Huitième étude — Conscience et liberté — français parallèle

HUITIÈME ÉTUDE

CONSCIENCE ET LIBERTÉ

CHAPITRE PREMIER.

Objections théologiques : Qu’il s’agit moins de donner les formules de la Justice que d’en procurer l’observance, laquelle ne peut se passer de religion.
 

I

ESSAIS D’UNE PHILOSOPHIE POPULAIRE. — N° 8.

DE LA JUSTICE

DANS LA RÉVOLUTION

ET DANS L’ÉGLISE.

———

HUITIÈME ÉTUDE.

CONSCIENCE ET LIBERTÉ.

CHAPITRE PREMIER.

Objections théologiques : Qu’il s’agit bien moins de donner les formules Justice que d’en procurer l’observance, pour laquelle on ne se peut passer de religion.

Monseigneur,

Fénelon, au xixe livre du Télémaque, conduisant son héros aux enfers, lui donne cette leçon de théologie :

« Télémaque, voyant les trois juges qui condamnaient un homme, osa leur demander quels étaient ses crimes. Aussitôt le condamné, prenant la parole, s’écria : Je n’ai jamais fait aucun mal ; j’ai mis tout mon plaisir à faire du bien ; j’ai été magnifique, libéral, juste, compatissant : que peut-on me reprocher ? Alors Minos lui dit : On ne te reproche rien à l’égard des hommes ; mais ne devais-tu pas moins aux hommes qu’aux dieux ? Quelle est donc cette justice dont tu te vantes ? Tu n’as manqué à aucun devoir envers les hommes, qui ne sont rien ;tu as été vertueux, mais tu as rapporté toute ta vertu à toi-même, et non aux dieux qui te l’avaient donnée : car tu voulais jouir du fruit de ta propre vertu, et te renfermer en toi-même ; tu as été ta divinité. Mais les dieux qui ont tout fait, et qui n’ont rien fait que pour eux-mêmes, ne peuvent renoncer à leurs droits. Tu les as oubliés, ils t’oublieront ; ils te livreront à toi-même, puisque tu as voulu être à toi, et non pas à eux. Cherche donc maintenant, si tu le peux, ta consolation dans ton propre cœur. Te voilà à jamais séparé des hommes, auxquels tu as voulu plaire ; te voilà seul avec toi-même, qui étais ton idole. Apprends qu’il n’y a point de véritable vertu sans le respect et l’amour des dieux, à qui tout est dû. Ta fausse vertu, qui a longtemps ébloui les hommes, faciles à tromper, va être confondue. Les hommes, ne jugeant des vices et des vertus que par ce qui les choque ou les accommode, sont aveugles et sur le bien et sur le mal : ici, une lumière renverse tous leurs jugements superficiels ; elle condamne souvent ce qu’ils admirent, et justifie ce qu’ils condamnent.

« À ces mots ce philosophe, comme frappé d’un coup de foudre, ne pouvait se supporter soi-même. La complaisance qu’il avait eue autrefois à contempler sa modération, son courage et ses inclinations généreuses, se change en désespoir. La vue de son propre cœur, ennemi des dieux, devient son supplice ; il se voit, et ne peut cesser de se voir ; il voit la vanité des jugements des hommes, auxquels il a voulu plaire dans toutes ses actions ; il se fait une révolution universelle de tout ce qui est au dedans de lui, comme si on bouleversait toutes ses entrailles ; il ne se trouve plus lui-même : tout appui lui manque dans son cœur ; sa conscience, dont le témoignage lui avait été si doux, s’élève contre lui et lui reproche amèrement l’égarement et l’illusion de toutes ses vertus, qui n’ont point eu le culte de la divinité pour principe et pour fin : il est troublé, consterné, plein de honte, de remords et de désespoir. Les Furies ne le tourmentent point, parce qu’il leur suffit de l’avoir livré à lui-même, et que son propre cœur venge assez les dieux méprisés. Il cherche les lieux les plus sombres pour se cacher aux autres morts, ne pouvant se cacher à lui-même ; il cherche les ténèbres, et ne peut les trouver : une lumière importune le poursuit partout ; partout les rayons perçants de la vérité vont venger la vérité, qu’il a négligé de suivre. Tout ce qu’il a aimé lui devient odieux, comme étant la source de ses maux, qui ne peuvent jamais finir. Il dit en lui-même : Ô insensé ! je n’ai donc connu ni les dieux, ni les hommes, ni moi-même ! Non, je n’ai rien connu, puisque je n’ai jamais aimé l’unique et véritable bien : tous mes pas ont été des égarements ; ma sagesse n’était que folie ; ma vertu n’était qu’un orgueil impie et sacrilége ; j’étais moi-même mon idole. »

Je ne puis dire quelle horreur saisit ma jeunesse lorsque je lus pour la première fois cet épouvantable morceau. Voilà donc à quel délire la religion de la grâce a conduit le plus doux, le plus vertueux des hommes, et l’on peut ajouter, un des plus raisonnables ! Quel bonheur que l’élève de Fénelon n’ait pas régné sur la France ! Le chaste duc de Bourgogne eût été pour elle cent fois pire que le voluptueux Louis XV. Il n’aurait pas eu près de lui une Pompadour, une Dubarry, pour le distraire de sa haine des philosophes : il eût exercé vis-à-vis d’eux la justice de Minos. Sa mémoire, en horreur à la liberté, serait fêtée dans l’Église. Fénelon méritait certes, pour cet édifiant épisode, que Rome le fît pape. Mais, admirez les jeux de la fortune : c’est justement Rome qui frappa l’archevêque de Cambrai, et c’est la démocratie qui l’a glorifié, en mettant sa figure au frontispice du Panthéon.

Si j’avais été à la place du philosophe damné par Fénelon, j’aurais répliqué au magistrat infernal :

Fils de Jupiter, tu as parlé en fanatique, non en juge ; et tu viens de prouver par ton discours que tu ne crois pas toi-même à la vertu. Ces dieux dont tu me parles, avec leur providence, avec leur favoritisme et leurs mystères, sont pour l’humanité, tu le sais bien, un sujet perpétuel de scandale. Grâce à eux, nous ne savons rien de nos droits et de nos devoirs, et notre existence est inintelligible. Par eux, ma raison a été faussée, ma conscience a double face. Je les ai interrogés sur la Justice : que m’ont-ils répondu ? Que l’inégalité des conditions et des fortunes est la loi de la terre, et ils mentaient ; que l’autorité du prince, établie du ciel, prime la Justice elle-même, et ils blasphémaient ; que, la raison étant douteuse, l’homme n’a de ressource que de s’en rapporter à leurs oracles, et ces oracles, je les ai convaincus d’imposture. Oh ! si j’ai valu quelque chose là-haut, si je n’ai pas été un monstre, si j’ai mérité quelquefois l’approbation de mes semblables, c’est bien malgré les dieux. J’ai réparé, autant qu’il était en moi, leur iniquité, ils se vengent de mon insolence. Allons, Tisiphone, conduis-moi dans le Tartare ; et toi, Minos, fais savoir à tes maîtres qu’il y a ici, au fond des enfers, un homme de bien qui les méprise.

 

_Monseigneur_,

I. — Fénelon, au XIXe livre du Télémaque, conduisant son héros aux enfers, lui donne cette leçon de théologie :

« Télémaque, voyant les trois juges qui condamnaient un homme, osa leur demander quels étaient ses crimes. Aussitôt le condamné, prenant la parole, s’écria : Je n’ai jamais fait aucun mal; j’ai mis tout mon plaisir à faire du bien; j’ai été magnifique, libéral, juste, compatissant : que peut-on me reprocher? Alors Minos lui dit : On ne te reproche rien à l’égard des hommes ; mais ne devais-tu pas moins aux hommes qu’aux dieux ? Quelle est donc cette justice dont tu te vantes? Tu n’as manqué à aucun devoir envers les hommes, qui ne sont rien ; tu as été vertueux, mais tu as rapporté toute ta vertu à toi-même, et non aux dieux qui te l’avaient donnée : car tu voulais jouir du fruit de ta propre vertu, et te renfermer en toi-même ; tu as été ta divinité. Mais les dieux qui ont tout fait, et qui n’ont rien fait que pour eux-mêmes, ne peuvent renoncer à leurs droits. Tu les as oubliés, ils t’oublieront; ils te livreront à toi-même, puisque tu as voulu être à toi, et non pas à eux. Cherche donc maintenant, si tu le peux, ta consolation dans ton propre cœur. Te voilà à jamais séparé des hommes, auxquels tu as voulu plaire; te voilà seul avec toi-même, qui étais ton idole, Apprends qu’il n’y a point de véritable vertu sans le respect et l’amour des dieux, à qui tout est dû. Ta fausse vertu, qui a longtemps ébloui les hommes, faciles à tromper, va être confondue. Les hommes, ne jugeant des vices et des vertus que par ce qui les choque ou les accommode, sont aveugles et sur le bien et sur le mal : ici, une lumière renverse tous leurs jugements superficiels; elle condamne souvent ce qu’ils admirent, et justifie ce qu’ils condamnent.

« A ces mots ce philosophe, comme frappé d’un coup de foudre, ne pouvait se supporter soi-même. La complaisance qu’il avait eue autrefois à contempler sa modération, son courage et ses inclinations généreuses, se change en désespoir. La vue de son propre cœur, ennemi des dieux, devient son supplice: il se voit, et ne peut cesser de se voir; il voit la vanité des jugements des hommes, auxquels il a voulu plaire dans toutes ses actions ; il se fait une révolution universelle de tout ce qui est au dedans de lui, comme si on bouleversait toutes ses entrailles; il ne se trouve plus lui-même : tout appui lui manque dans son cœur; sa conscience, dont le témoignage lui avait été si doux, s’élève contre lui et lui reproche amèrement l’égarement et l’illusion de toutes ses vertus, qui n’ont point eu le culte de la divinité pour principe et pour fin : il est troublé, consterné, plein de honte, de remords et de désespoir. Les Furies ne le tourmentent point, parce qu’il leur suffit de l’avoir livré à lui-même, et que son propre cœur venge assez les dieux méprisés. Il cherche les lieux les plus sombres pour se cacher aux autres morts, ne pouvant se cacher à lui-même; il cherche les ténèbres, et ne peut les trouver : une lumière importune le poursuit partout; partout les rayons perçants de la vérité vont venger la vérité, qu’il a négligé de suivre. Tout ce qu’il a aimé lui devient odieux, comme étant la source de ses maux, qui ne peuvent jamais finir, Il dit en lui-même : O insensé | je n’ai donc connu ni les dieux, ni les hommes, ni moi même! Non, je n’ai rien connu, puisque je n’ai j; l’unique et véritable bien : tous mes pas ont été des égarements; ma sagesse n’était que folie; ma vertu n’était qu’un orgueil impie et sacrilège; j’étais moi-même mon idole (A). »

Je ne puis dire quelle horreur saisit ma jeunesse lorsque je lus pour la première fois cet épouvantable morceau. Voilà donc à quel délire la religion de la grâce a conduit le plus doux, le plus vertueux des hommes, et l’on peut ajouter, un des plus raisonnables! Quel bonheur que l’élève de Fénelon n’ait pas régné sur la France! Le chaste duc de Bourgogne eût été pour elle cent fois pire que le voluptueux Louis XV. Il n’aurait pas eu près de lui une Pompadour, une Dubarry, pour le distraire de sa haine des philosophes : il eût exercé vis-à-vis d’eux la justice de Minos. Sa mémoire, en horreur à la liberté, serait fêtée dans l’Église. Fénelon méritait certes, pour cet édifiant épisode, que Rome le fit pape. Mais, admirez les jeux de la fortune : c’est justement Rome qui frappa l’archevêque de Cambrai, et c’est la démocratie qui l’a glorifié, en mettant sa figure au frontispice du Panthéon.

Si j’avais été à la place du philosophe damné par Fénelon, j’aurais répliqué au magistrat infernal :

Fils de Jupiter, tu as parlé en fanatique, non en juge; et tu viens de prouver par ton discours que tu ne crois pas toi-même à la vertu. Ces dieux dont tu me parles, avec leur providence, avec leur favoritisme et leurs mystères, sont pour l’humanité, tu le sais bien, un sujet perpétuel de scandale. Grâce à eux, nous ne savons rien de nos droits et de nos devoirs, et notre existence est inintelligible. Par eux, ma raison a été faussée, ma conscience a double face. Je les ai interrogés sur la Justice : que m’ont-ils répondu? Que l’inégalité des conditions et des fortunes est la loi de la terre, et ils mentaient; que l’autorité du prince, établie du ciel, prime la Justice elle-même, et ils blasphémaient; que, la raison étant douteuse, l’homme n’a de ressource que de s’en rapporter à leurs oracles, et ces oracles, je les ai convaincus d’imposture. Oh! si j’ai valu quelque chose là-haut, si je n’ai pas été un monstre, si j’ai mérité quelquefois l’approbation de mes semblables, c’est bien malgré les dieux. J’ai réparé, autant qu’il était en moi, leur iniquité; ils se vengent de mon insolence. Allons, Tisiphone, conduis-moi dans le Tartare; et toi, Minos, fais savoir à tes maîtres qu’il y a ici, au fond des enfers, un homme de bien qui les méprise.

II

Mais j’entends, comme la voix d’un concile, s’élever la réclamation des théologiens.

« Vous n’avez rien compris à notre doctrine, me disent-ils, et vous ne comprenez pas mieux votre propre thèse. Voilà six longues conférences que vous nous entretenez de la Justice :

« Justice en ce qui touche les personnes ;

« Justice quant à la distribution des biens ;

« Justice dans l’État ;

« Justice dans l’éducation ;

« Justice dans le travail ;

« Justice dans la direction de l’esprit.

« Vous avez, à votre manière, développé l’application de cette Justice. À cette apparence de système, vous avez opposé la discipline de l’Église, dont le fond et la pensée se retrouvent dans toutes les institutions de l’humanité, et qui s’impose à la raison du philosophe et du législateur avec la même nécessité qu’une catégorie de l’entendement. Et pour avoir fait ce parallèle, vous vous imaginez avoir élevé, sur les ruines de la religion, ce que vous appelez la Justice révolutionnaire.

« Vous n’êtes seulement pas à la question.

« I. Quand votre théorie serait aussi irréprochable que vous paraissez le croire, qu’est-ce qu’il s’ensuivrait ?

« Que vous auriez donné une déduction de la Justice, telle à peu près qu’elle doit exister dans une nature saine, dans un sujet vierge et sortant des mains de Dieu ; vous auriez montré la Justice comme il est de foi dans l’Église que l’homme la posséda au Paradis terrestre, avant qu’il se fût laissé corrompre à la suggestion du tentateur.

« Dans cet état d’innocence, nous voulons bien vous l’accorder, la Justice serait conforme à vos définitions. Ce n’est pas à une pareille morale que nous disons anathème.

« Mais cette virtualité de Justice dont vous prenez tant de peine à développer les applications, cette énergie victorieuse de notre faculté juridique, existe-t-elle au point que votre théorie le suppose ? Là est la question, et cette question, vous ne l’avez pas même touchée.

« Or l’Église, et tous les peuples avec elle d’un consentement unanime, attestent, et l’expérience de toute l’histoire prouve, que la Justice dont vous parlez est perdue, que l’âme humaine est infectée, que cette infection profonde rend en elle le sentiment du droit et du devoir inefficace ; qu’un supplément de secours lui est indispensable pour faire le bien que la société attend d’elle et que lui commande son Auteur.

« Voilà ce que dit l’Église, et que vous ne voulez pas entendre. Niez-vous, par hasard, l’existence du mal, vous qui l’imputez à la religion ?

« Or, si le mal existe, si le mal déborde, comment l’expliquez-vous dans votre théorie ? D’où vient que la Justice immanente ne le refoule pas ? Qu’est-ce qui l’empêche, cette Justice ? Qui rend la conscience si faible, si inerte, si morte ?… Accuser la religion de cette inertie, de cette mort par le péché, ce n’est pas un logicien de votre force qui se permettrait un pareil sophisme. La religion, ceci résulte de vos propres paroles, est née du sentiment que la conscience a de son impuissance ; c’est le cri de l’âme en détresse, qui, sentant défaillir sa Justice, appelle à son aide la Justice de Dieu. Récuserez-vous un pareil témoignage ? récuserez-vous le témoignage de tant de nations que la barbarie couvre de sa rouille, uniquement parce que leur prétendue Justice est demeurée inefficace ? Où donc la civilisation a-t-elle fleuri, si ce n’est chez les races que le christianisme a purifiées, ou qui, à une époque immémoriale, reçurent les premiers rayons de la révélation antérieure ? Récuserez-vous le témoignage de tant de philosophes, païens ou apostats, tous étrangers à l’Église ou ses ennemis, et qui ont reconnu cet esclavage de la conscience, incompréhensible sans une cause surnaturelle ? Platon, dans sa République, écrite pour mettre un terme aux débordements de la liberté ; Aristote, déclarant à la fin de sa Morale à Nicomaque, l’impuissance radicale de la théorie à déterminer les hommes à la pratique ; Cicéron, avouant que la vertu est un don des dieux ; les stoïciens, qui recommandent à leur disciple de se placer sans cesse sous le regard de Dieu ; Hobbes, Spinoza, Hégel, et tant d’autres, en qui la désertion de la foi n’a servi qu’à les faire aboutir au plus effroyable despotisme ?

« L’homme est esclave, Spinoza le confesse. — Et de qui esclave ? — De ses passions, répond cet incrédule. — Quoi ! esclave des passions qui sont l’apanage de sa nature, des passions que Dieu lui a données ! Se peut-il rien de plus absurde ? Plutôt que de s’entendre avec l’Église, Spinoza préfère mettre Dieu à la place de Satan dans l’histoire de la chute, faire l’auteur de toute Justice auteur du péché !…

« Et quel remède à cet esclavage, grand philosophe ? Quel sera, contre Dieu qui nous perd, notre rédempteur ? — Un redoublement de servitude, répond le moine de La Haye. Spinoza en effet propose à l’homme, d’un côté, pour la direction de son esprit, la philosophie qui l’aveugle ; de l’autre, pour l’équilibre de sa volonté, le despotisme de l’État !… Ce n’est pas à cette conclusion du spinozisme, sans doute, que vous pensez nous conduire. Prouvez donc alors que la conscience est douée d’une force suffisante, et que sa justification par elle-même est possible. Bannissez le péché, après l’avoir expliqué toutefois.

« Cette difficulté n’est pas la seule.

« II. La Justice, dites-vous, est la faculté que nous avons de sentir notre dignité en autrui. À merveille. Mais, quelle que soit cette faculté, et en lui accordant toute l’énergie possible, elle n’aboutira pas, et la Justice, conçue dans la conscience, ne se réalisera point dans les actes, sans la certitude d’une réciprocité. Quelques vertus obstinées se résigneront peut-être à respecter le droit quand même, à payer ceux qui les volent, à glorifier ceux qui les calomnient, à tendre la main aux brigands qui les assassinent. La philosophie a eu ses martyrs, la Justice quand même peut bien avoir aussi les siens. Mais ces rares exemples n’auront pas le pouvoir d’entraîner les masses. Pour qu’elles respectent le droit et obéissent au devoir, il faut, à tout le moins, qu’elles aient une garantie quelconque de retour. Où trouvez-vous cette garantie, qui dans votre système doit jouer le même rôle que la religion dans celui de l’Église ? Quand la méfiance, devenue universelle, aura rendu l’iniquité générale et irrémédiable, avec quoi ramènerez-vous la confiance ? Rien ne se produit en vertu de rien, c’est votre deuxième axiome. Auriez-vous en réserve quelque influence prémouvante, qui sollicite la foi antérieurement à la Justice, et tienne pour vous lieu de grâce ? