I’m in the midst of a line-by-line comparison of the manuscript of The Theory of Property with the published version, as a step towards revising my draft translation and starting to get the work into publishable shape. Because The Theory of Property was initially intended to be part of a larger work, Pologne (Poland) I’ve been spending some time looking at the larger work in order to establish the context. (See my post on Proudhon’s “Pologne” and the federative project of the 1860s.) Much of that work involves working my way through Proudhon’s handwritten manuscripts, but a short section of the book was published in French in 1920, along with some commentary by Léon Abensour. Here is that material:
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P.-J. Proudhon et la Pologne
La figure de Proudhon est plus actuelle, qu’il ne semble : tous les grands problèmes économiques et sociaux qui se posent a l’heure présente, Proudhon les a, par avance, étudiés et l’étude de son œuvre serait susceptible peut-être d’apporter, pour la solution de ces problèmes, des lumières nouvelles. Etatisme et individualisme, monopole ou libre concurrence, division et concentration du travail, toutes les formes que prend à l’époque moderne la vie matérielle du monde ont été étudiées par lui avec cette loyauté passionnée, cette préoccupation d’assurer à tout homme la dignité dans un travail fécond, d’établir sur la terre le règne de la justice qui sont les traits dominants de son caractère et de son esprit, les mobiles mêmes de ses études et de son action. Son intuition géniale aperçoit la solution de tous les problèmes, non dans un individualisme anarchique, qui se résout fatalement dans la tyrannie du capital et dans l’écrasement des faibles, non dans un collectivisme d’Etat comme celui que préconise aujourd’hui Walther Rathenau, et qui, plus tyrannique encore, asservit l’individu à la communauté, mais dans un régime mutualiste, coopératif, où les producteurs, maîtres de leur capital, travaillent et produisent pour eux-mêmes, où « les maîtres en fait de sciences morales et politiques, seront dans les ateliers, les comptoirs » (1), on « l’ouvrier ne sera pas une machine, mais un bras adroit actionné par un cerveau pensant à la fois politique, moraliste et ingénieur, artiste à l’occasion… (2). La faillite de l’économie politique classique, cette faillite dont la guerre a témoigné avec tant d’éclat, le développement des institutions mutualistes, l’influence décisive que doivent prendre un jour les coopératives de production et de consommation, Proudhon a saisi de son esprit vigoureux, jeté de sa main généreuse, ces vérités à une heure où elles semblaient des paradoxes, dangereux parfois à formuler.
Mais les questions économiques et sociales ne sont pas les seules auxquelles s’intéressait cet esprit prodigieusement curieux. La politique entendue au sens où l’entendait Aristote, celui de la philosophie des institutions et des gouvernements — l’histoire, la géographie même le passionnaient ; et, de sa plume encore se sont échappées maintes œuvres, dont quelques-unes encore inédites et que les bouleversements de la guerre replacent au premier plan de l’actualité.
Proudhon professait sur l’organisation future de l’Europe et du monde les mêmes idées que sur la reconstruction de la société et la répartition des richesses à l’intérieur de chaque grand Etat. A l’arbitraire incohérent qui a jusqu’ici présidé à la répartition des territoires en Europe devra être substituée une politique scientifique qui tiendra compte de l’étude des faits historiques et de ces lois immuables qui les régissent en dehors de toute volonté humaine. Le triomphe de cette politique scientifique coïncidera avec le règne de la justice. Le malheur des nations, les fautes de leurs chefs, c’est d’avoir ignoré ou méconnu ces lois aussi vitales que celles de la physiologie pour les individus. Les formuler nettement, les imposer à l’attention des politiques, à l’adhésion de l’opinion cultivée, c’est faire une grande œuvre, c’est conduire l’humanité vers l’une des étapes du progrès et du bonheur.
Les ouvrages historiques de Proudhon sont donc la démonstration, l’application de ses théories. Ils sont sociologiques plutôt qu’historiques au sens propre du terme. Il s’agit, en effet, moins d’établir des faits avec pour seule préoccupation la vérité que de trouver dans les faits la justification d’une doctrine.
Nulle part ailleurs cette méthode ne se montre avec plus de netteté que dans un gros ouvrage resté jusqu’à présent inédit: l’Histoire de la Pologne. A bien des titres la Pologne intéressait Proudhon. Le spectacle d’une nation qui, après des siècles de puissance, d’action civilisatrice, d’éclat intérieur semble être effacée à jamais du monde et fortifier des morceaux de sa chair les trois pays qui se la sont partagée, était fait pour inspirer au philosophe le désir de rechercher dans l’histoire la raison d’une injustice dont l’examen scrupuleux des faits devait montrer si elle était réelle ou seulement apparente. Si la Pologne n’avait pu subsister, n’était-ce pas la faiblesse de sa constitution interne autant que la perfidie ou la rapacité de ses voisins qui en était la cause ? Si oui, l’exemple de la Pologne ne devait-il pas être salutaire à toutes les nations et mettre en lumière ses fautes n’était-ce pas tenir en garde les autres peuples contre le renouvellement de fautes pareilles ? De cette histoire douloureuse, devait se dégager un grand enseignement.
D’autre part, la Pologne morte a exercé pendant de longues années — de 1815, date où le traité de Vienne referme sur elle la porte du tombeau un instant entrebaillée par Napoléon, à i863 où le dernier soubresaut l’agite — une influence décisive sur les destinées de l’Europe.
