Douzième étude — De la sanction morale — français parallèle

DOUZIÈME ÉTUDE

DE LA SANCTION MORALE
 
FRAGMENTS

ESSAIS D’UNE PHILOSOPHIE POPULAIRE. — N° 12.

DE LA JUSTICE

DANS LA RÉVOLUTION

ET DANS L’ÉGLISE.

DOUZIÈME ÉTUDE.

DE LA SANCTION MORALE.

FRAGMENTS.

Monseigneur,

Me voici parvenu à la fin de ce long travail.

D’accusée qu’elle est depuis soixante et dix ans, la Révolution devient enfin, par ma bouche et dans ma personne, accusatrice : elle vous prouve aujourd’hui, à vous tous, prêtres, mystiques, fondateurs et réformateurs de cultes, catholiques et réformés, philosophes de l’absolu, adorateurs de l’idéal, apôtres de la religion naturelle, conservateurs et restaurateurs du principe d’autorité, privilégiés du capital et de l’industrie, partisans du droit divin dans la propriété et dans l’État, représentants de toutes les fictions de l’âge écoulé, que vous ne savez ce que c’est que la Justice et l’ordre ; que les principes de cette morale dont vous aimez tant à vous prévaloir ne sont point en vous, que vous ne vous connaissez pas vous-mêmes, et que cette certitude du bien et du mal, après laquelle le monde par vous démoralisé soupire, elle seule, la Révolution, peut la donner.

Une dernière question me reste à traiter, la plus grave de toutes et la plus sublime ; malheureusement, je ne puis lui donner qu’un petit nombre de pages : je veux parler de la sanction morale.

Mais j’ai besoin auparavant de vous dire un dernier mot de vous, Monseigneur, et de ma biographie : sans cela vous pourriez croire que je vous garde rancune. Les bons comptes, dit le proverbe, font les bons amis.

Qu’est-ce, en définitive, qui vous rend la Révolution si odieuse ? Ah ! je vous en accorde volontiers le témoignage, et c’est pourquoi, malgré l’abîme qui nous sépare, je me sens prêt à vous tendre les bras : ce qui vous anime contre nous est l’intérêt sacré de cette loi morale dont vous nous accusez de méconnaître les conditions et les principes, tandis que je vous reproche de mon côté de l’ignorer, depuis alpha jusqu’à oméga. Vous dites, et vous avez su le faire répéter aux philosophes aussi bien qu’aux enfants et aux femmes, que là où manque la foi religieuse la morale est sans garantie comme sans base, et que, si l’incrédule est logique, ce doit être fatalement un scélérat.

Telle était, j’en suis sûr, la pensée qui vous animait, lorsque vous écriviez à ce correspondant dont le nom, par respect pour le vôtre, ne tombera plus de ma plume :

« Le fond de son caractère est l’irritation et l’aigreur contre la société, de laquelle il s’est cru banni par la détresse de sa famille. Ayant pu, par la force de son esprit, faire des études tronquées d’un côté, profondes de l’autre, il s’est dressé à lui-même un piédestal, sur lequel il voudrait recevoir l’hommage de l’univers, au préjudice de Dieu, qui est pour lui un rival. Proudhon n’est pas un athée ; c’est un ennemi de Dieu. »

Ennemi de Dieu, ennemi de la société, ennemi de tout ordre, de toute loi, de toute morale, dans votre pensée c’est même chose. Et pourquoi ? Je viens de vous le dire : parce que, selon vous, dans le système de la Révolution, irréligieuse par essence, comme il n’existe et ne peut exister de sanction morale, il n’existe pas non plus, il ne peut pas exister de morale.

C’est ce qui faisait dire également, il y a six semaines, à l’honorable président du Corps législatif, M. de Morny, à propos de la loi contre les ex-condamnés politiques :

« Ceux que la loi a pour but d’intimider et de disperser, ce sont les ennemis implacables de la société, qui détestent tous les régimes, tout ce qui ressemble à une autorité quelconque. Car, même à l’époque où débordaient en France des torrents de liberté publique, où l’on créait l’égalité par l’abaissement de tout ce qui était élevé, où les intérêts populaires étaient, non pas le mieux défendus, mais le plus servilement flattés, qui se dressait encore contre cette société éplorée, contre ce semblant d’organisation ? Eux, toujours les mêmes, les socialistes.

« Je ne leur ferai point l’honneur de discuter leurs théories ; je dis seulement qu’aucun excès de liberté ne peut les satisfaire, qu’aucun pardon ne les apaise, qu’ils ont enlacé la France dans un réseau secret dont le but ne peut être que criminel, et que les laisser conspirer dans l’ombre serait une faiblesse pleine de périls. — Les ouvriers laborieux et honnêtes les exècrent plus que personne. Ils savent bien que les théories socialistes, en dehors du droit et de la morale, sont stupides et impraticables ; qu’en prenant aux uns le superflu, on n’arriverait jamais à fournir aux autres même le nécessaire ; que ce serait la perte du crédit, l’anéantissement du capital social, et en définitive l’abjection et la misère pour tous. Ils savent bien qu’il n’y a que le travail libre, protégé par un gouvernement fort et juste, qui puisse développer la propriété et répandre le bien-être sur une plus, grande masse d’individus. — Le gouvernement doit mettre fin à ce travail de corruption ; il faut, quoi qu’il arrive, que le parti rouge sache bien qu’il nous trouvera sur son passage avant qu’il puisse frapper au cœur la société française. »

Hors du droit et de la morale, ce qui se définit théologiquement, selon Mgr Matthieu, secundùm Mathœum, ennemi de Dieu : tel est à notre égard le refrain des effrayés de la contre-révolution. Hors la loi, par conséquent : voilà, conclut le chef du troisième pouvoir de l’empire, et quoi qu’il arrive, c’est-à-dire quelle que soit la dynastie appelée à gouverner la France, voilà comme il faut en user avec le parti rouge, avec le socialisme.

Il existe dans notre langue révolutionnaire un nom qui résume toutes ces horreurs, et je m’étonne qu’il ne vous soit pas venu à l’esprit, c’est le nom de sans-culotte.

Le sans-culotte, cette création étrange de la Révolution, qu’on n’a pas revu depuis que Robespierre l’a guillottiné, était, comme votre serviteur, pauvre, mécontent de l’état social, jamais rassasié de liberté ; il adorait de tout son cœur et de toute son âme la Raison, affirmait la moralité propre de l’homme, l’immanence de la Justice, et, pour prouver son dire, se permettait, ainsi que vous avez bien voulu, Monseigneur, m’en donner le certificat, de rester probe.

Je suis donc sans-culotte : il y a longtemps que, cherchant ma tradition dans l’histoire, je m’en suis aperçu ; mais, devant notre démocratie jacobine, je n’osais pas m’en vanter. Pendant quelques semaines, en 1848, les circonstances firent de moi, héritier de Clootz, de Chaumette, de Marat, de Momoro (un bisontin, pour le dire en passant), de Jacques Roux, de Varlet, d’Hébert lui-même, car il faut les nommer tous, je n’ai pas le droit de trier mes aïeux, les circonstances, dis-je, firent de moi l’Épiménide du sans-culottisme ; peut-être, à une autre époque, en eussé-je été le Spartacus. Mais à chaque jour son œuvre, à chaque individu sa mission. La mienne, toute d’idée, n’est pas encore remplie ; et tant qu’elle ne le sera pas, je puis dire, à l’exemple de Napoléon III, que les complots, de quelque part qu’ils viennent, ne me peuvent rien. D’autres réaliseront ce que j’aurai défini : Exoriare aliquis !

Eh bien ! Monseigneur, si le sans-culotte était tel que dans vos terreurs insensées vous en tracez l’image ; si je n’avais moi-même, à cette heure de détresse politique et sociale, ni foi, ni loi, ni entrailles, savez-vous ce que me dicterait la vengeance et ce que je ferais ?

Je m’abstiendrais d’écrire ; je me garderais surtout de faire un livre de principes, parce que les principes portent en eux-mêmes le salut des sociétés et des gouvernements ; je laisserais l’empereur se réclamer, dans le silence universel, des principes abominés de 89, et je rirais, sans crainte des espions, dans ma barbe d’idéologue.

Ou bien, si je ne pouvais résister à la tentation de me faire coucher en lettre moulée, je renfermerais ma pensée dans la limite d’une opposition implacable ; au lieu d’une œuvre de philosophie, je ferais une œuvre de parti. Croyez-vous, Monseigneur, que même avec la loi qui régit la presse cela m’eût été impossible ? Non, non : il y a toujours moyen, pour une plume exercée, d’agiter la discorde ; toujours moyen, pour un génie sophistique et méchant, de désespérer les consciences, d’envenimer les haines, d’exciter le peuple contre le bourgeois, d’applaudir même au régicide et d’obtenir les sourires du parquet. Et tenez, sans sortir de ces Études, je n’avais besoin, pour satisfaire ma rage, que de suivre à peu près ce programme : Supprimer l’exposition des principes ; écarter surtout les considérations sanctionnelles dans lesquelles j’entrerai tout à l’heure ; me renfermer dans une froide et savante critique ; faire pour l’éthique en général ce que le docteur Strauss a fait pour la vie de Jésus ; montrer, ce qui n’était pas difficile, que, la Justice n’ayant de fondement ni dans la religion qui en place le sujet hors de l’humanité, ni dans la philosophie qui la réduit à une notion ; la conscience n’étant attestée par aucun organisme, le droit et le devoir se réduisent à une pure convention, le crime à un risque de guerre, l’ordre social à une prime d’assurance, comme dit M. de Girardin ; cela fait, terminer par une dédaigneuse ironie sur la liberté, l’égalité, l’autorité et la vertu. L’Église, avec elle toutes les sectes religieuses, depuis l’éclectisme jusqu’au positivisme, restaient écrasées, convaincues de contradiction et d’hypocrisie ; et ce qui eût mis le comble à ma joie de misanthrope, la Révolution, qui depuis 89, tout en se séparant définitivement de vous quant au temporel, vous a retenus pour l’assister au spirituel, la Révolution, frappée à la carotide, perdait son sang et râlait dans la mort.

Voilà, Monseigneur, et mes lecteurs diront si je me vante, ce que j’eusse pu faire et ce que je n’ai pas voulu. J’ai préféré, dans mon affreux sans-culottisme, parler au public comme il avait droit que je le fisse, selon l’indépendance de ma raison et l’énergie de mon sens moral ; je me suis dit que le moment était venu pour la Révolution ou de s’effacer à jamais, ou bien, en recréant la Justice, de tendre à une société défaillante cette branche de salut à laquelle il ne tient qu’à vous, clergé catholique, de vous raccrocher encore ; et certain de la doctrine que je défends, attendu que je ne la tiens pas de mon génie, j’ai obéi à mes convictions de philosophe et d’honnête homme, au risque de compromettre encore une fois ma liberté : car vous êtes capable, ou je vous connais peu, de me dénoncer, dans la naïveté de votre zèle, pour outrage à la morale.

Au reste, je suis prêt ; j’ai longuement médité ce qu’aujourd’hui j’exécute, et, à part les peccadilles inséparables de toute œuvre de discussion, j’ose dire, à la face du ciel et de la terre, que j’ai fait mon devoir.

Monseigneur,

Me voici parvenu à la fin de ce long travail.

D’accusée qu’elle est depuis soixante et dix ans, la Révolution devient enfin, par ma bouche et dans ma personne, accusatrice. Elle vous prouve aujourd’hui, à vous tous, prêtres, mystiques, fondateurs et réformateurs de cultes, catholiques et réformés, philosophes de l’absolu, adorateurs de l’idéal, apôtres de la religion naturelle, conservateurs et restaurateurs du principe d’autorité, privilégiés du capital et de l’industrie, partisans du droit divin dans la propriété et dans l’Etat, représentants de toutes les fictions de l’âge écoulé, que vous ne savez ce que c’est que la Justice et l’ordre; que les principes de cette morale, dont vous aimez tant à vous prévaloir, ne sont point en vous; que vous ne vous connaissez pas vous-mêmes, et que cette certitude du droit après laquelle le monde, par vous démoralisé, soupire, elle seule, la Révolution, peut la donner.

Une dernière question me reste à traiter, la plus grave de toutes et la plus sublime. Malheureusement, je ne puis lui donner qu’un petit nombre de pages : je veux parler de la sanction morale.

Mais j’ai besoin auparavant de vous dire un dernier mot de vous, Monseigneur, et de ma biographie: sans cela vous pourriez croire que je vous garde rancune. Les bons comptes, dit le proverbe, font les bons amis.

Qu’est-ce, ‘en définitive, qui vous inspire cette sainte horreur de la Révolution? Ah! je vous en accorde volontiers le témoignage, et c’est pourquoi, malgré l’abîme qui nous sépare, je me sens prêt à vous tendre les bras : ce qui vous anime contre nous est l’intérêt sacré de cette loi morale dont vous nous accusez de méconnaître les conditions et les principes, tandis que je vous reproche de mon côté de l’ignorer, depuis alpha jusqu’à oméga. Vous dites, et vous avez su le faire répéter aux philosophes aussi bien qu’aux enfants et aux femmes, que là où manque la foi religieuse la morale est sans garantie comme sans base, et que, si l’incrédule est logique, ce doit être fatalement un scélérat.

Telle était, j’en suis sûr, la pensée qui vous animait, lorsque vous écriviez à ce correspondant dont le nom, par respect pour le vôtre, ne tombera plus de ma plume :

« Le fond de son caractère est l’irritation et l’aigreur contre la société, de laquelle il s’est cru banni par la détresse de sa famille. Ayant pu, par la force de son esprit, faire des études tronquées d’un côté, profondes de l’autre, il s’est dressé à lui-même un piédestal, sur lequel il voudrait recevoir l’hommage de l’univers au préjudice de Dieu, qui est pour lui un rival. Proudhon n’est pas un athée; c’est un ennemi de Dieu. »

Ennemi de Dieu, ennemi de la société, ennemi de tout ordre, de toute loi, de toute morale, dans votre pensée c’est même chose. Et pourquoi? Je viens de vous le dire : parce que, dans le système de la Révolution, selon vous irréligieuse par essence, comme il n’existe et ne peut exister de sanction morale, il n’existe pas non plus, il ne peut pas exister de morale.

C’est ce qui faisait dire également, il y a six semaines, à l’honorable président du Corps législatif, M. de Morny, à propos de la loi de sûreté générale :

« Ceux que la loi a pour but d’intimider et de disperser, ce sont les ennemis implacables de la société, qui détestent tous les régimes, tout ce qui ressemble à une autorité quelconque. Car, même à l’époque où débordaient en France des torrents de liberté publique, où l’on créait l’égalité par l’abaissement de tout ce qui était élevé, où les intérêts populaires étaient, non pas le mieux défendus, mais le plus servilement flattés, qui se dressait encore contre cette société éplorée, contre ce semblant d’organisation? Eux, toujours les mêmes, les socialistes.

« Je ne leur ferai point l’honneur de discuter leurs théories; je dis seulement qu’aucun excès de liberté ne peut les satisfaire, qu’aucun pardon ne les apaise, qu’ils ont enlacé la France dans un réseau secret dont le but ne peut être que criminel, et que les laisser conspirer dans l’ombre serait une faiblesse pleine de périls. — Les ouvriers laborieux et honnêtes les exècrent plus que personne. Ils savent bien que les théories socialistes, en dehors du droit et de la morale, sont stupides et impraticables; qu’en prenant aux uns le superflu, on n’arriverait jamais à fournir aux autres même le nécessaire; que ce serait la perte du crédit, l’anéantissement du capital social, et en définitive l’abjection et ln misère pour tous. Ils savent bien qu’il n’y a que le travail libre, protégé par un gouvernement fort et juste, qui puisse développer la propriété et répandre le bien-être sur une plus grande masse d’individus. — Le gouvernement doit mettre fin à ce travail de corruption; il faut, quoi qu’il arrive, que le parti rouge sache bien qu’il nous trouvera sur son passage, avant qu’il puisse frapper au cœur la société française. »

Hors du droit et de la morale, ce qui se définit théologiquement, selon Mgr Matthieu, ennemi de dieu : tel est à notre égard le refrain des effrayés de la contre-révolution. Hors la loi, par conséquent : voilà, conclut le chef du troisième pouvoir de l’empire, et quoi qu’il arrive, c’est-à-dire quelle que soit la dynastie appelée à gouverner la France, voilà comme il faut en user avec le parti rouge, avec le socialisme.

Il existe dans notre langue révolutionnaire un nom qui résume toutes ces horreurs, et je m’étonne qu’il ne vous soit pas venu à l’esprit, c’est le nom de sans-culotte.

Le sans-culotte, cette création étrange de la Révolution, qu’on n’a pas revu depuis que Robespierre l’a guillotiné, était, comme votre serviteur, pauvre, mécontent de l’état social, jamais rassasié de liberté. Il adorait de tout son cœur et de toute son âme la Raison, affirmait la moralité propre de l’homme, l’immanence de la Justice, et, pour prouver son dire, se permettait, ainsi que vous avez bien voulu, Monseigneur, m’en donner le certificat, de rester probe.

Je suis donc sans-culotte : il y a longtemps que, cherchant ma tradition dans l’histoire, je m’en guis aperçu; mais, devant notre démocratie jacobine, je n’osais pas m’en vanter. Pendant quelques semaines, en 1848, les circonstances firent de moi, héritier de Clootz, de Chaumette, de Marat, de Momoro (un bisontin, pour le dire en passant), de Jacques Roux, de Varlet, d’Hébert lui-même, car il faut les nommer tous, je n’ai pas le droit de trier mes aïeux, les circonstances, dis-je, firent de moi l’Épiménide du sans-culottisme; peut-être, à une autre époque, en eussé-je été le Spartacus. Mais à chaque jour son œuvre, à chaque individu sa mission. La mienne, toute d’idée, n’est pas encore remplie; et tant qu’elle ne le sera pas, je puis dire, à l’exemple de Napoléon IT, que les complots, de quelque part qu’ils viennent, ne me peuvent rien. D’autres réaliseront ce que j’aurai défini : Exoriare aliquis!…

Eh bien, Monseigneur, si le sans-culotte était tel que dans vos terreurs insensées vous en tracez l’image; si je n’avais moi-même, à cette heure de détresse politique et sociale, ni foi, ni loi, ni entrailles, savez-vous ce que me dicterait la vengeance et ce que je ferais?

Je m’abstiendrais d’écrire; je me garderais surtout de faire un livre de principes, parce que les principes portent en eux-mêmes le salut des sociétés et des gouvernements; je laisserais l’empereur se réclamer, dans le silence universel, des principes abominés de 89, et je rirais, sans crainte des espions, dans ma barbe d’idéologue.

Ou plutôt, si je ne pouvais résister à la tentation de me faire coucher en lettre moulée, je renfermerais ma pensée dans la limite d’une opposition implacable; au lieu d’une œuvre de philosophie, je ferais une œuvre de vengeance. Croyez-vous, Monseigneur, que même avec la loi qui régit la presse cela m’eût été impossible? Non, non : il y a toujours moyen, pour une plume exercée, d’agiter la discorde; toujours moyen, pour un génie sophistique et méchant, de désespérer les consciences, d’envenimer les haines, d’exciter le peuple contre le bourgeois, d’applaudir même au régicide et d’obtenir les sourires du parquet. Et tenez, sans sortir de ces Études, je n’avais besoin, pour satisfaire ma rage, que de suivre à peu près ce programme : Supprimer l’exposition des principes; écarter surtout les considérations sanctionnelles dans lesquelles j’entrerai tout à l’heure; rentrer mon indignation et mes griffes; me renfermer dans une froide et savante critique; faire pour l’éthique en général ce que le docteur Strauss a fait pour la vie de Jésus; montrer, ce qui n’est pas difficile, que, la Justice n’ayant de fondements ni dans la religion qui en place le sujet hors de l’humanité, ni dans la philosophie qui la réduit à une notion ; la conscience n’étant attestée par aucun organisme, le droit et le devoir se réduisent à une pure convention, le crime à un risque de guerre, l’ordre social à une prime d’assurance, comme dit M. de Girardin ; cela fait, terminer par une dédaigneuse ironie à la liberté, à l’égalité, à l’autorité et à la vertu. L’Église, avec elle toutes les sectes religieuses, depuis l’éclectisme jusqu’au positivisme, restaient écrasées, convaincues de contradiction et d’hypocrisie; et ce qui eût mis le comble à ma joie de misanthrope, la Révolution, qui depuis 89, tout en se séparant définitivement de vous quant au temporel, vous a retenus pour l’assister au spirituel, la Révolution, frappée à la carotide, perdait son sang et râlait dans la mort.

Voilà, Monseigneur, et mes lecteurs diront si je me vante, ce que j’eusse pu faire et ce que je n’ai pas voulu. J’ai préféré, dans mon affreux sans-culottisme, parler au public comme il avait droit que je le fisse, selon l’indépendance de ma raison et l’énergie de mon sens moral ; je me suis dit que le moment était venu pour la Révolution ou de s’effacer à jamais, ou bien en recréant la Justice, de tendre à une société défaillante cette branche de salut à laquelle il ne tient qu’à vous, clergé catholique, de vous raccrocher encore; et, certain de la doctrine que je défends, attendu que je ne la tiens pas de mon génie, j’ai obéi à mes convictions de philosophe et d’honnête homme, au risque de compromettre encore une fois ma liberté : car vous êtes capable, ou je vous connais peu, de me dénoncer, dans la naïveté de votre zèle, pour outrage à la morale (A).

Au reste, je suis prêt; j’ai longuement médité ce qu’aujourd’hui j’exécute, et, à part les peccadilles inséparables de toute œuvre de discussion, j’ose dire, à la face du ciel et de la terre, que j’ai fait mon devoir.

1. Critique générale de l’idée de SANCTION : caractère que doit avoir une sanction de la Justice.

I

Commençons par nous entendre sur les mots, et si ce n’est pas le moyen de nous convertir l’un l’autre, — jamais philosophe a-t-il converti théologien ? et jamais théologien a-t-il eu raison d’un philosophe ? — à coup sûr nous ne nous en détesterons pas davantage.

Le mot sanction dérive du latin sancire, qui veut dire proprement sceller, mettre à l’abri de toute atteinte, et par extension consolider, confirmer, ratifier, cimenter : Sancire jura, sceller ou consacrer des droits ; sancire disciplinam, affermir la discipline ; Hœc mundo pacem victoria sancit (Claudien), cette victoire scelle la paix du monde. De là la définition de Marcien : Sanctum est quod ab injuria hominum defensum atque munitum est ; est saint, ou revêtu d’une sanction, ce qui est à l’abri de l’injure des hommes.

Ainsi l’expression sancire legem, synonyme de ferre legem, porter une loi, vient de ce que, chez tous les peuples et dans tous les temps, la loi, pour être exécutoire, a dû se constater par un acte solennel, être publiée à son de trompe, écrite, revêtue d’un signe ou sceau ; de même que l’obligation du citoyen, sa promesse, son testament, doit, à peine d’invalidité, être revêtue de sa signature. La sanction de la loi est donc littéralement le seing, le sceau ou la signature de la puissance législatrice : c’est d’après cette étymologie que nous disons encore le garde des sceaux, personnage chargé des signatures ou ratifications de l’autorité publique, ministre de la Justice.

Dans les commencements, alors que les deux pouvoirs, religieux et politique, ne faisaient qu’un, l’acte sanctionnel fut une cérémonie sacrée, par laquelle les membres de la cités s’engageaient unanimement à entourer certaines personnes et certaines choses d’un respect inviolable. Citons pour exemple le sacre des rois, d’où naquit le crime de lèse-majesté ; le secret des mystères, dont la divulgation était réputée sacrilége, et, comme le crime de lèse-majesté, punie de mort ; les terres consacrées aux dieux, qu’on s’abstenait pour ce motif d’ensemencer, etc. L’apposition de scellés, dont les formalités sont décrites au Code de procédure, est un reste de cet antique cérémonial.

Violer la loi, c’était donc passer outre à l’interdiction du législateur, forcer la barrière, briser la clôture qu’il avait élevée, rompre son scel. Encore aujourd’hui, le bris de clôture ou bris de scellés est considéré comme circonstance aggravante du crime ou délit. Ceci va nous conduire à une signification nouvelle du mot sanction.

Toute violation de la loi appelant sur elle la vindicte publique, on s’accoutuma à appeler sanction pénale, sancire pœnâ, sancire capite, ou simplement sanction, par synecdoque, la peine portée contre les infracteurs de la sanction, c’est-à-dire de la loi même, authentiquée par la sanction ou le sceau qui la couvrait. C’est en ce nouveau sens que le mot sanction sert à désigner une des grandes divisions du droit, le Droit sanctionnateur (Oudot). Les moralistes à leur tour s’en sont emparés pour désigner, non certes le sceau ou la signature de l’invisible auteur de la loi morale, mais les conséquences heureuses ou malheureuses qui, dans ce monde ou dans un autre, sont censées devoir récompenser l’observation de la loi ou en venger les outrages, et apparaissent ainsi comme sa sanction nécessaire. Point de sanction pénale à la Justice, point de Justice ; il en est de la morale considérée en elle-même comme des contrats que font entre eux les citoyens : point de pénalité attachée à l’obligation, point d’obligation (art. 1142 du Code civil). Philosophe, dit Jean-Jacques Rousseau, tes lois morales sont fort belles ; mais montre-m’en, de grâce, la sanction.

Tel est donc, d’après la double acception du mot, le problème que soulève l’idée d’une sanction morale :

Il est certain que la Justice ne serait pas pour l’homme une loi, si, d’un côté, ses préceptes n’étaient revêtus d’un signe qui en garantisse l’absolue authenticité, et si, d’autre part, la pratique pouvait en être regardée comme indifférente. Malheureusement, il est tout aussi certain que jusqu’à ce jour la loi morale a paru complétement dépourvue de sanction, soit que dans son énoncé elle n’offre pas ce caractère d’authenticité et de certitude que requiert la conscience, et qu’on ait pu pour ce motif l’attribuer à l’arbitraire des hommes ; soit que les peines et récompenses qui s’y attachent aient été trouvées insuffisantes ou douteuses. En deux mots, de même que le droit et le devoir ont manqué jusqu’ici de détermination, ils ont manqué de sanction : il n’y a pas, pour la société moderne, de plus grand sujet de tristesse.

J’ai essayé, dans le cours de ces Études, de déterminer les conditions et catégories de la Justice dans la personne, la famille, la cité, l’économie publique, l’État, etc. Il ne m’appartient pas de dire jusqu’à quel point j’ai réussi. Mais, admettant ces déterminations comme exactes, vous me diriez encore, avec le citoyen de Genève : Philosophe, tes lois morales sont fort belles ; mais montre-m’en la sanction ? Où trouves-tu, d’abord, la signature du souverain Législateur ? Où est ce sceau éternel, sacro-saint, qu’a dû y apposer la Sagesse souveraine, et que nous croyons posséder, nous autres chrétiens, dans nos Écritures et dans la perpétuité de notre institution ? Qu’est-ce qui nous garantit l’exactitude de ton interprétation révolutionnaire ? Et puis, où sont les récompenses ? où les peines ?…

Si je ne me trompe, c’est bien là, Monseigneur, votre dernier argument, argument qui doit vous paraître d’autant plus fort que je n’irai pas sans doute, après avoir rejeté votre révélation, me prévaloir de lettres patentes entérinées aux assises du Sanctionnateur suprême. C’est pourtant à cette difficulté, en apparence invincible, que je me propose de répondre, et cela à la satisfaction complète de mes lecteurs.

1. Critique générale de l’idée de SANCTION : caractère que doit avoir une sanction de la Justice.

I. — Commençons par nous entendre sur les mots; et si ce n’est pas le moyen de nous convertir l’un l’autre, — jamais philosophe a-t-il converti théologien? et jamais théologien a-t-il eu raison d’un philosophe? — à coup sûr nous ne nous détesterons pas davantage.

Le mot sanction dérive du latin sancire, qui veut dire proprement sceller, fermer, mettre à l’abri de toute atteinte, et par extension consolider, confirmer, ratifier, cimenter : Sancire jura, sceller ou consacrer les droits; sancire disciplinam, affermir la discipline; Hæc mundo pacem victoria sancit (CLAUDIEN), cette victoire scelle la paix du monde. De là la définition de Marcien : Sanctum est quod ab injurid hominum defensum atque munitum est, Est saint, ou revêtu d’une sanction, ce qui est à l’abri de l’injure des hommes.

Ainsi l’expression sancire legem, synonyme de ferre legem, porter une loi, vient de ce que, chez tous les peuples et dans tous les temps, la loi, pour être exécutoire, a dû se constater par un acte solennel, être publiée à son de trompe, revêtue d’un signe ou sceau; de même que l’obligation du citoyen, sa promesse, son testament, doit, à peine d’invalidité, être revêtue de sa signature. La sanction de la loi est littéralement le seing, le sceau ou la signature de la puissance législatrice : c’est d’après cette étymologie quë nous disons encore le garde des sceaux, personnage chargé des signatures ou ratifications de l’autorité publique, ministre de la Justice.

Dans les commencements, alors que les deux pouvoirs, religieux et politique, ne faisaient qu’un, l’acte sanctionnel fut une cérémonie sacrée, par laquelle les membres de la cité s’engageaient unanimement à entourer certaines personnes et certaines choses d’un respect inviolable. Citons en exemple le sacre des rois, d’où naquit le crime de lèse-majesté; le secret des mystères, dont la divulgation était réputée sacrilège, et, comme le crime de lèse-majesté, punie de mort; les terres consacrées aux dieux, qu’on s’abstenait pour ce motif d’ensemencer, etc. L’apposition de scellés, dont les formalités sont décrites au Code de procédure, est un reste de cet antique cérémonial.

Violer la loi, C’était donc passer outre à l’interdiction du législateur, forcer la barrière, briser la clôture qu’il avait élevée, rompre son scel. Encore aujourd’hui, le bris de clôture ou bris de scellés, l’arrachement des bornes, est considéré comme circonstance aggravante du crime ou délit. Ceci va nous conduire à une signification nouvelle du mot sanction.

Toute violation de la loi appelant sur elle la vindicte publique, on s’accoutuma à appeler sanction pénale, sancire pœænd, sancire capite, où simplement sanction, par synecdoque, la peine portée contre les infracteurs de la sanction, c’est-à-dire de la loi même, authentiquée par la sanction ou le sceau qui la couvrait. C’est en ce nouveau sens que le mot sanction sert à désigner une des grandes divisions du droit, le Droit sanctionnateur (Ounor). Les moralistes à leur tour s’en sont emparés pour désigner, 20n certes le sceau ou la signature de l’invisible auteur de la loi morale, mais les conséquences heureuses ou malheureuses qui, dans ce monde ou dans un autre, sont censées devoir récompenser l’observation de la loi ou en venger les outrages, et apparaissent ainsi comme sa sanction nécessaire. Point de sanction pénale à la Justice, point de Justice. Il en est de la morale considérée en elle-même comme des contrats que font entre eux les citoyens : point de pénalité attachée à l’obligation, point d’obligation, {art. 1142 du Code civil). Philosophe, dit Jean-Jacques Rousseau, tes lois morales sont fort belles; mais montre-m’en, de grâce, la sanction. C’est précisément ce que nous ferons tout à l’heure.

Tel est donc, d’après la double acception du mot, le problème que soulève l’idée d’une sanction morale :

Il est certain que la Justice ne serait pas pour l’homme une loi, si, d’un côté, ses préceptes n’étaient revêtus d’un signe qui en garantisse l’absolue authenticité, et si, d’autre part, la pratique pouvait en être regardée comme indifférente pour la félicité ou l’infortune de la vie. Malheureusement, il est tout aussi certain que jusqu’à ce jour la loi morale a paru complètement dépourvue de sanction, soit que dans son énoncé elle n’offre pas ce caractère d’authenticité et de certitude que requiert la conscience, et qu’on ait pu, pour ce motif, l’attribuer à l’arbitraire des hommes ; soit que les peines et les récompenses qui s’y attachent aient été trouvées insuffisantes ou douteuses. En deux mots, de même que le droit et le devoir ont manqué jusqu’ici de détermination, ils ont manqué de sanction : il n’y a pas, pour la société moderne, de plus grand sujet de tristesse.

J’ai essayé, dans le cours de ces Études, de déterminer les conditions et catégories de la Justice dans la personne, la famille, la cité, l’économie publique, l’État, etc. Il ne m’appartient pas de dire jusqu’à quel point j’ai réussi. Mais, admettant ces déterminations comme exactes, vous me diriez encore, avec le citoyen de Genève : Philosophe, tes lois morales sont fort belles; mais montre-m’en la sanction! Où trouves-tu, d’abord, la signature du souverain Législateur? Où est ce sceau éternel, sacrosaint, qu’à dû y apposer la Sagesse souveraine, et que nous croyons posséder, nous autres chrétiens, dans nosÉcritures et dans la perpétuité de notre institution? Qu’est-ce qui nous garantit l’exactitude de ton interprétation révolutionnaire? Et puis, où sont les recompenses? où les peines?

Si je ne me trompe, c’est bien là, Monseigneur, votre dernier argument, argument qui doit vous paraître d’autant plus fort que je n’irai pas sans doute, après avoir rejeté votre révélation, me prévaloir de lettres patentes entérinées aux assises du Sanctionnateur suprême. C’est pourtant à cette difficulté, en apparence invincible, que je me propose de répondre, et cela à la satisfaction complète de mes lecteurs.

II

Dans le système de nos vieilles législations gouvernementales, fondées à la fois sur la raison d’Église et la raison d’État, procédant par décrets impériaux, sénatus-consultes, adoptions parlementaires, bulles, mandats, plébiscites, une chose à remarquer est la distinction qui a été faite des différentes facultés qui concourent à la formation de la Loi. L’autorité législatrice est A ; le texte de la loi, B ; la ratification ou le sceau, C ; la garantie ou, sanction pénale, D. Si, à côté de la sanction pénale, il y a une sanction rémunératoire, c’est encore autre chose, E. Là, tout est séparé, tout prend corps, figure, volonté ; tout se personnifie : de même que la loi est voulue par un personnage, qui est le souverain ou le prince, elle est rédigée par un autre, qui est le parlement ; signée et expédiée par un troisième, qui est le ministre ; vengée par un quatrième, qui est le juge ; enfin, s’il y a lieu, encouragée par un cinquième, qui sera le trésorier public. Ces fonctions de la loi se subdivisent encore : le prince a derrière lui la nation ; le parlement se partage en deux chambres ; le juge est accompagné du bourreau. Telle fut, dans l’ancien monde, la dramaturgie de la Loi, que l’Église reproduit à sa manière : Dieu, la Révélation, le Sacerdoce, l’Enfer et le Paradis.

Le principe de cette réalisation, ou, si mieux vous aimez, de cette poésie législative, est aisé à découvrir. Dans l’enfance des sociétés, la loi n’est autre chose que la volonté soit du père de famille, soit du prince ou du dieu protecteur de la cité ; un commandement subjectif, émané du pur arbitre, et qui n’a de valeur que celle que lui confère la puissance ou le respect de son auteur. Élevé jusqu’à l’idéalité théologique, cet empirisme légal est devenu le système entier de la religion : il suppose que la loi morale est antérieure et supérieure à l’humanité ; le sujet de la Justice hors du genre humain, à qui notification est faite de la loi par révélation expresse ; conséquemment que la sanction du droit n’est pas de ce monde, ou du moins qu’elle ne s’y manifeste qu’en partie, etc.

J’ai réfuté longuement ce système ; à cet égard, la discussion est épuisée. L’homme ne reconnaît en dernière analyse d’autre loi que celle avouée par sa raison et sa conscience ; toute obéissance, de sa part, fondée sur d’autres considérations, est un commencement d’immoralité. Il en résulte, à l’inverse de ce qu’a cru ou paru croire jusqu’ici la multitude humaine, que la religion, précisément parce qu’elle place le principe de la Justice hors de l’homme, n’a pas, ne peut pas avoir de morale, à plus forte raison pas de sanction morale.

La philosophie moderne nous fait concevoir la loi sous un tout autre point de vue. La loi est la raison ou le rapport des choses, aussi bien dans la société que dans la nature ; raison essentiellement objective, par conséquent impersonnelle, affranchie de tout arbitraire, et qui subsiste par elle-même, indépendamment du caprice et des aberrations des prétendus législateurs. Ici, la loi et son sujet apparaissent identiques ; bien plus, le sceau de la loi, ou le signe qui en garantit la vérité, est également identique à la loi ; la sanction pénale ou rémunératoire encore identique, et cette triple identité résulte de l’objectivité et de l’impersonnalité de la loi.

Je dis que la loi et le législateur sont un : cela signifie que la loi est considérée comme étant elle-même le sujet des choses, intelligent de sa propre raison, c’est-à-dire des rapports que la loi exprime. J’ajoute que la loi porte avec elle le sceau de sa certitude, c’est-à-dire qu’elle donne l’explication de tous les faits qui relèvent de sa catégorie, et que sans elle aucun ne s’explique. J’affirme enfin qu’elle possède en soi sa sanction pénale, ce qui veut dire encore que tout ce qui se fait sous son inspiration est bien, que rien de ce qui se fait contre elle ne peut durer, en sorte qu’elle est à elle-même, considérée comme sujet intelligent, sa joie ou son supplice.

Une comparaison me fera comprendre. En vertu de l’attraction, les corps s’attirent réciproquement en ligne droite. Pour qu’un édifice se tienne debout, il faut donc, conformément au principe sur lequel repose toute la statique, qu’il ait été élevé dans la perpendiculaire à son horizon ; pour peu qu’il dévie, il tombera. Sa chute sera la sanction de la loi. Ainsi en est-il de la Justice : elle porte sa sanction en elle-même ; ni l’homme ni la société ne subsisteront contrairement à ses règles. Le Psalmiste semble l’avoir compris lorsqu’il dit que les décrets de Jéhovah portent leur sanction en eux-mêmes, Judicia Domini recta, justificata in semetipsa. Mais tandis que l’attraction est une loi de fatalité dont le sujet, aveugle, muet, sourd, insensible, ne peut ni jouir ni souffrir des violations qu’elle éprouve, il en est autrement de la Justice, dont le sujet est vivant, intelligent et libre, capable d’attester sa dignité et de se dévouer pour la défendre.

D’après cette notion nouvelle, le législateur, la loi, la sanction légale, dans le double sens que nous avons reconnu au mot sanction, étant une seule et même chose considérée à divers points de vue, l’éthique, ou la science des mœurs dans l’humanité, peut se ramener à un petit nombre de chefs :

1. Quel est la sujet-objet de la loi morale, ou, pour parler comme les légistes, quel est le législateur ? — La conscience humaine, l’homme : nous l’avons démontré, en droit et en fait, d’abord par l’impossibilité de rapporter la Justice à un sujet extérieur, si saint et vénérable qu’il soit ; puis par les manifestations de la conscience attestant elle-même son autorité législative, manifestations dont la théologie n’est que l’allégorie et le culte une symbolique.

2. Que veut la loi ? — Nous l’avons expliqué encore : le respect de l’homme dans toutes ses facultés, l’équilibre des forces sociales, le développement de l’esprit libre, coefficient indispensable de l’harmonie de l’univers.

3. À quoi se reconnaît l’authenticité de la loi morale ? — À ce signe infaillible que tout, dans la conscience de l’homme et dans sa pensée, par suite dans l’ordre social, dans la marche des générations et jusque dans la nature, s’explique par la Justice, tandis que sans elle tout devient obscur et inintelligible. Le scepticisme moral a pour corollaire le scepticisme spéculatif ; la dépravation du cœur entraîne la dépravation de l’entendement.

4. Quelle est la sanction pénale attachée à la loi ? — Tout se réjouit dans l’homme, dans la société et dans la nature, quand la Justice est observée ; tout souffre et meurt, quand on la viole.

5. Cette sanction suffit-elle, dans tous les cas, à la récompense de la vertu, à l’expiation du crime et au redressement de l’erreur ? — Oui.

Ces trois dernières propositions, dont je ne ferai qu’une, ont reçu déjà en grande partie leur preuve, puisqu’il est impossible de raisonner sur l’objet d’une loi et sur ses applications sans en faire connaître en même temps les conséquences : je me bornerai donc à remettre en saillie, sous forme de conclusions générales, ce que la discussion antérieure n’a fait qu’indiquer en passant.

La sanction morale, dans toutes les sphères où s’étend l’action de la Justice, se pose donc, en général, sous la forme d’un dilemme : certitude ou doute, savoir ou ignorance, liberté ou servitude, civilisation ou barbarie, richesse ou misère, ordre ou anarchie, vertu ou crime, progrès ou décadence, vie ou mort ; la rémunération et le châtiment toujours adéquats à l’œuvre produite, en sorte que, la sanction de la loi étant elle-même la loi, il implique contradiction qu’elle puisse être jugée insuffisante.

II. — Nous venons de voir ce que l’on entend, dans la pratique de chaque état, par le mot sanction. Il s’agit de savoir maintenant de quelle nature est la sanction supérieure, la sanction humanitaire, finale, de la Justice.

Dans le système de nos vieilles législations gouvernementales, fondées à la fois sur la raison d’Église et la raison d’État, procédant par décrets impériaux, sénatus-consultes, adoptions parlementaires, bulles, mandats, plébiscites, une chose à remarquer est la distinction qui a été faite des différentes facultés qui concourent à la formation de la Loi. L’autorité législatrice est A ; le texte de la loi, B; la ratification ou le sceau, C; la garantie ou sanction pénale, D. Si, à côté de la sanction pénale, il y a une sanction rémunératoire, c’est encore autre chose, E. Là, tout est séparé, tout prends corps, figure, volonté; tout se personnifie. De même que la loi est voulue par un personnage, qui est le souverain ou le prince, elle est rédigée par un autre qui est le parlement ; signée et expédiée par un troisième, qui est le ministre; vengée par un quatrième, qui est le juge; enfin, s’il y a lieu, encouragée par un cinquième, qui sera le trésorier public. Ces fonctions de la loi se subdivisent encore : le prince a derrière lui la nation; le parlement se partage en deux chambres; le juge est accompagné du bourreau. Telle fut, dansl’ancien monde, la dramaturgie de la Loi, que l’Église reproduit à sa manière : Dieu, la Révélation, le Sacerdoce, l’Enfer et le Paradis.

Le principe de cette réalisation, ou, si mieux vous aimez, de cette poésie législative, est aisé à découvrir. Dans l’enfance des sociétés, la loi n’est autre chose que la volonté du père de famille, soit du prince ou du dieu protecteur de la cité; un commandement subjectif, émané du pur arbitre, et qui n’a de valeur que celle que lui confèrent la puissance et le respect de son auteur. Élevé jusqu’à l’idéalité théologique, cet empirisme légal est devenu le système entier de la religion. Il suppose que la loi morale est antérieure et supérieure à l’humanité; le sujet de la Justice hors du genre humain, à qui notification est faite de la loi par révélation expresse; conséquemment que la sanction du droit n’est pas de ce monde, ou du moins qu’elle ne s’y manifeste qu’en partie, etc.

J’ai réfuté longuement ce système : à cet égard, la discussion est épuisée. L’homme ne reconnaît en dernière analyse d’autre loi que celle avouée par sa raison et sa conscience; toute obéissance de sa part, fondée sur d’autres considérations, est un commencement d’immoralité. Il en résulte, à l’inverse de ce qu’a cru ou paru croire jusqu’ici la multitude humaine, que ‘la religion, précisément parce qu’elle place le principe de la Justice hors de l’homme, n’a pas, ne peut pas avoir de morale, à plus forte raison pas de sanction morale.

La philosophie moderne nous fait concevoir la loi sous un tout autre point de vue. La loi est la raison ou le rapport des choses, aussi bien dans la société que dans la nature; raison essentiellement objective, par conséquent impersonnelle, affranchie de tout arbitraire, et qui subsiste par elle-même, indépendamment du caprice et des aberrations des prétendus législateurs. Ici, la loi et son sujet apparaissent identiques; bien plus, le sceau de la loi, ou le signe qui en garantit la vérité, est également identique à la loi; la sanction pénale ou rémunératoire encore identique. Et cette triple identité résulte de l’objectivité et de l’impersonnalité de la loi.

Je dis que la loi et le législateur sont un : cela signifie que la loi est considérée comme étant elle-même le sujet des choses, intelligent de sa propre raison, c’est-à-dire des rapports que la loi exprime. J’ajoute que la loi porte avec elle le sceau de sa certitude, c’est-à-dire qu’elle donne l’explication de tous les faits qui relèvent de sa catégorie, et que sans elle aucun ne s’explique. affirme enfin qu’elle possède en soi sa sanction pénale, ce qui veut dire encore que tout ce qui se fait sous son inspiration est bien, que rien de ce qui se fait contre ne peut durer, en sorte qu’elle est à elle-même, considérée comme sujet intelligent, sa joie ou son supplice.

Une comparaison me fera comprendre. En vertu de l’attraction, les corps s’attirent réciproquement en ligne droite. Pour qu’un édifice se tienne debout, il faut donc, conformément au principe sur lequel repose toute la statique, qu’il ait été élevé dans la perpendiculaire à son horizon; pour peu qu’il dévie, il tombera. Sa chute sera la sanction de la loi. Ainsi en est-il de la Justice : elle porte sa sanction en elle-même; ni l’homme ni la société ne subsisteront contrairement à ses règles. Le Psalmiste semble l’avoir compris lorsqu’il dit que les décrets de Jéhovah portent leur sanction en eux-mêmes, Judicia Domini recta, justificata in semetipsa. Mais tandis que l’attraction est une loi de fatalité dont le sujet, aveugle, muet, sourd, insensible, ne peut ni jouir ni souffrir des violations qu’elle éprouve, il en est autrement de Ja Justice, dont le sujet est vivant, intelligent et libre, capable d’attester sa dignité et de se dévouer pour la défendre.

D’après cette notion nouvelle, le législateur, la loi, la sanction légale, dans le double sens que nous avons reconnu au mot sanction, étant une seule et même chose considérée à divers points de vue, l’éthique ou la science des mœurs dans l’humanité, peut se ramener à un petit nombre de chefs :

1. Quel est le sujet-objet de la loi morale, ou, pour parler comme les légistes, quel est le législateur? — La conscience humaine, l’homme : nous l’avons démontré, en droit et en fait, d’abord par l’impossibilité de rapporter la Justice à un sujet extérieur, si saint et vénérable qu’il soit; puis par les manifestations de la conscience attestant elle-même son autorité législative, manifestations dont la théologie n’est que l’allégorie et le culte une symbolique.

2. Que veut la loi? — Nous l’avons expliqué encore : le respect de l’homme dans toutes ses facultés, l’équilibre des forces sociales, le développement de l’esprit libre, coefficient indispensable de l’harmonie de l’univers.

3. À quoi se reconnaît l’authenticité de la loi morale? — À ce signe infaillible que tout, dans la conscience de l’homme et dans sa pensée, par suite dans l’ordre social, dans la marche des générations et jusque dans la nature, s’explique par la Justice, tandis que sans elle tout devient obscur et inintelligible. Le scepticisme moral a pour corollaire le scepticisme spéculatif; la dépravation du cœur entraîne la dépravation de l’entendement (8).

4. Quelle est la sanction pénale attachée à la loi? — TouT SE RÉJOUIT DANS L’HOMME, DANS LA SOCIÉTÉ ET DANS LA NATURE, QUAND LA JUSTICE EST OBSERVÉE; TOUT SOUFFRE ET MEURT, QUAND ON LA VIOLE.

5. Cette sanction suffit-elle, dans tous les cas, à la récompense de la vertu, à l’expiation du crime et au redressement de l’erreur? — OUI.

Ces trois dernières propositions, dont je ne ferai qu’une, ont reçu déjà en grande partie leur preuve, puisqu’il est impossible de raisonner sur l’objet d’une loi et sur ses applications sans en faire connaître en même temps les conséquences. Je me bornerai donc à remettre en saillie, sous forme de conclusions générales, ce que la discussion antérieure n’a fait qu’indiquer en passant.

La sanction morale, dans toutes les sphères où s’étend l’action de la Justice, se pose donc, en général, sous la forme d’un dilemme : certitude ou doute, savoir ou ignorance, liberté ou servitude, civilisation ou barbarie, richesse ou misère, ordre ou anarchie, vertu ou crime, progrès ou décadence, vie ou mort; la rémunération et le châtiment toujours adéquats à l’œuvre produite, en sorte que, la sanction de la loi étant elle-même la loi, il implique contradiction qu’elle puisse être jugée insuffisante.

2. Que la sanction de la Justice a son foyer dans la conscience.

D’après la notion que nous venons de nous faire, la loi et le législateur sont un ; or, cette loi et ce législateur ne sont autres que l’homme : donc l’homme est la loi vivante, consciente, personnifiée. La Justice, en deux mots, est l’humanité : voilà un premier point. Mais la sanction pénale inhérente à la loi ne fait également qu’un avec la loi. Si donc la loi est violée, qui souffrira de la violation ? qui élèvera la voix ? qui portera plainte ? La loi elle-même, c’est-à-dire encore, l’homme.

Ceci va nous expliquer un phénomène d’un merveilleux intérêt, sur lequel la philosophie a discouru jusqu’à présent sans rien dire, je veux parler de la délectation qui accompagne dans le cœur de l’homme l’accomplissement de la Justice, et du remords qui en suit la violation.

Tous les peuples ont cru, d’un sentiment spontané, qu’en ce qui concerne particulièrement la loi morale, lorsqu’elle est fidèlement observée, il y a quelqu’un qui s’en réjouit ; lorsqu’elle est foulée aux pieds, quelqu’un qui s’en offense. Et ce quelqu’un, conformément à leurs habitudes mentales ils l’ont placé dans le ciel. Là-haut, dit Job, est celui qui me regarde et qui note ce que je fais : Ecce enim in cœlo testis meus, et conscius meus in excelsis. Pensée sublime, devant laquelle l’opinion des déistes, qui font Dieu indifférent aux affaires humaines, paraît du dernier absurde. Certes, s’il est un esprit infini, une âme universelle, qui personnifie en soi la loi des mondes, cet esprit s’affecte de tout ce qui arrive dans la création ; Dieu, le bienheureux des bienheureux, est en même temps le plus malheureux des êtres.

Mais que signifie, pour nous qui considérons surtout en Dieu la conscience de l’humanité, ce magnifique symbole ? C’est que l’homme, quand la vertu le délecte ou que le péché le tourmente, se réjouit, pâtit, non pas en qualité de serf de la loi, attendant punition ou récompense de son souverain, comme le donnent à entendre les moralistes ; il souffre, il pâtit en qualité de législateur. C’est parce que l’homme est le sujet de la loi, l’être en qui elle existe, comme l’attraction dans la matière, que le crime commis par autrui et au préjudice d’autrui ne le trouve jamais indifférent : cette loi violée, c’est lui-même ; c’est sa dignité législative qui est atteinte, c’est sa personne. Aux explications que nous avons données (Études II et VIII) de la nature du sens moral vient se joindre maintenant celle qui se déduit de la notion philosophique de la loi : de toute manière la théorie de l’immanence a gain de cause.

Joie de la vertu, remords du péché, c’est si peu de chose dans les livres de morale, si peu de chose dans notre misérable vie, que les enfants eux-mêmes n’y voient que des fables, et que les philosophes n’en parlent plus que pour l’acquit de leur conscience. Je me suis demandé si ce tressaillement plus ou moins sensible de l’âme qui suit la perpétration du bien et du mal n’avait pas eu quelque grande manifestation dans l’histoire des sociétés : le résultat de mes recherches sur cet intéressant sujet se trouve résumé dans le fragment ci-joint d’un commentaire que j’ai commencé sur les Psaumes.

2. Que la sanction de la Justice a son foyer dans la conscience.

D’après la notion que nous venons de nous faire, la loi et le législateur sont un; or, cette loi et ce législateur ne sont autres que l’homme : donc l’homme est la loi vivante, consciente, personnifiée. La Justice, en un mot, est l’humanité : voilà un premier point. Mais la sanction pénale inhérente à la loi ne fait également qu’un avec la loi. Si done la loi est violée, qui souffrira de la violation? qui élèvera la voix? qui portera plainte? La loi elle-même, c’est-à-dire encore, l’homme.

Ceci va nous expliquer un phénomène d’un merveilleux intérêt, sur lequel la philosophie a discouru jusqu’à présent sans rien dire, je veux parler de la délectation qui accompagne dans le cœur de l’homme l’accomplissement de la Justice, et du remords qui en suit la violation.

Tous les peuples ont cru, d’un sentiment spontané, qu’en ce qui concerne particulièrement la loi morale, lorsqu’elle est fidèlement observée, il y a quelqu’un qui s’en réjouit; lorsqu’elle est foulée aux pieds, quelqu’un qui s’en offense. Et ce quelqu’un, conformément à leurs habitudes mentales, ils l’ont placé dans le ciel. Là-haut, dit Job, est celui qui me regarde et qui note ce que je fais: Ecce enim in cœlo testis meus, et conscius meus in excelsis. Pensée sublime, devant laquelle l’opinion des déistes, qui font Dieu indifférent aux affaires humaines, paraît du dernier absurde. Certes, s’il est un esprit infini, une âme universelle, qui personnifie en soi la loi des mondes, cet esprit s’affecte de tout ce qui arrive dans la création; Dieu, le bienheureux des bienheureux, est en même temps, quand nous péchons, le plus affligé des êtres.

Mais que signifie, pour nous qui considérons surtout en Dieu la conscience de l’humanité, ce magnifique symbole? C’est que l’homme, quand la vertu le délecte ou que le péché le tourmente, se réjouit, ou pâtit, non pas en qualité de serf de la loi, attendant punition ou récompense * de son souverain, comme le donnent à entendre les moralistes; il souffre, il pâtit en qualité de souverain, en qualité de législateur. C’est parce que l’homme est le sujet de la loi, l’être en qui elle existe, comme l’attraction dans la matière, que le crime commis par autrui et au préjudice d’autrui ne le trouve jamais indifférent. Cette loi violée, c’est lui-même; c’est sa dignité législative qui est atteinte, c’est sa personne. Aux explications que nous avons données (Études II et VIII) de la nature du sens moral, vient se joindre maintenant celle qui se déduit de la notion philosophique de la loi : de toute manière la théorie de l’immanence a gain de cause.

Joie de la vertu, remords du péché, c’est si peu de chose dans les livres de morale, si peu de chose dans notre misérable vie, que les enfants eux-mêmes n’y voient que des fables, et que les philosophes n’en parlent plus que pour l’acquit de leur conscience. Je me suis demandé si ce tressaillement plus ou moins vif, qui suit dans l’âme la perpétration du bien et du mal, n’avait pas eu quelque grande manifestation dans l’histoire des sociétés : le résultat de mes recherches sur cet intéressant sujet se trouve résumé dans le fragment ci-joint d’un commentaire que j’ai commencé sur les Psaumes.

commentaire sur le psaume xviii.

D’après les anciennes traditions, les premiers qui, à la voix d’initiateurs venus de plus loin ou que l’enthousiasme de la Justice avait saisis spontanément, passèrent de la vie sauvage à l’existence civilisée, éprouvèrent de leur conversion une allégresse extraordinaire, et leur admiration de la loi morale se traduisit par des chants, des légendes, des monuments, que nous avons peine à comprendre aujourd’hui. Non que ces âmes, dans leur barbarie naïve, manquassent de sentiments moraux : elles n’en avaient pas conscience ; elles n’avaient pas appris à les exprimer par des maximes ; elles ne s’en étaient pas fait une loi, un honneur, une religion.

Ce moment de la psychologie des nations, analogue à celui de la formation des langues, de l’invention de l’écriture et des premiers arts, est une des grandes époques de l’humanité. Plus tard le phénomène se reproduit, mais à de longs intervalles et avec une intensité décroissante : aussi est-ce par là que l’histoire des mœurs doit commencer, ce qui en forme le point de départ et en montre de loin, comme un phare élevé dans la nuit des consciences, la sanction. Des poésies, des hymnes, des mythes, jaillirent, en même temps que les premières cités, de cette commotion puissante, dont les chantres devinrent avec le temps si vénérables et si célèbres. Nous n’avons rien de Linus, de Musée, d’Amphion, des deux Orphée ; Homère, le premier après eux, semble profane auprès de ce que durent être ces vieux interprètes de la conscience des peuples. La Bible, en revanche, monument d’une initiation plus récente, nous offre une ample compensation.

Quel qu’ait été l’état moral de la race d’Abraham depuis l’émigration de ce cheik jusqu’à l’entrée des douze patriarches dans la terre de Gessen, sous les Hycsos, il est certain au moins qu’au temps où parut Moïse les Israélites étaient tombés dans un état voisin de la sauvagerie, par suite du séjour qu’ils avaient fait en Égypte, soit en qualité de pâtres, soit comme esclaves. La fable de Polyphème montre ce qu’était la vie pastorale à cette époque reculée ; Abraham, malgré son illustre naissance et la dignité de son caractère, ne fut après tout qu’un chef de horde.

Rentrés dans le Canaan, après une suite de campements et de combats dont le Pentateuque a supprimé les dix-neuf vingtièmes, les Hébreux finirent par s’établir dans la partie montagneuse de la Palestine, pêle-mêle avec les restes de peuplades encore sauvages.

En passant de la vie sans loi de bergers nomades à celle plus régulière d’agriculteurs sédentaires ; en se groupant par villes et bourgades, les Israélites durent naturellement inaugurer parmi eux quelques principes de morale publique et domestique, se donner des institutions, des rites, en un mot, une loi. Ce fut l’œuvre de Moïse, de Josué et de leurs successeurs.

Ainsi, à l’instar des Égyptiens leurs anciens maîtres, on les voit adopter pour symbole de leur élévation à la vie légale la circoncision, signe parlant, dont le sens est que l’homme se sépare de sa condition de brute pour entrer dans celle d’homme civilisé. L’amputation du prépuce est le symbole physique de l’abjuration des mœurs sauvages ; de là l’expression biblique qu’il ne suffit pas de circoncire le prépuce, qu’il faut circoncire aussi le cœur : langage incompris, malgré l’exactitude littérale de la traduction.

Cependant, chez des âmes aussi grossières, si l’adhésion de la conscience à la loi morale était vive, l’intelligence était faible : dans la condition psychologique du premier âge l’idée de loi impliquait celle de Législateur, la Justice par conséquent conduisait à Dieu. Et ce Dieu, l’Israélite n’y croyait pas sur la foi de raisonnements philosophiques, inaccessibles à son entendement ; il demandait à voir : jusqu’à la naissance du christianisme les classes inférieures parmi les païens pensèrent de même, n’admettant pas que les dieux fussent invisibles. Cet état des esprits chez les Hébreux est attesté, entre autres, par le psaume xviii, dont je reporte la date avant l’entrée des Hébreux dans la terre promise, à la formation de leur nationalité, au moment où, d’après la Bible elle-même (II Rois, xxi et ailleurs), le Soleil, ou, si l’on aime mieux, le génie du soleil, est le même que Jéhovah.

Ainsi l’exigeait donc la raison concrète du premier âge : dès lors que la Justice prenait dans sa bouche une forme légale, impérative, l’instituteur devait la rapporter à une autorité ; en même temps qu’il exprimait le commandement, il était tenu de nommer le commandant. Qu’y a-t-il là dont la transcendance puisse aujourd’hui se prévaloir ? Que nous importe à nous, hommes du 19e siècle, que des intelligences d’enfants, incapables de concevoir par voie d’abstraction le rapport des choses, et trompées par le matérialisme de leur langue, confondissent l’idée avec le mot, et, quand on leur présentait une vérité ou un précepte, demandassent aussitôt, non pas, Qu’est-ce qui le prouve ? mais Qui a parlé ? L’essentiel, ici, n’est pas de savoir comment la notion de la loi est entrée dans la tête de l’Hébreu, mais comment sa conscience en a été affectée : le reste est poésie pure et ne sert que pour la montre.

Suivons maintenant la pensée du psalmiste : La loi réclame un auteur ; cet auteur est dieu. Quel est ce dieu ? Le Soleil, dont le génie s’appelle Jéhovah : tel est le législateur des Hébreux. Et n’allez pas encore une fois vous méprendre sur la pensée du prophète : quand il atteste le Soleil ou Jéhovah, c’est qu’il entend parler d’un dieu visible, vivant et agissant, non d’un dieu caché derrière le rideau, parlant par une lucarne et impalpable. L’Israélite, à la tête dure, au cœur incirconcis, n’aurait rien compris à ce dieu-là ; il aurait cru qu’on se moquait de lui, et il se serait bientôt moqué lui-même de la loi.

C’est donc d’une exhibition positive, réelle, matérielle, de la divinité qu’il s’agit, nullement d’une démonstration dialectique. Vous parlez de Dieu au Juif ; il demande à le voir. Telle est la pensée qui remplit la première partie du psaume xviii, si étrangement défigurée par les interprètes.

Je traduis mot à mot, sur l’original :

 

1. Les cieux déroulent la gloire du dieu.
Et le firmament étale l’œuvre de ses mains.

2. Le jour bouillonne au jour son verbe ;
La nuit souffle à la nuit son idée.

3. Ce ne sont phrases ni paroles :
Leur voix ne s’entend pas (par les oreilles) ;

4. C’est une corde qui résonne par toute la terre.
Un chant qui atteint aux bornes du monde.

5. Au fond du ciel est dressée la tente du soleil ;
Le voilà, comme l’époux qui se lève de sa couche.
Comme le héraut d’armes qui part pour un message.

6. D’une extrémité du ciel il s’élance,
Et il court à l’autre extrémité,
Et nul ne peut se dérober à sa flamme.

 

On a vu dans ces six distiques une sorte d’argument de l’existence de Dieu d’après le principe de causalité, comme si le psalmiste avait dit : Tout ordre suppose un architecte ; or, il y a de l’ordre dans l’univers ; donc… Quelle pitié ! Il s’agit bien de raisonner avec le Juif, qui veut voir ! Et la belle raison à lui donner de l’invisibilité de Dieu, que son immatérialité !

Ici, le poëte procède juste à rebours de ce que lui font dire les commentateurs :

Vous demandez à voir Jéhovah : je m’en vais vous le montrer.

Regardez le ciel : voilà sa gloire. — La gloire, c’est-à-dire l’amplitude, d’où l’épithète amplissimus, synonyme de gloriosissimus, donnée aux grands personnages. Dans la signification orientale et primitive, la gloire est le manteau broché d’or et semé de pierreries, insigne opulent de toute majesté, divine et humaine. Ce mot est devenu pour nous vide de sens. Qu’entendait Napoléon lorsque, parlant du bruit de ses batailles, il disait : De la gloire, j’en ai fait litière ? Il ne l’eût su dire. Saint Jérôme ne se comprend pas mieux lui-même, lorsqu’il traduit les deux premiers mots de ce psaume par Cœli enarrant, les cieux racontent. La gloire, en hébreu, ne se raconte pas ; elle se déploie comme un manteau ; elle se déroule comme un parchemin (un livre), ainsi que l’a parfaitement compris l’auteur de l’Apocalypse, lorsque, pour peindre la disparition du ciel, il dit qu’il fut roulé comme un livre. C’est le mot même du psalmiste, me-saphrim, dont le radical est sepher, volume, (sphère ?) qui a fourni à l’écrivain chrétien cette comparaison.

Le ciel bleu, donc, voilà le manteau impérial de Jéhovah, voilà sa gloire ; ces astres, ces étoiles, voilà ses trophées. Vous demandez s’il pense, s’il parle : certes il a aussi une voix, voix qui se répète du jour au jour, de la nuit à la nuit, et qui remplit le monde. Où est sa tente ? dites-vous. Là-bas, à l’orient, au-dessous de l’horizon. — La Vulgate porte : In sole posuit tabernaculum suum, il a dressé sa tente dans le soleil ; c’est-à-dire que pour masquer ce fétichisme splendide, qui eût scandalisé la spiritualité chrétienne, le traducteur a commis de propos délibéré un non-sens. La tente de Jéhovah dans le soleil ! absurde.

Enfin, le dieu paraît, le voici en personne ; il sort de sa tente comme un époux au matin de ses noces. — Dans un épithalame attribué à Sapho, l’époux est comparé au dieu Mars, au soleil : c’est la même pensée retournée. — Sans doute, il est loin de vous, ce Soleil ; mais ses flèches vous atteignent, elles vous brûlent, et vous ne pouvez y échapper. Voilà votre législateur, enfants d’Israël ; cela vous suffit-il ? Et qui donc, si ce n’est lui, pourrait vous dire de pareilles choses, des choses si douces, si belles ? Qui saurait, comme lui, briller à vos yeux et parler à vos cœurs ? — J’en ai regret pour nos biblistes : le dieu des anciens Hébreux n’est pas un rêve, une abstraction, un pur esprit qui n’a point de corps, comme dit le catéchisme. Faites donc de semblables définitions dans une langue où le même mot qui signifie âme, vie, veut dire aussi animal et cadavre. Nous sommes en plein fétichisme, à ce moment où l’esprit humain, précisément parce qu’il ne sait pas abstraire, donne à tout ce qui l’entoure vie, intelligence et volonté.

Après l’ostension du dieu, arrive naturellement l’éloge de la loi : l’hymne n’est à autre fin. La glorification du Législateur en est le prologue.

 

7. La loi de Jéhovah parfaite :
Rafraîchissement à l’esprit.

8. Le pacte de Jéhovah sûr :
Sagesse pour l’ignorance.

9. Les dispositions de Jéhovah droites :
Joie du cœur.

10. Les décrets de Jéhovah clairs :
Lumière des yeux.

11. La religion de Jéhovah pure :
Établie pour l’éternité.

12. Les assises de Jéhovah Vérité, Justice, Concorde :
Plus désirables que l’or massif,
Plus douces que le miel, le miel coulant.

 

Se peut-il rien de plus naïf, de mieux approprié à des intelligences à moitié sauvages, que cette poésie ? Que de précautions pour les attirer ! Quel soin de leur montrer la loi par ce qu’elle a de beau, de pur, de limpide, d’égalitaire, de sociable, de moral ! N’est-ce pas là le chant de la conscience à son premier réveil ? Et combien nous sommes loin aujourd’hui de ces sentiments ! Jamais viendra-t-il à la pensée d’un poëte moderne de faire l’éloge des préceptes de la morale, d’en comparer la beauté à l’or et aux pierres précieuses, la clarté au soleil, la douceur au sucre et au miel ? À force de prosaïser en nous la Justice, nous sommes devenus pour elle comme le sacristain pour les vases sacrés :nous en avons perdu la religion.

 

13. Certes ton serviteur est à bonne école :
Il y a profit à garder tes lois.

14. Mais qui peut se garantir de l’erreur ?
Purge-moi de mes fautes secrètes ;

15. Et sauve ton serviteur des impies :
Qu’ils ne dominent pas sur moi ;
Qu’ils me laissent, et je serai sans tache.

16. Puisse la parole de ma bouche l’être agréable,
Et la pensée de mon cœur s’élever, devant ta face,
Jéhovah, mon soutien, mon vengeur !

 

Comparez cette manière d’apprivoiser des barbares avec celle de nos missionnaires, qui, au lieu d’entrer dans leurs idées et de se mettre à l’unisson de leur âme, leur racontent la passion de Jésus-Christ et leur disent la messe… On nous parle de révélation : la vraie révélation, la voilà, facile à dégager de la mythologie qui l’enchâsse, comme la monture d’or enchâsse la pierre précieuse sans s’y mêler et sans la ternir : c’est l’exaltation qui saisit la conscience lorsque pour la première fois elle se trouve en contact avec la notion de Justice, rendue plus attrayante par la forme poétique du précepte.

L’illumination mentale que produisit aux premiers jours de la civilisation l’enseignement de la Justice est indiquée par Horace dans ces vers :

 

Sylvestres homines sacer interpresque Deorum
Cædibus et victu fœdo deterruit Orpheus.
Dictus ob hoc lenire tigres rabidosque leones ;
Dictus et Amphion, Thebanae conditor arcis,
Saxa movere sono testudinis et prece blandâ
Ducere quo vellet…

 

Ce n’était pas sans doute le charme de la musique qui attirait les Pélasges farouches auprès d’Orphée et d’Amphion : ils fussent restés sauvages toute leur vie ; c’était le charme des préceptes, qui, tombant dans des âmes vierges mais prêtes à recevoir la semence, devait opérer un entraînement général.

Cicéron est inspiré du même sentiment, quand il dit que la Loi des douze tables, qu’on faisait apprendre par cœur aux enfants, lui paraît plus belle que tous les poëtes et les philosophes.

La moitié des psaumes a été composée dans cet esprit. C’est toujours, comme dans le xviiie, d’abord l’affirmation de Jehovah par l’ostension matérielle de son être (Ps. xxviii, xlix, lxvii, lxxxi, cxlvi, cxlvii). Vient ensuite l’admiration de la loi (cxviii et autres) ; puis, de l’admiration de cette loi le psalmiste passe à son amour, amour qu’il exprime en traits brûlants, comme s’il s’agissait d’une personne : J’aime ta loi, Jéhovah ; J’ai pour elle une violente amour (expression d’Henri IV) ; Elle m’est plus douce que le miel, plus précieuse que tous les trésors ; Je la cherche de tout cœur ; Rien ne réjouit tant mon âme, et je ne cesse d’y appliquer ma pensée. (Ps. cxviii, v. 10, 14, 15, 20, 24, 40, 72, 97, 163, 165, 166, 167.) Se figure-t-on Lamartine ou Victor Hugo, saisi d’enthousiasme à la lecture du Bulletin des lois, chantant les beautés du Code et les douceurs de la Constitution, disant qu’il aime d’amour l’organisation communale, la loi sur la presse, celle sur les condamnés politiques ; qu’il y trouve un sujet perpétuel de méditation pieuse et d’exercice de vertu ? Telle est pourtant cette poésie primitive, aux sources de laquelle nous aurions tant besoin de retremper la nôtre.

De l’amour de la loi à l’amour du dieu la transition est d’autant plus facile qu’au fond le dieu et la loi ne font qu’un : Je t’aime, Jéhovah (Ps. xvii). Cet amour embrasse jusqu’au temple : J’aime ton sanctuaire magnifique ; J’aime le lieu de ton séjour y et ce m’est une volupté d’y aller. (Ps. xxv, cxxi, etc.) Heureux donc, heureux ceux qui connaissent cette loi, qui la goûtent, et qui aiment Jéhovah ! Ils seront riches, honorés et aimés ; ils mourront comblés de jours, au milieu d’innombrables héritiers. (Ps. I, xxxi, cxi, cxxvii, etc.) Au contraire, honte, malédiction et ruine à l’impie qui ne connaît pas la loi, qui la méprise, et qui foule aux pieds la majesté du Dieu qui l’a donnée ! C’est une brute, un être corrompu et abominable, la rouille de l’humanité (Ps. xiii, lii, cxviii, 119). Par la même raison, le psalmiste se fait horreur quand il manque à la loi ; il accuse sa nature dépravée, appelle à grands cris le sacrifice d’expiation qui calmera son remords et le purgera de cette lèpre du péché (Ps. l). Et ce ne sont pas seulement les souillures de l’âme que cette loi bienfaisante a la vertu d’effacer, elle est un baume pour les blessures du cœur, un bandage qui guérit de toute affliction (Ps. cxlvi).

Aussi quel orgueil chez l’Israélite quand il se compare aux nations voisines, vivant sans loi, destituées de sens moral, dans une superstition obscène ! C’est alors qu’il se dit le privilégié de Jéhovah, qui l’a nommé son héritier et n’a communiqué qu’à lui ses commandements (Ps. cxlvii).

On a remarqué, non sans étonnement, les imprécations peu charitables que le psalmiste se permet contre les pécheurs, hommes de sang et de péché. On n’a pas fait attention qu’il entend par là les races demeurées dans la barbarie originelle, vivant en dehors de la Justice et de ses lois. C’est de cette espèce qu’il parle lorsqu’il dit : Du ciel Jéhovah a baissé ses regards sur les fils des hommes (anthrôpoï, faces humaines, c’est-à-dire les incivilisés), voir s’il en était un parmi eux qui fît le bien et qui cherchât Dieu. Et ailleurs, quand il s’écrie : Ne les tueras-tu pas, Ô Dieu, ces impies ; ne les tueras-tu pas ces anthropophages (viri sanguinum), qui osent prétendre que tu as en vain fondé nos villes ? Je les hais d’une haine cordiale (Ps. cxxxviii et cviii, cxxxvi).

L’horreur de la sauvagerie est commune à toute l’antiquité. On en retrouve les vestiges sur les peintures murales de l’antique Égypte ; c’est elle qui amena l’extermination des indigènes du Canaan, d’abord par les Philistins, puis par les Israélites. L’épithète de barbare, qui chez les Grecs et les Romains exprimait la même pensée, était plus qu’une insulte, c’était un arrêt de servitude, et bien souvent de mort.

Je trouve dans le recueil d’Anacréon une prière, litaneïa, adressée à Diane par les habitants d’une ville qu’assiégeaient des barbares ; je ne sais si on l’a bien comprise :

 

Je m’agenouille devant toi, chasseresse,
Blonde fille de Jupiter, souveraine
Des bêtes fauves, ô Artémise !
Viens aujourd’hui sur cet abime de mort ;
Regarde d’un œil favorable une ville aux guerriers généreux
Tu ne protèges pas une horde de sauvages.

 

 

Le dernier vers est une ironie à l’adresse de l’ennemi. Des civilisés succomber devant des sauvages, c’est impossible, cela accuserait les dieux : telle est la pensée du poëte grec, qu’on retrouve partout dans les psaumes. On connaît le vœu de Tacite, quand, après avoir raconté une bataille entre barbares où périrent 60,000 Bructères, il prie les dieux d’entretenir cette discorde entre les ennemis de l’empire, puisque, dans le déclin de la nation, il ne lui reste d’autre chance de salut : Maneat, quœso, duretque gentibus, si non amor nostri, at certè odium sui ; quandò urgentibus imperii fatis, nihil jàm prœstare fortuna majus potest quàm hostium discordiam. L’horreur des anciens pour les races sauvages a passé dans le christianisme : c’est elle qui a inspiré les massacres d’indigènes commis par les Espagnols lors de la conquête de l’Amérique, et qui entretient de nos jours la traite des nègres.

Le phénomène que je viens de rapporter ne pouvait, par sa nature même, se produire en chaque nation qu’une fois, du moins avec un tel élan d’enthousiasme : à partir de ce moment le progrès, transformant la pratique de la loi en habitude, faisant de la Justice une seconde nature, devait s’accomplir avec plus de calme. Cependant les causes de dissolution se multipliant en raison même du progrès, la société dut maintes fois rétrograder et le scepticisme s’emparer peu à peu des consciences : alors chefs d’États et pontifes songèrent, en rappelant l’enthousiasme des anciens jours, à réveiller dans les âmes le sens moral affaibli. C’est dans ce but que furent instituées partout des solennités commémoratives, fêtes, mystères, expiations, cérémonies de toute sorte, sacrifices, prières publiques, assemblées de l’agora, exécutions judiciaires, noces, funérailles, spectacles et triomphes.

