé d’hommes qui avaient protesté contre l’immoralité de celui de Louis-Philippe, s’est donné en ceci le mérite de la franchise. Il ne fait pas sournoisement les choses : il se couvre de belles et bonnes lois, votées par le Corps législatif; de beaux et bons arrêts rendus par l’autorité judiciaire. Si nous sommes bien informé, vingt-quatre conseillers de la cour de Cassation contre seize ont voté l’arrêt qui autorise le ministre de l’Intérieur et ses agents, dans un intérêt de sûreté publique et d’ordre, à ouvrir les lettres et paquets confiés à leurs soins. Que signifie cela? Les avocats, disent les critiques vulgaires, ne manquent jamais aux mauvaises causes, et l’on trouve toujours des considérants plausibles pour les plus mauvais desseins. L’euphémisme est la figure favorite du despotisme. Pour nous, qui cherchons la raison des choses dans les choses mêmes, nous déclarons qu’il nous est impossible d’attribuer à une influence ministérielle la décision des vingt-quatre magistrats, et que, si le système impérial nous paraît déplorable, la cour de Cassation, du moins, n’a pas manqué de logique. Qu’on n’attende donc pas de nous une réfutation de ce mémorable arrêt, qui suffirait à lui seul pour déshonorer un siècle, Mieux vaut, pour l’instruction des masses, en donner la paraphrase :
En principe, a voulu dire la Cour suprême, la violation du secret des lettres est un outrage à la dignité des citoyens et de la nation. La foi publique est une des colonnes de l’ordre social ; on ne saurait y porter atteinte sans que cet ordre soit ébranlé. La mission du pouvoir est de faire respecter la foi publique, et de donner l’exemple de ce respect. Si la bonne foi était bannie du reste de la terre, disait le roi de France Jean, elle devrait se retrouver dans la bouche des rois. Dan: conditions, et à moins qu’à d’autres égards il ne blesse la justice, le gouvernement n’a à redouter la trahison de personne. Son existence est intimement liée au maintien du droit, qui lui-même n’a nine saurait avoir d’ennemis. En sorte qu’on peut regarder comme un axiome que l’incompatibilité entre la Justice et l’autorité publique est une contradiction : le gouvernement qui alléguerait une pareille incompatibilité, se dénoncerait lui-même à l’animadversion des citoyens. Mais, poursuit la Cour, attendu, dans l’espèce, que le gouvernement de l’empereur s’est établi, par une faute grave de la nation, sous d’autres auspices ; qu’il est le produit, non de la conscience du pays, mais de l’indignité du pays; qu’il représente par conséquent, non plus le pacte des citoyens, mais leur antagonisme; que depuis le 2 Décembre 1851 la Justice est débordée en France par la raison d’état, et que cette raison d’état a pour objet le maintien, le développement et la plus grande satisfaction des intérêts établis; que c’est dans cette vue qu’s été créé, par le vote de six millions de suffrages, le pouvoir discrétionnaire de l’empereur ; qu’en un tel état de choses l’autorité impériale doit être considérée comme primant la majesté nationale; qu’ainsi le salut du prince et de sa dynastie l’emporte sur la foi et l’honnêteté publiques, par ces motifs, etc.
Toutes les institutions, toutes les lois, tous les actes du gouvernement impérial, se ramènent uniformément à ces termes : la déchéance du pays, la prééminence du prince, la suprématie de son libre arbitre sur la foi et la raison publiques, Je tout en vertu d’intérêts qui autrement se trouveraient compromis : ce qui constitue proprement l’indignité du pays, l’abolition de la majesté nationale.
En vain les ministres de ce gouvernement protestent de leur réserve; en vain allèguent-ils qu’il ne s’agit pour le gouvernement que de déjouer les complots; qu’il ne sera fait usage de la faculté accordée que dans des cas exceptionnels, etc. Tous ces lieux communs sur la nécessité, la modération, les bonnes intentions, ne font que mettre davantage en relief l’immoralité de la chose. Il n’y a pas de nécessité politique plus grande que celle de respecter le droit; il n’y a pas de modération qui en rende la violation licite, pas de bonne intention qui excuse une félonie. Chacun sait que ses secrets sont à la discrétion de la police : tout est dit. Plus de foi publique, plus de société, plus de nation.
VII. Naïveté du système. — Ce qu’il y a de triste, c’est que ni l’empereur ni le pays ne semblent avoir conscience de leur position. Qui a vu de près les choses avouera que Napoléon IIL ne peut pas être appelé tyran, ni la nation française être dite tyrannisée. Rien de plus ingénu, de mieux intentionné, de plus franchement exercé que le pouvoir impérial; on pourrait dire même, rien de plus accepté, si l’histoire n’était là pour attester qu’il y a douze ans la nation était toute autre, si sa conscience ne lui disait qu’elle est tombée par sa propre forfaiture, si l’on ne savait qu’au premier craquement l’explosion sera effroyable. .
Après l’attentat d’Orsini, le président du Corps législatif, M. de Morny, dans un discours plein de colère, signala, parmi les causes de ce régicide, l’ingratitude des anciens partis sauvés par le coup d’état Assurément. M. de Morny était sincère, il parlait de l’abondance de son indignation : mais cette sincérité même prouve à quel point le gouvernement de Napoléon TIT, à force de prendre son rôle au sérieux, a perdu le sentiment de la dignité nationale. Ne marchandons pas le bienfait; accordons, si l’on veut, que sans le 2 Décembre la bourgeoisie, qu’on accuse d’être restée fidèle en dépit de ses intérêts à ses anciennes amours, aurait couru en 1852 de plus grands risques qu’en 1848, et faisons la balance. Louis-Napoléon a sauvé, pour le moment, les bourgeois de la ruine; mais par V’extra-légalité de son gouvernement, il leur ravit quotidiennement l’honneur. Le gouvernement impérial ressemble à ces bienfaiteurs qui ne ménagent à leurs protégés ni les recommandations, ni les services, ni l’argent, mais qui leur prennent leurs femmes, leurs filles, leurs sœurs, et qui, au premier signe de mécontentement, crient à l’ingratitude,
Cette absence de sens moral est tellement dans la nature du gouvernement impérial qu’il lui arrive à tout moment de la trahir, sans qu’il s’en aperçoive. Nous venons de citer M. de Morny ; nous avons cité tout à l’heure M. Billaut menaçant des lois qu’il tient en réserve les congrégations religieuses. En voici un autre, M. Rouland, si nous avons bonne mémoire, qui à propos de l’avanie faite au Saint-Père et des murmures du clergé, se plaint aussi de l’ingratitude épiscopale. L’Église, dit ce ministre, a été sauvée, comme la bourgeoisie, par le coup d’état; l’Église a été comblée des bienfaits de l’empereur; influence, honneurs, privilèges, argent, pouvoir, il lui a tout sacrifié, jusqu’à sa popularité. Et pour toute reconnaissance, l’Église l’excommunie, agite la population, pousse à la révolte! — Que signifie, je vous le demande, cette plainte de M. Rouland ? C’est quel’empire napoléonien n’a jamais compris ce que c’est qu’une église ; qu’il s’est imaginé que ce lle de Jésus-Christ, dont le chef visible est à Rome, en recevant ses faveurs, lus sacrifiait ses principes ; qu’il s’est flatté de lui faire accepter sa théologie d’état, comme il la faisait profiter de sa raison d’état, bref, de faire d’elle un rouage de son système. Tel est le motif qui a fait entrer au Sénat les cardinaux, augmenter le traitement des évêques, des curés, des vicaires ; livrer l’instruction primaire aux ignoratins, caresser les jésuites, encourager les congrégations religieuses. 11 y avait pacte tacite, à en croire le ministre Rouland, entre l’Église et l’empereur, et l’Église a violé le pacte. Mais, nous donne-t-on à entendre, l’empereur saura se passer du concours d’un clergé incorrigible qui n’a rien oublié ni rien appris; l’empereur s’appuie sur la foi des masses, qui n’est pas la foi des ultramontains, hostile à la patrie, qui n’est pas non plus celle des gallicans, observe M. de Morny, attendu que le gallicanisme sent le schisme, l’hérésie, et conduit à la révolte; mais qui est la foi catholique, apostolique, carlovingienne et napoléonienne; foi que le gouvernement de l’empereur saura défendre aussi bien contre les mutineries de l’épiscopat que contre les attaques des voltairiens et des idéologues. Et il y a de l’écho en France à ce se trouve des journaux soi-disant démocrates, républicains, amis de la Révolution, pour l’appuyer! Honte et indignité !