Son partage définitif a été le gage de ta Sainte Alliance; l’écrasement de ses dernières révoltes, la manifestation de la puissance prise en Europe centrale par la Prusse, l’Autriche et la Russie. L’opinion libérale française en a jugé ainsi ; l’assujettissement de la Pologne lui est apparue comme l’une des humiliations les plus cruelles qu’aient infligées à la France les traités de 1815, et lorsqu’ils rêvent de la revanche, nos révolutionnaires agitent aux yeux du pouvoir, aux yeux de l’Europe, la question polonaise comme un symbolique drapeau. Donc la Pologne ne cesse de s’imposer à l’attention du monde et Proudhon est le contemporain de tous ces grands événements : révolution polonaise de 1830, mouvement’ de l’opinion française en faveur de la Pologne, et résistance du roi Louis-Philippe à son ministre Laffitte qui semble incarner cette opinion ; annexion de la république de Cracovie à l’Autriche, révolution de 1848 et arrivée à Paris de patriotes polonais qui ,comptent une fois de plus sur la France, révolte de 1861. Son attention est donc à plusieurs reprises sollicitée par le problème polonais. Il est amené à se demander si les revendications de la Pologne sont légitimes et dans quelle mesure elles peuvent se concilier avec les lois de l’histoire, l’intérêt de l’Europe et le progrès de l’humanité.
Pendant de longues années, Proudhon mûrit en effet une histoire de Pologne. En 1863, l’ouvrage, après remaniements successifs, était achevé. Dans une lettre en date du 17 novembre 1863 et adressée à son correspondant Grandclément, Proudhon parle « d’un gros livre (sur la question polonaise) qu’il a à peu près écrit en entier (3) ». Or, cet ouvrage ne parut jamais. Pourquoi ? Proudhon lui-même nous en explique l’une des raisons. L’ouvrage qu’il avait projeté d’abord était d’une prodigieuse ampleur. « Dans mon premier plan, écrit-il, la Pologne ne servait que d’exemple de mise en action d’une vaste théorie. » Cette théorie c’était celle de la propriété. Par cette théorie était expliquée « toute l’histoire de la Pologne, sa décadence et son démembrement ». A propos de la Pologne également, Proudhon développait ses théories fédératives. Est-ce parce que la Théorie de la propriété et le Principe fédératif sur lesquels il s’est plus étendu d’abord qu’il n’en avait eu l’intention lui ont paru valoir d’être détachés de leur souche primitive et présentes séparément au public? Est-ce surtout parce qu’un ouvrage trop copieux a semblé à Proudhon de nature à fatiguer l’attention, parce que, comme il le dit encore, « les lecteurs contemporains ne sont plus de force à lire un ouvrage sérieux en deux volumes… » parce qu’il faut « les servir à la becquée » 1 Toujours est-il que la Théorie de la Propriété, que le Principe fédéral, et que les Traités de 1815, chapitre de l’histoire de la Pologne, parurent et que l’ouvrage principal resta sur le chantier.
Peut-être aussi faut-il chercher aux hésitations de Proudhon a faire paraître enfin la Pologne une autre cause que la paresse du public : l’incertitude même de la pensée de l’auteur. Sans doute n’a-t-il jamais varié sur les principes, ces principes — nous verrons lesquels tout à l’heure — dont l’histoire de la Pologne devait être une éclatante confirmation. Mais ses sentiments ont pu changer. Ils ont changé en effet et on le comprendra si l’on songe combien pour lui était complexe le problème et de quels mouvements contradictoires, son âme, au spectacle des grandeurs et des infortunes de la Pologne, devait s’agiter. Champion de la liberté et du droit des peuples, haïssant d’une haine généreuse toute oppression, la Pologne martyre et démembrée eût dû lui être éminemment sympathique. Mais le gouvernement de la Pologne n’avait-il pas été celui d’une aristocratie terriblement oppressive pour le peuple ; mais n’y avait-il pas en France des partis qui prenaient prétexte de la Pologne pour chercher à lancer la France dans la guerre ? Raisons non moins sérieuses d’antipathie. Tour à tour l’un et l’autre l’emportent. En 1848 et 1849, Proudhon est favorable à la Pologne. Les travailleurs sont de cœur avec elle, déclare-t-il. Pour elle, il mène campagne dans le Peuple et trace à la République un programme de politique extérieure dont l’un des articles est la résurrection de la Pologne.
Mais sous l’empire, ses idées ont changé comme le prouvent Les traités de 1815, « acte d’accusation, dit-il lui-même, contre cette insupportable aristocratie qui, avec nos jacobins, nos traineurs de sabre, et nos jésuites a la prétention de prendre le peuple français pour cheval de bataille et pour dupe » (4).
Et l’ouvrage qui fut finalement composé porte la marque de cette dernière évolution. Il n’est pas, comme on pourrait l’attendre, un plaidoyer, mais bien un réquisitoire contre la Pologne. Ce réquisitoire d’ailleurs, Proudhon qui, tout systématique qu’il soit, s’efforce d’être impartial et qui, malgré ses préventions contre la Pologne, reste d’une grande loyauté, n’oserait le risquer sans s’entourer de la documentation la plus approfondie. Il s’est donc astreint à lire les principales des publications que les auteurs français ou polonais avaient — souvent dans un but apologétique — publiées sur l’histoire de la Pologne, s’efforce de les mettre au point — de là l’ampleur de son ouvrage qui compte plus de mille feuillets manuscrits — et de présenter le dernier état de la science — en 1863 — sur les origines et l’évolution historique du peuple polonais.
Proudhon, ne l’oublions pas, ne fait pas de l’histoire en historien, mais en politique et en sociologue. Aussi, avant d’entamer son exposé historique commence-t-il par nous exposer les théories dont l’histoire do Pologne sera selon lui la démonstration. Elles sont intéressantes à plus d’un titre.
Qu’est-ce que l’histoire ? se demande-t-il : « Une institution judiciaire », c’est-à-dire la recherche dans le passé des raisons qu’un peuple a de vivre ou la mise en lumière des fautes qui doivent amener sa décadence ou sa mort. L’histoire ainsi conçue est la seule qui puisse « servir à l’instruction et à la moralisation des masses, fournir des règles au publiciste et diriger l’homme d’Etal. » Conception originale sans doute par la forme mais qui ne diffère pas dans son essence de la vieille formule ciceronienne « historia… magistra vitae ». Pour juger en connaissance de cause, il faut s’appuyer sur des principes, sur des lois, et d’abord connaître, comme en droit, l’exacte définition des choses. Donc, pour savoir si une nation a le droit de vivre et si, au cours de sa vie, elle a respecté ou méconnu les lois qui régissent son existence, il faut donner une définition claire et distincte de l’idée de nation. Et vingt ans avant Renan, Proudhon se demande : « Qu’est-ce qu’une nation ? »
Nous sommes, ne l’oublions pas, sous le second Empire et le principe des nationalistes règne. Or, pour ses adeptes et particulièrement pour leur maître impérial, la nationalité se définit complètement par la communauté de langue et de race ; sont Italiens tous ceux qui parlent la langue du Dante, Allemands tous les Germains.
La race, la langue fort bien, répond Proudhon, ce sont bien des conditions nécessaires de la nationalité — et encore ! — mais non des conditions suffisantes. Ce sont là des éléments purement matériels qui ne peuvent donner aux nations qu’un corps sans âme. Et il faut supposer qu’une impulsion extérieure — qu’on appelle fatalité ou Providence — les anime. Dans ces conditions, l’étude de l’histoire aurait bien peu d’intérêt : elle consisterait seulement à enregistrer les caprices des puissances supérieures:
Mais, il n’en va pas de même si, indépendamment des différences de races, de langues et de Eeligion, on admet en chaque groupe politique une puissance de création en vertu de laquelle il produit ses formes, se pose dans son caractère et manifeste son idée, expression fragmentaire de la raison universelle.
La nation alors prend une toute autre physionomie. C’est un foyer de civilisation qui s’affirme, une donnée du problème humanitaire qui se révèle. Il importe à l’historien de la saisir dans son idée, de la suivre dans son développement…
Je dis donc que l’existence d’une nation, considérée comme corps politique, se reconnaît aux actes de la spontanéité, à la production de son idée ; que tout autre argument tiré du climat, de la race, de la langue est insignifiant et que le droit à l’autonomie n’a pas d’autre base. Il répugne, dans la communauté humaine, si toutes les destinées sont solidaires, d’accorder la puissance de soi à qui n’a ni la moralité, ni l’intelligence, ni la force. Aux enfants et aux incapables, la tutelle; aux nations dépourvues de conscience ou bien en qui la spontanéité a faibli, l’incorporation dans une nationalité plus vivante ou du moins le patronat! »
Ainsi, qui dit nation dit spontanéité nationale. Cette spontanéité nationale, c’est le principe de vie et l’esprit même d’une nation. C’est cette spontanéité qui lui permet de durer et de s’accroître ; c’est elle qui, littérairement, artistiquement, fait son « génie ». Sur l’essence même de celte « spontanéité nationale », notion assez difficile à saisir et où il faut voir la volonté de l’humanité réalisée dans l’âme collective de la nation comme la volonté de la nature dans l’âme individuelle de l’homme, Proudhon s’explique nettement:
Ce que je veux constater seulement et qui me suffit, c’est que cette faculté pour la nature et pour l’humanité de produire spontanément, l’une des êtres vivants, l’autre sa parole et ses institutions, leur est accordée par les savants que je viens de citer, au moins pour un lieu, pour une époque, pour une fois; c’est ensuite que, selon les mêmes savants, la spontanéité créatrice de l’homme et de la nature n’est pas entièrement épuisée par cette première génération, mais qu’elle continue de s’exercer, sur les types primitifs, par voie d’influence, et que c’est à cette influence ou spontanéité subséquente qu’il faut attribuer, d’une part, les tempéraments, les traits physionomiques, les caractères, le génie, en un mot, ce qui constitue la diversité des races ; de l’autre, les flexions des vocables, leur accentuation, leur prononciation, leurs variantes, en un mot, ce qui constitue la diversité des idiomes.