Quand l’excitation officielle fut devenue impuissante, la conscience des nations se satisfit elle-même, tantôt, chose prodigieuse, par des changements de dieux et des rénovations de cultes, tels que furent le christianisme et l’islamisme ; tantôt par des associations mystiques, comme celles des Telchines, des initiés d’Éleusis, des compagnons du tour de France, des charbonniers, bons-cousins, francs-maçons, etc. ; ou bien par des épurations religieuses, comme en essayèrent les Gnostiques, les Albigeois, les Hussites, la Réforme ; tantôt enfin par des révolutions ou restaurations politiques, comme celles de Lycurgue, de Zorobabel, de Solon, de Brutus, et, en dernier lieu, comme la Révolution française. Chacun de ces grands mouvements est une réaction de la conscience universelle contre la corruption qui la gagne, une véritable manifestation de la sanction morale : c’est ainsi que se produit dans l’âme des peuples le remords.

Or, si nous dégageons l’idée du fait extérieur et de la poésie qui la couvrent, que trouvons-nous ?

Que la sanction de la Justice, identique à la Justice même, est, comme celle-ci, immanente à la conscience ; que c’est dans la conscience, et nulle part ailleurs, que s’exerce cette sanction ; conséquemment, qu’il est contre toute philosophie, après avoir reconnu la sanction intérieure, de parler encore d’une sanction extérieure, dont le ministre serait Dieu, l’Église ou la société ; que ce n’est pas ainsi que l’on doit entendre l’intervention de l’autorité publique dans le règlement de la Justice et la réparation du crime ; mais que, comme la juridiction familiale est le déploiement de la justice individuelle, et la juridiction civique le développement de la juridiction domestique, de même les actes de l’autorité publique, en ce qui touche la répression des crimes et délits, doivent être regardés aussi comme le développement de la sanction interne et la manifestation à sa plus haute puissance de la vindicte que la conscience coupable exerce contre elle-même ; que ce contre-coup de la conscience individuelle dans la conscience collective, et jusque dans l’économie de la nature, vient de la solidarité qui existe, d’une part, entre tous les membres du corps social, de l’autre entre la société et le système des choses ; qu’ainsi se constitue l’harmonie universelle, dont le dernier mot est que le juste n’a rien à redouter ni de ses semblables ni des forces de la nature, tandis que le coupable a tout à en craindre ; que telle est la loi du progrès, l’infaillibilité de la Justice et la destinée finale de l’univers.

Je reviendrai tout à l’heure sur ces idées ; commençons par assurer notre premier jalon.

Les célébrations de la conscience universelle, voilà donc le seing et le sceau auquel se reconnaît l’authenticité de la loi morale ; la joie de l’âme et ses remords, voilà sa sanction pénale. Tout ici se passe au dedans. Cela suffira-t-il pour assurer l’ordre au dehors ? Le christianisme ne l’a pas cru ; quant à nous, génération de 89 et de 93, disons-le bien haut, c’est toute notre garantie, toute notre espérance, et nous n’en voulons pas davantage. Félicité de la Justice, malheur du crime, tel est, en dernière analyse, le plus clair et le plus net des biens que la République sociale promet à ses élus, l’unique prix qu’elle propose à l’homme de bien, la seule barrière qu’elle oppose au coupable : c’est toute la substance de la Révolution. Oui, il faut, quand même, être honnête homme pour devenir citoyen de la République : y a-t-il là, Monseigneur, de quoi tant crier au matérialisme, au sensualisme, et pensez-vous que les respectables intérêts que notre propagande effraie, et que votre religion protége, se contentassent pour si peu ?…

COMMENTAIRE SUR LE PSAUME XVIII.

D’après les anciennes traditions, les premiers qui, à la voix d’initiateurs étrangers ou que l’enthousiasme de la Justice avait saisis spontanément, passèrent de la vie sauvage à l’existence politique, éprouvèrent de leur conversion une allégresse extraordinaire. Leur admiration de la loi morale se traduisit par des chants, des légendes, des monuments, que nous avons peine à comprendre aujourd’hui. Non que ces âmes, dans leur barbarie naïve, manquassent auparavant de sentiments moraux : elles n’en avaient pas eu jusque-là conscience ; elles n’avaient pas appris à les exprimer par des maximes ; elles ne s’en étaient pas fait une loi, un état, une religion.

Ce moment de la psychologie des nations, analogue à celui de la formation des langues, de l’invention de l’écriture et des premiers arts, est une des grandes époques de l’humanité. Plus tard le même phénomène se reproduit, mais à de longs intervalles et avec une intensité décroissante. Aussi est-ce par là que l’histoire des mœurs doit commencer, ce qui en forme le point de départ et en montre de loin, comme un phare élevé dans la nuit des consciences, la sanction. Des poésies, des hymnes, des mythes, jaillirent, en même temps que les premières cités, de cette commotion puissante, dont les chantres devinrent avec le temps si vénérables et si célèbres. Nous n’avons rien d’Olen, de Linus, de Musée, d’Amphion, des deux Orphée; Homère, le premier après eux, semble profane auprès de ce que durent être ces vieux interprètes de la conscience des peuples. La Bible, en revanche, monument d’une initiation plus récente, nous offre une ample compensation.

Quel qu’ait été l’état moral de la race d’Abraham depuis l’émigration de ce cheik jusqu’à l’entrée des douze patriarches dans la terre de Gessen, sous les Hycsos, il est certain au moins qu’au temps où parut Moïse les Israélites étaient tombés dans un état voisin de la sauvagerie, par suite du séjour qu’ils avaient fait en Égypte, soit eu qualité de pâtres, soit comme esclaves. La fable de Polyphème montre ce qu’était la vie pastorale à cette époque reculée : une sorte d’état mitoyen entre l’anthropophagie et la domestication des animaux.

Rentrés dans le Canaan, après une suite de campements et de combats dont le Pentateuque a supprimé les dix-neuf vingtièmes, les Hébreux finirent par s’établir dans la partie montagneuse de la Palestine, pêle-mêle avec les restes de peuplades encore sauvages.

En passant de la vie sans loi de bergers nomades à celle plus régulière d’agriculteurs sédentaires; en se groupant par villes et bourgades, les Israélites durent naturellement inaugurer parmi eux quelques principes de morale publique et domestique, se donner des institutions, des rites, en un mot, une _loi_. Ce fut l’œuvre de Moïse, de Josué et de leurs successeurs.

Ainsi, à l’instar des Égyptiens leurs anciens maîtres, on les voit adopter, pour signe de leur élévation à la vie légale, la circoncision, dont le sens est que l’homme se sépare de l’état de nature pour entrer dans celui d’homme civilisé. L’amputation du prépuce est le symbole physique de l’abjuration des mœurs sauvages; de là l’expression biblique qu’il ne suffit pas de circoncire le prépuce, qu’il faut circoncire aussi le cœur : langage incompris, malgré l’exactitude littérale de la traduction

Cependant, chez des âmes aussi grossières, si l’adhésion de la conscience à la loi morale était vive, l’intelligence était faible. Dans la condition psychologique du premier âge, l’idée de loi impliquait celle de Législateur, la Justice conduisait à Dieu. Et ce Dieu, l’Israélite n’y croyait pas sur la foi de raisonnements philosophiques, inaccessibles à son entendement; il demandait à voir. Jusqu’à la naissance du christianisme, les classes inférieures parmi les païens pensèrent de même, n’admettant pas que les dieux fussent invisibles. Cet état des esprits chez les Hébreux est attesté, entre autres, par le psaume XVIII, dont je reporte la date avant l’entrée des Hébreux dans la terre promise, à la formation de leur nationalité, au moment où, d’après la Bible elle-même (II Rois, XXI et ailleurs), le Soleil, ou, si l’on aime mieux, le génie du soleil, est le même que Jéhovah.

Ainsi l’exigeait la raison concrète du premier âge. Dès lors que la Justice prenait dans la bouche de l’instituteur une forme légale, impérative, celui-ci devait la rapporter à une autorité. En même temps qu’il exprimait le commandement, il était tenu de nommer le commandant. Qu’y a-t-il là dont la transcendance puisse aujourd’hui se prévaloir? Que nous importe à nous, hommes du 19e siècle, que des intelligences d’enfants, incapables de concevoir par voie d’abstraction le rapport des choses, et trompées par le matérialisme de leur langue, confondissent l’idée avec le mot, et, quand on leur présentait une vérité où un précepte, demandassent aussitôt, non pas, Qu’est-ce qui le prouve? mais _Qui a parlé_ ? L’essentiel, ici, n’est pas de savoir comment la notion de la loi est entrée dans la tête de l’Hébreu, mais comment sa conscience en a été affectée : le reste est poésie pure et he sert que pour la montre.

Suivons maintenant la pensée du psalmiste. La loi réclame un auteur; cet auteur est dieu. Quel est ce dieu ? Le Soleil, dont le génie s’appelle Jéhovah. Voilà le législateur des Hébreux. Et n’allez pas encore une fois vous méprendre sur la pensée du prophète. Quand il atteste le Soleil ou Jéhovah, c’est qu’il entend parler d’un dieu visible, vivant et agissant, non d’un dieu caché derrière le rideau, parlant par une lucarne, et impalpable. L’Israélite, à la tête dure, au cœur incirconcis, n’aurait rien compris à ce dieu-là. Il aurait cru qu’on se moquait de lui, et il se serait bientôt moqué lui-même de la loi.

C’est donc d’une exhibition positive, réelle, matérielle, de la divinité qu’il s’agit, nullement d’une démonstration dialectique, Vous parlez de Dieu au Juif; il demande à le voir. Telle est la pensée qui remplit la première partie du psaume XVIII, si étrangement défigurée par les interprètes.

Je traduis mot à mot, sur l’original :

1. Les cieux déroulent la gloire du dieu, Et le firmament étale l’œuvre de ses mains.

2. Le jour bouillonne au jour son verbe ; La nuit souffle à la nuit son idée.

3. Ce ne sont phrases ni paroles : Leur voix ne s’entend pas (par les oreilles) ;

4. C’est une corde qui résonne par toute la terre, Un chant qui atteint aux bornes du monde.

5. Au fond du ciel est dressée la tente du _soleil_: Le voilà, comme l’époux qui se lève de sa couche, Comme le héraut d’armes qui part pour un message.

6. D’une extrémité du ciel il s’élance, Et il court à l’autre extrémité, Et nul no peut se dérober à sa flamme.

On a vu dans ces six distiques une sorte d’argument de l’existence de Dieu d’après le principe de causalité, comme si le Psalmiste avait dit : Tout ordre suppose un architecte; or, il y a de l’ordre dans l’univers; done. Quelle pitié! Il s’agit bien de raisonner avec le Juif, qui veut voir ! Et la belle raison à lui donner de l’invisibilité de Dieu, que son immatérialité ! Ici, le poëte procède juste à rebours de ce que lui font dire les commentateurs :

Vous demandez à voir Jéhovah : je m’en vais vous le montrer. Regardez le ciel : voilà sa gloire. — La gloire, c’est-à-dire l’amplitude, le poids, la richesse, d’où l’épithète latine amplissimus, synonyme de gloriosissimus, donnée aux grands personnages. Dans la signification orientale et primitive, la gloire est le manteau broché d’or et semé de pierreries, insigne opulent de toute majesté, divine et humaine, Aujourd’hui, comme alors, les Orientaux, les Grecs eux-mêmes, aiment à porter sur eux, en bijoux, pièces d’or et d’argent, tout leur avoir. Ce mot de gloire est devenu, pour nous autres Français, la représentation de ce qu’il y a de plus chimérique : c’était pour les anciens l’expression de ce qu’il y a de plus positif, de plus solide. Qu’entendait Napoléon lorsque, parlant du bruit de ses batailles, il disait : De la gloire, j’en ai fait litière? T1 ne eût su dire. Saint Jérôme ne se comprend pas mieux lui-même lorsqu’il traduit les deux premiers mots de ce psaume par Cœli enarrant, les cieux racontent. La gloire, en hébren, ne se raconte pas ; elle se déploie comme un manteau, elle se déroule comme un parchemin (un livre), ainsi que l’a parfaitement compris l’auteur de l’Apocalypse, lorsque, pour peindre la disparition du ciel, il dit qu’il fut roulé comme un livre. C’est le mot même du psalmiste, me-saphrim, dont le radical est sepher, volume, (sphère?) qui a fourni à l’écrivain chrétien cette comparaison.

Le ciel bleu, donc, voilà le manteau impérial de Jéhovah, voilà sa gloire ; ces astres, ces étoiles, voilà ses diamants. Vous demandez s’il pense, s’il parle. Certes il a aussi une voix, voix qui se répète, du jour au jour, comme un tourbillon de lumière, de la nuit à la nuit comme un zéphyr rafraîchissant, et qui remplit le monde. Où est sa tente? dites-vous. Là-bas, à l’orient, au-dessous de l’horizon. La Vulgate porte : In sole posuit tabernaculum suum, I] a dressé sa tente dans le soleil! C’est-à-dire que, pour masquer ce fétichisme splendide, qui eût scandalisé la spiritualité chrétienne, le traducteur a commis de propos délibéré un non-sens. La tente de Jéhovah dans le soleil! Absurde.

Enfin, le dieu paraît, le voici en personne; il sort de sa tente comme un époux au matin de ses noces. Dans un épithalame attribué à Sapho, l’époux est comparé au dieu Mars, au Soleil : c’est la même pensée retournée. Sans doute, il est loin de vous, ce Soleil; mais ses flèches vous atteignent, elles vous brûlent, et vous ne pouvez y échapper. Voilà votre législateur, enfants d’Israël, cela vous suffit-il? Et qui done, si ce n’est lui, pourrait vous dire de pareilles choses, des choses si douces, si belles? Qui saurait, comme lui, briller à vos yeux et parler à vos cœurs? — J’en ai regret pour nos biblistes; le dieu des anciens Hébreux n’est pas un rêve, une abstraction, un pur esprit qui n’a point de corps, comme dit le catéchisme. Faites donc de semblables définitions dans une langue où le même mot qui signifie âme, vie, veut dire aussi animal et cadavre. Nous sommes en plein fétichisme, à ce moment où l’esprit humain, précisément parce qu’il ne sait pas abstraire, donne à tout ce qui l’entoure vie, intelligence et volonté.

Après l’ostension du dieu, arrive naturellement l’éloge de la loi : l’hymne n’est à autre fin. La glorification du Législateur en est le prologue.

7. La loi de Jéhovah parfaite : Rafraîchissement à l’esprit.

8. Le pacte de Jéhovah sûr : Sagesse pour l’ignorance.

9. Les dispositions de Jéhovah droites : Joie du cœur.

10. Les décrets de Jéhovah clairs : Lumière des yeux.

11. La religion de Jéhovah pure : Établie pour l’éternité.

12. Les assises de Jéhovah Vérité, Justice, Concorde : Plus désirables que l’or, l’or en barres (C), Plus douces que le miel, le miel coulant.

Se peut-il rien de plus naïf, de mieux approprié à des intelligences à moitié sauvages, que cette poésie? Que de précautions pour les attirer! Quel soin de leur montrer la loi par ce qu’elle a de beau, de pur, de limpide, d’égalitaire, de sociable, de moral ! N’est-ce pas là le chant de la conscience à son premier réveil? Et combien nous sommes loin aujourd’hui de ces sentiments! Jamais viendra-t-il à la pensée d’un pote moderne de faire l’éloge des préceptes de la morale,

en comparer la beauté à l’or et aux pierres précieuses, la clarté au soleil, la douceur au sucre et au miel? A force de prosaïser en nous la Justice, nous sommes devenus pour elle comme le sacristain pour les vases sacrés“ nous en avons perdu la religion.

13. Certes ton serviteur est à bonne école : A y a profit à garder tes lois.

14 Mais qui peut se garantir de l’erreur ? Purge-moi de mes fautes secrètes ;

15 Et sauve ton serviteur des impies : Qu’ils ne dominent pas sur moi ; Qu’ils me laissent, et je serai sans tache.

16. Puisse la parole de ma bouche l’être agréable, Et la pensée de mon cœur s’élever devant ta face, O Jéhovah, mon soutien, mon vengeur !

Comparez cette manière d’apprivoiser des barbares avec celle de nos missionnaires, qui, au lieu d’entrer dans leurs idées et de se mettre à l’unisson de leur âme, leur racontent la passion de Jésus-Christ et leur disent la messe. On nous parle de révélation : la vraie révélation, la voilà, facile à dégager de la mythologie qui l’enchâsse, comme la monture d’or enchâsse la

© pierre précieuse sans s’y mêler et sans la ternir : c’est l’exaltation qui saisit la conscience lorsque pour la première fois elle se trouve en contact avec la notion de Justice, rendue plus attrayante par la forme poétique du précepte.

L’illumination mentale que produisit aux premiers jours de la civilisation l’enseignement de la Justice est indiqué par Horace dans ces vers :

Sylvestres homnes sacer interpresque Deorum Cœdibus et victu fwdo déterruit Orpheus. Dictus ob hoc lenire tigres rabidosque leones ; Dictus et Amphion, Thebanæ conditor arcis, Saxa movere sono testudinis et prece blandà Ducere quo vellet…

Ce n’était pas sans doute le charme de la musique qui attirait les Pélasges farouches auprès d’Orphée et d’Amphion : ils fussent restés sauvages toute leur vie; c’était le charme des préceptes, qui, tombant dans des âmes vierges mais prêtes à recevoir la semence, devait opérer un entraînement général.

Cicéron est inspiré du même sentiment, quand il dit que la Loi des douze tables, qu’on faisait apprendre par cœur aux enfants, lui paraît plus belle que tous Les poëtes et les philosophes.

La moitié des psaumes a été composée dans cet esprit. C’est toujours, comme dans le XVIIIe, d’abord l’affirmation de Jéhovah par l’ostension matérielle de son être (Ps. XXVIII, XLIX, LXVII, LXXXI, CXLVI, CXLVII). Vient ensuite l’admiration de la loi (CXVIII et autres); puis, de l’admiration de cette loi le Psalmiste passe à son amour, amour qu’il exprime en traits brûlants, comme s’il s’agissait d’une personne : J’aime ta loi, Jéhovah; J’ai pour elle une violente amour (comme eût dit Henri IV); Elle m’est plus douce que le miel, plus précieuse que tous les trésors : Je la cherche de tout cœur ; Rien ne réjouit tant mon âme, et je ne cesse d’y appliquer ma pensée. (Ps. CXVIII, v. 10, 14, 15, 20, 24, 40, 72, 97, 163, 185, 166, 167.) Se figure-t-on Lamartine ou Victor Hugo, saisi d’enthousiasme à la lecture du Bulletin des lois, chantant les beautés du Code et les douceurs de la Constitution, disant qu’il aime d’amour l’organisation communale, la loi sur la presse, celle sur les condamnés politiques; qu’il y trouve un sujet perpétuel de méditation pieuse et d’exercice de vertu? Telle est pourtant cette poésie primitive, aux sources de laquelle nous aurions tant besoin de retremper la nôtre.

De l’amour de la loi à l’amour du dieu la transition est d’autant plus facile qu’au fond le dieu et la loi ne font qu’un : Je t’aime, Jéhovah (Ps. XVII). Cet amour embrasse jusqu’au temple : J’aime ton sanctuaire magnifique; J’aime le lieu de ton séjour, et ce m’est une volupté d’y aller. (Ps. XXV, CXXI, etc.) Heureux done, heureux ceux qui connaissent cette loi, qui la goûtent, et qui aiment Jéhovah Ils seront riches, honorés et aimés; ils mourront comblés de jours, au milieu d’innombrables héritiers. (Ps. I, XXXI, CXI, CXXVII, etc.) Au contraire, honte, malédiction et ruine à l’impie qui ne connaît pas la loi, qui la méprise, et qui foule aux pieds la majesté du Dieu qui l’a donnée! C’est une brute, un être corrompu et abominable, la rouille de l’humanité (Ps. XIII, LII, CXVIII, 119). Par la même raison, le Psalmiste se fait horreur quand il manque à la loi; il accuse sa nature dépravée, appelle à grands cris le sacrifice d’expiation qui calmera son remords et le purgera de cette lèpre du péché (Ps. L). Et ce ne sont pas seulement les souillures de l’âme que cette loi bienfaisante a la vertu d’effacer, elle est un baume pour les blessures du cœur, un bandage qui guérit de toute affliction (Ps. CXLVI).

Aussi quel orgueil chez l’Israélite quand il se compare aux nations voisines, vivant sans loi, destituées de sens moral, dans une superstition obscène! C’est alors qu’il se dit le privilégié de Jéhovah, qui l’a nommé son héritier et n’a communiqué qu’à lui ses commandements (Ps. CXLVII).

On a remarqué, non sans étonnement, les imprécations peu charitables que le Psalmiste se permet contre les pécheurs, hommes de sang et de péché. On n’a pas fait attention qu’il entend par là les races demeurées dans la barbarie originelle, vivant en dehors de la Justice et de ses lois. C’est de cette espèce qu’il parle lorsqu’il dit : Du ciel Jéhovah a baissé ses regards sur les fils des hommes (anthrôpoï, faces humaines, c’est-à-dire les incivilisés), pour voir s’il en était un parmi eux qui fit le bien et qui cherchât Dieu. Et ailleurs, quand il s’écrie : Ne les tueras-tu pas, ô Dieu, ces impies ; ne les tueras-tu pas, ces anthropophages (viri sanguinum), qui osent prétendre que tu as en vain fondé nos villes? Je les hais d’une haine cordiale (Ps. CXXXVIII et CVII, CXXXVI).

L’horreur de la sauvagerie est commune à toute l’antiquité. On en retrouvé les vestiges sur les peintures murales de l’antique Égypte; c’est elle qui amena l’extermination des indigènes du Canaan, d’abord par les Philistins, puis par les Israélites. L’épithète de barbare, qui chez les Grecs et les Romains exprimait la même pensée, était plus qu’une insulte, c’était un arrêt de servitude, bien souvent un arrêt de mort.

Je trouve dans le recueil d’Anacréon une prière, litaneia, adressée à Diane par les habitants d’une ville qu’assiégaient des barbares ; je ne sis si on l’a bien comprise :

Je m’agenouille devant toi, chasseresse, : 
Blonde fille de Jupiter, souveraine 
Des bêtes fauves, à Artemise ! 
Viens aujourd’hui sur cet abime de mort ; 
Regarde d’un œil favorable une ville aux guerriers généreux : 
Tu ne protèges pas une horde de sauvages.

Le dernier vers est une ironie à l’adresse de l’ennemi. Des civilisés succomber devant des sauvages, c’est impossible, cela accuserait les dieux : telle est la pensée du poëte grec, qu’on retrouve partout dans les psaumes. On connaît le vœu de Tacite, quand, après avoir raconté une bataille entre barbares où périrent 60,000 Bructères, il prie les dieux d’entretenir cette discorde entre les ennemis de l’empire, puisque, dans le déclin de la nation, il ne lui reste d’autre chance de salut : Maneat, quæso, duretque gentibus, si non amor nostri, at certè odium sut; quandô urgentibus imperii fatis, nihil jàm præstare fortuna majus potest quâm hostium discordiam. L’horreur des anciens pour les races sauvages a passé dans le christianisme : c’est elle qui a inspiré les massacres d’indigènes commis par les Espagnols lors de la conquête de l’Amérique, et qui entretient de nos jours la traite des nègres.

Le phénomène que je viens de rapporter ne pouvait, par sa nature même, se produire en chaque nation qu’une fois, du moins avec un tel élan d’enthousiasme. A partir de ce moment le progrès, transformant la pratique de la loi en habitude, faisant de la Justice une seconde nature, devait s’accomplir avec plus de calme. Cependant les causes de dissolution se multipliant en raison même du progrès, la société dut maintes fois rétrograder et le scepticisme s’emparer peu à peu des consciences. Alors chefs d’états et pontifes songèrent, en rappelant l’enthousiasme des anciens jours, à réveiller dans les âmes le sens moral affaibli. C’est dans ce but que furent instituées partout des solennités commémoratives, fêtes, mystères, expiations, cérémonies de toute sorte, sacrifices, prières publiques, assemblées de l’agora, exécutions judiciaires, noces, funérailles, spectacles et triomphes.

Quand l’excitation officielle fut devenue impuissante, la conscience des nations se satisfit elle-même, tantôt, chose prodigieuse, par des changements de dieux et des rénovations de cultes, tels que furent le bouddhisme, le christianisme et l’islamisme; tantôt par des associations mystiques, comme celles des Telchines, des initiés d’Eleusis, des compagnons du tour de France, des charbonniers, bons-cousins, francs-maçons, etc.; ou bien par des épurations religieuses, comme en essayèrent les Gnostiques, les Albigeois, les Hussites, la Réforme; tantôt enfin par des révolutions ou restaurations politiques, comme celles de Lycurgue, de Zorobabel, de Solon, de Brutus, en dernier lieu, comme la Révolution française. Chacun de ces grands mouvements est une réaction de la conscience universelle contre la corruption qui la gagne, une véritable manifestation de la sanction morale : c’est ainsi que se produit dans l’âme des peuples le remords.

Or, si nous dégageons l’idée du fait extérieur et de la poésie qui la couvrent, que trouvons-nous ?

Que la sanction de la Justice, identique à la Justice même, est, comme celle-ci, immanente à la conscience ; que c’est dans la conscience et nulle part ailleurs, que s’exerce cette sanction; conséquemment, qu’il est contre toute philosophie, après avoir reconnu la sanction intérieure, de parler encore d’une sanction _extérieure_, dont le ministre serait Dieu, l’Église ou la société; que ce n’est pas ainsi que l’on doit entendre l’intervention de l’autorité publique dans le règlement de la Justice et la réparation du crime; mais que, comme la juridiction familiale est le déploiement de la justice individuelle, et la juridiction civique le développement de la juridiction domestique, de même les actes de l’autorité publique, en ce qui touche la répression des crimes et délits, doivent être regardés aussi comme le développement de la sanction interne et la manifestation à sa plus haute puissance de la vindicte que la conscience coupable exerce contre elle-même; que ce contre-coup de la conscience individuelle dans la conscience collective, et jusque dans l’économie de la nature, vient de la solidarité qui existe, d’une part, entre tous les membres du corps social, de l’autre entre la société et le système des choses; qu’ainsi se constitue l’harmonie universelle, dont le dernier mot est que le juste n’a rien à redouter ni de ses semblables ni des forces de la nature, tandis que le coupable a tout à en craindre; que telle est la loi du progrès, l’infaillibilité de la Justice et la destinée finale de l’univers.

Je reviendrai tout à l’heure sur ces idées ; commençons par assurer notre premier jalon.

Les célébrations de la conscience universelle, voilà donc le seing et le sceau auquel se reconnaît l’authenticité de la loi morale; la joie de l’âme et ses remords, voilà sa sanction pénale. Tout ici se passe au dedans. Cela suffira-t-il pour assurer l’ordre? Le christianisme ne l’a pas cru; quant à nous, génération de 89 et de 93, disons-le bien haut, c’est toute notre garantie, toute notre espérance, et nous n’en voulons pas davantage. Félicité de la Justice, malheur du crime, tel est, en dernière analyse, le plus clair et le plus net des biens que la République sociale promet à ses élus, l’unique prix qu’elle propose à l’homme de bien, la seule barrière qu’elle oppose au coupable : c’est toute la substance de la Révolution. Oui, il faut être honnête homme quand même, pour devenir citoyen de la République : y a-t-il là, Monseigneur, de quoi tant crier au matérialisme, au sensualisme, et pensez-vous que les respectables intérêts que notre propagande effraie, et que votre religion protège, se résignassent à une vertu si peu lucrative?…

3. Développement de la sanction morale dans la famille et la cité : Théorie du droit pénal.

Vous qui, chaque jour de votre vie, donnez une heure à la lecture de la Bible, avouez, Monseigneur, que vous n’eussiez su y découvrir ces merveilles. Dans votre système, la sanction morale part, comme la foudre, du trône de Dieu ; c’est lui qui, selon son bon plaisir, nous éprouve, nous afflige ou nous récompense, en attendant le redressement définitif ; et c’est par le retrait de sa grâce que, si quelquefois nous sommes épargnés dans le matériel de notre existence, nous manquons rarement d’être atteints dans notre conscience, où le remords nous torture comme des damnés. Voilà ce que vous enseigne à vous l’Écriture, dont vous prenez chaque mot et chaque phrase au pied de la lettre. Pour moi, au contraire, qui, écartant cette poétique de la Justice, considère celle-ci tout à la fois comme une notion et une faculté, la sanction morale n’est rien de plus que le mouvement de la conscience, joyeuse quand nous faisons le bien, triste et malade quand nous nous rendons coupables. C’est tout ce que me révèle votre Bible ; et s’il arrive qu’à la suite du remords une sorte de contre-coup, venant de la société, nous frappe encore, je dis que ce contre-coup, résulte de la solidarité qui unit tous les hommes dans une conscience commune.

 

I

 

Ainsi, les mêmes textes dont vous pensez vous servir pour établir votre divine sanction, je les retourne contre vous, comme un général retourne contre l’ennemi l’artillerie qu’il lui a prise : tel est encore ce verset du psaume cx, que vous chantez à vêpres tous les dimanches :

Confitebor tibi, Domine, in toto corde meo,
In concilio justorum et congregatione ;
Je te louerai, Seigneur, de tout mon cœur,
Dans la réunion des Justes, et dans l’assemblée.

Il faut, direz-vous, être possédé du démon de la dispute pour chercher chicane à l’Église sur cet inoffensif verset. Que peut-il y avoir là d’inquiétant pour la théologie, soit dogmatique, soit morale ?

Et voilà, répondrai-je, ce que c’est que de voir toujours les choses par les lunettes de la foi, quand il serait si utile de les considérer à l’œil du sens commun.

Remarquez, Monseigneur, que le mot de l’original, que la Vulgate traduit par concilio, signifie proprement secret : il s’agit d’une confrérie de puritains ; le mot rendu par congregatione indique la multitude, l’assemblée du peuple.

Encore une idée dont les psaumes sont pleins. Ôtez les réunions particulières, ôtez l’assemblée générale, et la Loi, comme une statue dont le piédestal se dérobe, tombe en morceaux ; la société jéhovique s’évanouit. Abolissez ces confessions solennelles et périodiques ; ces chants à l’unisson, ces synagogues, tous ces moyens d’excitation puissante, et le prépuce repousse aux circoncis ; cette loi si douce, si pure, si attrayante, disparaît comme un rêve : on ne la sent plus, on ne la reconnaît pas ; elle a perdu sa sanction. En deux mots, point de conscience sociale, point de conscience individuelle : telle est la pensée du psalmiste.

Chez nous, la discipline est autre : les réunions de plus de vingt personnes sont interdites ; les sociétés secrètes punies de la transportation ; au temple, à l’église, le prêtre parle seul devant un public silencieux, citant une Bible qu’il ne comprend pas, ou récitant, soit en latin, soit en langue vulgaire, des prières qu’il comprend encore moins. D’ailleurs, la séparation du temporel et du spirituel ôtant aux choses du culte la réalité et la vie, le peuple ne trouve à l’église que le sommeil et l’ennui. Nous avons bien encore des séances académiques, des comices agricoles, des assemblées d’actionnaires, des soirées musicales, des spectacles ; mais on a soin d’en retrancher tout ce qui en ferait la moralité et le charme, savoir, le rapport qui existe entre la littérature, les intérêts, les sciences, les arts, et la chose publique, réservée tout entière au gouvernement. Aussi la tristesse règne partout : dans un pays qui compte 1,000 à 1,200 habitants par lieue carrée, et dans une capitale de 1,300,000 âmes, nous vivons comme des moines qui assistent à l’office chacun dans sa stalle ; Paris cette fourmilière humaine, est une prison cellulaire.

Qui sert le mieux la morale, de ce vieux jéhovisme incompris, ou du régime policier qu’y a substitué le christianisme ?

Mais la poésie des psaumes ne nous a livré qu’un fait brut : à nous d’en dégager la raison ; nous en tirerons ensuite les conséquences.

La Justice est plus grande que le moi ; elle ne vit pas solitaire ; elle suppose une réciprocité, conséquemment elle appelle dans son organisme une dualité, qui bientôt se multipliant à l’infini engendre la famille, la tribu, la cité, finalement enveloppe tout le genre humain.

Le mariage, la famille, la cité, l’humanité ont donc pour effet de créer entre les individus qui en font partie une conscience commune : d’où il résulte que la vertu et le vice dont souffre : chaque sujet humain ayant en même temps des racines dans la collectivité, les membres de cette collectivité sont tous, du plus au moins, solidaires. Là est, comme on verra tout à l’heure, le principe de la juridiction paternelle, et postérieurement de toute institution pénale.

Arrêtons-nous d’abord à la famille.

Tout acte de vertu accompli par un des nôtres nous enorgueillit comme si nous avions eu part à l’accomplissement ; tout crime ou délit commis par celui qui nous est proche, nous pénètre de honte et de chagrin. En vain l’on essaierait de nier cette solidarité : elle subsiste, et le fait est plus puissant que tous les sophismes. C’est d’après ce principe que s’était établie jadis la confiscation, qui enveloppait dans le châtiment toute la famille du coupable, et que s’exerçaient ces proscriptions affreuses qui s’étendaient à toute une parenté, ascendante, descendante et collatérale. Certes, je loue la Révolution d’avoir fait de la personnalité de la peine un axiome de droit : il y a bien assez pour un fils, un père, un frère, de la désolation de son cœur et du déshonneur de son nom, sans qu’il doive répondre encore, par corps et par biens, d’un crime dont sa main est innocente. Mais n’est-ce pas désorganiser la Justice et tuer la morale, que de nier cette solidarité de famille, sans laquelle la Justice se dessécherait bientôt dans l’individualisme, et qui en dernière analyse fait toute la légitimité de la répression ?

Ce que nous venons d’observer dans la famille existe, quoique à un moindre degré, dans la tribu, dans la cité, dans la corporation, dans le parti, dans la nation : je n’en citerai pour le moment d’autre preuve que la solidarité d’intérêts qui constitue toutes ces collectivités, et les passions, préjugés, entraînements, qu’elle engendre. Qui dit solidarité d’intérêts dit nécessairement conscience commune, et dans une mesure variable solidarité de bien et de mal. Il n’y a pas, aujourd’hui, de vérité psychologique plus méconnue, je le reconnais ; il n’y en a pas de plus certaine.

Or, le péché, provoqué par la nature concupiscible et idéaliste de l’homme, assiége l’âme ; une fois commis, il tend à s’établir en habitude ; par l’habitude, il envahit l’une après l’autre toutes les puissances de l’être, de telle sorte qu’un premier vice, s’il n’est vigoureusement combattu et expurgé, devient infailliblement le père de plusieurs autres ; enfin l’âme pervertie, si elle est abandonnée à elle-même, devient à son tour un foyer d’infection pour celles qui l’approchent.

Pour conjurer ce péril, la société possède deux moyens : 1o développer le sens moral dans chacun de ses membres par les excitations puissantes de la conscience collective : je n’insisterai pas davantage sur ce sujet ; 2o exiger la réparation des crimes et délits. En quoi consiste cette réparation, à quelle condition et à quel titre la société peut-elle la demander : c’est ce que nous avons à voir.

3. Développement de la sanction morale dans la famille et la cité : Théorie du droit pénal.

Vous qui, chaque jour de votre vie, donnez une heure à la lecture de la Bible, avouez, Monseigneur, que vous n’eussiez su y découvrir ces merveilles. Dans votre système, la sanction morale part, comme la foudre, du trône de Dieu. C’est lui qui, selon son bon plaisir, nous éprouve, nous afflige ou nous récompense, en attendant le redressement définitif, et c’est par le retrait de sa grâce que, si quelquefois nous sommes épargnés dans le matériel de notre existence, nous manquons rarement d’être atteints dans notre conscience, où le remords nous torture comme des damnés. Voilà ce que vous enseigne à vous l’Écriture, dont vous prenez chaque mot et chaque phrase au pied de la lettre. Pour moi, au contraire, qui, écartant cette poétique de la Justice, considère celle-ci tout à la fois comme une notion et une faculté, la sanction morale n’est rien de plus que le mouvement de la conscience, joyeuse quand nous faisons le bien, triste et malade quand nous nous rendons coupables. C’est tout ce que me révèle votre Bible; et s’il arrive qu’à la suite du remords une sorte de contrecoup, venant de la société, nous frappe encore, je dis que ce contre-coup résulte de la solidarité qui unit tous les hommes dans une conscience commune.

I. — Ainsi, les mêmes textes dont vous pensez vous servir pour établir votre divine sanction, je les retourne contre vous, comme un général retourne contre l’ennemi l’artillerie qu’il lui a prise. C’est ainsi que je vous oppose encore ce verset du psaume ex, que vous chantez à vêpres tous les dimanches :

Confitebor tibi, Domine, in tolo corde meo, 
In concilio justorum et congregatione ; 
Je te louerai, Seigneur, de tout mon cœur, 
Dans la réunion des justes, et dans l’assemblée.

Il faut, direz-vous, être possédé du démon de la dispute pour chercher chicane à l’Église sur cet inoffensif verset. Que peut-il y avoir là d’inquiétant pour la théologie, soit dogmatique, soit morale?

Et voilà, répondrai-je, ce que c’est que de voir toujours les choses par les lunettes de la foi, quand il serait si utile de les considérer à l’œil nu du sens commun.

Remarquez, Monseigneur, que le mot de l’original, que la Vulgate traduit par concilio, signifie proprement secret : il s’agit d’une confrérie de puritains. Quant au mot rendu par congregatione, il indique la multitude, l’assemblée du peuple.

Encore une idée dont les psaumes sont pleins. Otez les réunions particulières, ôtez l’assemblée générale, et la Loi, comme une statue dont le piédestal se dérobe, tombe en morceaux; la société jéhovique s’évanouit. Abolissez ces confessions solennelles et périodiques; ces chants à l’unisson, ces synagogues, tous ces moyens d’excitation puissante, et le prépuce revient aux circoncis ; cette loi si douce, si pure, si attrayante, disparaît comme un rêve : on ne la sent plus, on ne la reconnaît pas, elle a perdu sa sanction. En deux mots, point de conscience sociale, point de conscience individuelle : telle est la pensée du psalmiste.

Chez nous, la discipline est autre. Les réunions de plus de vingt personnes sont interdites, les sociétés secrètes punies de la transportation ; au temple, à l’église, le prêtre parle seul devant un public silencieux, citantune Bible qu’il ne comprend pas, ou récitant, tantôt en latin, tantôt en langue vulgaire, des prières qu’il comprend encore moins. D’ailleurs, la séparation du temporel et du spirituel ôtant aux choses du culte la réalité et la vie, le peuple ne trouve à l’église que le sommeil ou l’ennui. Nous avons bien eucore des séances académiques, des comices agricoles, des assemblées d’actionnaires, des soirées musicales, des spectacles; mais on a soin d’en retrancher tout ce qui en ferait la moralité et le charme, savoir, le rapport qui existe entre la littérature, les intérêts, les sciences, les arts, et la chose publique, réservée tout entière au gouvernement. Aussi la tristesse règne partout : dans un pays qui compte 4,000 à 4,200 habitants par lieue carrée, et dans une capitale de 1,500,000 âmes, nous vivons comme des moines qui assistent à l’office chacun dans sa stalle; Paris, cette fourmilière humaine, est une prison cellulaire.

Qui sert le mieux la morale, de ce vieux jéhovisme incompris, ou du régime policier qu’y a substitué le christianisme?

Mais la poésie des psaumes ne nous a livré qu’un fait brut : à nous d’en dégager la raison; nous en tirerons ensuite les conséquences.

La Justice est plus grande que le moi. Elle ne vit pas solitaire : elle suppose une réciprocité, conséquemment elle appelle dans son organisme une dualité élémentaire, qui bientôt se multipliant à l’infini engendre la famille, la tribu, la cité, finalement enveloppe tout le genre humain.

Le mariage, la famille, la cité, l’humanité ont donc pour effet de créer entre les individus qui en font partie une conscience commune : d’où il résulte que la vertu et le vice dont souffre chaque sujet humain ayant en même temps des racines dans la collectivité, les membres de cette collectivité sont tous, du plus au moins, solidaires. Là est, comme on verra tout à l’heure, le principe de la juridiction paternelle, et postérieurement de toute institution pénale.

Arrêtons-nous d’abord à la famille.

Tout acte de vertu accompli par un des nôtres nous enorgueillit comme si nous avions eu part à l’accomplissement ; tout crime ou délit commis par celui qui nous est proche, nous pénètre de honte et de chagrin. En vain l’on essaierait de nier cette solidarité : elle subsiste, et le fait est plus puissant que tous les sophismes. C’est d’après ce principe que s’était établie jadis la confiscation, qui enveloppait dans le châtiment toute la famille du coupable, et que s’exerçaient ces proscriptions affreuses qui s’étendaient à toute une parenté, ascendante, descendante et collatérale. Certes, je loue la Révolution d’avoir fait de la personnalité de la peine un axiome de droit : il y a bien assez pour les fils, pour les pères, pour les frères, de la désolation de leur cœur et du déshonneur de leur nom, sans qu’ils doivent répondre encore, par corps et par biens, d’un crime dont leur main est innocente. Mais n’est-ce pas désorganiser la Justice et tuer la morale, que de nier cette solidarité de famille, sans laquelle la Justice se dessécherait bientôt dans l’individualisme, et qui en dernière analyse fait toute la légitimité de la répression?

Ce que nous venons d’observer dans la famille existe, quoique à un moindre degré, dans la tribu, dans la cité, dans la corporation, dans le parti, dans la nation : je n’en citerai pour le moment d’autre preuve que la solidarité d’intérêts qui constitue toutes ces collectivités, et les passions, préjugés, entraînements, qu’elle engendre. Qui dit solidarité d’intérêts dit nécessairement conscience commune, et dans une mesure variable solidarité de bien et de mal. Il n’y a pas, aujourd’hui, de vérité psychologique plus méconnue, je le reconnais; il n’y en a pas de plus certaine.

Or, le péché, provoqué par la nature concupiscible et idéaliste de l’homme, assiège l’âme; une fois commis, il tend à s’établir en habitude; par l’habitude, il envahit Tune après l’autre toutes les puissances de l’être, de telle sorte qu’un premier vice, s’il n’est vigoureusement combattu et expurgé, devient infailliblement le père de plusieurs autres; enfin l’âme pervertie, si elle est abandonnée à elle-même, devient à son tour un foyer d’infection pour celles qui l’approchent.

Pour conjurer ce péril, la société possède deux moyens : 1° développer le sens moral dans chacun de ses membres par les excitations puissantes de la conscience collective : je n’insisterai pas davantage sur ce sujet; 2 exiger la réparation des crimes et délits. En quoi consiste cette réparation, à quelle condition et à quel titre la société peut-elle la demander : c’est ce que nous avons à voir.

II

La société a-t-elle le droit de punir ?

Les philosophes bataillent, et le problème est encore à résoudre.

Tandis que l’Église invoque le droit divin, c’est-à-dire le mandat reçu par elle de guérir les âmes, et, s’il y a lieu, d’exécuter les corps des contempteurs de la loi, les soi-disant rationalistes allèguent, les uns la légitime défense, les autres le talion ou la vengeance, ceux-ci la nécessité de l’exemple, ceux-là, qu’on pourrait appeler semi-théologiens, la salubrité mentale et le bien des coupables. M. Oudot, le dernier venu de ces semi-théologiens, adoptant les idées de Platon, Grotius, Leibnitz, Bossuet, auxquels se joignent MM. Cousin, Jules Simon et Jean Reynaud, s’exprime en ces termes :

« Toute créature qui dévie se blesse elle-même. L’auteur d’une infraction à l’ordre a reculé dans la voie de son perfectionnement ; il a diminué en lui la possibilité de collaborer au bien commun. Il faut qu’il regagne le temps perdu. Il faut un contrepoids aux premières influences de l’habitude fâcheuse qu’il tend à contracter. Ce contrepoids, c’est la punition… »

Voilà ce que l’auteur de Conscience et Science a trouvé de plus probable sur le Droit de punir ; cela dit, il passe à l’application, comme s’il ne s’agissait que de dresser la potence.

N’oublions pas que pour M. Oudot et ses auteurs la Justice est une simple notion, la notion d’une loi sans faculté et dont le sujet est Dieu ; qu’ainsi le système d’obligations qui nous enveloppe commence pour chacun de nous par le Devoir, et que ce devoir ne devient droit à l’égard de nos semblables qu’en ce sens qu’ils sont soumis de leur côté au même devoir envers la Divinité.

D’où il suit : 1o que le droit de punir que s’arroge la société, droit qui se convertit pour le coupable en un devoir et même en un droit actif, selon l’expression du savant professeur, ne peut s’exercer légitimement qu’autant que le délinquant est en communauté de foi religieuse avec la société qui punit, ce qui revient à dire, autant qu’il adhère à la théorie de M. Oudot ; 2o qu’avant d’infliger la punition, on a établi démonstrativement, et en s’appuyant sur une révélation positive, qu’elle fait partie du droit divin, et conséquemment du devoir humain : ce que n’a pas fait M. Oudot, ce que même, malgré sa bonne volonté, il n’oserait entreprendre.

Dans l’état où se trouve aujourd’hui la question, il n’y a pas un assassin qui ne puisse dire à ses juges : « Je ne crois ni à votre Dieu ni à votre société, dans laquelle je n’ai pas reçu ma part. Je rejette votre code, et je vous récuse, vous, votre police et vos bourreaux. Il n’y a rien de commun entre vous et moi ; et quand même j’admettrais avec vous l’existence d’un lien juridique entre les hommes, vous n’auriez pas de quoi établir l’autorité que vous vous attribuez sur ma personne. Vous n’avez pas le droit de me frapper, pas le droit de me blâmer, pas le droit de m’accuser, pas même le droit de m’interroger ; et ma conscience, puisque vous parlez de conscience, se dérobe à toutes vos atteintes. J’ai tué un homme, c’est possible ; j’étais en guerre avec lui, comme je le suis à cette heure avec vous, comme vous l’êtes tous les uns avec les autres. Vous voilà réunis contre moi, et vous avez la force : usez-en, si cela vous plaît, comme j’en ai usé moi-même. Mais pas d’hypocrisie, surtout pas d’outrage : je méprise, autant que vos châtiments, votre Justice et votre blâme. »

N’est-il pas triste de voir des professeurs de droit et de morale, des philosophes qui parlent au nom de la Liberté et de la Révolution, en revenir, sur cette question du droit pénal, à quoi, grand Dieu ! à la théorie du purgatoire et des indulgences ? et cela, parce qu’ils ne veulent pas admettre l’immanence de la Justice, parce que cette Justice est toujours pour eux un commandement du dehors, l’ordre d’un Souverain invisible, qui nous récompense, nous expie, nous damne, selon son plaisir, et au nom duquel l’Église ou la société, comme le fameux M. Purgon, prétend nous expier à son tour, pour son bien et pour le nôtre. Clysterium donare, ensuita purgare, postea seignare, et repurgare, reseignare, reclysterizare ! voilà la théorie de nos moralistes. Il faut que la conscience du genre humain soit robuste pour résister à tant d’ineptie. Et comme les malheureux que nous faisons expurger, pour leur bien, par des geôliers et gardes-chiourme, doivent nous siffler !

II. — La société a-t-elle le droit de punir?

Les philosophes bataillent, et le problème est encore à résoudre.

Tandis que l’Église invoque le droit divin, c’est-à-dire le mandat reçu par elle de guérir les âmes, et, s’il y a lieu, d’exécuter les corps des contempteurs de la loi, les soi-disant rationalistes allèguent, les uns la légitime défense, les autres le talion ou la vengeance, ceux-ci la nécessité de l’exemple, ceux-là, qu’on pourrait appeler semi-théologiens, la salubrité mentale et le bien des coupables. M. Oudot, le dernier venu de ces semi-théologiens, adoptant les idées de Platon, de Grotius, de Leibnitz, de Bossuet, auxquels se joignent MM. Cousin, Jules Simon et Jean Reynaud, s’exprime en ces termes :

« Toute créature qui dévie se blesse elle-même. L’auteur d’une infraction à l’ordre a reculé dans la voie de son perfectionnement ; il a diminué en lui la possibilité de collaborer au bien commun. Il faut qu’il regagne le temps perdu. Il faut un contre-poids aux premières influences de l’habitude fâcheuse qu’il tend à contracter, Ce contre-poids, c’est la _punition_… »

Voilà ce que l’auteur de Conscience et Science a trouvé de plus probable sur le Droit de punir. Cela dit, il passe à l’application, comme s’il ne s’agissait que de dresser la potence.

N’oublions pas que pour M. Oudot et ses auteurs la Justice est une simple notion, la notion d’une loi sans faculté correspondante dans l’âme humaine et dont le sujet est Dieu; qu’ainsi le système d’obligations qui nous enveloppe commence pour chacun de nous par le Devoir, et que ce devoir ne devient droit à l’égard de nos semblables qu’en ce sens qu’ils sont soumis de leur côté au même devoir envers la Divinité.

D’où il suit que le droit de punir que s’arroge la société, droit qui se convertit pour le coupable en un devoir et même en un droit actif, selon l’expression du savant professeur, ne peut s’exercer légitimement qu’autant que 1° le délinquant sera en communauté de foi religieuse avec la société qui punit, ce qui revient à dire : autant qu’il adhère à la théorie de M. Oudot; 2° qu’avant d’infliger la punition on aura établi démonstrativement, et en s’appuyant sur une révélation positive, qu’elle fait partie du droit divin, et conséquemment du devoir humain : ce que n’a pas fait M. Oudot, ce que même, malgré sa bonne volonté, il n’oserait entreprendre.

Dans l’état où se trouve aujourd’hui la question, il n’y a pas un assassin qui ne puisse dire à ses juges : « Je ne crois ni à votre Dieu ni à votre société, dans laquelle je n’ai pas reçu ma part. Je rejette votre code, et je vous récuse, vous, votre police et vos bourreaux. Il n’y a rien de commun entre vous et moi; et quand même j’admettrais avec vous l’existence d’un lien juridique entre les hommes, vous n’auriez pas de quoi établir l’autorité que vous vous attribuez sur ma personne. Vous n’avez pas le droit de me frapper, pas le droit de me blâmer, pas le droit de m’accuser, pas même le droit de m’interroger ; ma conscience, puisque vous parlez de conscience, se dérobe à toutes vos atteintes. J’ai tué un homme, c’est possible; j’étais en guerre avec lui, comme je le suis à cette heure avec vous, comme vous l’êtes tous les uns avec les autres. Vous voilà réunis contre moi, et vous avez la force : usez-en, si cela vous plait, comme j’en ai usé moi-même. Mais pas d’hypocrisie, surtout pas d’outrage : je méprise, autant que vos châtiments, votre Justice et votre blâme. » N’est-il pas triste de voir des professeurs de droit et de morale, des philosophes qui parlent au nom de la Liberté et de la Révolution, en revenir, sur cette question du droit pénal, à quoi? grand Dieu! à la théorie du purgatoire et des indulgences. Et cela, parce qu’ils ne veulent pas admettre l’immanence de la Justice, parce que cette Justice est toujours pour eux un commandement du dehors, l’ordre d’un Souverain invisible, qui nous récompense, nous expie, nous damne, selon son plaisir, et au nom duquel l’Église ou la société, comme le fameux M. Purgon, prétend nous expier à son tour, pour son bien et pour le nôtre. Clysterium donare, ensuita purgare, postea seignare, et repurgare, reseignare, reclysterisare : voilà la théorie de nos moralistes. Il faut que la conscience du genre humain soit robuste pour résister à tant d’ineptie. Et comme les malheureux que nous faisons expurger, pour leur bien, par des geôliers et des garde-chiourme, doivent nous siffler !

III

Les théories proposées pour l’explication des lois pénales contiennent toutes cependant un peu de vrai : partout on a admis la légitimité de la défense, même contre le malfaiteur enchaîné ; partout on a voulu que la peine fût proportionnée au crime, ce qui a fait imaginer le talion ; partout, enfui, on a désiré que le châtiment servît comme de remède à l’âme du coupable, et l’on en a attendu de salutaires effets pour ceux que le mauvais exemple aurait pu écarter du droit chemin. La défense de la société menacée, la proportionnalité de la réparation, le retour du coupable à la vertu, la préservation des consciences faibles, tout cela est raisonnable, tout cela est légitime ; il n’y a que le châtiment, la punition, la peine, précisément ce que le criminaliste caresse avec le plus d’amour, qu’il faille écarter comme injurieux à la personne, et par cela même destructif de la Justice.

Est-il donc si difficile de comprendre que le droit de punir, emprunté à la symbolique du monde primitif, est une contradiction dans les termes, et n’a pas plus de réalité que le droit de mal faire ? La sanction morale, qu’on a désignée abusivement par le mot peine, est un fait de conscience, rien de plus, rien de moins ; fait dont la production est toute spontanée, et qui consiste notamment, chez le coupable repentant, en une douleur réelle, résultat du remords ; mais fait que la société est impuissante à faire naître dans la conscience qui s’y refuse, et qu’elle serait coupable de suppléer par des injures et des coups. Tout sévice exercé sur la personne du criminel ne peut produire en lui que de l’indignation et par contre-coup de l’endurcissement : ce n’est pas en rendant le mal pour le mal qu’on se réconcilie avec un ennemi, à plus forte raison qu’on ramène un scélérat à la vertu.

Toute réparation d’un crime ou délit, pour être rationnelle, juste, efficace, doit avoir en soi une valeur morale positive ; il faut qu’elle profite à la conscience sociale autant et plus que le crime ou délit lui a causé de scandale ; que de plus le pénitent obtienne lui-même, par ses œuvres satisfactoires, autant de considération que sa faute lui en a fait perdre, en autres termes, que sa réparation soit en même temps pour lui une réhabilitation. Hors de là, la réparation est illusoire ; elle ne fera qu’aggraver le mal, achever la démoralisation d’une conscience malsaine, et ce qui est pis, inoculer la maladie au corps social.

Or, est-ce là ce qu’on a entendu jusqu’ici par réparation ? S’est-on occupé de faire rendre au criminel, en actes de justice et de dévouement, la somme de mérites dont il a privé la communauté par son forfait ? Non : on a procédé à son égard par la confiscation, la prison, les coups, la torture, la mort, l’infamie ; on l’a fustigé, mis au secret, gêné, affamé, mutilé, fleurdelisé, brûlé, roué, pendu, guillotiné. On s’est vengé, enfin ; on a massacré le prisonnier, et l’on a pris cette vendetta, un fait de guerre, pour une satisfaction. C’est ce qu’on a appelé payement et recouvrement du crime, exsolvere, repetere pœnas, payement qui laisse naturellement subsister la coulpe, et, au lieu de réhabiliter le patient, ajoute à son indignité. Dans notre système pénal, admirez ceci, on ne réhabilite que les innocents ! Ou bien, la superstition prenant la place de la vengeance, on a employé les lustrations ; on a confessé le pécheur, on l’a baptisé, purifié, absous, comme Hercule demandant aux purificateurs d’Éleusis l’acquittement de ses brigandages ; on lui a fait réciter des prières, porter des reliques, gagner des indulgences : la moitié des offrandes et des sacrifices qui se faisaient dans le temple de Jérusalem n’avaient pas d’autre but que de racheter du péché, pro peccato ; et chez les anciens Romains le mois de février, februarius, de februare, expier, était consacré tout entier à ces expiations. C’est de là que nous est venue la Chandeleur. Bref, on a sévi, au physique et au moral, contre la personne du coupable ; on a châtié l’homme comme un animal vicieux et indocile ; on l’a humilié et honni : c’est ce que l’on appelle aujourd’hui Droit sanctionnateur, et à quoi de graves professeurs, les plus gens de bien des mortels, suent sang et eau à trouver des raisons philosophiques.

Autre méprise, encore plus grave. La satisfaction, quelle qu’elle soit, à exiger de l’auteur d’un crime ou délit, ne satisfera pas, et ce sera toujours une injustice, si la société qui se plaint et accuse n’y joint aussi la sienne : condition indispensable, entrevue autrefois par la mythologie pénale, mais entièrement méconnue par les modernes criminalistes.

En vertu de la solidarité morale qui unit les hommes, il est rare qu’un acte de prévarication soit tout à fait isolé, et que le prévaricateur n’ait pas pour complice, direct ou indirect, la société et ses institutions. Nous sommes tous, du plus au moins, fautifs les uns envers les autres, et ce que dit Job n’est pas vrai : Pécheur devant Dieu, je suis innocent devant les hommes. Dans cette communauté de conscience, la Justice étant réciproque, la sanction l’est aussi ; la réparation doit aller de même. Quelles sont les causes, les prétextes, si l’on veut, qui ont entraîné l’accusé ? Quelle injustice, quel passe-droit, quelle faveur, l’a provoqué ? Quel mauvais exemple lui a été donné ? Quelle omission, quelle contradiction du législateur a troublé son âme ? De quel grief, soit de la part de la société, soit de la part des particuliers, a-t-il à se plaindre ? De quel avantage, dépendant de la volonté publique, jouissent-ils dont il ne jouit pas lui-même ?… Voilà ce que le juge d’instruction doit rechercher avec autant de soin que les circonstances mêmes du crime ou délit ; car il faut que l’inculpé se l’entende dire : Si la société lui demande satisfaction, elle est prête à lui faire droit à lui-même, dans la mesure qui sera trouvée juste par le tribunal des arbitres, par le jury. Toute poursuite criminelle peut donner lieu à une action récriminatoire, et, si la Société ne va d’elle-même au-devant, l’accusé peut dire à ses accusateurs : « Vous tous qui êtes ici assemblés pour me juger, vous n’êtes pas meilleurs que moi. Confessez-vous les premiers, et je me confesserai à mon tour ; amendez-vous, et je suis prêt à satisfaire. »

La théorie du droit, sanctionnel peut donc se ramener aux propositions suivantes :

1. La Justice est immanente à l’humanité, c’est-à-dire une faculté de l’âme humaine ;

2. Elle est réciproque ;

3. Par la pluralité des personnes qui en forment l’organisme, la conscience, commune entre les époux, le devient dans la famille, dans la tribu, la corporation, la cité ;

4. En vertu de cette communauté de conscience, les communiers ou participants deviennent, quant à la délectation que procure la Justice et à la peine qui résulte du mal commis, solidaires.

5. De même donc que le préjudice matériel causé par un délinquant doit être réparé, l’objet enlevé restitué, de même réparation et restitution doit être faite par lui, non en sévices, mais en actes de vertu et de dévouement, du mal qu’il a fait à la conscience commune. Rien en cela de mystique, d’irrationnel, d’arbitraire, et que puisse récuser le plus effronté malfaiteur : abolition complète du prétendu droit de punir, qui n’est autre que la violation solennelle de la dignité d’un individu, en représailles d’une violation de la dignité sociale.

6. Mais, comme le crime ou délit n’est jamais isolé, comme il a été plus ou moins causé, provoqué, encouragé, toléré, permis, par le système des rapports, plus ou moins exacts et équitables, qui forment la société, il y a lieu pour celle-ci de rechercher en quoi elle a pu être elle-même coupable envers le délinquant, la sanction, de même que la Justice, n’étant complète qu’autant qu’elle est réciproque.

Ces principes posés, venons à l’application.

III. — Les théories proposées pour l’explication des lois pénales contiennent toutes cependant un peu de vrai : partout on a admis la légitimité de la défense, même contre le malfaiteur enchaîné; partout on a voulu que la réparation fût proportionnée au crime, ce qui a fait imaginer le talion; partout, enfin, on a désiré que le châtiment servit comme de remède à l’âme du coupable, et l’on en a attendu de salutaires effets pour ceux que le mauvais exemple aurait pu écarter du droit chemin. La défense de la société menacée, la proportionnalité de la réparation, le retour du coupable à la vertu, la préservation des consciences faibles, tout cela est raisonnable, tout cela est légitime; il n’y a que le châtiment, la punition, la peine, c’est-à-dire les sévices exercés à titre de vindicte ou représaille sur le criminel, précisément ce que le criminaliste caresse avec le plus d’amour, qu’il faille écarter comme injurieux à la personne, et par cela même destructif de la Justice.

Est-il donc si difficile de comprendre que le droit de punir, emprunté à la symbolique du monde primitif, est une contradiction dans les termes, et n’a pas plus de réalité que le droit de mal faire? La sanction morale, qu’on a désignée abusivement par le mot peine, est un fait de conscience, rien de plus, rien de moins ; fait dont la production est toute spontanée, et qui consiste, chez le coupable repentant, en une douleur réelle, résultat du remords; mais fait que la société est impuissante à faire naître dans la conscience qui S’y refuse, et auquel elle serait elle-même coupable de suppléer par des injures et des coups. Tout sévice exercé sur la personne du criminel ne peut produire en lui que l’indignation et par contre-coup l’endurcissement : ce n’est pas en rendant le mal pour le mal qu’on se réconcilie avec un ennemi, à plus forte raison qu’on ramène un scélérat à la vertu.

La réparation du crime ou délit, pour être rationnelle, juste, efficace, doit avoir en soi une valeur morale positive. Il faut qu’elle profite à la conscience sociale autant et plus que le crime ou délit lui a causé de scandale; que de plus le pénitent obtienne lui-même, par ses œuvres satisfactoires, autant de considération que sa faute lui en a fait perdre, en autres termes, que sa réparation soit en même temps pour lui une réhabilitation. Hors de là, la réparation est illusoire; elle ne fera qu’aggraver le mal, achever la démoralisation d’une conscience malsaine, et ce qui est pis, inoculer la maladie au corps social.

Or, est-ce là ce qu’on a entendu jusqu’ici par réparation? S’est-on occupé de faire rendre au criminel, en actes de justice et de dévouement, la somme de mérites dont il a privé la communauté par son forfait? Non : on a procédé à son égard par la confiscation, la prison, les coups, la torture, la mort, l’infamie; on l’a fustigé, mis au secret, gêné, affamé, mutilé, fleurdelisé, brûlé, roué, pendu, guillotiné. On s’est vengé, enfin; on a massacré le prisonnier, et l’on a pris cette vendetta, un fait de guerre, pour une satisfaction. C’est ce qu’on a appelé payement et recouvrement du crime, exsolvere, repetere pœænas, payement qui laisse naturellement subsister la coulpe, et, au lieu de réhabiliter le patient, lui inflige une flétrissure. Dans notre système pénal, admirez ceci, on ne réhabilite que les innocents ! Ou bien, la superstition prenant la place de la vengeance, on a employé les lustrations; on a confessé le pécheur, on l’a baptisé, purifié, absous, comme Hercule demandant aux purificateurs d’Éleusis l’acquittement de ses brigandages; on lui a fait réciter des prières, porter des reliques, gagner des indulgences. La moitié des offrandes et des sacrifices qui se faisaient dans le temple de Jérusalem n’avaient pas d’autre but que de racheter du péché, pro peccato; et chez les anciens Romains le mois de février, februarius, de februare, expier, était consacré tout entier à ces expiations. C’est de là que nous est venue la Chandeleur. Bref, on a sévi, au physique et au moral, contre la personne du coupable; on a châtié l’homme comme un animal vicieux et indocile; on l’a humilié et honni : c’est ce que l’on appelle aujourd’hui Droit sanctionnateur, et à quoi de graves professeurs, les plus gens de bien des mortels, suent sang et eau à trouver des raisons philosophiques.

Autre méprise, encore plus grave. La satisfaction, quelle qu’elle soit, à exiger de l’auteur d’un crime ou délit, ne satisfera pas, et ce sera toujours une injustice, si la société qui se plaint et qui accuse n’y joint aussi la sienne : condition indispensable, entrevue autrefois par la mythologie pénale, mais entièrement méconnue par les modernes criminalistes.

En vertu de la solidarité morale qui unit les hommes, il est rare qu’un acte de prévarication soit tout à fait isolé, et que le prévaricateur n’ait pas pour complice, direct ou indirect, la société et ses institutions. Nous sommes tous, du plus au moins, fautifs les uns envers les autres, et ce que dit Job n’est pas vrai : Pécheur devant Dieu, je suis innocent devant les hommes. Dans cette communauté de conscience, la Justice étant réciproque, la sanction l’est aussi; la réparation doit aller de même. Quelles sont les causes, les prétextes, si l’on veut, qui ont entraîné l’accusé? Quelle injustice, quel passe-droit, quelle faveur l’a provoqué? Quel mauvais exemple lui a été donné? Quelle omission, quelle contradiction du législateur a troublé son âme? De quel grief, soit de la part de la société, soit de la part des particuliers, a-t-il à se plaindre ? De quel avantage, dépendant de la volonté publique, jouissent-ils dont il ne jouit pas lui-même? Voilà ce que le juge d’instruction doit rechercher avec autant de soin que les circonstances mêmes du crime ou délit; car il faut que l’inculpé se l’entende dire : Si la société lui demande satisfaction, elle est prête à lui faire droit à lui-même, dans la mesure qui sera trouvée juste par le tribunal des arbitres, par le jury. Toute poursuite criminelle implique une action récriminatoire, et, si la Société ne va d’elle-même au-devant, l’accusé peut dire à ses accusateurs : « Vous tous qui êtes ici assemblés pour me juger, vous n’êtes pas meilleurs que moi. Confessez-vous les premiers, et je me confesserai à mon tour; amendez-vous et je suis prêt à satisfaire. »

La théorie du droit sanctionnel peut donc se ramener aux propositions suivantes :

1. La Justice est immanente à l’humanité, c’est-à-dire une faculté de l’âme humaine;

2. Elle est réciproque;

3. Par la pluralité des personnes qui en forment l’organisme, la conscience, commune entre les époux, le devient dans la famille, dans la tribu, la corporation, la cité ;

4. En vertu de cette communauté de conscience, les membres de la famille deviennent, quant à la délectation que procure la Justice et à la peine qui résulte du mal commis, participants et consorts.

5. De même donc que le préjudice matériel causé par un délinquant doit être réparé, l’objet enlevé restitué, de même réparation doit être par lui faite, non en sévices subis, mais en actes de vertu et de dévouement, du mal qu’il a causé à la conscience commune. Rien en cela de mystique, d’irrationnel, d’arbitraire, et que puisse récuser le plus effronté malfaiteur : abolition complète du prétendu droit de punir, qui n’est autre que la violation solennelle de la dignité d’un individu, en représailles d’une violation de la dignité sociale.

6. Mais, comme le crime ou délit n’est jamais isolé, comme il a été plus ou moins causé, provoqué, encouragé, toléré, permis, par le système des rapports, toujours plus ou moins inexactement déterminés, qui forment la société, il y a lieu pour celle-ci de rechercher en quoi elle a pu être elle-même fautive envers le délinquant, la sanction, de même que la Justice, n’étant complète qu’autant qu’elle est réciproque.

Ces principes posés, venons à l’application.

IV

Un enfant a commis une faute. Le père, aussi soigneux de la dignité de son enfant que de la sienne propre, s’apprête à le relever. Que va-t-il lui dire ? Que nos savants criminalistes consultent leur propre cœur, voici ce qu’ils y trouveront :

« Mon fils, nous t’avons mis au monde, ta mère et moi, dans la sainteté de notre amour ; tu n’étais pas conçu que déjà nous pensions à toi comme au tiers associé de notre commune conscience, au continuateur et à l’héritier de notre justice. Pour te faire un lit de vertu, un héritage d’honneur, j’ai travaillé, j’ai peiné sans mesure ; je me suis sevré de plaisir, abstenu de volupté ; j’ai supporté, sans nuire aux autres, bien des injustices ; j’ai gardé mon âme sauve à travers les plus effroyables scandales ; je me suis appliqué, enfin, à paraître toujours devant toi tel que je voulais que tu fusses. Que t’ai-je fait, qui ait pu t’autoriser à commettre cette vilaine action, qui me blesse au cœur et me couvre de honte ? Quel mauvais exemple t’ai-je donné ? Parle, afin que je reconnaisse mon tort, et qu’avant de te demander satisfaction, j’humilie devant ta jeunesse mes cheveux blancs. Sais-tu que, dans la voie où tu entres, il n’y a d’issue que le parricide ? Celui qui désole la conscience de son père sera conduit tôt ou tard à lui ôter la vie, afin de se délivrer de ses reproches. Je n’entends pas humilier ta fierté, je ne veux ni t’injurier ni te flétrir ; mais, coupable envers notre conscience domestique, tu ne peux te réconcilier avec elle que par une réparation : c’est cette réparation que je te demande, comme je suis prêt à réparer mes torts, si j’ai mérité de ta part quelque blâme. J’ai voulu, en te donnant l’existence, produire un homme : ce que tu as fait est un acte bestial. À toi de voir à quel prix tu penses reconquérir ma tendresse, ou si, dès à présent, je dois procéder à ton égard comme avec un étranger, un ennemi. »

De deux choses l’une : ou le fils, saisi de remords, reconnaîtra cette communauté de conscience invoquée par son père, il avouera sa faute et se mettra à la discrétion de son juge ; ou bien il niera le droit paternel, déclarera la communauté rompue, auquel cas le père n’a plus qu’à prononcer la formule d’exhérédation, au besoin et selon la gravité du délit, à frapper le monstre.

Le droit de justice, comme on disait avant la Révolution, c’est-à-dire, non pas le droit de punir ou châtier, puisque, à quelque degré que ce soit, un pareil droit implique contradiction, n’existe pas ; mais le droit d’instruire contre l’individu qui s’est écarté de la Justice, d’en exiger réparation, sauf à lui donner à lui-même satisfaction, s’il y a lieu, ce droit-là, dis-je, est inhérent à la dignité du père de famille ; c’est de lui que la société le tient : il est étrange que dans un siècle aussi raisonneur, aussi positif que le nôtre, cela ait besoin d’être démontré. Et ce droit n’a rien de mystérieux, d’exorbitant, ni d’arbitraire : ce n’est plus cette prétention aussi impertinente que ridicule que s’arroge une soi-disant autorité divine ou humaine d’amender un coupable en le soumettant à une discipline injurieuse ; c’est le droit que possède incontestablement tout être moral de se préserver de la contagion du crime, en exigeant du criminel, avec la juste réparation du dommage matériel qu’il a causé, des œuvres satisfactoires qui effacent sa coulpe. Ici, encore une fois, plus rien qui offense la personne : le législateur, hypocritement charitable, ne prétend point exercer sur la volonté du pécheur une action ; c’est à sa liberté qu’il fait appel. La mort même, j’admets, par hypothèse, qu’il s’agisse d’un scélérat endurci et désespéré ; la mort n’a plus le caractère ni d’une peine, ni d’une vengeance, ni d’une expiation ; il est vrai qu’elle n’est pas davantage une réparation : c’est un fait de guerre, devenu inévitable par la révolte du condamné. Être homme ou mourir, rentrer dans la communion du genre humain par un surcroît de justice ou en sortir par le supplice : voilà, sans plus de discours, ce qu’est la sanction pénale, ce que signifie l’exécution à mort, acte suprême de la juridiction domestique, de laquelle dérive toute autre juridiction.

On voit par là ce que peut être le pardon ou droit de grâce, ainsi que l’amnistie, le plus bel apanage de la souveraineté.

Le pardon, si doux au cœur des pères, n’est autre que l’oubli de la faute commise, en considération du repentir qui a suivi ; oubli qui, à cette condition, est de toute justice, puisque ne pas pardonner au repentir serait exiger plus que la dette et se faire pire que le débiteur ; mais oubli qui ne peut pas aller jusqu’à la dispense du repentir même, puisque ce serait un permis d’immoralité. Grâce des coups et sévices, toujours ; grâce de l’amende et des dommages-intérêts tant que vous voudrez ; grâce de la satisfaction morale, jamais.

Quant à l’amnistie, comme elle n’est relative qu’aux dissensions de la politique, elle est essentiellement réciproque. Le vainqueur, dépositaire actuel du pouvoir, en offrant à ses adversaires prisonniers ou bannis l’amnistie, la demande pour lui-même : hors de là, elle est injurieuse et inacceptable.

Le Droit de la guerre est une Justice négative, consistant en une sorte de convention tacite de s’en rapporter à la force…

IV. — Un enfant a commis une faute. Le père, aussi soigneux de la dignité de son enfant que de la sienne propre, s’apprête à le relever. Que va-t-il lui dire? Que nos savants criminalistes consultent leur propre cœur, voici ce qu’ils y trouveront :

« Mon fils, nous t’avons mis au monde, ta mère et moi, dans la sainteté de notre amour. Tu n’étais pas conçu que déjà nous pensions à toi comme au tiers associé de notre commune conscience, au continuateur et à l’héritier de notre justice. Pour te faire un lit de vertu, un héritage d’honneur, j’ai travaillé, j’ai peiné sans mesure; je me suis sevré de plaisir, abstenu de volupté; j’ai supporté, sans nuire aux autres, bien des injustices; j’ai gardé mon âme sauve à travers les plus effroyables scandales; je me suis appliqué, enfin, à paraître toujours devant toi tel que je voulais que tu fusses. Que t’ai-je fait, qui ait pu l’autoriser à commettre cette vilaine action, qui me blesse au cœur et me couvre de honte? Quel mauvais exemple t’ai-je donné? Parle, afin que je reconnaisse mon tort, et qu’avant de te demander satisfaction, j’humilie devant ta jeunesse mes cheveux blancs. Sais-tu que, dans la voie où tu entres, il n’y a d’issue que le parricide? Celui qui désole la conscience de son père sera conduit tôt ou tard à lui ôter la vie, afin de se délivrer de ses reproches. Je n’entends pas humilier ta fierté, je ne veux ni t’injurier ni te flétrir; mais, coupable envers notre conscience domestique, tu ne peux te réconcilier avec elle que par une réparation : c’est cette réparation que je te demande, comme je suis prêt à réparer mes torts, si j’ai mérité de ta part quelque blâme. J’ai voulu, en te donnant l’existence, produire un homme : ce que tu as fait est un acte bestial. À toi de voir à quel prix tu penses reconquérir ma tendresse, ou si, dès à présent, je dois procéder à ton égard comme avec un étranger, un ennemi. »

De deux choses l’une : ou le fils, saisi de remords, reconnaîtra cette communauté de conscience invoquée par son père, il avouera sa faute et se mettra à la discrétion de son juge; ou bien il niera le droit paternel, déclarera la communauté rompue, auquel cas le père n’a plus qu’à prononcer la formule d’exhérédation, au besoin et selon la gravité du délit à frapper le monstre.