VIII. Décadence politique. — On n’est pas assez convaincu, à l’étranger, de cette espèce de bonhomie dans un despotisme plus qu’oriental qui distingue le gouvernement de Napoléon IT; on lui prête infiniment trop de rouerie, d’astuce, de machiavélisme. Analysez la conscience française actuelle : vous aurez le secret de la politique, intérieure et extérieure, du gouvernement de Napoléon III. La conscience publique a failli, en France, au 2 Décembre; le gouvernement impérial, tel que nous venons d’en tracer le tableau, est l’expression de cette chute. Mais la France n’a pas pour cela dit adieu à ses anciens sentiments : la Révolution n’y est pas morte ; le besoin de la Justice, le dégoût de l’arbitraire, y sont aussi poignants que jamais. Ajoutez que chaque jour s’avance une génération nouvelle, qui ne se croit pas le moins du monde engagée par le coup d’état ; que sur trente-six millions d’âmes qui expient le péché de Décembre, il y a vingt-quatre millions d’innocents. Ces remords, ces éléments jeunes, avec lesquels la politique impériale est forcée de compter, lui donnent un air de componction que les étrangers prennent pour de l’hypocrisie, et qui n’est autre chose que le somnambulisme de la mauvaise conscience. — Si l’empereur fait la guerre, c’est, nous dira son ministre des affaires étrangères, pour maintenir l’équilibre européen, protéger les faibles contre les forts, émanciper les nations, faire respecter les nationalités. S’il aspire à une grande influence, c’est pour rappeler les gouvernements à l’équité, aux traditions, aux principes. Donc il donne ou fait donner au pape des conseils de réforme ; à l’Autriche, des conseils de libéralisme; au roi de Naples, des conseils de modération ; au Sultan, des conseils de tolérance; à l’Espagne, des conseils de légalité ; à la Belgique, des conseils de paix ; au Piémont, il recommande la réserve; à la Toscane, il rappelle la fédération italienne. Savez-vous ce que prouve ce commérage? C’est que la France regrette ses libertés perdues, sa politique conciliante, le règne des lois, les œuvres de la paix, la confiance des peuples, et sa propre estime. Ce que le 2 Décembre lui a Ôté, le 2 Décembre s’efforce de le lui rendre en imagination et en espérances. En cela, comme en toute chose, il est sincère, parfaitement intentionné, et de la meilleure foi du monde.
Napoléon III, dit la méfiance anglo-germanique, a l’œil fixé sur la ligne du Rhin. — C’est que, depuis le 2 Décembre, la France reproche à Napoléon Ier de l’avoir perdue. Comment ne voit-on pas que le gouvernement impérial est condamné, par son équivoque origine, à osciller sans cesse entre les souvenirs du premier empire et ceux de la monarchie de juillet ? La nation, violemment refoulée par le 2 Décembre vers l’état de guerre, divisée avec elle-même, suspecte à l’étranger, cherche ses frontières stratégiques, et se plaint de ne les trouver plus. Y pensait-elle de 1814 à 1852?
Napoléon III, je continue l’énumération des griefs, a menacé, à plusieurs reprises, l’Angleterre d’une descente. — On a pu le croire, en effet; mais après chaque geste, il est revenu à l’entente cordiale. Voyez : de Périm il ne souffle mot; percement de l’isthme & Suez, plus rien. Tôt ou tard, ans doute, recommencera la brouille : que voulez-vous? Souvenir de quinze années de guerre, souvenir de quinze années de paix : par-dessous la conscience nationale qui crie : Je ne puis vivre avec la honte; de la gloire, Sire, ou de la liberté !