Eh bien ! Je n’en demande pas plus. Que m’importent, après une telle concession, la race primitive, et Japhet, et Gog, et Magog? Que me fait la langue initiale, sémitique, sanscrétique ,ou tous les deux ensemble? Ce que chaque nation est dans son pays, elle l’est par la vertu de ce pays, tout le monde le proclame. Ce qu’elle était avant d’y venir, en supposant qu’elle y soit venue d’ailleurs, personne ne le sait; jusqu’à quel point ses traits, son génie, sa langue, diffèrent de ceux de la famille putative dont on la dit issue ; nul ne le saurait dire. Chaque nation est soi, comme elle est chez soi ; l’habitation qu’elle s’est choisie l’a faite ce qu’elle est, à telles enseignes, qu’après avoir admis, comme préface de l’histoire universelle, une migration .générale des peuples, on est forcé de raisonner ensuite de chacun d’eux comme s’ils étaient sortis du sol qu’ils labourent, en un mot comme si, selon l’expression grecque, ils étaient vraiment autochtones. A quoi bon marchander à l’homme et à la nature cette spontanéité sans laquelle, après tout, ils ne seraient l’un et l’autre qu’une masse inerte, un corps sans âme?
Le principe de l’immanence est conquis : des réserves historiques, motivées sur des invasions subséquentes, comme celles des Madgiarcs en Hongrie, des Anglo-Saxons dans la GrandeBretagne ; des hypothèses cosmogoniques, fondées sur la malléabilité des idiomes et des races, sont ici hors de propos. Je dirai donc que les Polonais, par exemple, semés par la nature, ou transplantés, du fond de l’Asie, — il n’y a pas de différence pour la nationalité — sur les bords de la Vistule, sont de la Pologne; qu’ils doivent à ce climat leur tempérament, leur caractère, leur génie, par suite leur idiome, leurs idées, leurs institutions ; que ce qu’ils furent avant leur arrivée en Pologne, aujourd’hui ne paraît plus; qu’on n’a pas découvert leurs aïeux en Asie, pas plus que ceux des Germains et des Celtes; qu’ayant été refaits par la terre que depuis un temps immémorial ils habitent, ils doivent être considérés comme des enfants, non comme ses pensionnaires ; qu’il en est ainsi de toutes les nations, tant civilisées que barbares, en sorte que le troisième article du catéchisme politique, en tout pays et pour quelque société que ce soit, est celui qui concerne l’indigénat.
Ainsi la nationalité a la même circonscription que le territoire qui la produit, ou si l’on aime mieux, qui la façonne. Le principe de nationalité et celui des frontières naturelles sont adéquats l’un à l’autre, soumis par conséquent aux mêmes conditions de développement historique, aux mêmes lois d’agglomération politique et de démembrement. L’histoire confirme cette équation : de même que nous avons vu les Etats se limiter originairement, quant au territoire, par les bassins et les crêtes; de même les populations se distinguent entre elles, bien moins par leurs dialectes, leurs usages, leur figure, que par leur habitation. Le domicile, voilà, en droit public comme en droit civil, le trait signalétique de l’homme. »
Voilà donc une fort intéressante théorie. La nation est le groupe d’hommes qui vivant ensemble sur un même territoire — territoire borné par les limites naturelles qui sont non les fleuves mais les montagnes — affirme, sur ce territoire, son individualité particulière et qui continue de vivre quand les groupements plus faibles disparaissent. Proudhon n’en arrive pas encore à la conception de Renan, la seule véritable : sont une nation les individus qui veulent former une nation. Du moins, il fait justice du préjugé des langues et de celui des races pour prendre comme seul critérium la vitalité nationale, manifestation déjà de la volonté de vivre unis.
Mais, s’il est admis qu’une nation porte en soi un principe de vie, plus ou moins puissant seulement et qui, indépendamment de toutes les circonstances intérieures et du génie môme de ses hommes d’Etat, fait son individualité et sa force, c’est donc qu’une nation, mieux qu’un Etat, n’est pas une simple création de ia volonté des hommes.
D’un Etat « libre et conventionnel » nous avons justement un exemple en Pologne, dans cette Pologne où la loi politique est l’expression de la volonté de tous les individus et où la liberté politique de chacun est sauvegardée, au besoin contre l’intérêt, contre la volonté de tous. « En Pologne, la théorie de l’Etat libre et conventionnel a conduit la nation à une immobilité absolue qui n’a fini que par la conquête de l’étranger. »
Non ! la nation, l’Etat, sont des êtres collectifs, mais naturels, et qui se développent suivant des lois sociales aussi vigoureuses que les lois de la physiologie pour les individus et que, pas plus que celles-ci, l’on ne peut, sans danger mortel, transgresser. Il ne dépend pas des hommes, ni d’un individu, ni de la collectivité même de les changer:
La théorie du contrat social est donc incomplète, partant fausse ; et la politique qu’elle engendre, anti-scientifique, extra-juridique, hors nature, toute de fantaisie et de personnalité, cette politique, dis-je, est immorale. Au fond, Rousseau et Machiavel sont d’accord. La démocratie de l’un et la tyrannie de l’autre reposent sur le même fondement. Le parti jacobin, qui, dans son horreur du bon plaisir, s’est rattaché à la théorie du citoyen de Genève, est constamment arrivé, par cette théorie, au régime du bon plaisir. De même que l’économie politique aboutit fatalement, par le Laissez faire, laissez passer, à l’exploitation de l’homme et au paupérisme, ainsi la politique retourne, par le contrat social, à l’enchaînement des libertés. Sans doute, il faut que la souveraineté de l’homme et du citoyen soit assurée et rendue effective.