Le droit de justice, comme on disait avant la Révolution, c’est-à-dire, non pas le droit de punir ou châtier, puisque, à quelque degré que ce soit, un pareil droit implique contradiction, n’existe pas ; mais le droit d’instruire contre l’individu qui s’est écarté de la Justice, d’en exiger réparation, sauf à lui donner à lui-même satisfaction, s’il y a lieu, ce droit-là, dis-je, est inhérent à la dignité du père de famille; c’est de lui que la société le tient : il est étrange que dans un siècle aussi raisonneur, aussi positif que le nôtre, cela ait besoin d’être démontré. Et ce droit n’a rien de mystérieux, d’exorbitant ni d’arbitraire : ce n’est plus cette prétention aussi impertinente que ridicule que s’arroge une soi-disant autorité divine ou humaine d’amender un coupable en le soumettant à une discipline injurieuse; c’est le droit que possède incontestablement tout être moral de se préserver de la contagion du crime, en exigeant du criminel, avec la juste réparation du dommage matériel qu’il a causé, des œuvres satisfactoires qui effacent sa coulpe. Ici, encore une fois, plus rien qui offense la personne : le législateur, hypocritement charitable, ne prétend point exercer sur la volonté du pécheur une pression; c’est à sa liberté qu’il fait appel. La mort même, je suppose qu’il s’agisse d’un scélérat endurci et désespéré; la mort n’a plus le caractère ni d’une peine, ni d’une vengeance, ni d’une expiation; il est vrai qu’elle n’est pas davantage une réparation : c’est un fait de guerre, devenu inévitable par la révolte du condamné. Être homme ou mourir, rentrer dans la communion du genre humain par un surcroît de justice ou en sortir par le supplice : voilà, sans plus de discours, ce qu’est la sanction pénale, ce que signifie l’exécution à mort, acte suprême de la juridiction domestique, de laquelle dérive toute autre juridiction.

On voit par là ce que peut être le pardon ou droit de grâce, ainsi que l’amnistie, le plus bel apanage de la souveraineté.

Le pardon, si doux au cœur des pères, n’est autre-que l’oubli de la faute commise, en considération du repentir qui a suivi; oubli qui, à cette condition, est de toute justice, puisque ne pas pardonner au repentir serait exiger plus que la dette et se faire pire que le débiteur; mais oubli qui ne peut pas aller jusqu’à la dispense du repentir même, puisque ce serait un permis d’immoralité. Grâce des coups et sévices, toujours; grâce de l’amende et des dommages-intérêts, tant que vous voudrez; grâce de la satisfaction morale, jamais.

Quant à l’amnistie, comme elle n’est relative qu’aux dissensions de la politique, elle est essentiellement réciproque. Le vainqueur, dépositaire actuel du pouvoir, en offrant à ses adversaires prisonniers ou bannis l’amnistie, la demande pour lui-même : hors de là, elle est injurieuse et inacceptable.

V

Tous les peuples ont eu leur symbolique expiatoire. Les actes en sont connus : se baigner dans l’onde lustrale, passer par les flammes, se flageller, se couvrir de cendre, porter le cilice, aller nu-pieds, jeûner, veiller, garder la retraite, réciter des psaumes, etc. N’en rions pas : ce fut la première manifestation de la Justice au point de vue de la réparation du péché ; et c’est encore aujourd’hui tout ce qu’en savent nos moralistes théologiens et nos législateurs. Dans cette pénitencerie, dont le principe est que l’homme n’a de pardon à demander qu’à Dieu, de satisfaction à donner qu’à Dieu, il y a sans doute une haute idée de la dignité humaine ; mais il y a en même temps une grande cause de démoralisation. En fait, c’est bien envers la famille et la société que le pécheur est coupable ; c’est à elles qu’il fait tort : l’envoyer satisfaire aux dieux, c’est prêcher le mépris de toutes deux.

Actuellement la symbolique est usée ; toutes ces macérations, dont les frères déchaussés et mendiants nous offrent en plein Paris le spectacle, est superstition et indignité. Le vrai pénitent, comme dit Jésus-Christ, se lave le visage, s’habille avec décence, cache aux regards la peau et le poil de ses jambes, se discipline par le travail, l’étude, la modestie, le renoncement temporaire à son sens privé, l’empressement à servir, l’accomplissement des labeurs répugnants et pénibles, la pratique assidue du dévouement. Le vrai pénitent est un héros ; chaque instant de sa pénitence fait dire de lui : Heureuse faute ! Il irait jusqu’à préférer, sa réparation finie, de rester toute sa vie pénitent, si le grand combat de la société n’exigeait qu’il reprenne son rang parmi ses frères. C’est pourquoi, dit encore Jésus-Christ, il y a plus de joie dans le ciel pour un pécheur pénitent que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de pénitence.

Que si, par supposition, le coupable se montre obstiné dans le crime, contempteur des hommes et décidément méchant, il ne reste avec cette âme féroce, placée par elle-même hors la loi, qu’un moyen, l’excommunication solennelle, la mort. Une sentence de mort est une déclaration portant que chez tel individu la conscience est morte, qu’il est tombé à l’état de bête féroce à visage d’homme, qu’il n’y a plus par conséquent qu’à le tuer, comme un objet d’horreur et un péril permanent pour tous. Reste à savoir si une semblable dégradation de la dignité humaine est possible, ou, pour mieux dire, dans quels cas et à quelles conditions elle est censée exister. Reste à savoir aussi jusqu’à quel point la réclusion et le bagne peuvent, par un reste de pitié, être maintenus pour les natures dégradées et incurables, comme un équivalent de la guillotine.

Ce serait le lieu de faire la critique de notre Code pénal, de ses catégories de délits et de crimes, de sa division des peines en afflictives et infamantes, division qui fait aller le législateur et le juge de pair avec les scélérats qu’ils poursuivent ; enfin de l’épouvantable arbitraire avec lequel on distribue ces peines et on les applique. Tel que la loi frappe d’une peine correctionnelle légère devrait être excommunié du genre humain ; tel condamné à mort a fait preuve, dans la perpétration de son crime, de plus de sens moral que ses juges n’en ont montré dans la condamnation. Nous retrouvons ici à chaque pas la trace de l’esprit théologique et matérialiste qui présida à la rédaction de ce code : théorie de la transcendance de la loi morale et de la divinité de sa sanction ; théorie de l’indignité originelle de l’homme et de la nécessité de l’expurger, par des sévices exercés sur son corps, sur son âme et toute sa personne. Nulle idée de la communauté juridique, de la réciprocité de la satisfaction, de la nature du payement qu’appelle la dette du crime…. Qu’il me suffise d’avoir posé les principes, et montré, par la philosophie de la Révolution, ce qu’il faut entendre par ce mot, si longtemps inexpliqué, de sanction pénale.

Qui ne voit à présent que le principe des institutions pénitentiaires est le même que celui des réunions et assemblées de toute sorte, les premières créées pour l’acquittement des dettes envers la Justice, debita nostra ; les secondes établies pour l’exaltation de la conscience publique ? Depuis 89, l’instinct populaire n’a cessé de réclamer, pour ce double objet, organisation et réforme ; ç’a été, sous le nom de suffrage universel, le but constant de la démocratie. Mais les choses ont été si bien menées depuis soixante ans que, sur les deux lignes, la rétrogradation a été égale : en même temps que les philanthropes des prisons inventaient le régime cellulaire, les réunions et assemblées libres étaient interdites comme menaçantes pour l’ordre, et le suffrage universel transformé en mortier monstre pour le service du gouvernement.

À qui la faute ? dites-vous. — Oh ! je sais de quoi vous voulez parler. Mais, dites-moi, Monseigneur, pendant combien d’années, sur soixante, les défenseurs de l’ordre ont-ils possédé le pouvoir ? À part les trois journées de juillet 1830 et les trois de février 1848, ils l’ont possédé soixante ans. Qu’ont-ils fait, pendant tout ce temps-là, pour dégager la pensée de la Révolution, formuler sa doctrine, organiser ses justices, c’est-à-dire ses forces de collectivité et ses assemblées, rendre la réparation des crimes et délits utile et honorable ? Rien : ils ont entretenu l’état de guerre ; ils ont inoculé aux masses le scepticisme moral, dont ils étaient infectés ; ils ont fait du droit une hypocrisie et de la satisfaction une honte. Et vous vous étonnez que, sous ce régime de guerre, les réunions publiques deviennent des foyers de sédition, et que votre pénitencerie, au lieu de guérir les coupables, ne produise chez eux qu’endurcissement !…

Je m’aperçois que je récrimine ; j’ai tort. Parvenu au terme de ma course, j’ai résolu de m’abstenir de toute polémique : le mot sanction signifie aussi pour moi réconciliation. Conservateurs, vous n’avez pas su la loi ; et nous, démocrates, ne la savions pas non plus. Nous avons tous cru les mêmes choses et commis les mêmes fautes ; si le parti de l’ordre est solidaire de la sédition, la sédition à son tour est solidaire de la répression. Nous avons usé tour à tour de la Révolution et de la contre-révolution comme d’un moyen qui nous était offert de nous venger de nos ennemis : aux massacres de prisonniers ont répondu les fusillades d’insurgés ; aux tribunaux révolutionnaires, les conseils de guerre et les cours prévôtales. Marat demande cent mille têtes ; M. de Labourdonnaye propose ses catégories. En mon âme et conscience, devant Dieu et devant les hommes, je jure que nous n’avons rien à nous reprocher : amnistions-nous les uns les autres.

V. — Tous les peuples ont eu leur symbolique expiatoire. Les actes en sont connus : se baigner dans l’onde lustrale, passer par les flammes, se flageller, se couvrir de cendres, porter le cilice, aller nu-pieds, jeûner, veiller, garder la retraite, réciter des psaumes, etc. N’en rions pas : ce fut la première manifestation de la Justice au point de vue de la réparation du péché; et c’est encore aujourd’hui tout ce qu’en savent nos moralistes théologiens et nos législateurs. Dans cette pénitencerie, dont le principe est que l’homme n’a de pardon à demander qu’à Dieu, de satisfaction à donner qu’à Dieu, il y a sans doute une haute idée de la dignité humaine; mais il y a en même temps une grande cause de démoralisation. En fait, c’est bien envers la famille et la société que le pécheur est coupable; c’est à elles qu’il fait tort : l’envoyer satisfaire aux dieux, c’est prêcher le mépris de toutes deux.

Actuellement la symbolique est usée ; toutes ces macérations, dont les frères déchaussés et mendiants nous offrent en plein Paris le spectacle, est superstition et indignité. Le vrai pénitent, comme dit Jésus-Christ, se lave le visage, s’habille avec décence, cache aux regards la peau et le poil de ses jambes, se discipline par le travail, l’étude, la modestie, le renoncement temporaire à son sens privé, l’empressement à servir, l’accomplissement des labeurs répugnants et pénibles, la pratique assidue du dévouement. Le vrai pénitent est un héros; chaque instant de sa pénitence fait dire de lui : Heureuse faute! Il irait jusqu’à préférer, sa réparation finie, de rester toute sa vie pénitent, si le grand combat de la société n’exigeait qu’il reprenne son rang parmi ses frères. C’est pourquoi, dit encore Jésus-Christ, il y a plus de joie dans le ciel pour un pécheur pénitent que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de pénitence.

Que si, par supposition, le coupable se montre obstiné dans le crime, contempteur des hommes et décidément méchant, il ne reste avec cette âme féroce, placée par elle-même hors la loi, qu’un moyen, l’excommunication solennelle, la mort. Une sentence de mort est une déclaration portant que chez tel individu la conscience est morte, qu’il est tombé à l’état de bête brute à visage humain, qu’il n’y a plus par conséquent qu’à le tuer, comme un objet d’horreur et un péril permanent pour tous. Reste à savoir si une semblable dégradation de la dignité humaine est possible, ou, pour mieux dire, dans quels cas et à quelles conditions elle est censée exister. Reste à savoir aussi jusqu’à quel point la réclusion et le bagne peuvent, par un reste de pitié, être maintenus pour les natures dégradées et incurables, comme un équivalent de la guillotine.

Ce serait le lieu de faire la critique de notre Code pénal, de ses catégories de délits et de crimes, de sa division des peines en afflictives et infamantes, division qui fait aller le législateur et le juge de pair avec les scélérats qu’ils poursuivent; enfin de l’épouvantable arbitraire avec lequel on distribue ces peines et on les applique. Tel que la loi frappe d’une peine correctionnelle légère devrait être excommunié du genre humain; tel condamné à mort a fait preuve, dans la perpétration de son crime, de plus de sens moral que ses juges n’en ont montré dans la condamnation. Nous retrouvons ici à chaque pas la trace de l’esprit théologique et matérialiste qui présida à la rédaction de ce code : théorie de la transcendance de la loi morale et de la divinité de sa sanction; théorie de l’indignité originelle de l’homme et de la nécessité de l’expurger, par des sévices exercés sur son corps, sur son âme et sur toute sa personne. Nulle idée de la communauté juridique, de la réciprocité de la satisfaction, de la nature du payement qu’appelle la dette du crime… Qu’il me suffise d’avoir posé les principes, et montré, par la philosophie de la Révolution, ce qu’il faut entendre par ce mot, si longtemps inexpliqué, de sanction pénale.

Qui ne voit à présent que le principe des institutions pénitentiaires est le même que celui des réunions et assemblées de toute sorte? Les premières ont été créées pour l’acquittement des dettes envers la Justice, debita nostra ; les secondes établies pour l’exaltation de la conscience publique. Depuis 89, l’instinct populaire n’a cessé de réclamer, pour ce double objet, organisation et réforme; ç’a été, sous le nom de suffrage universel, le but constant de la démocratie. Mais les choses ont été si bien menées depuis soixante ans que, sur les deux lignes, la rétrogradation a été égale. En même temps que les philanthropes des prisons inventaient le régime cellulaire, les réunions et assemblées libres étaient interdites comme menaçantes pour l’ordre, et le suffrage universel transformé en mortier monstre pour le service du gouvernement.

A qui la faute? dites-vous. — Oh! je sais de quoi vous voulez parler. Mais, dites-moi, Monseigneur, pendant combien d’années, sur soixante, les défenseurs de l’ordre ont-ils possédé le pouvoir? A l’exception des trois journées de juillet 4830 et des trois de février 1848, ils l’ont possédé soixante ans. Qu’ont-ils fait, pendant tout ce temps-là, pour dégager la pensée de la Révolution, formuler sa doctrine, organiser ses justices, c’est-à-dire ses forces de collectivité et ses assemblées, rendre la réparation des crimes et délits utile et honorable? Rien : ils ont entretenu l’état de guerre; ils ont inoculé aux masses le scepticisme moral, dont ils étaient infectés; ils ont fait du droit une hypocrisie et de la satisfaction une honte. Et vous vous étonnez que, sous ce régime de guerre, les réunions publiques deviennent des foyers de sédition, et que votre pénitencerie, au lieu de guérir les coupables, ne produise chez eux qu’endurcissement !…

Je m’aperçois que je récrimine; j’ai tort. Parvenu au terme de ma course, j’ai résolu de m’abstenir de toute polémique : le mot sanction signifie aussi pour moi réconciliation. Conservateurs, vous n’avez pas su la loi; et nous, démocrates, ne la savions pas non plus. Nous avons tous cru les mêmes choses et commis les mêmes fautes; si le parti de l’ordre est solidaire de la sédition, la sédition à son tour est solidaire de la répression. Nous avons usé tour à tour de la Révolution et de la contre-révolution comme d’un moyen qui nous était offert de nous venger de nos ennemis : aux massacres de prisonniers ont répondu les fusillades d’insurgés ; aux tribunaux révolutionnaires, les conseils de guerre et les cours prévôtales. Marat demande cent mille têtes; M. de Labourdonnaye propose ses catégories. En mon âme et conscience, devant Dieu et devant les hommes, je jure que nous n’avons rien à nous reprocher : amnistions-nous les uns les autres (D).

4. Sanction dans l’économie.

I

On me dit :

« Votre théorie de la commune justice, de la solidarité qu’elle engendre, et de la réparation mutuelle qui en est la conséquence, tout cela est on ne peut plus édifiant. Vous n’affligez plus, c’est à merveille ; vous n’infamez pas, c’est encore mieux. Exiger d’un accusé qu’il répare son méfait par une somme d’actes méritoires, la seule manière possible d’effacer le péché, aller jusqu’à réparer les torts que peut avoir eus la société envers lui, c’est d’une charité tout à fait exemplaire. La sanctification respective et réciproque, ou l’excommunication : rien de plus logique assurément. Mais ce communisme juridique, cette solidarité de conscience, cette mutualité satisfactoire, tout cela est-il bien sérieux, et n’y a-t-il pas plus d’éloquence que de réalité ? Comment pouvez-vous vous dire affecté dans votre for intérieur par l’inconduite d’un mauvais sujet ? Que vous fait à vous, honnête homme, sa dépravation ? Et de quoi vous avisez-vous de le vouloir convertir ? Laissez à elle-même cette nature perverse ; vous avez bien assez de garder votre propre vertu. Des coquins se mettent en guerre avec la société : acceptez la guerre, et faites-la bonne. Au demeurant, c’est tout ce qu’a prétendu la sagesse des nations et que prescrit le Code pénal. Nous aurions fort à faire si, après avoir subi les incursions des malfaiteurs, il nous fallait, quand nous les tenons, compter avec eux, les mettre à même de devenir des saints et des héros !… »

Cette objection séduit au premier abord par une apparence de justice expéditive ; et s’il est vrai que la manie de mettre les gens en pénitence tient une grande place dans l’éthique des modernes, il faut avouer que, dans la pratique pénale, la maxime du Chacun chez soi chacun pour soi règne sans conteste. Le christianisme le premier, tout en organisant sa pénitencerie sur les plus larges bases, nous a enseigné à nous occuper spécialement de notre salut personnel, et, ce faisant, à nous laver les mains de la damnation des autres. Puis est venue la discipline des couvents, qui a fait de ce précepte d’égoïsme spirituel une règle de conduite pour le temporel, en recommandant à l’âme retirée en Dieu de laisser aller le monde ; tel bourgeois qui se croit sage parce que, sur la recommandation de son commissaire de police, il ne se mêle pas de politique, ne se doute pas qu’il a tout juste autant d’esprit qu’un moine moinant de moinerie, comme dit Panurge. Qui se soucie véritablement, dans notre monde conservateur, de la chose publique ? À plus forte raison, qui s’embarrasse du perfectionnement du prochain ? Le maître dit à son valet qui le vole : Va te faire pendre ailleurs ; puis il le chasse, croyant avoir fait preuve d’une grande dignité. Et telles sont les conséquences d’une condamnation judiciaire, qu’au total il faut encore louer ce maître. Bref, tout le monde à l’envi se déclare insolidaire ; et le malheureux que menace la vindicte de la loi agit en conséquence. La condamnation, au point de vue de la dignité, étant toujours capitale, le coupable se débat, comme de raison, contre la peine ; la guerre qu’il a commencée contre la société par le vol et la débauche, il la continue devant la cour d’assises par le mensonge et l’hypocrisie, pour la reprendre ensuite par le brigandage et l’assassinat.

Je ne reviendrai pas sur ce que j’ai dit de la solidarité morale : elle se fait sentir, au moins dans la famille, par le respect que nous inspirent naturellement ceux qui nous touchent, par l’orgueil que nous ressentons de leurs belles actions et le chagrin que leurs fautes nous causent. Quant à la contagion qu’entraîne cette solidarité, elle devient manifeste par la dissolution des mœurs publiques, consistant en une sorte de congé tacite que nous nous donnons mutuellement de faire mal.

Le point sur lequel on hésite, moins par l’effet d’une conviction établie que par paresse de raison et de cœur, est la complicité morale de la société. On trouve excessif de rendre la conscience publique responsable, pour si peu que ce soit, d’un acte auquel chacun se rend le témoignage d’être étranger ; et c’est en vertu de cette présomption d’innocence de la collectivité qu’on trouve commode de réduire la pénitencerie à une chasse vigoureuse envers les individus que les définitions légales réputent seuls délinquants et malfaiteurs.

Tout cela, je le répète, est plutôt de l’habitude que de la doctrine, mais n’en est que plus difficile à déraciner. Je dis donc et j’affirme que la société a sa part dans tous les crimes, délits et contraventions que la loi réprime ; qu’en conséquence la réparation, pour être efficace, doit être réciproque, c’est-à-dire que, si le coupable doit satisfaire à la Justice par une somme de mérites, la société à son tour doit travailler à son propre amendement par une révision incessante de ses institutions. Je dis que le système de représailles auquel le législateur se laisse entraîner n’a d’autre effet que d’aggraver le mal, d’abord chez le coupable par l’indignation et l’endurcissement, puis dans la multitude par l’impunité du vice collectif et la contagion ; et j’ajoute, appuyé sur l’expérience, que, si la réparation n’est pas faite, pleine et entière, par toutes parties, elle sera prise par la nécessité des choses ; qu’alors elle deviendra pour tous, aussi bien pour la masse restée indemne que pour les condamnés, un supplice véritable. Car la nécessité est aveugle et sourde, elle frappe l’homme comme la brute ; et ce mal, purement moral en apparence, qu’il a laissé passer, elle le convertit en désastre. Alors, on accuse l’iniquité du sort, on se demande comment la Providence peut ainsi confondre les innocents et les coupables ; on fait appel au jugement de Dieu ; on se repose dans la foi à une Justice ultérieure, ou bien l’on tombe dans le scepticisme, avec lequel la démoralisation devient sans remède. Conduite doublement absurde, attendu, d’un côté, qu’il n’y a pas d’innocents, de l’autre, que les meilleurs, n’eussent-ils d’autre tort que celui de leur incurie, mériteraient leur part de la vengeance céleste.

J’ai montré, par des monuments authentiques, comment la sanction morale s’exerce dans les masses au for intérieur ; je vais faire voir, par des faits d’un autre ordre, comment s’exerce la solidarité.

4.— Sanction dans l’économie.

I. — On me dit :

« Votre théorie de la commune justice, de la solidarité qu’elle engendre, et de la réparation mutuelle qui en est la conséquence, tout cela est on ne peut plus édifiant. Vous n’affligez plus, c’est à merveille; vous n’infamez pas, c’est encore mieux. Exiger d’un accusé qu’il répare son méfait par une somme d’actes méritoires, la seule manière possible d’effacer le péché; aller jusqu’à réparer les torts que peut avoir eus la société envers lui : c’est d’une charité tout à fait exemplaire. La sanctification respective et réciproque, ou l’excommunication, rien de plus logique assurément. Mais ce communisme juridique, cette solidarité de conscience, cette mutualité satisfactoire, tout cela est-il bien sérieux, et n’y a-t-il pas plus d’éloquence que de vérité? Comment pouvez-vous vous dire affecté dans votre for intérieur par l’inconduite d’un mauvais sujet ? Que vous fait à vous, honnête homme, sa dépravation? Et de quoi vous avisez-vous de le vouloir convertir? Laissez à elle-même cette nature perverse; vous avez bien assez de garder votre propre vertu. Des coquins se mettent en guerre avec la société : acceptez la guerre, et faites-la bonne. Au demeurant, c’est tout ce qu’a prétendu la sagesse des nations et que prescrit le Code pénal. Nous aurions fort à faire si, après avoir subi les incursions des malfaiteurs, il nous fallait, quand nous les tenons, compter avec eux, les mettre à même de devenir des saints et des héros!… »

Cette objection séduit au premier abord par une apparence de justice expéditive. Et s’il est vrai que la manie de mettre les gens en pénitence tient une grande place dans l’éthique des modernes, il faut avouer que, dans la pratique pénale, la maxime du Chacun chez soi chacun pour soi règne sans conteste. Le christianisme le premier, tout en organisant sa pénitencerie sur les plus larges bases, nous a enseigné à nous occuper spécialement de notre salut personnel, et, ce faisant, à nous laver les mains de la damnation des autres. Puis est venue la discipline des couvents, qui a fait de ce précepte d’égoïsme spirituel une règle de conduite pour le temporel, en recommandant à l’âme retirée en Dieu de laisser aller le monde. Tel bourgeois qui se croit sage parce que, sur la recommandation de son commissaire de police, il ne se mêle pas de politique, ne se doute pas qu’il a tout juste autant d’esprit qu’un moine moinant de moinerie, comme dit Panurge. Qui se soucie véritablement, dans notre monde conservateur, de la chose publique? A plus forte raison, qui s’embarrasse du perfectionnement du prochain? Le maître dit à son valet qui le vole : Va te faire pendre ailleurs; puis il le chasse, croyant avoir fait preuve d’une grande dignité. Et telles sont les conséquences d’une condamnation judiciaire, qu’au total il faut encore louer ce maître. Bref, tout le monde à l’envi se déclare insolidaire, et le malheureux que menace la vindicte de la loi agit en conséquence. La condamnation, .au point de vue de la dignité, étant toujours capitale, le coupable se débat, comme de raison, contre la peine ; la guerre qu’il a commencée contre la société par le vol et la débauche, il la continue devant la cour d’assises par le mensonge et l’hypocrisie, pour la reprendre ensuite par le brigandage et l’assassinat.

Je ne reviendrai pas sur ce que j’ai dit de la solidarité morale : elle se fait sentir, au moins dans la famille, par le respect que nous inspirent naturellement ceux qui nous touchent, par l’orgueil que nous ressentons de leurs belles actions et le chagrin que leurs fautes nous causent. Quant à la contagion qu’entraine cette solidarité, elle devient manifeste par la dissolution des mœurs publiques, qui consiste en une sorte de congé tacite que nous nous donnons mutuellement de faire mal.

Le point sur lequel on hésite, moins par l’effet d’une conviction établie que par paresse de raison et de cœur, est la complicité morale de la société. On trouve excessif de rendre la conscience publique responsable, pour si peu que ce soit, d’un acte auquel chacun se rend le témoignage d’être étranger; et c’est en vertu de cette présomption d’innocence de la collectivité qu’on trouve commode de réduire la pénitencerie à une chasse vigoureuse envers les individus que les définitions légales réputent seuls délinquants et malfaiteurs.

Tout cela, je le répète, est plutôt de l’habitude que de la doctrine, mais n’en est que plus difficile à déraciner. Je dis donc et j’affirme que la société a sa part dans tous les crimes, délits et contraventions que la loi réprime; qu’en conséquence la réparation, pour être efficace, doit être réciproque, c’est-à-dire que, si le coupable doit satisfaire à Ja Justice par une somme de mérites, la société à son tour doit travailler à son propre amendement par une révision incessante de ses institutions. Je dis que le système de représailles auquel le législateur se laisse entraîner n’a d’autre effet que d’aggraver le mal, d’abord chez le coupable par l’indignation et l’endurcissement, puis dans la multitude par l’impunité du vice collectif et la contagion; et j’ajoute, appuyé sur l’expérience, que, si la réparation n’est pas faite, pleine et entière, par toutes parties, elle sera prise par la nécessité des choses; qu’alors elle deviendra pour tous, aussi bien pour la masse restée indemne que pour les condamnés, un supplice véritable. Car la nécessité est aveugle et sourde, elle frappe l’homme comme la brute ; et ce mal, purement moral en apparence, qu’il a laissé passer, elle le convertit en désastre. Alors, on accuse l’iniquité du sort, on se demande comment la Providence peut ainsi confondre les innocents et les coupables; on fait appel au jugement de Dieu; on se repose dans la foi à une justice ultérieure, ou bien l’on tombe dans le scepticisme, avec lequel la démoralisation devient sans remède. Conduite doublement absurde, attendu, d’un côté, qu’il n’y a pas d’innocents; de l’autre, que les meilleurs, n’eussent-ils d’autre tort que celui de leur incurie, méritent leur part de la vengeance céleste.

J’ai montré, par des monuments authentiques, comment la sanction morale s’exerce dans les masses au for intérieur; je vais faire voir, par des faits d’un autre ordre, comment s’exerce la solidarité.

II

La vertu peut se définir l’équilibre des affections ; la raison, l’équilibre des facultés. Quant aux affections et aux facultés considérées en elles-mêmes, ce sont des puissances fatales, tendant constamment à se développer chacune au préjudice du reste, indifférentes par conséquent à l’ordre et à la vérité. Tels sont, par exemple, l’amour parmi les affections, et parmi les facultés intellectuelles, la mémoire.

Dans l’être collectif, où les choses se passent sur une plus grande échelle et avec les modifications qu’y apporte la collectivité, l’ordre peut aussi se définir l’équilibre des forces. Et de même que les facultés et affections de l’individu, les forces sociales sont aveugles, à tendance égoïste et absorbante, capables par conséquent, selon la manière dont elles sont dirigées, de procurer le malheur ou la félicité des hommes. Telle est, entre autres, la propriété.

Entre toutes ces affections, facultés, forces, l’autorité qui maintient l’équilibre est la Justice.

Or, entre les facultés et affections de l’individu, d’une part, et les forces de la collectivité de l’autre, il existe connexité intime, correspondance, influence mutuelle, solidarité plus ou moins étroite par conséquent, pour ne pas dire identité. Il en résulte que tout mouvement, soit en bien, soit en mal, qui s’accomplit dans l’ordre moral, entraîne, à moins d’une réaction énergique, un mouvement analogue dans l’ordre économique, et vice versâ ; qu’ainsi l’on peut prendre chacun de ces mouvements comme énonciation et mesure de l’autre, observer, par exemple, dans une statistique de la population et de la richesse, comme en un miroir, l’état de la conscience publique et les effets de la solidarité morale.

Ainsi, que par l’effet de cet entraînement à la volupté dont nous avons, dans nos dernières Études, expliqué la marche, la population commence à se détourner du mariage et de la famille ; que la fièvre du luxe et des jouissances, compagne ordinaire de la volupté, s’empare des hautes classes, et descende ensuite jusqu’aux derniers rangs ; que les moyens ordinaires de la production ne répondent plus aux besoins ; que la Justice, sans appui dans la religion, faussée par le scepticisme et les perturbations de la politique, ne suffise plus à contenir l’égoïsme, l’équilibre détruit dans l’ordre moral ne tardera pas à l’être dans l’économie, et l’on peut prévoir ce qui arrivera :

Dans les personnes,

Désir effréné de s’enrichir, en dépit de la loi de proportionnalité, qui règle la production sur le travail, la terre, les capitaux, les besoins, et n’accorde en moyenne à chaque famille qu’un bien-être modeste ;

Dégoût du travail, qui par lui-même ne peut pas conduire à l’opulence ;

Recherche de moyens factices, violateurs de la Justice et de la proportionnalité économique, de faire fortune ;

Déclassement de la population : la multitude rustique désertant la culture pour l’industrie et s’engouffrant dans les villes ; l’ouvrier quittant sa profession pour les emplois ; le propriétaire et l’industriel se faisant spéculateurs, agioteurs, usuriers, solliciteurs de subventions et de priviléges ; les fonctions publiques se multipliant outre mesure, les traitements s’augmentant, la concussion s’exerçant sans scrupule, et le pot-de-vin, du haut en bas de la hiérarchie, devenant comme un supplément de solde pour les gens du pouvoir ;

Dans les choses,

Les forces économiques, que ne contient plus la Justice, agissant partout en mode subversif et se livrant aux plus effroyables écarts ;

Le travail converti en servage ;

La propriété de plus en plus abusive ;

La concurrence changée en une guerre déloyale ;

La division du travail sévissant de plus en plus par la parcellarité ;

Les machines se transformant en une artillerie dirigée contre les masses ouvrières ;

Le change se faisant agiotage ;

Le crédit, usure ;

Le talent, charlatanisme ;

Les lettres et les arts servant d’excitation à la débauche ;

La science menteuse et cafarde ;

La rente et l’impôt pressurant le travail au delà de toute borne ;

La circulation devenue le grand moyen de mystification et d’escroquerie, en donnant à l’appauvrissement général les apparences de la prospérité ;

En résultat, surproduction d’un côté, disette de l’autre ; les produits avilis et invendus, à côté de consommateurs affamés qui ne peuvent les payer ; suspension de payements et affluence de numéraire, manque de bras et chômage ; partout l’équilibre rompu, la contradiction, et, pour finir, la misère et le dépeuplement.

Les publications officielles constatent, par leurs chiffres, la fidélité de ce tableau : donnons-en un extrait.

II. — Tout mouvement, soit en bien, soit en mal, qui s’accomplit dans l’ordre moral, entraîne, à moins d’une réaction énergique, un mouvement analogue dans l’ordre économique, et vice versâ. En sorte que l’on peut prendre chacun de ces mouvements comme énonciation et mesure de l’autre, observer, par exemple, dans une statistique de la population et de la richesse, comme en un miroir, l’état de la conscience publique et les effets de la solidarité morale.

Ainsi, que par l’effet de cet entraînement à la volupté dont nous avons, dans nos dernières Etudes, expliqué la marche, la population commence à-se détourner du mariage et de la famille; que la fièvre du luxe et des jouissances, compagne ordinaire de la volupté, s’empare des hautes classes, et descende ensuite jusqu’aux derniers rangs; que les moyens ordinaires de la production ne répondent plus aux besoins; que la Justice, sans appui dans une religion éteinte, faussée par le scepticisme et les perturbations politiques, ne suffise plus à contenir l’égoïsme : l’équilibre détruit dans l’ordre moral ne tardera pas à l’être dans l’économie, et l’on peut prévoir ce qui arrivera.

Dans les personnes :

Désir effréné de s’enrichir, en dépit de la loi de proportionnalité, qui règle la production sur le travail, la terre, les capitaux, les besoins, et n’accorde en moyenne à chaque famille qu’un bien-être modeste ;

Dégoût du travail, qui bar lui-même ne peut pas conduire à l’opulence; .

Recherche de moyens factices, violateurs de la Justice et de la proportionnalité économique, de faire fortune;

Déclassement de la population : la multitude rustique désertant la culture pour l’industrie et s’engouffrant dans — 48 —

les villes; l’ouvrier quittant sa profession pour les emplois; le propriétaire et l’industriel se faisant spéculateurs, agioteurs, usuriers, solliciteurs de subventions et de privilèges, les fonctions publiques se multipliant outre mesure, les traitements s’augmentant, la concussion s’exerçant sans scrupule, et le pot-de-vin, du haut en bas de la hiérarchie, devenant comme un supplément de solde pour les gens du pouvoir (E).

Dans les choses,

Les forces économiques, que ne contient plus la Justice, agissant partout en mode subversif et se livrant aux plus effroyables écarts ;

Le travail converti en servage;

La propriété de plus en plus abusive;

La concurrence changée en une guerre déloyale;

La division du travail sévissant de plus en plus par la parcellarité;

Les machines se transformant en une artillerie dirigée contre les masses ouvrières ;

Le change se faisant agiotage,

Le crédit, usure;

Le talent, charlatanisme ;

Les lettres et les arts servant d’excitation à la débauche;

La science menteuse et cafarde ;

La rente et l’impôt pressurant le travail au delà de toute borne;

La circulation devenue le grand moyen de mystification et d’escroquerie, en donnant à l’appauvrissement général les apparences de la prospérité;

En résultat, surproduction d’un côté, disette de l’autre; les produits avilis et invendus, à côté de consommateurs affamés qui ne peuvent les payer; suspension des payements et affluence de numéraire ; manque de bras et chômage; partout l’équilibre rompu, la contradiction, et, pour finir, la misère et le dépeuplement (F).

Les publications officielles constatent, par leurs chiffres, la fidélité de ce tableau : donnons-en un extrait.

III

D’après les documents recueillis par le bureau de statistique, la production agricole, pour 1846, évaluée en argent, a été de sept milliards.

Le nombre des travailleurs ruraux, d’après M. Achille Guillard, étant en nombre rond de 14 millions, la valeur moyenne produite par chacun d’eux, en 1846, aurait été ainsi de 500 fr.

Admettons pour la production industrielle une moyenne analogue : le nombre des producteurs de cette catégorie étant de 6 millions, leur produit total doit être porté à trois milliards.

Soit, pour la totalité du revenu national, dix milliards.

C’est avec ces dix milliards que trente millions de Français ont subsisté : ce qui veut dire que la moyenne de revenu, par tête et pour l’année, a été de 277 fr. 77 c, et par jour de 0 fr. 76 c. 1. Il est vrai que la récolte de 1846 fut médiocre ; admettons donc, pour expression du produit moyen annuel de la population française, au lieu du chiffre de 10 milliards, celui de 11 milliards : la différence d’une année d’abondance à une année de disette, sur une étendue de 27,000 lieues carrées, ne dépasse certainement pas 10 p. 0/0. Il suit de là que, dans une année normale, le revenu moyen par tête et par jour est de 83 c. 71 ; environ 7 cent.  1/2 de plus qu’en 1846. On s’étonne qu’une nation comme la nôtre subsiste de si peu de chose. J’avoue que ce peu me paraîtrait déjà considérable s’il était équitablement réparti : ce qui n’a pas lieu, comme on verra tout à l’heure.

Quoi qu’il en soit, la production telle quelle du pays ne suffisant pas aux besoins, on demande comment il serait possible de l’augmenter.

Deux moyens se présentent, indiqués tout à la fois par la raison économique et par l’expérience : Augmentation du travail ; Distribution de plus en plus égale des produits.

Quant au travail, on vient de voir que sur 36 millions d’âmes, 20 millions sont occupés par l’agriculture et l’industrie, 16 millions restent à peu près improductifs. De ces 16 millions, il faut déduire 12 millions d’enfants, de femmes, de vieillards, etc., à la charge des familles, et qui dans aucun cas ne peuvent travailler. Ce sont donc 4 millions d’individus environ à rallier au travail, et dont le produit moyen pourrait être évalué à 2 milliards 200 millions.

Quant à la meilleure distribution des produits, résultant de l’éducation intégrale des ouvriers, de leur admission à la propriété, de leur participation aux bénéfices, de la balance des produits et services, outre l’avantage qu’elle offre de faire jouir chaque producteur d’un revenu égal à son produit effectif, et d’entretenir ainsi une circulation parfaite, je porte à 25 p. 0/0 le surcroît de production qui en résulterait pour l’ensemble du pays : en sorte que le revenu national, aujourd’hui à peine de 11 milliards, pourrait s’élever à 16 milliards 600 millions, et la moyenne de revenu, par tête et par jour, à 1 fr. 26 cent. C’est peu, sans doute, si l’on songe que dans la situation actuelle le célibataire qui vit à Paris avec trois francs, le ménage qui subsiste avec six, sont dans la gêne ; mais, dans les conditions d’équilibre qu’une semblable augmentation de revenu suppose, la population et le sol exploité restant les mêmes, la moyenne de 1 fr. 26 c. par tête et par jour représenterait un bien-être inouï, auquel nous n’arriverons de sitôt.

Qui donc nous empêche de réaliser ce bien-être, puisque d’un côté nous avons les bras, et que la terre, la mer, les capitaux, ne manquent pas ; puisque, de l’autre, il n’y a qu’à rétablir des proportions et à maintenir entre les forces, les services, les besoins, les produits, les salaires, la balance égale ?

Ce qui nous empêche est l’esprit d’iniquité qui trouble les consciences et les rend elles-mêmes inégales ; esprit qui fait que les uns ne veulent pas travailler ou ne travaillent qu’à ce qui leur plaît et à des conditions exorbitantes ; que le très-grand nombre ne sait pas même travailler, et pour cela est traité en esclave ; et que les plus hardis cherchent la fortune dans le désordre même.

Je ne veux pas trop approfondir, et pour bonnes raisons : contentons-nous de regarder à la superficie des choses.

On compte, d’après la statistique de M. Ach. Guillard, 1,170,000 rentiers et pensionnés, complétement affranchis de travail. Or, s’il est juste, ainsi que je l’ai établi moi-même, que la rente du sol et des capitaux ne soit pas laissée tout entière au travailleur, attendu qu’elle ne dépend pas exclusivement du travail ; s’il paraît même convenable que cette rente, au lieu de tomber dans la caisse de l’État, se répartisse entre un certain nombre de titulaires, elle ne doit dans aucun cas devenir, pour le rentier, une raison de repousser le travail : tous les économistes sont d’accord sur ce point. La rente a pour destination normale de niveler entre les diverses exploitations, tant agricoles qu’industrielles, les inégalités de rendement et les risques de toute nature qui pèsent sur le travail : dans ces conditions, elle peut et elle doit devenir un moyen d’équilibre. Consommée en entier par une classe d’oisifs purs, elle constitue un déficit réel, et, ce qui devient odieux, une prélibation sur le nécessaire du travailleur. Or, à quelle cause rapporter originairement ce déficit ? À la paresse, à l’orgueil, à la sensualité, à tous ces vices qui nous rongent et que la rente semble avoir pour objet de satisfaire.

À côté de ces 1,170,000 rentiers, figurent 607,000 fonctionnaires, gens d’Église, de lettres, d’art, d’affaires, que M. Guillard réunit tous dans la même catégorie, sous le titre de Professions libérales. Bon nombre de ces libéraux participent à la rente, mais la rachètent dans une certaine mesure par une prestation de travail, lequel est rémunéré, bien entendu. De quelle nature est ce travail ? De même nature que ce que tout industriel, commerçant ou exploitant, appelle ses frais généraux. Ce sont les frais généraux de la société.

En effet, que ces dépenses aient pour objet de récréer l’esprit, comme les spectacles ; d’embellir l’habitation, comme les arts ; de raffermir la conscience, comme la religion ; de faciliter les transactions ou de maintenir l’ordre et la sécurité, c’est toujours la même chose. Ce n’est point là une production réelle qui, en s’accroissant selon les lois de la proportionnalité, augmente la richesse ; c’est un accessoire, indispensable sans doute, mais que sa nature commande de réduire toujours, en le faisant rentrer autant que possible dans la production effective, attendu que, dès lors qu’il se spécialise, il y en a toujours trop. Par exemple, le livret de l’Exposition des beaux-arts contient 1,000 noms d’artistes, qui tous restent étrangers à la production réelle : c’est 950 que je voudrais voir y revenir. Cinquante artistes, en mille ans, suffisent à l’illustration d’un peuple ; accordons-les comme moyenne permanente, le reste doit retourner à l’établi ou à la charrue. J’en dis autant des gens de lettres, des gens d’Église et des gens d’affaires, dont le personnel doit se réduire progressivement et se rallier au service actif de l’instruction publique et de l’industrie. Or, d’où nous vient encore cette exorbitance de 607,000 individus travaillant ad libitum, faisant un service privilégié, honorifique, chèrement payé, et de moins en moins productif ? De la même cause toujours, de l’orgueil, de la répugnance au travail et de la prédominance de l’idéal.

Suivent dans la statistique 102,000 sujets consacrés au service du luxe : comme si, pour faire du luxe, il était besoin d’autre chose que de produire de la richesse ! Mais non : dès lors que l’idéalisme prend le pas sur la Justice, et que la volupté devient la véritable religion d’un pays, il faut, pour le service de ses jouissances, une spécialité d’agents, agents de corruption par conséquent, et de misère.

D’où vient que le travail sérieux offre généralement si peu d’attrait ? De ce que, par les combinaisons du capitalisme entrepreneur, il est de plus en plus particularisé, mécanisé, abrutissant, de ce que toute philosophie, tout art, en sont soigneusement ôtés, toute liberté écartée, toute garantie retranchée. En un mot, le travail est autant que jamais servile : d’où la distinction quelque peu insolente des professions libérales. Production, aujourd’hui, c’est servitude ; non-production, liberté. Étonnez-vous après cela que la production et la consommation ne soient pas en équilibre.

Encore un ou deux faits, et je conclus.

En 1838 a commencé pour la France ce qu’on peut appeler l’ère des chemins de fer, ère de déception et de servitude, s’il en fut jamais, ère de perturbation économique, de dissolution politique et sociale. En vingt ans il a été dépensé pour l’établissement de ces lignes quelque chose comme trois milliards : or, que représente cette dépense ? une suite de déplacements brusques, tous plus désastreux les uns que les autres. Déplacement de main-d’œuvre, d’abord : c’est depuis l’établissement des chemins de fer que le travail agricole a commencé à souffrir ; déplacement de capitaux, de matières premières et ouvrées, de substances alimentaires, qui n’a pas tardé à se faire sentir par un enchérissement progressif de tous les autres services et produits ; déplacement en outre de toute une classe d’industrieux, d’où est résultée la ruine de villes entières. Les derniers troubles de Châlon-sur-Saône se rattachent par plus d’un fil à cette cause.

Passons sur l’épidémie de spéculation qui s’est également développée à la suite des constructions de voies ferrées : on m’accordera que cette accumulation d’entreprises, qui, pour enrichir quelques élus, a fait tant de dupes, produit tant de souffrances et de crimes, n’est pas de l’invention des émeutiers de Buzançais, des insurgés de Juin ou des affiliés de la Marianne. De si petites gens n’ont pas ce qu’il faut pour faire danser la balance économique. Tout cela est l’œuvre de la caste où naissent et s’agitent les Carpentier, les Cusin-Legendre, les Thurneyssen et tant d’autres, que le parquet ne sait comment saisir, sans doute faute de preuves.

Aux déplacements anormaux causés dans le travail et la consommation par le débordement subit de la haute industrie et des travaux publics, il faut joindre le déplacement de circulation qui en devait être la conséquence. Il y a trois mois, nous étions en pleine crise financière, et chacun d’en donner des explications : jamais on ne débita tant de sottises. La masse du numéraire avait-elle sérieusement diminué cependant ? A-t-elle augmenté dans une proportion équivalente, aujourd’hui que la crise, assure-t-on, est passée ?… La vérité n’est dans aucune de ces hypothèses. Mais qu’on réfléchisse que, depuis 1838, au service ordinaire de circulation qu’avait fait jusqu’alors l’argent s’est ajoutée une suite de services extraordinaires auxquels il a dû subvenir : souscriptions d’actions et obligations de chemins de fer, budget croissant, dépassant à cette heure 1,700 millions ; travaux immenses de bâtisse, redressements de rues, palais, boulevards, ponts, églises, alignements, etc. ; emprunts de l’État, s’élevant en deux années seulement à 1,500 millions ; spéculations de Bourse et reports ; que l’on considère que cette circulation, hors de proportion avec un revenu moyen de 11 milliards, doit être servie la première, et l’on reconnaîtra, je crois, que telle est la véritable cause de la crise. On comprendra qu’il ait pu suffire, à un instant donné, d’une sortie de 200 millions sur trois milliards formant l’encaisse national, pour produire la cherté de l’argent, comme il suffit, après une série de récoltes médiocres, d’un déficit subit de 5 millions d’hectolitres, sur les 100 millions que la consommation exige, pour amener la disette ; on s’expliquera enfin cette apparence de prospérité dont le pouvoir est la dupe, et qui n’a de réalité que dans un va-et-vient accéléré du numéraire.

III. — D’après les documents recueillis par le bureau de statistique, la production agricole, pour 1846, évaluée en argent, a été de sept milliards.

Le nombre des travailleurs ruraux, d’après M. Achille Guillard, étant en nombre rond de 44 millions, la valeur moyenne produite par chacun d’eux, en 1846, aurait été ainsi de 500 fr.

Admettons pour la production industrielle une moyenne analogue : le nombre des producteurs de cette catégorie étant de 6 millions, leur produit total doit être porté à trois milliards (c).

Soit, pour la totalité du revenu national, _dix milliards_.

C’est avec ces dix milliards que trente-six millions de Français ont subsisté : ce qui veut dire que la moyenne de revenu, par tête et pour l’année, a été de 277 fr. 77 c., et par jour de 76 c. 4. Il est vrai que la récolte de 1846 a été médiocre ; admettons donc, pour expression du produit moyen annuel de la population française, au lieu du chiffre de 40 milliards, celui de 44 milliards; la différence d’une année d’abondance à une année de disette, sur une étendue de 27,000 lieues carrées, ne dépasse certainement pas 40 p. 0/0. Il suit de là que, dans une année normale, le revenu moyen par tête et par jour est de 83 c. 71 ; environ 7 cent. 1/2 de plus qu’en 4846. On s’étonne qu’une nation comme la nôtre subsiste de si peu de chose. J’avoue que ce peu me paraîtrait déjà considérable s’il était équitablement réparti : ce qui n’a pas lieu, comme on verra tout à l’heure.

Quoi qu’il en soit, la production telle quelle du pays ne suffisant pas aux besoins, on demande comment il serait possible de l’augmenter.

Deux moyens se présentent, indiqués à la fois par la raison économique et par l’expérience : Augmentation du travail; Distribution plus équitable des produits.

Quant au travail, on vient de voir que sur 36 millions d’âmes, 20 millions sont occupés par l’agriculture et l’industrie, 46 millions restent à peu près improductifs. De ces 16 millions, il faut déduire 42 millions d’enfants, de femmes, de vieillards, etc., à la charge des familles, et qui, dans aucun cas, ne peuvent travailler. Ce sont donc 4 millions d’individus environ à rallier au travail, et dont le produit moyen pourrait être évalué à 2 milliards 200 millions.

Quant à la meilleure distribution des produits, résultant de l’éducation intégrale des ouvriers, de leur admission à la propriété, de leur participation aux bénéfices, de la balance des produits et services, outre l’avantage qu’elle offre de faire jouir chaque producteur d’un revenu égal à son produit effectif et d’entretenir ainsi une circulation régulière, je porte à 25 p. 0/0 le surcroît de production qui en résulterait pour l’ensemble du pays : en sorte que le revenu national, aujourd’hui à peine de 44 milliards, pourrait s’élever à 46 milliards 600 millions, et la moyenne de revenu, par tête et par jour, à 4 fr. 26 cent, soit 5 fr. par chaque famille de quatre personnes. C’est peu, sans doute, si l’on songe que dans la situation actuelle le célibataire qui vit à Paris avec trois francs, le ménage qui subsiste avec six, sont dans la gêne. Mais, dans les conditions d’équilibre qu’une semblable augmentation de revenu suppose, la population et le sol exploité restant les mêmes, la moyenne de 1 fr. 26 c. par tête et par jour représenterait un bien-être inouï, auquel nous n’arriverons peut-être de plusieurs siècles.

Qui donc nous empêche de réaliser ce bien-être, puisque d’un côté nous avons les bras, et que la terre, la mer, les capitaux ne manquent pas; puisque, de l’autre, il n’y a qu’à rétablir des proportions et à maintenir entre les forces, les services, les besoins, les produits, les salaires, la balance égale ?

Ce qui nous empêche est l’esprit d’iniquité qui trouble les consciences et les rend elles-mêmes inégales; esprit qui fait que les uns ne veulent pas travailler ou ne travaillent qu’à ce qui leur plaît et à des conditions exorbitantes; que le très-grand nombre ne sait même pas travailler, et pour cela est traité en esclave, et que les plus hardis cherchent la fortune dans le désordre même.

Je ne veux pas trop approfondir, et pour bonnes raisons : contentons-nous de regarder à la superficie des choses.

On compte, d’après la statistique de M. Ach. Guillard, 1,170,000 rentiers et pensionnés, complètement affranchis de travail. Or, s’il est juste, ainsi que je l’ai établi moi-même, que la rente du sol et des capitaux ne soit pas laissée tout entière au travailleur, attendu qu’elle ne dépend pas exclusivement du travail; s’il paraît même convenable que cette rente, au lieu-de tomber dans la caisse de l’État, se répartisse entre un certain nombre de titulaires, elle ne doit dans aucun cas devenir pour le rentier une raison de s’exempter du travail : tous les économistes sont d’accord sur ce point. La rente a pour destination normale de niveler entre les diverses exploitations, tant agricoles qu’industrielles, les inégalités de rendement et les risques de toute nature qui pèsent sur le travail : dans ces conditions, elle peut et elle doit devenir un moyen d’équilibre. Consommée en entier par une classe d’oisifs purs, elle constitue un déficit réel, et, ce qui devient odieux, une prélibation sur le travail. Or, à quelle cause rapporter originairement ce déficit? A la paresse, à l’orgueil, à la sensualité, à tous les vices qui nous rongent et que la rente semble avoir pour objet de satisfaire.

A côté de ces 1,170,000 rentiers, figurent 607,000 fonctionnaires, gens d’Église, de lettres, d’art, d’affaires, que M. Guillard réunit tous dans la même catégorie, sous le titre de Professions libérales. Bon nombre de ces libéraux participent à la rente, mais la rachètent dans une certaine mesure par une prestation de travail, lequel est rémunéré, bien entendu. De quelle nature est ce travail ? De même nature que ce que tout industriel, commerçant ou exploitant, appelle ses frais généraux. Ce sont les frais généraux de la société.

En effet, que ces dépenses aient pour objet de récréer l’esprit, comme les spectacles; d’embellir l’habitation, comme les arts ; de raffermir la conscience, comme la religion; de faciliter les transactions ou de maintenir l’ordre et la sécurité : c’est toujours la même chose. Ce n’est point là une production réelle, qui, en s’accroissant selon les lois de la proportionnalité, augmente la richesse; c’est un accessoire, indispensable sans doute, mais que sa nature commande de faire rentrer autant que possible dans la production effective, attendu que, dès lors qu’il se spécialise, il devient parasite, il est une cause d’appauvrissement. Cela signifie en autres termes que tout citoyen doit être, en même temps que producteur, son prince, son juge, son prêtre, son garant; devenir poète, philosophe et artiste, à peine de retomber toujours dans la servitude de l’âme et du corps. Par exemple, le livret de l’Exposition des beaux-arts contient 4,000 noms d’artistes, qui tous restent étrangers à la production réelle : c’est 950 que je voudrais lui rendre. Cinquante artistes, en mille ans, suffisent à l’illustration d’un peuple : accordons-les comme moyenne permanente; le reste doit retourner à l’établi et à la charrue. J’en dis autant des gens de lettres, des gens d’Église et des gens d’affaires, dont le personnel doit se réduire progressivement et se rallier au service actif de l’instruction publique et de l’industrie. Or, d’où nous vient encore cette exorbitance de 607,000 individus travaillant ad libitum, faisant un service privilégié, honorifique, chèrement payé, et de moins en moins utile? De la même cause toujours, de l’orgueil, de la répugnance au travail et dé la prédominance de l’idéal.

Suivent dans la statistique 402,000 sujets consacrés au service du luxe : comme si, pour faire du luxe, il était besoin d’autre chose que de produire de la richesse. Mais cela conduirait les ouvriers de luxe à un travail de pure industrie, ce dont on ne veut pas. Or, dès lors que l’idéalisme prend le pas sur la Justice, et que la volupté devient la véritable religion d’un pays, il faut, pour le service de jouissances raffinées, une spécialité d’agents, agents de corruption par conséquent, et de misère.

D’où vient que le travail sérieux offre généralement si peu d’attrait? De ce que, par les combinaisons du capitalisme entrepreneur, il est de plus en plus particularisé, mécanisé, abrutissant; de ce que toute philosophie, tout art, en sont soigneusement ôtés, toute liberté écartée, toute garantie retranchée. En un mot, le travail est autant que jamais _servile_ : d’où la distinction quelque peu insolente des professions libérales. Travail productif, aujourd’hui, c’est servitude; travail improductif, Liberté. Étonnez-vous après cela que la production et la consommation ne soient pas en équilibre.

Encore un ou deux faits, et je conclus.

En 1838 a commencé pour la France ce qu’on peut appeler l’ère des chemins de fer, ère de déception et de servitude, s’il en fut jamais, ère de perturbation économique, de dissolution politique et sociale. En vingt ans il a été dépensé pour l’établissement de ces lignes quelque chose comme trois milliards : or, que représente cette dépense? une suite de déplacements brusques, tous plus désastreux les uns que les autres. Déplacement de main-d’œuvre, d’abord : c’est depuis l’établissement des chemins de fer que le travail agricole a commencé à souffrir; déplacement de capitaux, de matières premières et ouvrées, de substances alimentaires, qui n’a pas tardé à se faire sentir par un enchérissement progressif de tous les autres services et produits; déplacement en outre de toute une classe d’industrieux, d’où est résultée la ruine de villes entières. Les derniers troubles de Châlon-sur-Saône se rattachent par plus d’un fil à cette cause.

Passons sur l’épidémie de spéculation qui s’est également développée à la suite des constructions de voies ferrées : on m’accordera que cette accumulation d’entreprises, qui, pour enrichir quelques élus, a fait tant de dupes, produit tant de souffrances et de crimes, n’est pas de l’invention des émeutiers de Buzançais, des insurgés de Juin ou des affiliés de la Marianne. De si petites gens n’ont pas ce qu’il faut pour faire danser la balance économique. Tout cela est l’œuvre de la caste où naissent et s’agitent les Carpentier, les Cusin-Legendre, les Thurneyssen et tant d’autres, que le parquet ne sait comment saisir, sans doute faute de preuves.

Aux déplacements anomaux causés dans le travail et la consommation par le débordement subit de la haute industrie et des travaux publics, il faut joindre le déplacement de circulation qui en devait être la conséquence. Il y a trois mois, nous étions en pleine crise financière, et chacun d’en donner des explications : jamais on ne débita tant de sottises. La masse du numéraire avait-elle sérieusement diminué cependant? A-t-elle augmenté dans une proportion équivalente, aujourd’hui que la crise, assure-t-on, est passée? La vérité n’est dans aucune de ces hypothèses. Mais qu’on réfléchisse que, depuis 1838, au service ordinaire de circulation qu’avait fait jusqu’alors l’argent s’est ajoutée une suite de services extraordinaires auxquels il a dû subvenir : souscriptions d’actions et obligations de chemins de fer; budget croissant, s’élevant à cette heure à 1,850 millions; travaux immenses de bâtisse, redressements de rues, palais, boulevards, ponts, églises, alignements, etc.; emprunts de l’État, s’élevant en quelques années seulement à 2 milliards; spéculations de Bourse et reports; que l’on considère que cette circulation, hors de proportion avec un revenu moyen de 41 milliards, doit être servie la première, et l’on reconnaîtra, je crois, que telle est la véritable cause de la crise. On comprendra qu’il ait pu suffire, à un instant donné, d’une sortie de 200 millions sur 3 milliards formant l’encaisse national, pour produire la cherté de l’argent, comme il suffit, après une série de récoltes médiocres, d’un déficit subit de 5 millions d’hectolitres de céréales sur les 90 on 100 millions que la consommation exige, pour amener la famine ; et l’on s’expliquera enfin cette apparence de prospérité dont le pouvoir est la dupe, et qui n’a de réalité que dans un va-et-vient accéléré du numéraire.

IV

Voici donc qui est démontré autant que chose peut l’être : le défaut d’équilibre dans l’économie générale, et sa corrélation avec le défaut d’équilibre dans la raison publique et dans les mœurs. Tirons la conséquence, et nous allons voir la solidarité de l’injustice se révéler par la solidarité du châtiment.

Au lieu de 1 fr. 26 cent, par tête et par jour que pourrait rendre le travail national, s’il était organisé, distribué et rémunéré selon les règles de l’économie, qui sont celles de la Justice, nous n’avons et nous ne pouvons avoir, par suite du renoncement au travail de tant de millions de bras, et de la subversion des rapports, dans laquelle seulement les habiles trouvent l’occasion de s’enrichir, que 0 fr. 83 c. 7, soit, pour la totalité du pays et pour l’année, onze milliards.

Le mal serait médiocre si ces onze milliards étaient répartis approximativement d’après la moyenne de 83 c. 7 par tête et par jour, ce qui pour une famille de paysans composée de quatre personnes ferait 3 fr. 35 c. Mais il n’en est rien, et si la vérité théorique, si la Justice, si le bien-être général et particulier sont dans l’observation des moyennes, nous allons voir le mal-être se produire avec d’autant plus d’intensité qu’on s’en écarte.

Ainsi, pour entretenir les 1,170,000 rentiers et pensionnés, avec leurs femmes, enfants et domestiques, ce n’est plus 83 c. 7 par tête et par jour qui suffisent, c’est 2 fr. 60 au moins qu’il faut ; ce qui veut dire que dans la classe où l’on produit comme 0 on consomme comme 3.

Même observation pour les gens de profession libérale : le revenu de 0 fr. 83 c. 7 ne suffit pas non plus ; toutefois, comme ils rendent un léger service, il est naturel de penser qu’ils consomment proportionnellement moins que les purs improductifs : accordons-leur par tête et par jour, au lieu de 2 fr. 50 de revenu, 2 fr.

Sommes-nous au bout ? La statistique de M. Guillard compte :

       
Infirmes ès hospices (qui devraient être chez eux)     71,000
Vagabonds, mendiants, sans moyens d’existence   557,000
Soldats (pour le maintien de l’ordre)   360,000
Filles soumises     16,000
Détenus     40,000
    ————
  Ensemble      1,044,000

Encore un million et plus d’hommes, presque autant que de rentiers et de pensionnés, qui naturellement ne vivent pas de rien, et auxquels le travail doit fournir une subvention alimentaire : portons-la à 50 cent.

En résumé, les six millions d’improductifs, rentiers, pensionnés, gens exerçant les professions libérales, avec leurs femmes, enfants, domestiques, plus les soldats, infirmes, mendiants, prostituées et détenus, prélèvent sur le revenu du pays une somme d’environ quatre milliards cinq cents millions. Admettons qu’ils rendent pour un demi-milliard de service, ce qui est fort exagéré : la production totale s’élevant à 11 milliards 500 millions, le bien-être général s’en améliore d’autant, le revenu moyen par tête et par jour s’élève à 0 fr. 87.5, — celui de l’oisif à 2 fr. 62 c. 5, — celui du fonctionnaire, de l’artiste, de l’homme de lettres, etc., à 2 fr. 09 c.,— celui du soldat, du détenu, etc., à 52 c. 04.

Mais le revenu du producteur n’en vaut pas mieux, au contraire : le producteur, qui sur un produit total de 11 milliards 500 millions fournit pour sa part 11 milliards, soit en moyenne 1 fr. par tête et par jour, ne reçoit pas 1 fr., il ne reçoit pas même la moyenne de 0 fr. 87 c. 5 ; il reçoit 0 fr. 58 c. 43.

En sorte que, par la manière dont les forces sont équilibrées, les services distribués, les produits balancés, la rente consommée, les frais généraux rémunérés, le vice et le crime réprimés et punis, le travailleur se trouve en déficit, sur sa consommation, de 41 c. 57 ; en autres termes, il perd près de moitié de son produit.

Qu’on refasse ce compte comme l’on voudra, qu’on ajoute à la production ou qu’on en retranche, qu’on augmente ou qu’on diminue de quelque peu les femmes et enfants appartenant à la catégorie des improductifs, fonctionnaires, gens voués aux professions libérales, etc., les deux seuls éléments qui offrent quelque incertitude ; on arrivera toujours à ce résultat significatif, que, dans l’état actuel des choses, le défaut d’équilibre, c’est-à-dire, en dernière analyse, l’iniquité sociale, coûte au travailleur une fraction de son produit qui varie de 40 à 45 p. 0/0. Or, c’est cet écart énorme entre le doit et l’avoir des producteurs, bien plus que l’insuffisance de la production, qui fait le mal-être général et engendre la misère.

La misère ! tel est donc le châtiment, appliqué en masse, des iniquités du peuple.

Une dernière observation : sur ce budget effrayant de la désharmonie collective, pour combien pensez-vous que figurent les auteurs de crimes et délits que la loi réprime et que la vindicte publique parvient à atteindre ? À peine pour 10 millions. En sorte que, l’immoralité punie étant à l’immoralité conventionnelle ou tolérée comme 10 millions à quatre milliards, on peut dire que les individus, au nombre de 40,000 environ, que les cours d’assises et les tribunaux correctionnels envoient en pénitence, ne sont que des échantillons plus ou moins heureusement choisis de l’iniquité générale. À Dieu ne plaise que je compare tant d’honnêtes gens qui mangent de bonne foi leurs rentes et pensions, et n’ont jamais appris à distinguer, comme dit le prophète Jonas, leur droite de leur gauche, à des scélérats profès dans le crime et qui ne peuvent prétexter d’ignorance. Devant la conscience publique, les gens dont je parle sont irréprochables, aussi irréprochables que les plus spoliés des producteurs, qui ne demanderaient pas mieux que de vivre, sans rien faire, aux dépens de la communauté. Mais convenons aussi que la Justice, manifestée ici par la nécessité des choses, ne saurait distinguer entre délit et délit : elle nous traite tous selon nos mérites ; et quand sur le dos de 40,000 détenus nous faisons amende honorable de dix millions, elle nous châtie les uns par les autres pour quatre milliards.

Voilà, Monseigneur, de ces vérités qu’il serait digne de vous et de messeigneurs vos collègues de faire annoncer par mandement dans toutes les églises ; vérités qui ne pouvaient descendre des sommets du Sinaï ni des rochers du Golgotha, attendu qu’aux siècles de Moïse et de Jésus-Christ la statistique n’existait pas ; mais vérités qui n’en sont pas moins le commentaire le plus éloquent que vous puissiez faire de l’Évangile, et qui, publiées par vous, devenant articles de foi en même temps que théorèmes d’économie, assureraient le triomphe pacifique de la Révolution, en faisant de vous ses chefs naturels.

En même temps que vous adresseriez aux classes riches et aisées des représentations amicales, nous, les tribuns du socialisme, nous dirions au peuple : Que la cause de ses souffrances est le défaut d’équilibre qui existe partout entre les forces, services et produits ; que ce défaut d’équilibre provient à son tour de l’immoralité universelle, et que la première chose à faire pour détruire le paupérisme et assurer le travail est de revenir à la sagesse. Nous démontrerions à ce peuple, par A plus B, que dans les conditions les plus favorables, en supposant réunies toutes les influences heureuses du ciel, de la terre, de l’ordre public et de la liberté, il ne peut pas espérer de réaliser une somme de richesse matérielle égale à la moyenne de 1 fr. 50 c. par tête et par jour, pour une population de 36 millions d’âmes, répandue sur une superficie de 27,000 lieues carrées ; qu’ainsi la plus grande partie de sa félicité doit être cherchée au for intérieur, dans les joies de la conscience et de l’esprit. Et après l’avoir ainsi disposé à la modération, nous lui ferions comprendre qu’aucun homme, aucune classe de la société, ne pouvant être accusée du mal collectif, toute pensée de représailles doit être abandonnée, et qu’après nous être si longtemps écartés de la Justice, notre devoir est de revenir à l’équilibre par une marche graduelle, qui ne soulève pas de colères et ne fasse ni coupables ni victimes.

Vous chargez-vous, Monseigneur, tandis que nous prêcherons le prolétaire, de prêcher de votre côté le bourgeois ? Ce serait d’une grande édification pour le monde, et la paix serait bientôt faite. J’ai dit en 1849, devant la Cour d’assises de la Seine, que le socialisme était la réconciliation de tous les antagonismes. Cette réconciliation, je vous en donne aujourd’hui la formule ; elle n’a rien qui puisse justifier l’opposition d’âme qui vive : c’est le retour à la Justice, à l’équilibre.

IV. — Voici donc qui est démontré autant que chose peut l’être : le défaut d’équilibre dans l’économie générale, et sa corrélation avec le défaut d’équilibre dans la raison publique et dans les mœurs. Tirons la conséquence, et nous allons voir la solidarité de l’injustice se révéler par la solidarité du châtiment.

Au lieu de 4 fr. 26 cent. par tête et par jour que pourrait rendre le travail national, s’il était organisé, distribué et rémunéré selon les règles de l’économie, qui sont celles de la Justice, nous n’avons et ne pouvons avoir, par suite du renoncement au travail de tant de millions de bras, et de la subversion des rapports, dans laquelle seulement les habiles trouvent l’occasion de s’enrichir, que 83 c. 7, soit, Pour la totalité du pays et pour l’année, onze milliards.

Le mal serait médiocre si ces onze milliards étaient répartis approximativement d’après la moyenne de 83 c. 7 par tête et par jour, ce ui, pour une famille de paysans composée de quatre personnes, ferait 3 fr. 35 c. Mais il n’en est rien, et si la vérité théorique, si la Justice, si le bien-être général et particulier sont dans l’observation des moyennes, nous allons voir le mal-être se produire avec d’autant plus d’intensité qu’on s’en écarte.

Ainsi, pour entretenir les 1,170,000 rentiers et pensionnés, avec leurs femmes, enfants et domestiques ce n’est plus 83 c. 7 par tête et par jour qui suffisen c’est 2fr. 50 au moins qu’il faut; ce qui veut dire que, dans la classe où l’on produit comme 0, on consomme, en moyenne, comme 3.

Même observation pour les gens de profession libérale : le revenu de 83 c. 7 ne suffit pas non plus; toutefois, comme ils rendent un léger service, il est naturel de penser qu’ils consomment proportionnellement moins que les purs improductifs : accordons-leur par tête et par jour, au lieu de 2 fr. 50 de revenu, 2 fr.

Sommes-nous au bout? La statistique de M. Guillard compte :

Infirmes ès hopices (qui devraient être chez eux). . 71,000 Vagabonds, mendiants, sans moyens d’existence. . 557,000 Soldats (pour le maintien de l’ordre). . + + + 860,000 Filles soumises. . . ….. 16,000 Détenus. . . + . . . . . . . . 40,000

Ensemble, . . . 1,044,000

Encore un million et plus d’hommes, presque autant que de rentiers et de pensionnés, qui naturellement ne vivent pas de rien, et auxquels le travail doit fournir une subvention alimentaire : portons-la à 50 cent.

En résumé, les 6 millions d’improductifs, rentiers, pensionnés, gens exerçant les professions libérales, avec leurs femmes, enfants, domestiques, plus les soldats, infirmes, mendiants, prostituées et détenus, prélèvent sur le revenu du pays une somme d’environ _quatre milliards cinq cents millions_. Admettons qu’ils rendent pour un demi-milliard de service, ce qui est fort exagéré : la production totale s’élevant à 11 milliards 500 millions, le bien-être général s’en améliore d’autant, le revenu moyen par tête et par jour s’élève à 87 c. 5, — celui de l’oisif à 2 fr. 62 c. 5, — celui du fonctionnaire, de l’artiste, de l’homme de let. tres, etc., à 2 fr. 09 c., — celui du soldat, du détenu, etc., à 52 c. 04.

Mais le revenu du producteur n’en vaut pas mieux, au contraire : le producteur, qui sur un produit total de 41 milliards 500 millions fournit pour sa part 44 milliards, soit en moyenne 4 fr. par tête et par jour, ne reçoit pas 4 fr., il ne reçoit pas même la moyenne de 87 c. 5; il reçoit 58 c. 43.

En sorte que, par la manière dont les forces sont équilibrées, les services distribués, les produits balancés, la rente consommée, les frais généraux rémunérés, le vice et le crime réprimés et punis, le travailleur se trouve en déficit, sur sa consommation, de 41 c. 57; en autres termes, il perd près de moitié de son produit.

Qu’on refasse ce compte comme l’on voudra, qu’on ajoute à la production ou qu’on en retranche, qu’on augmente ou qu’on diminue de quelque peu les femmes et enfants appartenant à la catégorie des improductifs, fonctionnaires, gens voués aux professions libérales, etc., les deux seuls éléments qui offrent quelque incertitude : on arrivera toujours à ce résultat significatif, que, dans l’état actuel des choses, le défaut d’équilibre, c’est-à-dire, en dernière analyse, l’iniquité sociale, coûte au travailleur une fraction de son produit qui varie de 40 à 45 p. 0/0. Or, c’est cet écart énorme entre le doit et l’avoir des producteurs, bien plus que l’insuffisance de la production, qui fait le mal-être général et engendre la misère.

La misère! Tel est donc le châtiment, appliqué en masse, des iniquités du peuple.

Une dernière observation : sur ce budget effrayant de la désharmonie collective, pour combien pensez-vous que figurent les auteurs des crimes et délits que la loi réprime et que la vindicte publique parvient à atteindre? A peine pour 40 millions. En sorte que, l’immoralité punic étant à l’immoralité conventionnelle ou tolérée comme 40 millions à quatre milliards, on peut dire que les individus, au nombre de 40,000 environ, que les cours d’assises et les tribunaux correctionnels envoient en pénitence, ne sont que des échantillons plus ou moins heureusement choisis de l’iniquité générale. A Dieu ne plaise que je compare tant d’honnêtes gens qui mangent de bonne foi leurs rentes et pensions, et n’ont jamais appris à distinguer, comme dit le prophète Jonas, leur droite de leur gauche, à des scélérats profès dans le crime et qui ne peuvent prétexter d’ignorance. Devant la conscience publique, les gens dont je parle sont légalement irréprochables, aussi irréprochables que les plus spoliés des producteurs, qui ne demanderaient pas mieux que de vivre, sans rien faire, aux dépens de la communauté. Mais convenons aussi que la Justice, manifestée ici par la nécessité des choses, ne saurait distinguer entre délit et délit : elle nous traite tous selon nos mérites ; et quand sur le dos de 40,000 détenus nous faisons amende honorable de dix millions, elle nous châtie les uns par les autres pour quatre milliards (H).

Voilà, Monseigneur, de ces vérités qu’il serait digne de vous et de messeigneurs vos collègues de faire annoncer par mandement dans toutes les églises; vérités qui ne pouvaient descendre des sommets du Sinaï ni des rochers du Golgotha, attendu qu’aux siècles de Moïse et de JésusChrist la statistique n’existait pas, mais vérités qui n’en sont pas moins le commentaire le plus éloquent que vous puissiez faire de l’Evangile, et qui, publiées par vous, devenant articles de foi en même temps que théorèmes d’économie, assureraient le triomphe pacifique de la Révolution, en faisant de vous ses chefs naturels.

En même temps que vous adresseriez aux classes riches et aisées des représentations amicales, nous, les tribuns du socialisme, nous dirions au peuple : Que la cause de ses souffrances est le défaut d’équilibre qui existe partout entre les forces, services et produits; que ce défaut d’équilibre provient à son tour de l’immoralité universelle, et que la première chose à faire pour détruire le paupérisme et assurer le travail est de revenir à la sagesse. Nous démontrerions à ce peuple, par A plus B, que dans les conditions les plus favorables, en supposant réunies toutes les influences heureuses du ciel, de la terre, de l’ordre public et de la liberté, il ne peut guère espérer de réaliser une somme de richesse matérielle égale à la moyenne de 4 fr. 80 c. par tête et par jour, pour une population de 36 millions d’âmes, répandue sur une superficie de 27,000 lienes carrées ; qu’ainsi la plus grande partie de sa félicité doit être cherchée au for intérieur, dans les joies de la conscience et de l’esprit. Et après l’avoir ainsi disposé à la modération, nous lui ferions comprendre qu’aucun homme, aucune classe de la société, ne pouvant être accusé du mal collectif, toute pensée de représaille doit être abandonnée, et qu’après nous être si longtemps écartés de la Justice, notre devoir est de revenir à l’équilibre par une marche graduelle, qui ne soulève pas de colères et ne fasse ni coupables ni victimes.

Vous chargez-vous, Monseigneur, tandis que nous prêcherons le prolétaire, de prêcher de votre côté le bourgeois? Ce serait d’une grande édification pour le monde, et la paix serait bientôt faite. J’ai dit en 1849 devant la Cour d’assises de la Seine, que le socialisme était la réconciliation de tous les antagonismes. Cette réconciliation, je vous en donne aujourd’hui la formule; elle n’a rien qui puisse justifier l’opposition d’âme qui vive : c’est le retour à la Justice, à l’équilibre.