Napoléon III, au mépris des actes du congrès de Vienne, vient de réunir la Savoie à la France. Comment a-t-on le courage de lui en faire reproche? Ja plus malencontreuse initiative fut-elle payée d’un plus triste résultat? En 1859, l’empereur descend en Italie : son but est d’en chasser les Autrichiens, ce qui voulait dire naturellement de rétablir à leur place, dans la Péninsule, l’influence française et les anciennes souverainetés des Bonaparte. Qu’arrive-t-il? Au lieu d’une Italie fédérative, gravitant comme un groupe de satellites dans l’orbite napoléonienne, il trouve une Italie unitaire, prête à faire front, comme un seul homme, contre l’empereur des Français, après avoir expulsé l’empereur d’Autriche. Quel mécompte | Aussi, avec que empressement Napoléon III signe la paix de Villafranca! Combien il a regretté de ne pouvoir, sans se contredire, exiger la restauration des archiducs! Encore un peu, l’Italie tout entière est à Victor-Emmanuel. Pour parer à cette éventualité d’un état de 26 millions d’âmes, qu’il n’a ni souhaité ni prévu, mais que sa mauvaise étoile lui a fait créer aux portes de la France, Napoléon III se fait autoriser par son allié le roi de Sardaigne à reporter sa frontière sud-est du pied des Alpes à la crête! Peut-être eût-il mieux valu, pour pallier une si grande faute, neutraliser, entre la France et l’Italie, la Savoie et le comté de Nice, comme entre l’Autriche et la France on a neutralisé la Suisse, Mais, crier à la conquête, pour cette chétive compensation, chers voisins, c’est de la cruauté.
A travers le torrent d’invectives que vomit contre l’empereur des Français la presse étrangère, il est impossible de ne pas voir combien, au fond, le gouvernement impérial se trouve bafoué. — Vous violez les traités, dit à Napoléon la jalouse Angleterre; vous portez atteinte à l’équilibre européen. Nous ne nous entendons plus; vous n’avez plus notre confiance. Cependant, comme vous promettez de laisser les Italiens choisir leur gouvernement, j’accepte votre traité de commerce, et je déclare que l’annexion de la Savoie ne me touche point. — Vous violez les traités, reprend le tsar ; mais comme, pour opérer cette annexion, vous n’entendez pas vous prévaloir du suffrage universel, qui d’ailleurs ne vous serait pas favorable, je déclare que cette annexion ne me regarde pas. — Vous violez les traités, ajoute le régent de Prusse : cependant comme vous abjurez le principe des frontières naturelles, que vous aviez invoqué d’abord, je déclare que je me bornerai à une simple protestation, et ne vous ferai pas la guerre !…
C’est ainsi qu’une nation qui a perdu le respect d’elle-même devient pour les autres un objet de risée; c’est ainsi qu’après la dissolution morale, arrive la décadence politique. Napoléon III, disent les badauds, pourra au moins se flatter de laisser après Jui la France agrandie. Oui, et plus isolée, et mieux cernée, et en pleine décomposition. Qu’est-ce qu’une adjonction de territoire, quand la vie morale n’y est plus? — Marasme dans la nation, hypertrophie dans l’état.
IX. Mystification finale. — M. de Lamartine a dit : « Louis Napoléon est honnête homme ; je le connais, je réponds de lui. » — M. de Lamartine est bien bon : est-ce qu’on doute jamais de l’honnêteté d’un chef d’état? Est-ce qu’un empereur peut n’être pas honnête homme? Otez à Napoléon III sa moralité intrinsèque, sa probité hors de discussion, ses idées chevaleresques, sa bonne foi candide, que sera-ce de lui, grand Dieu! avec le pouvoir discrétionnaire qu’il possède? Et que sera-ce de nous?
Pour moi, je vais plus loin que M. de Lamartine, et je crois être dans la stricte vérité : Il y a deux hommes en Napoléon III, une victime et un martyr.