La théorie réaliste, au contraire, considère non seulement la nation, mais l’Etat, comme un être objectif, réel…, et avec une habileté très grande, Proudhon s’appuie sur l’histoire naturelle et sur la physique pour montrer qu’il en est bien ainsi. Un objet matériel quelconque est composé d’atomes qui ont leur réalité tout comme l’objet lui-même. Le corps humain est composé de cellules et c’est la vie de chacune qui fait celle de ce corps. De même l’Etat est un être aussi réel que chacun des individus qui le forment : « tout être est à la fois unité et collectivité. »
« …La séparation des parties n’est pas une raison de nier le lien invisible qui, les unissant, en fait un groupe, un véritable être d’ordre différent ou supérieur et, réciproquement ; la force de centralisation qui apparaît en certains organismes… n’est pas une raison d’en nier l’origine composite. Ainsi l’on pourra assimiler l’Etat, soit à un groupe formé d’individus diversement organisés et complémentaires les uns des autres, tel que le couple matrimonial ou la ruche ; soit à l’animal même dont les organes, bien que spécialisés, sont dans une dépendance réciproque et une solidarité plus grande encore. »
Ainsi, l’Etat que l’école libérale considère comme une idéalité, est une « réalité supérieure soumise à des lois propres. Il n’est pas seulement une fiction du libre arbitre, mais une création positive dans laquelle la nature, antérieurement à la liberté, intervient au moins pour moitié… Ainsi la politique n’est pas seulement affaire d’art et de prudence, mais ob/ef de science; et, à ce nouveau point de vue, bien plus qu’à celui de la liberté, elle répugne au bon plaisir… et le ministère de l’homme d’Etat, alors même qu’il agit dans la plénitude de son initiative, doit s’assimiler, non plus au rôle du spéculateur et de l’artiste, mais à celui du médecin, du spéculateur et de l’agronome. »
Les phénomènes sociaux ramenés à des phénomènes naturels d’ordre supérieur, la politique objet de science positive. C’est bien toute la théorie sociologique d’Auguste Comte et de ses disciples contemporains. En quelques pages, Proudhon l’a formulée tout entière avec la plus parfaite netteté, et cette seule partie de son histoire de Pologne suffirait à le placer au rang des grands précurseurs.
C’est à la lumière de ces idées que Proudhon va étudier l’histoire do la Pologne. De suite, il fait justice des prétentions des impérialistes polonais, dont de son temps le représentant était l’historien Miérostavski et qui, considérant le Polonais comme le représentant le plus qualifié de la race slave, revendiquaient comme son domaine propre une république de 90 millions d’habitants et de 150.000 lieues « carrées de territoire ». Le Polonais, démontre-t-il, n’a rien, ni dans ses caractères physiques, ni dans ses traits moraux qui le distingue des autres Slaves et doive lui assurer l’empire. Après avoir fait en passant la critique du panslavisme (l’idée panslave commençait à se faire jour en Russie) et noté que les Slaves ne sont pas plus unitaires que les Gaulois, les Italiens et les Espagnols, il s’attache à démontrer que l’on englobe sous ce terme général, nation polonaise, des éléments ethniques très différents.
Citons ses paroles, vraiment prophétiques et auxquelles les événements actuels donnent une frappante actualité : « Les Lithuaniens ne sont pas des Polonais, les Volhyniens ne sont pas des Polonais, les Galiciens, les Ruthéniens, les Podotiens, les Ukrainiens ne sont pas des Polonais pas plus que les habitants de la Bohême et de la Silésie. » Ainsi, cette première idée le guide dans l’étude de l’histoire polonaise : l’unité de race sur laquelle d’aucuns s’appuient pour démontrer le droit d’une nation à l’existence est une simple fiction.
Ce qui fait, poursuit-il et démontre-t-il dans les premiers chapitres de l’histoire de la Pologne, l’essence même d’une nation, c’est le groupement permanent d’un peuple en des limites naturelles, c’est une formation corporelle et matérielle identique déterminée par [e sol et le climat.
Cette formation a manqué longtemps aux Polonais, peuple nomade, clairsemé et dont les différentes tribus se déplaçaient sur de vastes espaces sans, de longtemps, se fixer. A ce nomadisme synodique répondait la propriété collective et chaque année partagée. Peu à peu, la propriété est devenue individuelle et héréditaire, et en même temps que les familles se sont fixées sur un même lopin de terre, l’ensemble des familles s’est maintenu dans une même région. Et l’idée d’Etat s’est affirmée. Cependant, cette idée n’a jamais pris en Pologne une consistance très nette, ceci faute de frontières naturelles, et c’est de là qu’est venue l’instabilité politique et territoriale de la Pologne.
Proudhon divise l’histoire du pays en plusieurs grandes périodes, les unes où la royauté essaye, en effet, de rendre plus forte l’idée d’Etat, les autres où prédomine l’anarchie aristocratique. Celle-ci triomphe, partie du xviie siècle, malgré tous les efforts contraires de quelques réformateurs et l’aboutissant logique de l’histoire de la Pologne est son démembrement. D’ailleurs, les transformations de la propriété expliquent autant que les vicissitudes politiques l’histoire de Pologne.
Primitivement, la propriété est collective, en Pologne, comme chez tous les peuples slaves. Mais ce qui distingue le peuple polonais parmi toutes les autres familles de la Slavie, c’est, dit Proudhon, la faculté du démembrement « parcellaire » de la propriété commune du village et sa transmission héréditaire. Ainsi a pu se constituer une Pologne et là seulement un patriciat oppressif ; ainsi a pris naissance l’asservissement des paysans. Vue assez juste puisque, comme on le sait, la Russie, elle, ne connut le servage qu’à l’époque et de la volonté de Pierre-le-Grand.