5. Sanction dans la politique et dans l’histoire : Physiologie du régicide.

De tous les effets de la sanction morale, le plus effrayant, celui qui témoigne avec le plus de force du désarroi des âmes, est le régicide. Avant d’entamer cette discussion périlleuse, j’ai besoin de me recueillir un instant.

Quand, il y a huit mois, je me posais cette question qui termine mon premier volume : Quid du tyrannicide ? et que je me faisais, cette réponse : Question insoluble par la logique, et sur laquelle toute philosophie doit déclarer son incompétence, je ne pensais pas que j’aurais bientôt à me défendre contre une accusation de complicité morale dans un attentat à la vie de l’empereur.

Car à quoi bon ici faire la sourde oreille ? C’est à mes pareils, et par conséquent à moi, que s’adresse l’honorable rapporteur du Corps législatif, lorsqu’il signale ces hommes hors du droit et de la morale ; qui détestent tous les régimes, tout ce qui ressemble à une autorité quelconque ; ennemis implacables de la société ; qui, même en 1848, se dressaient contre cette société éplorée ; qui ne connaissent pas le pardon, etc. Ne suis-je pas le théoricien de l’anarchie, l’ennemi de tous les gouvernements, le Satan de tout ce qui ressemble à une autorité ? N’ai-je pas eu le malheur d’écrire, je ne sais où, en apostrophant la réaction : Fussiez-vous trente-six millions, nous ne vous pardonnerions pas ? Paroles accablantes, qu’avait citées déjà M. de Montalembert dans une de ses catilinaires. D’autres n’ont contre eux que leurs colères d’exilés ; j’ai, pour me faire accuser de régicide, des théories, tout un système.

Ceux qui dénoncent avec tant de fureur des adversaires abattus savent-ils cependant ce que c’est que le régicide ? Se douteraient-ils, par hasard, que plus que nous ils en caressent la pensée dans leur cœur ?…

Pour comble de malheur, à côté des tartufes qui déclament contre le parti des assassins, il y a les révoltés qui semblent applaudir, et ne se doutent pas davantage qu’en admirant le régicide, ils se rendent eux-mêmes complices de la tyrannie. De sorte que la défense, dans l’état actuel des esprits, en présence des révélations de la police et des manifestations du dehors, semble devenue impossible, toute protestation d’innocence odieuse. Comment échapper, si j’essaye une apologie de l’attentat, à l’animadversion du pouvoir ; si je prends parti contre les condamnés, à la réprobation de l’opinion ? La mort si courageuse, si dramatique, d’Orsini et de Piéri, a presque fait de ces deux régicides des martyrs. Que je touche à leur mémoire, et sans égard pour les milliers d’innocents qu’il s’agit de sauvegarder, la démocratie me met à l’index, m’appelle traître et lâche. C’est aux cris, mille fois répétés dans la foule, de Chapeaux bas ! que sont tombées les deux têtes ; des sergents de ville, des gardes municipaux, se sont évanouis ; l’un d’eux est mort de saisissement ; le soldat stupéfié laissait le peuple grimper sur ses épaules ; pas une goutte du sang versé n’a été perdue, des centaines de mouchoirs l’ont recueilli pieusement. On se disait que de grandes dames, de très-grandes dames, s’étaient intéressées au salut des condamnés, avaient sollicité leur grâce ; que cette grâce, appuyée dans le conseil privé de l’empereur, n’avait été écartée que par l’inflexible raison d’état. Essayez de faire descendre de leur piédestal ces deux assassins !…

Peuple tragédien que nous sommes ! Nous pleurons sur Orsini et Piéri : quant à ceux qui partent pour l’Algérie, personne n’y songe. On hésite, aux Tuileries, devant l’exécution de deux hommes justement condamnés après tout ; on vote d’entrain au Palais législatif une loi qui peut amener la transportation de cent mille suspects. S’il y a quelque pitié pour les innocents que la police enlève, c’est qu’on les associe aux coupables qu’a reçus l’échafaud. Devant la gloire d’Orsini, Alibaud, Darmès, Pianori, plus courageux cent fois dans l’accomplissement de leur entreprise, non moins héroïques dans leur mort, mais moins beaux, moins artistes, moins romantiques, sont oubliés. Il y a régicide et régicide.

Que faire à présent ? Garder le silence ? Parti commode, qui ne compromet pas, demande peu de courage, et encore moins de philosophie. Que de gens j’ai entendus disant, à propos de la Lettre au Parlement de Félix Pyat : « Cela pouvait se penser ; se publier, jamais ! » Honte à moi, si mon cœur pouvait concevoir une pensée que ma bouche n’osât produire ! L’ignorance, la passion, peuvent toujours s’excuser ; la mauvaise foi, jamais. Je loue Félix Pyat d’avoir osé publier ce que d’autres, avec bien moins d’honnêteté, pensaient ; je regrette seulement, pour lui, pour la démocratie, pour la Révolution, qu’il n’ait pu écrire sa brochure à Paris, et m’honorer auparavant de sa confidence. Son libraire ne serait pas à cette heure devant le tribunal correctionnel de Londres.

Cependant nous ne pouvons rester sous le coup de cette loi de sûreté générale qui nous décime, laisser sans solution cette question du régicide, dont Pyat dit si drôlement :

« Question énorme, nous savons, ridicule même, question grosse d’oui et de non suivant les lieux et les temps, vieille question qui a toute sa barbe et ses dents comme celle de l’Être suprême, question oiseuse surtout, qu’on a posée avec le premier tyran et qu’on ne résoudra qu’avec le dernier. »

Nous ne pouvons pas surtout, coûte que coûte, laisser pénétrer dans l’éthique de la Révolution des maximes renouvelées du livre du Prince. Il faut parler, relever les consciences, sortir de l’hypocrisie des lieux communs, dire enfin, sur cette question terrible, la pensée, la vraie pensée de la Révolution.

Conseillez-moi, Monseigneur, vous à qui l’Évangile a enseigné, pour toutes les circonstances, des paroles de persuasion… Mais à qui parlé-je ? Je crois entendre, du fond de ma pensée, votre réponse : « Sortez, malheureux, de votre aveuglement ; et puisque, devant tant de témoignages, vous ne pouvez nier, ni pour votre parti ni pour vous, la complicité morale, renoncez à ce parti, à ces doctrines, dont le dernier mot est l’assassinat !… »

Et quand je ferais cette édifiante conversion, la raison publique en serait-elle plus éclairée, l’ordre social plus affermi, l’empereur plus à l’abri des bombes et des balles ? Il y aurait en France un apostat, pour ne pas dire un imbécile de plus, et les choses iraient leur train comme devant. Or, il faut que cette situation tragique, cent fois pire que l’état de siége, ait un terme : le Pays et la Révolution, plus que l’empereur, y ont intérêt.

Eh bien ! je préfère à tout mon devoir et la vérité. Je n’ai coopéré ni directement ni indirectement à l’attentat du 14 janvier ; mais, non moins sincère que Félix Pyat, j’avoue la complicité morale. Vous pouvez vous emparer de ma confession, pour en faire ce que de droit.

Maintenant, daignez m’entendre : ce que j’ai à dire servira plus que toutes les lois de répression. On n’en finit pas avec les maladies sociales par des protestations et des exécutions ; il faut avoir le secret des choses : c’est toujours l’histoire du sphinx qui dévore les gens jusqu’à ce qu’on le devine.

5. Sanction dans la politique et dans l’histoire.— Physiologie du régicide.

De tous les effets de la sanction morale, le plus effrayant, celui qui témoigne avec le plus de force du désarroi des âmes, est Le régicide (I). Avant d’entamer cette discussion périlleuse, j’ai besoin de me recueillir un instant.

Quand, il y a huit mois (juin 4837), je me posais cette question qui termine ma quatrième Étude : Quid du tyrannicide? et que je m’excusais de répondre, je ne pensais pas que j’aurais bientôt à me défendre contre une accusation de complicité morale dans un attentat à la vie de l’empereur.

Car à quoi bon ici faire la sourde oreille? C’est à mes pareils, et par conséquent à moi, que s’adresse l’honorable rapporteur du Corps législatif, lorsqu’il signale ces hommes hors du droit et de la morale, qui détestent tous les régimes, tout ce qui ressemble à une autorité quelconque; ennemis implacables de la société; qui, même en 1848, se dressaient contre cette société éplorée; qui ne connaissent pas le pardon, etc. Ne suis-je pas le théoricien de l’anarchie, l’ennemi de tous les gouvernements, le Satan de tout ce qui ressemble à une autorité? N’ai-je pas eu le malheur d’écrire, je ne sais où, en apostrophant la réaction : Fussiez-vous trente-six millions, nous ne vous pardonnerions pas? Paroles accablantes, qu’avait citées déjà M. de Montalembert dans une de ses catilinaires. D’autres n’ont contre eux que leurs colères d’exilés ; j’ai, pour me faire accuser de régicide, des théories, tout un système.

Ceux qui dénoncent avec tant de fureur des adversaires abattus savent-ils cependant ce que c’est que le régicide? Se douteraient-ils, par hasard, que plus que nous ils en caressent la pensée dans leur cœur?.…

Pour comble de malheur, à côté des tartufes qui déclament contre le parti des assassins, il y a les révoltés qui semblent applaudir, et ne se doutent pas davantage qu’en admirant le régicide, ils se rendent eux-mêmes complices de la tyrannie. De sorte que la défense, dans l’état actuel des esprits, en présence des révélations de la police et des manifestations du dehors, semble devenue impossible, toute protestation d’innocence odieuse. Comment échapper, si j’essaye une apologie de l’attentat, à l’animadversion du pouvoir; si je prends parti contre les condamnés, à la réprobation de l’opinion? La mort si courageuse, si dramatique, d’Orsini et de Piéri, a presque fait de ces deux régicides des martyrs. Que je touche à leur mémoire, et sans égard pour les milliers d’innocents qu’il s’agit de sauvegarder, la démocratie me met à l’index, m’appelle traître et lâche. C’est aux cris, mille fois répétés dans la foule, de Chapeaux bas! que sont tombées les deux têtes! Des sergents de ville, des gardes municipaux, se sont évanouis ; l’un d’eux est mort de saisissement, le soldat stupéfié laissait le peuple grimper sur ses épaules ; pas une goutte du sang versé n’a été perdue, des centaines de mouchoirs l’ont recueilli pieusement. On se disait que de grandes dames, de très-grandes dames s’étaient intéressées au salut des condamnés, avaient sollicité leur grâce, que cette grâce, appuyée dans le conseil privé de l’empereur, n’avait été écartée que par l’inflexible raison d’état. Essayez de faire descendre de leur piédestal ces deux assassins!

Peuple tragédien que nous sommes! Nous pleurons sur Orsini et Piéri : quant à ceux qui partent pour l’Algérie, personne n’y songe. On hésite, aux Tuileries, devant l’exécution de deux hommes justement condamnés après tout; on vote d’entrain au Palais législatif une loi qui peut amener la transportation de cent mille suspects. S’il y a quelque pitié pour les innocents que la police enlève, c’est qu’on les associe aux coupables qu’a reçus l’échafaud. Devant la gloire d’Orsini, Alibaud, Darmès, Pianori, plus courageux cent fois dans l’accomplissement de leur entreprise, non moins héroïques dans leur mort, mais moins beaux, moins artistes, moins romantiques, sont oubliés. Il y a régicide et régicide!

Que faire à présent? Garder le silence? Parti commode, qui nc compromet pas, demande peu de courage, et encore moins de philosophie. Que de gens j’ai entendus disant à propos de la Lettre au Parlement de Félix _Pyat_ : « Cela » pouvait se penser; se publier, jamais! » Honte à moi, si mon cœur pouvait concevoir une pensée que ma bouche n’osât produire! L’ignorance, la passion, peuvent toujours s’excuser ; la mauvaise foi, jamais. Je loue Félix Pyat d’avoir osé publier ce que d’autres, avec bien moins d’honnêteté, pensaient ; je regrette seulement, pour lui, pour la démocratie, pour la Révolution, qu’il n’ait pu écrire sa brochure à Paris et m’honorer auparavant de sa confidence. Son libraire ne serait pas à cette heure devant le tribunal correctionnel de Londres.

Cependant nous ne pouvons rester sous le coup de cette loi de sûreté générale qui nous décime, laisser sans solution cette question du régicide, dont Pyat dit si drôlement :

« Question énorme, nous savons, ridicule même, question grosse de oui et de non suivant les lieux et les temps, vieille question qui a toute sa barbe et ses dents comme celle de l’Être suprême, question oiseuse surtout, qu’on a posée avec le premier tyran et qu’on ne résoudra qu’avec le dernier. »

Nous ne pouvons pas surtout, coûte que coûte, laisser pénétrer dans l’éthique de la Révolution des maximes renouvelées du livre du Prince. Il faut parler, relever les consciences, sortir de l’hypocrisie des lieux communs, dire enfin, sur cette question terrible, la pensée, la vraie pensée de la Révolution.

Conseillez-moi, Monseigneur, vous à qui l’Évangile a enseigné, pour toutes les circonstances, des paroles de persuasion.… Mais à qui parlé-je? Je crois entendre, du fond de ma pensée, votre réponse : « Sortez, malheureux, de votre aveuglement ; et puisque, devant tant de témoignages, vous ne pouvez nier, ni pour votre parti ni pour vous, la complicité morale, renoncez à ce parti, à ces doctrines, dont le dernier mot est l’assassinat !…»

Et quand je ferais cette édifiante conversion, la raison publique en serait-elle plus éclairée, l’ordre social plus affermi, l’empereur plus à l’abri des bombes et des balles ? Il y aurait en France un apostat, pour ne pas dire un imbécile de plus, et les choses iraient leur train comme devant. Or, il faut que cette situation tragique, cent fois pire que l’état de siège, ait un terme : le Pays et la Révolution, plus que l’empereur, y ont intérêt.

Eh bien, je préfère à tout mon devoir et la vérité. Je n’ai coopéré ni directement, ni indirectement à l’attentat du 44 janvier; mais, non moins sincère que Félix Pyat, j’avoue la _complicité morale_. Vous pouvez vous emparer de ma confession, pour en faire ce que de droit.

Maintenant, daignez m’entendre : ce que j’ai à dire servira plus que toutes les lois de répression. On n’en finit pas avec les maladies sociales par des protestations et des exécutions; il faut avoir le secret des choses. C’est toujours l’histoire du Sphinx, qui dévore les gens jusqu’à ce qu’on le devine.

I

Depuis plus de dix-neuf siècles, le meurtre des chefs d’État est à l’ordre du jour dans le monde civilisé. Presque tous les empereurs, en Occident et en Orient, périssent de mort violente ; le moyen âge est un long carnage de rois et de princes. L’Église elle-même, l’Église, oracle du droit divin, ne peut se défendre de cette grippe régicide. Plus qu’aucune autre puissance, elle a fourni son contingent de victimes ; et comme elle était frappée, elle frappait aussi. C’est elle qui donne le signal des attentats en déposant les princes et déliant les sujets du serment de fidélité ; c’est chez elle et dans la compagnie de Jésus que naît cette prétendue théorie de l’assassinat politique, à laquelle l’Italie a dû la perte de sa liberté, et qui finirait, si nous nous laissions séduire, par emporter la nôtre.

Ceux dont la philosophie attribue tout au hasard, ou, ce qui revient au même, à la perversité innée de l’homme, ne trouvent ici rien qui les embarrasse : ils y voient une preuve de plus du gâchis qui règne dans les affaires humaines, dès que la force, la superstition et la ruse, systématiquement unies, ont cessé de dominer les masses. Ceux-là sont les vrais assassins des sociétés et des rois : en niant la raison des premières, ils détruisent le respect des autres. Athées politiques, ils définiront le régicide un risque de gouvernement, comme ils définissent le vol un risque de propriété : il est vrai que contre ce double risque ils ne sauraient trouver d’assurance. Pour moi, qui me suis fait une habitude de tout rapporter à des lois et à des causes, je ne puis, je l’avoue, m’empêcher de voir dans le régicide un phénomène de pathologie sociale, que ni les passions mauvaises et les fausses doctrines, dénoncées de tout temps par les pouvoirs établis, ni les abus du despotisme et les colères de la liberté, allégués de tout temps aussi par les conspirateurs, ne suffisent à expliquer ; un mal invétéré, dont on n’aura pas plus raison en guillotinant des fanatiques qu’en sévissant contre des suspects ou en fulminant contre des idéologues. Le respect du magistrat, de même que le respect du père de famille, est, selon moi, un sentiment trop naturel à l’homme civilisé, trop intime à sa conscience, pour qu’il cède si aisément à la fougue de la passion et du libre arbitre. Il faut qu’une cause plus profonde oblitère ou du moins neutralise ce respect inné : sans quoi la faculté juridique, dont nous avons reconnu la réalité, les règles et jusqu’à l’organisme, se réduirait toujours à rien, puisqu’il n’y a pas de circonstance dans laquelle le simple citoyen ne pût dire au magistrat, à celui qui, revêtu des insignes de la Justice publique, en accomplit les actes au nom de tous : « Je respecte la Justice ; mais vous, je ne vous connais pas. » Niez le fonctionnaire, en effet, vous niez la fonction ; niez l’organe public du droit, vous niez le droit : c’est à cela, ne vous y trompez pas, que se ramène l’attentat à la personne du souverain.

Comment donc, en une société, se perd le respect du prince : là est toute la question, là est le secret du régicide.

De tout temps on a distingué dans la société deux grandes catégories d’intérêts, donnant lieu à deux natures de pouvoirs : ce sont, je me sers du langage reçu, les intérêts temporels, et les intérêts spirituels.

Il n’est pas possible de donner des uns ni des autres une définition exacte : il en est du temporel et du spirituel des nations comme de tout ce qui tient à la vie : ces choses-là s’exposent, elles ne se définissent pas. Tout ce que peut la logique est de classer les faits d’après les cas réputés non douteux : ainsi, tandis que le travail, le commerce, le commandement des armées, l’administration du domaine public, sont du temporel, le culte, la direction des consciences, les choses de la foi, sont du spirituel. Mais à quelle catégorie rapporter la philosophie et le droit, l’instruction publique, les institutions pénitentiaires ? Ici l’on hésite : les uns les attribuent au temporel, avec part de surveillance pour l’Église ; les autres au spirituel, sous réserve d’intervention de l’État. Une analyse supérieure montrerait que toute distinction est impossible ; elle expliquerait ce que la pratique a partout révélé, l’impuissance d’arriver à une délimitation exacte : j’écarte cette discussion, pour le moment inutile.

Quel est maintenant, ramené à son expression la plus authentique, ce spirituel mystérieux, qui fait le fond de notre existence, qui en pénètre la matérialité, et, quand il est ruiné sous une forme, renaît aussitôt sous une autre ? Qu’est-ce que la religion ?

La religion, interprétée philosophiquement, est la symbolique de la conscience, de ses manifestations et de ses lois. C’est la poésie de la Justice, que nous avons définie la vénération de l’homme par l’homme.

Toute pensée de mysticisme écartée, on peut dire que le spirituel, dans une société, est le régime de la conscience, le système des droits et des devoirs.

Or, ainsi que nous l’avons démontré, la Justice est inerte dans une existence solitaire ; elle a besoin, pour agir, de se développer en une conscience commune, duelle ou plurielle ; c’est cette communauté de conscience qui, en dernière analyse, fait toute la force de la Justice. Supposez la communauté rompue, il n’y a plus de foi réciproque, plus de charité, plus de solidarité morale, plus d’institutions. Le mariage redevient partie de plaisir, la famille une charge de nature, un risque d’amour ; la cité, une agglomération, une rencontre. La théologie exprime tout cela à sa manière quand elle dit que la société a perdu sa religion, qu’elle n’a plus de vie spirituelle. Je dirai simplement, et ceux de mes lecteurs qui auront lu les deux précédentes études et le commencement de celle-ci comprendront ce langage, qu’une société ainsi faite a perdu son esprit de famille, elle a cessé d’être juste.

À priori nous savons donc une chose : de quelque manière qu’on entende le spirituel, qu’on le prenne pour le système d’idées religieuses qui, selon l’Église, sert de base à la Justice, ou bien pour l’organisme juridique dont nous avons fait la physiologie ; quelle que soit en outre la démarcation qu’il plaise de mettre entre ces deux grandes catégories d’intérêts, le spirituel et le temporel ne peuvent subsister l’un sans l’autre ; ils doivent marcher à l’unisson ; ils sont connexes, solidaires, pour ne pas dire identiques, et se déroulent, chacun de leur côté, en deux séries homologues. D’où il suit que, si le soin du temporel et du spirituel peut donner lieu à deux sortes de devoirs, par suite à deux espèces de fonctions, ceux qui exercent ces fonctions doivent être animés toujours du même esprit, obéir à la même foi, relever de la même conscience et de la même autorité. C’est ainsi que dans la constitution de l’État le pouvoir judiciaire a été séparé du pouvoir législatif, ce qui ne l’empêche pas de faire corps avec lui ; entre ces deux pouvoirs il y a différence, et pourtant unité. La même chose doit exister entre le temporel et le spirituel.

Dans les sociétés primitives, qui ne furent que le développement spontané de la juridiction familiale, la communauté de conscience, exprimée par la religion, se soutint longtemps : le spirituel et le temporel étaient intimement unis, pour ne pas dire confondus. Il en fut ainsi à Rome jusqu’à la dictature de César. L’église païenne ne se distinguait de l’état qui lui était corrélatif que d’une manière purement fonctionnelle, comme les branches du travail dans la production ; le même homme pouvait passer d’un ordre de fonctions à l’autre, souvent les cumuler : on sait que ce fut en qualité de souverain pontife que César réforma le calendrier. Entre le sacerdoce et la magistrature les conflits d’attributions ne pouvaient avoir plus de gravité que chez nous le conflit entre un préfet et une cour impériale : une sentence émanée de plus haut y mettait fin.

Tant que le spirituel, la foi à une conscience commune, fut vivante parmi les Romains, la République, c’est-à-dire le respect de cette conscience, malgré de perpétuelles dissensions, fut comme la famille, inébranlable et inviolée : tel était à Rome le respect du père de famille et de la foi conjugale, tel fut aussi le respect du magistrat. On peut s’en faire une idée par deux traits : le consul mécontent de ses soldats ordonnait une décimation, et l’armée obéissait ; d’autres fois les légions, irritées contre leur général, se laissaient tailler en pièces afin de lui ôter l’honneur du triomphe : personne n’eût osé mettre la main sur le premier magistrat, sur le père de la patrie.

Après la bataille de Pharsale, on peut dire que le spirituel tout entier, dans l’état romain, a disparu. L’empereur n’est plus le père ; c’est un chef de prétoriens, le dictateur de la plèbe contre le patriciat, l’expression, vivante de la scission dans la république. Il a beau revêtir les insignes du pontificat : il ne représente plus la foi ni l’idée, il n’est que le ministre de la force. Plus de conscience commune : le divorce est partout ; la paternité n’a plus d’honneurs ; les nouveaux légistes, avec leurs fausses généralisations, la battent en brèche ; le droit est changé de fond en comble, selon la remarque de Tite-Live ; les vieilles institutions méconnues, incomprises, tombent en désuétude ; le concubinage devient l’union ordinaire, la famille se dissout ; le patriciat ou patronat n’est plus qu’un titre honorifique offert à la vanité provinciale, mais qui n’a rien de sérieux ni de réel ; les comices sont abrogés sans que le peuple les regrette ; la tribune aux harangues est sans voix, le sénat sert de chambre d’enregistrement ; seuls, les avocats se font entendre dans les causes civiles et criminelles ; la noblesse, comme les femmes, est objet de luxe ; toute la religion se renferme dans les temples : bref, la famille romaine dissoute, la République est devenue un monstre, où le spirituel est un mot, le temporel une machine.

Le premier effet de cette exanimation de la République fut une réaction violente du parti des sénateurs. César, dictateur et souverain pontife, n’était plus le père de la patrie : c’était Saturne dévorant ses enfants. Il tombe frappé de vingt-deux coups de poignards. Et qui commande les conjurés ? Brutus, son fils d’adoption. À César commence la série des régicides, ou pour mieux dire des parricides politiques. Mais la plèbe est la plus forte ; elle repousse l’ancien spirituel ; tout en adorant les anciens dieux, more majorum, elle ne veut plus ni aristocratie, ni patronat ; elle abjure, quoi qu’elle dise, les mœurs des ancêtres, aspire à la liberté, à l’égalité, affirmant par conséquent un autre spirituel, une reconstitution de la grande famille, tout un nouvel ordre de choses. Mais quel ordre ? La plèbe est incapable de le dire, l’empereur incapable de le deviner. Aussi l’empire, malgré son immense travail de codification, n’est plus dans le droit ; il est, comme je l’ai dit ailleurs, dans l’idéal, sujet de la révolte par conséquent, justiciable de l’assassinat.

I. — Depuis plus de dix-neuf siècles, le meurtre des chefs d’état est à l’ordre du jour dans le monde civilisé. Presque tous les empereurs, en Occident et en Orient, périssent de mort violente; le moyen âge est un long carnage de princes et de rois. L’Église elle-même, l’Eglise, oracle du droit divin, ne peut se défendre de cette fièvre régicide. Plus qu’aucune autre puissance, elle a fourni son contingent de victimes, et, comme elle était frappée, elle frappait aussi. C’est elle qui donne le signal des attentats en déposant les princes et déliant les sujets du serment de fidélité ; c’est chez elle et dans la compagnie de Jésus que naît cette prétendue théorie de l’assassinat politique, à laquelle l’Italie a dû la perte de sa liberté, et qui finirait, si nous nous laissions séduire, par emporter la nôtre.

Ceux dont la philosophie attribue tout au hasard, ou, ce qui revient au même, à la perversité innée de l’homme, ne trouvent ici rien qui les embarrasse. Ils y voient une preuve de plus du gâchis qui règne dans les affaires humaines, dès que la force, la superstition et la ruse, systématiquement unies, ont cessé de dominer les masses. Ceux-là sont les vrais assassins des sociétés et des rois : en niant la raison des premières, ils détruisent le respect des autres. Athées politiques, ils définiront le régicide un risque de gouvernement, comme ils définissent le vol un risque de propriété : il est vrai que contre ce double risque ils ne sauraient trouver d’assurance. Pour moi, qui me suis fait une habitude de tout rapporter à des lois et à des causes, je ne puis, je l’avoue, m’empêcher de voir dans le régicide un phénomène de pathologie sociale, que ni les passions mauvaises et les fausses doctrines, dénoncées de tout temps par les pouvoirs établis, ni les abus du despotisme et les colères de la liberté, allégués de tout temps aussi par les conspirateurs, ne suffisent à expliquer; un mal invétéré, dont on n’aura pas plus raison en guillotinant des fanatiques qu’en sévissant contre des suspects ou en fulminant contre des idéologues. Le respect du magistrat, de même que le respect du père de famille, est, selon moi, un sentiment trop naturel à l’homme civilisé, trop intime à sa conscience, pour qu’il cède si aisément à la fougue de la passion et du libre arbitre. Il faut qu’une cause plus profonde oblitère ou du moins neutralise ce respect inné : sans quoi la faculté juridique, dont nous avons reconnu la réalité, les règles et jusqu’à l’organisme, se réduirait toujours à rien, puisqu’il n’y à pas de circonstance dans laquelle le simple citoyen ne puisse dire au magistrat, à celui qui, revêtu des insignes de la Justice publique, en accomplit les actes au nom de tous : « Je respecte la Justice; mais vous, je ne vous connais pas. » Niez le fonctionnaire, en effet, vous niez la fonction, niez l’organe public du droit, vous niez le droit : c’est à cela, ne vous y trompez pas, que se ramène l’attentat à la personne du souverain.

Comment donc, en une société, se perd le respect du prince : là est toute la question, et le secret du régicide.

De tout temps on a distingué dans la société deux grandes catégories d’intérêts, donnant lieu à deux natures de pouvoirs : ce sont, je me sers du langage reçu, les intérêts temporels et les intérêts spirituels.

Il n’est pas possible de donner des uns ni des autres une définition exacte : il en est du temporel et du spirituel des nations comme de tout ce qui tient à la vie : ces choses-là s’exposent, elles ne se définissent pas. Tout ce que peut la logique est de classer les faits d’après les cas réputés non douteux : ainsi, tandis que le travail, le commerce, le commandement des armées, l’administration du domaine public, sont du temporel, le culte, la direction des consciences, les choses de la foi, sont du spirituel. Mais à quelle catégorie rapporter la philosophie et le droit, l’instruction publique, les institutions pénitentiaires? Ici l’on hésite : les uns les attribuent au temporel, avec part de surveillance pour l’Église ; les autres au spirituel, sous réserve d’intervention de l’État. Une analyse supérieure montrerait que toute distinction est impossible; elle expliquerait ce que la pratique a partout révélé, l’impuissance d’arriver à une délimitation exacte : j’écarte cette discussion, pour le moment inutile.

Quel est maintenant, ramené à son expression la plus authentique, ce spirituel mystérieux, qui fait le fond de notre existence, qui en pénètre la matérialité, et, quand il est ruiné sous une forme, renaît aussitôt sous une autre ? Qu’est-ce que la religion ?

La religion, interprétée philosophiquement, est la symbolique de la conscience, de ses manifestations et de ses lois. C’est la poésie de la Justice, que nous avons définie la vénération de l’homme par l’homme.

Toute pensée de mysticisme écartée, on peut dire que le spirituel, dans une société, est le régime de la conscience, le système des droits et des devoirs.

Or, ainsi que nous l’avons démontré, la Justice est inerte dans une existence solitaire; elle a besoin, pour agir, de se développer en une conscience commune, duelle ou plurielle; c’est cette communauté de conscience qui, en dernière analyse, fait toute la force de la Justice. Supposez la communauté rompue, il n’y a plus de foi réciproque, plus de charité, plus de solidarité morale, plus d’institutions. Le mariage redevient une partie de plaisir, la famille une charge de nature, un risque d’amour; la cité, une agglomération, une rencontre. La théologie exprime tout cela à sa manière quand elle dit que la société a perdu sa religion, qu’elle n’a plus de vie spirituelle. Je dirai simplement, et ceux de mes lecteurs qui auront lu les deux précédentes études et le commencement de celle-ci comprendront ce langage, qu’une société ainsi faite a perdu son _esprit de famille_, ella a cessé d’être juste.

A priori nous savons donc une chose : de quelque manière qu’on entende le spirituel, qu’on le prenne pour le système d’idées religieuses qui, selon l’Église, sert de base à la Justice, ou bien pour l’organisme juridique dont nous avons fait la physiologie; quelle que soit en outre la démarcation qu’il plaise de mettre entre ces deux grandes catégories d’intérêts, le spirituel et le temporel ne peuvent subsister l’un sans l’autre; ils doivent marcher à l’unisson; ils sont connexes, solidaires, pour ne pas dire identiques, et se déroulent, chacun de son côté, en deux séries homologues. D’où il suit que, si le soin du temporel et du spirituel peut donner lieu à deux sortes de devoirs, par suite à deux espèces de fonctions, ceux qui exercent ces fonctions doivent être animés toujours du même esprit, obéir à la même foi, relever de la même conscience et de la même autorité. C’est ainsi que, dans la constitution de l’État, le pouvoir judiciaire a été séparé du pouvoir législatif, ce qui ne l’empêche pas de faire corps avec lui : entre ces deux pouvoirs il y a différence, et pourtant unité. La même chose doit exister entre le temporel et le spirituel.

Dans les sociétés primitives, qui ne furent que le développement spontané de la juridiction familiale, la communauté de conscience, exprimée par la religion, se soutint longtemps : le spirituel et le temporel étaient intimement unis, pour ne pas dire confondus. Il en fut ainsi à Rome jusqu’à la dictature de César. L’église païenne ne se distinguait de l’état qui lui était corrélatif que d’une manière purement fonctionnelle, comme les branches du travail dans la production; le même homme pouvait passer d’un ordre de fonctions à l’autre, souvent les cumuler : on sait que ce fut en qualité de souverain pontife que César réforma le calendrier. Entre le sacerdoce et la magistrature les conflits d’attributions ne pouvaient avoir plus de gravité que chez nous le conflit entre un préfet et une cour impériale : une sentence émanée de plus haut y mettait fin.

Tant que le spirituel, la foi à une conscience commune, fut vivante parmi les Romains, la République, c’est-à-dire le respect de cette conscience, malgré de perpétuelles dissensions, fut, comme la famille, inébranlable et inviolée. Tel était à Rome le respect du père de famille et de la foi conjugale, tel fut aussi le respect du magistrat. On peut s’en faire une idée par deux traits : le consul mécontent de ses soldats ordonnait une décimation, et l’armée obéissait; d’autres fois les légions, irritées contre leur général, se laissaient tailler en pièces afin de lui ôter l’honneur du triomphe. Personne n’eût osé mettre la main sur le premier magistrat, sur le père de la patrie.

Après la bataille de Pharsale, on peut dire que le spirituel tout entier, dans l’état romain, a disparu. L’empereur n’est plus le père : c’est un chef de prétoriens, le dictateur de la plèbe contre le patriciat, l’expression vivante de la scission dans la république. Il a beau revêtir les insignes du pontificat : il ne représente plus la foi ni l’idée, il n’est plus que le ministre de la force. Plus de conscience commune : le divorce est partout ; la paternité n’a plus d’honneurs ; les nouveaux légistes, avec leurs fausses généralisations, la battent en brèche; le droit est changé de fond en comble, selon la remarque de Tite-Live; les vieilles institutions, méconnues, incomprises, tombent en désuétude ; le concubinage devient l’union ordinaire, la famille se dissout ; le patriciat ou patronat n’est plus qu’un titre honorifique offert à la vanité provinciale, mais qui n’a rien de sérieux ni de réel; les comices sont abrogés sans que le peuple les regrette; la tribune aux harangues est sans voix; le sénat sert de chambre d’enregistrement; seuls, les avocats se font entendre dans les causes civiles et criminelles; la noblesse, comme les femmes, est objet de luxe; toute la religion se renferme dans les temples : bref, la famille romaine dissoute, la République est devenue un monstre, où le spirituel est un mot, le temporel une machine.

Le premier effet de cette exanimation de la République fut une réaction violente du parti des sénateurs. César, dictateur et souverain pontife, n’était plus le père de la patrie : C’était Saturne dévorant ses enfants. Il tombe frappé de vingt-deux coups de poignard. Et qui commande les conjurés? Brutus, son fils d’adoption. A César commence la série des régicides, ou pour mieux dire des parricides politiques. Mais la plèbe est la plus forte : elle repousse l’antique spirituel; tout en adorant les anciens dieux, more majorum, elle ne veut plus ni aristocratie, ni patronat; elle abjure, quoi qu’elle dise, les mœurs des ancêtres, aspire à la liberté, à l’égalité, affirmant par conséquent un autre spirituel, une reconstitution de la grande famille, tout un nouvel ordre de choses. Mais quel ordre? La plèbe est incapable de le dire, l’empereur incapable de le deviner. Aussi l’empire, malgré son immense travail de codification, n’est plus dans le droit; il est, comme je l’ai dit ailleurs, dans l’idéal, sujet de la révolte par conséquent, justiciable de l’assassinat.

II

Il ne se peut pas cependant qu’une société se matérialise tout entière, que le spirituel s’absorbe dans le temporel, que, l’idéalisme suppléant la Justice, la vie de l’âme se réfugie dans les pompes du triomphe et les spectacles du cirque. Il faut que cette vie, épuisée par les guerres civiles, se renouvelle, ou que Rome, la reine des nations, disparaisse. Ainsi le sentaient Virgile et les grands esprits qui concoururent à son œuvre, Horace, Tite-Live, Ovide, Mécène, Agrippa, Auguste lui-même, les deux Sénèque, Tacite, les deux Pline, les Antonins, toute l’école des jurisconsultes.

Comment recréer le spirituel dans une cité qui l’a laissé périr ? Comme science, c’est le produit du temps, et le temps n’est pas venu ; comme religion ou symbolique, cela échappe aux spéculations du génie aussi bien qu’à la puissance des chefs d’état, ce n’est l’affaire ni d’une assemblée de sénateurs ni d’une école de philosophes : c’est une création spontanée, qui vient on ne sait d’où, se pose on ne sait comment, se développe sans qu’on la voie, et de gré ou de force se fait suivre.

Donc le spirituel de la nouvelle Rome se reforme en dehors de l’action impériale, venant un peu de partout, et, de quelque part qu’il arrive, se dressant contre César : l’empire est condamné sans rémission. L’empire ne subsistera quelques siècles que pour enterrer le paganisme, et féconder, d’abord par la persécution, puis par la faveur, la nouvelle Église. Partout, hormis dans l’état, la spiritualité se montre ; les spirituels ou puritains (gnostiques) pullulent, vrai déluge de religionnaires : stoïciens, platoniciens, pythagoriciens, cyniques, mages, juifs, égyptiens, chrétiens, enfin. Et comme, cette fois, en raison de la diversité de leur origine, le spirituel ne peut soumettre entièrement le temporel, ni le temporel s’assimiler le spirituel, comme ils restent fatalement distincts, et rendent par leur scission la famille bâtarde, le parricide sévit de plus en plus, et la lutte s’engage, à perpétuité, entre le Christ et l’empereur…

Ainsi ce qui caractérise l’extinction du spirituel, ou son divorce d’avec le temporel, dans une société, est le régicide. Non que j’accuse les persécutés, chrétiens ou autres, d’avoir attenté à la vie des césars : ils n’avaient garde. Jusqu’à ce qu’ils fussent devenus les maîtres, les chrétiens ne tirèrent pas l’épée ; il n’y eut parmi eux ni révoltes ni complots. Le régicide est l’acte d’une société divisée, en révolte contre elle-même, et qui se nie en la personne de son représentant. Le christianisme, tant qu’il fut hors la loi, ne fournit pas de régicides. Les empereurs sont frappés par ceux qui leur appartiennent : César est poignardé par Brutus, son fils d’adoption ; Auguste empoisonné, dit-on, par Livie sa femme ; Tibère étouffé par son neveu Caligula ; celui-ci massacré par son tribun Chéréa ; Claude empoisonné par Agrippine, après avoir été répudié par Messaline ; Néron, Galba, Othon, Vitellius, tués par les prétoriens. Ainsi des autres. La conscience commune est morte dans l’empire : l’empereur est comme un père de famille qui prostitue sa femme, viole ses fils et ses filles, trahit sa maison, et que sa femme, ses enfants, ses domestiques, poursuivent comme un monstre. Lactance l’a vu, et c’est tout ce que contient de vrai son livre De Mortibus persecutorum ; les empereurs finissent misérablement parce qu’ils sont ennemis de la vraie religion, c’est-à-dire parce qu’il n’y a plus de foi sociale, plus d’esprit de famille, plus de vie spirituelle.

Enfin, ils se confessent vaincus. Constantin, voyant que le moral de la société lui échappe, prend une résolution désespérée : il se convertit au christianisme, déplace le siége de l’empire, abolit les prétoriens, demandant pour toute grâce de partager l’empire avec le Christ, Divisum imperium cum Christo Cæsar habent : trois grandes choses, mais trois choses inutiles, voire malheureuses.

Constantin a beau se faire président du concile, il n’y obtient pas même voix consultative ; il est le sujet du Christ, l’ouaille de l’Église, l’évêque du dehors ; il a perdu sans retour la paternité de la république, le pontificat. Le spirituel et le temporel demeurent séparés, et jusque dans la famille de Constantin le régicide exerce ses fureurs.

Constantin s’imagine qu’en transférant le siége de l’empire, il se rendra plus facilement maître de l’esprit nouveau : erreur. Le christianisme est la transformation du paganisme ; c’est au Panthéon, dans la métropole de l’idolâtrie, que le Christ, crucifié à Jérusalem, établit le siége de son gouvernement. Que César porte ses pénates où il voudra, à Nicomédie, à Paris, à Milan, à Ravenne : le pape garde Rome, il règne, et plus que l’empereur il commande.

Constantin dissout les gardes prétoriennes, c’est-à-dire qu’il détruit le dernier obstacle que rencontrât le despotisme, et rend ainsi plus irrévocable la scission sociale, par suite, l’antagonisme entre le Christ et César, entre l’Église et l’état. Aussi la vie des empereurs ne compte plus pour rien ; la majesté impériale devient le jouet des barbares, et l’utopie du césarisme s’évanouit, en Occident devant les nations germaniques qu’absorbe l’Église, en Orient devant les Sarrasins et les Turcs, que porte l’Islam.

L’empire détruit, il semble que rien n’empêche plus le monde de retrouver cet esprit de famille qu’exprimait jadis la fusion des deux pouvoirs. La logique le veut : c’est ce que fait l’Orient par l’institution du califat. Un instant l’Islam menace d’envahir l’Europe, et de supplanter, par la vertu de son unité, la religion du Christ. Mais le spirituel de Mahomet n’est pas à la hauteur de la civilisation occidentale ; antipathique au progrès, il ne tardera pas à déchoir, ou plutôt à faire déchoir les peuples qui lui confient la direction de leur conscience. Le Coran est donc écarté, mais seulement au profit de l’antagonisme, l’état résistant de toute sa force à l’absorption de l’Église, l’Église de son côté protestant sans cesse contre les empiétements de l’État. Tel est le sens de l’agitation qui commence en Italie aussitôt après la fin de l’empire d’Occident, et qu’on voit se propager dans le monde chrétien, Jusqu’au moment où la papauté est souffletée par Philippe le Bel, sa milice brûlée comme hérétique et immorale, et le siége de saint Pierre transféré à Avignon. En l’an 800, un compromis verbal avait eu lieu entre le pape Léon III et Charlemagne ; mais on évite de rien définir ; la question reste en suspens, ni l’Église ni l’État n’ayant assez de puissance pour la trancher. Dans la donnée évangélique, une solution du problème était même impossible. Mon royaume n’est pas de ce monde, avait dit le Christ devant Pilate, se plaçant ainsi lui-même, par cette parole malheureuse, hors du monde réel, sacrifiant son Église avant qu’elle existât, et condamnant sa propre religion. Jules César avait ouvert l’ère du régicide ; Jésus en fit, pour ainsi dire, un dogme : à eux commence la responsabilité morale des assassinats. Entre temps le régicide se déchaîne avec un redoublement de violence pur les rois et sur les papes. Jamais ne se vit pareille foi à l’autorité, et jamais pareil mépris de la personne royale, impériale, pontificale… Enfin théologiens et jurisconsultes en viennent, par une apostasie réciproque, à poser en principe la séparation du spirituel et du temporel, comme s’ils avaient eu, les uns et les autres, le secret de gouverner des âmes sans corps ou des corps sans âmes. Mais la raison des sociétés ne se plie point à ces accommodements : telle est la nécessité de l’unité que, malgré la séparation, le droit divin pénétrant la société lui impose sa constitution féodale et monarchique, pendant que le pape, souverain temporel d’une portion de l’Italie, lève, par son administration ecclésiastique, des contributions sur le monde.

Au 16e siècle, la Réforme combat, dans ses prêches, la puissance temporelle des papes, tandis qu’elle s’efforce, en fait, de séculariser l’Église et par là de revenir à l’unité : hypocrisie inutile. Le pontificat du roi d’Angleterre, la dictature de Calvin, furent un escamotage de la même force que le pacte de Charlemagne. Les peuples engagés dans le protestantisme n’ont pas retrouvé l’unité plus que les catholiques ; aussi le régicide, allant jusqu’à l’extermination des familles royales, a continué d’instruire le monde : Et nunc, reges, intelligite ; erudimini, qui judicatis terram.

La Révolution arrive enfin : que nous dit-elle ? quel est son dogme ? Quelle sera sa solution sur le débat qui depuis dix-neuf siècles entrave la civilisation et attriste la conscience des peuples ?

La Révolution, par son caractère philosophique, par sa négation du droit divin, par son abolition du régime féodal, par sa déclaration des droits de l’homme et du citoyen, par sa haute indifférence à l’égard des opinions religieuses, par sa dépossession du clergé, par ses constitutions, ses codes, son enseignement, par sa tolérance enfin, la Révolution se proclame constituée aussi bien au spirituel qu’au temporel : elle n’admet d’église, hors de son sein, qu’à titre précaire et viager, jusqu’à ce qu’elle ait rallié les âmes à sa foi ; elle nous annonce, avec la fin du schisme, la cessation du régicide…

II. — Il ne se peut pas cependant qu’une société se matérialise tout entière, que le spirituel s’absorbe dans le temporel, que, l’idéalisme suppléant la Justice, la vie de l’âme se réfugie dans les pompes du triomphe et les spectacles du cirque. Il faut que cette vie, épuisée par les guerres civiles, se renouvelle, ou que Rome, la reine des nations, disparaisse. Ainsi le sentaient Virgile et les grands esprits qui concoururent à son œuvre, Horace, Tite-Live, Ovide, Mécène, Agrippa, Auguste lui-même, les deux Sénèque, Tacite, les deux Pline, les Antonins, toute l’école des jurisconsultes.

Comment recréer le spirituel dans une cité qui l’a laissé périr? Comme science, c’est le produit du temps, et le temps n’est pas venu ; comme religion ou symbolique, cela échappe aux spéculations du génie aussi bien qu’à la puissance des chefs d’état, ce n’est l’affaire ni d’une assemblée de sénateurs ni d’une école de philosophes : c’est une création spontanée, qui vient on ne sait d’où, se pose on ne sait comment, se développe sans qu’on la voie, et de gré ou de force se fait suivre.

Donc le spirituel de la nouvelle Rome se reforme en dehors de l’action impériale, venant un peu de partout, et, de quelque part qu’il arrive, se dressant contre César : l’empire est condamné sans rémission. L’empire ne subsistera quelques siècles que pour enterrer le paganisme, et féconder, d’abord par la persécution, puis par la faveur, la nouvelle Église. Partout, hormis dans l’État, la spiritualité se montre ; les spirituels ou puritains (gnostiques) pullulent, vrai déluge de religionnaires : stoïciens, platoniciens, pythagoriciens, cyniques, mages, juifs, égyptiens, _chrétiens_, enfin. Et comme, cette fois, en raison de la diversité de leur origine, le spirituel ne peut soumettre entièrement le temporel, ni le temporel s’assimiler le spirituel, comme ils restent fatalement distincts, et rendent par leur scission la famille bâtarde, le parricide sévit de plus en plus, et la lutte s’engage, à perpétuité, entre le Christ et l’empereur. °

Ainsi ce qui caractérise l’extinction du spirituel, ou son divorce d’avec le temporel, dans une société, est le régicide. Non que j’accuse les persécutés, chrétiens ou autres, d’avoir attenté à la vie des césars : ils n’avaient garde. Jusqu’à ce qu’ils fussent devenus les maîtres, les chrétiens ne tirèrent pas l’épée ; il n’y eut parmi eux ni révoltes ni complots. Le régicide est l’acte d’une société divisée, en révolte contre elle-même, et qui se nie en la personne de son représentant. Le christianisme, tant qu’il fut hors la loi, ne fournit pas de régicides. Les empereurs sont frappés par ceux qui leur appartiennent : César est poignardé par Brutus, son fils d’adoption; Auguste empoisonné, dit-on, par Livie sa femme; Tibère étouffé par son neveu Caligula ; celui-ci massacré par son capitaine des gardes, Chéréa ; Clande empoisonné par Agrippine, sa seconde femme, après avoir failli être détrôné par l’amant de la première, Messaline; Néron, Galba, Othon, Vitellius, tués par les prétoriens. Ainsi des autres. La conscience commune est morte dans l’empire : l’empereur est comme un père de famille qui prostitue sa femme, viole ses fils et ses filles, trahit sa maison, et que sa femme, ses enfants, ses domestiques, poursuivent comme un monstre. Lactance l’a vu, et c’est tout ce que contient de vrai son livre De Mortibus persecutorum : les empereurs finissent misérablement parce qu’ils sont ennemis de la vraie religion, c’est-à-dire parce qu’il n’y a plus de foi sociale, plus d’esprit de famille, plus de vie spirituelle.

Enfin, ils se confessent vaincus. Constantin, voyant que le moral de la société lui échappe, prend une résolution désespérée : il se convertit au christianisme, déplace le siège de l’empire, abolit les prétoriens, demandant pour toute grâce de partager l’empire avec le Christ, Divisum imperium cum Christo Cœsar habeat : trois grandes choses, mais trois choses inutiles, voire malheureuses.

Constantin a beau se faire président du concile, il n’y obtient pas même voix consultative; il est le sujet du Christ, l’ouaille de l’Église, l’évêque du dehors, il a perdu sans retour la paternité de la république, le pontificat. Le spirituel et le temporel demeurent séparés, et jusque dans la famille de Constantin le régicide exerce ses fureurs.

Constantin s’imagine qu’en transférant le siège de l’empire, il se rendra plus facilement maître de l’esprit nouveau : erreur. Le christianisme est la transformation du paganisme; c’est au Panthéon, dans la métropole de Y’idolâtrie, que le Christ, crucifié à Jérusalem, établit le siège de son gouvernement. Que César porte ses pénates où il voudra, à Nicomédie, à Paris, à Milan, à Ravenne : le pape garde Rome; il règne, et plus que l’empereur il commande.

Constantin dissout les gardes prétoriennes, c’est-à-dire qu’il détruit le dernier obstacle que rencontrât le despotisme, et rend ainsi plus irrévocable la scission sociale, par suite, l’antagonisme entre le Christ et César, entre l’Eglise et l’État. Aussi la vie des empereurs ne compte plus pour rien; la majesté impériale devient le jouet des barbares, et l’utopie du césarisme s’évanouit, en Occident devant les nations germaniques qu’absorbe l’Église, en Orient devant les Sarrasins et les Turcs, que pousse l’Islam.

L’empire détruit, il semble que rien n’empêche plus le monde de retrouver cet esprit de famille qu’exprimait jadis la fusion des deux pouvoirs. La logique le veut : c’est ce que fait l’Orient par l’institution du califat. Un instant l’Islam menace d’envahir l’Europe, et de supplanter, par la vertu de son unité, la religion du Christ. Mais le spirituel de Mahomet n’est pas à la hauteur de la civilisation occidentale; antipathique au progrès, il ne tardera pas à déchoir, ou plutôt à faire déchoir les peuples qui lui confient la direction de leur conscience. Le Coran est donc : écarté, mais seulement au profit de l’antagonisme, l’Etat résistant de toute sa force à l’absorption de l’Église, l’Église de son côté protestant sans cesse contre les empiétements de l’État. Tel est le sens de l’agitation qui commence en Italie aussitôt après la fin de l’empire d’Occident, et qu’on voit se propager dans le monde chrétien, jusqu’au moment où la papauté est souffletée par Philippe le Bel, sa milice brûlée comme hérétique et immorale, et le siège de saint Pierre transféré à Avignon. En l’an 800, un compromis verbal avait eu lieu entre le pape Léon II et Charlemagne : mais on évite de rien définir; la question reste en suspens, ni l’Église ni l’État n’ayant assez de puissance pour la trancher. Dans la donnée évangélique, une solution du problème était même impossible. Mon royaume n’est pas de ce monde, avait dit le Christ devant Pilate, se plaçant ainsi lui-même, par cette parole malheureuse, hors du monde réel, sacrifiant son Église avant qu’elle existât, et condamnant sa propre religion. Jules César avait ouvert l’ère du régicide; Jésus en fit, pour ainsi dire, un dogme : à eux deux commence la responsabilité morale des assassinats. Entre temps le régicide se déchaîne avec un redoublement de violence sur les rois et sur les papes. Jamais ne se vit pareille foi à l’autorité, et jamais pareil mépris de la personne royale, impériale, pontificale. Enfin théologiens et jurisconsultes en viennent, par une apostasie réciproque, à poser en principe la séparation du spirituel et du temporel, comme s’ils avaient eu, les uns et les autres, le secret de gouverner des âmes sans corps ou des corps sans âmes. Mais.la raison des sociétés ne se plie point à ces accommodements : telle est la nécessité de l’unité que, malgré la séparation, le droit divin pénétrant la société lui impose sa constitution féodale et monarchique, et que le pape, souverain temporel d’une portion de l’Italie, lève, par son administration ecclésiastique, des contributions sur le monde.

Au xvie siècle, la Réforme combat dans ses prêches la puissance temporelle des papes, tandis qu’elle s’efforce, dans sa politique, de séculariser l’Église et par là de revenir à l’unité”: hypocrisie inutile. Le pontificat du roi d’Angleterre, la dictature de Calvin, furent un escamotage de la même force que le pacte de Charlemagne. Les peuples engagés dans le protestantisme n’ont pas retrouvé l’unité plus que les catholiques ; aussi le régicide, allant jusqu’à l’extermination des familles royales, a continué d’instruire le monde : Et nunc, reges, intelligite; erudimini, qui judicatis terram.

La Révolution arrive enfin : que nous dit-elle? Quel est son dogme? Quelle sera sa solution sur le débat qui depuis dix-neuf siècles entrave la civilisation et attriste la conscience des peuples?

La Révolution, par son caractère philosophique, par sa négation du droit divin, par son abolition du régime féodal, par sa déclaration des droits de l’homme et du citoyen, par sa haute indifférence à l’égard des opinions religieuses, par sa dépossession du clergé, par ses _constitutions_, ses codes, son enseignement, par Sa _tolérance_ enfin, la Révolution se proclame constituée aussi bien au spirituel qu’au temporel : elle n’admet d’église, hors de son sein, qu’à titre précaire et viager, jusqu’à ce qu’elle ait rallié les âmes à sa foi, elle nous annonce, avec la fin du schisme, la cessation du régicide…

III

À ce mot, il me semble entendre, comme en 1848, les interruptions partir des deux côtés de l’assemblée :

C’est pour cela, me crie-t-on de la droite, qu’en France, depuis 1789, il n’y a pas eu un seul attentat ?

Oui, réplique la gauche, c’est parce que tous les pouvoirs depuis 1789 ont été infidèles à la Révolution qu’ils ont été exécutés tous par la Révolution, et il en sera de même tant que la Révolution ne sera pas définitive.

Voix de droite : Prédicateur d’assassins !

Voix de la montagne : Mort aux tyrans !…

Et me voilà convaincu, par mes paroles et par mon parti, d’avoir entrepris l’apologie du plus grand des forfaits.

— Citoyens, répondrai-je à mes interrupteurs, j’ai reconnu, et puissé-je l’assumer toute sur ma tête, la complicité morale ; mais, loin que je m’en vante, j’aurais plutôt envie d’en pleurer. Accordez-moi dix minutes, et vous jugerez en connaissance de cause.

Nous savons ce qui produit le régicide : nous pouvons en apprécier la moralité. Quelle moralité étrange ! Ici le pour et le contre se trouvent tellement connexes, qu’une solution franche devient impossible. Écoutez cette proposition :

On peut toujours poser un cas de régicide tel que la conscience publique prenne parti pour l’assassin contre le prince ; mais dans ce cas-là même il existe toujours des raisons qui font du régicide, au point de vue du droit et de la morale, un acte exorbitant, un crime, dont le fanatisme du coupable peut seul atténuer l’horreur.

N’insistons pas sur la première partie de la proposition : c’est une de ces thèses qu’il n’est pas bon de développer devant les imaginations faibles, que le vertige du meurtre entraîne plus aisément que l’attrait de la charité. Qu’il me suffise ici du témoignage de Platon. Le nom de tyran, dit ce prince des moralistes, implique dans sa définition quelque chose de si noir, que la conscience se refuse à condamner le citoyen qui se dévoue pour en purger la patrie. Et force nous est d’avouer qu’il y a du vrai dans ce jugement, quand nous voyons quelle pitié a excitée, en faveur d’un Orsini, la simple allégation de son patriotisme. J’accorderai donc qu’étant donné le tyran, le tyrannicide peut sembler, en principe, légitime : jusque-là, je puis souscrire à l’opinion de Platon et du R. P. Mariana. Reste à savoir quel parti nous allons tirer, pour l’application, de ce principe, puisque sans application le principe est inutile, c’est-à-dire nul.

La punition d’un tyran, pour être régulière et juste, suppose : 1o qu’il existe une conscience, au nom de laquelle le chef de l’état peut être poursuivi ; 2o qu’on a défini la tyrannie. Car il est clair que, si l’accusation de tyrannie est abandonnée au sens privé de chaque individu, la certitude du crime disparaissant avec l’authenticité de la loi qui le punit, au lieu du tyrannicide nous n’avons plus que l’arbitraire des égorgements et la réciprocité de l’assassinat.

Or, en fait, et pour ce qui touche la communauté juridique ou le spirituel, la société n’est pas mieux constituée aujourd’hui qu’elle ne l’a été pendant tout le moyen âge et sous les successeurs de Jules César ; le divorce existe toujours, à telle enseigne que nous en avons fait un principe de droit public, une loi de l’État. Chez nous le spirituel est systématiquement séparé du temporel, ce qui veut dire que nous n’avons pas de conscience commune, pas de foi juridique, pas d’esprit de famille, et que même nous nous sommes interdit, de par nos pragmatiques sanctions, nos constitutions et nos concordats, d’avoir chez nous rien de pareil. Comment donc pouvons-nous accuser le prince de tyrannie, c’est-à-dire de forfaiture à la conscience publique, quand nous ne savons pas nous-mêmes ce qu’est cette conscience ? Pas de loi, pas de crime : c’est le premier axiome du droit pénal.

En droit, la constitution spirituelle, qui seule pourrait légitimer une accusation de tyrannie, n’existant pas, l’accusation elle-même ne peut se formuler, elle manque d’éléments ; bien plus, elle devient contradictoire, et nous nous achoppons à une antinomie analogue à celle que soulève la question de la peine de mort.

La théorie n’a nulle peine à établir que le sujet en qui la conscience est éteinte peut et doit être occis ; mais comment constater une pareille extinction de la conscience ? L’homme a beau s’enfoncer dans le crime, il est toujours homme ; la conscience ne meurt jamais en lui tout à fait. C’est pour cela que, chez les nations chrétiennes où la peine de mort est en usage, on a soin de réconcilier le condamné : comme si la société le priait de consentir à son propre supplice, de faire de sa mort un sacrifice volontaire à la sécurité publique, en un mot, de moraliser son trépas par son dévouement.

Il en est ainsi du tyrannicide. Sans loi positive qui le détermine, il est contradictoire dans les termes, dès lors impuissant, nuisible même à la cause qu’il prétend servir, partant injuste.

Le tyrannicide est contradictoire, je veux dire par là qu’au moment même où la conspiration frappe le prétendu despote, il affirme lui-même le despotisme : nous venons d’en avoir un exemple dans Orsini.

Je n’ai nulle envie de dégrader ce supplicié : je sais qu’il faut ménager les religions populaires, quelles qu’en soient les idoles ; et Orsini, par la dignité de ses derniers moments, est devenu, comme Jacques Clément, pour beaucoup de monde un saint. Mais Orsini s’est trompé : en pareil cas, l’erreur est criminelle. Il voulait que Napoléon III, aujourd’hui maître des affaires, proclamât l’indépendance de l’Italie, déclarât, pour soutenir cette indépendance, la guerre à l’Autriche, à la Prusse, à toute l’Allemagne, à l’Angleterre, déchaînât sur l’Europe la Révolution, en deux mots décrétât, en vertu de son autocratie, la liberté des peuples et l’égalité de tous les hommes. Qu’est-ce que cela, sinon l’affirmation du despotisme ? Je n’examine pas si les prétentions d’Orsini étaient justes, je demande au nom de quelle religion agissait cet homme. Quelle conscience le dirigeait ? Que savait-il de la Révolution pour en parler ? De quel droit, caporal bombardeur, disposait-il de trente-six millions d’existences ? Et qui ne voit ici qu’en s’adressant à l’omnipotence impériale, il faisait fi de la volonté de la nation ? Même quand il s’agit de la liberté et de l’égalité, un chef d’état ne doit exécuter que ce qui a été résolu dans les conseils du pays ; toute initiative personnelle de sa part est usurpation ; quels que soient son titre et ses prérogatives légales, en réalité il règne et ne gouverne pas.

Il plaît à Orsini de conjecturer que, l’Empereur enlevé la démocratie lui succède, et qu’elle exécute ce qu’il n’a pas convenu au chef actuel de l’état d’entreprendre. Quelle garantie, d’abord, pouvait avoir Orsini de cette succession ?….. Puis, quand même les démocrates, passant sur le corps de l’Empereur, seraient remontés au pouvoir, qu’est-ce qui prouve qu’ils eussent dû faire et qu’ils eussent fait en 1858 autre chose que ce qu’ils ont fait en 1848 ? Jusqu’à ce que la foi révolutionnaire soit exposée, la démocratie n’est en France, comme la bourgeoisie et l’orléanisme, qu’un parti, un intérêt ; ce n’est rien d’universel, rien de légitime. La démocratie, pas plus que l’orléanisme ou l’empire, ne représente la conscience du pays, n’en exprime le spirituel. Eût-elle convoqué le peuple dans ses comices, comme en 1848 ? Si oui, les espérances fondées sur le régicide risquent d’être outrageusement trompées ; si non, c’est le despotisme. Ici se traduit la pensée de dictature qui circule, en même temps que celle de régicide, parmi les masses : c’est pourquoi nul républicain aimant la liberté, l’égalité, la Justice, ayant le respect des formes légales et des volontés de son pays, ne peut applaudir à la pensée qui a conduit le bras d’Orsini.

Le régicide est contradictoire encore à un autre point de vue, qui le rend injuste : c’est que le despote, tyran ou autocrate, qu’il s’agit de détruire, n’est pas seul, n’existe pas par lui-même ; il est le produit, le gérant d’une situation ; il a derrière lui tout un monde ; le seul fait de son existence suppose une masse d’intérêts groupés sous son nom et représentés en sa personne. Je n’applaudis pas plus au coup d’état de décembre qu’à celui de brumaire ; mais il m’est impossible de méconnaître la signification de pareils actes, provoqués par la violence des situations, et qui par eux-mêmes n’entachent pas plus le gouvernement dans un pays où la commune conscience s’ignore, ne rendent par conséquent pas plus le prince usurpateur, que les acclamations de la multitude, et ses suffrages, et ses lampions, ne le rendent légitime.

Vous voulez tuer le tyran, c’est bien ; mais il faut auparavant savoir si, à l’exception de ceux contre qui la tyrannie s’est faite, il y a quelqu’un qui proteste : sans cela vous sortez du droit et du sens commun. Le parti socialiste, le parti rouge, accuse de tyrannie l’empereur parce qu’il n’est ni rouge, ni socialiste, ni révolutionnaire : ne voilà-t-il pas une belle définition !…

Dites-moi, le corps électoral, en 1851, a-t-il protesté ? Il n’avait pour cela qu’à se taire ; eh bien non ! il a voté : à Paris seulement il y a eu 196,000 oui contre 96,000 non, en tout 292,000 contre le régicide. L’année dernière, les mêmes électeurs ont-ils protesté ? Non, encore : ils ont accepté le combatsur le terrain de l’opposition constitutionnelle ! L’Église, les tribunaux, la Cour de cassation, ont-ils protesté ? Les académies, les écoles, ont-elles protesté ? La Bourse a-t-elle baissé ? Les chambres de commerce, les conseils de prud’hommes, l’ordre des avocats, l’industrie, le commerce, la banque, tout cela a-t-il protesté ? Les magasins et les ateliers se sont-ils fermés ? Les journaux ont-ils parlé ? Et aujourd’hui, qui proteste ? Les contribuables refusent-ils l’impôt et les conscrits le service ? Les théâtres ont-ils jamais moins chômé ? Quoi ! le ministère propose une loi de sûreté générale, le conseil d’État l’élabore, le corps législatif la discute et la vote, le sénat la sanctionne, les préfets et les tribunaux l’appliquent ; personne ne dit mot, partout on se soumet ; si vous demandez des nouvelles d’un transporté, sa femme, ses enfants, ne daignent vous répondre : et vous parlez de tyrannie ! On prétend qu’il existe des sociétés secrètes. Je ne demande pas si elles protestent en la qualité qu’elles existent, puisqu’elles sont secrètes. Mais on ne se réunit secrètement que pour agir au dehors plus sûrement : quelle protestation du dehors les sociétés secrètes ont-elles provoquée ? Certes, et j’en gémis, notre raison est trouble ; nos mœurs s’en vont ; nous avons perdu notre route ; nous sommes à cette heure aussi loin de la Révolution que de l’ancien régime. Mais jamais nation, en pareil travail d’avenir, ne fut moins tyrannisée que la nôtre ; ce qui nous pèse est plutôt la fatalité que le despotisme : pour l’honneur de la France, je proteste contre le régicide. Le régicide, grand Dieu ! c’est la condamnation du socialisme. Ôtez du dix-neuvième siècle la question sociale, le coup d’état du 2 décembre et la restauration de l’empire sont impossibles. Ôtez la question sociale, et Napoléon III dépose son acte additionnel ou il tombe. Êtes-vous résolus, démocrates, d’en finir à tout prix avec l’Empereur ? Pas besoin de bombes : ralliez-vous au comte de Paris.

À vrai dire, il n’existe ni tyran, ni despote ; c’est un rêve de l’imagination, un mythe. Il y a, selon les circonstances, des chefs de parti, comme il y a des chefs de barricades ; des ambitieux qui s’élèvent au pouvoir par le conflit des passions et des intérêts : voilà tout. Il se peut aussi que l’individu revêtu des insignes de la souveraineté ajoute par ses mœurs personnelles à la félonie de son usurpation : on peut dire qu’alors il réalise en sa personne le suicide social, résultant de la scission du temporel et du spirituel. C’est le spectacle que présente l’histoire si curieuse des empereurs romains. Fils du divorce, l’empereur sent qu’il n’a plus le souffle de vie ; il a conscience de son matérialisme ; il hait par conséquent, comme son antagoniste et son juge, cet esprit nouveau qui s’agite autour de lui ; il le défie et l’insulte par sa propre dépravation. Scélérat par désespoir, César ne tarde pas à tomber victime des siens : pourquoi les sectateurs de la foi nouvelle s’occuperaient-ils de sa chute ? Ils seraient insensés, criminels. Eux, les spirituels, rendre cet infortuné responsable de la corruption dont il est le représentant ! ce serait se faire ses complices, confesser leur indignité et leur impuissance.

Le régicide, en effet, n’aboutit pas, il ne peut pas aboutir ; pourquoi ? parce qu’il n’est pas un acte de la communauté juridique, qui seule peut régénérer la société ; il est le produit d’une communauté de péché. Quel homme, plus que César, mérita jamais, malgré sa clémence et toutes ses qualités aimables, l’épithète de tyran ? César, selon moi, fut justement puni, ce qui ne prouve pas du tout que ses meurtriers fussent innocents ; ce que je trouve même de beau dans l’acte de Brutus est l’insulte faite, en la personne du dictateur, à la plèbe féroce et imbécile. Mais quoi ! si vous frappez César, nobles conjurés, si vous brisez l’idole populaire, c’est que vous êtes meilleurs que César et son parti, apparemment ; c’est que vous avez ce qui lui manque, la religion de l’avenir. D’où vient donc cette antipathie que vous inspirez au peuple et au monde ?… Si vous frappez César, il faut, pour être conséquents et justes, frapper ses complices, détruire ses légions, anéantir la multitude qu’il a instituée son héritière, changer le cours de l’histoire, dont l’évolution a amené cette dictature fatale. La proscription en masse : voilà le corollaire du tyrannicide.

Aussi, voyez comme repousse le tyran : on dirait le rejeton d’un chêne. Après les funérailles de César, auxquelles le peuple assiste tout entier, dès le lendemain du meurtre, la plèbe et les légions prennent pour chef un petit jeune homme, timide, fluet, point guerrier, génie médiocre, encore aux mains de son précepteur, le contraire en tout du défunt ; et ce nouveau venu, seul ou en participation avec Marc-Antoine, commande cinquante-six ans. Quand Auguste mourut, l’an 14 de notre ère, aucun Romain âgé de moins de soixante ans ne pouvait se vanter d’avoir vu la République. N’est-ce pas à dégoûter du régicide ?

Après Auguste, Tibère, un monstre parmi les monstres, règne vingt-trois ans : de toutes parts on lui élève des temples et des autels ; aux villes qui lui demandent la permission de le faire dieu, il répond en priant qu’on le laisse tranquille. Caligula, frénétique, règne quatre ans ; Claude, idiot, quatorze ans ; Néron, quatorze ans ; Donatien, seize ans ; Commode, treize ans ; et tous populaires comme jamais ne furent Trajan, ni Marc-Aurèle. N’est-ce pas, encore une fois, à dégoûter du régicide ?

Ironie de la Justice sanctionnelle ! Une nation a perdu le sens moral : de ce moment elle n’a de foi qu’en la force. Là commence son expiation. Mais la force répugne à l’être que la conscience seule doit gouverner : à peine établi, le despote devient un objet de haine, et le point de mire des complots. Rends-nous la liberté, César !… Non, répond la Justice, vous ne serez pas libres, car vous êtes devenus méchants ; vous adorerez un maître, et vous le haïrez tout en l’adorant, et vous le tuerez. Mais vous le tuerez en vain, parce que ce maître c’est vous ; et quoi qu’il ait fait vous ne le tuerez pas sans crime, parce que le vrai coupable c’est encore vous.

Le régicide, enfin, ne résout rien, il empêche même les solutions de se produire ; par là il se retourne contre le parti qui l’emploie, et dont il devient la condamnation.

Pendant douze siècles, depuis la fin de l’empire d’Occident jusqu’à la Révolution française, l’Italie fait un usage continuel de l’assassinat politique et de la proscription. C’est en Italie qu’est née cette idée stupide, importée en France par Pianori, Tibaldi, Orsini, de couper court aux difficultés sans combat, sans émeute, sans bruit, par la suppression pure et simple de l’homme qu’on juge être un embarras. À quoi l’Italie a-t-elle abouti ? Sait-elle seulement ce qu’elle veut et ce qu’elle est ? Ici on rêve l’unité ; là, la fédération ; Gioberti prêche la papauté constitutionnelle et libérale, et quand Rossi vient en faire l’essai, il tombe sous le couteau des démocrates. La mort de Rossi est le crime inexpiable de la démocratie romaine ; elle a fait plus de mal à l’Italie que l’occupation française. Orsini et consorts protestent contre l’occupation étrangère : pour faire cesser cette occupation ils appellent à grands cris l’étranger, et parce que l’étranger que l’Italie appelle ne se presse pas de chasser l’étranger qui l’occupe, on assassine cet étranger. Quel patriotisme !

Ravaillac fut de sa personne un régicide aussi respectable qu’on en vit oncques, pieux, désintéressé, simple de cœur, intrépide. En fut-il jamais de plus mal inspiré ? Si Henri IV vit encore dix ans, il épargne à la France la régence funeste de Marie de Médicis, abat l’influence espagnole, donne la main à Richelieu, qui, rendu plus fort par l’autorité du roi, plus assuré dans sa politique, aurait pu nous épargner le Mazarin et guider la jeunesse de Louis XIV. Incapable d’observer son siècle et d’en suivie la marche, le régicide s’empare de l’avenir comme si l’avenir était sa propriété ; il préjuge l’histoire, comme s’il en était la Providence ; il met son sens privé à la place de la raison des choses, érige son fanatisme au-dessus de la volonté générale. Montrez-moi, je vous prie, quelque chose de plus despotique que le régicide.

J’entends que l’on me dit : Vous prêchez l’impunité de la tyrannie, son innocence même. L’impunité, érigée en dogme, équivaut à une déclaration d’innocence.

Je ne prêche l’impunité ni n’affirme l’innocence de la tyrannie, puisque je condamne la vie et la personne des tyrans ; puisque je reconnais au tyrannicide des motifs d’atténuation, et que je signale tyrans et tyrannicides comme la dernière expression d’un état de choses destitué de spirituel, comme le sceau de l’immoralité sociale.

Je fais simplement l’historique du phénomène ; j’en montre l’origine, les symptômes, les accès et les insuccès ; je prouve que, la tyrannie n’étant susceptible ni d’une définition législative, ni par conséquent d’une sanction pénale, le tyrannicide est, comme la peine de mort, une idée qui implique contradiction, une antinomie. Or, comme cette antinomie n’est pas de celles que la raison pratique de l’humanité construit et utilise par le balancement de leurs termes, qu’elle doit au contraire disparaître entièrement avec la cause qui l’a amenée et ne peut donner lieu à une maxime, j’ai eu raison de dire d’elle : Question insoluble par la logique, et sur laquelle toute philosophie doit déclarer son incompétence. Cela signifie que l’attentat à la personne d’un empereur est uniquement livré à l’appréciation du jury, sans qu’il soit permis de poser à cet égard aucune règle générale.

Il n’y a rien, absolument rien à tirer, pour la conduite des partis et des nations, de cette hypothèse : s’il est permis de mettre à mort un tyran ? ce tyran fût-il Néron ou Tibère, pas plus que de ces autres : S’il est permis de se parjurer avec un parjure ; S’il est permis à un fils, dans certains cas, de tuer son père ; Si le mari qui surprend sa femme en adultère a le droit et le devoir de la poignarder. Le jury, je le répète, peut, selon les circonstances, trouver des atténuations : je crois qu’il eût été plus moral, par exemple, de jeter Ravaillac dans un couvent, en considération de son fanatisme, que de l’écarteler. Ce sont là sujets de tragédie, non questions de droit : la Justice, qui ne veut jamais la mort du pécheur, ne peut pas non plus glorifier celui qui, sous prétexte de la sauver, lui fait outrage ; et toujours la conscience publique, revenue de son emportement, se séparera de qui fut parjure, même pour le service d’une sainte cause, ou assassin.

Citoyens, pour faire le procès au chef de l’état, il faudrait que nous fussions en état de grâce, et nous avons perdu jusqu’à la notion du droit. Nous ressemblons à une nation de contrebandiers : nous traitons la Justice comme la douane ; chacun demande protection pour la marchandise qu’il vend, liberté pour celle qu’il achète, et comme les deux ne peuvent aller ensemble, tout le monde se livre à la fraude. Pas vu, pas pris ; celui qui se laisse saisir paye l’amende, mais n’est point déshonoré. Sur ce les plus harcelés posent la question : Si, la liberté du commerce étant de droit naturel, il est permis de résister à la douane, même par les armes ? À quoi je réponds : Faites la balance des forces et des services, et vous n’aurez plus affaire du douanier. Hors de là, vous êtes des fripons et des brigands.

Comment alors, me demandez-vous, sortir de cette situation atroce qui nous tient, comme un dilemme aux cornes sanglantes, entre le parricide et le viol de la liberté ? Comment en finir avec la tyrannie ?

Je vous le dirai tout à l’heure ; mais il faut auparavant que je relève l’interpellation qui m’a été adressée de la droite. Les plus régicides parmi nous ne sont pas ceux qu’on accuse : je supplie mes coreligionnaires politiques et socialistes de ne pas tant faire, sur ce chapitre, les fanfarons.