Napoléon III est la victime, ou pour mieux dire le bouc émissaire de notre apostasie : c’est ce qui lui a valu sa candidature de 1848, et qui a fait réussir son coup d’état. Sur ce point je n’ai rien à ajouter aux considérations qui précèdent, Napoléon III est le martyr de l’Idée napoléonienne, idée qu’il porte dans son cœur comme le fidèle après la communion porte Jésus-Christ ; idée qui lui a fait faire ses deux entreprises de Strasbourg et de Boulogne ; idée, enfin, qu’il représente seul et qui n’aurait plus, en France, le moindre cours, s’il n’était là, de sa personne, avec un budget de 1,800 millions et 600,000 soldats, pour la soutenir.
Or; en tant qu’il représente l’idée napoléonienne, Napoléon III est en contradiction perpétuelle avec l’idée conservatrice, qui l’a pris pour son sauveur : c’est ce qui explique comment ses ministres, ses conseillers, ses généraux, ses secrétaires, tout son entourage, est occupé sans cesse à le retenir, à réparer ses erreurs, à pallier ses méprises, à dissimuler ses écarts, à interpréter ses anachronismes. Le plus grand embarras du gouvernement impérial, c’est la prérogative impériale. Jusqu’à présent l’empire a vécu de la prudence conservatrice, faisant contre-poids à l’idée napoléonienne, et rien ne prouve que le génie de l’individu doive l’emporter encore de sitôt sur la force de la situation. Déjà, pendant sa présidence, Louis-Napoléon avait manifesté le désaccord profond qui existe entre son Iné£e, et la politique nécessaire, obligée, de son gouvernement. On se souvient de la lettre à Edgar Ney, qui donna tant d’ennui à M. Odilon Barrot; de ces harangues excentriques, de ces revues fantastiques, de ces messages à la phraséologie parfois si drôle. Les ministres avaient assez à faire, dans le parlement, de répondre aux interpellations. L’empereur n’a rien perdu de l’originalité du président : aussi la tâche de ses raccommodeurs s’est-elle singulièrement aggravée.
L’idée napoléonienne menace l’Angleterre : aussitôt M. de Persigny de raccommoder l’alliance anglaise. Que n’a-t-il pas fait, cet excellent M. de Persigny, pour empêcher son maître de se marier en parvenu !.… L’idée napoléonienne proclame le libre échange : MM. Baroche et Rouher rétablissent la protection. L’idée napoléonienne invoque, à propos de la Savoie, le ærincipe des frontières naturelles : M. Thouvenel désavoue le principe des frontières naturelles, L’idée napoléonienne invite M. About à tourner en ridicule le gouvernement du pape ; le ministre de la justice fait poursuivre le livre de M. About. Un jour, l’idée napoléonienne envoie au Moniteur le décret d’annexion de Ja Belgique; le ministre d’état défend d’imprimer ce décret. L’idée napoléonienne prétend diriger, de Biarritz, les opérations du siège de Sébastopol : le général Pellissier fait couper le fil électrique pour se soustraire à l’idée. A cette époque, l’idée napoléonienne avait annoncé son intention d’aller en Crimée partager les fatigues des soldats, et MM. Baroche et Troplong, se jetant à ses genoux, avaient eu une peine extrême à la retenir. En 1859, l’idée napoléonienne éprouve de nouveau le besoin de commander l’armée en personne : cette fois, qui l’empêchera? Heureusement, les généraux conviennent entre eux de considérer les plans de bataille de Sa Majesté comme non avenus. Que dire de plus? L’idée napoléonienne se fourvoie, l’innocente, dans les mines, les docks, les canaux, les voitures, les chemins de fer, les banques, les assurances; et de temps à autre l’administration, le parquet, suent sang et eau à la dégager de ces malencontreuses affaires. L’idée napoléonienne aux prises avec l’idée conservatrice, issue de juillet 1830 : voilà tout le secret de la politique impériale. L’histoire de leurs tiraillements sera celle du règne. Les plus habiles s’y sont usés : MM. Odilon Barrot, Dufaure, Léon Faucher, de Falloux, Drouyn de l’Huys, Walewsky, de Persigny, etc. Or; admirez l’avantage d’un régime de silence. Le public riait du président : il ne sait plus que penser de l’empereur, si c’est une médiocrité, ou un génie.
Ce qui devient sérieux, et qui navre, est de voir l’aboutissement de cette incroyable mystification. Tout a une fin en ce monde : MM. Baroche, Troplong, de Morny et tutti quanti, qui, par dévouement au bien public, ont cru devoir apposer au gouvernement du 2 Décembre le contre-seing de leur honorabilité, sauraient-ils nous dire quel en sera, selon eux, le terme?
Le gouvernement de Napoléon III, dans la voie où il est engagé, en présence des idées qui s’agitent, des colères prêtes à faire explosion, ne peut pas changer de maximes, Il ne peut pas revenir à la constitutionnalité, à la légalité, à la liberté, au CONTROLE. Il ne peut pas vouloir rendre des comptes, s’exposer de gaieté de cœur à un déchaînement de l’opinion. Il faut donc qu’il comprime toujours davantage, qu’il raccourcisse la chaîne, qu’il étouffe de plus en plus Justice, principes, liberté. Mais, tandis que le gouvernement obéit à l’impulsion qui lui a donné l’existence, la nation entre peu à peu dans un courant opposé; l’opinion s’aliène; le parti décembriste se réduit insensiblement au personnel de l’administration et de la police, et le moment approche où, comme en 1814, on pourra dire : L’empire c’est l’empereur. Alors, l’équilibre étant rompu, il y aura révolution : est-ce pour cela que les intérêts ont adhéré au 2 Décembre ?
Pour conjurer ce péril, laissera-t-on l’idée napoléonienne prendre décidément le dessus sur l’idée conservatrice, et, faisant appel aux plus mauvais instincts du pays, se jettera-t-on dans la carrière des conquêtes? J’ignore jusqu’à quel point les puissances de l’Europe, divisées par leurs égoïsmes, oublieuses de leur solidarité, sans souci de la dignité des peuples, seraient d’humeur à tolérer, de la part de la France, de nouvelles incorporations. Il est possible que le tsar, qui se promet des compensations du côté de l’Orient ; que la Prusse, à qui l’on accorderait l’empire d’Allemagne ; que l’Autriche, qu’on laisserait s’étendre de l’autre côté du Danube; que l’Angleterre, qui saura bien se faire sa part, laissent la ce s’arrondir jusqu’au Rhin. Une pareille connivence, en déterminant l’organisation du militarisme par tonte l’Europe, n’aurait pour résultat que de faire mieux ressortir l’inanité de l’idée, en montrant la France emprisonnée dans un cercle de grande États. Et ? L’empire sera-t-il plus solide, moins agité, quand, par de nouvelles annexions, il aura augmenté dans son sein la masse des mécontents? La guerre sera donc toujours nécessaire : mais alors il ÿ aura coalition, et, si les événements suivent leur cours naturel, invasion. Est-ce pour cela que les conservateurs ont renversé la république ?
Se peut-il que dans la multitude dé ceux qui servent Napoléon III et qui lui doivent leur fortune, qu’autour de lui, au sin de sa famille, parmi see amis, il ne se trouve pus un homme d’assez de cœur et d’intelligence pour lui faire comprendre à quelle détestable pensée il sert d’organe, et sur quel abîme d’ignominie repose son pouvoir? Pas un homme qui lui dise : Sire, depuis votre imbroglio du 2 Décembre, il y a plus en France ni principes, ni , mi libertés. Votre gouvernement, dans les termes où le posent vos avocats, hostile à la pensée, suspect à la propriété, injurieux à la nation, se résout en un pacte d’iniquité, en une prévarication systématique ; votre pouvoir est un outrage su sens commun, et vous-même, personnification de ce chaos, vous êtes, à votre insu, un obstacle à la moralité et à la sécurité publique ?
Peut-être est-il écrit que les puissances, que les nations, qui, en applaudissant au coup d’état, s’en sont déclarées solidaires, doivent, comme la France, être punies par où elles ont péché. Alors, que les destins s’accomplissent ! Mais qu’on le sache : le République décline toute responsabilité dans les événements.
FIN LE LA DEUXIÈME ÉTUDE.