C’est, et tous les historiens ne pourront que confirmer sur ce point les vues de Proudhon, le développement de cette grande propriété et, par elle, d’une aristocratie terrienne qui a opposé les plus insurmontables obstacles aux tentatives de réforme faites soit au xve siècle, soit au xviiie siècle par les souverains polonais. C’est elle qui, empêchant la formation d’une classe moyenne, a réduit le peuple presqu’entier à la condition de serfs misérables. Ces serfs ne s’intéressent ni à la politique pratiquée par leurs maîtres, ni aux droits politiques que tout en les laissant corvéables, tout en les tenant à l’écart de la propriété, elle veut bien parfois, à l’époque moderne, leur accorder. De là vient tout le malheur de la Pologne :au sans propriété, pas de droits politiques réels ; nulle union entre deux classes séparées par un fossé infranchissable et pas de nation.
Donc la conquête était fatale ; et son aboutissant logique semble à Proudhon l’absorption de la Pologne dans la Russie. La Russie, dit-il, eût dû décapiter l’aristocratie polonaise, la déposséder de ses terres et suivre en Pologne une politique résolument assimilatrice. Le tort de Paul Ier, d’Alexandre Ier, fut de flatter la noblesse polonaise, de reconnaître — par là de créer, — la nationalité polonaise, cette chimère.
Et terminant son ouvrage à l’époque du tsar libérateur, Proudhon montre dans la Russie, la grande force de progrès de l’Orient que tous les partis avancés d’Occident, loin de s’hypnotiser sur la Pologne réactionnaire et cléricale, doivent soutenir. Il est curieux de voir Proudhon adopter devant la Russie tsariste et contre la Pologne démembrée la même attitude que nos socialistes minoritaires en face de la Russie bolcheviste, contre la Pologne ressuscitée.
La synthèse de tout ce gros ouvrage, qui mérite de voir le jour, les prévisions générales de Proudhon et ses préventions injustes, on les trouvera dans les pages qui servent de conclusion à son histoire de Pologne et que nous publions ci-dessous. Aujourd’hui les faits démentent Proudhon ; moins qu’il ne semble cependant, car c’est la Pologne démocratique de Pilsudski, la Pologne profondément modifiée par les récentes réformes agraires, et où tous les paysans, chez eux sur le sol natal, sont devenus en connaissance de cause patriotes, c’est celle-là qui est un facteur d’équilibre et de progrès dans l’Europe orientale. A celle-là, Proudhon tendrait une main fraternelle. Car c’est la Pologne de l’anarchie aristocratique, de l’oppression du peuple que Proudhon poursuivait de sa haine. Et celle-là est morte à jamais.
Léon Abensour.
(1) P.-J. Proudhon, par Edouard Droz, Paris 1909. Edition Pages Libres.
(2) P.-J. Proudhon, par Edouard Droz, Paris 1909. Edition Pages Libres.
(3) Correspondance de Proudhon, XIII, p. 174.
(4) Lettre à Grandclément, déjà citée.
Léon Abensour, “P.-J. Proudhon et la Pologne,” La Grande Revue 103 (1920): 3-15.
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Pages inédites sur la Pologne
Depuis quinze ou vingt ans, je réclame les libertés communales, départementales ; j’appelle la décentralisation : mais les restaurateurs de nationalité, qui affectent de se préoccuper de la liberté des groupes nationaux, s’en soucient peu. Généralement, ils sont peu favorables à la décentralisation; ils aiment l’état fort, ils se trouvent faits pour lui.
Depuis vingt ans, avec les écoles socialistes, j’invoque le Droit et la Science, comme supérieurs à l’Opinion, devenue prostituée, et au Suffrage Universel, confondus mille fois, et déshonorés, par sa lâcheté et ses folies.
1814-1815 a été l’époque d’un renouvellement général.
L’ancien monde avait vieilli ; tout s’affaissait peu à peu. Si la Pologne était descendue au tombeau, d’autres la suivaient…
La France ouvrit la marche par 1789. Après vingt-cinq ans de guerre, toute l’Europe a suivi. Le monde est aujourd’hui engagé dans cette grande voie. Que sont ces prétendus courants d’opinion dont parle la Revue Nationale, à propos des nationalités, auprès de ce grand courant européen, de faits, d’idées, de constitutions, qui dure depuis plus d’un siècle?
Entreprendre une guerre aujourd’hui pour le rétablissement de la Pologne serait absurde autant qu’immoral.
Absurde, parce qu’elle ne pourrait légitimement aboutir qu’à donner aux Polonais ce que leur promet de biens réels le mouvement de 1814-1815. Injuste et immoral parce qu’elle serait une menace pour tous les intérêts : l’état de guerre étant la suppression des affaires, des libertés et des droits ; parce qu’enfin, elle pourrait devenir mortelle à l’existence de plusieurs Etats et à leur constitution, et que, dans ces perspectives, les nations auraient le droit de regarder la France comme l’ennemie naturelle de l’Europe, aspirant à la domination universelle.
Microvlaski a fait un gros livre pour effrayer les esprits de l’Occident, et prouver la nécessité de rétablir la Pologne, l’ancienne Pologne contre la menace du déluge russe.
La Pologne seule peut contenir, arrêter, refouler la Russie.
Il n’est plus temps de s’arrêter à cette hypothèse, formulée après coup, quand les événements, la faute des hommes, en ont décidé autrement.
Au xe siècle, avant la conversion au christianisme des races slaves, le politique prévoyant à qui eussent été révélées les destinées de la papauté, de l’empire, de la Réforme et de la Révolution française, aurait pu se demander, la carte sous les yeux, s’il ne convenait pas de former de toute cette caste des Slaves, non pas deux, mais trois ou quatre parties:
1° Une Russie formée à l’Ouest par la Dwina et le Dniéper;
2° Une Prusse;
3° Une Pologne;
4° Une Autriche au Midi.
C’était une donnée spéculatrice à débattre.
Qui dit civilisation, dit contrepoids, équilibre, refrénement de l’esprit de conquête.
Aidons la Russie à se civiliser, à faire des citoyens libres; elle s’arrêtera d’elle-même.
Comment un esprit peut-il raisonner sur l’hypothèse d’un antagonisme perpétuel?
Les alliés naturels des peuples ne sont pas les mêmes, suivant que la civilisation est à l’état de guerre et de conquête ou à l’état industriel.
Il y a quatre cents ans, la France et l’Angleterre étaient rivales naturelles.
Aujourd’hui, elles tendent à devenir alliées naturelles.
La force civilisée et civilisatrice l’emportant, de beaucoup, sur la force barbare et conquérante, la Russie a besoin de tout le monde : elle n’a pas de complot à former avec aucun. Il faut qu’elle marche à la suite. Pendant combien de temps encore? Tout ce qu’on voudra. Mais, quand elle aura regagné le niveau, «lors elle sera comme nous devons être tous : nation constitutionnelle, industrielle, commerçante, savante et libre; un état décentralisé, une agglomération des communes, s’administrant elles-mêmes ; tout le monde raisonnant et produisant, la guerre et la conquête impossibles.
Voilà l’avenir, déduit des lois du progrès. Non de vaines spéculations basées sur une carte de géographie où rien ne se meut, où tout reste dans la même condition.
Dans celle perspective, il convient que la Pologne soit à la Russie. Elle la force de marcher; elle lui est un éperon. Elle rendrait de vrais services si elle rentrait dans le courant libéral.
Si la France est une démocratie, ayant à oceur de développer les grands principes de sa révolution, elle n’a pas d’autre politique à suivre.
Si elle est une bourgeoisie constitutionnelle ou république modérée, elle ne peut pas suivre une autre voie.
Si, au contraire, elle est une monarchie absolutiste, c’est autre chose. Il faut qu’elle se développe par la conquête, qu’elle impose la loi au monde : alors, la Pologne, peut lui servir de prétexte?
Mais, dans ce cas, elle a contre elle l’Europe entière, qui, à bon droit, peut se croire menacée.
La Pologne n’est pas viable dans les conditions actuelles d’un Etat.
Bien des Russes regrettent l’annexion de la Pologne à la Russie; la déplorent comme une faute ; disent que c’est un boulet au pied de la Sainte Russie.
Il s’agit de savoir si la Russie eût pu se défendre de l’annexion. Catherine, c’est prouvé, hésita longtemps. Il lui suffisait de l’influence ; elle revint par les mêmes raisons que Frédéric, et quand on n’a pas le désir d’une chose on est assez disposé à écouler les scrupules.
Quoi qu’il en soit, telle est la position.
Il n’y a qu’une condition de salut pour la Pologne, une loi agraire, une dépossession en masse.
La Pologne ne veut vivre avec la Russie ; elle ne peut vivre seule…
En appuyant la demande des Polonais, nous servons l’aristocratie terrienne, menacée sérieusement par la Réforme Russe.
Nous n’avons pas à restaurer des nationalités finies et dûment enterrées, nous autres démocrates français. Nous avons à appuyer le mouvement libéral et à la suite l’émancipation du prolétariat. Tout ce que nous ferions hors de ce programme serait aberration et empirement.
On parle dans les journaux de distributions de terres faites ou promises par les seigneurs aux paysans. Bonne tactique, qui toutefois ne justifie pas l’insurrection. Mais combien suivront cet exemple? On parle aussi d’union et de concorde. Dans la haine pour la Russie, oui ; mais pareille union ne dure qu’un jour. Ce n’est pas par des sacrifices d’opinion, de vanité, d’intérêt ou de passion qu’on unit les hommes en politique, c’est par des principes.
On parle également de Russes libéraux qui souhaitent la séparation de la Russie d’avec la Pologne…
La situation pour la Russie est bien meilleure aujourd’hui qu’elle ne fut jamais ; elle nous ôte à nous autres Occidentaux, tous prétextes…
L’émancipation des serfs en Russie, la création à leur profit de la propriété allodiale, doit anéantir toutes les espérances polonaises.
La noblesse russe professe d’excellents principes :elle ne croit pas déroger en se livrant à l’industrie et au commerce; elle ne repousse pas les unions avec la classe bourgeoise. Bref, elle déclare elle-même qu’elle n’est plus noble et elle en rit.
En revanche, elle n’accepte pas, comme la petite noblesse polonaise, la domesticité. Pendant un temps, on aurait pu, je crois, reprocher aux classes supérieures de Russie, un certain’ indifférentisme à l’endroit du gouvernement et de la nationalité ; naguère encore, il était de bon ton parmi les jeunes gens de faire du polomane; la plupart des hauts fonctionnaires étaient étrangers. Aujourd’hui, les Russes s’attachent à leur pays; ils .en composent les ressources, l’avenir; ils prennent confiance dans leur gouvernement ; ce sont les hommes les plus dévoués à la monarchie qui appuient les idées libérales : les nationaux remplissent les fonctions publiques. Il y a un progrès en mœurs, à tous les degrés de l’échelle de la Russie. La Sibérie, elle-même, finira par ne plus être un lieu d’exil, ce sera un simple internement.
Jamais rien de pareil ne s’est vu en Pologne depuis le règne de Piast jusqu’à celui de Poniatowski. Les abus sont vigoureusement attaqués, à Pétersbourg et par le tsar ; et par les nobles; et par tout le monde ; une bourgeoisie nombreuse est formée, riche qui s’instruit, malheureusement retardataire, dénuée de véritable esprit public, comme partout.
Au point de vue des intérêts européens, prolétariens, libéraux, nous ne pouvons avoir que du blame pour l’agitation polonaise, dans les circonstances où elle se produit, elle n’es» autre chose qu’une réaction calomniatrice contre le mouvement en avant des Russes.
En Lithuanie, la noblesse monarchique est de tout temps hostile à la Pologne ; la noblesse lithuanienne qui a préparé, par l’élection de Poniatowski, le partage, fait volte-face et se plaint que le tsar avec son émancipation a trahi la Russie? Elle ne veut plus que le paysan puisse acheter la terre.
N’oublions pas qu’en ce moment la réaction des classes supérieures est à l’ordre du jour, pour toute l’Europe ; elle a commencé en 1848 en France où elle n’a cessé depuis quatorze ans de se développer et de s’étendre; elle groupe en une même armée tout le haut clergé catholique et une grande partie du bas clergé; les corporations religieuses, les associations pieuses ; tout le corps nobiliaire, là où du moins il existe encore des nobles. Pologne, Lithuanie, Hongrie, Autriche, Prusse, Allemagne, Angleterre, toute la haute bourgeoisie avec ses clientèles, toute ‘a grande propriété.
Entre cette gi’dade coalition et les masses égalilaires, il y a une petite noblesse, une classe moyenne, celle classe sur laquelle M. Guizot voulait établir le gouvernement, petite bourgeoisie dont nous avons vu le savoir-faire durs l’histoire de la petite noblesse de Pologne. C’est elle qui a enfanté, dans tous les temps, les pouvoirs de la bascule de doctrinarisme, les idées élastiques, les frondés de juste-milieu. Elle s’est appelée chez nous le jacobinisme en 1793; puis elle a adoré l’Empereur; acclamé les Bourbons, voire les Alliés, elle a fait le coup de fusil pour Louis-Philippe en 1832 et 1834, puis elle l’a fait contre lui en 1848 et le 2 décembre, après avoir acclamé la République, elle fusillait les socialistes après avoir voté contre Napoléon III, elle se rallie en grondant autour de lui. Elle fait de l’unité et de la dévastation en Italie, elle est de tous les partis, propre à tout, capable de tout, parce qu’elle n’est qu’égoïste et bête.
Toute cette réaction, tout ce juste-milieu, doivent disparaître.
L’agitation en Hongrie, en Pologne, l’imitarisme italien ne sont que la guerre faite à la plèbe. Les chefs d’Etat, par position, par intérêt dynastique, par incertitude de l’avenir, par respect des traditions, sont obligés de défendre et protéger les intérêts nobiliaires et bourgeois, en même temps que la force des choses les pousse à satisfaire aux intérêts plébéiens. C’est ce qui rend parfois l’intelligence de la politique assez difficile. Mais qu’on se souvienne que leur position est mitoyenne, comme celle de la petite bourgeoisie, du petit clergé, de la petite noblesse, de la moyenne propriété, et l’on sera toujours en mesure de bien juger leur rôle.
En ce moment, soutenir la Pologne, c’est frapper la révolution.
Les partis, sectes et coteries, sont toujours les partisans du militarisme, les hommes de la raison d’Etat, dans le pire sens du mot, les partisans du régime d’exploitation et de parasitisme.
S’ils s’en défendent, qu’ils renoncent alors à leur étrange politique, qu’ils publient leurs idées, qu’ils fassent connaître leur protocole. Qui donc les empêche? Le pouvoir actuel ne fait pas tellement la guerre aux idées, qu’elles ne trouvent moyen de se produire, le pouvoir est plus occupé de sa conversation que de ses études, il se montre d’autant moins disposé à servir qu’il sait parfaitement que les partis et coteries dont je parle ne sont éloignés de lui que de l’épaisseur des ambitions, des appétits et des amours-propres.
J’ai le plaisir de produire, enfin, la théorie définitive de la propriété dont le problème m’occupe depuis vingt-deux ans, et dont la solution a été ébauchée par moi en 1858.
J’avais le dessein de présenter cette théorie en une dissertation spéciale, qui aurait résumé toutes mes critiques antérieures ; une circonstance imprévue ayant appelé mon attention sur la situation de la Pologne, j’ai cru que le lecteur s’intéressait davantage à une théorie mise en action, rendue plus sensible par l’histoire d’une nation puissante et célèbre.
P.-J. Proudhon.
P.-J. Proudhon, “Pages inédites sur la Pologne,” La Grande Revue 103 (1920): 16-21.