III. — A ce mot, il me semble entendre, comme en 1848, les interruptions partir des deux côtés de l’assemblée :

C’est pour cela, me crie-t-on ironiquement de la droite, qu’en France, depuis 1789, il n’y a pas eu un seul attentat!

Oui, réplique la gauche, c’est parce que tous les pouvoirs depuis 4789 ont été infidèles à la Révolution qu’ils ont été exécutés tous par la Révolution, et il en sera de même tant que la Révolution ne sera pas définitive.

Voix de droite : Prédicateur d’assassins!

Voix de la montagne : Mort aux tyrans!.…

Et me voilà convaincu, par mes paroles et par mon parti, d’avoir entrepris l’apologie du plus grand des forfaits. °

— Citoyens, répondrai-je à mes interrupteurs, j’ai reconnu, et puissé-je l’assumer tout entière sur ma tête, la complicité morale; mais, loin que je m’en vante, j’aurais plutôt envie d’en pleurer. Accordez-moi dix minutes, et vous jugerez en connaissance de cause.

Nous savons ce qui produit le régicide : nous pouvons en apprécier la moralité. Quelle moralité étrange! Ici le pour et le contre se trouvent tellement connexes, qu’une solution nette devient impossible. Écoutez cette proposition :

On peut toujours poser un cas de régicide tel que la conscience publique prenne parti pour l’assassin contre le prince; mais dans ce cas-là même il existe toujours des raisons qui font du régicide, au point de vue du droit et de la morale, un acte exorbitant, dont la violence faite au coupable peut seule atténuer l’horreur.

N’insistons pas sur la première partie de la proposition : c’est une de ces thèses qu’il n’est pas bon de développer devant les imaginations faibles, que le vertige du meurtre entraîne plus aisément que l’attrait de la charité. Qu’il me suffise ici du témoignage de Platon : Le nom de tyran, dit ce prince des moralistes, implique dans sa définition quelque chose de si noir, que la conscience se refuse à condamner le citoyen qui se dévoue pour en purger la patrie. Et force nous est d’avouer qu’il y a du vrai dans ce jugement, quand nous voyons quelle pitié a excitée, en faveur d’un Orsini, la simple allégation de son patriotisme. J’accorderai donc qu’étant donné le _tyran_, le tyrannicide peut sembler, en principe, légitime : jusque-là, je puis souscrire à l’opinion de Platon et du R. P. Marianna. Reste à savoir quelle application nous allons faire de ce principe, puisque sans application le principe est inutile, c’est-à-dire nul.

La punition d’un tyran, pour être régulière et juste, suppose : 1° qu’il existe une conscience collective, au nom de laquelle le chef de l’état peut être poursuivi; 2° qu’on a défini la tyrannie. Car il est clair que, si l’accusation de tyrannie est abandonnée au sens privé de chaque individu, la certitude du crime disparaissant en même temps que l’authenticité de la loi qui le punit, au lieu du tyrannicide nous n’avons plus que l’arbitraire des égorgements et la réciprocité de l’assassinat.

Or, en Fair, et pour ce qui touche la communauté juridique ou le spirituel, la société sortie de la Révolution n’est pas mieux constituée jusqu’à présent qu’elle ne l’a été pendant tout le moyen âge et sous les successeurs de Jules César; le divorce existe toujours, à telles enseignes que nous en avons fait un principe de droit public, une loi de l’État. Chez nous le spirituel est toujours et systématiquement séparé du temporel, ce qui veut dire que nous n’avons pas de conscience commune, pas de foi juridique, pas d’esprit de famille, et que même nous nous sommes interdit, de par nos pragmatiques sanctions, nos constitutions et nos concordats, d’avoir chez nous rien de pareil. Il suit de là que le régicide continue, depuis 1789, comme sous les empereurs romains et les papes, d’être le trait signalétique de notre société; mais de cela même il résulte aussi que nous n’avons pas en nous ce qu’il faudrait pour instituer la répression du crime de tyrannie, nous n’avons pas de conscience sociale. Comment accuser de tyrannie, c’est-à-dire de forfaiture à la conscience publique, le chef de l’état, quand nous ne savons pas sur quoi repose l’état? Pas de définition, pas de loi, pas de crime : c’est le premier axiome du droit pénal.

En _droit_, la constitution spirituelle, qui seule pourrait légitimer une accusation de tyrannie, n’existant pas, l’accusation elle-même ne peut se formuler, elle manque d’éléments. Bien plus, elle devient contradictoire, et nous nous achoppons à une antinomie analogue à celle que soulève la question de la peine de mort. :

La théorie n’a nulle peine à établir que le sujet en qui la conscience est éteinte peut et doit être occis; mais comment constater une pareille extinction de la conscience? L’homme a beau s’enfoncer dans le crime, il est toujours homme; la conscience ne meurt jamais en lui tout à fait. C’est pour cela que, chez les nations chrétiennes où la peine de mort est en usage, on a soin de réconcilier le condamné : comme si la société le priait de consentir à son propre supplice, de faire de sa mort un sacrifice volontaire à la sécurité publique, en un mot, de moraliser son trépas par son dévouement.

Il en est ainsi du tyrannicide. Sans loi positive qui le détermine, il est contradictoire dans les termes, dès lors impuissant, nuisible même à la cause qu’il prétend servir, partant anti-juridique, bien qu’il puisse, selon les circonstances, être déclaré plus où moins excusable.

Le tyrannicide est contradictoire, je veux dire par là qu’au moment même où la conspiration frappe le prétendu despote, elle affirme son propre despotisme : nous venons d’en voir un exemple dans Orsini.

Je n’ai nulle envie de dégrader ce supplicié : je sais qu’il faut ménager les religions populaires, quelles qu’en soient les idoles; et Orsini, par la dignité de ses derniers moments, est devenu, comme Jacques Clément, pour beaucoup de monde un saint. Mais Orsini s’est trompé : en pareil cas l’erreur est criminelle. Il voulait que Napoléon III, aujourd’hui maître des affaires, proclamät l’indépendance de l’Italie, déclarât, pour soutenir cette indépendance, la guerre à l’Autriche, à la Prusse, à toute l’Allemagne, à l’Angleterre, déchaînât sur l’Europe la _Révolution_, en deux mots décrétât, en vertu de son autocratie, la liberté des peuples et l’égalité de tous les hommes. Qu’est-ce que tout cela, sinon l’affirmation du despotisme? Je n’examine pas même si les prétentions d’Orsini étaient justes, je demande au nom de quelle religion agissait cet homme. Quelle conscience le dirigeait? Que savait-il de la Révolution pour en parler? De quel droit, caporal bombardeur, disposait-il de trente-six millions d’existences? Et qui ne voit ici qu’en s’adressant à l’omnipotence impériale, il faisait fi de la volonté de la nation française, fi de la volonté de l’Europe? Même quand il s’agit de la liberté et de l’égalité, un chef d’état ne doit exécuter que ce qui à été résolu dans les conseils du pays. Toute initiative personnelle de sa part est usurpation; quels que soient son titre et ses prérogatives légales, en réalité à règne et ne gouverne pas. En sommant Napoléon III d’intervenir en Italie, à peine de se voir traité comme tyran, Orsini demandait à Napoléon III, quoi? un acte de bon plaisir, de tyrannie.

Il plaît à Orsini de conjecturer que, l’Empereur enlevé, la démocratie lui succède, et qu’elle exécutera ce qu’il n’a pas convenu au chef actuel de la France d’entreprendre. Quelle garantie, d’abord, pouvait avoir Orsini de cette succession?.… Puis, quand même les démocrates, passant sur le corps de l’Empereur, seraient remontés au pouvoir, qu’est-ce qui prouve qu’ils eussent dû faire et qu’ils eussent fait en 1858 autre chose que ce qu’ils ont fait en 1848? Jusqu’à ce que la foi révolutionnaire soit exposée, la démocratie n’est en France, comme la bourgeoisie et l’orléanisme, qu’un parti, un intérêt; ce n’est rien d’universel et de saint. Nous ne pouvons pas encore dire d’elle, comme le chrétien de l’Église : Confiteor unam sanctam catholicam Ecclesiam. La démocratie, pas plus que l’orléanisme ou l’empire, ne représente la conscience du pays, n’en exprime le spirituel. Eût-elle convoqué le peuple dans ses comices, comme en 4848? Si oui, les espérances fondées sur le régicide risquaient d’être outrageusement trompées ; si non, C’était le despotisme. Ici se traduit la pensée de dictature qui circule, en même temps que celle de régicide, parmi les masses. Ces deux idées sont corrélatives l’une à l’autre : c’est pourquoi nul républicain aimant la liberté, l’égalité, la Justice, ayant le respect des formes légales et des volontés de son pays, ne peut applaudir à la pensée qui a conduit le bras d’Orsini.

Le régicide est contradictoire encore à un autre point de vue, qui le rend injuste : c’est que le despote, tyran ou autocrate, qu’il s’agit de détruire, n’est pas seul, n’existe pas par lui-même. Il est le produit, le gérant d’une situation; il a derrière lui tout un monde; le seul fait de son existence suppose une masse d’intérêts groupés sous son nom et représentés en sa personne. Je n’applaudis pas plus au coup d’état de décembre qu’à celui de brumaire ; mais il m’est impossible de méconnaître la signification de pareils actes, provoqués par la violence des situations, et qui par eux-mêmes, abstraction faite de tout autre crime personnel, n’entachent pas plus le gouvernement dans un pays où la commune conscience s’ignore, ne rendent par conséquent pas plus le prince usurpateur, que les acclamations de la multitude, et ses suffrages, et ses lampions ne le rendent légitime.

Vous voulez tuer le tyran, c’est bien. Mais il faut auparavant savoir si, à l’exception de ceux contre qui la tyrannie s’est faite, il y a quelqu’un qui proteste : sans cela vous sortez du droit et du sens commun. Le parti socialiste, le parti rouge, accuse de tyrannie l’empereur parce qu’il n’est ni rouge, ni socialiste, ni révolutionnaire : ne voilà-t-il pas une belle définition!…

Dites-moi, le corps électoral, en 1854, a-t-il protesté? Il n’avait pour cela qu’à se taire. Eh bien non! il a voté : à Paris seulement il y a eu 196,000 oui contre 96,000 non, en tout 292,000 contre le régicide. L’année dernière, les mêmes électeurs ont-ils protesté? Non, encore : ils ont accepté le _combat_.… sur le terrain de l’opposition constitutionnelle! L’Église, les tribunaux, la Cour de cassation, ont-ils protesté? Les académies, les écoles, ont-elles protesté? La Bourse a-t-elle baissé? Les chambres de commerce, les conseils de prud’hommes, l’ordre des avocats, l’industrie, le commerce, la banque, tout cela a-t-il protesté? Les magasins et les ateliers se sont-ils fermés? Les journaux ont-ils parlé? Et aujourd’hui, qui proteste? Les contribuables refusent-ils l’impôt et les conscrits le service? Les théâtres ont-ils jamais moins chômé? Quoi! le ministère propose une loi de sûreté générale, le conseil d’Etat l’élabore, le Corps législatif la discute et la vote, le sénat la sanctionne, les préfets et les tribunaux l’appliquent, personne ne dit mot, partout on se soumet ; si vous demandez des nouvelles d’un transporté, sa femme, ses enfants ne daignent pas vous répondre : et vous parlez de tyrannie! On prétend qu’il existe des sociétés secrètes. Je ne demande pas si elles protestent en la qualité qu’elles existent, puisqu’elles sont secrètes. Mais on ne se réunit secrètement que pour agir au dehors plus sûrement : quelle protestation du dehors les sociétés secrètes ont-elles provoquée? Certes, et j’en gémis, notre raison est trouble; nos mœurs s’en vont; nous avons perdu notre route; nous sommes à cette heure aussi loin de la Révolution que de l’ancien régime. Mais jamais nation, en pareil travail d’avenir, ne fut moins tyrannisée que la nôtre; ce qui nous pèse est plutôt la fatalité que le despotisme : pour l’honneur de la France, je proteste contre le régicide. Le régicide, grand Dieu! ce serait la condamnation de la Révolution.

A vrai dire, il n’existe ni tyran, ni despote; c’est un rêve de l’imagination, un.mythe. Il y a, selon les circonstances, des chefs de parti, comme il y a des chefs de barricades; des ambitieux qui s’élèvent au pouvoir par le conflit des passions et des intérêts : voilà tout. Il se peut aussi que l’individu revêtu des insignes de la souveraineté ajoute par ses mœurs personnelles à la félonie de son usurpation : on peut dire qu’alors il réalise en sa personne le suicide social, résultant de la scission du temporel et du spirituel. C’est le spectacle que présente l’histoire si curieuse des empereurs romains. Fils du divorce, l’empereur sent qu’il n’a plus le souffle de vie; il a conscience de son matérialisme; il hait par conséquent, comme son antagoniste et son juge, cet esprit nouveau qui s’agile autour de lui; il le défie et l’insulte par sa propre dépravation. Scélérat par désespoir, César ne tarde pas à tomber victime des siens : pourquoi les sectateurs de la foi nouvelle s’occuperaient-ils de sa chute? Ils seraient insensés, criminels. Eux, les spirituels, rendre cet infortuné responsable de la corruption dont il est le représentant! Ce serait se faire ses complices, confesser leur indignité et leur impuissance.

Le régicide, en effet, n’aboutit pas, il ne peut pas aboutir. Pourquoi? parce qu’il n’est pas l’acte d’une communauté juridique, qui seule aurait pouvoir de régénérer la société; il est le produit d’une communauté de péché. Quel homme, plus que César, mérita jamais, malgré sa clémence et toutes ses qualités aimables, l’épithète de tyran? César, selon moi, fut justement puni, ce qui ne prouve Pas du tout que ses meurtriers fussent innocents; ce que je trouve même de beau dans l’acte de Brutus est l’insulte faite, en la personne du dictateur, à la plèbe féroce et-imbécile. Mais quoi! Si vous frappez César, nobles conjurés, si vous brisez l’idole populaire, c’est que vous êtes meilleurs que César et son parti, apparemment; c’est que vous avez ce qui lui manque, la religion de l’avenir. D’où vient donc cette antipathie que vous inspirez au peuple et au monde? Si vous frappez César, il faut, pour être conséquents et justes, frapper ses complices, détruire ses légions, anéantir la multitude qu’il a instituée son héritière, changer le cours de l’histoire, dont l’évolution a amené cette dictature fatale. Une proscription en masse : voilà le corollaire du tyrannicide. Les Romains ne reculèrent pas devant cette conséquence, que nous n’avons plus le courage d’admettre. Les proscriptions de Marius, de Sylla, des triumvirs, furent la sanction de la révolte contre les usurpateurs. La Convention ne recula pas non plus devant cette conséquence : elle fit la Terreur. Mais nous ne voulons plus ni proscriptions ni terreur : c’est donc que nous ne voulons plus de tyrannicide (J).

Aussi, voyez comme repousse le tyran :.on dirait le rejeton d’un chêne. Après les funérailles de César, auxquelles le peuple assiste tout entier, dès le lendemain du meurtre la plèbe et les légions prennent pour chef un petit jeune homme, timide, fluet, point guerrier, génie médiocre, encore aux mains de son précepteur, le contraire en tout du défunt. Et ce nouveau venu, seul ou en participation avec Marc-Antoine, commande _cinquante-sIx_ ans. Quand Auguste mourut, l’an 44 de notre ère, aucun Romain âgé de moins de soixante ans ne pouvait se vanter d’avoir vu la République. N’est-ce pas à dégoûter du régicide?

Après Auguste, Tibère, un monstre parmi les monstres, règne vingt-trois ans. De toutes parts on lui élève des temples et des autels : aux villes qui lui demandent la permission de le faire-dieu, il répond, en priant qu’on le laisse tranquille. Caligula, frénétique, règne quatre ans; Claude, idiot, quatorze ans; Néron, quatorze ans; Domitien, seize ans; Commode, treize ans; et tous populaires comme jamais ne furent Trajan ni Marc-Aurèle. N’est-ce pas, encore une fois, à dégoûter du régicide?

Ironie de la Justice sanctionnelle! Une nation a perdu le sens moral : de ce moment elle n’a de foi qu’en la force. Là commence son expiation. Mais la force répugne à l’être que la conscience doit gouverner : à peine établi, le despote devient un objet de haine et le point de mire des complots. Rends-nous la liberté, César! Non, répond la Justice, vous ne serez pas libres, car vous êtes devenus méchants. Vous adorerez un maître, et vous le haïrez tout en l’adorant, et vous le tuerez. Mais vous le tuerez en vain, parce que ce maître c’est vous; et quoi qu’il ait fait, vous ne le tuerez pas sans crime, parce que le vrai coupable c’est encore vous.

Le régicide, enfin, ne résout rien : il empêche même les solutions de se produire; par là il se retourne contre le parti qui l’emploie, et dont il devient la condamnation.

Pendant douze siècles, depuis la fin de l’empire d’Occident jusqu’à la Révolution française, l’Italie fait un usage continuel de l’assassinat politique et de la proscription. C’est en Italie qu’est née cette idée stupide, importée en France par Pianori, Tibaldi, Orsini, de couper court aux difficultés sans combat, sans émeute, sans bruit, par la suppression pure et simple de l’homme qu’on juge être un embarras. À quoi l’Italie at-elle abouti? Sait-elle seulement ce qu’elle veut et ce qu’elle est? Ici on rêve l’unité, là la fédération; Gioberti prêche la papauté constitutionnelle et libérale, et quand Rossi vient en faire l’essai, il tombe sous le couteau des démocrates. La mort de Rossi est le.crime inexpiable de la démocratie romaine; elle a fait plus de mal à l’Italie que l’occupation française. Orsini et consorts protestent contre l’occupation étrangère : pour faire cesser cette occupation ils appellent à grands cris l’étranger, et parce que l’étranger que l’Italie appelle ne se presse pas de chasser l’étranger qui l’occupe, on assassine cet étranger. Quel patriotisme!

Ravaillac fut de sa personne un régicide aussi respectable qu’on en vit oncques, pieux, désintéressé, simple de cœur, intrépide. En fut-il jamais de plus mal inspiré? Si Henri IV vit encore dix ans, il épargne à la France la régence funeste de Marie de Médicis, il abat l’influence espagnole, donne la main à Richelieu, qui, rendu plus fort par l’autorité du roi, plus assuré dans sa politique, aurait pu nous épargner le Mazarin et guider la jeunesse de Louis XIV. Incapable d’observer son siècle et d’en suivre la marche, le régicide s’empare de l’avenir comme si l’avenir était sa propriété, il préjuge l’histoire comme s’il en était la Providence; il met son sens privé à la place de la raison des choses, érige son fanatisme au-dessus de la volonté générale. Montrez-moi, je vous prie, quelque chose de plus despotique que le régicide.

J’entends que l’on me dit : Vous prêchez l’impunité de la tyrannie, son innocence même. L’impunité, érigée eu dogme, équivaut à une déclaration d’innocence.

Je ne prêche l’impunité ni n’affirme l’innocence de la tyrannie, puisque je condamne la vie et la personne des tyrans; puisque je reconnais au tyrannicide des motifs d’atténuation, et que je signale tyrans et tyrannicides comme la dernière expression d’un état de choses destitué de spirituel, comme le sceau de l’immoralité sociale.

Je fais simplement l’historique du phénomène; j’en montre l’origine, les symptômes, les accès es les insuccès ; je prouve que, la tyrannie n’étant susceptible ni d’une définition législative, ni par conséquent d’une sanction pénale, le tyrannicide est, comme la peine de mort, une idée qui implique contradiction. Or, comme cette contradiction n’est pas de celles, que la raison pratique de l’humanité construit et utilise par le balancement de leurs termes, qu’elle doit au contraire disparaître entièrement avec la cause qui l’a amenée et ne peut donner lieu à une maxime, j’ai eu raison de dire d’elle : _Question_ insoluble par la logique, et sur laquelle la théorie doit déclarer son incompétence. Cela signifie que l’attentat à la personne d’un empereur est uniquement livré à l’appréciation du jury, sans qu’il soit permis de poser à cet égard aucune règle générale (K).

Il n’y a rien, absolument rien à tirer, pour la conduite des partis et des nations, de cette hypothèse : _S’il est permis de mettre à mort un tyran_ ? Ce tyran fût-il Néron ou Tibère, pas plus que de ces autres : S’il est permis de se parjurer avec un parjure; S’il est permis à un fils, dans certains cas, de tuer son père; Si le mari qui surprend sa femme en adultère a le droit et le devoir de la poignarder. Le jury, je le répète, peut, selon les circonstances, trouver des atténuations : je crois qu’il eût été plus moral, par exemple, de jeter Ravaillac dans un couvent, en considération de son fanatisme, que de l’écarteler. Ce sont là sujets de tragédie, non questions de droit : la Justice, qui ne veut jamais la mort du pécheur, ne peut pas non plus glorifier celui qui, sous prétexte de la sauver, lui fait outrage; et toujours la conscience publique, revenue de son emportement, se séparera de qui fut parjure, même pour le service d’une sainte cause, ou assassin.

Citoyens, pour faire le procès au chef de l’état, il faudrait que nous fussions en état de grâce, et nous avons perdu jusqu’à la notion du droit. Nous ressemblons à une nation de contrebandiers : nous traitons la Justice comme la douane; chacun demande protection pour la marchandise qu’il vend, liberté pour celle qu’il achète, et comme les deux ne peuvent aller ensemble, tout le monde se livre à la fraude. Pas vu, pas pris ; celui qui se laisse saisir paye l’amende, mais n’est point déshonoré. Sur ce les plus harcelés se posent la question : Si, la liberté du commerce étant de droit naturel, il est permis de résister à la douane, même par les armes? A quoi je réponds : Faites la balance des forces et des services, et vous n’aurez plus affaire du douanier. Hors de là vous êtes des fripons et des brigands.

Comment alors, me demandez-vous, sortir de cette situation atroce qui nous tient, comme un dilemme aux cornes sanglantes, entre le parricide et le viol de la liberté? Comment en finir avec la tyrannie ?

Je vous le dirai tout à l’heure; mais il faut auparavant que je relève l’interpellation qui m’a été adressée de la droite. Les plus régicides parmi nous ne sont pas ceux qu’on accuse : je supplie mes coreligionnaires politiques et socialistes de ne pas tant faire, sur ce chapitre, les fanfarons.

IV

Toute maladie de l’être vivant, physique ou morale, s’épuise à la longue : la lèpre a disparu de l’Europe, le despotisme et le régicide en disparaîtront à leur tour. Vient un jour où la société, ayant acquis la conscience de son immoralité séculaire, veut en sortir, restaurer en soi le spirituel, par là s’assurer tout à la fois contre l’abus du pouvoir et contre la révolte,

La Révolution française n’a pas d’autre objet.

Jusqu’à ce moment, il est vrai, la Révolution a procédé avec plus de spontanéité que de réflexion ; elle s’est établie d’abord dans le fait ; puis, comme il arrive toujours, devant le fait vainqueur l’idée a été négligée, et depuis 89 l’attentat politique, ou le régicide, qui en est la forme la plus violente, remplit notre histoire. Quand il ne s’adresse pas au prince, il se fait conspiration, insurrection, société secrète : le criminaliste peut, quant à la gravité, graduer ces faits ; devant la philosophie, qui considère la généralité et la raison des choses, tout cela est de même catégorie, produit de la même illusion, symptôme du même mal. Que l’attentat s’appelle liberticide, populicide, aristocraticide, républicanicide ou régicide, il n’y a pas, quant à la qualité, de différence.

En 1789 la convocation des états généraux est faite par la couronne : la nation, régulièrement appelée, envoie ses représentants pour coopérer avec le prince au nouvel établissement social et politique. Tout se passe d’abord avec calme : c’est le moment de la popularité de Louis XVI ; il est le père de la patrie ; la France est sa famille : la devise fameuse, la Nation, la Loi, le Roi, imprimée sur toutes les monnaies, en exprime du moins le vœu. Tous sont animés du même esprit ; mais quel est cet esprit ? Personne ne le peut définir ; il reste enveloppé dans d’obscurs oracles, ou se manifeste par des coups de tonnerre, qui fanatisent la multitude, terrifient les aristocrates. De nouveau la scission éclate entre le spirituel et le temporel, bien moins par la protestation de l’Église, que son dogme plaçait naturellement hors de la Révolution, que par l’apostasie involontaire des représentants qui, après avoir dépouillé le clergé, nié son droit divin, élevé la tolérance au-dessus de la religion, continuent cependant à confier à l’ancien sacerdoce la direction du spirituel.

De ce moment la Révolution paraissant, comme on l’a tant répété de fois, hors le droit et hors la morale, le régicide entre dans sa pratique ; il fait, pour ainsi dire, partie de sa profession de foi. Le premier acte par lequel l’esprit de révolte se manifeste est le serment du Jeu de paume : pas un Français qui n’y applaudisse. Quels sont les auteurs de ce fameux serment ? Remarquez ceci : des bourgeois, des hommes d’ordre avant tout, auxquels se rallie une partie des députés de la noblesse et du clergé.

Le serment du Jeu de paume aboutit à l’exécution du 21 janvier. Qui la vota ? Des bourgeois encore, des hommes d’ordre, et notez que s’ils se divisèrent sur la peine, ils furent unanimes pour la condamnation. Par cette unanimité la Convention affirmait l’existence d’un nouvel ordre spirituel, auquel Louis XVI, fidèle à sa tradition, avait failli.

Louis XVI mort, l’attentat politique est en permanence : c’est la conscience de la Révolution qui se cherche.

Lepelletier de Saint-Fargeau est tué par le garde du corps Pâris ;

La Gironde renversée, le 2 juin, par les Montagnards ;

Marat assassiné par Charlotte Corday ;

Hébert et Danton envoyés à l’échafaud par Robespierre, qui, délaissé le lendemain par les patriotes, tombe sous la réaction de thermidor. Robespierre, cependant, croyait avoir l’esprit de la Révolution : le pauvre homme s’était trop imbu de celui de Jean-Jacques ; il ne fut, en 94, que le contrefacteur de l’Église alors proscrite.

Le directeur La Réveillère-Lépeaux, homme probe et ferme, se crut aussi en possession du spirituel républicain : un calembour eut raison de sa théo-philanthropie. Repoussée en fructidor, l’insurrection du parti de l’ordre triomphe en brumaire ; et le Directoire passe, plus haï que la Terreur même.

Comme Robespierre et La Réveillère-Lépeaux, Bonaparte a le sentiment profond de ce qui manque à la France : il cherche autour de lui, ne trouve que des idéologues, et, revenant à la religion des aïeux, il signe le Concordat. Que pouvait-il faire ? Ceux qui lui ont reproché d’avoir rétabli l’Église eussent-ils mieux aimé qu’il laissât la nation dans le matérialisme où l’avait jetée le Directoire ?… Mais aussitôt se lèvent contre lui républicains et monarchistes : Puisqu’il rappelle les prêtres, disent les premiers, il ne représente pas la Révolution ; puisqu’il abandonne la Révolution, disent les autres, pourquoi ne rappelle-t-il pas les princes légitimes et se fait-il empereur ?…

Ainsi l’attentat politique n’a plus même pour prétexte la tyrannie : ni Louis XVI, ni Mirabeau ou Barnave, ni la Gironde, ni Marat, ni Robespierre, ni les Directeurs, ni le premier Consul, ne furent des tyrans : c’est pour une cause toute morale qu’on les tue, qu’on les assassine. Céracchi, Topino-Lebrun et Aréna ; Georges Cadoudal, Saint-Régent, Moreau, Pichegru, Malet, sont encore plus des contradicteurs que des conspirateurs : aussi les transportations, les exécutions, l’enlèvement du duc d’Enghien, sont en pure perte. Le droit révolutionnaire méconnu, la scission est partout dans les idées et dans les choses : ni raison publique, ni foi publique, en un mot pas de spirituel. La bourgeoisie constitutionnelle, qui n’a pas détruit l’ancien régime pour courber la tête sous le joug d’un soldat, n’attend qu’une occasion ; elle se présente en 1814 : appuyé par l’étranger, le Sénat conservateur prononce la déchéance de Napoléon.

Pour remonter sur le trône de leurs pères, qu’en coûta-t-il aux Bourbons ? Une charte. La Charte, c’est la promesse de constituer le spirituel de la Révolution. Oublions la réaction de 1815 ; ne prenons pas les actes d’une situation violente pour des actes de tyrannie. Est-ce que Louis XVIII et Charles X furent des tyrans ? Cependant les conspirations se multiplient autour d’eux, essentiellement bourgeoises, dirigées par Manuel, Benjamin Constant, La Fayette, Foy, chantées par Béranger, caressées par le duc d’Orléans. La pensée qui, en 1820, conduit le poignard de Louvel, est la même que celle qui joua pendant quinze ans la comédie. Et pourquoi cette sainte horreur de la Restauration ? Analysez les prétendus griefs, réduisez ce fatras de déclamations à son expression la plus simple, vous trouverez que le véritable reproche qu’on adresse aux Bourbons est de suivre, faute de mieux, l’esprit chrétien, de n’avoir pas l’esprit de la Révolution.

Elle règne enfin cette bourgeoisie puritaine, si jalouse de ses institutions de 89 : sans doute elle va nous dire ce qu’est pour elle la Révolution. Non : elle est foncièrement matérialiste, éclectique tout au plus, sans principe, sans morale ; elle vit de transactions, joue à la bascule ; elle aime à pêcher en eau trouble, et plus que l’empereur elle hait les idéologues. Certes le gouvernement de juillet n’eut rien de tyrannique ; cependant, c’est à partir de 1830 que la démocratie, reprenant la tradition jacobine, semi-bourgeoise, entre dans la voie du régicide, où la poussent et l’encouragent les intrigues et les coalitions parlementaires, où la suivent les conspirateurs de la rue des Prouvaires et de la Vendée. On se demande quelle rage pouvait armer le bras d’un Alibaud, d’un Darmès, d’un Morey ? La même que celle qui fit accuser le dernier ministère de Louis-Philippe par M. Odilon-Barrot, et qui conduisit au banquet du 22 février M. de Lamartine.

Nous sommes en république. Le Gouvernement provisoire saura-t-il de quel esprit il procède ? Saura-t-il formuler, organiser le droit des masses, interroger la conscience sociale, prendre la direction des mœurs publiques, si gravement outragées par le dernier gouvernement ? Hélas ! il fut honnête, le Gouvernement provisoire, mais aussi étranger à l’esprit de la Révolution que les bourgeois de la veille, devenus les conseillers du lendemain. Si, se disaient les démocrates, nous pouvions rallier l’Église ! Nous aurions enfin ce spirituel qui nous manque, et dont le défaut nous fera périr tout à l’heure… Ce fut, comme tout le monde sait, l’idée de M. Buchez et de son école. Visiblement la République n’est pas née viable ; les énergiques du parti, qui s’en aperçoivent, somment le Gouvernement provisoire, incapable de résoudre la question du spirituel, d’entretenir l’agitation dans le temporel : comme si les révolutions n’avaient pas pour but de faire cesser les agitations !…

La période de 1848 à 1852 ne fut qu’un long régicide. — Où, demandez-vous, est ce régicide ? — Dans les manifestations et contre-manifestations de mars, avril, mai 1848 ; dans le guet-apens de juin ; dans les émeutes de janvier et juin 1849 ; dans les lois de répression, les fusillades et les transportations ; dans l’expédition romaine, la loi du 31 mai, la coalition des partis dynastiques, qui, autant et plus que l’entraînement populaire, décida l’élection de 1848 et donna l’absolution au coup d’état…

Est-ce que ces faits, toujours les mêmes, ne révèlent pas en nous, tous tant que nous sommes, proscripteurs et proscrits, régicides et populicides, monarchistes et démocrates, bourgeois et plébéiens, partisans de l’autorité et partisans de l’anarchie, je ne sais quel vertige, causé par la discordance de nos idées, par le vide de nos consciences et l’inharmonie de nos institutions ? Si l’on en doutait, je ferais remarquer, chose non moins extraordinaire que cette obstination du régicide, que, depuis la convocation des états généraux jusqu’à cette année 1858, c’est toujours le même parti qui, sous des noms différents, a été au pouvoir, le parti de l’ordre. Et rassurez-vous, ce sera encore le parti de l’ordre qui gouvernera quand la république sociale aura été proclamée : en France, le parti de l’ordre est indéfectible, il n’y en a pas d’autre.

Qui, depuis Turgot jusqu’à Necker, prépare la convocation des états généraux, c’est-à-dire la Révolution ? La haute bourgeoisie, jointe à la magistrature, à la partie la plus éclairée du clergé et de la noblesse, aux princes du sang eux-mêmes, tout ce qu’on peut voir de plus conservateur, de plus amoureux de l’ordre. M. Droz, de l’Académie française, en a raconté l’impartiale histoire.

Que furent les constituants de toute nuance, et après eux la Gironde et les Jacobins ? Bourgeois, amis de l’ordre. Robespierre était un monsieur, ni plus ni moins que messieurs du Directoire : le sobriquet leur en est resté. Ni Danton, ni Marat, ni Hébert, chefs de la plèbe, des sans-culottes et des septembriseurs, ne gouvernèrent, n’étaient faits pour gouverner. Ces gens-là organisaient un 20 juin, un 10 août, un 31 mai, donnaient une représentation ; quant au pouvoir, ils n’y entraient pas. La Terreur elle-même, qui dura quatorze mois, la Terreur fut œuvre de conservation, œuvre d’ordre.

Vous ne prendrez pas Napoléon, malgré sa popularité, pour un démagogue. Sieyès et les Anciens, vrais auteurs du coup d’état de brumaire, durent compter avec le général sans doute : puisque la bourgeoisie, en 99 comme en 51, appelait l’armée à son aide, elle acceptait le gouvernement militaire. Mais Bonaparte, premier consul et empereur, ne s’en fit pas moins bourgeois tant qu’il put, conservateur et restaurateur de tout ce qui lui semblait utile à l’ordre : s’il déplut à la fin aux bourgeois, j’en ai dit la cause.

De 1814 à 1830, comme de 1830 à 1848, le gouvernement, malgré l’opposition qu’il se crée, n’est-il pas toujours bourgeois, aussi bourgeois que l’opposition ? Quelle différence réelle entre MM. Decazes, Ravez, Mounier, de Villèle, de Martignac, et MM. Casimir Périer, Laffitte, Dupont (de l’Eure), Guizot, Thiers ? et plus tard, entre les hommes du quoique et ceux du parce que ? et maintenant entre la fusion et la non-fusion ? Quand, après 1830, le parti légitimiste reproche à Louis-Philippe de n’avoir pas usé de son crédit pour faire accepter à la nation l’holocauste volontaire de Charles X et du duc d’Angoulême, et pour rétablir Henri V sur le trône de ses pères, ne font-ils pas, par cela même, amende honorable de l’article 14 et des fatales ordonnances, acte d’adhésion à la Révolution ?… Quelle différence encore entre l’opposition dite dynastique et la république tempérée, présentement en train de se rallier, comme les légitimistes se rallient aux orléanistes ?

Entre ces nuances, il y a des griefs domestiques, des amours-propres, des rivalités, beaucoup d’illogisme et de malentendu : devant la Révolution, rien. On s’est cru séparé par des abîmes, on s’est fait une guerre qui est allée maintes fois jusqu’à la conspiration et au régicide : les événements de 48 et 51 ont fait voir qu’entre les uns et les autres il n’y avait pas un cheveu, et c’est pourquoi l’on se fusionne. Mais comme, dans ce monde qui a cessé de croire au droit divin, on ne sait pas mieux pour cela ce qu’est le droit de la Révolution, et comme c’est ce droit qu’on cherche d’instinct, comme c’est par lui qu’on jure, le ralliement général opéré on recommencera la guerre, et le régicide sortira de nouveau des rangs de l’ordre, à moins, ainsi qu’on le demandait tout à l’heure, que l’ordre ne trouve le moyen d’en finir.

Ce moyen, que le développement même du régicide devait à la fin indiquer, je puis le faire connaître, sans m’en attribuer aucunement la gloire.

Qu’est-ce qui caractérise le régicide, tel que nous le voyons se pratiquer depuis la Révolution ?

Sous les empereurs romains, il avait pour cause la ruine du spirituel, la matérialisation de la société.

Après la victoire de l’Église, la cause du régicide se modifie : ce n’est plus l’absence du spirituel, c’est sa séparation d’avec le temporel.

Depuis la Révolution, qui nie le droit divin, qui par conséquent affirme, comme les sociétés primitives, l’unité et l’identité des deux puissances, le motif ou le prétexte du régicide est l’infidélité du prince au spirituel nouveau, l’offense systématique à la conscience de la Révolution.

Or, ce spirituel est inconnu ; personne n’a expliqué le dogme révolutionnaire : c’est un desideratum que l’empirisme et l’enthousiasme ne sauraient suppléer, et qu’il appartient à la raison publique seule de découvrir.

Je dis donc que, dans une société où le régicide ne s’exerce plus pour motif de tyrannie, mais pour raison de principe ; où les partis, sous la pression d’une terreur socialiste, en sont venus à reconnaître leur homogénéité ; dans une société qui rejette à l’unisson le droit divins qui par conséquent affirme, comme l’humanité religieuse l’affirma jadis, l’unité et l’identité des deux puissances, je dis qu’il est inévitable qu’une semblable situation n’attire enfin l’attention des philosophes ; inévitable qu’un livre comme celui-ci ne se produise ; inévitable que le pouvoir établi, quel qu’il soit, n’en provoque l’examen, puisque si le public demeurait indifférent, si le pouvoir se montrait hostile, la maladie sévirait de plus en plus et les attentats se multiplieraient ; inévitable enfin que la discussion ne s’entame, et qu’à l’aide des idées que fera jaillir la controverse, la conscience publique s’éclairant, la marche des choses ne se modifie.

Tout cela peut se faire plus ou moins vite : je ne me fais caution ni du temps ni des hommes. Ce qui est sûr et dont j’ose répondre, c’est que, la question du spirituel dans la Révolution et de sa réunion au temporel étant officiellement posée, l’épilepsie régicide n’a plus de raison d’être ; la maladie est en décroissance, il n’y a de rechute à craindre d’aucun côté.

IV. — Toute maladie de l’être vivant, physique ou morale, s’épuise à la longue : la lèpre a disparu de l’Europe, le despotisme et le régicide en disparaîtront à leur tour. Vient un jour où la société, ayant acquis la conscience de son immoralité séculaire, veut en sortir, restaurer en soi le spirituel, par là s’assurer tout à la fois contre l’abus du pouvoir et contre la révolte.

La Révolution française n’a pas d’autre objet.

Jusqu’à ce moment, il est vrai, la Révolution a procédé avec plus de spontanéité que de réflexion. Elle s’est établie d’abord dans le fait; puis, comme il arrive toujours, devant le fait vainqueur l’idée a été négligée, et depuis 89 l’attentat politique, ou le régicide, qui en est la forme la plus violente, remplit notre histoire. Quand il ne s’adresse pas au prince, il se fait conspiration, insurrection, société secrète. Le criminaliste peut, quant à la gravité, graduer ces faits; devant la philosophie, qui considère la généralité et la raison des choses, tout cela est de même catégorie, produit de la même illusion, symptôme du même mal. Que l’attentat s’appelle liberticide, populicide, aristocraticide, républicanicide ou régicide, il n’y a pas, quant à la qualité, de différence.

En 1789 la convocation des états généraux est faite par la couronne : la nation, régulièrement appelée, envoie ses représentants pour coopérer avec le prince au nouvel établissement social et politique. Tout se passe d’abord avec calme : c’est le moment de la popularité de Louis XVI. Il est le père de la patrie ; la France est sa famille : la devise fameuse, a Nation, la Loi, le Roi, imprimée sur toutes les monnaies, en exprime du moins le vœu. Tous sont animés du même esprit; mais quel est cet esprit? Personne ne le peut définir, il reste enveloppé dans d’obscurs oracles, ou se manifeste par des coups de tonnerre qui fanatisent la multitude et terrifient les aristocrates. De nouveau la scission éclate entre le spirituel et le temporel, bien moins par la protestation de l’Église, que son dogme plaçait naturellement hors de la Révolution, que par l’apostasie involontaire des représentants qui, après avoir dépouillé le clergé, nié son droit divin, élevé la tolérance au-dessus de la religion, continuent cependant à confier à l’ancien sacerdoce la direction du spirituel.

De ce moment la Révolution paraissant, comme on l’a tant répété de fois, hors le droit et hors la morale, le régicide entre dans sa pratique; il fait, pour ainsi dire, partie de sa profession de foi. Le premier acte par lequel l’esprit de révolte se manifeste est le serment du Jeu de paume : pas un Français qui n’y applaudisse. Quels sont les auteurs de ce fameux serment? Remarquez ceci : des bourgeois, des hommes d’ordre avant tout, auxquels se rallie une partie des députés de la noblesse et du clergé.

Le serment du Jeu de paume aboutit à l’exécution du 24 janvier. Qui la vota? Des bourgeois encore, des hommes d’ordre; et notez que s’ils se divisèrent sur la peine, ils furent unanimes pour la condamnation. Par cette unanimité la Convention affirmait l’existence d’un nouvel ordre spirituel auquel Louis XVI, fidèle à sa tradition, avait failli.

Louis XVI mort, l’attentat politique est en permanence : c’est la conscience de la Révolution qui se cherche.

Lepelletier de Saint-Fargeau est tué par le garde du corps Paris;

La Gironde renversée, le 2 juin, par les Montagnards ;

Marat assassiné par Charlotte Corday;

Hébert et Danton envoyés à l’échafaud par Robespierre, qui, délaissé le lendemain par les patriotes, tombe sous la réaction de thermidor. Robespierre, cependant, croyait avoir l’esprit de la Révolution : le pauvre homme s’était imbu de celui de Jean-Jacques ; il ne fut, en 94, que le contrefacteur de l’Église alors proscrite.

Le directeur La Réveillère-Lépeaux, homme probe et ferme, se crut aussi en possession du spirituel républicain : un Calembour eut raison de sa théo-philanthropie.

Repoussée en fructidor, l’insurrection du parti de l’ordre triomphe en brumaire, et le Directoire passe, plus haï que la Terreur même.

Comme Robespierre et La Réveillère-Lépeaux, Bonaparte a le sentiment profond de ce qui manque à la France : il cherche autour de lui, ne trouve que des idéologues, et, revenant à la religion des aïeux, il signe le Concordat. Que pouvait-il faire? Ceux qui lui ont reproché d’avoir rétabli l’Église eussent-ils mieux aimé qu’il laissât la nation dans le matérialisme où l’avait jetée le Directoire? Mais aussitôt se lèvent contre lui républicains et monarchistes : Puisqu’il rappelle les prêtres, disent les premiers, il ne représente pas la Révolution; puisqu’il abandonne la Révolution, disent les autres, pourquoi ne rappelle-t-il pas les princes légitimes et se fait-il empereur ?.…

Ainsi l’attentat politique n’a plus même pour prétexte la tyrannie : ni Louis XVI, ni Mirabeau ou Barnave, ni la Gironde, ni Marat, ni Robespierre, ni le Directoire, ni le premier Consul, ne furent des tyrans : c’est pour une cause toute morale qu’on les tue, qu’on les assassine. Ceracchi, Topino-Lebrun et Aréna ; Georges Cadoudal, Saint-Régent, Moreau, Pichegru, Malet, sont encore plus des contradicteurs que des conspirateurs : aussi les transportations, les exécutions, l’enlèvement du duc d’Enghien, sont en pure perte. Le droit révolutionnaire méconnu, la scission est partout dans les idées et dans les choses : ni raison publique, ni foi publique, en un mot pas de spirituel. La bourgeoisie constitutionnelle, qui n’a pas détruit l’ancien régime pour courber la tête sous le joug d’un soldat, n’attend qu’une occasion; elle se présente en 1844 : appuyé par l’étranger, le Sénat conservateur prononce la déchéance de Napoléon.

Pour remonter sur le trône de leurs pères, qu’en coûta-t-il aux Bourbons? Une charte. La Charte, c’était la promesse de constituer le spirituel de la Révolution. Oublions la réaction de 1815 ; ne prenons pas les actes d’une situation violente pour des actes de tyrannie. Est-ce que Louis XVIII et Charles X furent des tyrans? Cependant les conspirations se multiplient autour d’eux, essentiellement bourgeoises, dirigées par Manuel, Benjamin Constant, La Fayette, Foy, chantées par Béranger, caressées par le duc d’Orléans. La pensée qui, en 1820, conduit le poignard de Louvel, est la même que celle qui joua pendant quinze ans la comédie. Et pourquoi cette sainte horreur de la Restauration? Analysez les prétendus griefs, réduisez ce fatras de déclamations à son expression la plus simple, vous trouverez que le véritable reproche qu’on adresse aux Bourbons est de suivre, faute de mieux, l’esprit chrétien, de avoir pas l’esprit de la Révolution.

Elle règne enfin cette bourgeoisie puritaine, si jalouse de ses institutions de 89 : sans doute elle va nous dire ce qu’est pour elle la Révolution. Non : elle est foncièrement matérialiste, éclectique tout au plus, sans principe, sans morale. Elle vit de transactions, joue à la bascule; elle aime à pécher en eau trouble, et plus que l’empereur elle bait les idéologues. Certes le gouvernement de juillet n’eut rien de tyrannique; cependant, c’est à partir de 1830.que la démocratie, reprenant la tradition jacobine, semi-bourgeoise, entre dans la voie du régicide où la poussent et l’encouragent les intrigues et les coalitions parlementaires, où la suivent les conspirateurs légitimistes de la rue des Prouvaires et de la Vendée. On se demande quelle rage pouvait armer le bras d’un Alibaud, d’un Darmès, d’un Morey. La même que celle qui fit demander la mise en accusation du dernier ministre de Louis-Philippe par M. Odilon-Barrot, et qui conduisit au banquet du 22 février M. de Lamartine.

Nous sommes en république. Le Gouvernement provisoire saura-t-il de quel esprit il procède? Saura-t-il formuler, organiser le droit des masses, interroger la conscience sociale, prendre la direction des mœurs publiques, si gravement outragées par le dernier gouvernement ? Hélas ! il fut honnête, le Gouvernement provisoire, mais aussi étranger à l’esprit de la Révolution que les bourgeois de la veille, devenus les conseillers du lendemain. Si, se disaient les démocrates, nous pouvions rallier l’Église ! Nous aurions enfin ce spirituel qui nous manque, et dont le défaut nous fera périr tout à l’heure. Ce fut, comme tout le monde sait, l’idée de M. Buchez et de son école. Visiblement la République n’est pas née viable ; les énergiques du parti, qui s’en aperçoivent, somment le Gouvernement provisoire, incapable de résoudre la question du spirituel, d’entretenir l’agitation dans le temporel : comme si les révolutions n’avaient pas pour but de faire cesser les agitations!.…

La période de 1848 à 1852 ne fut qu’un long régicide. — Où, demandez-vous, est ce régicide? — Dans les manifestations et contre-manifestations de mars, d’avril, de mai 1848; dans le guet-apens de juin; dans les émeutes de janvier et juin 1849; dans les lois de répression, les fusillades et les transportations, dans l’expédition romaine, dans la loi du 34 mai, dans la coalition des partis dynastiques, qui, plus que l’entraînement populaire, décida l’élection de 1848 et donna d’avance l’absolution au coup d’état.

Est-ce que ces faits, toujours les mêmes, ne révèlent pas en nous, tous tant que nous sommes, proscripteurs et proscrits, régicides et populicides, monarchistes et démocrates, bourgeois et plébéiens, partisans de l’autorité et partisans de l’anarchie, je ne sais quel vertige, causé par la discordance de nos idées, par le vide de nos consciences et l’inharmonie de nos institutions ? Si l’on en doutait, je ferais remarquer, chose non moins extraordinaire que cette obstination du régicide, que, depuis la convocation des états généraux jusqu’à cette année 1858, c’est toujours le même parti qui, sous des noms différents, a été au pouvoir, le parti de l’ordre. Et rassurez-vous, ce sera encore le parti de l’ordre qui gouvernera quand la république sociale aura été proclamée : en France, le parti de l’ordre est indéfectible, il n’y en a pas d’autre.

Qui, depuis Turgot jusqu’à Necker, prépare la convocation des états généraux, c’est-à-dire la Révolution? La haute bourgeoisie, jointe à la magistrature, à la partie la plus éclairée du clergé et de la noblesse, aux princes du sang eux-mêmes, tout ce qu’on peut voir de plus conservateur, de plus amoureux de l’ordre. M. Droz, de l’Académie française, en a raconté l’impartiale histoire.

Que furent les constituants de toute nuance, et après eux la Gironde et les Jacobins? Bourgeois, amis de l’ordre. Robespierre était un monsieur, ni plus ni moins que messieurs du Directoire : le sobriquet leur en est resté. Ni Danton, ni Marat, ni Hébert, chefs de la plèbe, des sans-culottes et des septembriseurs, ne gouvernèrent, n’étaient faits pour gouverner. Ces gens-là organisaient un 20 juin, un 10 août, un 31 mai, donnaient une représentation ; quant au pouvoir, ils n’y entraient pas. La Terreur elle-même, qui dura quatorze mois, la Terreur fut œuvre de conservation, œuvre d’ordre.

Vous ne prendrez pas Napoléon I, malgré sa popularité, pour un démagogue. Sieyès et les anciens, vrais auteurs du coup d’état de brumaire, durent compter avec le général sans doute : puisque la bourgeoisie, en 99 comme en 54, appelait l’armée à son aide, elle acceptait le gouvernement militaire. Mais Bonaparte premier consul, Napoléon empereur, ne s’en fit pas moins bourgeois tant qu’il put, conservateur et restaurateur de tout ce qui lui semblait utile à l’ordre. S’il déplut à la fin aux bourgeois, j’en ai dit la cause.

De 1814 à 1830, comme de 1830 à 1848, le gouvernement, malgré l’opposition qu’il se crée, n’est-il pas toujours bourgeois, aussi bourgeois que l’opposition? Quelle différence réelle entre MM. Decazes, Ravez, Mounier, de Villèle, de Martignac, et MM. Casimir Périer, Laffite, Dupont (de l’Eure), Guizot, Thiers? Et plus tard, entre les hommes du quoique et ceux du parce que? Et maintenant entre la la fusion et la non-fusion? Quand, après 4830, le parti légitimiste reproche à Louis-Philippe de n’avoir pas usé de son crédit pour faire accepter à la nation l’holocauste volontaire de Charles X et du duc d’Angoulême et rétablir Henri V sur le trône de ses pères, ne font-ils pas, par cela même, amende honorable de l’article 44 et des fatales ordonnances, acte d’adhésion à la Révolution?.… Quelle différence encore entre l’opposition dite dynastique et la République tempérée, présentement en train de se rapprocher l’une de l’autre, comme les légitimistes se rapprochent des orléanistes ?

Entre ces nuances, il y a des griefs domestiques, des amours-propres, des rivalités, beaucoup d’illogisme et de malentendu : devant la Révolution, rien. On s’est cru séparé par des abîmes, on s’est fait une guerre qui est allée maintes fois jusqu’à la conspiration et au régicide : les événements de 1848 et de 4851 ont fait voir qu’entre les uns et les autres il n’y avait pas un cheveu, et c’est pourquoi l’on se fusionne. Mais comme, dans ce monde qui a cessé de croire au droit divin, on ne sait pas mieux pour cela ce qu’est le droit de la Révolution, et comme c’est ce droit qu’on cherche d’instinct, comme c’est par lui qu’on jure, le ralliement général opéré, on recommencera la guerre, et le régicide sortira de nouveau des rangs de l’ordre, à moins, ainsi qu’on le demandait tout à l’heure, que l’ordre, se constituant sur ses vrais principes, ne ne trouve le moyen de mettre un terme à la tragédie.

Ce moyen, que le développement même du régicide devait à la fin indiquer, je puis le faire connaître, sans m’en attribuer aucunement la gloire.

Qu’est-ce qui caractérise le régicide, tel que nous le voyons se pratiquer depuis la Révolution?

Sous les empereurs romains, il avait pour cause la ruine du spirituel, la matérialisation de la société.

Après la victoire de l’Église, la cause du régicide se modifie : ce n’est plus l’absence du spirituel, c’est sa séparation d’avec le temporel.

Depuis la Révolution, qui nie le droit divin, qui par conséquent affirme, à l’instar des sociétés primitives, l’unité et l’identité des deux puissances, le motif ou le prétexte du régicide est l’infidélité du prince au spirituel nouveau, l’offense systématique du chef de l’État à la conscience de la Révolution.

Or, ce spirituel est inconnu; personne n’a expliqué le dogme révolutionnaire : c’est un desideratum que l’empirisme et l’enthousiasme ne sauraient suppléer, et qu’il appartient à la raison publique seule de définir.

Je dis donc que, dans une société où le régicide ne s’exerce plus pour motif de tyrannie, mais pour raison de principe; où les partis, sous la pression d’une terreur socialiste, en sont venus à reconnaître leur homogénéité; dans une société qui rejette à l’unisson le droit divin, qui par conséquent affirme, comme l’humanité religieuse l’affirma jadis, l’unité et l’identité des deux puissances, je dis qu’il est inévitable qu’une semblable situation n’attire enfin l’attention des philosophes ; inévitable qu’un livre comme celui-ci ne se produise; inévitable que le pouvoir établi, quel qu’il soit, n’en provoque l’examen, puisque si le public demeurait indifférent, si le pouvoir se montrait hostile, la maladie sévirait de plus en plus et les attentats se multiplieraient ; inévitable enfin que la discussion ne s’’entame, et qu’à l’aide des idées que fera jaillir la controverse, la conscience publique s’éclairant, la marche des choses ne se modifie.

Tout cela peut se faire plus ou moins vite : je ne me fais caution ni du temps ni des hommes. Ce qui est sûr et dont j’ose répondre, c’est que, la question du spirituel dans la Révolution et de sa réunion au temporel étant officiellement posée, l’épilepsie régicide n’a plus de raison d’être; la maladie est en décroissance, il n’y a de rechute à craindre d’aucun côté.

VI

Vous connaissez, Monseigneur, la pensée, la vraie pensée des révolutionnaires sur le régicide. Fiez-vous en à ma parole plutôt qu’à l’art. 35 de la Déclaration de 93 : Robespierre était à moitié fou quand il l’écrivit, et la Convention n’en croyait mot. J’ai pour moi d’ailleurs une période de soixante-dix ans dont l’expérience manquait à nos pères, et qui, éclairant de sa lumière les temps antérieurs, pouvait seule donner la philosophie de la chose. Ici, plus de vaines et hypocrites protestations : c’est franc et positif comme une équation d’algèbre. Qui eût osé jadis, en présence de telles fureurs, sous un gouvernement irrité et qui a la force, témoigner de son intérêt pour des régicides ? Eh bien ! nous ne refusons pas une certaine sympathie aux malheureux qui, égarés par le trouble de leur conscience, se dévouent à ce qu’ils croient le salut de leur église ; ce nous est même une consolation, dans l’immoralité qui nous submerge, de voir que l’attentat d’un Orsini, si absurde dans ses motifs, si nuisible à la démocratie à cette heure décimée, aura du moins servi à réveiller le sens moral chez des gens qui n’en montraient plus. Nous déplorons le régicide, non pas seulement par des considérations de philanthropie vulgaire, mais parce qu’il accuse la scission de la société, parce qu’il nous prouve que la Révolution n’est pas faite, et qu’elle n’est pas faite parce que la spiritualité n’en est pas comprise.

Pourquoi maintenant, Monseigneur, ne nous entendrions-nous pas, vous et moi, pour proclamer, chacun dans notre sphère d’action, ces grandes vérités ? Je dirais à mes coreligionnaires :

Socialistes et rouges, laissez, selon la parole de l’Évangile, les morts exécuter les morts. Le système des droits et des devoirs trouvé, la poursuite de la tyrannie ne vous appartient plus ; c’est pratique de réacteurs, que votre conscience révolutionnaire vous interdit. Vous n’êtes plus de cette société en plein suicide : ce qui s’y passe pour ou contre le chef de l’État est au-dessous de votre horizon. Que l’établissement politique change de titre et de titulaire, tant que la conscience du pays sera ce qu’elle est, vous n’avez pas même, à l’égard de cet établissement, de vœux à former. Que vous importe le prince, dès lors que le système vous demeure hostile ? Le mal que vos ennemis ont voulu vous faire, ils l’expient : n’arrêtez pas l’expiation. Laissez faire, laissez passer. Vous qui portez la pensée de la Révolution, défendez-vous, à l’avenir, de cette fascination du régicide, qui à certains jours saisit les partis et les peuples ; souvenez-vous que l’iniquité ne tombe, pour ne se relever plus, que devant la Justice, et que la Justice, quoi qu’on ait dit, n’a pas besoin de coups de main. Comprenez une fois que votre principe ne peut s’emparer du monde que du jour où, par sa pleine possession, vous serez assez vaillants de tête et de cœur pour l’affirmer hautement, et ne vous immiscer plus, d’intention ni de fait, dans ces assassinats. Eh ! ne voyez-vous pas déjà les sauvés de 1851 conspirer contre leur sauveur, et le vent des déchéances se lever, à leur appel, de la bourgeoise, monarchique et conservatrice Angleterre ? Ne voyez-vous pas que ces expulsions, ces transportations, qui vous exaspèrent, ont bien moins pour objet la sécurité de la personne impériale que celle de son successeur ? Telle est l’inflexible raison des choses, que même en vous poursuivant, vous les complices présumés de l’attentat, les respectables amis de l’ordre sont (à leur insu, je le suppose) déjà régicides. Ne faut-il pas, quoi qu’il advienne, éliminer avant tout les socialistes ? Quoi qu’il advienne !… Tandis donc que la conservation fait scission, comme s’en est plaint amoureusement le président du Corps législatif ; tandis que par son dédaigneux silence elle encourage, au dedans et au dehors, les attaques à une majesté qu’elle refuse de couvrir, unissez-vous dans la Révolution ; soutenez-vous les uns les autres ; apprenez à confesser votre foi par la parole, comme il convient à des hommes libres, non par le meurtre comme des esclaves. Gardez-vous surtout de conspirer avec l’étranger contre le gouvernement de votre pays, quel qu’il soit. N’attendez pas d’une influence extérieure votre délivrance ; n’oubliez pas que, si la république doit devenir universelle, ni la conscience anglaise, ni la conscience russe, ni la conscience autrichienne, n’ont pour le moment rien de commun avec la vôtre. Ce que l’étranger ferait contre un pouvoir qui vous pèse, il ne le fera pas pour vous ; il n’est pas entré, par la Révolution, dans votre famille ; à ses appels vous devez répondre toujours, comme Hermione :

Et tout ingrat qu’il est, il me sera plus doux
De mourir avec lui que de vivre avec vous.

Et vous, Monseigneur, et vos collègues dans l’épiscopat, vous diriez à l’empereur, dans une adresse solennelle :

Sire, les attentats qui nous épouvantent, et qui tant de fois depuis six ans ont menacé votre personne sacrée, sont une preuve éclatante que la Justice est violée quelque part dans les profondeurs sociales. Une contagion si horrible, qui s’empare des natures les plus généreuses, ne peut être que l’effet de cette inévitable sanction qui, nous rendant à juste titre solidaires, puisque la corruption nous est commune, sévit sur le peuple par le paupérisme, sur les princes par l’assassinat, sur les classes élevées par les crises financières et commerciales, l’agiotage, la banqueroute, les liquidations et les révolutions.

Recherchons, Sire, d’un cœur sincère, en quoi consiste cette violation du droit : quelque sacrifice que la Justice exige de vous, prenez-en hautement la défense ; couvrez-vous de ce bouclier devant lequel le fulminate perdra sa force, et les bombes infernales deviendront inexplosibles.

On nous dénonce, Sire, et l’on a raison de dénoncer, la séparation qui existe, dans votre empire, entre le temporel et le spirituel, et l’on demande le retour à l’unité. Nous savons, chefs du ministère ecclésiastique, de quelle menace est pour la foi du Christ cette revendication du spirituel par des hommes signalés jusqu’à ce moment comme les ennemis implacables de tout ordre, de tout droit et de toute morale ; nous n’hésitons pas cependant à déclarer que, si cette revendication est juste, l’Église est prête à y satisfaire, parce que l’Église n’est établie qu’en vue de la Justice, et que son fondateur s’étant sacrifié pour la Justice, elle ne peut désirer rien de plus glorieux pour elle que de se sacrifier à son tour pour la Justice.

Avec la Justice pour principe, Sire, il n’y a plus, ainsi que vous l’avez dit vous-même, il ne peut plus y avoir de partis : car nul ne peut vouloir plus que la Justice, moins que la Justice, autrement que la Justice ; hors de la Justice, il n’existe pas de drapeau, pas de cocarde, pas même d’intérêt. Devant la Justice, toute classification sociale, toute nuance d’opinion disparaît : bourgeoisie et plèbe, conservateurs, progressistes, rétrogrades, sont des mots dépourvus de sens. Pas plus d’exagération à craindre que de modérantisme. Ni blancs, ni rouges, ni tricolores ; ni aristocrates, ni démocrates. Un même esprit anime les citoyens : la spontanéité populaire n’a plus rien de dangereux ; le suffrage universel, que nous avons vu, par l’intelligence, à la hauteur des champs de mai de Clovis et de Charlemagne, devient aussi calme, aussi sage que votre sénat. Les trois dynasties elles-mêmes peuvent se réconcilier : ne semble-t-il pas que tel ait été le vœu secret de la France, quand, par trois fois, en 1789, en 1830 et en 1848, elle choisit les trois couleurs ?

Sire, un bruit, répandu par la malveillance, circule parmi les masses : La monarchie, dit-on, ne veut pas le bien du peuple ; elle ne veut pas la Justice. En eût-elle la volonté, elle n’en aurait pas le pouvoir ; son principe s’y oppose. Entre la monarchie et la Justice, il y a incompatibilité essentielle, traditionnelle… Démentez, Sire, ces insinuations calomnieuses ; montrez que vous voulez, que vous pouvez, que vous savez, et puisse Votre Majesté vivre longtemps, votre dynastie toujours !…

V.— Vous connaissez, Monseigneur, la pensée, la vraie pensée des révolutionnaires sur le régicide. Fiez-vous-en à ma parole plutôt qu’à l’art. 35 de la Déclaration de 93 :

Quand le gouvernement viole le droit du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque partie du peuple, le plus sacré et le plus indispensable des devoirs.

Robespierre était à moitié fou quand il l’écrivit, et la Convention n’en croyait mot. J’ai pour moi d’ailleurs une période de soixante et dix ans dont l’expérience manquait à nos pères, et qui, éclairant de sa lumière les temps antérieurs, pouvait seule donner la philosophie de la chose. Ici, plus de vaines et hypocrites protestations : c’est franc et positif comme une équation d’algèbre. Qui eût osé jadis, en présence de telles fureurs, sous un gouvernement irrité et qui a la force, témoigner de son intérêt pour des régicides? Eh bien! nous ne refusons pas une certaine sympathie aux malheureux qui, égarés par le trouble de leur conscience, se dévouent à ce qu’ils croient le salut de leur église; ce nous est même une consolation, dans l’immoralité qui nous submerge, de voir que l’attentat d’un Orsini, si absurde dans ses motifs, si nuisible à la démocratie chaque jour décimée, aura du moins servi à réveiller le sens moral chez des gens qui n’en montraient plus. Nous déplorons le régicide, non pas seulement par des considérations de philanthropie vulgaire, mais parce qu’il accuse la scission de la société, parce qu’il nous prouve que la Révolution n’est pas faite, et qu’elle n’est pas faite parce que la spiritualité n’en est pas comprise.

Pourquoi maintenant, Monseigneur, ne nous entendrions-nous pas, vous et moi, pour proclamer, chacun dans notre sphère d’action, ces grandes vérités ? Je dirais à mes coreligionnaires :

Socialistes et rouges, laissez, selon la parole de l’Évangile, les morts exécuter les morts. Le système des droits et des devoirs trouvé, la poursuite de la tyrannie ne vous regarde plus; c’est pratique de réacteurs, que votre conscience révolutionnaire vous interdit. Vous n’êtes plus de cette société en plein suicide : ce qui se passe pour ou contre le chef de l’Etat est au-dessous de votre horizon. Que l’établissement politique change de titre et de titulaire, tant que la conscience du pays sera ce qu’elle est, vous n’avez pas même, à l’égard de cet établissement, de vœux à former. Que vous importe le prince, dès lors que le système vous demeure hostile? Le mal que vos ennemis ont voulu vous faire, ils l’expient : n’arrêtez pas l’expiation. Laissez faire, laissez passer. Vous qui portez la pensée de la Révolution, défendez-vous, à l’avenir, de cette fascination du régicide, qui à certains-jours saisit les partis et les peuples; souvenez-vous que l’iniquité ne tombe, pour ne se relever plus, que devant la Justice, et que la Justice, quoi qu’on ait dit, n’a pas besoin de coups de main. Comprenez une fois que votre principe ne peut s’emparer du monde que du jour où, par sa pleine possession, vous serez assez vaillants de tête et de cœur pour l’affirmer hautement, et ne vous immiscer plus, d’intention ni de fait, dans ces assassinats. Eh! ne voyez-vous pas déjà les sauvés de 1851 conspirer contre leur sauveur, et le vent des déchéances se lever, à leur appel, de la bourgeoise, monarchique et conservatrice Angleterre? Ne voyez-vous pas que ces expulsions, ces transportations, qui vous exaspèrent, ont bien moins pour objet la sécurité de la personne impériale que celle de son successeur ? Telle est l’inflexible raison des choses, que même en vous poursuivant, vous les complices présumés de l’attentat, les respectables amis de l’ordre sont (à leur insu, je suppose) déjà régicides. Ne faut-il pas, quoi qu’il advienne, éliminer avant tout les socialistes ? _Quoi qu’il advienne_ !.. Tandis donc que la conservation fait scission, comme s’en est plaint amoureusement le président du Corps législatif, tandis que par son dédaigneux silence elle encourage, au dedans et au dehors, les attaques à une majesté qu’elle refuse de couvrir, unissez-vous dans la Révolution; soutenez-vous les uns les autres; apprenez à confesser votre foi par la parole, comme il convient à des hommes libres, non par le meurtre comme des esclaves. Gardez-vous surtout, en ce moment, de conspirer avec l’étranger, quel qu’il soit, contre le gouvernement de votre pays. N’attendez pas d’une influence extérieure votre délivrance ; n’oubliez pas que, si la république doit devenir universelle, ni la conscience anglaise, ni la conscience italienne ou germanique, ni à plus forte raison la conscience russe ou autrichienne, n’ont pour le quart d’heure rien de commun avec la vôtre. Ce que l’étranger ferait contre un pouvoir qui vous pèse, il ne le fera pas pour vous; il n’est pas encore entré, par la Révolution, dans votre famille; à ses appels vous devez répondre toujours comme Hermione :

Et tout ingrat qu’il est, il me sera plus doux 
De mourir avec lui que de vivre avec vous (L).

Et vous, Monseigneur, et vos collègues dans l’épiscopat, vous diriez à l’empereur, dans une adresse solennelle :

Sire, les attentats qui nous épouvantent, et qui tant de fois depuis six ans ont menacé votre personne sacrée, sont une preuve éclatante que la Justice est violée quelque part dans les profondeurs sociales. Une contagion si horrible, qui s’empare des natures les plus généreuses, ne peut être que l’effet de cette inévitable sanction qui, nous rendant à juste titre solidaires, puisque la corruption nous est commune, sévit sur le peuple par le paupérisme, sur les princes par l’assassinat, sur les classes élevées par les crises financières et commerciales, par l’agiotage, la banqueroute, les liquidations et les révolutions.

Recherchons, Sire, d’un cœur sincère, en quoi consiste cette violation du droit. Quelque sacrifice que la Justice exige de vous, prenez hautement la défense du droit; couvrez-vous de ce bouclier devant lequel le fulminate perdra sa force, et les bombes infernales deviendront inexplosibles.

On nous dénonce, Sire, et l’on a raison de dénoncer la séparation qui existe, dans votre empire, entre le temporel et le spirituel, et l’on demande le retour à l’unité. Nous savons, chefs du ministère ecclésiastique, de quelle menace est pour la foi du Christ cette revendication du spirituel par des hommes signalés jusqu’à ce moment comme les ennemis implacables de tout ordre, de tout droit et de toute morale; nous n’hésitons pas cependant à déclarer que, si cette revendication est juste, l’Église est prête à y satisfaire, parce que l’Église n’est établie qu’en vue de la Justice, et que son fondateur s’étant sacrifié pour la Justice, elle ne peut désirer rien de plus glorieux pour elle que de se sacrifier à son tour pour la Justice.

Avec la Justice pour principe, Sire, il n’y a plus, ainsi que vous l’avez dit vous-même, il ne peut plus y avoir de partis : car nul ne peut vouloir plus que la Justice, moins que la Justice, autrement que la Justice ; hors de la Justice, il n’existe pas de drapeau, pas de cocarde, pas même d’intérêt. Devant la Justice, toute classification sociale, toute nuance d’opinion disparaît : bourgeoisie et plèbe, conservateurs, progressistes, rétrogrades, sont des mots dépourvus de sens. Pas plus d’exagération à craindre que de modérantisme. Ni blancs, ni rouges, ni tricolores, ni aristocrates, ni démocrates. Un même esprit anime les citoyens : la spontanéité populaire n’a plus rien de dangereux; le suffrage universel, que nous avons vu, par l’intelligence, à la hauteur des champs de mai de Clovis et de Charlemagne, devient aussi calme, aussi sage que votre sénat. Les trois dynasties elles-mêmes peuvent se réconcilier : ne semble-t-il pas que tel ait été le vœu secret de la France, quand, par trois fois, en 1789, en 4830 et en 1848, elle choisit les trois couleurs ?

Sire, un bruit, répandu par la malveillance, circule parmi les masses : La monarchie, dit-on, ne veut pas le bien du peuple; elle ne veut pas la Justice. En eût-elle la volonté, elle n’en aurait pas le pouvoir; son principe s’y oppose. Entre la monarchie et la Justice, il y a incompatibilité essentielle, traditionnelle… Démentez, Sire, ces insinuations calomnieuses; montrez que vous voulez, que vous pouvez, que vous savez; et puisse Votre Majesté vivre longtemps, votre dynastie toujours!

6. — Sanction dans la philosophie.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Critique de la philosophie.

S’il est une vérité certaine en philosophie, c’est que la philosophie n’est pas faite. L’ensemble du savoir, tel qu’il se présente aujourd’hui, et malgré les travaux immenses des modernes, ne forme nullement un tout cohérent en soi, un système naturel, comme on l’a dit du système des plantes substitué par Bernard et Laurent de Jussieu à celui de Linnée. Ce n’est rien de plus qu’un agrégat d’observations et d’hypothèses reliées entre elles par des assimilations dialectiques, des analogies, des transitions oratoires, auxquelles s’ajoutent des problèmes inintelligibles, contradictoires dans leurs termes, provisoirement reçus comme articles de foi.

Et non-seulement l’encyclopédie des connaissances humaines n’est pas constituée, on ne découvre même pas, dans ce chaos philosophique, l’instrument ou le principe d’une constitution, puisqu’en dépit des poursuivants de l’absolu nous ne possédons, dans l’état actuel du savoir, qu’une certitude étroitement subjective, et que rien ne nous garantit que ce qui semble vrai à notre raison le soit en effet.

En autres termes : le corps des sciences dites naturelles ou exactes, en ce moment les plus avancées, ne se relie par rien de positif, de réel, de concret, au corps des sciences dites morales ou sociales, présentement les plus en retard. Or, comme la certitude que nous avons des choses n’est autre en dernière analyse que la certitude que nous avons de nous-mêmes, et que la certitude ou la connaissance que nous avons de nous-mêmes est à peu près nulle, il s’ensuit que ce que nous savons le mieux, nous le savons en vertu de ce que nous ne savons pas ; ce dont une multitude de savants honorables n’ont pas l’air de se douter.

Les conséquences de cet état de choses sont des plus graves. Il est de mode, parmi les savants ès sciences mathématiques et physiques, de plaisanter de ce problème de la certitude qui tourmente si fort les philosophes. Ils devraient s’apercevoir pourtant, ces positivistes, et par leur propre exemple, que c’est précisément cette incertitude de la certitude qui engendre le scepticisme, non-seulement métaphysique, mais scientifique et moral ; que c’est par là que la science, devenant à son tour opinion probable, perd sa majesté et ne sert plus qu’à l’ambition et à l’orgueil ; par là que le droit se change en raison d’église, en raison académique et en raison d’état. Ainsi, la philosophie manquant par la base, l’impuissance de généraliser croissant en raison de l’accumulation des matériaux, le savant tourne au charlatan : en faut-il davantage pour affirmer, ici comme partout, la présence d’une sanction vengeresse ?

6. — Sanction dans la philosophie.

Critique philosophique.

S’il est une vérité certaine en philosophie, c’est que la philosophie n’est pas faite. L’ensemble du savoir, tel qu’il se présente aujourd’hui, et malgré les travaux immenses des modernes, ne forme nullement un tout cohérent en soi, un système naturel, comme on l’a dit du système des plantes substitué par Bernard et Laurent de Jussieu à celui de Linné. Ce n’est rien de plus qu’un agrégat d’observations et d’hypothèses reliées entre elles par des assimilations dialectiques, des analogies, des transitions oratoires, auxquelles s’ajoutent des problèmes inintelligibles, contradictoires dans leurs termes, provisoirement reçus comme articles de foi.

Et non-seulement l’encyclopédie des connaissances humaines n’est pas constituée, on ne découvre même pas, dans ce chaos philosophique, l’instrument ou le principe d’une constitution, puisque en dépit des poursuivants de l’absolu nous ne possédons, dans l’état actuel du savoir, qu’une certitude étroitement subjective, et que rien ne nous garantit que ce qui semble vrai à notre raison le soit en effet.

En autres termes : le corps des sciences dites naturelles ou exactes, en ce moment les plus avancées, ne se relie par rien de positif, de réel, de concret, au corps des sciences dites morales ou sociales, présentement les plus en retard. Or, comme la certitude que nous avons des choses n’est autre en dernière analyse que la certitude que nous avons de nous-mêmes, et que la certitude ou la connaissance que nous ayons de nous-mêmes est à peu près nulle, il s’ensuit que ce que nous savons le mieux, nous le savons en vertu de ce que nous ne savons pas : ce dont une multitude de savants honorables n’ont pas l’air de se douter.

Les conséquences de cet état de choses sont des plus graves. Il est de mode, parmi les savants ès sciences mathématiques et physiques, de plaisanter de ce problème de la certitude qui tourmente si fort les philosophes. Ils devraient s’apercevoir pourtant, ces positivistes, et par leur propre exemple, que c’est précisément cette incertitude de la certitude qui engendre le scepticisme, non-seulement métaphysique, mais scientifique et moral; que c’est par là que la science, devenant à son tour opinion probable, perd sa majesté et ne sert plus qu’à l’ambition et à l’orgueil ; par là que le droit se change en raison d’église, en raison académique et en raison d’état. Ainsi, la philosophie manquant par la base, l’impuissance de généraliser croissant en raison de l’accumulation des matériaux, le savant tourne au charlatan : en faut-il davantage pour affirmer, ici comme partout, la présence d’une sanction vengeresse ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Construction de la philosophie.

L’incohérence du savoir ramenée à sa véritable cause, qui est l’ignorance de nous-mêmes et de la Justice, on peut essayer, non pas, à l’exemple de certains philosophes, de déduire du moi pur toute réalité et toute idée, et de créer le monde par le mouvement de ce moi pur, mais simplement de rétablir l’ordre dans le désordre, en montrant, à l’aide de la Justice mieux connue, l’homogénéité de tout le savoir.

Je me dis que l’homme et les choses, la civilisation et l’univers, le règne moral et le règne de la nature, formant probablement un tout homogène, isonome, solidaire, les lois de ma raison étant par conséquent les mêmes que celles du monde, je n’ai besoin que de suivre cette raison, en la contrôlant sans cesse par l’expérience, et de l’appliquer aux choses comme si elle était aussi la leur, pour que tôt ou tard l’identité des deux raisons, la mienne et celle du monde, m’apparaisse.

Au lieu de m’enfermer dans un prétendu moi pur, tout à fait inane, je me place donc en plein monde, et, cherchant le mètre dont j’ai besoin, je me demande : Quelle est la faculté qui me distingue plus expressément des autres êtres, en vertu de laquelle je deviens spécifiquement moi, c’est-à-dire homme ? J’ai besoin tout d’abord de le savoir, puisque, devant partir de moi homme pour aller à la reconnaissance de l’univers, me prenant moi-même pour mesure et raison des choses, c’est ce qui me fait homme que je dois d’abord connaître.

Ce qui excelle en moi, qui me distingue au plus haut degré, et me pose avec le plus d’énergie comme homme, n’est pas l’intelligence, ni l’amour, ni la liberté ; c’est la Justice. C’est donc la Justice que je prendrai pour instrument de mes recherches, pivot de ma philosophie, principe et fin de mon être, mot de cette grande énigme que j’appelle l’univers.

La Justice se pose officiellement dans l’état et les institutions civiles : là, si la science est ardue, du moins elle ne sort guère de la subjectivité ; comme elle est toute de l’homme, elle ne soulève pas de difficulté à l’égard des choses, qui, loin de lui faire obstacle, lui viendront plutôt en aide.

Le premier pas du moi vers le non-moi a lieu lorsque le moi vient à considérer ce qui se passe en lui comme la manifestation d’un non-moi, et en fait l’objet de sa recherche. Or, quel est le produit instinctif et spontané du moi, qui le fait apparaître à ses propres yeux comme un non-moi ? C’est, entre autres, la religion. Qu’est-ce que la religion ? Une allégorie de la Justice. La Justice donc pouvait seule nous révéler le sens de cette poésie religieuse ; du même coup, nous faire comprendre la formation de la parole, l’origine de l’écriture et des arts.

Ainsi, par la Justice, l’homme apprend à se connaître lui-même ; il s’assure de la polarité de son être, sujet-objet, et en constate l’identité. Pour connaître le monde, et donner aux choses l’homologation de son autonomie, il n’a rien de plus à faire que ce qu’il a fait pour se connaître, chercher l’horizon sous lequel son moi lui apparaît comme sujet de l’univers, l’univers comme objet ou non-moi de ce moi, et les deux réunis, comme sujet-objet, un tout identique.

Ce point de partage, la Justice le fournit encore. Par sa dualité organique, elle nous démontre, nous rend palpable, ce que notre intelligence naturellement simpliste n’eût jamais soupçonné, la possibilité d’une existence en deux personnes.

Tel est en effet le couple conjugal, organe de la faculté juridique. Dans ce couple, soit que je considère la forme du corps ou la qualité de l’entendement, soit que j’envisage la conscience et l’amour, l’unité de l’être et sa dualité me semblent également certaines, à tel point que je ne sais vraiment si, dans ce couple, il existe deux personnes, ou s’il n’y en a qu’une seule. — En même temps se découvre la finalité du règne végétal et du règne animal, créés l’un et l’autre d’après la loi de sexualité, pour servir de piédestal au mariage, de préparation à la Justice, et de symbole aux évolutions de l’histoire.

Par le mariage, toute la nature organisée fait partie de moi : la vie universelle n’est qu’une irradiation de ma conscience. Un pas de plus, et ce moi, que je ne savais comment rattacher au monde, l’embrasse tout entier.

Si du mariage je passe à la famille, puis de celle-ci à la cité, et que je pénètre de plus en plus dans ce mystère organo-psychique d’une personnalité duelle et plurielle, le raisonnement et l’expérience me conduisent à admettre dans la collectivité sociale, comme dans l’individu et dans le couple, une force, une raison et une conscience propre. En sorte que je suis amené à considérer la société humaine comme une réalité aussi réelle que les individualités qui la composent ; par suite, de concevoir la collectivité ou le groupe comme la condition de toute existence, la série comme la base de toute idée et de tout concept. Les choses spirituelles me donnent ainsi l’intelligence des matérielles ; et réciproquement la matière, corps simples, corps composés, avec les forces qui s’en dégagent, tout cela n’est plus pour moi, comme le mot de matière l’indique, que le matériel du monde moral, l’instrumentation de la Justice.

Enfin, chose surprenante, eu égard à mes préjugés d’école, c’est à l’aide de ces notions de force collective, de groupe, de série, que je m’élève à l’intelligence et à la certitude de mon libre arbitre, de toutes mes idées la plus difficile à atteindre. Grâce à la notion enfin expliquée du libre arbitre, je me rends compte de cet idéal qui me ravit, de ce progrès qui est ma loi, et qui consiste, non pas en une évolution fatale de l’humanité, mais dans son affranchissement indéfini de toute fatalité. Par le libre arbitre, je connais l’origine du mal, les causes qui font décroître la Justice et déchoir les nations ; je puis poser les principes d’une esthétique et d’une philosophie de l’histoire.

Alors, l’idée d’une harmonie universelle entre dans mon âme : je me dis qu’entre le monde de la nature et le monde de la Justice, loi, force, substance, tout est identique ; qu’ainsi, comme l’ordre est parfait entre les sphères qui parcourent l’espace, la proportion immuable entre les éléments dont se compose toute créature, il en doit être de même entre les hommes. Et le fait vient aussitôt confirmer l’hypothèse. L’économie, la politique, l’organisation de l’atelier, la Raison publique elle-même, se résolvent en un système de pondérations ou de balances ; dans cette analogie de législation entre le Cosmos et l’Anthrôpos apparaît l’identité de l’esprit qui les anime, latent dans le premier, libre dans le second.

Que les classificateurs, les d’Alembert, les Ampère, les Aug. Comte, les Geoffroy Saint-Hilaire, dressent maintenant, chacun à sa guise, l’arbre ou tableau encyclopédique, ce n’est plus qu’une affaire de convenance particulière et de génie personnel. L’essentiel est obtenu, l’identité de principe et de fin de la création, démontrée par la théorie de la Justice.

Construction philosophique.

L’incohérence du savoir ramenée à sa véritable cause, qui est l’ignorance de nous-mêmes et de la Justice, on peut essayer, non pas, à l’exemple de certains philosophes, de déduire du moi pur toute réalité et toute idée, et de créer le monde par le mouvement de ce moi pur, mais simplement de rétablir l’ordre dans le désordre, en montrant, à l’aide de la Justice mieux connue, l’homogénéité de tout le savoir.

Je me dis que l’homme et les choses, la civilisation et l’univers, le règne moral et le règne de la nature, formant probablement un tout homogène, isonome, solidaire, les lois de ma raison étant par conséquent les mêmes que celles du monde, je n’ai besoin que de suivre cette raison, en la contrôlant sans cesse par l’expérience, et de l’appliquer aux choses comme si elle était aussi la leur, pour que tôt ou tard l’identité des deux raisons, la mienne et celle du monde, m’apparaisse.

Au lieu de m’enfermer dans un prétendu moi pur, tout à fait inane, je me place donc en plein monde, et, cherchant le mètre dont j’ai besoin, je me demande : Quelle est la faculté qui me distingue plus expressément des autres êtres, en vertu de laquelle je deviens spécifiquement moi, c’est-à-dire homme? J’ai besoin tout d’abord de le savoir, puisque, devant partir de moi homme pour aller à la reconnaissance de l’univers, me prenant moi-même pour mesure et raison des choses, c’est ce qui me fait homme que je dois d’abord connaître.

Ce qui excelle en moi, qui me distingue au plus haut degré, et me pose avec le plus d’énergie comme homme, n’est pas l’intelligence, ni l’amour, ni la liberté; c’est la _Justice._ C’est donc la Justice que je prendrai pour instrument de mes recherches, pivot de ma philosophie, principe et fin de mon être, mot de cette grande énigme que j’appelle l’univers (M). .

La Justice se pose officiellement dans l’État et dans les institutions civiles. Là, si la science est ardue, du moins elle ne sort guère de la subjectivité. Comme elle est toute de l’homme, elle ne soulève pas de difficulté à l’égard des choses, qui, loin de lui faire obstacle, lui viendront plutôt en aide.

Le premier pas du moi vers le non-moi a lieu lorsque le moi vient à considérer ce qui se passe en lui comme la manifestation d’un non-moi, et en faire l’objet de sa recherche. Or, quel est le produit instinctif et spontané du moi, qui le fait apparaître à ses propres yeux comme un non-moi? C’est, entre autres, la religion. Qu’est-ce que la religion ? Une allégorie de la Justice. La Justice donc pouvait seule nous révéler le sens de cette poésie religieuse; du même coup, nous faire comprendre la formation de la parole, l’origine de l’écriture et des arts.

Ainsi, par la Justice, l’homme apprend à se connaître lui-même; il s’assure de la polarité de son être, sujet-objet, et en constate l’identité. Pour connaître le monde, et donner aux choses l’homologation de son autonomie, il n’a rien de plus à faire que ce qu’il a fait pour se connaître, chercher l’horizon sous lequel son moi lui apparaît comme sujet de l’univers, l’univers comme objet ou non-moi de ce moi, et les deux réunis, comme sujet-objet, un tout identique.

Ce point de partage, la Justice le fournit encore. Par sa dualité organique, elle nous démontre, nous rend palpable, ce que notre intelligence naturellement simpliste n’eût jamais soupçonné, la possibilité d’une existence en deux personnes.

Tel est en effet le couple conjugal, organe de la faculté juridique. Dans ce couple, soit que je considère la forme du corps ou la qualité de l’entendement, soit que j’envisage la conscience et l’amour, l’unité de l’être et sa dualité me semblent également certaines, à tel point que je ne sais vraiment si, dans ce couple, il existe deux personnes, ou s’il n’y en a qu’une seule. — En même temps se découvre la finalité du règne végétal et du règne animal, créés l’un et l’autre en vue ou d’après la loi de sexualité, pour servir de piédestal au mariage, de préparation à la Justice et de symbole aux évolutions de l’histoire.

Par le mariage, toute la nature organisée fait partie de moi : la vie universelle n’est qu’une irradiation de ma conscience. Un pas de plus, et ce moi, que je ne savais comment rattacher au monde, l’embrasse tout entier.

Si du mariage je passe à la famille, puis de celle-ci à la cité, et que je pénètre de plus en plus dans ce mystère organo-psychique d’une personnalité duelle et plurielle, le raisonnement et l’expérience me conduisent à admettre dans la collectivité sociale, comme dans l’individu et dans le couple, une force, une raison et une conscience propre. En sorte que je suis amené à considérer la société humaine comme une réalité aussi réelle que les individualités qui la composent; par suite, à concevoir la collectivité ou le groupe comme la condition de toute existence, la série comme la base de toute idée et de tout concept. Les choses spirituelles me donnent ainsi l’intelligence des matérielles ; et réciproquement la matière, corps simples, corps composés, avec les forces qui s’en dégagent, tout cela n’est plus pour moi, comme le mot de matière l’indique, que le matériel du monde moral, l’instrument ou l’expression organique de la Justice.

Enfin, chose surprenante, eu égard à mes préjugés d’école, c’est à l’aide de ces notions de force collective, de groupe, de série, que je m’élève à l’intelligence et à la certitude de mon _libre arbitre_, de toutes mes idées la plus difficile à atteindre. Grâce à la notion enfin expliquée du libre arbitre, je me rends compte de cet idéal qui me ravit, de ce progrès qui est ma loi, et qui consiste, non pas dans une évolution fatale de l’humanité, mais dans son affranchissement indéfini de toute fatalité. Par le libre arbitre, je connais l’origine du mal, les causes qui font décroître la Justice et déchoir les nations; je puis poser les principes d’une esthétique et d’une philosophie de l’histoire.

Alors, l’idée d’une harmonie universelle entre dans mon âme : je me dis qu’entre le monde de la nature et le monde de la Justice, loi, force, substance, tout est identique; qu’ainsi, comme l’ordre est parfait entre les sphères qui parcourent l’espace, la proportion immuable entre les éléments dont se compose toute créature, il en doit être de même entre les hommes. Et le fait vient aussitôt confirmer l’hypothèse. L’économie, la politique, l’organisation de l’atelier, la Raison publique elle-même, se résolvent en un système de pondérations ou de balances; dans cette analogie de législation entre le Cosmos et l’Anthrôpos apparaît l’identité de l’esprit qui les anime, latent dans le premier, libre dans le second.

Que les classificateurs, les d’Alembert, les Ampère, les Aug. Comte, les Geoffroy Saint-Hilaire, dressent maintenant, chacun à sa guise, l’arbre ou tableau encyclopédique, ce n’est plus qu’une affaire de convenance particulière et de génie personnel. L’essentiel est obtenu, l’identité de principe et de fin de la création, démontrée par la théorie de la Justice.

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Solution du problème de la certitude.

Cette question tant controversée de la certitude, sur laquelle Hume, Kant, Jouffroy, croyaient le scepticisme invincible, n’a plus rien qui nous embarrasse : la Justice nous en a rendus maîtres, comme du reste.

Il s’agit de savoir si la manière dont nous concevons les choses est conforme à ce qui se passe dans les choses ; si le compte rendu de notre raison est adéquat à la réalité des phénomènes.

Pour lever ce doute, je rappelle d’abord, d’après l’observation déjà faite, que ce qui distingue et qui constitue spécifiquement le moi humain est la Justice ; qu’ainsi la question revient à demander si les lois de l’entendement, fatales chez l’homme, par conséquent objectives, c’est-à-dire appartenant au non-moi, sont identiques et adéquates à celles de la conscience, qui seule constitue notre subjectivité ; en autres termes, si les notions sur lesquelles repose notre savoir sont tout à la fois des révélations de l’expérience et des actes du sens moral, des formes de la pensée et des formes de la Justice.

Ramené à ces termes, hors desquels il cesserait d’être intelligible, le problème est victorieusement résolu ; nous n’avons à faire qu’une simple constatation.

Ainsi l’antinomie, devenue d’un si grand usage dans la dialectique, sur laquelle d’ailleurs règnent encore beaucoup d’illusions, l’antinomie est un fait de la conscience juridique, en même temps qu’un phénomène de l’entendement. Nous la sentons au cœur, d’abord dans l’amour que nous inspire la femme, puis dans ce sentiment d’émulation qui fait que nous voulons être traités, en toute chose, comme les autres hommes, les balancer, ce que la Révolution appelle égalité devant la loi.

La série est un fait de la conscience juridique en même temps qu’une loi de l’entendement : nous la sentons encore au fond de l’âme, en premier lieu dans la commune conscience ou lien familial, plus tard dans la force de collectivité, en vertu de laquelle chacun de nous réclame, comme travailleur, sa part du produit collectif, comme citoyen sa coopération au gouvernement, protestant contre toute exploitation de sa personne et toute autorité.

Le principe de causalité est un fait de la conscience juridique en même temps qu’une notion de l’entendement : nous le sentons dans le remords. Ainsi du reste.

Or, la série, l’antinomie, la notion de causalité, la formation des concepts, constituent toute la logique et la métaphysique. À ce propos, j’aurais à faire voir que les axiomes de l’éthique, donnés dans la conscience en même temps que dans l’entendement, ont un caractère plus élémentaire que les axiomes de mathématique : de sorte que la science économique est contemporaine, dans l’esprit de la géométrie, de l’arithmétique et de l’algèbre, et suit une marche parallèle. Je néglige ces curiosités.

Ainsi, pour faire cesser le scepticisme métaphysique ou spéculatif, il fallait au préalable faire cesser le scepticisme juridique : placer le moi, non plus dans l’entendement pur, mais dans la conscience ; démontrer ensuite, par l’analyse des faits propres à chaque faculté, l’identité de ces deux propositions : L’univers est établi sur les lois de la Justice, La Justice est organisée d’après les lois de l’univers ; puis résoudre ces deux propositions en une seule : Le système des lois de la Justice est la même chose que le système des lois du monde, agissant dans l’âme humaine non plus seulement comme idées ou notions, mais comme affections et sentiments.

Solution du problème de la certitude.

Cette question tant controversée de la certitude, sur laquelle Hume, Kant, Jouffroy, croyaient le scepticisme invincible, n’a plus rien qui nous embarrasse : la Justice nous en a rendus maîtres, comme du reste.

Il s’agit de savoir si la manière dont nous concevons les choses est conforme à ce qui se passe dans les choses; si le compte rendu de notre raison est adéquat à la réalité des phénomènes.

Pour lever ce doute, je rappelle d’abord, d’après l’observation déjà faite, que ce qui distingue et qui constitue spécifiquement le moi humain est la Justice; qu’ainsi la question revient à demander si les lois de l’entendement, fatales chez l’homme, par conséquent objectives, c’est-àdire appartenant au non-moi, sont identiques et adéquates à celles de la conscience, qui seule constitue notre subjectivité; en autres termes, si les notions sur lesquelles repose notre savoir sont tout à la fois des révélations de l’expérience et des actes du sens moral, des formes de la pensée et des formes de la Justice.

Ramené à ces termes, hors desquels il cesserait d’être intelligible dans son énoncé, le problème est victorieusement résolu; nous n’avons à faire qu’une simple constatation.

Ainsi l’antinomie, devenue d’un si grand usage dans la dialectique, sur laquelle d’ailleurs règnent encore beaucoup d’illusions, l’antinomie est un fait de la conscience juridique, en même temps qu’un phénomène de l’entendement. Nous la sentons au cœur, d’abord dans l’amour que nous inspire la femme, puis dans ce sentiment d’émulation qui fait que nous voulons être traités, en toute chose, comme les autres hommes, les balancer, ce que la Révolution appelle égalité devant la loi.

La série est un fait de la conscience juridique en même temps qu’une loi de l’entendement : nous la sentons encore au fond de l’âme, en premier lieu dans la commune conscience ou lien familial, plus tard dans la force de collectivité, en vertu de laquelle chacun de nous réclame, comme travailleur, sa part du produit collectif, comme citoyen, sa coopération au gouvernement, protestant contre toute exploitation de sa personne et toute autorité.

Le principe de causalité est un fait de la conscience juridique en même temps qu’une notion de l’entendement : nous le sentons dans le remords. Ainsi du reste.

Or, la série, l’antinomie, la notion de causalité, la formation des concepts, constituent toute la logique et la métaphysique (n). À ce propos, j’aurais à faire voir que les axiomes de l’éthique, donnés dans la conscience en même temps que dans l’entendement, ont un caractère plus élémentaire que les axiomes de mathématique : de sorte que la science économique, qui se déduit immédiatement de ceux-là, est contemporaine dans l’entendement de la géométrie, de l’arithmétique et de l’algèbre, et suit une marche parallèle. Je néglige ces curiosités.

Ainsi, pour faire cesser le scepticisme métaphysique ou spéculatif, il fallait au préalable faire cesser le scepticisme juridique : placer le moi, non plus dans l’entendement pur, mais dans la conscience; démontrer ensuite, par l’analyse des faits propres à chaque faculté, l’identité de ces deux propositions : L’univers est établi sur les lois de la Justice, La Justice est organisée d’après les lois de l’univers; puis résoudre ces deux propositions en une seule : _Le système des lois de la Justice est la même chose que le système des lois du monde, agissant dans l’âme humaine non plus seulement comme idées ou notions, mais comme affections et sentiments.

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Rapport de la Justice et de l’idéal.

Un phénomène dont je ne méconnais pas l’apparence, bien que j’en nie positivement la réalité, à plus forte raison la légitimité, est l’état stationnaire, pour ne pas dire le mouvement rétrograde de la poésie et de l’art, depuis les temps anciens jusqu’à nos jours. C’est à ce point qu’on a fait de la décadence de l’idéal une sorte de loi de la civilisation et comme un corollaire du progrès, en soutenant que la poésie et l’art, de même que la religion, appartiennent surtout à la jeunesse des peuples et en caractérisent les débuts.

Mais cette apparence de rétrogradation est inconciliable avec les aspirations les plus authentiques de la société et toutes les données de la philosophie.

Comment se fait-il que la recherche du beau, le goût de la poésie et de l’art, soient d’autant plus vifs que la civilisation est elle-même plus élevée, ce qui implique cette contradiction de psychologie, que plus l’âme aurait d’ardeur pour une chose, moins elle aurait la faculté de la produire ?

Le beau, dit Kant, est l’expression symbolique du bien moral : comment, si l’intelligence du bien moral augmente, ce qu’atteste le progrès de la civilisation, son symbole, qui est l’idéal, tombe-t-il au-dessous de la réalité qu’il exprime ?

L’art, selon M. de Schelling, est le couronnement de la science philosophique, la floraison du savoir, avait dit Young. Comment, si la racine et la tige se développent toujours, produisent même, ce qui vaut mieux, des fruits toujours plus beaux, la floraison est-elle nulle ? Comment, en ajoutant sans cesse à ses triomphes, la science perdrait-elle sa couronne ?…

J’insiste sur la thèse que j’ai soutenue précédemment (Étude IX), toute paradoxale qu’elle soit : la rétrogradation de l’idéal est une apparence de notre civilisation chrétienne, un effet des agitations de la conscience universelle et de la tristesse où, depuis plus de 2,000 ans, le dogme de la chute a jeté l’humanité.

La poésie est le chant de la liberté, glorieuse de sa propre vertu ; l’art, de même que la femme, son immortelle et toujours plus belle révélatrice, le moyen par lequel l’âme se provoque et s’excite à la Justice. Depuis que Platon, le premier, est venu raconter aux mortels effrayés l’histoire des enfers, les mystères de l’expiation et de la métempsycose, l’esprit a perdu sa sérénité, et nous sommes entrés dans les campagnes désolées. La poésie a cessé de couler, comme autrefois, limpide et sans effort ; elle est devenue un regret, une prière, une plainte, un rêve, une imprécation, une ironie, trop souvent une contrefaçon. Mais jusque dans cette condition malheureuse le génie a témoigné de sa puissance ; le talent des artistes a été, comme toujours, supérieur à l’angoisse générale : par là il s’est montré supérieur à lui-même, à ce qu’il avait été aux plus heureux temps de sa jeunesse.

La même solidarité qui, dans les sociétés modernes, engendre le paupérisme et soulève contre tout pouvoir le régicide et la révolte, détermine aussi la décadence de la littérature et de l’art ; la même solidarité par conséquent qui nous guérira de la misère fera refleurir l’idéal. Un art nouveau s’agite, conçu dans les entrailles de la Révolution : je le sens, je le devine, tout incapable que je sois d’en fournir le moindre exemplaire ; homme de mon siècle, pauvre et navré, je reste au-dessous de cette littérature qui ne connaît plus ni mythes, ni princes, ni nobles, ni serfs, qui parle toutes les langues, ennoblit tout travail, honore d’un salut égal toute condition, et dont la devise est à jamais Justice et Liberté.

Rapport de la Justice et de l’idéal.

Un phénomène dont je ne méconnais pas l’apparence, bien que j’en nie positivement la réalité, à plus forte raison la légitimité, est l’état stationnaire, pour ne pas dire le mouvement rétrograde de la poésie et de l’art, depuis les temps anciens jusqu’à nos jours. C’est à ce point qu’on a fait de la décadence de l’idéal une sorte de loi de la civilisation et comme un corollaire du progrès, en soutenant que la poésie et l’art, de même que la religion, appartiennent surtout à la jeunesse des peuples et en caractérisent les débuts.

Mais cette apparence de rétrogradation est inconciliable avec les aspirations les plus authentiques de la société et toutes les données de la philosophie.

Comment se fait-il que la recherche du beau, le goût de la poésie et de l’art, soient d’autant plus vifs que la civilisation est elle-même plus élevée, ce qui implique cette contradiction de psychologie, que plus l’âme aurait d’ardeur pour une chose, moins elle aurait la faculté de la produire?

Le beau, dit Kant, est l’expression symbolique du bien moral : comment, si l’intelligence du bien moral augmente, ce qu’atteste le progrès de la civilisation, son symbole, qui est l’idéal, tombe-t-il au-dessous de la réalité qu’il exprime ?

L’art, selon M. de Schelling, est le couronnement de la science philosophique, la floraison du savoir, avait dit Young. Comment, si la racine et la tige se développent toujours, produisent même, ce qui vaut mieux, des fruits toujours plus beaux, la floraison est-elle nulle? Comment, en ajoutant sans cesse à ses triomphes, la science perdrait-elle sa couronne ?.…

,J’insiste sur la thèse que j’ai soutenue précédemment (Étude IX), toute paradoxale qu’elle est : l’affaiblissement de notre faculté idéaliste est une apparence de la civilisation chrétienne, un effet des agitations de la conscience universelle et de la tristesse où, depuis plus de 2,000 ans, le dogme de la chute a jeté l’humanité.

La poésie est le chant de la liberté, glorieuse de sa propre vertu; l’art, de même que la femme, son immortelle et toujours plus belle révélatrice, le moyen par lequel l’âme se provoque et s’excite à la Justice. Depuis que Platon, le premier, est venu raconter aux mortels effrayés l’histoire des enfers, les mystères de l’expiation et de la métempsycose, l’esprit a perdu sa sérénité, et nous sommes entrés dans les campagnes désolées. La poésie a cessé de couler, comme autrefois, limpide et sans effort ; elle est devenue un regret, une prière, une plainte, un rêve, une imprécation, une ironie, trop souvent une contrefaçon. Mais jusque dans cette condition malheureuse, le génie à témoigné de sa puissance; le talent des artistes a été, comme toujours, supérieur à l’angoisse générale : par là il s’est montré supérieur à lui-même, à ce qu’il avait été aux plus heureux temps de sa jeunesse.

La même solidarité qui, dans les sociétés modernes, engendre le paupérisme et soulève contre tout pouvoir le régicide et la révolte, détermine aussi la décadence de la littérature et de l’art; la même solidarité par conséquent qui nous guérira de la misère fera refleurir l’idéal. Un art nouveau s’agite, conçu dans les entrailles de la Révolution : je le sens, je le devine, tout incapable que je suis d’en fournir le moindre exemplaire ; homme de mon siècle, pauvre et navré, je reste au-dessous de cette littérature qui ne connaît plus ni mythes, ni princes, ni nobles, ni serfs, qui parle toutes les langues, ennoblit tout travail, honore d’un salut égal toute condition, et dont la devise est à-jamais _Justice et Liberté_. a

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Je vous en fais juge à présent, Monseigneur : n’est-il pas vrai qu’avec mes études tronquées je me trouve en possession d’un corps de doctrine plus complet, plus positif sans comparaison, et cent fois mieux lié que le vôtre ? On croyait la philosophie morte depuis Hégel : la voici qui ressuscite sous la plume d’un révolutionnaire, d’un démolisseur, d’un ennemi de Dieu, avec un caractère d’unité, de simplicité et de puissance que ne lui connurent jamais ni les Allemands ni les Grecs. Parce que j’ai cherché avant tout la Justice, niant, contredisant, renversant tout ce qui n’était pas elle, l’intelligence générale des choses m’a été donnée par surcroît ; je ne songeais point à produire un système, et le voilà sorti de ma négation comme Minerve du cerveau de Jupiter ; je ne possède de la science que des lambeaux, et dans ces lambeaux il y a plus de vérité, grâce à la Révolution dont j’ai entrepris l’exégèse, que dans toutes les encyclopédies contemporaines.

Ce que la philosophie antérieure, après un labeur de quarante siècles, n’avait pu expliquer, la Révolution, en quelques mots, accessibles à toutes les intelligences, nous le livre : quelle sanction plus authentique pourrait-elle donner de sa morale ? quel paraphe de l’Être suprême, gravé sur les marbres du Sinaï ou les granits des Alpes, vaudrait celui-là ?

Et comment la Révolution nous conduit-elle à cette découverte ? Ô vanité du mysticisme, folie de la transcendance ! par la négation du droit divin, par le blasphème, si j’ose ainsi dire, du nom sacré, incommunicable de Dieu. Rétablissez dans la philosophie morale l’hypothèse théologique, et toute moralité s’évanouit, le chaos s’étend sous nos pieds, plus de certitude, plus de liberté, plus de Justice, rien. Écartez de nouveau l’hypothèse fatale, et la création, en même temps que la société, reparaît. L’athéisme méthodique, aurait dit Descartes, est le fiat lux de la philosophie.

Nous allons de prodige en prodige.

Fondée sur la Justice, consistant uniquement dans une exposition de la Justice, la philosophie de la Révolution est à priori irréfutable. Je puis défier le dialecticien le plus subtil de trouver à cette cuirasse le moindre défaut, et, en attendant qu’il le trouve, lui signaler moi-même le côté par lequel sa critique, quelle qu’elle soit, tombera.

Aucun homme ne peut nier la Justice : qu’il l’essaie, un concert de protestations va s’élever, de toutes les poitrines humaines, autour de lui.

Or, la Justice n’est rien, ou elle est nécessairement telle que je l’ai dite : c’est plus qu’une notion, un rapport, une spéculation économique, un procédé utilitaire ; c’est un sentiment impérieux de l’âme, une puissance énergique, qui s’affirme, se veut, s’impose, ne souffre ni réclamation ni raillerie ; de toutes les facultés de l’être vivant la plus dominatrice, la plus nécessaire, à laquelle la nature a donné pour organe, non un appareil particulier comme à l’entendement, non pas même un individu comme à la liberté, mais un couple, une âme double, une existence en deux volontés et deux personnes.

Accorder la Justice comme loi essentielle de l’humanité, c’est accorder sa réalité comme puissance, c’est accorder toute la philosophie de la Révolution.

Inversement, attaquer cette philosophie sur un point, c’est attaquer la Justice non seulement dans sa réalité, mais dans son idée ; ce qui est impossible.

Quel nom lui donner à cette philosophie de la Révolution, qui n’est évidemment pas du théisme, mais qui n’est pas non plus de l’athéisme, ni du panthéisme, ni du spiritualisme, ni du matérialisme ; qui n’est pas l’éclectisme, bien qu’elle réalise tous les vœux de l’électisme ; qu’on ne saurait davantage appeler mysticisme, épicurisme, sensualisme, nominalisme ou réalisme, philosophie de l’absolu ou philosophie de l’idéal ? Car toute philosophie doit avoir un nom, comme le philosophe ou l’école qui la produit.

Laissons à l’avenir le soin de la définir, et appelons-la modestement éthique, ou Philosophie de l’Humanité.

De tout temps les philosophes ont pressenti que la science des mœurs est le pivot, le foyer, la base et le sommet de la philosophie. Pythagore, Socrate, Platon, Héraclite, Zenon, Épicure, les cyniques, tous les philosophes grecs, en un mot, sont essentiellement moralistes. Cicéron, Virgile, Horace, ne parlent que devoirs et droits ; leur philosophie est toute pratique, toute morale. Descartes suit cette tradition, quand il fait de l’explication des passions le but de sa métaphysique, et qu’il imagine, dans cette vue, sa fameuse distinction de l’âme et du corps. Toutefois, comme la notion du droit, dans Descartes, est insignifiante, son traité des passions se réduit à une hygiène de l’âme : ce n’est guère plus de la morale que les aphorismes d’Hippocrate. Spinoza enchérit sur Descartes, et de toutes les manières : sa philosophie est intitulée éthique ; elle a pour but, comme celle de Descartes, la discipline des passions ; mais, comme celle de Descartes aussi, elle est toute métaphysique, consiste en une déduction du concept de substance ou de Dieu, ce qui conduit le philosophe à la négation dogmatique de la liberté, partant du droit. Malebranche, le Spinoza chrétien, voit tout en Dieu, trouve la certitude en Dieu. Or, comme le Dieu de Malebranche est ou prétend être libre, qu’il est législateur, prévoyant, sujet de la Justice, on peut dire que Malebranche fait de la symbolique sans le savoir, et que sa philosophie, comme le christianisme qu’elle sert, est une allégorie de l’immanence, une prophétie de la Révolution. Pascal, enfin, et les solitaires de Port-Royal, Bossuet, Fénelon, Leibnitz, Kant lui-même et Fichte, autant que Lessing et Jacobi, sont d’accord pour faire de l’éthique le cœur et l’âme de la philosophie.

Puis donc que, d’après tous les témoignages, la Justice est le véritable objet que poursuivent les philosophes ; puisque c’est en elle que le vrai, l’utile, le beau, trouvent leur garantie et leur identité ; puisqu’enfin, pour la saisir, nous avons dû la chercher dans l’humanité même et ses manifestations, abandonner pour cela les régions imaginaires de l’absolu, et nous en tenir à l’observation des phénomènes et de leurs lois, saluons la Justice comme la raison première et dernière de l’univers, formule éternelle des choses, idée qui soutient toute l’idée, loi qui s’affirme elle-même et se démontre par cela seul qu’elle s’affirme ; appliquons-lui la définition donnée par Spinoza de sa chimère de substance : Per causam sui intelligo id cujus essentia involvit existentiam.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je vous en fais juge à présent, Monseigneur : n’est-il pas vrai qu’avec mes études tronquées je me trouve en possession d’un corps de doctrine plus complet, plus positif sans comparaison, et cent fois mieux lié que le vôtre? On croyait la philosophie morte depuis Hégel : la voici qui ressuscite sous la plume d’un révolutionnaire, d’un démolisseur, d’un ennemi de Dieu, avec un caractère d’unité, de simplicité et de puissance que ne lui connurent jamais ni les Allemands, ni les Grecs. Parce que j’ai cherché avant tout la Justice, niant, contredisant, renversant tout ce qui n’était pas elle, l’intelligence générale des choses m’a été donné par surcroît. Je ne songeais point à produire un système, et le voilà sorti de ma négation comme Minerve du cerveau de Jupiter; je ne possède de la science que des lambeaux, et dans ces lambeaux il y a plus de vérité, grâce à la Révolution dont j’ai entrepris l’exégèse, que dans toutes les encyclopédies contemporaines.

Ce que la philosophie antérieure, après un labeur de quarante siècles, n’avait pu expliquer, la Révolution, en quelques mots accessibles à toutes les intelligences, nous le livre : quelle sanction plus authentique pourrait-elle donner de sa morale? quel parafe de l’Etre suprême, gravé sur les marbres du Sinaï ou les granits des Alpes, vaudrait celui-là ?

Et comment la Révolution nous conduit-elle à cette découverte? O vanité du mysticisme, folie de la transcendance! par la négation du droit divin, par le blasphème, si j’ose ainsi dire, du nom sacré, incommunicable de Dieu. Rétablissez dans la philosophie morale l’hypothèse théologique, et toute moralité s’évanouit, le chaos s’étend sous nos pieds, plus de certitude, plus de liberté, plus de Justice, rien. Écartez de nouveau l’hypothèse fatale, et la création, en même temps que la société, reparaît. L’athéisme méthodique, aurait dit Descartes, est le fiat lux de la philosophie.

Nous allons de prodige en predige.

Fondée sur la Justice, consistant uniquement dans une exposition de la Justice, la philosophie de la Révolution est à priori irréfutable. Je puis défier le dialecticien le plus subtil de trouver à cette cuirasse le moindre défaut, et, en attendant qu’il le trouve, lui signaler moi-même le côté par lequel sa critique, quelle qu’elle soit, tombera.

Aucun homme ne peut nier la Justice. Qu’il l’essaie, un concert de protestations va s’élever, de toutes les poitrines humaines, autour de lui.

Or, la Justice n’est rien, ou elle est nécessairement telle que je l’ai dite : c’est plus qu’une notion, un rapport, une spéculation économique, un procédé utilitaire; c’est un sentiment impérieux de l’âme, une puissance énergique, qui s’affirme, se veut, s’impose, ne souffre ni réclamation ni raillerie; de toutes les facultés de l’être vivant la plus dominatrice, la plus nécessaire, à laquelle la nature a donné pour organe, non un appareil particulier comme à l’entendement, non pas même un individu comme à la liberté, mais un couple, une âme double, une existence en deux volontés et deux personnes.

Accorder la Justice comme loi essentielle de l’humanité, c’est accorder sa réalité comme puissance, c’est accorder toute la philosophie de la Révolution.

Inversement, attaquer cette philosophie sur un point, c’est attaquer la Justice non-seulement dans sa réalité, mais dans son idée; ce qui est impossible.

Quel nom lui donner à cette philosophie de la Révolution, qui n’est évidemment pas du théisme, mais qui n’est pas non plus de l’athéisme, ni du panthéisme, ni du spiritualisme, ni du matérialisme ; qui n’est pas l’éclectisme, bien qu’elle réalise tous les vœux de l’éclectisme; qu’on ne saurait davantage appeler mysticisme, épicurisme, sensualisme, nominalisme ou réalisme, philosophie de l’absolu ou philosophie de l’idéal? Car toute philosophie doit se définir et avoir un nom, comme le philosophe ou l’école qui la produit.

Laissons à l’avenir le soin de la définir, et appelons-la modestement _éthique_, où Philosophie des mœurs.

De tout temps les philosophes ont pressenti que la science des mœurs est le pivot, le foyer, la base et le sommet de la philosophie. Pythagore, Socrate, Platon, Héraclite, Zénon, Épicure, les cyniques, tous les philosophes grecs, en un mot, sont essentiellement moralistes. Cicéron, Virgile, Horace, ne parlent que devoirs et droits; leur philosophie est toute pratique, toute morale. Descartes suit cette tradition, quand il fait de l’explication des passions le but de sa métaphysique, et qu’il imagine, dans cette vue, sa fameuse distinction de l’âme et du corps. Toutefois, comme la notion du droit, dans Descartes, est insignifiante, son traité des passions se réduit à une hygiène de l’âme : ce n’est guère plus de la morale que les aphorismes d’Hippocrate. Spinoza enchérit sur Descartes, et de toutes les manières : sa philosophie est intitulée éthique; elle a pour but, comme celle de Descartes, la discipline des passions; mais, comme celle de Descartes aussi, elle est toute métaphysique, consiste en une déduction du concept de substance ou de Dieu, ce qui conduit le philosophe à la négation dogmatique de la liberté, partant du droit. Malebranche, le Spinoza chrétien, voit tout en Dieu, trouve la certitude en Dieu. Or, comme le Dieu de Malebranche est ou prétend être libre, qu’il est législateur, prévoyant, sujet de la Justice, on peut dire que Malebranche fait de la symbolique sans le savoir, et que sa philosophie, comme le christianisme qu’elle sert, est une allégorie de l’immanence, une prophétie de la Révolution. Pascal, enfin, et les solitaires de Port-Royal, Bossuet, Fénelon, Leibnitz, Kant lui-même et Fichte, autant que Lessing et Jacobi, sont d’accord pour faire de l’éthique le cœur et l’âme de la philosophie.

Puis donc que, d’après tous les témoignages, la Justice est le véritable objet que poursuivent les philosophes; puisque c’est en elle que le vrai, l’utile, le beau, trouvent leur garantie et leur identité ; puisque enfin, pour la saisir, nous avons dû la chercher dans l’humanité même et dans ses manifestations, abandonner pour cela les régions imaginaires de l’ABsoLu, et nous en tenir à l’observation des phénomènes et de leurs lois, saluons la Justice comme la raison première et dernière de l’univers, formule éternelle des choses, idée qui soutient toute idée, loi qui s’affirme elle-même et se démontre par cela seul qu’elle s’affirme; appliquons-lui la définition donnée par Spinoza de sa chimère de substance : Per causam suf intelligo id cujus essentia involvit existentiam.

Conclusion.

J’ai fini, Monseigneur. Allons-nous maintenant rester ennemis, et, quand je vais prendre congé de vous, refuserez-vous de me donner à baiser votre anneau pastoral ? La charité chrétienne vous défend de me haïr ; et certes je ne demande pas non plus les cinquante mille têtes du clergé. La Révolution, quoi qu’on dise, est bonne personne. Aujourd’hui que, par l’exposition de son principe, elle explique tout, réconcilie tout, partis, opinions, intérêts ; aujourd’hui qu’elle apaise le régicide, met l’amour à la raison, synthétise la philosophie, et vous donne, par sa théorie de la sanction morale, l’exemple d’une miséricorde plus que divine, l’Église seule fera-t-elle scission et se tiendra-t-elle hors de la communion de la France ?

Peut-être regrettez-vous qu’ayant à révéler des choses si extraordinaires, je n’aie pas montré dans mon plaidoyer plus de gravité, plus de déférence pour la chose établie, plus d’érudition et de science ; qu’au lieu d’une œuvre de doctrine, soumise à l’examen des autorités constituées, j’aie fait un livre pour la multitude indiscrète, et dont le style, le ton, l’allure, rappellent trop souvent la polémique du Peuple.

Je comprends, Monseigneur, votre chagrin ; il est naturel, et plus que personne je déplore la fatalité, que seule, dans cette circonstance, il faut accuser. Je ne pouvais faire autre chose que ce que j’ai fait. D’abord, je ne suis pas savant, point érudit ; vous l’avez dit vous-même, et personne plus que vous n’est en état d’en juger. Si j’étais savant, je ferais ce que font les savants ; je m’occuperais exclusivement de ma science, et je finirais par entrer à l’Académie. Il n’y a que les ignorants qui fassent des révolutions. Puis, je ne suis pas seul en cause : c’est la tradition nationale que je défends, c’est toute une partie du peuple français, la plus considérable par le nombre, sinon par l’éducation et la fortune, que je représente. Ceux-ci avaient le droit de m’entendre : n’est-ce pas d’eux, après tout, que je tiens mon mandat ? Ils m’ont dit : « Nous avons assez des révélateurs, des initiateurs, des dieux incarnés, des messies, des apôtres, des thaumaturges et des pontifes ; nous ne sommes ni académiciens, ni processeurs, ni bibliothécaires : nous voulons des moralistes de notre bord et qui parlent comme nous. Toi qui as étudié, dis-nous ce qui en est, et ne t’en fais pas accroire. Que penses-tu ? Narre. »

Et j’ai entrepris cette rude tâche. J’ai pris pour modèle le paysan du Danube parlant au sénat de Rome ; je me suis mis en esprit devant l’Église, avec ma blouse d’ouvrier, mes sabots de paysan, ma plume de journaliste ; et je n’ai plus songé qu’à frapper juste et fort. On ne traite qu’avec les forts, a dit M. Guizot. Vous ne connaissiez pas notre force, Monseigneur ; vous ne saviez pas quelle puissance de vie, de génie, est en nous. Ces Études, telles quelles, vous en donneront peut-être une idée.

Daignez donc, Monseigneur, entendre mes dernières paroles. Ne vous éloignez pas de nous : ce serait déshonorer l’Église, et vous vous feriez cent fois plus de mal qu’à nous-mêmes.

I. Aussi haut que remontent les souvenirs du genre humain, soixante siècles par delà la guerre de Troie, d’après une tradition recueillie dans les temples par d’anciens écrivains, nous voyons la Religion servir de figure à la Justice ; elle tient lieu de science morale, supplée par la poésie du culte ce que la Raison pratique des peuples est incapable de définir, et cette figure, cette poésie, expression de la conscience primitive, est encore aujourd’hui et sera pendant bien des siècles après nous l’étude la plus attrayante du philosophe.

Qu’est-ce que cette adoration, relligio, d’un Être souverain, sinon une représentation de la Justice, c’est-à-dire du respect de l’humanité ? Dieu est tout à la fois, d’un côté, la nature humaine élevée à l’infini et idéalisée ; de l’autre, le concept, nullement absurde bien qu’indémontrable, d’un moi cosmique, comme qui dirait d’une Humanité universelle.

Que sont ces trinités divines que l’on voit se dégager de toutes les mythologies, sinon la première catégorisation de l’âme humaine, individuelle et collective, dans ses puissances fondamentales ? La Révolution n’a pas manqué de la reproduire dans sa devise fameuse ; aucune philosophie du dix-neuvième siècle n’a pu s’en détacher.

Vos anges ne sont-ils pas ces forces collectives que l’économie nous révèle, et dont l’équilibre fait l’objet du droit public et du droit des gens ?

Que vous dirai-je plus ? Votre grâce n’est-elle pas cette faculté de l’idéal que la nature a mise en nous pour servir d’excitation perpétuelle à la Justice ? Vos sacrements les initiations de la famille et de la société ? Votre péché originel une parabole de l’état de nature, dont la civilisation nous affranchit tous les jours ? Votre culte de la Vierge une allégorie du mariage ? Votre résurrection le rafraîchissement incessant de l’espèce, dans laquelle se conservent éternellement les formes, les tempéraments, les caractères, les idées et les affections des défunts ? Plus l’humanité vieillit, plus il s’amasse d’amour en ses entrailles ; quelle idée plus touchante pouvez-vous vous faire de votre destinée, chrétien que la mort terrifie ?…… Votre enfer et votre paradis, enfin, ne les retrouvez-vous pas tout entiers dans la sanction, pénale ou rémunératrice, qui accompagne le vice et la vertu ? Vous l’enseignez vous-même dans votre théologie : la véritable peine du damné est la peine du dam ; par quel matérialisme y ajoutez-vous la peine du sens ?

Ce n’est pas à moi, philosophe de la Révolution, de rechercher comment pourrait s’accorder cette interprétation allégorique du christianisme avec la foi réaliste et littérale de l’Église : ceci vous regarde exclusivement. Mais je dis que, la Religion ayant été pendant neuf mille ans le principe, la forme et la sanction de la Justice, elle a bien mérité de l’humanité : à moins d’une scission obstinée de votre part, la Révolution ne refusera pas à cette vieille Église une pension alimentaire.

II. La philosophie nous enseigne encore que le mysticisme est un élément indestructible de l’âme, une forme de la pensée qui se manifeste surtout dans les choses de la vie morale. Que de preuves nous en avons eues depuis la Révolution !… Or, autant qu’il est possible de se faire une raison en pareille matière, l’expérience prouve qu’en fait de mysticisme, la nouveauté vaut toujours moins que la tradition : plus on change, plus on éprouve le besoin de changer ; le plus sûr, puisqu’on ne peut chasser tout à fait cette influence, puisque la conscience a toujours aimé à s’entourer de mystère et qu’il s’agit surtout aujourd’hui de sauver nos consciences, le plus sûr, dis-je, est de nous en tenir, à l’exemple de Socrate, de Cicéron et de César, à la foi de nos pères. Ai-je pu faire si bien, avec toute mon incrédulité, que l’image du Christ ne se glissât, chez moi, jusqu’au lit de ma femme ? Des rigoristes de la démocratie, l’ayant su, m’en avertirent. J’ai répondu : il y est, qu’il y reste. Les femmes sont toutes amoureuses du Christ ; elles le pleurent aujourd’hui, comme elles pleuraient autrefois Adonis. Le Christ, Adonis, c’est l’Humanité….. Ai-je pu empêcher aussi le petit bonhomme Noël de faire visite à mes enfants le matin de sa fête, et trois mois après de leur envoyer, de deux cents lieues, des œufs de Pâques ? Il est bien difficile, demandez à Auguste Comte, de ne pas entourer la naissance, le mariage, les funérailles, de quelque cérémonial, qui, si nu qu’on le fasse, révèle à l’instant toute la religion. Laissons donc le mysticisme, puisque, ni par force, ni par raison, nous ne saurions l’atteindre. Assurons-nous de lui seulement, et, pour cela faire, changeons-y le moins possible.

III. Si le mysticisme est indestructible, il est un nom qui le résume, et que rien ne saurait effacer de la pensée des hommes : c’est le nom de Dieu. Irai-je sottement faire la guerre à ce concept dont je ne suis pas le maître, combattre par des arguments métaphysiques ce qui est le produit fatal de toute métaphysique, ou par des raisons tirées de l’expérience ce dont l’expérience elle-même me suggère la notion ultra-empirique, l’Absolu ? Quelle puérilité ! Ah ! plutôt que de déshonorer notre philosophie par cette négation ridicule, pourquoi ne pas nous mettre tout à fait à l’aise, en ajoutant un trait de plus à l’idée qui nous poursuit ? Le Dieu de nos pères est un dieu de progrès, sans doute ; les évolutions de l’âme humaine entrent dans le plan de sa Providence. Je crois voir l’Être des êtres sourire à mes efforts et me dire, comme ce vieux Romain que son fils, revêtu de la pourpre consulaire, obligeait à se lever devant lui : « Evohe ! courage, mon cher fils : tu es digne de moi, digne de porter le nom d’homme. C’est ainsi que je vous ai conçus dès l’éternité ; c’est comme cela que je vous veux tous : loin que cette fierté m’offense, elle fait ma gloire. Va, enfant, dans ta majesté et dans ta force ; ne courbe le front devant aucune idole, fût-ce l’image de ton père : à toi la main de Justice et le bâton de commandement. Specie tuâ et pulchritudine tuâ intende, prospere procede et regna. »

IV. Comment oublierais-je, enfin, que la Révolution a posé parmi ses dogmes, à côté du progrès, la tolérance ?

C’est parce qu’elle est tolérante que, tout en reprenant au clergé des biens mal acquis, elle lui a alloué un budget ; parce qu’elle est tolérante, qu’étrangère elle-même à tout mysticisme elle a voulu faire l’Église à son image en lui donnant une constitution ; parce qu’elle est tolérante, que plus tard elle a consenti, en faveur de cette Église malveillante, un concordat, et qu’elle a reçu par deux fois son serment. La Révolution n’a pas voulu faire violence à la pensée religieuse, mutiler l’humanité. Comme elle avait converti la royauté à son principe, elle a essayé de convertir aussi le sacerdoce : prêtres et monarques, elle s’est fait un honneur de vous prendre pour ses hérauts ; tous vous avez abjuré, à sa demande, le droit divin ; tous, depuis 1789 et 1802, vous êtes révolutionnaires.

Après tout, Monseigneur, s’il y a blasphème, le péché est vôtre : quand la Révolution est venue affranchir la Justice de la religion, la morale de la théologie, qu’a-t-elle fait autre chose que de mettre en pratique les maximes de vos ascètes, disant que l’amour de Dieu se suffit à lui-même, et tient lieu du reste ; qu’avec l’amour pur de Dieu il n’est besoin ni de culte, ni de sacrements, ni de récompenses ? L’amour gratuit de Dieu, l’anéantissement en Dieu, est le principe par excellence de l’ascétisme : c’est le principe qui a donné naissance à la réforme de Bouddha ; on le retrouve au fond de toutes les religions.

Par ces considérations, que j’abrège à dessein, afin de vous laisser le plaisir de les étendre, je propose une révision du Concordat dans le sens des neuf articles ci-après :

1. Réunion des deux pouvoirs, spirituel et temporel, dans la souveraineté française ;

2. Enseignement par le clergé, dans les grands et petits séminaires, dans les écoles et dans les églises, des principes de la Justice et de la morale, conformément à la doctrine de la Révolution ;

3. Accomplissement par les ministres du culte de toutes cérémonies relatives aux naissances, mariages, funérailles, anniversaires nationaux, etc., sur la simple demande des citoyens, et sans qu’il soit besoin de fournir des billets de confession ou de faire profession de foi ;

4. Suppression des couvents des deux sexes et de toute congrégation religieuse ;

5. Abolition des vœux perpétuels dans le clergé ; en conséquence, faculté pour tout ecclésiastique, après six années de service actif à dater de son ordination, de quitter à volonté le ministère et de se marier, si mieux n’aime l’Église abolir dès à présent le célibat des prêtres, comme a fait la Réforme ;

6. Restitution aux communes de toutes propriétés ecclésiastiques, et défense absolue à tout membre du clergé d’accepter pour le compte de l’Église aucune donation ;

7. Défense aux prêtres, à peine de retrait d’emploi et d’amende, de se livrer à aucune opération de commerce, banque, industrie, librairie, souscriptions, érections de monuments, institutions, etc. ;

8. Établissement d’une pénalité plus sévère pour tous les crimes et délits commis par des ecclésiastiques, notamment ceux qui regardent la pudeur ;

9. Abolition de l’autorité épiscopale et papale ; l’administration ecclésiastique réformée sur les principes du droit commun, et les jugements de l’ordinaire ressortissant au conseil d’État et à la cour de cassation.

Tel est, Monseigneur, le pacte nouveau que je vous propose, plus honorable pour vous et plus utile que celui de Charlemagne. Acceptez, je vous le conseille, et hâtez-vous : n’attendez pas que la Révolution irritée vous dise, comme à Napoléon Ier, comme à Charles X et à Louis-Philippe : Il est trop tard !

Soyez dans votre cœur ce qu’il vous plaira : je vous promets, si vous signez ce concordat, de ne plus contrister votre foi par des critiques devenues inutiles, de m’abstenir même de tout commentaire sur vos écritures. Qu’aurais-je à reprendre en vous, si vous consentiez à vous charger du spirituel de la Révolution ? Aussi bien, ne voyez-vous pas que ma foi, sur les choses essentielles, ne diffère en rien de la vôtre ? Chrétien, déiste, antithéiste, je suis tout aussi religieux et presque dans les mêmes termes que vous. Je ferai plus : pour célébrer cette fusion mémorable, je vous conduirai ma femme, dont l’Église n’a pas béni le mariage, mes deux petites filles, non encore baptisées ; tous ensemble nous nous jetterons à vos pieds ; nous recevrons de votre main le sacrement, et je réciterai avec vous, d’un cœur fervent, sans restriction mentale et en me couvrant du signe de la croix, cette oraison magnifique par laquelle se termine l’office du soir, les jours de dimanche, dans nos églises bisontines :

Que la paix et la bénédiction du Dieu Tout-Puissant, Père, Fils et Saint-Esprit, Liberté, Justice, Amour, et que la visite des Anges, descende sur nous, Pax et benedictio Dei omnipotentis, Patris, et Filii, et Spiritûs sancti, et visitatio angelica descendat super nos ; sur cette cité française, et sur tous ceux qui vivent dans sa communion, super civitatem istam et omnes habitantes in eâ ; sur les fruits de la terre et sur ceux du travail, super fructus terræ et bona cuncta ; sur les restes de nos frères qui reposent, ici et partout, dans la foi du Christ et de la Révolution, super corpora fidelium hic et ubique in Christo requiescentia ; et qu’elle conserve dans la Justice leurs âmes confondues avec les nôtres, et animas corum salvet et nostras.

fin

Conclusion.

J’ai fini, Monseigneur. Allons-nous maintenant rester ennemis, et, quand je vais prendre congé de vous, refuserez-vous de me donner à baiser votre anneau pastoral? La charité chrétienne vous défend de me haïr; et certes je ne demande pas non plus les cinquante mille têtes du clergé. La Révolution, quoi qu’on dise, est bonne personne. Aujourd’hui que, par l’exposition de son principe, elle explique tout, réconcilie tout, partis, opinions, intérêts; aujourd’hui qu’elle apaise le régicide, met l’amour à la raison, synthétise la philosophie, et vous donne, par sa théorie de la sanction morale, l’exemple d’une miséricorde plus que divine, l’Eglise seule fera-t-elle scission et se tiendra-t-elle hors de la communion de la France?

Peut-être regrettez-vous qu’ayant à révéler des choses si extraordinaires, je n’aie pas montré dans mon plaidoyer plus de gravité, plus de déférence pour la chose établie, plus d’érudition et de science; qu’au lieu d’une œuvre de doctrine, soumise à l’examen des autorités constituées, j’aie fait un livre pour la multitude indiscrète, et dont le style, le ton, l’allure, rappellent trop souvent la polémique du Peuple.

Je comprends, Monseigneur, votre chagrin. Il est naturel, et plus que personne je déplore la fatalité, que seule, dans cette circonstance, il faut accuser. Je ne pouvais faire autre chose que ce que j’ai fait. D’abord, je ne suis pas savant, point érudit; vous l’avez dit vous-même, et personne plus que vous n’est en état d’en juger. Si j’étais savant, je ferais ce que font les savants; je m’occuperais exclusivement de science, n’en donnant au public que ce qu’il pourrait porter, gardant le reste pour moi, et je finirais par entrer à l’Académie. Il n’y a que les ignorants qui fassent des révolutions. Puis, je ne suis pas seul en cause : c’est la tradition nationale que je défends, c’est toute une partie du peuple français, la plus considérable par le nombre, sinon par l’éducation et la fortune, que je représente. Ceux-ci avaient le droit de m’entendre : n’est-ce pas d’eux, après tout, que je tiens mon mandat ? Ils m’ont dit : « Nous avons assez des révélateurs, des initiateurs, des dieux incarnés, des messies, des apôtres, des thaumaturges et des pontifes; nous ne sommes ni académiciens, ni professeurs, ni bibliothécaires : nous voulons des moralistes de notre bord et qui parlent comme nous. Toi qui as étudié, dis-nous ce qui en est, et ne t’en fais pas accroire. Que penses-tu ? Narre. »

Et j’ai entrepris cette rude tâche. J’ai pris pour modèle le paysan du Danube parlant au sénat de Rome; je me suis mis en esprit devant l’Église, avec ma blouse d’ouvrier, mes sabots de paysan, ma plume de journaliste, et je n’ai plus songé qu’à frapper juste et fort. On ne traite qu’avec les forts, a dit M. Guizot. Vous ne connaissiez pas notre force, Monseigneur ; vous ne saviez pas quelle puissance de vie, de génie, est en nous. Ces Études, telles quelles, vous en donneront peut-être une idée.

Daignez donc, Monseigneur, entendre mes dernières paroles. Ne vous éloignez pas de nous : ce serait déshonorer l’Église, et vous vous feriez cent fois plus de mal qu’à nous-mêmes.

I. Aussi haut que remontent les souvenirs du genre humain, soixante siècles par delà la guerre de Troie, d’après une tradition recueillie dans les temples par d’anciens écrivains, nous voyons la Religion servir de figure à la Justice; elle tient lieu de science morale, supplée par la poésie du culte ce que la raison pratique des peuples est incapable de définir, et cette figure, cette poésie, expression de la conscience primitive, est encore aujourd’hui et sera pendant bien des siècles après nous l’étude la plus attrayante du philosophe. :

Qu’est-ce que cette adoration, relligio, d’un Être souverain, sinon une représentation de la Justice, c’est-à-dire du respect de l’Humanité? Dieu est tout à la fois, d’un côté, la nature humaine élevée à l’infini et idéalisée; de l’autre, le concept, nullement absurde bien qu’indémontrable, d’une conscience cosmique, comme qui dirait d’une Humanité universelle.

Que sont ces trinités divines que l’on voit se dégager de toutes les mythologies, sinon la première catégorisation de l’âme humaine, individuelle et collective, dans ses puissances fondamentales? La Révolution n’a pas manqué de la reproduire dans sa devise fameuse ; aucune philosophie du xix* siècle n’a pu s’en détacher.

Vos anges ne sont-ils pas ces forces collectives que l’économie nous révèle, et dont l’équilibre fait l’objet du droit public et du droit des gens ?

Que vous dirai-je plus? Votre grâce n’est-elle pas cette faculté de l’idéal que la nature a mise en nous pour servir d’excitation perpétuelle à la Justice? Vos sacrements, les initiations de la famille et de la société? Votre péché originel, une parabole de l’état de nature, dont la civilisation nous affranchit tous les jours? Votre culte de la Vierge, une allégorie du mariage? Votre résurrection, le rafraichissement incessant de l’espèce, dans laquelle se conservent éternellement les formes, les tempéraments, les caractères, les idées et les affections des défunts ? Plus l’Humanité vieilät, plus il s’amasse d’amour en ses entrailles : quelle idée plus touchante pouvez-vous vous faire de votre destinée, chrétien que la mort terrifie?.. Votre-enfer et votre paradis, enfin, ne les retrouvez-vous pas tout entiers dans la sanction, pénale ou rémunératrice, qui accompagne le vice et la vertu? Vous l’enseignez vous-même dans votre théologie : la véritable peine du damné est la peine du Dam; par quel matérialisme y ajoutez-vous la peine du sens?

Ce n’est pas à moi, philosophe de la Révolution, de rechercher comment peut s’accorder cette interprétation allégorique du christianisme avec la foi réaliste et littérale de l’Église : ceci vous regarde exclusivement. Mais je dis que, la Religion ayant été pendant neuf mille ans le principe, la forme et la sanction de la Justice, elle a bien mérité de l’Humanité : à moins d’une scission obstinée de votre part, la Révolution ne refusera pas à cette vieille Église une pension alimentaire.

II. La philosophie nous enseigne encore que le mysticisme est un élément indestructible de l’âme, une forme de la pensée qui se manifeste surtout dans les choses de la vie morale. Que de preuves nous en avons eues depuis la Révolution! Or, autant qu’il est possible de se faire une raison en pareille matière, l’expérience prouve qu’en fait de mysticisme, la nouveauté vaut toujours moins que la tradition. Plus on change, plus on éprouve le besoin de changer. Le plus sûr, puisqu’on ne peut chasser tout à fait cette influence, puisque la conscience a toujours aimé à s’entourer de mystère et qu’il s’agit surtout aujourd’hui de sauver nos consciences, le plus sûr, dis-je, est de nous en tenir, à l’exemple de Socrate, de Cicéron et de César, à la loi de nos pères. Ai-je pu faire si bien, avec toute mon incrédulité, que l’image du Christ ne se glissät, chez moi, jusqu’au lit de ma femme? Des rigoristes de la démocratie l’ayant su, m’en avertirent. J’ai répondu : Il y est, qu’il y reste. Les femmes sont toutes amoureuses du Christ; elles le pleurent aujourd’hui, comme elles pleuraient autrefois Adonis. Le Christ, Adonis, c’est l’Humanité. Ai-je pu empêcher aussi le petit bonhomme Noël de faire visite à mes enfants le matin de sa fête, et trois mois après de leur envoyer, de deux cents lieues, des œufs de Pâques? Il est bien difficile, demandez à Auguste Comte,. de ne pas entourer la naissance, le mariage, les funérailles, de quelque cérémonial, qui, si nu qu’on le fasse, révèle à l’instant toute la religion. Laissons donc le mysticisme, puisque, ni par force, ni par raison, nous ne saurions l’atteindre. Assurons-nous de lui seulement, et, pour cela faire, changeons-y le moins possible.

III. Si le mysticisme est indestructible, il est un nom qui le résume, et que rien ne saurait effacer de la pensée des hommes : c’est le nom de Dieu. Irai-je sottement faire la guerre à ce concept dont je ne suis pas le maitre, combattre par des arguments métaphysiques ce qui est le produit fatal de toute métaphysique, ou par des raisons tirées de l’expérience ce dont l’expérience elle-même me suggère la notion ultra-empirique, l’absolu? Quelle puérilité! Ah! plutôt que de déshonorer notre philosophie par cette négation ridicule, pourquoi ne pas nous mettre tout à fait à l’aise, en ajoutant un trait de plus à l’idée qui nous poursuit? Le Dieu de nos:pères est un dieu de progrès, sans doute; les évolutions de l’âme humaine entrent dans le plan de sa Providence. Je crois voir l’Etre des êtres sourire à mes efforts et me dire, comme ce vieux Romain que son fils, revêtu de la pourpre consulaire, obligeait à se lever devant lui : « Evohe! courage, mon cher fils : tu es digne de moi, digne de porter le nom d’homme. C’est ainsi que je vous ai conçus dès l’éternité ; c’est comme cela que je vous veux tous : loin que cette fierté m’offense, elle fait ma gloire. Va, enfant, dans ta majesté et dans ta force; ne courbe le front devant aucune idole, fût-ce l’image de ton père : à toi la main de Justice et le bâton de commandement. Specie tud et pulchritudine tud intende, prosperè procede et regna. »

IV. Comment oublierais-je, enfin, que la Révolution a posé parmi ses dogmes, à côté du progrès, la tolérance?

C’est parce qu’elle est tolérante que, tout en reprenant au clergé des biens mal acquis, elle lui a alloué un budget; parce qu’elle est tolérante, qu’étrangère elle-même à tout mysticisme elle a voulu faire l’Église à son image en lui donnant une constitution; parce qu’elle est tolérante, que plus tard elle a consenti, en faveur de cette Eglise malveillante, un Concordat, et qu’elle a reçu par deux fois son serment. La Révolution n’a pas voulu faire violence à la pensée religieuse, mutiler l’Humanité. Comme elle avait converti la royauté à son principe, elle a essayé de convertir aussi le sacerdoce : prêtres et monarques, elle s’est fait un honneur de vous prendre pour ses hérauts; tous, vous avez abjuré à sa demande le droit divin; tous, depuis 1789 et 1802, vous êtes révolutionnaires.

Après tout, Monseigneur, s’il y a blasphème, le péché est vôtre. Quand la Révolution est venue affranchir la Justice de la religion, la morale de la théologie, qu’a-t-elle fait autre chose que de mettre en pratique les maximes de vos ascètes, disant que l’amour de Dieu se suffit à lui-même et tient lieu du reste; qu’avec l’amour pur de Dieu il n’est besoin ni de culte, ni de sacrements, ni de récompenses? L’amour gratuit de Dieu, l’anéantissement en Dieu, est le principe par excellence de l’ascétisme : c’est le principe qui a donné naissance à la réforme de Bouddha; on le retrouve au fond de toutes les religions.

Par ces considérations, que j’abrège à dessein, afin de vous laisser le plaisir de les étendre, je propose une révision du Concordat dans le sens des articles ci-après :

1. Réunion des deux pouvoirs, spirituel et temporel, dans la souveraineté française;

2. Enseignement par le clergé, dans les grands et petits séminaires, dans les écoles et dans les églises, des principes de la Justice et de la morale, conformément à la doctrine de la Révolution ;

3. Explication historique et dogmatique, par le même clergé, des idées religieuses, considérées comme formules primitives, base et sanction des principes de la Justice et de la morale;

4. Accomplissement par les ministres du culte de toutes cérémonies relatives aux naissances, mariages, funérailles, anniversaires nationaux, etc., sur la simple demande des citoyens, et sans qu’il soit besoin de fournir des billets de confession ou de faire profession de foi;

5. Suppression des couvents des deux sexes et de toute congrégation religieuse;

6. Abolition des vœux perpétuels dans le clergé; en conséquence, faculté pour tout ecclésiastique, après six années de service actif à dater de son ordination, de quitter, si bon lui semble, le saint ministère et de se marier, si mieux n’aime l’Église abolir dès à présent le célibat des prêtres, comme a fait la Réforme;

7. Restitution aux communes de toutes propriétés ecclésiastiques, défense absolue à tout membre du clergé d’accepter pour le compte de l’Église aucune donation;

8. Défense aux prêtres, à peine de retrait d’emploi et d’amende, de se livrer à aucune opération de commerce, banque, industrie, librairie, souscriptions, érections de monuments, institutions, etc. ;

9. Établissement d’une pénalité plus sévère pour tous les crimes et délits commis par des ecclésiastiques, notamment ceux qui regardent la pudeur.

10. Abolition de l’autorité épiscopale et papale ; l’administration ecclésiastique réformée sur les principes du droit commun, et les jugements de l’Ordinaire ressortissant au conseil d’État et à la cour de cassation (O).

Tel est, Monseigneur, le pacte nouveau que je vous propose, plus honorable pour vous et plus utile que celui de Charlemagne. Acceptez, je vous le conseille, et hâtez-vous : n’attendez pas que la Révolution irritée vous dise, comme à Napoléon Ie, comme à Charles X et à LouisPhilippe : Il est trop tard!

Soyez dans votre cœur ce qu’il vous plaira : je vous promets, si vous signez ce concordat, de ne plus contrister votre foi par des critiques devenues inutiles, de m’abstenir même de tout commentaire sur vos écritures. Qu’aurais-je à reprendre en vous, si vous consentiez à vous charger du spirituel de la Révolution? Aussi bien, ne voyez-vous pas que ma foi, sur les choses essentielles, ne diffère en rien de la vôtre? Chrétien, déiste, antithéiste, je suis tout aussi religieux et presque dans les mêmes termes que vous. J’accepte toutes les catégories du catholicisme, sauf à les interpréter à l’aide de cette formule qui résume tout mon livre : _Dieu est la conscience de l’humanité_. Je ferai plus : pour: célébrer cette fusion mémorable, je vous conduirai ma femme, dont l’Église n’a pas béni le mariage, mes deux petites filles, non encore baptisées; tous ensemble nous nous jetterons à vos pieds; nous recevrons de votre main le sacrement, et je réciterai avec vous, d’un cœur fervent, sans restriction mentale et en me couvrant du signe de la croix, cette oraison magnifique par laquelle se termine l’office du soir les jours de dimanche, dans nos églises bisontines :

Que la paix et la bénédiction du Dieu Tout-Puissant, Père, fils et Saint-Esprit, Liberté, Justice, Amour, et que la visite des Anges descende sur nous, Pax et benedictio Dei omnipotentis, Patris, et Fil, et Spiritàs sancti, et visitatio angelica descendat super nos; sur cette cité française, et sur tous ceux qui vivent dans sa communion, super civitatem islam et omnes habitantes in ed; sur les fruits de la terre et sur ceux du travail, super fructus terræ et bona cuncta; sur les restes de nos frères qui reposent, ici et partout, dans la foi du Christ et de la Révolution, super corpora fidelium hic et ubique in Christo requiescentia ; et qu’elle conserve dans la Justice leurs âmes confondues avec les nôtres, et animas eorum salvet et nostras.

FIN.

APPENDICE.

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

Note (A), p. 6.

Outrage à la morale. — Ces quatre mots existent dans la première édition. Je les conserve, en les soulignant, dans celle-ci, comme une sorte de pressentiment que j’avais du procès qui m’a été fait. J’ai prouvé, dans mon Mémoire de défense, combien, au point de vue de la législation qui depuis 1789 régit la France, ce procès était illégal et contradictoire dans ses motifs; combien il a fallu de passion, d’arbitraire, d’aveuglement pour le soutenir; combien enfin il importait à la politique du gouvernement et à l’honorabilité du Tribunal correctionnel d’empêcher que cette procédure ne fût tirée au clair, par conséquent de défendre l’introduction en France de mon mémoire. — Mais je dois avouer aujourd’hui, d’après mes propres paroles, qu’autant la poursuite devenait inique de la part d’une juridiction révolutionnaire, autant la plainte était rationnelle de la part de l’épiscopat. Une société religieuse, si elle a le pouvoir, ne doit pas même permettre qu’on discute son dogme; à plus forte raison ne peut-elle tolérer qu’on discute sa morale. Si, par l’effet des révolutions religieuses et politique, elle ne jouit que d’une existence précaire en vertu d’un concordat, forcée de subir la critique sur le dogme, elle ne peut toujours pas la supporter sur la morale : pour elle, ce serait suicide, Elle considère qu’ayant été retenue par l’Etat comme auxiliaire de l’enseignement et organe des mœurs, il y a pour elle, à cet égard, préjugé légal, et que la morale religieuse et la morale publique ne faisant qu’une, ceux qui l’attaquent sur le dogme, lui doivent au moins, quant à la morale, le respect. Reste à savoir comment ce préjugé légal peut tenir devant la démonstration de J’immoralité religieuse, ou seulement devant le simple soupçon de cette immoralité; comment surtout, en présence de la contradiction des deux morales, la magistrature entend concilier le respect qu’elle doit à la loi révolutionnaire avec celui du droit ecclésiastique. C’est la question que j’ai traitée dans mon livre, et que j’eusse voulu faire juger dans mon procès si ma défense avait été libre.

Note (B), p. 13.

Scepticisme. — La théologie chrétienne dit : Toute incrédulité provient d’une dépravation morale, et a sa source dans le cœur. L’impie a intérêt à ce que la religion ne soit pas vraie, et il la nie. Guérissez-le de ses vices ; faites-le renoncer à ses voluptés secrètes, à ses passions, à ses jouissances, et vous l’aurez guéri de son incrédulité.

Il y a du vrai dans cette proposition, non pas dans le sens étroit et particulier de la théologie chrétienne, mais dans le sens supérieur de la Justice. Tout scepticisme, je parle surtout de celui qui envahit les sociétés, a son principe dans une subversion du sens moral. Rétablissez la Justice dans les consciences, et vous n’aurez pas de peine à recréer la philosophie, par suite à réformer l’esprit public et à rétablir le règne de l’opinion. On a vu des philosophes unir la plus grande dignité de mœurs à un profond et incurable scepticisme : c’est une de ces contradictions qui font plus d’honneur à la conscience de l’humanité qu’à son intelligence. Mais le scepticisme des masses est toujours l’indice certain de leur corruption. C’est celui que poursuivait Socrate chez les sophistes et que les Romains de la République bannirent de chez eux, en le souhaitant à leurs ennemis. (Relire sur cette solidarité du scepticisme moral et du scepticisme spéculatif la Préface de cette seconde édition ; l’Étude IIIe, chap. II et III, et la note (M) ci-après.)

Note (C), p. 20.

Or en barres. — Cette comparaison du Psalmiste est intéressante, comme indice du degré de civilisation, ou pour mieux dire du progrès industriel qu’elle révèle. Le texte porte, hannekhemadim mi-dzahab ou mi-phaz rab; faisant envie plus que l’or, que beaucoup d’or solide.

Les écrivains hébreux, en parlant de l’or, dzahab, c’est le nom générique, se servent pour le qualifier d’expressions diverses qui marquent l’état de leurs connaissances. Il y a d’abord l’or bon, ou de bonne qualité, f0b, ce qui indique différents degrés d’épuration du métal; l’or d’Ophir, ainsi nommé du pays d’Ophir, fort peu connu, mais qui me paraît en ce cas indiquer tout simplement l’or en poudre, où poudre d’or. (Aphar, poussière, d’où Ophir, pays de sable. L’or qui en provenait passait pour très-bon.) Puis on distinguait l’or schakhout, forgé ou laminé; l’or sagour, marchand, livrable, bon à servir dans les trocs et sur les marchés; l’or de Pharvaim, autre nom de pays qui en produisait ; l’or betzer ou kharoutz, natif, tel qu’il a été coupé, extrait de la mine : c’est le minerai d’or; l’or phaz, fondu, solidifié par la fusion; enfin l’or kethem, purifié : il en venait beaucoup d’Ophir, première qualité. A l’époque où fut composé le psaume 18, les Hébreux ne connaissaient pas l’or monnayé : sans cela, il n’est pas douteux que le poëte ne l’eût fait entrer de préférence dans sa comparaison. Mais ils connaissaient importance économique de ce métal ; ils savaient le fondre en petits lingots, pour les usages du commerce : c’est ce qu’indique le texte par les mots phaz rab, littéralement lingot beaucoup. Il est curieux de voir, après plus de trois mille ans, l’emploi des lingots d’or se retrouver dans les banques tel qu’il existait chez les Juifs de Moïse. J’ai préféré, dans ma traduction, au mot technique lingot, l’équivalent populaire, or en barres, comme plus poétique, plus en harmonie avec le style de l’ode.

Note (D), p. 43.

Peines afflictives, Peine de mort. — Je n’ai rien changé à ce fragment, dont la rédaction aurait pu être plus heureuse, mais que je crois, en substance, à l’abri de tout reproche.

En principe, l’homme ne punit pas l’homme, la société ne punit pas l’individu : il y a, dans l’idée seule de punir, une atteinte à la dignité qui frappe de contradiction le prétendu droit pénal. L’homme qui s’est rendu coupable de crime ou délit, on ne le punit pas, puisque la punition devant être volontaire, et consistant tout entière dans le repentir, comme le montre l’étymologie, pœna, pœnitentia, dans ce que la théologie appelle contrition, regret amer d’avoir méfait et ferme résolution de ne plus retomber, la punition échappe, par cela même, à la puissance sociale. On réprime le malfaiteur, en ce sens qu’on le met hors d’état de continuer ses méfaits; on exige de lui réparation du dommage commis; on peut aller jusqu’à lui demander, au moyen d’une retraite exemplaire, mais toujours volontaire, satisfaction du scandale : mais c’est tout. Si le coupable s’obstine, s’il joint l’insolence au crime, et qu’il se ravale de propos délibéré au-dessous de la bête féroce, on le retranche, par la séquestration ou par la mort, de la société qu’il outrage : c’est, comme je l’ai dit, une excommunication; quant à l’action réparatrice, elle ne va pas si loin.

Si j’avais à donner une démonstration de cette doctrine par la réduction à l’absurde de la doctrine contraire, je citerais l’excessive rareté des amendements que produisent nos systèmes pénitentiaires, et l’endurcissement dans lequel ne manquent presque jamais de tomber, juste à l’expiration de leur peine, les criminels. L’homme est une conscience dont la loi est d’être respectée jusque dans ses défaillances, et surtout dans ses défaillances; c’est l’irriter, la soulever et presque lui donner raison quand elle a tort, que de la noter d’infamie et de lui infliger châtiment.

La tendance de la civilisation est conforme à ces principes. On a aboli la torture et la marque; on demande l’abolition du carcan et de la peine de mort; on a rendu l’exécution de la peine capitale aussi rapide et aussi peu douloureuse que possible ; partout on s’occupe des meilleurs moyens de régénération des âmes que la vindicte des lois a flétries. Au point où en sont les choses, on peut dire que la réforme pénale n’attend plus, pour s’achever, que l’accomplissement d’une condition sans laquelle elle ne sera jamais qu’une demi-mesure, pour ne pas dire une pure hypocrisie : la réforme de la société elle-même.

Toutefois il est une considération qui, dans certains cas, vient modifier cette théorie, c’est celle du Progrès.

L’homme, par toute sa constitution, physique et animique, appartient au règne animal; c’est un animal supérieur aux autres : il n’y a pas pour lui la moindre honte à ce qu’on le lui dise et qu’il le sache. Il est le couronnement de la création, ce qui ne se pourrait plus, s’il ne faisait partie de la série des créatures, En raison de son animalité même, l’homme s’élève, avec une certaine lenteur, dans la vie de conscience, qui est la vraie vie civilisée, Il y a de la bête dans l’enfant, dans le sauvage, dans tout individu chez qui la conscience, soit par l’incurie de ses auteurs ou de la société, soit par la rébellion de la nature, soit par le vice de l’éducation, soit enfin par la faute du temps et des circonstances, ne s’est réveillée, pour ainsi dire, qu’à moitié. L’enfant, eu tant qu’il tient de l’animal, est donc punissable, corrigible, le moins qu’il se pourra, sans doute, puisqu’il est homme, mais d’autant plus utilement pour lui que sa raison sera encore plus obscure : sur ce point, la pratique est unanime, Le sujet à qui la correction profite est celui qui n’en éprouve ni humiliation ni ressentiment : or, remarquez ceci, un tel sujet, de quelque méfait qu’il soit reconnu l’auteur, peut-il être déclaré coupable, dans le sens que l’entend le code pénal? A-t-il agi dans la plénitude de son libre arbitre et de son discernement? N’existe-t-il pas en sa faveur, par cela seul qu’il subit la correction sans révolte intérieure, une circonstance hautement atténuante? Et n’est-ce pas le cas de dire que Les individus les plus corrigibles sont justement ceux qu’il convient d’épargner ? De quelque côté que nous nous tournions, nous arrivons toujours à conclure contre la théorie de la peine, comme outrageuse, démoralisatrice, poussant à l’endurcissement et à la révolte, et à tous les points de vue contradictoire

Note (E), p. 48.

Corruption sociale : le Pot de vin. — Le Bulletin français, journal qui parut quelque temps en Belgique à la suite du coup d’État, contenait dans un de ses numéros les paroles suivantes attribuées à M. de Persigny :

« Les gouvernements qui nous ont précédés ont tous fait fausse route. Ils n’ont pas su se mettre en rapport assez direct avec les masses, parler assez à leur imagination et à leurs passions, Nous, au contraire, nous nous sommes placés dès l’abord dans le plein courant des sentiments populaires, grossiers, si vous voulez, bons ou mauvais, n’importe. Ç’a été notre première force ; nous ne nous en dépouillerons jamais. Si cette force, cependant, nous a suffi pour entrer en scène et ravir le pouvoir, elle ne suffit plus seule pour nous y maintenir. Quand on est devenu gouvernement, on a devant soi des classes de la société sur lesquelles il faut agir par d’autres moyens. Sur celles-là nos devanciers échouaient encore : ou ils ne connaissaient point leurs avantages, ou ils en usaient timidement. lIs avaient autour d’eux un monde plein d’avidité, ils n’ont pratiqué qu’une corruption mesquine ; des gens pleins de couardise, ils n’ont pas un instant songé à leur faire peur. La corruption, la terreur, sur une large échelle, n’ont-elles pas toujours été les armes les plus puissantes des gouvernements forts? Ces armes, nous les recevons fraîches et à peine émoussées : on verra le parti que nous en saurons tirer. En allant droit à ce pays-cl, avec l’argent dans une main, le fer dans l’autre, nous le mènerons loin… »

J’ignore quel degré de confiance mérite cette citation du Bulletin français. Il est incroyable qu’un homme d’état, ministre d’un nouveau gouvernement, fasse de semblables confidences même à ses intimes, même à ses complices. M. de Persigny d’ailleurs passe pour un homme personnellement irréprochable, étranger aux tripotages de l’époque, et qui ne possède de fortune que ce qu’il tient de sa femme et de la munificence de l’Empereur. Un caractère aussi pur est incompatible avec la maxime de gouvernement que lui prête le Bulletin.

Mais si, ce dont je ne doute point, M. de Persigny n’a pas tenu le propos que je viens de rappeler, il aurait eu parfaitement le droit de le tenir, ne fût-ce que comme expression de son mépris pour la plèbe, pour la bourgeoisie, et pour toutes les lâchetés, hypocrisies et corruptions de la génération actuelle. C’est à ce titre que je m’empare de la citation du Bulletin, et, si M. de Persigny en désavoue les paroles, que, dans une certaine mesure, je les fais miennes.

Oui, il est vrai que les gouvernements antérieurs, dédaignant les masses, avaient négligé de parler à leur imagination, et par suite de s’appuyer sur leurs passions et leurs instincts. Loin de les en blâmer, je les en louerais, si ces mêmes gouvernements n’avaient encore plus négligé de cultiver la raison des masses, et si, par le fait, ils n’avaient laissé la porte ouverte toutes les aberrations et folies qu’on a vues plus tard.

Oui, il est vrai encore que ces mêmes gouvernements n’avaient pratiqué, vis-à-vis de la bourgeoisie, qu’une corruption mesquine, et qu’ils n’avaient pas songé à lui faire peur. Cela vient de ce que lesdits gouvernements n’étaient autre chose que l’expression de la bourgeoisie elle-même, et que, la bourgeoisie étant maîtresse, la corruption et la peur lui étaient difficiles à exercer sur elle-même. Ni elle n’eût pu s’acheter tout entière, ni elle ne pouvait, avec ses baïonnettes citoyennes, se faire peur. De cela je féliciterais encore les gouvernements antérieurs, si, au mérite très-positif que je me plais à leur reconnaître, avec M. de Persigny, de n’avoir su assouvir les appétits, ils n’avaient joint l’immense faute de les exciter.

Ce que je n’accepte pas du discours attribué à M. de Persigny, ce que je nie, c’est le mérite qu’on voudrait faire au gouvernement impérial d’avoir su si bien profiter des passions et des cupidités développées sous les régimes antérieurs pour entraîner le plébéien, corrompre et terrifier le bourgeois. Le mal était fait avant qu’il arrivât, la dissolution complète. Le coup d’état ne fut, pour ainsi dire, que la rupture de la digue, qui déchaîna le torrent. Des faits nombreux, authentiques, prouvent que la classe avide et couarde, comme l’appelle le Bulletin, n’attendait que la défaite du parti républicain, l’établissement d’un nouveau pouvoir, qui ne fût ni plébéien ni bourgeois, pour se faire délivrer, en haine de la république sociale, tous les nantissements qui pouvaient tenter son avarice. La fortune publique a été prodiguée aux uns; on a payé d’illusions les autres : cela signifie que bourgeois et plébéiens se sont rués à l’envi, selon la nature de leurs attractions, ceux-là sur la proie, ceux-ci sur l’ombre. Là où manquait la richesse, on.a suppléé au moyen de l’agiotage; là où la gloire semblait douteuse, on a exploité les préjugés populaires, on a soulevé les antipathies nationales. Tous se sont momentanément gorgés, assouvis : l’immoralité sociale a été universelle, complète ; l’abdication absolue. Combien y a-t-il aujourd’hui de satisfaits? De combien s’est accru le bien-être du peuple, le luxe de la bourgeoisie? L’orgie a été payée sur le capital ; le présent a dévoré l’avenir; l’honneur a été sacrifié à la jouissance, la liberté à la peur; la vénalité a couru partout, et nous en sommes à la gêne et au remords. Quelques fripons, franchissant toutes les bornes, ont dû être punis, mais aucun ne s’est converti ; le repentir a disparu des consciences, et le supplice est universel. Oh ! M. de Persigny, je comprends que vous vouliez en revenir à la liberté et aux lois. Vous avez assumé un triste héritage ; vous devez avoir assez de la bêtise populaire et de la corruption bourgeoise, et il doit vous tarder, pour honneur du nom de Napoléon, de voir naître enfin, après toutes ces exhibitions carnavalesques, une France vertueuse, libre et prospère.

Note (F), page 48.

Décadence. — Toutes les fois qu’un homme, à la pensée austère, fait entendre ce mot sinistre de décadence, il semble calomnier son époque. On le traite de vieillard morose, envieux de la jeunesse, mécontent du temps actuel, et répétant le dicton désespéré d’Horace, Ætas majorum, etc.

Pourtant, sans compter qu’Horace, le chef des pessimistes, attestait une décadence réelle, la plus grande qui ait scandalisé l’Humanité, il est certain que nombre de nations, après avoir eu leur période d’accroissement et atteint leur apogée, ont eu leur décadence et leur fin ; et il n’est pas possible de nier qu’à l’heure où nous écrivons, une partie de l’Europe ne soit parvenue à l’une de ces crises où les sociétés se régénèrent ou s’ensevelissent pour toujours.

En premier lieu, je remarque que le sentiment de cette décadence, passagère ou définitive, je ne l’examine pas, est profond, universel. Depuis soixante ans tous les esprits d’élite qui ont exercé une influence sur leurs contemporains, ont reconnu cette triste vérité. À leur tête, je place Napoléon.

Spectateur de la Révolution française, entraîné par son enthousiasme de jeune homme et son ambition de militaire, il s’attacha d’abord au parti extrême. De Robespierre il passa à Barras; et comme sous-lieutenant il s’était fait jacobin, général on le vit appuyer le coup d’état de fructidor. Devenu le maître, il s’aperçut vite que non-seulement il ne restait rien de l’ancienne société, mais que la nouvelle était à faire ; que l’idée qui devait l’animer était encore dans les limbes de la métaphysique; bref, que la vie était absente, endormie, si l’on aime mieux, et que le seul élément qui survécût dans la France bouleversée était la force. C’est avec la force que Napoléon, il le dit lui-même, entreprit de reconstituer l’être social. Que de fois ne l’entendit-on pas se plaindre de l’inutilité de ses efforts! « La force ne crée rien, disait-il. Une administration, une armée, un chef, voilà tout ce que j’aperçois : le reste est poussière.… » Napoléon essaya de réveiller le sentiment religieux, et donna le Concordat. Tentative inutile. Le peu qui restait de vie religieuse dans la nation se tourna contre l’Empereur : il avait cru ressusciter la France chrétienne, il se trouva qu’il avait fait rentrer une âme de chrétien dans le corps d’un incrédule. Sous le premier empire, la décadence française, pour ne parler ici que de la France, resta inaperçue, dissimulée sous le fracas des batailles. Elle s’accusa à tous les yeux, quand la Restauration, en ramenant la paix, eût rendu les éléments sociaux à leur antagonisme. Depuis Napoléon Ier, c’est la force qui, sous un vernis de légalité, a gouverné la France jusqu’au 2 Décembre : je n’en veux pour preuve que l’état constamment insurrectionnel du pays, et le maintien des armées permanentes. Après le coup d’état, la Force a secoué ce semblant de légalité : en exprimant ce fait, je ne fais pas d’injure au régime impérial, je l’explique. Le règne de la force est devenu pour la France un état chronique, constitutionnel : si ce n’est pas de la décadence, je ne sais plus ce qu’il faut entendre par les mots Justice et Société.

De même que Napoléon, Chateaubriand reconnut du premier coup d’œil la prostration française: un moment ces deux hommes parurent unis pour la combattre. La vie de Chateaubriand, le thème invariable de ses ouvrages, est une longue et douloureuse lamentation. Cet homme, qui fit tant pour le trône et l’autel, cherchait, après 1814, sou Dieu et son roi, et ne les trouvait plus. Lui-même se sentait glisser dans l’indifférence et dans la révolte. Là est le secret de ses contradictions. Il voulait être chrétien ; il n’y parvenait pas. C’est de Chateaubriand que date le romantisme, dont le caractère est précisément d’exprimer la désolation de l’âme, entre un passé sans retour et un avenir impénétrable. On peut définir le romantisme, bien moins encore pour sa valeur intrinsèque que pour la pensée qu’il exprime, une littérature de décadence. Nous y avons tous passé, ce qui veut dire que tous nous avons confessé, avec Napoléon et Chateaubriand, notre déchéance. Maintenant le romantisme lui-même est usé; Jérémie est mort sur les ruines de Jérusalem ; Lamartine et Victor Hugo se survivent : signe que nous avons passé de l’agonie à la léthargie. Le poëte qui chantera le réveil n’est pas né.

A côté de Napoléon et de Chateaubriand, du héros et du barde, il y eut un autre homme, puissant par la pensée et par la parole, qui voyait aussi la société en poussière, et qui devint le chef ou pour mieux dire la personnification d’un autre mouvement ; ce fut Royer-Collard. Semblable à Prométhée, animant du feu du ciel des figures d’argile, Royer-Collard essaya de galvaniser la nation en lui donnant: une philosophie spiritualiste et des institutions. A lui se rattachent, comme le romantisme à Chateaubriand, comme la centralisation administrative et l’armée à Napoléon, d’un côté l’école éclectique, de l’autre l’école doctrinaire. Tout cela finit par un avortement. L’éclectisme n’est pas plus une philosophie qu’une religion ; le doctrinarisme, autrement dit gouvernement des classes moyennes ou juste-milieu, n’est pas une institution. On ne refait pas une société avec des listes électorales et des abstractions. Lorsque Dieu fit les entrailles de l’homme, dit Bossuet, il y mit d’abord la bonté, c’est-à-dire la conscience, Royer-Collard et ses disciples y ont mis l’analyse : le dissolvant a agi, et MM. Cousin, Guizot, de Broglie, etc., se survivent, tristes, impuissants, comme Lamartine et Victor Hugo.

Après l’homme politique, après le poëte et le philosophe, arrive, pour attester la décadence, l’économiste. Sismondi publie en 1819 ses Nouveaux Principes d’Economie politique ; il dénonce les aberrations de la grande industrie, la tendance malthusienne, et jette le cri d’alarme. A sa suite, se fondent les écoles socialistes, qui, sentant approcher la fin, proposent, à la place d’une soi-disant Restauration monarchique et religieuse, à la place de l’éclectisme et de la doctrine, leurs systèmes. Après quelques années de propagande, elles sont sifflées, refoulées, et maintenant enterrées, La bourgeoisie ne veut rien entendre; la plèbe est livrée aux empiriques : la dissolution va commencer.…

N’est-ce pas à la fois le plus éclatant et le plus douloureux des symptômes que ce fait d’une société possédée de l’idée qu’elle décline, et qui, pour se soutenir, pour vivre, fait appel, tantôt à la force, tantôt à la philosophie, tantôt à l’argent ; qui tantôt évoque ses souvenirs et s’efforce de se retremper aux sources de sa jeunesse, tantôt se livre aux imaginations les plus fantastiques? Nous parlons de perfectibilité; nous espérons plutôt que nous ne croyons au progrès. Mais le progrès n’est encore Pour nous qu’une idée, une théorie, une hypothèse ; et la manière dont nous l’entendons généralement est plus faite pour nous désoler que pour nous rendre la joie et la faculté de vivre. Le progrès, sil faut en croire la plupart de ceux qui le prônent, est, pour chaque société, son évolution vitale; pour l’humanité la série des évolutions dont se compose son histoire. Ace compte, la France, et toutes les nations de l’Europe, doivent finir, comme finirent la Grèce et l’Italie; et les apparences sont que la période de décroissance a commencé pour elles.

Aux preuves de raisonnement veut-on joindre les faits? J’ai cité plus d’une fois, dans le cours de ces études, la diminution du bien-être, en dépit des créations industrielles qui illustrent notre époque; le dégoût du travail, la fièvre du luxe et des jouissances, l’augmentation générale des frais de production, que ne compense point le perfectionnement de lexploitation humaine; la corruption de la domesticité; la démoralisation effrayante des classes inférieures; l’abandon de la vie de famille, le développement du libertinage, l’affaiblissement des races, manifesté d’une manière si frappante par la diminution de la taille; la multiplication des crimes, délits, faillites et suicides; la décadence des arts et des lettres, d’autant plus étonnante qu’elle ne tient pas à l’incapacité des sujets : jamais on ne vit tant de plumes habiles, tant d’artistes rompus à tous les secrets du métier ; enfin le découragement des consciences, qui ne croient plus à la liberté, et se demandent, comme Brutus, si la Justice est autre chose qu’un mot. Le monde n’est plus chrétien ; et, chose singulière, l’homme croit à son indignité, à son immoralité, à la dépravation de sa nature, exactement comme y crurent les fondateurs du christianisme, apôtres du péché originel. À cette société en souffrance, tout tourne à mal : expliquez-moi donc comment, malgré les encouragements donnés aux éleveurs, malgré les haras, les courses, les croisements, les écoles vétérinaires et toute la science hippique, Les races chevalines de France, si belles, si précieuses, sont en train de se perdre? comment à leur place nous n’aurons bientôt plus que des chevaux bâtards, semblables en leur genre aux chiens des rues?.…

Tant il est vrai que la propriété, l’argent, le trafic, l’escompte des talents, l’art de grouper les chiffres et de dresser des statistiques, ne suffisent pas pour faire vivre et marcher une nation. Il est, il faut le croire, un principe de vie sans lequel les transactions les plus simples, les opérations de la pratique vulgaire, restent infécondes, et, malgré les bénéfices constatés du commerce, se liquident en déficit. C’est ainsi que la composition chimique est impuissante à suppléer la force inconnue qui s’appelle la Vie. Non-seulement nous sommes incapables, avec toute notre science, de créer la plus humble des graminées; nous ne pouvons pas même en imiter les produits. Nous ne saurions, à l’aide de ces quatre éléments, oxygène, hydrogène, carbone et azote, fabriquer de toutes pièces de la farine ou du vin, et toute notre science consiste à empêcher la corruption de s’emparer des biens que la vivante nature nous donne. La même chose se passe en économie politique.

Parmi les signes, fort nombreux, qui attestent la décadence contemporaine et dont le sentiment fait notre supplice, je citerai deux faits, la défaillance des caractères et le développement du parasitisme.

Il est certain que la France, par exemple, a produit des hommes forts autant qu’aucune autre nation : l’époque des guerres de religion abonde en caractères. Les Guise, les d’Aubigné, les Colligny, les Mornay, les Sully, les Mathieu Molé sont des hommes. À partir de Louis XIII, lorsque la monarchie est assise, ils deviennent rares ; ils paraissent l’un après l’autre, et un à la fois, Richelieu, Colbert, Vauban, Turgot, Mirabeau. La vertu civique est en raison inverse du royalisme; elle veut, avant tout, être libre; elle hante volontiers les révolutions. Turenne, grand capitaine; Bossuet, Racine, grands écrivain pauvres hommes. Ce n’est pas la nature qui manque à l’œuvre; c’est le milieu qui est antipathique. Turgot serait un Hercule : la bourgeoisie, les parlements, la noblesse, la plèbe, les gens de cour, tout s’unit pour le refouler. Un Génevois, bavard, vantard, philanthrope, Necker, le supplante; il fait si bien qu’au lieu de gouverner la Révolution, la royauté en est écrasée. Mirabeau paraît : c’est le plus grand de tous. La Montagne, une collectivité, soutient un moment le fardeau ; puis, plus rien. Le despotisme reparaît suivi du scepticisme éclectique et doctrinaire; et de nouveau, sous ces deux influences, les âmes se rapetissent. Sous La Restauration et la monarchie de Juillet, MM. de Richelieu, de Villèle, Casimir Périer, apparaissent comme les sommités de l’époque : ils ont la tête de moins que les anciens. Le vent est de plus en plus aux médiocrités. Royer-Collard eût paru trop haut à la bourgeoisie de 1830; O. Barrot lui-même semblait trop fort. Il ne suffit pas, pour se faire agréer de cette caste envieuse, sottement difficile, de se montrer laborieux, modeste et probe, comme les Vivien, les Passy, les Dufaure : ces gens-là ne sont propres qu’à faire des ministres de transition. Ce qu’on demande, bien qu’on ne le dise pas, c’est de l’intrigue, du verbiage, aromatisés de corruption. Il est positif que ni la seconde Constituante, ni la seconde Législative, n’eussent permis au général Cavaignac de tourner au Washington, à Lamartine et Ledru-Rollin de devenir des Canning et des Robert Peel. Dire jusqu’où nous sommes descendus sur cette pente, depuis le coup d’État, serait de la satire. Il suffit de noter, par forme de conclusion, que, si le despotisme préfère les nullités, qui lui servent de repoussoir, la bourgeoisie solliciteuse s’en accommode encore plus. Tout se tient dans les choses comme dans les idées. Qui dit juste-milieu dans les croyances, dit médiocrité dans le gouvernement, dit décadence dans la nation. Car, dit le Sage, le nombre des sots est en majorité : dès lors donc que vous prenez la moyenne pour loi, vous naviguez à la baisse. Changez la formule, vous referez des citoyens, vous aurez des hommes d’État. Mais comment convaincre la majorité des mortels de leur commune ineptie? Pour sortir de ce cercle il faudrait, en quelque sorte, insurger la raison des masses contre elle-même, lui imposer l’autorité d’une raison supérieure, condition qui, dans l’état actuel des esprits, paraît contradictoire, impossible.

La défaillance des caractères est un fait de l’ordre politique; le développement du parasitisme est un fait de l’ordre économique. Le parasitisme a fait, dans les quarante dernières années, l’objet principal de la critique socialiste : nous l’avons signalé plus d’une fois dans le cours de cet ouvrage; le quatrième fragment de cette Étude lui est consacré tout entier. Disons-en ici encore quelques mots.

Un physiologiste de beaucoup d’esprit, de trop d’esprit eut-être, le Dr Henri Favre, dans son ouvrage sur le Développement de la Série naturelle, considère toutes les espèces

animales et végétales comme réciproquement parasites. On pourrait en dire autant, en un sens, de toutes les fonctions sociales, fonctions religieuses, politiques, industrielles, etc Toutes subsistent aux dépens les unes des autres, et de la réciprocité de leur consommation résulte la vie collective, la Société. Il y a pourtant à faire ici une distinction capitale. Certaines fonctions peuvent être appelées positives; certaines autres négatives. La richesse est en raison directe du produit que fournissent les premières, en raison inverse du besoin qu’on a des secondes. Par exemple, une agglomération politique ne saurait se passer de juges et de magistrats : mais il n’est pas moins évident qu’elle sera d’autant plus prospère qu’il y aura moins de plaideurs, de perturbateurs et de malfaiteurs, que par conséquent on réclamera moins l’intervention de l’autorité. En sorte que l’idéal politique consisterait à se passer de gouvernement. De même, la félicité publique étant proportionnelle à la santé publique, on peut dire encore qu’une des conditions de bien-être est dans le chômage des médecins. Or, à côté des fonctions judiciaires et médicales, je n’hésite pas à ranger encore la fonction mercantile. Sans doute l’échange des produits est, comme leur production elle-même, comme la division du travail qui en est le principal moyen, de nécessité positive. Mais cet échange w’exige par lui-même ni travail, ni industrie; ce n’est point une fabrication ; hormis le service de transport qu’on lui associe selon moi mal à propos, on peut dire que lans le fait de l’échange il n’y a de création aucune. On conçoit très-bien une organisation du commerce et du crédit en dehors de tout intermédiaire parasite, dans laquelle chacun serait, par la mutualité, son propre créditeur, son propre commissionnaire, son propre courtier, et qui n’enlèverait à l’agriculture et à l’industrie qu’un petit nombre de bras. Ce n’est donc point à tort que certains économistes ont rangé le négoce dans la catégorie des fonctions improductives : plus on en réduira le personnel et les manœuvres, plus la société, loin de s’appauvrir, s’enrichira. Or, c’est ce que l’on ne peut pas dire du cultivateur, de l’extracteur et de l’industrieux. Leurs fonctions sont bien positivement productrices; pourvu qu’elles conservent entre elles une certaine proportionnalité, plus elles travail lent, plus la richesse augmente.

Cette distinction faite, je viens à mon propos. À toutes les époques, mais surtout aux époques de décadence, on remarque dans les multitudes une tendance aux fonctions négatives, au parasitisme. La raison en est aisée à saisir. Ces fonctions présentent toutes, sous le rapport du lucre, de la commodité, de la sécurité, des avantages que n’ont pas les autres; elles exigent moins de travail, moins de talent ou de génie, moins d’énergie; elles donnent souvent plus de considération et sont entonnées fréquemment de toutes sortes de privilèges.

Le parasitisme se divise en une multitude de genres et d’espèces. Nous distinguerons : le Clergé, tant régulier que séculier ; les Fonctions publiques, l’Armée, le Trafic (entremetteurs, courtiers, commissionnaires, boutiquiers, agioteurs, spéculateurs, brocanteurs, banquiers, usuriers, etc.) ; la Rente, le Luxe (ouvriers de luxe, agents de plaisir et de débauche, comédiens, saltimbanques, artistes, faiseurs de romans, etc.); enfin la Valetaille et la Mendicité. Passons-les rapidement en revue.

Avant la Révolution, le clergé régulier formait en France, avec la noblesse, la classe la plus nombreuse des improductifs. La suppression des couvents a fait presque disparaître cette espèce de parasites, romplcés. depuis le premier Empire, par le fonctionnarisme, le débordement du trafic et des industries de luxe. — La conservation de l’armée tient à d’autres causes.

Le fonctionnarisme ou la fonctionomanie, fléau de l’ancienne Grèce et de la Rome impériale, détruit à la fois l’esprit d’entreprise et l’esprit de liberté; il pousse au communisme de l’État, à l’absorption de toute vie locale et individuelle dans le machinisme administratif, à la destruction de toute pensée libérale. Tout le monde demande à s’abriter sous l’aile du Pouvoir, à vivre sur le commun. A l’instar de l’administration centrale, de vastes sociétés s’organisent, dans lesquelles se précipitent en foule tous ceux que n’avait pu recevoir le gouvernement. On porte à plus de 600,000 le nombre des fonctionnaires de l’état, en France; joignez-y les employés des grandes Compagnies, le militarisme, le capitalisme et la rente, tous solidaires, et vous arrivez à un total effrayant, devant lequel les producteurs, qui devraient, depuis la Déclaration des droits et l’établissement du suffrage universel, être les maîtres, n’apparaissent plus que comme une tourbe d’esclaves. Ainsi, par le fonctionnarisme les meilleures institutions se trouvent faussées, le droit paralysé, la liberté impuissante.

L’autre plaie est celle du trafic, de la boutique, à laquelle je réunis les industries de luxe. Le caractère parasite du trafic ne peut être révoqué en doute, quand on observe ses effets dans l’histoire. C’est l’esprit de trafic qui a fait décliner et périr les républiques grecques, celles d’Asie les premières, parce que les premières elles s’y étaient abandonnées à limitation de leurs voisins de Phénicie. C’est le trafic qui a décidé la défaite de Carthage dans sa lutte contre les Romains, malgré l’immense supériorité de richesse et d’industrie de la première. Et quand Rome, à son tour, enrichie des dépouilles de tant de nations trafiquantes, se fut livrée à l’usure et à l’agiotage, elle déclina elle-même, et sa décadence fut sans remède. Personne n’ignore que Caton, Brutus et tous les puritains du parti opposé à César, cultivaient l’agiotage et l’usure : comment eussent-ils sauvé la république quand ils la détruisaient par leurs pratiques et leur avarice? C’est la passion du trafic, bien plus que les armes de Titus et d’Adrien, qui amena la dispersion des Juifs, qu’on dirait voués dès leur naissance au parasitisme mercantile et usuraire. On sait quelles précautions prit Moïse pour les retenir sur le territoire qu’il leur avait donné; quelle peine eut Esdras, 800 ans plus tard, à les y faire revenir, Depuis Jésus-Christ jusqu’à la Révolution française ils ont vécu, malgré les persécutions les plus abominables, aux dépens des autres nations, observant entre eux le précepte de charité ou de prestation gratuite, mais rançonnant impitoyablement l’étranger, selon le précepte de Moïse, Non fœneraberis proximo tuo, sed alieno. On disait autrefois, pour leur justification, qu’ils n’avaient pas le choix des moyens d’existence : mais depuis 70 ans que la Révolution française les a rendus libres, qu’ont-ils fait pour changer de régime? Le Juif est resté juif, race parasite, ennemie du travail, adonnée à toutes les pratiques du trafic anarchique et menteur, de la spéculation agioteuse et de la banque usuraire. Toute la circulation est entre les mains des Juifs; plus que les rois et les empereurs, ils sont les souverains de l’époque, aussi indifférents du reste au progrès et à la liberté des peuples qu’ils pressurent qu’à la reconstitution de leur propre nationalité. Ce qu’il y a de plus triste, c’est qu’ils ont rendu, par toute l’Europe, la bourgeoisie, haute et basse, semblable à eux, et qu’il ne servirait absolument de rien aujourd’hui de les expulser.

A Paris, le nombre des trafiquants et boutiquiers est égal, sinon supérieur, à celui des industrieux. Tout le monde veut vendre, faire du commerce, -spéculer sur le change, sur les marchandises et les fonds publics. Le travail productif est de moins en moins offert, réputé œuvre servile. Le premier de l’an, cinq ou six cents marchands d’étrennes improvisent leurs étalages en plein vent, pauvres diables qui s’essaient an trafic, et qui ne demandent qu’à quitter l’atelier pour le comptoir. C’est le besoin de faire fortune par des moyens expéditifs et factices, bien plus que le véritable génie industriel, qui multiplie à l’infini les inventions et les demandes de brevets. Croit-on que sur 60,000 brevets décernés par le gouvernement français depuis la loi du 1er juillet 1791, il y en ait seulement la centième partie d’une utilité réelle?

La même démoralisation qui fomente l’agiotage favorise les industries de luxe, de plaisir et d’agrément. À Paris, il n’y a plus d’ouvriers, plus d’industriels : tout le monde est artiste, professeur, amateur, académicien. J’ai parlé ailleurs de ces 3,000 virtuoses qui, l’an passé, traversèrent la Manche, et furent donner à nos voisins les Anglais des sérénades. Il eut été facile d’en porter le nombre à 30,000, si on leur avait associé tous les rapins, cabotins, gens de lettres, etc., dont la capitale de l’empire pullule, Aussi qu’arrive-t-il? L’ouvrier français, se dégoûtant du travail, est remplacé par l’ouvrier étranger : tandis que les Juifs s’emparent, sur tous les points, de la banque, du crédit, de la commandite, règnent sur les manufactures, et tiennent par l’hypothèque la propriété, des armées de travailleurs belges, allemands, anglais, suisses, espagnols, se substituent dans l’industrie aux ouvriers français, et déjà envahissent jusqu’aux campagnes. Les Français, disent de nous les étrangers, sont des propres à rien, que l’on mène par la vanité. À eux la gloire et toutes ses fumées; à nous la richesse; à nous cette terre de France, dont ils savent si peu tirer parti. Et Boulogne, le Bordelais, la Touraine, Cognac, Cannes, Nice, etc. etc., où les Anglais sont propriétaires de tout ce’ qu’il y a de meilleur et de plus beau, témoignent de jour en jour de notre expropriation. Hélas! non, les Français ne sont pas des propres à rien; ils ne sont ni plus vaniteux ni plus enclins à la paresse que les autres : ils sont plus avancés dans la décadence, voilà tout. Mais ils peuvent dire : Nous entraînons l’Europe, l’Europe nous suit.

Note (G), page 49

Production agricole-industrielle de la France. — Dans un discours prononcé au Corps législatif et rapporté par la Presse du 14 juillet 1860, M. Aug. Chevalier, ancien saint-simonien, rallié, comme son patron, M. Enfantin, au régime impérial, a trouvé qu’un budget de 4,700 millions (il est de 1,850 millions) n’était pas trop considérable, attendu qu’il ne représente que 15 p. o/o du produit total de la France; et que, si l’empereur maintenait la paix, ce même budget pourrait être prochainement porté à 2 milliards.

Pour la secte saint-simonienne, le peuple est une ruche exploitée par un grand propriétaire qui a nom Église ou Gouvernement, et à laquelle ledit propriétaire ne laisse que juste ce qu’il lui faut pour vivre et travailler. Voici le calcul de M. Aug. Chevalier.

Le territoire français se compose de 50 millions d’hectares non bâtis, dont la valeur en capital peut être portée à 68 milliards 700 millions de fr., et le revenu net à 1 milliard 905 millions (environ 3 p. 0/0). Triplant cette dernière somme, on a le revenu brut, soit 6 milliards. Sur ces 6 milliards de production agricole. M. Aug. Chevalier alloue 3 milliards 600 millions pour salaires de 6 millions de familles de paysans, composées chacune en moyenne de quatre personnes, et fournissant 200 journées de travail : soit 600 fr. par famille et par an, ou bien, par jour et par tête, 41 centimes.

L’Industrie, selon le même orateur, donnerait pour 6 milliards 500 millions de fr. de produit brut : sur quoi, pour matière première, 2 milliards; pour salaires de 1,600,000 familles, chacune composée de 4 personnes, 2 milliards 400 millions : soit par famille et par an, fr. 1,500, et par tête et par jour, 1 fr. 03 cent. Reste, comme produit net, à partager entre les entrepreneurs et capitalistes, 2 milliards 100 millions.

Total du revenu brut, selon M. Aug. Chevalier, 13 milliards.

Ces chiffres sont manifestement enflés. D’abord les additions et multiplications de M. Chevalier sont mal faites. Le triple de 4,905 millions n’est pas 6 milliards, mais seulement 5,715 millions. Ensuite, le total de 5,715 millions de produits agricoles et de 6,500 millions de produits industriels n’est pas 13 milliards, mais 12 milliards 215 millions : différence 785 millions dont M. Aug. Chevalier accorde le boni à la justification de son budget.

Mais est-il vrai que les 50 millions d’hectares non bâtis, évalués au prix moyen de 1,274 fr. l’hectare, produisent 1,905 millions, ou 3 p. 0/0, net, au propriétaire? Est-il vrai que ce net représente seulement le tiers du produit brut? M. Aug. Chevalier ne dit pas sur quels documents il établit cette évaluation. Cependant, s’il était permis, d’après l’exemple d’une seule province, de se faire une idée de la réalité des choses, il faudrait rabattre singulièrement du calcul de cet officieux économiste. Dans un article publié par le même journal, la Presse, à la date du 3 janvier 1860, sur la Bretagne, M. Crussard établit, par des calculs fort détaillés, qu’un million d’habitants, au moins, de cette province qui en comprend 2,800,000, n’ont pour subsister pas plus de 25 cent. par personne et par jour ; et M. Crussard a soin de faire remarquer que ce ne sont pas des indigents. Si tel est le revenu du petit peuple, dans une province qui n’est certes pas une des plus mauvaises de l’empire, il n’est guère possible d’admettre que la moyenne, pour toute la population rustique, dépasse 36 cent., ce qui nous ramène fort au-dessous du calcul de M. Chevalier.

Quant à la production industrielle, je dirai simplement qu’en l’absence de preuves positives, authentiques, l’assertion de M. Aug. Chevalier est inadmissible, Comment admettre une pareille différence de salaire entre le travail agricole et le travail industriel, 600 fr. d’un côté, de l’autre 1,500? Il faut que l’orateur ait raisonné d’après quelque fait particulier, exceptionnel. À défaut de la désertion des familles, il suffirait de l’initiative des entrepreneurs et capitalistes pour amener les paysans aux fabriques et manufactures, et rétablir l’équilibre. Les salaires sont plus élevés dans les villes qu’à la campagne, soit; mais ils ne sont pas doublés, et toute la population industrieuse n’est pas renfermée dans les villes.

Ce n’est donc pas 15 p. o/o du produit national que représente l’impôt, impôt qui d’ailleurs n’est pas de 1,700 millions, comme dit M. Chevalier, mais de 1,840 ou 1,850, et, en ajoutant les octrois, prestations et revenus des communes, deux milliards ou peu s’en faut ; c’est le sixième au moins, puisque avec les calculs les plus bienveillants nous n’arrivons pas à un produit total de douze milliards.

Les saint-simoniens annoncent à l’Empereur, dont ils inspirent depuis dix ans la politique, une prospérité inouïe, s’il leur accorde seulement ces deux choses, la paix et le libre échange. Mais la paix n’est qu’un mot si elle ne se traduit pas par le licenciement de l’armée, la décentralisation politique, la régénération du travail et l’extirpation du parasitisme : toutes choses dont l’école saint-simonienne ne consentira de longtemps à se passer. Quant au libre échange, sans entrer dans la discussion du principe, il est facile de prévoir, par les faits déjà accomplis, ce qui résultera de son établissement. Le libre échange existe sur toute l’étendue de l’empire français; son action est devenue, depuis une vingtaine d’années, dix fois plus active, par les chemins de fer, qu’elle n’avait été auparavant. Qu’en est-il résulté? Que les capitaux se sont centralisés, que l’industrie s’est féodalisée, que le paupérisme s’est généralisé, que le déficit s’est creusé, en un mot, qu’au lieu d’une augmentation et d’une distribution meilleure de la richesse, il y a eu déplacement des fortunes et abaissement du niveau de la félicité publique. Depuis que l’on s’est mis à rectifier, aligner, assainir, embellir et rebâtir la capitale, les loyers sont hors de prix; Paris est devenu inhabitable, et la population demande à grands cris qu’on la délivre des maçons et des architectes, C’est l’image de ce qu’ont produit en France le libre échange, la bancocratie et les chemins de fer. Cela ne veut pas dire assurément qu’il faille entraver l’échange, supprimer les banques, arracher les rails, pas plus qu’on ne doit faire le procès à l’honorable corporation du bâtiment. Mais cela prouve que là où les principes du droit, les lois de l’équilibre économique sont systématiquement violés, tout mouvement dans l’économie et la politique générale engendre un surcroît de mal-être, et précipite la catastrophe.

Note (H), page 58.

De la sanction dans une autre vie : réfutation d’un argument des spiritualistes. — C’est presque une impiété contre l’âme humaine que de combattre la foi à son immortalité : aussi, à parler vrai, ne lai-je jamais combattue, cette espérance immortelle. N’ai-je point dit à satiété qu’en matière d’absolu j je ne me prononce ni pour le oui, ni pour le non? Que puis-je donc savoir, grand Dieu, de la substance infinie, et des atomes, et de la vie universelle, et de l’esprit? Qu’en puis-je affirmer ou nier, pour que j’ose dire, en parlant de quoi que ce soit au monde : Ceci est mortel, et cela est immortel ? Autrefois, on croyait faire preuve de hardiesse en supposant une âme aux bêtes : voici des gens qui nous parlent de l’esprit des étoiles, de l’âme de la terre, de celle des plantes, de leur sensibilité, de leur conscience, de leur liberté. Bientôt ils nous entretiendront de la destinée de ces intéressantes créatures dans une vie meilleure. Ils prétendront que le sapin qui a été coupé jeune par le montagnard, lequel avait besoin pour sa maison d’une solive, achèvera sa végétation interrompue dans une autre sphère. De tous côtés on ne s’occupe que d’apparitions, de manifestations, de révélations. Les voyants succèdent aux voyants, les miracles aux miracles. Il existe des gens dont l’âme se sépare du corps et y rentre à volonté; qui passent une moitié de leur vie à parcourir les espaces planétaires, en compagnie des défunts, et l’autre sur cette pauvre terre, dont ils semblent avoir hâte de quitter le séjour. Que voulez-vous que je réponde à ces voyageurs spiritistes, qui m’affirment avoir conversé avec Socrate, Jésus-Christ et les anges? Comment convaincre d’illusion tous ces mediums écrivassiers et bavards dont la raison est régie par d’autres lois que la mienne; qui s’enlèvent de terre, comme Simon le Mage, sans cordes ni échelles, et contrairement à la loi de l’attraction; qui voient sans le secours de la lumière; qui écoutent parler les morts; qui écrivent sous la dictée des prophètes de l’Ancien Testament; qui, mêlant la lubricité à la spiritualité, ont commerce avec des incubes et des succubes ? Certes, je serais à mes propres yeux un insensé et un fourbe, si je me mêlais de disputer de toutes ces choses que je n’ai ni vues ni entendues, dont mon intelligence ne perçoit absolument rien, ni le principe, ni la raison ou le mode, ni le but, contre des gens qui se prétendent témoins oculaires et auriculaires. Je m’abstiens donc de toute spéculation ou assertion sur des objets qui dépassent la portée de mon observation philosophique tant interne qu’externe. Seulement, puisque nous avons tous, spiritualistes et positivistes, un terrain commun, qui est la morale, et que la morale n’est que le corollaire du sens commun, je demande instamment deux choses, que nous commandent également à tous le sens commun et la morale . c’est, d’abord, qu’on n’essaie pas de faire passer un article de foi pour une proposition scientifique; en second lieu, qu’on ne fasse pas de cet article de foi une condition sine quâ non de la Justice.

Le crime triomphe et reste impuni, nous rabâchent sans cesse ces moralistes d’outre-tombe; la vertu est malheureuse. Il n’y a pas une existence qui soit conforme à sa destinée, pas une vie qui soit vraiment pleine, Le désordre est partout : or, nos aspirations sont infinies; elles appellent satisfaction, accomplissement.

Encore une fois, je réserve la question d’immortalité, en tant qu’elle peut être du ressort de la psychologie et de la métaphysique. Mais dès qu’on en fait dépendre la question morale, je proteste et je m’écrie : À qui la faute, si le vice est impuni, la vertu méconnue et affligée? N’est-ce pas précisément à l’inertie de ce monde soi-disant comme il faut, à qui l’iniquité est au fond indifférente, pourvu qu’il n’en souffre pas? S’imaginerait-on, par hasard, avoir satisfait au devoir, parce qu’on s’est abstenu de toute action répréhensible ou défendue par la loi; parce qu’on a été obéissant au prince, bon et obligeant dans le cercle des amis et des proches? Non, non : le devoir du citoyen et de l’honnête homme ne se borne pas à cette vertu monacale. Ce n’est qu’une application du Chacun chez soi chacun pour soi transporté de l’ordre économique à l’ordre moral. Il faut que notre Justice rayonne au loin, et qu’éclairant toute vie, elle atteigne le crime dans tous ses repaires. La foi qui n’agit pas est-ce une foi sincère? dit Joad à Abner dans Athalie. J’en dis autant de cette probité inerte, qui prétend ne se mêler que d’elle-même, qui se refuse, par paresse, par égoïsme ou par couardise, à agir contre les méchants. La Justice est nulle, comme le patriotisme, si elle n’est armée. Car ce n’est pas seulement l’ennemi du dedans que nous avons à vaincre, c’est aussi celui du dehors. Cette impunité du crime, que vous dénoncez avec tant d’amertume, est le crime de ceux que vous appelez justes; c’est le vôtre. C’est votre lâcheté, 8 gens de bien, c’est votre tacite connivence, qui encouragent les scélérats. De quoi donc osez-vous accuser votre destinée? Qu’est-ce que vous doit la Providence, en récompense d’une vie inepte, passée dans d’imbéciles alarmes? Ah! certes, si quelqu’un devait être puni dans une autre vie du mal qui se commet en celle-ci, ce serait vous, hommes soi-disant vertueux, qui ne savez que joindre les mains et laisser faire. Mais vous êtes punis dès celle-ci : il suffit de la plus légère notion d’économie politique pour se convaincre que cette solidarité de misère qui vous scandalise est le corollaire de la communauté de péché dans laquelle vous vivez. C’est parce que vous ne produisez pas d’œuvres justicières que la mort est pour vous pleine d’épouvante, et votre juste supplice est de sentir que le néant qui vous engloutit est le terme naturel de votre stérilité,

Pour moi, il m’en souvient comme d’hier : à peine sorti de l’adolescence, lorsqu’il m’arrivait d’entendre raconter quelqu’un de ces méfaits qui crient vengeance et que semble respecter la justice des tribunaux, je sentais comme un flot d’acide tomber sur mon cœur. Il me semblait être dans la fournaise infernale; comme le réprouvé de l’Evangile, je brûlais dans la moelle de mes os : Crucior, crucior in hâc flammâ. Je demandais si, à défaut des magistrats constitués, inhabiles ou complices, il n’existait pas des sociétés de vengeurs pour la répression de toutes ces infamies. J’aurais voulu marcher, et j’aurais marché, si j’eusse trouvé un chef, des associés, des frères, pour l’extermination des traîtres, des exploiteurs et des tartufes. Tant le zèle de la Justice, à cet âge heureux des sentiments chevaleresques. me dévorait. Toute âme juvénile éprouve de ces accès d’enthousiasme. Celle qui ne les connaît point est pourrie dès sa naissance : il faudrait l’envoyer à l’hôpital des vénériens. Comment, m’écriais-je, les associations de vertu ne sont-elles pas, aussi bien que les confréries religieuses, répandues partout dans le peuple? On parle des tribunaux, institués pour agir à notre place : mais les tribunaux n’atteignent que la minime et la moins dangereuse partie des délits. Les vraies sources de la dépravation sont par eux soigneusement évitées. Pourquoi, en dehors de la Justice officielle, chargée de la grosse besogne, les citoyens ne sont-ils pas organisés partout en jurys d’honneur, avec le droit de poursuivre, de juger, et d’exécuter leurs jugements ? Comment la nation, si jalouse, par moments, de sa souveraineté politique, s’est-elle dessaisie à ce point de son autorité justicière? Et, à défaut de la nation, spontanément formée en cours de justice, comment les zélateurs du droit, dont il existe toujours quelques-uns, ne songent-ils pas à se coaliser contre l’invasion du crime impuni, contre l’ineptie du législateur et la tolérance du juge, contre la prévarication, enfin, du pouvoir lui-même?

Je me croyais d’autant mieux fondé à élever cette plainte, qu’après tout il me semblait voir dans la société une tendance à la réalisation du vœu que j’exprimais. Il est certain, en effet, qu’il s’accomplit dans les nations un travail ininterrompu de perfectionnement moral, et que, si les hostilités sont mollement conduites, du moins la guerre est partout à l’ordre du jour contre le vice et le crime. L’histoire n’est, pour ainsi dire, que la fermentation alcoolique du droit contre les corruptions de la concupiscence. Toutes les révolutions, toutes les réformes, les changements de religion, de gouvernement, de dynasties, toutes les associations, corporations, confréries, écoles et sectes qui se fondent, ont pour but, directement ou indirectement, le progrès de la Justice et de la Liberté. Faut-il croire, disais-je, que ces innombrables institutions donnent tout ce qu’elles peuvent, et que la chair eu nous dominant l’esprit ne comporte pas une action plus vive de la conscience? Depuis la Révolution française on a vu se multiplier en France les loges maçonniques, les sociétés de Templiers, Charbonniers, Bons-Cousins, Compagnons du Devoir, etc. À quoi tout cela sert-il, pour le progrès des mœurs, le développement de l’esprit, et la répression de tant de délits, dont les auteurs se jouent de la loi écrite.et de la Justice constituée? Il existe, en foule, des sociétés de secours mutuels, d’assurances mutuelles, de bienfaisance, d’émulation, etc.; des académies, des cercles : quel profit retire de tout cela la moralité publique? Les théories pénitentiaires occupent les savants autant que celles d’éducations et de mutualités : quel résultat en a-t-on obtenu pour l’amélioration sociale? La Légion d’honneur, fondée par Napoléon, se compose de 50,000 à 60,000 membres. A-t-elle jamais fait acte, je ne dirai pas de vertu, mais de vie? La Légion d’honneur prête serment de fidélité à tous les gouvernements, promet de défendre toutes les constitutions, et les laisse tomber toutes. Or, ce qu’elle ne fait pas pour le prince, qui en nomme les membres, qui oserait lui demander de le faire pour la justice etles mœurs? La Légion d’honneur est aussi stérile pour le perfectionnement de la société que les prix de vertu.

Certes, poursuivais-je avec une exaltation croissante, s’il est écrit que l’épuration de la nature humaine ne doive s’accomplir qu’avec une excessive lenteur, il faut avouer que nous sommes du moins fidèles à cette partie de notre tâche. IL semble pourtant qu’il ne faudrait pas une bien grande énergie pour purger, à tout jamais, l’humanité des fripons, des escrocs, des voleurs, des débauchés, des parasites, des malfaiteurs et corrupteurs de toute espèce qui l’empoisonnent, et mettent sans cesse en péril l’existence de l’honnête homme, du laborieux père de famille et des libertés publiques. Suivez un moment ce simple calcul.

Il existe en France, 34 millions d’âmes, dont neuf millions, à peu près, du sexe masculin et de l’âge de 18 à 70 ans. Eh bien, demandais-je à l’un de mes amis, à celui qui fut entre tous l’ami de ma jeunesse, sur ces neuf millions d’hommes, combien pensez-vous qu’il y en ait sur la probité desquels on puisse raisonnablement compter? — Tout au plus 5 p. 0/0, me répondait-il ; et je crois, sans faire injure à l’humaine espèce, que ce serait faire la part belle à la vertu. — Soit, reprenais-je, 450,000 citoyens, sur neuf millions de mâles adultes, que nous pouvons réputer, selon l’expression du code, probes et libres. Pas davantage.

Sur ces 450,000 probités moyennes, combien de vertus complètes et rigides? — 5 p. 0/0, soit 22,500, la rareté de la vertu étant en raison directe de son énergie.

Faisons un dernier triage. Sur ces 22,500 puritains, combien estimez-vous qu’il y ait de zélateurs, d’hommes prêts à prendre fait et cause pour la Justice, à s’armer pour elle, à passer de la pratique privée à l’action publique, et à s’enrôler dans une guerre à outrance contre l’iniquité? — 5 p. 0/0, ce serait beaucoup dire, me répliquait pour la troisième fois mon ami. Soit donc, 1,125 individus sur 34 millions, pour représenter dignement la justice et la morale.

Eh bien, ajoutais-je, je ne vous demande pas même ces 1,195 justiciers ; je ne vous en demande pas la moitié, ni le tiers, ni le quart : donnez-m’en cent, un homme pour 340,000, et en moins de dix ans, je bannis le crime, la prostitution, l’exploitation et le despotisme de notre pays; j’expurge la France pour l’éternité… —Je le crois bien, reprenait aussitôt mon digne interlocuteur; 100 justes sur 34 millions d’habitants, qui s’entendraient pour agir, embraseraient le monde du feu sacré. Mais c’est à les réunir que vous ne parviendrez jamais, et votre hypothèse, si large que vous en fassiez les conditions, est la plus irréalisable des utopies. Non, il n’y pas en France, il n’existe en aucun pays, un homme par 340,000 capable de se dévouer tout entier à la Justice, au point de s’enrôler dans une société secrète pour le maintien du droit, le respect de la vérité et de la morale, la répression de toutes les félonies politiques, civiles, judiciaires, littéraires, etc. Supposez que vous ayez découvert les 100 hommes les plus vertueux et en même temps les plus énergiques de France, vous ne parviendriez pas à leur faire accepter cette haute mission. Ni ils n’auraient assez de confiance les uns dans les antres, ni ils ne se croiraient rassurés sur la sainteté de leur entreprise, ni enfin ils n’auraient le courage suprême d’exécuter de leurs mains, comme les Phinées et les Mathathias, leurs propres verdicts. Triple preuve de la modicité de la Justice dans le cœur des hommes. Vous pouvez, dans un moment d’exaltation religieuse ou patriotique, obtenir d’une multitude un acte de solennelle justice; vous ne parviendrez jamais à créer et à entretenir dans le cœur de cent individus réunis en jury cette ferveur, cette conviction, cette autorité qui constituent le justicier, et qui feraient de cette cour d’assise le véritable organe et le digne vengeur de la conscience sociale. Le moyen âge a eu ses francs-juges : mais ils étaient présidés par les comtes et par l’empereur; l’autorité publique les appuyait ; et quand ils furent réduits à juger seuls, contre le mandat impérial, ils tombèrent bientôt sous la réprobation du peuple et la défaillance de leur propre cœur.

Depuis trente ans une observation assidue de mes semblables, sans nul mélange de misanthropie, m’a démontré la sagesse des paroles de mon ami. Ce qui manque à la société, ce sont des justiciers : ceux que les gouvernements désignent pour en faire le service, fonctionnaires à appointements, gens de métiers, ne sont que des simulacres. Mais alors, encore une fois, de quoi nous plaignons-nous, quand nous accusons la désharmonie sociale, et que nous demandons au ciel un supplément de justification, ce qui veut dire, une prolongation d’existence? Nous sommes punis par où nous péchons. La persécution qui s’attache aux justes est le châtiment de leur mollesse, pour ne pas dire de leur complicité. Dans cette vie morale où il nous est commandé de nous élever sans cesse, nous sommes encore à l’état embryonnaire, à moins qu’on ne pre dire que nous sommes déchus. Est-ce la faute de la Providence ou celle de notre nature? — Ni de l’une ni del’autre, répondez-vous, et je suis de cet avis. L’être humain est évolutif; sa conscience obéit, comme son intelligence, à la loi de progrès. Il n’a pas été toujours aussi vertueux qu’aujourd’hui, il le sera un jour davantage. À tous les instants de son existence, la félicité est proportionnelle en lui à la raison et à la Justice. Quand donc on admettrait, avec les spiritualistes, que sn vie se continue dans un monde meilleur, on n’aurait pas le droit pour cela de dire qu’en ce bas monde il soit victime d’aucune iniquité, et c’est même, ainsi que je l’ai prouvé ailleurs, un outrage à la justice, c’est une haute immoralité de le prétendre.

« Si vous aviez, disait Jésus-Christ à ses disciples, de la foi gros comme un grain de sénevé, vous transporteriez des montagnes, » Je dis comme lui : S’il existait en chacun de nous deux décigrammes de Justice active, la 340,000e partie, en poids, d’un Justicier, il n’y aurait bientôt plus un seul pécheur dans le monde; nous vivrions comme des saints, et la terre serait un Paradis.

Qu’on ne me parle donc plus de la sanction d’une vie ultérieure : c’est prêcher la lâcheté et pousser à la démoralisation. Notre sanction est en nous-mêmes; nous avons dès ici-bas ce que nous méritons. Si nous ne sommes ni des bienheureux ni des thaumaturges, la faute en est à la dureté de nos cœurs et de nos cervelles, et puisque nous ne savons être nos propres justiciers, il faut bien que nous soyons nos propres justiciés. Quoi qu’il advienne de nous dans l’avenir, tout ici-bas est dans l’ordre. L’éternelle balance, qui a compté, pesé, mesuré nos vies, n’a point commis d’erreur. Tant produit, tant payé. Il ne nous reste qu’à faire tous nos efforts pour augmenter en nous, avec la Justice, la félicité, per la pratique des devoirs civils et domestiques, par le culte de notre âme, le développement de notre intelligence, la critique assidue de nous-mêmes et l’exercice du droit de justice envers les coupables, si nous nous sentons assez de vertu pour l’exercer. Revendiquer, à titre de réparation des anomalies de la vie présente, la justification et la béatitude dans l’autre, c’est joindre l’hypocrisie à l’iniquité.

Note (I), page 60.

Du régicide. — De tout ce que j’ai publié dans ma vie, ce fragment sur le régicide est peut-être celui dont je me sais le plus de gré, et auquel, après trois années de réflexion, je me sens le moins disposé à faire aucun amendement. Je l’ai donc reproduit dans cette livraison tel, à part quelques corrections de style, que je lai donné dans Îa première édition de mon ouvrage, me bornant à compléter dans ces notes une pensée qui, à ce qu’il paraît, était restée, pour quelques personnes et sur’ quelques points, obscure ou défectueuse.

La physiologie du régicide, rigoureusement déduite des principes exposés dans les Études antérieures, se résume dans les propositions ci-après :

1. Une société est une grande famille, dans laquelle tons les intérêts, matériels et moraux, sont liés et relèvent d’une conscience commune, qui s’exprime originellement per la religion.

2. En principe, les intérêts se distinguant en matériels et moraux, autrement dire temporels et spirituels, cette dualité peut bien donner lieu à deux catégories de fonctions. Mais ces fonctions n’en émanent pas moins pour cela d’une seule et même source; elles ne supposent qu’un seul et même pouvoir, une seule et même autorité, celle de la nation. C’est ainsi que, depuis 1789, la constitution politique en France a été fondée sur le double principe de la distinction des pouvoirs et de la souveraineté une et indivisible du peuple.

8. Tant que l’ordre spirituel subsiste dans une société, en autres termes, tant qu’il y a une religion, une Justice publique, une conscience commune, une foi reçue, une pensée générale, comme celle qui existe en toute famille où le père et la mère vivent unis et entourés de l’affection de leurs enfants, la paix et la concorde existent dans la cité, le magistrat est obéi, la loi respectée, les litiges sont réglés sans difficulté par les tribunaux, dont l’opinion confirme les jugements.

4. Dès que le spirituel s’évanouit, c’est-à-dire dès que le doute se répand sur la justice des lois et la sincérité de la religion, que la conscience publique s’affaiblit et devient incapable de maintenir l’équilibre entre les intérêts et de refréner les passions, dès lors, en un mot, que l’esprit de famille s’éteint dans la cité et que la puissance publique n’a plus de sanction que dans la force, la révolte se glisse partout, l’autorité du magistrat est méconnue, sa personne menacée, et la République, passant de l’état de paix à l’état de révolte, est en danger.

5. Telle fut la situation de Rome après les Gracques : déchirée par de longues et épouvantables proscriptions, la république finit dans le despotisme, ayant pour contre-poids unique l’assassinat du despote.

6. Le christianisme, il est vrai, vint rendre au monde le spirituel qu’il avait perdu : mais, sous la loi du Christ, l’Église et l’État restèrent séparés, et le trouble, l’insurrection, le régicide désolèrent la chrétienté depuis Constantin jusque longtemps après Charlemagne.

7. Sur la fin du onzième siècle, la Papauté essaye de revenir à l’unité ou du moins à la subordination, en se déclarant supérieure à toutes les puissances de la terre. Mais alors ce sont les princes qui résistent à l’ordre, suivis par la majorité du clergé. La séparation du temporel et du spirituel devenant un dogme, le régicide pullule, et état insurrectionnel reste la condition des peuples.

8. La Révolution, enfin, s’affirmant comme réunion des deux puissances, comme philosophie de la famille, de la Justice et de la morale, science politique et économique, réalisation des symboles religieux, promet de mettre un terme à cette situation violente, c’est-à-dire, de faire cesser la révolte et d’abroger le régicide, La société actuelle vit dans cette attente révolutionnaire.

9. Il suit de ces principes d’une part, que le droit à l’insurrection ou le meurtre du tyran, posé dans la constitution de 93 comme la garantie du droit et des libertés publiques, est une idée contradictoire et absurde, puisque le mal ne vient pas du gouvernement ou du prince, mais de l’absence de vie spirituelle, ou ce qui est la même chose, de sa séparation d’avec les intérêts temporels. Il n’y a pas, en réalité et au point de vue supérieur de l’Histoire, de tyran, de despote, d’usurpateur; il n’y a que des chefs de partis, portés au pouvoir par la guerre des intérêts et la supériorité de la force.

Une autre conséquence à tirer des mêmes principes est que le tyrannicide et l’insurrection sont un remède inefficace, et de sa nature injuste, bien qu’il soit entouré de circonstances qui en atténuent plus ou moins l’atrocité, et qui dans certains cas peuvent le faire déclarer jusqu’à certain point excusable,

Dernière conséquence : Dans une société livrée à la tyrannie, soit par la destruction de toute vie morale, soit par la séparation de la puissance temporelle et de la puissance spirituelle, tous ceux dont le tyran représente la cause doivent être réputés ses complices; comme aussi, en cas de tyrannicide, tous ceux dont sou pouvoir froisse les idées et les intérêts sont moralement complices des assassins. D’un côté comme de l’autre il y a complicité morale : il est indigne, il est lâche de plaider le contraire.

10. La conclusion de tout ceci est que, la répression de la tyrannie ne pouvant avoir lieu, ni par les voies de la force ou par la guerre, puisque l’existence de la tyrannie et la tentative de tyrannicide supposent également la défaite de lun des partis antagoniques et l’impuissance où il est de recommencer la lutte; ui par une Justice secrète, organisée par les vaincus contre les vainqueurs, puisque, comme nous l’avons démontré dans la note précédente, un pareil effort de la minorité contre la majorité est au-dessus de la conscience humaine, un seul parti reste à prendre, c’est de laisser la tyrannie s’épuiser d’elle même, et de favoriser cet épuisement par la philosophie, la pratique du droit, le rétablissement des mœurs publiques, de la vie de famille, en un mot par la reconstitution de la puissance spirituelle. Si cette hygiène reste sans effet, la gangrène est partout, et ce n’est pas la faute du tyran : avant qu’il eût pris le pouvoir, la société était perdue.

A ces propositions, j’ai joint un grand nombre d’exemples de tyrannicide, et j’ai fait voir en même temps que, s’il n’en est aucun en faveur duquel on ne puisse invoquer des circonstances plus ou moins atténuantes, il n’en est pas non plus un seul qu’une saine politique et un véritable sentiment de la Justice puissent faire déclarer tout à fait excusable.

Montrer la Révolution comme le seul remède à la révolte et à l’assassinat des chefs d’états; la société, en dehors d’elle, fatalement livrée à l’émeute et au régicide : c’était de quoi m’attirer les applaudissements d’une démocratie intelligente, et en même temps fournir une garantie précieuse aux amis de l’ordre. Que pouvais-je alléguer de plus honorable pour nous autres républicains, pour nos principes, pour nos espérances, que cette réunion des deux puissances temporelle et spirituelle, ce retour à la vie morale, familiale, qui fait l’essence de la Révolution? Et d’un autre côté comment pouvais-je mieux réfuter la calomnie des conservateurs, encore tout-puissants sous Napoléon III, qu’en leur faisant voir que l’insurrection et le régicide sont diamétralement opposés à nos maximes, et que, lorsqu’il nous arrive, comme aux conservateurs eux-mêmes, de céder à l’irritation, c’est qu’une insupportable violence est faite à notre liberté et à notre conscience, et que nous agissons contre notre propre foi?

Il n’en a pas été cependant ainsi que je devais m’y attendre, et j’ai été complètement déçu dans mon espérance. D’une part, il s’est rencontré des citoyens énergiques pour me dire que j’étais un sophiste et un lâche; de l’autre, j’ai eu à répondre de mes propositions devant le magistrat.

Je laisse de côté les puritains du jacobinisme, me contentant de leur dire que depuis vingt-deux ans que je sers la Révolution je les ai rencontrés toujours dans l’ornière du despotisme, et j’arrive aux détails de mon interrogatoire, bien autrement intéressant pour mes lecteurs.

Le 6 mai 1858, huit jours après la saisie de mon livre, je comparus devant M. Rohault de Fleury, juge d’instruction chargé de préparer mon procès. Parmi les passages incriminés et désignés dans le mandat de comparution, figuraient les deux paragraphes suivants, Étude XIIe, be fragment, page 68 :

« Eh bien, je préfère à tout mon devoir et la vérité. Je n’ai coopéré ni directement ni indirectement à l’attentat du 44 janvier; mais, non moins sincère que Félix Pyat, j’avoue la complicité morale. Vous pouvez vous emparer de ma confession pour en faire ce que de droit. »

Et plus bas, pages 88 et 84 :

« J’entends que l’on me dit : Vous prêchez l’impunité de la tyrannie, son innocence même. L’impunité, érigée en dogme, équivaut à une déclaration d’innocence.

» Je ne prêche l’impunité ni n’affirme l’innocence de la tyrannie, puisque je condamne la vie et la personne des tyrans; puisque je reconnais an tyrannicide des motifs d’atténuation, et que je signale tyrans et tyrannicides comme la dernière expression d’un état de choses destitué de spirituel, comme le sceau de l’immoralité sociale.

» Je fais simplement l’historique du phénomène; j’en montre l’origine, les symptômes, les accès et les insuccès; je prouve que la tyrannie n’étant susceptible ni d’une définition législative, ni par conséquent d’une sanction pénale, le tyrannicide est, comme la peine de mort, une idée qui implique contradiction. Or, comme cette contradiction n’est pas de celles que la raison pratique de l’humanité construit et utilise par le balancement de leurs termes, qu’elle doit au contraire disparaître entièrement avec la cause qui l’a amenée, et ne peut donner lieu à une maxime, j’ai eu raison de dire d’elle : Question insoluble par la logique, et sur laquelle toute philosophie doit déclarer son incompétence. Cela signifie que l’attentat à la personne d’un empereur est uniquement livré à l’appréciation du jury, sans qu’il soit permis de poser à cet égard aucune règle générale. »

On comprend, sans qu’il soit besoin que je le dise, ce qui dans ces deux passages effarouchait le ministère public : d’abord, l’aveu que je faisais d’une complicité morale dans l’affaire d’Orsini ; puis, l’assertion non moins hardie que j’émettais, qu’il pouvait y avoir à un régicide des circonstances atténuantes, tellement atténuantes qu’elles pouvaient entraîner de la part d’un jury, non pas une approbation du fait, mais un verdict d’acquittement. C’est qu’en effet, depuis que les tribunaux humains s’occupent de’ crimes et de délits politiques, de régicides, de complicité morale, il n’est jamais venu à la pensée, ni du législateur, ni des juges, ni des avocats, que la complicité morale pût être avouable, avouée, sans cependant qu’elle constituât un motif suffisant de poursuite; et semblablement que l’assassinat commis sur la personne du prince pût être, dans tel cas donné, excusable, et qu’en conséquence le défenseur de l’inculpé pût avoir le droit et le devoir de plaider la provocation, ou bien, en termes plus généraux, les circonstances atténuantes. Toujours, au contraire, on a vu le zèle des magistrats chargés de la répression des crimes et délits politiques s’efforcer, au nom de la complicité morale, d’envelopper dans l’accusation des multitudes d’innocents, et les avocats chargés de la défense décliner, au nom de leurs clients, non-seulement la complicité morale, mais l’hypothèse même d’une atténuation.

C’est ainsi que les choses se sont passées dans le procès d’Orsini. Lorsque M. Jules Favre présenta la défense de ce fanatique, il commença par protester de son horreur profonde pour le régicide, en quelque circonstance qu’il fût commis : il voulait, par cette précaution oratoire mais très-peu juridique, écarter de sa personne le soupçon de complicité morale. Puis il se rabattit sur le patriotisme, les illusions, les utopies de l’accusé, mais sans oser prononcer le mot de circonstances atténuantes, sans demander si, dans la politique impériale, dans la vie de Napoléon III, il n’y avait pas quelque chose qui, sans légitimer l’assassinat, en diminuait cependant la criminalité.

Invité par le juge d’instruction à m’expliquer sur ces deux passages, je n’eus pas de peine à lui faire comprendre, il me le sembla du moins, d’abord, en ce qui touche la complicité morale, qu’elle peut être imputée par chaque parti à la totalité des individus qui composent l’autre; que, de même qu’en cas de régicide tous les membres du parti auquel appartient l’assassin peuvent être déclarés moralement complices, de même tous les partisans du prince assassiné peuvent être déclarés moralement complices de sa tyrannie; qu’ainsi Le complicité morale est réciproque; que la nier serait méconnaître le cœur humain et les lois de l’antagonisme; que c’était une honte à la magistrature de faire de cette complicité un motif d’accusation, et aux avocats d’en décliner avec tant de véhémence le soupçon; qu’il pouvait être défendu de s’en vanter, de la revendiquer, mais qu’elle n’en est pas moins un fait nécessaire, et jusqu’à certain point une digue aux écarts du pouvoir.

Quant à la possibilité de trouver au régicide des circonstances atténuantes, pour ne pas dire des motifs d’absolution, je n’eus besoin, pour l’établir, que de rappeler à mou juge ce que je m’étais contenté d’indiquer dans le passage même sur lequel il m’interrogeait, savoir, qu’on avait vu des parricides déclarés coupables avec circonstances atténuantes, d’autres renvoyés absous, et que tel était le cas de cette jeune fille à qui son infâme .père avait entrepris de faire violence. Or, ajoutais-je, le régicide est un parricide commis par le citoyen sur la personne du souverain : c’est la définition indiquée par le code pénal. Et qu’est-ce que le tyran, sinon le violateur de la patrie?

Je ne puis maintenant affirmer que ni le juge d’instruction chargé de m’interroger, ni le procureur impérial qui eut certainement connaissance de mes réponses, aient accepté cette doctrine, certainement nouvelle en droit criminel. Ces honorables magistrats ne m’ont pas fait part de leur sentiment. Ce que je sais, c’est que les passages que je viens de rapporter, et que le ministère public avait d’abord signalés à la Justice, furent rayés de l’accusation, et que je n’eus pas à me défendre devant le tribunal du crime de complicité morale ou matérielle dans un régicidie.

Je puis done, jusqu’à décision contraire des autorités compétentes, considérer, sinon comme certaine et authentique, du moins comme innocente et probable, la théorie contenue dans les quatre articles suivants, auxquels je réduis les dix propositions exprimées plus haut :

a) Le régicide entre dans la société quand le spirituel en est éteint, ou qu’il est séparé du temporel. — Alors la famille politique étant moralement dissoute, l’ordre ne subsiste plus que par la force, le gouvernement dégénère fatalement en tyrannie, et le chef de l’État se trouve exposé aux coups des factieux.

b) Sont réputés tyrans ou fauteurs de tyrannie.tous ceux qui, dans ces conditions anomales, exercent ou appuient le pouvoir; — semblablement, sont réputés régicides ou complices de régicide, tous ceux qui attaquent à main armée ce même pouvoir.

c) Ainsi, entre partis contraires, les griefs étant réciproques et les causes de la scission supérieures à la volonté des individus, un motif d’atténuation, sinon d’excuse, existe naturellement en faveur du régicide, dont le crime doit être apprécié en raison de la provocation, et reste en conséquence exclusivement livré à la conscience du jury, ce qui veut dire, pour l’ordinaire, de la postérité.

d) Le calme ne se rétablit que par la réunion des deux puissances temporelle et spirituelle.

Appliquons ces principes à quelques-uns des régicides les plus fameux de l’histoire. *

Si la démocratie comprenait que la légitimité d’un gouvernement tient à d’autres conditions qu’aux vaines formalités du scrutin populaire; si elle pouvait se convaincre que la tyrannie n’est pas le fait d’un individu isolé, que c’est une hydre aux millions de têtes, parmi lesquelles il faut compter, au premier rang, celles des régicides eux-mêmes, on ne la verrait pas, cette démocratie aveugle, applaudir avec tant de légèreté aux entrepreneurs de machines infernales ou couvrir de ses injures les républicains avisés qui les blâment.

Et si, d’un autre côté, les partisans quand même de tous les pouvoirs pouvaient se mettre dans l’esprit que le premier devoir d’un chef d’état est de respecter la conscience des citoyens et de s’appuyer sur l’opinion générale, on ne les verrait pas non plus accabler de leurs outrages des âmes généreuses mais égarées, dont tout le crime est d’avoir cru qu’en immolant au péril de leur vie celui qu’elles considèrent comme tyran, elles sauveraient la liberté de leur pays et en vengeraient la Justice.

De tous les régicides le plus solennel, le premier de cette série qui dure encore et dont j’ai assigné le commencement à l’extinction du spirituel dans la république romaine, est l’assassinat de Jules-César par les patriciens Brutus, Cassius et leurs amis. L’opinion des historiens est restée divisée sur cette tragédie, Les uns, avec la plèbe romaine, avec Virgile et les littérateurs impérialistes, ont pris parti pour César; les autres, avec Lucain, pour les conjurés. Quel sera notre jugement?

César était-il un tyran? Non, César n’était point un tyran, ni par sa position, ni par son caractère : tous les historiens le reconnaissent, César était le chef du parti plébéien, depuis longtemps opposé au patriciat, au demeurant le plus généreux et le plus libéral des hommes. Lorsqu’il s’empara des affaires, la scission était devenue sans remède. Le même esprit de tyrannie existait d’ailleurs du côté du patriciat aussi bien que du côté de la plèbe, et si quelque respect des anciennes mœurs existait encore parmi les Romains, on pent dire que ce n’était pas dans la seule noblesse, c’était aussi, et bien davantage, dans le peuple. La dictature de César mit fin aux guerres civiles et aux proscriptions qui désolaient la république depuis les Gracques ; lui mort, la guerre civile et les proscriptions recommencèrent jusqu’à la victoire définitive du parti plébéien et l’élévation d’Auguste, neveu et continuateur de César. Le meurtre de ee fondateur de l’Empire fut denc inefficace, ridicule même autant qu’atroce. On peut dire que, sous le prétexte de sauver la liberté, il cachait de sinistres desseins, et l’on est en droit de rendre les patriciens responsables de tous les malheurs qui suivirent leur inutile attentat, comme de tout le bien que Rome et le monde pouvaient espérer de César et qu’il n’eut pas le temps de faire.

César doit-il pour cela être considéré comme innocent? Non : il détruisit les libertés publiques, crime inexpiable; il inaugura dans Rome le règne pur de la force et réduisit le droit aux seules questions civiles; ce fut lui, enfin, qui, en sapant par la base les anciennes institutions, détruisit le spirituel romain, à quoi il réussit d’autant mieux que sous ses qualités aimables il cachait une impiété profonde et une âme sans principes. La provocation était trop violente pour qu’elle ne suscitât pas des vengeurs : ce serait une tache à la Rome patricienne, si l’usurpation de César avait passé impunie. Brutus et Cassius ont droit, pour leur attentat, à la sympathie des républicains : ce qui n’empêche pas une vue plus haute, plus humaine, de l’histoire, de les condamner. Qu’eussions-nous donc fait, si nous eussions vécu de leur temps, en supposant que nous eussions eu dès lors la même intelligence des choses que nous avons aujourd’hui? Nous eussions fait ce que tentèrent plus tard Virgile, Méocène, Agrippa, Sénèque, et tant d’autres, qui ne partageaient ni les illusions de la plèbe, ni l’esprit de résistance du patriciat. Nous aurions écarté l’idée du tyrannicide afin de ne pas aggraver une situation déjà bien malheureuse, que le tyrannieide ne pouvait que rendre plus horrible; puis, eherchant une formule supérieure à celle de l’ancienne république, nous aurions travaillé à rendre le nouvel empire plus favorable encore à la liberté, plus légal, plus constitutionnel, qu’on nous permette cette expression moderne, que n’avait su l’être la république elle-même. Autrefois la prépondérance avait appartenu au patriciat; maintenant elle aurait été à la plèbe : mais les deux principes eussent été conservés, et l’on eût continué de dire, sous Auguste et ses successeurs, avec plus de vérité qu’on ne l’avait fait jusque-là, Senatus Populusque Romanus.

On crut étouffer la tyrannie en immolant César, et la tyrannie, fondée par lui, dura 520 ans! L’histoire de cette tyrannie prouve, jour par jour, que le parti que nous indiquons eût été le sen utile, le seul sage. Ce parti ne prévalut point : pourquoi? Tout simplement parce que l’irritation du parti sénatorial et l’exaspération du monstre populaire ne firent que s’accroîitre, ce qui rendit la réconciliation des partis, et plus tard la réunion des deux puissances, de plus en plus impossible.

Quelle voix s’éleva jamais en faveur dé Néron? Quel honnête homme ne s’est dit mille fois au fond du cœur qu’il eût été heureux d’arracher un lambeau à cè monstre, et de prêter appui à Épicharis, à Lucain et à tous les conjurés que souleva son épouvantable tyrannie? Certes, nous n’avons que faire ici de plaider les circonstances atténuantes : elles sont admises à l’unanimité. Il faut croire cependant que les contemporains de Néron n’en jugeaient pas tous de même : car, voyez ce qui arriva.

Le règne de Néron, de même que celui de Tibère, est le règne des délateurs. Or, que signifie cette délation ? Qu’est-ce que nous révèle le crime de Majesté? Toujours l’antagonisme profond des deux partis, plébéien et sénatorial, le premier représenté par l’empereur, le second par les anciennes familles ; toujours la scission dans la République, la perte du spirituel républicain, le règne pur de la force. Néron, chose horrible, qu’un démocrate ne doit jamais oublier, Néron est l’idole populaire; lui mort, la combustion est dans l’empire; la guerre civile éclate de tous côtés; trois prétendants se disputent le pouvoir et inondent la république de sang, jusqu’à ce qu’ils disparaissent sous un quatrième qui rétablit l’ordre, par la supériorité des légions. Mais pendant longtemps la multitude pleure son cher Néron. Elle ne croit pas à sa mort; elle prétend qu’il reviendra, du fond de l’Orient, avec une armée innombrable, et qu’il exterminera tous les aristocrates. Je le demande : le martyre de quelques grands citoyens, tels que Thraséa, peut-il ici entrer en comparaison avec l’immense cataclysme qui suivit l’assassinat de l’atroce fils de l’atroce Agrippine? Certes le meurtre de Néron fut excusable, mille fois plus que celui de César : je ne le dis pas seulement au point de vue de la scélératesse de l’individu, mais à celui du despotisme, le seul qui véritablement nous occupe. Mais j’ose dire qu’après l’assassinat de César, celui de Néron fut l’acte le plus imprudent, le plus inopportun, le plus funeste dans ses résultats, qu’on pôt alors imaginer. Néron par lui-même n’était qu’un scélérat de la plus ignoble espèce, un saltimbanque, un débauché : le vrai tyran était la plèbe. Il fallait attendre que la plèbe, un beau jour dégoûtée, fit elle-même, dans un accès de vertu, justice de son empereur.

La mort de Néron fut, on peut le croire, la cause première de celle de Titus. Titus, disent les historiens, fut appelé les délices du peuple romain. Je n’ajoute pas la moindre foi à cette popularité de Titus. Titus, clément, généreux, ami des honnêtes gens, épris de la tendre Bérénice, était par cela même suspect d’aristocratie à la plèbe. On lui donna ce surnom pour le réconcilier avec elle. Mais en vain. Titus périt au bout de deux ans de règne, empoisonné par Domitien son frère, aussi lâche qu’infâme, mais qui régna quatorze ans par la grâce du peuple. En voulez-vous d’autres? Je pourrais vous citer Caligula, Commode, Caracalla, etc. Je me tiens au second, le fils de Marc-Aurèle.

Marcus Ælius Aurelius Antoninus Commodus, succéda à son père l’an 180, et régna, à la façon de Néron et de Domitien, jusqu’à l’an 192, où il périt empoisonné par une de ses mattresses, Marcia. La qualité de fils de Marc-Aurèle et de petit-fils d’Antonin le Pieux l’avait, pour ainsi dire, sacré aux yeux du peuple : on sait dans quelles immondices äl traîna le nom vénéré des Antonins. La politique ne fut pas étrangère à sa mort, pas plus qu’à celle de Caligula et de Néron : à quoi aboutit ce meurtre, dont l’historien n’hésiterait pas à faire, comme de tant d’autres, un acte d’héroïsme, si les faits ne prouvaient malheureusement que ce fut le point de départ d’une recrudescence du despotisme ?

Sur la fin du IIe siècle, l’antagonisme n’existait plus entre l’aristocratie et la plèbe. Les proscriptions des césars, tant de faits accomplis, tant de nouveautés introduites depuis deux siècles, avaient anéanti le parti patricien. L’opposition s’était mise entre le peuple et les soldats. On avait pu en juger lorsque, après la mort de Néron, les soldats proclamèrent empereurs, dans le cours de la même année, sans attendre le suffrage du Sénat ni du peuple, Galba, Othon, Vitellius et Vespasien. Le règne des bons empereurs, Nerva, Trajan, Adrien, les Antonins, mit un frein à l’ambition soldatesque. Le peuple, qui commençait à sentir, aussi bien que la bourgeoisie et les nobles, la pesanteur du despotisme, soupirait vaguement après le rétablissement de la République, Commode est le chef du militaire; Pertinax est le préféré du civil. La crise éclate à la mort du tyran : qui ne croirait à la restauration de la République? C’est Létus, le chef des prétoriens, qui est à la tête du complot; c’est lui qui donne la pourpre à Pertinax, homme de vertu bourgeoise, distingué autrefois par Marc-Aurèle, ayant de fort beaux états de service et sincèrement contrarié d’être fait empereur. Mais les soldats accusent le nouvel élu d’avarice; ils se plaignent de sa disci line, lui reprochent de toucher à leurs privilèges; bref, au Bout de trois mois Pertinax est assassiné par les prétoriens, que n’ose retenir leur commandant Létus, meurtrier de Commode et auteur de l’élection de Pertinax. L’empire est mis à l’encan par les soldats, et Didius Julianus, encore un homme du civil, mais riche et ami de Pertinax, forcé, pour ainsi dire, de l’acheter, malgré les cris d’indignation de la multitude qui regrette le défunt et demande presque le rétablissement de la République. C’est alors que les légions des Gaules, d’Afrique et de Syrie, jalouses des privilèges des prétoriens de la ville, proclament trois empereurs : Albinus, Pescennius Niger et Eptime Sévère. La guerre civile éclate sur tous les points de l’empire; rien ne sert à Didius Julianus de rallier autour de lui le Sénat, d’offrir la paix à Sévère et de le reconnaître pour son collègue : il est déclaré déchu par le Sénat, sa tête portée à Sévère, qui tout à la fois fait rechercher les meurtriers de Pertinax, punit les soldats qui ont. vendu l’Empire, et, réformant. l’organisation prétorienne, fonde le despotisme militaire. C’est à lui que commence la période des empereurs prétoriens. Je passe sous silence les massacres que nécessitèrent la soumission de Pescennius Niger et celle d’Albinus, et cette émigration de toute une armée romaine qui, après la défaite du premier, se retira chez les Parthes, auxquels elle enseigna la tactique des Romains. Jules César, en détruisant la République et s’adjugeant la dictature perpétuelle, avait fondé le règne de la force. Des hommes tels que lés Antonins pouvaient adoucir le joug ; ils n’en détruisaient pas le principe : le véritable tort de Commode, abstraction faite des crimes de sa vie privée, fat de n’être pas à la hauteur du principe qu’il représentait. La crise que détermine sa mort eut pour effet de donner la pourpre à l’homme le plus capable de régner par la force : tel fut l’unique résultat de ce tyrannicide. Fondé en 193, le prétorianisme dura jusqu’en 285, époque où il se transforma en un despotisme tout à fait oriental.

Ce ne sont pas les hommes qui gouvernent les sociétés, ce sont les principes; au défaut des principes, ce sont les situations : combien de fois, race bâtarde de 89, faudra-t-il vous le dire? Les assassinats politiques ne servent à rien, si ce n’est à empirer les situations; ce sont les idées qu’il faut attaquer, c’est la disposition des consciences qu’il faut changer : la besogne est toute morale, toute spirituelle; le poignard ici n’arien à faire. Croire que vous détruisez la tyrannie en frappant les tyrans, c’est comme si vous vous imaginiez qu’un homme peut se guérir de la maladie pédiculaire en faisant la chasse aux insectes qui le rongent. C’est le sang et la chair qu’il faut renouveler : sans cela, croyez-moi, les frictions et les brosses sont inutiles.

L’empire fini, la souveraineté du monde passe insensiblement à la Papauté. C’était rationnel et juste. Le christianisme étant devenu l’âme de la civilisation, la souveraineté sur le temporel devait lui appartenir comme dans l’individu humain la direction du corps appartient à l’esprit, et le Pape étant le chef traditionnel et nécessaire des chrétiens, l’empire des choses revenait légitimement au Pape. Nous savons par quelle distinction prudente le christianisme s’affirma, dès l’origine et par la bouche de Jésus-Christ, comme étant un royaume purement spirituel. A l’absence de vie morale qui avait marqué règne des anciens empereurs, succéda la scission profonde qui signala le règne des nouveaux, et constitua ce que l’on a nommé le pacte de Charlemagne. La guerre s’allume entre les deux puissances; elle dure encore. Le régicide sévit par toute la chrétienté : chose monstrueuse, il atteint jusqu’au pape, le vicaire de Dieu. Mais, admirez l’impuissance de la force contre l’idée! Toutes les factions, les Gibelins aussi bien que les Guelfes, toutes les puissances de l’Europe, la France, l’Allemagne, l’Angleterre, l’Espagne, aussi bien que l’Italie et Rome elle-même, ont tour à tour obtenu la nomination d’un des leurs, et toujours la Papauté est restée ce que la raison des choses commandait qu’elle fût, l’unique et indéfectible autorité du monde chrétien. Le pape, né sujet de l’empereur ou du roi de France, ami d’Othon ou de Louis, mais avant tout organe du Christ, a été le véritable empereur. Sa pensée, la pensée dont il était l’expression, a été immobile; on peut dire qu’il n’a jamais FAILLI : c’est ce que ne comprennent ni les protestants ni les gallicans, avec leurs théories de la supériorité de l’Église, du Concile, sur le Pape. Et c’est en vain que les puissances de la Révolution se liguent aujourd’hui contre le Saint-Siége : Pie IX ne faillira pas. La papauté, c’est-à-dire, la suprématie nécessaire du spirituel sur le temporel, en dépit des paroles évangéliques qui semblent la nier, la prépondérance de l’Église sur l’état, du chef visible de cette Église sur tous les chefs de peuples, ne s’éteindra qu’avec le christianisme même, par la fusion des deux pouvoirs en une pensée plus haute qui est la pensée de la Révolution. Or, ce que je viens de dire de l’invincibilité de l’idée papale, le christianisme étant donné, et par suite de l’impuissance du meurtre du pape et de la persécution contre le saint Siége, est vrai de toute idée qui s’est incarnée dans une multitude, est vrai par conséquent du chef qui les représente l’une “et l’autre. L’erreur des régicides est absolument la même que celle des chrétiens qui font la guerre au pape, qui l’empoisonnent, l’assassinent et brûlent son cadavre; la même que . celle des papes eux-mêmes, poursuivant par le fer et le feu ‘les idées qui se dressent contre leur omnipotence : c’est de croire que l’erreur et la tyrannie tiennent dans ce monde à des individus, ‘et que, le tyran ou l’hérésiarque supprimé, la liberté et l’orthodoxie n’ont plus rien à craindre. Les Guelfes ont-ils supprimé les Gibelins, et les Gibelins ont-ils exterminé les Guelfes ? Lisez Ferrari : vous les verrez renaître sans cesse comme une antinomie de leur négation réciproque. Les Gibelins et les Guelfes vivent encore; ils ne disparaîtront que par la négation simultanée de la double idée qui est propre à l’Italie, la Papauté et l’Empire, et par l’extinction de l’antagonisme moderne qui la reproduit, la Bourgeoisie et le Prolétariat.

À quoi a servi l’Inquisition ? Des flammes d’Albi sortirent les Vaudois, les Lollards, et autres hérétiques socialistes, qui remplissent de leur protestation tout le moyen âge; puis arrivent Wiclef et les Wicléfites; puis Jean Huss et les Hussites; puis enfin, Luther et les Luthériens, Calvin et les Calvinistes : voilà la chrétienté coupée par le milieu et la Papauté paralysée. Entre la Papauté et l’hérésie le monde chrétien n’hésite pas : en principe, les gallicans sont tout aussi hétérodoxes que les protestants.

Eh! quoi, dites-vous, n’est-ce pas abuser de la philosophie de l’histoire à propos de quelques scélérats? Qu’y a-t-il de commun entre les idées auxquelles nous reconnaissons le droit de se manifester librement, et le crime couronné, régnant par la terreur et la corruption ? Quel rapport entre Jean Huss et Machiavel, entre Jean de Leyde et César Borgia P

Oh! certes, le meurtre d’un Borgia est un de ceux qui réjouissent toute conscience honnête; et celui qui, dans le feu d’un saint zèle, eût su, au bon moment, faire un éclatant exemple et du pape Alexandre VI et de son horrible fils eût mérité, l’approbation? non, l’absolution de la postérité.

Mais remarquez que ce zélateur de la Justice, à la fin du XVe siècle et au commencement du xvie, ne se trouva pas : ce qui, en accusant l’époque, est déjà d’un fâcheux augure pour l’utilité et par suite pour la moralité de l’entreprise. Au contraire, le pape Alexandre VI a trouvé des panégyristes. Il avait eu de bons commencements : ses vertus privées, l’aménité de son caractère, la distinction de son esprit, l’avaient élevé dans les ordres. Il devint méchant en devenant pape. Le régicide, remarquez-le bien, et, par une conséquence nécessaire, la suppression par le poison, par le poignard, par le bûcher, par les oubliettes, de tout personnage suspect où hostile à la puissance des Papes, était une prérogative du Pontificat. Alexandre VI, cela ne me semble pas douteux, agissait en sécurité de conscience. César Borgia suivait les mêmes maximes; tout le monde à cette époque en usait comme lui. César Borgia a obtenu l’admiration du plus grand politique de son temps, Machiavel. Certes, je ne refuserais pas ma main au meurtrier de Borgia : je voudrais pourtant être sûr qu’il est étranger à cette génération de parjures, d’assassins et d’affreux débauchés qui remplit la scène à cette triste époque. Car, nous l’avons dit, une des conditions d’excusabilité du régicide, ce n’est pas seulement que le meurtri soit coupable, C’est que le meurtrier soit lui-même sans reproche. Où trouverez-vous en Italie, au XVIe siècle, un homme digne d’immoler un tyran?

Nous marchons dans une contradiction perpétuelle. Si nous avons à réclamer contre le régicide, même lorsqu’il s’agit d’un Borgia, nous devons, pour être justes, réclamer en faveur du régicide, même lorsqu’il s’agit des plus estimables princes, tels qu’un Guillaume d’Orange et un Henri IV.

Luther prêche la Réforme : bientôt la guerre éclate entre le protestantisme et le catholicisme. Tous les partis invoquent le régicide, au nom de Dieu. Les écrivains philosophes ont eu beau jeu de déclamer après coup contre les guerres de religion, contre les Saint-Barthélemy et les assassinats politiques qui les accompagnèrent. J’avoue que je ne saurais admettre cette manière superficielle de juger les choses. Je réprouve, autant que je déplore, les attentats des Poltrot, des Balthasar Gérard, des Jacques Clément, des Jean Châtel, des Ravaillac. Ces hommes étaient des saints : la plus pure vertu les animait. Tout à l’heure nous cherchions en Italie, sans le trouver, un homme juste, pour exercer sur la personne des Borgia la justice de l’humanité. De pareils hommes existaient, et en grand nombre, dans notre France, alors pays de foi et de mœurs. Malheureusement, au lieu de tomber sur des Borgia, ces malheureux s’adressaient aux plus nobles individualités du siècle, François de Guise, Guillaume le Taciturne, Henri IV. Henri III, je le veux, plus italien que français, était corrompu; mais il était croyant, et Jacques Clément, qui ne cherchait que le triomphe de la religion, ne s’apercevait pas qu’il donnait gain de cause au protestantisme en aplanissant la route du trône à Henri IV. L’hypocrisie monarchique s’est-elle assez ruée sur la mémoire de’ ces fanatiques? Mais qu’on se reporte donc à une époque où.la conscience humaine vivait toute en Dieu, où la foi, la religion, l’orthodoxie étaient, pour cette vie comme pour l’autre, le plus grand des intérêts ; où la ferveur tenait lieu de liberté, de droits civils et politiques, de richesse, de félicité; où chacun voyait, dans le chef de l’Église ennemie, le représentant de l’Enfer et de l’Antichrist, la peste de l’humanité. Croit-on que Néron fût plus odieux aux républicains de la vieille Rome et aux chrétiens de la primitive Église, que ne le pouvaient être aux catholiques de France un Guillaume d’Orange, aux protestants le chef de la maison de Lorraine? Ah! si jamais régicides furent respectables dans le principe qui les inspira, ce furent certainement ceux que je viens de nommer. Il est vrai que, quant aux choix des victimes, il n’y eut jamais d’entreprises plus mal imaginées, plus funestes à la cause qu’elles prétendaient servir, et par conséquent de plus blâmables.

Après ce que je viens de dire sur tant de régicides célèbres, dès longtemps jugés, étrangers aux passions de notre époque, il me sera aisé de m’exprimer avec franchise, sans craindre le reproche d’excitation à l’assassinat où de complaisance envers le pouvoir, sur les faits de même nature qui ont ensanglanté notre siècle.

Est-il un républicain qui n’éprouve une secrète sympathie pour les auteurs du complot de l’Opéra, en 1801, contre la vie du Premier Consul : Ceracchi, Topino-Lebrun, Aréna? un partisan de la légitimité qui refuse son estime à Georges Cadoudal et à Saint-Régent? Il est tellement dans la nature du cœur humain, de la conscience elle-même, de revendiquer les hommes capables de défendre avec cette énergie les opinions qui nous sont chères, que les outrager serait déceler sa propre félonie et manquer de justice. Tous tant que nous sommes, royalistes et républicains, qui vivons en dehors de la communion impériale, nous sommes, au regard de ces assassins, moralement leurs complices. Des amis de la monarchie, des hommes dévoués à la république, pouvaient-ils, sans une profonde irritation, voir les libertés de 89 et la souveraineté de la France tomber aux mains d’un militaire, grand capitaine sans doute, mais que ne recommandaient ni la dignité dynastique, ni la vertu civique? L’usurpation, si facilement acceptée, de Bonaparte est une des hontes de la:nation française.

Mais quoi! Cet usurpateur réunit plus de trois millions de suffrages ; la multitude l’acclame avec enthousiasme; la bourgeoisie attend tout de lui, et en effet il lui donne tout; grâce à lui, les émigrés rentrent dans leurs biens, les églises sont rouvertes; d’un côté la monarchie revit avec ses pompes, de l’autre les principes de 89, quoique ébréchés, sont confirmés : la nation est ravie de ce juste-milieu ; tout le monde, conservateurs et révolutionnaires, régicides et royalistes, blancs et bleus, y trouve son compte. A chaque attentat le tyran s’élève d’un degré, jusqu’au moment où il prend le titre d’empereur héréditaire, et, comme les anciens césars, fait couronner son fils roi de Rome, et se l’associe à l’empire. Après sa mort, ce même tyran devient l’idole de la multitude; son nom suffit pour porter à l’empire.son neveu, jusque-là connu par les plus malheureuses aventures. Ceracchi, Topino-Lebrun, Aréna, des buveurs de sang, des terroristes, disent d’eux les partisans de : la monarchie. Saint-Régent, Georges Cadoudal, Pichegru, des brigands, répliquent les Jacobins. Moreau lui-même n’est qu’un traître, Croyez donc, en présence de ce triomphe de la tyrannie, et en voyant de quelle manière se déchirent entre eux. ses assassins, croyez donc au régicide !

Napoléon lui-même, voulant donner des gages, d’un côté aux royalistes, de l’autre aux révolutionnaires, se fit doublement régicide, d’abord, en proscrivant sans jugement les républicains en masse; puis, en faisant fusiller le. duc d’’Enghien, arrêté par trahison sur territoire étranger. Cela emPêcha-t-il, quand le moment fut venu, le Sénat prétendu conservateur de rétablir les libertés de la Révolution, et de les rétablir par la main même de Louis XVII, le roi légitime? Croyez donc au régicide.

De même. que Balthasar Gérard, Jacques Clément, Ravaillac et Poltrot de Méré avaient été des saints ; de même que Topino-Lebrun, Ceracchi, Aréna, étaient de vrais républicains, Cadoudal et Saint-Régent de loyaux et dévonés serviteurs de la monarchie : de même Louvel, Alibaud, Darmès, le vieux Morey, Pianori, Orsini, Pierri, furent des puritains, des citoyens sans peur et sans reproche. Ces choses doivent se dire, non point parce que nous les devons imiter, mais parce qu’il est temps que la lumière se fasse et que la vérité se publie, aussi bien sur les tyrannicides que sur les tyrans, aussi bien sur les victimes de l’assassinat que sur les assassins. Ce n’est que par cette justice que nous arriverons à nous connaître, et que nous nous affranchirons également de l’oppression et de la révolte.

Or, admirez le triste résultat de tous ces coups de main, renouvelés de l’Italie du moyen âge et de la politique des Borgia et des Machiavel.

Louvel s’imagine que l’unique obstacle à la Révolution est dans la dynastie de Bourbon, et il conclut à l’assassinat. D’abord, il se trompe, dans son espérance, de quarante jours : la duchesse de Berry était grosse quand son époux fut frappé. N’était-ce pas jouer de malheur? Mais ce n’est pas tout : dix ans après la mort du duc de Berry, Louis-Philippe, que bien des gens crurent et croient encore le complice de Louvel, tant il avait intérêt au succès de l’entreprise, Louis-Philippe, à la suite d’une insurrection contre la branche aînée, monte sur le trône, et quelle est sa première pensée, la pensée constante de son règne? de se faire légitime. L’idée de légitimité, avec toutes ses conséquences, est inhérente à l’idée de la royauté française. C’est en vain que Louis-Philippe, le soldat de Valmy et de Jemmapes, se pare des trois couleurs : il lui faut la légitimité ; il y tend de toutes ses forces, il se compromettra, il périra par son ardeur à la poursuivre. À plus forte raison s’en fût-il couronné, comme d’un diadème, si l’attentat de Louvel lui avait ouvert une voie légale à la couronne. C’est en vain que le prince royal, duc d’Orléans, comprenant le danger de cette tendance funeste, se proclame dans son testament dévoué à la Révolution : lui-même, s’il eût vécu, aurait été forcé de se faire légitime. Il y aurait été poussé, et par le besoin de réconciliation avec la branche aînée (elle s’est faite depuis), et par la compétition de Louis-Napoléon Bonaparte, qui s’est révélée en même temps. Dans tout cela, je vois des idées à démolir, des mythes à dissiper, des illusions à détruire, mais personne à occire : quarante ans d’histoire nous en ont donné la preuve.

Les attentats contre la vie de Louis-Philippe partent d’une autre erreur. De même que les Bourbons, princes légitimes, étaient la dynastie de tout ce qui tenait aux souvenirs de Vancien régime, les princes d’Orléans furent la dynastie de tout ce qui tenait au régime de 1789 et 1814, c’est-dire des bourgeois. Ces bourgeois, à l’instar de Louis-Philippe leur élu, voulaient à leur tour se faire nobles, avoir leur légitimité. Encore une idée à démolir, contre laquelle le meurtre du prince était impuissant. Louis-Philippe, par sa politique fatalement équivoque, exaspéra au plus haut degré le parti patriote : là, autant que dans le dévouement dont firent preuve les conjurés du parti républicain, est l’excuse, ou du moins l’atténuation des attentats. Eh bien, la Révolution de février a fini par combler les vœux des républicains, et qu’avons-nous vu? C’est que le parti démocratique avait, comme le parti bourgeois, sa dynastie en réserve, et que, comme ni l’idée dynastique ou dictatoriale, ni l’idée bourgeoise n’étaient épuisées, une alliance s’est faite le lendemain de la Révolution entre le prétendant populaire et le parti bourgeois, alliance qui s’est confirmée à la suite du coup d’état et qui dure encore. Croyez donc au régicide.

Depuis que Napoléon III s’est emparé du pouvoir, il a été l’objet de vingt ou trente entreprises. La police les a dissimulées le plus qu’elle a pu : les plus connues, parce qu’elles ont donné lieu à des condamnations judiciaires, sont celles de Pianori et d’Orsini. Est-ce que, par hasard, le nouveau gouvernement impérial aurait été plus à l’abri de reproches que celui de Louis-Philippe et des Bourbons? Est-ce que Napoléon TI aurait, de sa personne, moins démérité des républicains, des socialistes, de l’orléanisme, de la légitimité, du clergé lui-même, de tous les vieux partis, enfin, que n’avaient fait les derniers rois?.… Il n° y a pas un Français, même parmi la multitude ralliée au second empire, qui le prétende. Pour dire toute la vérité, jamais prince ne fut, à un certain moment, plus abandonné de l’opinion que Napoléon III. Eh bien, encore, qu’est-il arrivé de cet usurpateur, que son étoile semblait depuis 1836 dévouer aux dieux infernaux? Il s’est peu à peu consolidé : ceux qui l’avaient mis hors la loi se sont ralliés à ga loi; il a fait deux grandes guerres avec éclat, quoique sans profit, et la république a battu des mains; nous avons vu des lettres de démocrates puritains dans lesquelles on disait qu’il fallait bien lui tenir compte des grandes choses qu’il avait faites; on a été charmé de lui entendre dire que les traités de 1815 étaient déchirés et la carte politique de l’Europe à refaire. Le voilà maintenant qui, de lui-même, sentant que l’idée réactionnaire de 1848 et 1852 commence à s’user, parle de rétablir les libertés de 1789; et le public ne montre pas trop d’impatience, les applaudissements sont d’une exemplaire modération. Personne ne semble excessivement pressé de jouir de ces libertés précieuses. La nation s’étire et se tâte, avant de se remettre en marche. Le sentiment qui domine est celui d’un gâchis profond, universel, dont personne ne songe à accuser l’empereur, pas plus qu’on ne accuse des mauvaises récoltes. Ce qui fait la sécurité de ce chef d’état, tant conspué, tant maudit, c’est précisément qu’il n’y a plus de foi aux idées, et que dans les ténèbres où la société s’agite, chacun se dit qu’il n’y a de refuge que dans le despotisme, dans la force. En sorte que cette tyrannie du 2 décembre, qui hier semblait révolter toutes les âmes, aujourd’hui est presque acceptée comme une nécessité dont on fait vertu. Suivez les délibérations du Sénat et du Corps-Législatif : on se dispute la faveur du prince; c’est à qui, des libéraux et des réactionnaires, inspirera la politique des Tuileries. Aussi quelle politique!

En Orient, le gouvernement impérial soutient d’une main la Turquie que de l’autre il brise; en Italie, il fait de son mieux pour faire vivre la Papauté, que lui-même a tuée; il affirme l’équilibre européen en même temps qu’il se vante d’en avoir déchiré le monument; il réclame l’intégrité de l’empire d’Autriche après avoir donné le signal de sa dislocation; il caresse l’alliance de la Russie autocratique plus que celle de V’Angleterre libérale, ce qui ne l’empêche pas de faire avec celle-ci des traités de commerce et des entreprises de guerre lointaine; il laisse se former dans la Péninsule une centralisation qui lui est hostile, et dissoudre une fédération que lui-même avait voulu ressusciter. Et plus la contradiction va croissant dans les affaires et la déraison dans les cervelles, plus ce pouvoir, que tant de gens, il y a cinq ou six ans, eussent voulu traîner aux gémonies, se consolide. Vienne la débâcle, et Napoléon IIT, grâce à l’initiative que tant d’imbéciles lui supposent, pourra se dire ami de tout le monde. Croyez donc au régicide!

Que dirai-je encore? Car il me faut conclure.

En 1792, autant qu’il m’est permis de présumer ce que j’eusse fait à cette époque d’après mes sentiments actuels, j’aurais, je crois, pris part à l’insurrection du 10 août et coopéré au renversement du trône. Ne considérant que la situation présente, le grand intérêt de la Révolution, et l’esprit évidemment réfractaire de tout ce qui tenait à l’ancien régime; jugeant que le parti constitutionnel lui-même était devenu une minorité impuissante, j’aurais cru faire un acte, non-seulement patriotique, mais légal, en me prononçant contre la monarchie réformée de 1791.

Après la victoire du 10 août, j’aurais peut-être voté la mise en accusation de Louis’ XVI, mais je n’aurais pas voté sa mort. Voici pourquoi.

En principe je crois qu’il est permis à tout gouvernement d’ouvrir une enquête et de faire le procès à celui qui l’a précédé, conséquemment de mettre en accusation, s’il y a lieu, le chef de ce gouvernement. Ainsi me paraissent l’impliquer les Chartes de 1814 et de 1830, la constitution de 1848, déclarant toutes trois les ministres, et la dernière le Président même de la République, responsables.

Quant à l’application de la peine à faire à un chef d’état accusé, il faut, selon moi, en matière de régicide, distinguer d’abord entre le souverain couronné et le souverain déchu, puis, entre le prince et l’homme.

Vis-à-vis du souverain couronné, encore maître du pouvoir, le régicide, exécutable seulement par voie de conspiration et d’assassinat, me semble excessivement dangereux et irrationnel, pour ne pas dire entièrement inadmissible : j’en ai surabondamment développé les raisons. Je vais même si loin dans cette espèce d’inviolabilité que j’accorde au chef d’état, non certes par un vain respect de l’autorité, mais par les plus hautes considérations de salut public, que si ledit souverain se rendait coupable d’un crime contre le droit commun, sa qualité de chef d’état me paraîtrait devoir encore couvrir en lui le crime privé. Tant il est à craindre qu’après sa mort on ne confonde le prince et le scélérat, et tant les conséquences d’un meurtre commis sur la personne du premier me paraissent graves.

Vis-à-vis du souverain déchu, la recherche des crimes et délits contre le droit commun devenant, par le fait même de la déchéance, possible et régulière, je n’hésiterais plus, le cas échéant, à envoyer ce coupable vulgaire à l’échafaud. Toute question politique écartée, une exécution capitale, si elle était méritée, ne serait qu’un acte de la justice ordinaire, pour laquelle la cour d’assises suffit.

J’aurais donc admis, avec Brissot, en faveur de l’ex-roi, et sauf le cas de crimes ou délits de l’ordre privé, les circonstances atténuantes; et cela, parce que la cause du tyran, comme on disait alors en parlant de Louis XVI, se confondant avec celle de la tyrannie, devenait la cause d’une idée, de l’idée monarchique, et que les idées ne se détruisent pas par la guillotine ; parce qu’ensuite je n’aurais pas cru, le 21 janvier 1793 que le principe monarchique fût mort eu cœur des Français, et que je n’aurais pas voulu lui rendre la force que ne manque jamais de donner aux idées le sang des martyrs; parce qu’enfin j’aurais dû, pour être juste, après avoir voté la mise en accusation et la mort de l’ex-roi, coupable d’avoir, à la tête d’une minorité contre-révolutionnaire, attenté à la liberté de la majorité des Français, conclure à la proscription de cette minorité, si je ne voulais exposer la République à périr quelques années plus tard sous ses coups ; conclusion qui, en attestant la scission profonde du peuple, eût été la condamnation de la Révolution elle-même. Je me serais d’autant plus attaché à cette manière de voir qu’après tout, sila majorité doit faire loi, cette majorité n’est pas infaillible, et qu’il lui arrive de se déjuger, ainsi qu’on le vit peu d’années après le grand et inutile sacrifice du 21 janvier.

Je me serais opposé à l’usurpation du 18 brumaire : mais de nouveau, la bataille perdue et l’usurpateur acclamé par la masse populaire et bourgeoise, je me serais abstenu d’attenter à sa personne. J’aurais été conséquent dans ma politique tout autant que ceux qui, après avoir voté la mort de Louis XVI, essayèrent de faire périr le premier consul; mais j’aurais en sur eux l’avantage, en constatant par ma conduite l’immutabilité du droit, de ne point exaspérer les esprits et d’empirer une situation déjà désespérée.

J’ai pris part, d’intention et de cœur, à la révolution de 1830 : je ne le regrette point. Je crois que le roi Charles X ayant prêté serment à la Charte, à la loi de majorité, et essayant de se dérober par la force à cette loï, était coupable. Je pense de plus que la grande force du pays, la bourgeoisie d’alors, devait arriver, comme plus nombreuse et plus forte, au gouvernement, et qu’ainsi, d’après les principes de 1789, et quelque inconvénient que présentât cette substitution dynastique, l’avénement de Louis-Philippe était légal, partant légitime. La chute du trône en 1830, de même qu’en 1792, fut le résultat d’une lutte d’opinions, d’une opposition de partis dégénérée en guerre civile, toutes choses qui n’ont rien en soi d’immoral. Mais je n’eusse point préparé cette catastrophe par un attentat contre la personne du prince, parce que, dans la guerre des idées, l’assassinat politique ne prouve jamais rien, et, loin d’avancer les solutions, ne sert qu’à les reculer. Par la même raison je n’aurais pas, après la victoire, demandé la peine de mort contre le roi déchu, et me serais contenté de la mise en accusation des ministres.

J’ai participé de fait et par mes écrits à la révolution de février. Je crois que le gouvernement de Louis-Philippe en était venu à fausser l’esprit des institutions, que par cette raison la majorité réelle du pays s’était tournée contre lui, et qu’en conséquence l’événement de février a été aussi régulier dans ses causes, aussi légal que celui de 1880. Mais je n’ai jamais applaudi, dans le secret de ma conscience, aux tentatives contre la personne du dernier roi, attendu que ce roi, tout personnel qu’il fût et se vantât d’être, n’était, comme Charles X, comme Louis XVI et Napoléon Ier, que le représentant d’une idée, idée qui, je le sentais dès lors, loin d’être épuisée, allait prendre un nouvel essor sous la république et plus tard sous Napoléon III. Qu’est-ce en effet que cette longue réaction qui compte aujourd’hui treize ans d’existence, et qui s’est organisée le lendemain de février par ceux-là mêmes qui la veille la combattaient, sinon la pensée de Louis-Philippe, la pensée de MM. Molé et Guizot? Je regretterais d’autant plus aujourd’hui d’avoir, pour si peu que ce fût, trempé dans un complot contre la vie de Louis-Philippe, qu’il m’a été donné de voir, à peu d’années de distance, le puritanisme de 1848 tomber au coup d’état de 1851, et, comme la majorité s’était déjugée au 18 brumaire, cette même majorité se déjuger encore au 2 décembre.

J’ai combattu, depuis huit ans, je combats tous les jours le régime impérial. Je continue d’espérer dans la raison de la majorité des Français, mais je me méfie de ses oscillations. C’est pourquoi, n’admettant pas avec le vulgaire que cette majorité soit menée par un homme, je déclare qu’autant je suis prêt à me réunir à elle et à la servir, dès que je la verrai engagée dans la voie de la liberté et des principes, autant je suis résolu de m’abstenir de toute participation à un assassinat politique. J’insiste sur ce point, dont je voudrais que les hommes de la Révolution fussent tous aussi convaincus que moimême; j’y insiste avec d’autant plus de force que depuis le 2 décembre l’espoir d’un coup heureux a tenu les esprits en suspens, et que la marche des idées a été arrêtée bien moins par la tyrannie que par la pensée du tyrannicide. (Voir les notes ci-après, (J), (K), (L).

Note (J), page 81.

Des Proscriptions. : Si la minorité a le droit de juger la majorité? — Le tyrannicide a pour corollaire la proscription. Le principe invoqué par le premier est identiquement le même que celui invoqué par la seconde : seulement cette dernière est plus logique, et c’est justement cette logique qui en démontre l’horreur et l’absurdité.

Deux partis divisent la société; chacun aspire à la destruction de l’autre, et fait de cette destruction la condition de son salut. Si nous voulons assurer notre pouvoir, nos richesses, nos propriétés, disent les patriciens, il faut tuer tous les perturbateurs, tous les démagogues, tous les partisans de cette loi agraire, tous ces parleurs d’émancipation. — Si nous voulons assurer notre travail, notre salaire, le pain de nos familles, répliquent les plébéiens, il faut exterminer tous les aristocrates. Rien de plus simple, au premier coup d’œil; et, si le coup est exécutable, le résultat paraît infaillible. Mais comment exécuter, dans une nation, tous les aristocrates ? Est-ce qu’ils ne naissent pas de la plèbe elle-même? Comment détruire tous les démagogues, tous les utopistes, tous ceux qui réclament du pain et la liberté? Est-ce qu’ils ne sortent pas des classes éclairées? Est-ce qu’ils ne sont pas le produit de la civilisation, la conclusion de ses idées?.…

La proscription, quant au but qu’elle poursuit, est donc impuissante. Malheureusement il est un résultat qu’elle manque rarement d’obtenir, et qui est de tuer la société qui a le malheur de s’y livrer. Les proscriptions de Marius et de Sylla furent la première cause de l’affaissement du caractère romain. Après eux, la république devint la proie du premier triumvirat ; puis, quand elle eut passé par la boucherie d’Antoine, Uctave et Lépide, elle n’eut plus qu’à se prostituer aux empereurs. Les proscriptions réciproques des Gibelins et des Guelfes ont tué l’Italie au moyen âge et fait d’elle, jusqu’à notre siècle, la risée des nations. C’est la Terreur qui prépara le despotisme de Napoléon Ier; ce sont les proscriptions de 1848 qui ont assuré le succès du coup d’état. La proscription est le suicide social : depuis longtemps la question est jugée, et il n’y à plus à y revenir.

Mais cette question de proscription peut se produire sous une forme diamétralement inverse : Si la minorité à son tour a le droit de juger la majorité, et, cela fait, de procéder à l’exécution du jugement?

Tout le monde reconnaît, par exemple, que le suffrage universel n’est point infaillible. À propos du régicide, nous avons vu la majorité d’un peuple se déjuger à très-courte date, et le plus ignominieusement du monde. Lorsque par exemple l’Angleterre met à mort son roi Charles Ier pour se donner à Cromwell, et qu’après la mort du Protecteur elle se jette, par une recrudescence de royalisme, à la tête de Charles II, pour convoler ensuite dans les bras de Guillaume, on peut demander où est la vraie pensée de l’Angleterre. Car il est évident que dans l’un au moins de ces quatre mariages la majorité de la nation fut adultère.

Ce n’est pas toujours le nombre qui fait la raison : il ne fait par conséquent pas l’autorité, il ne fait pas la souveraineté, il ne fait pas le droit. Si l’on considère l’inégalité des lumières, des sentiments de justice et d’honneur, dans les différentes classes de la société, on est même forcé de reconnaître qu’il y a plus de chance que la raison se rencontre dans une minorité d’élite que dans la multitude du vulgaire. D’après cela, on peut dire que la souveraineté appartient, de droit rationnel, plutôt à la minorité qu’à la masse. Cette observation acquiert d’autant plus de force qu’en fait, ç’a été presque constamment une classe d’élite, une aristocratie, ayant à sa tête un roi ou un sénat, qui a formé partout le gouvernement, et selon l’expression biblique, qui a jugé le peuple. Il suffit de rappeler l’ancienne constitution romaine, ou le patriciat est la véritable autorité de la nation. Ainsi, loin que la souveraineté et la raison résultent du nombre, elles lui semblent plutôt contraires. Bossuet en a fait la remarque, et l’on n’avait pas besoin de l’expérience de 1848 pour juger que l’idée d’un peuple souverain est une abominable contradiction. En résultat, les grandes iniquités sociales sont le crime des majorités sociales : qu’avons-nous fait autre chose, à propos du tyrannicide, que de constater de siècle en siècle cette triste vérité?

À cette considération s’en joint une autre, qui est que tout homme, possédant de son fonds la justice, est né justicier ; qu’il est investi par sa conscience, antérieurement à l’existence conventionnelle de la société, du droit de juger, et, dans le cas de nécessité, de frapper les coupables. C’est de ce droit de justice, inhérent à l’homme et au citoyen, que les tribunaux établis tiennent leur mandat, absolument comme le prince, chef de l’état et de l’armée, tient le sien de l’élection. On conçoit donc que, dans le cas où une scission éclate entre la majorité et la minorité du peuple, chaque parti se retirant sous sa tente, le prince et le juge perdent, par le fait, le mandat qu’ils avaient reçu de la minorité; que celle-ci rentre en conséquence dans la plénitude de ses droits, dont le plus redoutable est le droit de Justice. Et l’on demande si cette minorité, d’une part ayant le droit d’apprécier les actes de la majorité et convaincue de leur iniquité, d’autre part ayant droit de justice, pourrait légitimement procéder, par les moyens à sa disposition, contre cette majorité oppressive, et faire des exécutions?

Comme on le voit, c’est la question du tyrannicide qui se reproduit sous une forme plus terrible, mais en même temps plus logique que la première. Il ne s’agit plus, en effet, de quelques conspirateurs jurant entre eux la mort d’un tyran; c’est une minorité qui, sans s’arrêter à la considération du chef, organise l’extermination en masse de ses ennemis, plus nombreux et plus forts. Et ici encore les exemples à l’appui ne manqueraient pas, empruntés aux sources les plus saintes.

Lorsque Moïse, assisté d’une minorité imperceptible, sévit contre la multitude d’Israël idolâtre, il ne fait pas autre chose qu’exercer ce droit de justice. Il n’était pas le souverain, cependant, dans le sens que nous attachons à ce mot, puisque la masse du peuple était contre lui. Le prophète Élie, faisant de son autorité privée égorger quatre cents prêtres de Baal, est dans le même cas. Le culte de Baal était celui du roi Achab, et très-probablement de la majorité du royaume. Le prêtre Mathathias, père des Macchabées, immolant sur l’autel dressé par l’ordre d’Antiochus un juif prévaricateur, et soulevant la minorité puritaine tout à la fois contre la multitude de la nation qui hellénisait et contre les armées du roi de Syrie, agit également au nom de la Justice individuelle contre la collectivité qui défaillait. C’est à cette révolte de Mathathias que fut dû le règne glorieux des Asmonéens. JésusChrist suit cet exemple, quand il chasse les marchands du temple et qu’il noie les troupeaux de Génésareth. Le fameux légat Hildebrand, devenu pape sous le nom de Grégoire VII, faisant trembler les peuples et les rois sous la menace de l’anathème, condamnant en masse les ecclésiastiques mariés, qu’il qualifiait du titre injurieux de concubinaires, et traitant leurs femmes comme des files perdues, n’agissait certes pas non plus au nom de la conscience des majorités. Tout le monde, enfin, a entendu parler des FrancsJuges et de leur tentative de résistance à la justice impériale.. Ces faite, et beaucoup d’autres analogues, prouvent que la Justice, immanente au cœur des hommes, est indépendante de leur consentement ; qu’elle existe par elle-même, comme la vérité, et que comme la vérité elle a ses droits imprescriptibles, supérieurs au caprice et à la superstition des masses. Moïse, Élie, Mathathias, Jésus-Christ, Hildebrand, châtiant au nom de l’éternelle et indéfectible Justice, dont le zèle les consumait, des multitudes coupables, c’est Galilée protestant seul, au nom de la science, contre l’Eglise assemblée; c’est Luther revendiquant la liberté d’examen; c’est Jurieu soutenant contre Bossuet, Louis XIV et la France entière, la liberté de conscience; c’est Voltaire affirmant la tolérance en matière de religion.

A cette argumentation pressante, je n’ai toujours à opposer que la même réponse, et pour la rendre plus décisive, je commence par l’analogie qui termine le précédent alinéa.

Sans doute la vérité est indépendante du nombre; c’est même le cas le plus ordinaire que la vérité apparaisse d’abord à un homme, qui la fait voir ensuite aux autres. Galilée seul avait raison contre l’inquisition, contre l’Église tout entière et contre la Bible elle-même. S’ensuit-il que dans un procès criminel le témoignage du seul Galilée eût prévalu contre celui de vingt citoyens? Sans sortir de la question débattue entre lui et les conseillers du St-Office, dans cette question même du mouvement de la terre où il avait raison contre tous, était-ce bien la raison du philosophe qui l’emportait sur celle des inquisiteurs? Nullement : la vérité qu’annonçait Galilée, il ne la présentait pas comme sienne, il ne demandait pas d’être cru sur parole, il offrait à tous de faire voir ce qu’il en était, et ce qui fait le monstrueux du procès, c’est que les juges de Galilée refusaient de regarder. Il suit de là que, pour qu’une vérité soit admise, il ne suffit pas qu’elle soit proclamée par un témoin, il faut qu’elle soit constatée par la masse; il ne suffit pas, dirai-je, qu’elle soit connue, il faut qu’elle soit reconnue.

Il en est de même de la loi et de la Justice. Il ne suffit pas que le droit soit connu de quelques-uns, il faut qu’il soit reconnu de tous, on des délégués nommés à cet effet par tous. C’est le droit de l’homme, la prérogative de sa liberté, de ne se soumettre qu’à une loi par lui reconnue (Voir Étude VIIIe, ch. vi).

Il Dit de là, en premier lieu, qu’avant de recourir à la force et d’user contre une multitude réfractaire du terrible droit de Justice, il faut préalablement que le droit lui soit notifié, soumis à sa réflexion ; qu’elle ait eu le temps de le méditer, et partant de le reconnaître.

Or, quel temps accordez-vous à cette majorité ignorante, passionnée, pour reconnaître le droit, en sentir la profondeur, la nécessité, la suprématie, et s’y soumettre librement? Toute la question est là. La conversion des sociétés n’a rien de subit : l’expérience le prouve surabondamment. Elle est assurée; mais il faut savoir l’attendre. Et puis qui êtes-vous, pour imposer à une majorité des conditions de résipiscence que votre vertu superbe, si elle se trouvait placée dans un cas semblable, exposée à une tentation pareille, ne supporterait sans doute pas? Possédez-vous l’absolue raison, l’infinie sainteté, pour taxer vos semblables de mauvaise foi, et vous montrer si prompt dans vos jugements et si sévère?

Je dis donc que si vous accordez un jour à cette multitude pécheresse, vous lui en accorderez deux ; que si vous lui laissez un an pour réfléchir, vous ne lui en refuserez pas dix : ce qui met l’objection à néant. Vous imiterez ainsi la conduite des premiers chrétiens, qui apportent au monde la Bonne Nouvelle, mais qui refusent de sacrifier aux dieux, et que les proconsuls veulent contraindre. Ils n’attentent pas à la vie des empereurs, ils ne mettent pas le feu aux temples, ils ne soulèvent pas les esclaves; bien moins encore s’occupent-ils d’organiser le massacre des populations fanatiques qui demandent qu’on les jette aux bêtes. Ils vivent honnêtement, ils pratiquent les vertus recommandées par les anciens philosophes, et d’autres encore que les philosophes ne connaissaient point; ils prient pour leurs persécuteurs ; s’ils sont engagés dans les fonctions publiques ou dans les armées, ils font leur service avec exactitude et probité, et ils se montrent les meilleurs serviteurs de l’état. Seulement ils réservent leur conscience qu’ils déclarent inviolable, et quand on les somme de sacrifier, ils refusent même au péril de leur vie. Aussi ils triomphent; ils eussent triomphé deux siècles plus tôt, sans les divagations et les égarements qui souillèrent l’Église primitive, et qui firent calomnier et tourner en dérision la religion nouvelle.

Telle est la règle, contre laquelle je ne pense pas qu’il s’élève d’objection sérieuse. La soumission des minorités aux majorités, sauf la faculté de libre discussion, est entrée partout dans le droit public : aucune puissance ne saurait changer cet ordre, Nous ne concevons même pas que les choses puissent se passer autrement.

Toutefois, comme il n’est pas rare, même dans ce siècle de parlementage, que les majorités abusent de leur force, et comme il importe de faire peser sur elles une juste responsabilité, je redirai ici ce que j’ai dit déjà à propos du régicide : | que sl est impossible d’admettre, en principe, qu’une minorité s’arme contre une majorité, il peut arriver néanmoins que la tyrannie exercée par celle-ci amène des révoltes qui, selon les circonstances, seront plus ou moins excusables. Assurément, ce ne seront pas les tribunaux qui reconnaîtront ces motifs d’atténuation et d’excuse; les tribunaux, hélas! sont toujours à la dévotion des plus forts. Mais la postérité les reconnaîtra, ces motifs; mais d’avance la saine philosophie les reconnaît, et le jour où un enseignement sérieux sera donné aux masses, elles apprendront à les reconnaître. Oui, que les peuples apprennent qu’il est des moments où toute la vie morale d’une société se concentre en un petit nombre d’hommes ; où par conséquent ce petit nombre d’hommes pourrait avoir le droit, le cas échéant, de faire justice d’une immense multitude, comme firent Moïse dans le désert, Élie sur le Carmel, Mathathias et ses enfants dans la Judée, et un grand pas sera fait vers la réconciliation, la tolérance et la paix.

Note (K), page 84.

Incompétence de la théorie sur la questions du tyrannicide. — Lorsque, dans la première édition de cet ouvrage, après avoir posé, à la fin de la 4e Etude, la question du tyrannicide, j’ai fait cette réponse : Question insoluble par la logique, et sur laquelle toute philosophie doit déclarer son incompétence, je n’ai pas naturellement entendu qu’il fût défendu à la philosophie morale de s’en occuper, puisque, comme l’on voit, je m’en occupe moi-même et fort amplement; j’ai voulu dire que sur cette question il était impossible de formuler une règle générale, soit affirmative, soit négative, et que tout ce que la théorie des mœurs pouvait faire ici, c’était de constater la nécessité, pour chaque cas, de rendre un jugement spécial, motivé d’après les circonstances.

En effet, l’idée de tyrannicide implique deux choses : le meurtre du chef de l’état, ce qui est le parricide à la seconde puissance, et la culpabilité de ce même chef, laquelle vient en atténuation du crime et peut aller jusqu’à l’excusabilité. C’est ce qui résulte de tous les faits connus de tyrannie et de tyrannicide. Sur tout cela je crois la discussion désormais épuisée, et je demande la permission de n’y plus revenir.

La Justice aime les formules positives, générales, précises, comme celles-ci : Tu feras à ton prochain comme à toi-même ; Tu ne le voleras pas; Tu ne le frapperas pas ; Tu ne seras point impudique ni adultère; Tu ne feras pas en justice acception de personnes; Tu ne mentiras ni ne rendras faux témoignage. Aussi les juristes se sont-ils efforcés dans tous les temps, à propos du tyrannicide, d’imiter cette forme catégorique : selon leurs préjugés ou leurs dispositions, ils ont affirmé d’une manière absolue, les uns que le meurtre du prince est toujours un crime, les autres que dans le cas de tyrannie le meurtre est permis. Mais je crois avoir démontré qu’il y a des deux côtés une égale illusion, et c’est ce qui fait la nouveauté de ma thèse, je dirai même sa hardiesse. Non, dis-je aux premiers, il n’est pas vrai que le meurtre d’un tyran soit sans excuse ; des excuses, il y en a toujours, et elles peuvent paraître tellement fortes que l’homme impartial conclue à l’acquittement. Et aux autres : Non, il n’est pas vrai que le tyrannicide soit par lui-même un acte licite et qu’il n’y ait qu’à constater le fait de tyrannie pour conclure, avec Robespierre, à la légitimité de l’assassinat. Des raisons de s’abstenir, ily en a toujours, et elles peuvent être si fortes que le meurtre du plus abominable tyran doive être condamné comme le serait celui de la société elle-même. Dans tout cela il n’y a ni sophisme ni subtilité : le fait est ainsi, et j’ai dû le dire. Si, dans mon texte et dans mes notes, té sur les inconvénients du tyrannicide et sur l’immoralité qui s’y rattache avec plus de force que sur les motifs d’atténuation et d’excuse à faire valoir en faveur des meurtriers, c’est que, dans mon intime conviction, le danger n’est pas tant aujourd’hui dans l’impunité de la tyrannie que dans les illusions des tyrannicides, et que la Révolution a tout à gagner à ce que la vérité soit enfin comprise. J’en ai dit assez d’ailleurs sur ce que j’appelle l’application au régicide du principe des circonstances atténuantes, pour donner à réfléchir aux princes, aux peuples, et aux avocats. Si je n’ai pas été compris, c’est un malheur pour mon siècle : quant à moi, je n’ajouterai plus un mot, et fasse le ciel que je n’aie pas déjà trop parlé! Unum loculus sum et alterum, quibus ultrà non uddam.

Note (L), page 96.

Paroles d’Hermione à Oreste, dans Andromaque. — Depuis que ce passage a été écrit, la situation internationale s’est notablement modifiée. Il n’est plus aussi vrai de dire que la conscience étrangère n’a rien de commun avec la conscience du peuple français, et que la délivrance d’une nation ne puisse être obtenue par l’intervention d’une autre. L’expédition de 1359 en Italie a fait éclater. de toutes parts la pensée des masses. Partout il y a demande de libertés politiques et d’affranchissement civil; partout les peuples se préparent à voler au secours les uns des autres contre leurs dominateurs respectifs. Si, d’une part, quelques soupçons persistent en Allemagne, en Angleterre, en Belgique, contre l’humeur conquérante des Français, d’un autre côté les Hongrois, les Polonais, les Danubiens, de même que les Italiens, n’ont pas cessé de compter sur leur intervention libératrice. A Dieu ne plaise que nous ayons jamais besoin, nous autres Français, d’une intervention semblable! Mais serait-ce manquer au patriotisme de dire que si, contre toute probabilité, la France se retrouvait dans une situation analogue à celle de 1814, pas plus qu’alors les étrangers n’y viendraient pour la démembrer et se l’incorporer, ils y viendraient pour l’affranchir en s’affranchissant eux-mêmes? Sous ce rapport, un grand changement s’est opéré dans l’âme des nations, une conscience commune s’est formée entre elles, présage pour l’Europe d’une prochaine et universelle libération.

Note (M), page 100.

Suprématie de la Justice. — (Voir ce qui est dit à ce sujet, Ir livraison, pages XXXVI à L.) Une chose que le lecteur ne doit pas perdre de vue après avoir lu ces Études, et sur laquelle il est de mon devoir de l’inviter à réfléchir mûrement, c’est la différence radicale, essentielle, qui sépare l’éthique de la Révolution de toutes les doctrines morales données jusqu’à ce jour soit par les religions, soit par les philosophies.

Jusqu’à présent, en effet, les théologiens et les philosophes se sont accordés à déduire les principes du droit et des mœurs d’une spéculation, théorie, ou doctrine, le mot n’y fait rien, soit théologique, soit métaphysique. Pour eux tous, la morale a ses fondements dans le dogme; la raison pratique s déduit de la raison spéculative, qui lui fournit, avec ses règles, sa certitude. La raison de ce système est que la justice n’a jamais été considérée comme étant autre chose qu’une idée, une catégorie de la raison, de même que le temps, l’espace, la cause, la substance, le beau, l’utile, etc. Tout au plus en con fait un commandement de Dieu, ce qui rentre dans la thèse.

Pour moi, au contraire, et c’est en ceci que me paraît consister toute l’originalité de mon œuvre, la Morale existe par elle-même; elle ne relève d’aucun dogme, d’aucune théorie. La Conscience est chez l’homme la faculté maîtresse, la puissance souveraine, à laquelle les autres servent d’instruments et de servantes. De même qu’à mes yeux ce n’est pas la religion qui fait l’homme, ni le système politique qui fait le patriote et le citoyen, mais bien au contraire l’homme qui fait la religion et le citoyen qui fait l’Etat; de même encore ce n’est point d’une métaphysique, ni d’une poésie, ni d’aucune théodicée que je déduis les règles de ma vie et de ma sociabilité; c’est au contraire du dictamen de ma conscience que je déduirais plutôt les lois de mon entendement, c’est dans ma conscience que je trouve la garantie de mes opinions et le gage de ma certitude. La notion du juste étant tout à la fois, à mes yeux, idée et sentiment, et le sentiment étant la première manifestation et la force principale de mon âme, le foyer de ms liberté, hors duquel je ne trouve que honte et misère, il m’a paru logique de renverser l’enseignement que j’avais reçu dès l’enfance, et, au lieu de faire dépendre mon devoir et mon droit de l’état plus ou moins précaire de ma raison, de subordonner au contraire ma raison, mes opinions, au sentiment que j’ai de mon devoir et de mon droit.

Cette tendance de mon esprit, je dois le dire, m’est naturelle. Elle m’a dès l’enfance dominé; longtemps avant que j’en eusse la claire conscience, elle m’inspirait, me dirigeait dans mon œuvre critique : par elle s’expliqueraient toutes mes négations et toutes mes affirmations. J’ai trouvé de bonne heure à cette méthode, l’inverse des méthodes suivies, cet avantage, que je puis me tromper dans mes idées, sans en éprouver ni honte ni grand regret, tandis que je ne pourrais pas errer sur les choses de la conscience sans être plus ou moins coupable.et sans souffrir ; que je puis voir mes opinions abandonnées de tous et impitoyablement souffletées, sans que je me désespère comme si la fin du monde était venue, tandis que, si la Justice que j’adore est méconnue et outragée, je suis consolé par la vue du supplice qui atteint immédiatement les infracteurs, fussent-ils les plus puissants et les plus riches, formassent-ils la majorité ou même l’universalité de la nation. D’où il résulte que ma religion, à moi, ma philosophie, si l’on me permet cette expression ambitieuse, ne saurait être jamais frappée d’un irrévocable anathème, l’humanité ne pouvant vouloir sa propre mort; que je me sens en communion avec le genre humain, et que tous les siècles sont en communion avec moi. Comme le chrétien, à qui toute science mondaine, tout avantage temporel devenaient indifférents, dès lors qu’il savait et possédait Jésus-Christ le crucifié, Hoc unum scio, Jesum Christum, et hunc crucifitum, je puis me passer de tout si je possède la Justice; je puis être laid, souffrant, médiocre de génie et pauvre de fortune, sans que, si je demeure juste, je perde rien de ma dignité. Je serai même d’autant plus digne et plus méritant que, malgré laideur, souffrance, pauvreté et défaut de génie, je saurai me garder plus étroitement dans la Justice. Cette science superbe, en effet, que je regrette; ce génie splendide, que je ne puis m’empêcher d’envier à d’autres, à quoi me serviraient-ils sinon à me confirmer dans la loi, à me démontrer que hors de là, tout est néant, Vanitas vanitatum, per illi soli servire, et par conséquent à diminuer mon héroïsme en rendant plus facile ma vertu?

Je sais bien que les amateurs de hautes spéculations trouveront cette manière d’envisager les choses bien vulgaire, et qu’ils m’accuseront d’impuissance. Mais il me suffit, pour leur répondre, de les opposer à eux-mêmes; de montrer l’incohérence et la contradiction de leurs théories ; de leur rappeler que sur la morale seule, objet final de leurs spéculations, ils sont à peu près d’accord, ce qui prouve suns réplique que la conscience, chez eux comme chez les simples, est plus claire, plus sûre, plus véridique, plus solidement établie que l’entendement ; de leur faire observer enfin que toute cette métaphysique, de laquelle ils font dépendre la loi morale, implique cette proposition abominable, contre laquelle protestent tous les honnêtes gens : Si ma philosophie est fausse, la Justice, la Vertu, l’Humanité, sont des mots!…

Note (N), page 104.

Solution de la problème de la certitude par la Justice. — (Revoir sur cette question la Préface de cette seconde édition, Ire Livraison, pages XXII à XXXVI, et 8e Étude, chap. II) Il y a quelque différence entre la démonstration présentée dans la Préface et celle indiquée dans le texte de cette 12e Étude.

Note (O), page 117.

Projet de concordat entre l’Église et la Révolution. — Quelques amis, plus soucieux de l’avenir de la Révolution que confiants dans les articles des concordats, mont demandé si l’Église, qui abuse de tout vis-à-vis de ceux qui la tolèrent, ne pourrait pas abuser aussi de la constitution que je propose. À cela, je pourrais répondre simplement que, hormis d’interdire toute pratique extérieure du culte, toute association et réunion religieuse et de proscrire tous les ecclésiastiques, je n’imagine pas comment on pourrait subordonner plus complètement l’Église à l’État, la religion à la morale.

Mais il est une chose que doivent prendre en grave considération les hommes appelés au gouvernement de la France : c’est que la nation française n’a point été préparée au régime de la pure morale par une préparation protestante, et que, si l’on veut éviter une rechute déplorable en mysticisme et même en superstition, le moyen le plus efficace est de conserver, autant que les principes de la Révolution le permettent, le ministère ecclésiastique. En Allemagne, la liberté du protestantisme a si bien opéré, que des docteurs en théologie, tels que Schleiermacher, niant la divinité de Jésus-Christ et croyant à peine à son existence, ne s’en disent pas moins chrétiens, et exercent, de la meilleure foi du monde et à la satisfaction générale, le ministère évangélique.

L’Allemagne protestante a effectué, en trois siècles, son passage du catholicisme orthodoxe à la morale philosophique, sans qu’il en soit résulté pour les masses de perturbation sérieuse ; tandis qu’en France, nonobstant la philosophie du 18e siècle, le catholicisme s’est maintenu jusque bien au delà de la Révolution, et n’a reçu sa première secousse, je parle toujours des masses, que vers 1830, postérieurement aux missions et aux jubilés organisés sous le règne de Charles X par les jésuites. Depuis cette époque, le libertinage a été croissant, et les mœurs se sont affaissées avec la foi. Des novateurs de toute sorte se sont mis à parler de culte nouveau, de mystères, de miracles; en ce moment, la faveur est aux manifestations médianimiques. Je pense donc qu’il y aurait un réel avantage, pour l’instruction et la moralisation du peuple, de conserver, dans les termes et aux conditions indiqués dans le texte, la symbolique chrétienne, Ce serait révolutionner à la fois les esprits et les consciences, sans passer par le protestantisme, et sans se perdre dans le dévergondage des illuminés et des thaumaturges. La Révolution, vigoureusement conduite, peut opérer heureusement cette traversée. Hors de là, je ne vois de salut que dans la dictature et la terreur.

NOUVELLES DE LA RÉVOLUTION.

Les événements se précipitent. J’aurais trop à en dire : c’est pourquoi je me contenterai pour cette fois de simples indications. Ceux de mes lecteurs qui ont suivi ces études et qui ont lu les bulletins qui les terminent, peuvent d’ailleurs facilement prévoir quelles seraient mes appréciations. Je leur ai livré mon critère : qu’ils l’appliquent eux-mêmes, et ils reconnaîtront que je n’ai véritablement plus rien à leur apprendre.

Idées et situations, préjugés et principes, traditions et aspirations, passions et intérêts, tout ce qui mène les hommes et qui fait mouvoir la société se réfère en dernière analyse à cette Raison suprême, le Droit. Ce qui est contre le droit, eût-il pour lui la faveur universelle, n’a qu’une durée momentanée; il se démolit rapidement. Ce qui est fondé sur le droit au contraire se consolide sans cesse, et devient bientôt indestructible. Telle est notre règle critique. Et la conclusion, c’est que tout l’ensemble des choses humaines est dirigé dans le sens d’une constitution du Droit : nous ne sortons pas de ces termes. Que pourrais-je donc faire autre chose que de développer et rebattre toujours la même thèse?

Depuis notre dernière livraison, la Papauté semble avoir reçu le coup de grâce. De qui l’a-t-elle reçu? Du pouvoir même qui, en 1848 et 1851, s’était porté comme son sauveur, comme le sauveur de la religion, le gouvernement de Napoléon III. Est-ce justice? Un fait qui atteint l’Eglise dans son existence est-il bien dans la situation, dans le courant des idées, des passions et ‘des intérêts de l’époque? Je n’ai pas besoin ici d’examiner quelle est la valeur intrinsèque du catholicisme pour répondre. Il me suffit d’observer que l’alliance de l’Église et de l’empire napoléonien était une alliance adultère; que tôt ou tard il devait y avoir divorce ; que le divorce devait s’accomplir aux dépens de l’Église, attendu que l’empereur Napoléon ne pouvait aller toujours contre la pensée française, qui est celle de la Révolution, et qu’il avait la force.

Maintenant quelle sera la conséquence de cette déchéance temporelle de la papauté? Ici apparaît toute la gravité de l’événement. Depuis que l’abolition du pouvoir temporel du pape est regardée comme un fait accompli, et que la passion anti-papiste commence à tomber, il semble que l’émotion gagne les consciences. Malgré tous les sophismes, chacun comprend que si le pape est réduit, quant au temporel, à la condition d’un évêque italien, français, allemand, ou sarde, il n’y a plus de papauté, partant plus de catholicité, plus de christianisme. La religion tombe dans le vague et l’arbitraire. Pour l’immense majorité des âmes, la morale est sans fondement ; la civilisation, sans principe supérieur, transcendant, roule dans le vide; le règne spirituel est anéanti. C’est ce que rend sensible aux moins clairvoyants l’esprit de régicide qui souffle de toutes parts. Avec le respect de la papauté, la religion de la royauté s’éteint. Aussi devons-nous nous attendre à une réaction en faveur du souverain pontife : elle a commencé déjà au sein du Sénat impérial.

Après la chute imminente de la papauté, l’acte le plus considérable de la politique européenne est la patente de l’empereur François-Joseph, qui donne une constitution à ses états. Aux termes de cette constitution, l’empire d’Autriche peut se regarder aujourd’hui comme un des états les plus libres du globe. Mais les peuples ne s’en contentent pas : les méfiances et les haines ont été surexcitées par un trop long despotisme. Il existe, en Hongrie et dans toute l’Autriche, un parti puissant, qui a juré le renversement de la dynastie de Habsbourg, et pour qui la liberté a moins d’appas que l’expulsion de l’empereur. L’Autriche, héritière de l’empire apostolique, qui naguère signait avec la Papauté un concordat, l’Autriche en est au régicide. Toutefois on peut prévoir que ce régicide, s’il s’accomplit, n’aboutira pas à une république. Un autre principe, une autre forme de monarchie succédera à l’empire déchu : la royauté n’a pas dit son dernier mot en Hongrie et en Autriche.

Gaëte a ouvert ses portes aux Piémontais : la nationalité napolitaine a rendu le dernier soupir. Pourquoi ce suicide de l’état naguère le plus puissant de l’Italie? Ah! c’est qu’à Naples comme à Pesth il y a plus de haine encore pour la vieille dynastie que d’amour pour la liberté. Ainsi le crime des despotes n’est pas tant d’abuser du pouvoir que de pousser les nations à l’oubli d’elles-mêmes, au point de se livrer à l’étranger. Le spirituel est donc bien mort en Italie, que nous avons vu la nation italienne, depuis deux ans, en Lombardie, en Toscane, à Naples, passer du régicide au suicide. Est-ce là ce qu’on appelle la résurrection de l’Italie? Attendons, s’il vous plaît, qu’une réaction se fasse sentir. C’est quand la réaction se produira que l’Italie, maintenant à l’état de cadavre, commencera véritablement à renaître.

Cependant nous avons eu les élections de M. de Cavour : le triomphe de cet homme d’état a été complet. C’est le régime de 1830 qui commence pour Italie : la bourgeoisie est maîtresse; le parti de Garibaldi, celui de Mazzini, sont éliminés. La bourgeoisie at-elle des principes? Non : elle est doctrinaire et juste-milieu. La royauté bourgeoise ne peut se passer du pape, bien qu’elle Ini prenne ses états; ni du clergé, bien qu’elle vende ses biens ; ni même des moines. La bourgeoisie italienne veut avoir, comme toutes les bourgeoisies, de l’argent, du pouvoir, des places, des propriétés, et faire le moins de révolution possible. Que le pape la bénisse, elle se mettra à genoux. Brave bourgeoisie italienne! Elle a fait sa royauté de juillet; elle aura sa république de février. Ne sommes-nous pas en plein régicide?

La catholique Espagne n’a pas répondu à l’appel du souverain pontife. Les collectes, organisées par le clergé espagnol, u’ont pas produit onze millions de francs. La moitié de la nation est républicaine, l’autre progressiste : personne n’est plus catholique. Aussi les masses caressent la pensée du régicide. L’Espagne, nous disait un Espagnol, homme de savoir et d’esprit, eût fait depuis longtemps à son souverain un méchant parti, si ce souverain eût été un homme. Danse, Isabelle, et fais l’amour, ma fille ; tu n’as rien à craindre pour ta tête.

Ily a de l’agitation à Varsovie, en Lithuanie et dans le duché de Posen. La Pologne, comme l’Italie, demande à renaître. Le peut-elle? A-t-elle une idée qui la fasse vivre? Représente-t-elle quelque chose? La Pologne s’est tuée de ses propres mains ; elle est morte, au siècle dernier, suicide. En vertu de quoi, et sous quel titre, à quelle fin, pense-t-elle revenir? Est-ce aussi une monarchie constitutionnelle de sa façon qu’elle va nous faire? Franchement, la chose n’en vaudrait pas la peine. Dormez votre sommeil, Polonais, si vous ne savez être que juste-milieu. Avez-vous peur que vos os ne se retrouvent pas au prochain jugement ?

La France, depuis le Décret du 24 novembre, est-elle entrée réellement dans une voie nouvelle? C’est ce que tout le monde se demande, sans que personne soit en mesure de répondre. Il semble bien que, depuis quelques la presse soit un peu plus libre, le Sénat et le Corps législatif un peu moins taciturnes, le gouvernement un peu moins clérical, et que la démocratie ait le verbe aussi haut que le parti conservateur. Il y a neuf ans, Napoléon III aurait dit comme Constantin : Si un prêtre commettait un péché, je le couvrirais de mon manteau impérial. De la hante banque il pensait de même. Aujourd’hui, il livre prêtre et banquier aux tribunaux. Va-t-il encore à la messe? Tout cela devait arriver : la réaction ne saurait prévaloir en France contre la révolution. Mais cela prouve-t-il que le gouvernement impérial soit devenu révolutionnaire ? N’allons pas si vite. Le gouvernement impérial expulse le journaliste Ganesco, refuse l’autorisation d’imprimer à MM. Veuillot et Girardin, maintient la loi de sûreté générale, et continue à témoigner de son zèle pour les intérêts de la religion. Il eût pu avertir Blanqui, il préfère l’arrêter. Nous en sommes à la bascule : c’est un petit progrès. Telle est, quant à présent, la vérité sur la situation. C’est par là que l’Empereur, qui connaît son public, s’efforce de conquérir les sympathies et d’échapper aux coups des conspirateurs. Il doit savoir, pourtant, que cette politique d’équivoque est un méchant préservatif. Sept fois en dix-huit ans Louis-Philippe fut en butte à la balle des assassins. Il tomba, à la fin, dans une émeute. La masse du peuple français en est toujours au régicide.


Ici se termine la première série des Essais de philosophie pratique destinés à servir ultérieurement de base à un enseignement populaire. Les douze Études sur la Justice, considérée dans la Révolution et dans l’Église, forment un tout qui suffit déjà pour donner une idée du système social à l’éclosion duquel nous assistons. De nombreuses et importantes questions nous restent à traiter : j’essaierai de les aborder, à mesure que les circonstances et le progrès de mes travaux m’en fourniront l’occasion et le moyen. Dès à présent je puis annoncer qu’une première suite à ces Études, formant les nos 13 et 14, paraîtra incessamment, à Paris et à Bruxelles, sous ce titre, La Guerre et la Paix, Recherches sur le principe et la Constitution du droit des gens, 2 vol. in-18.

Je remercie mes lecteurs belges de la sympathie avec laquelle ils ont accueilli jusqu’à présent ces essais d’un réfugié. Je n’aurais pas trouvé, je l’avoue, dans mon propre pays, un public plus bienveillant. Puisse ce lien d’hospitalité se resserrer encore | Je croirais avoir bien mérité de la démocratie française si je pouvais la convaincre, par mon expérience et mon témoignage, qu’autant le Belge est attaché à sa nationalité, autant il est dévoué aux principes de la Révolution.

Ixelles, 45 mars 1861.

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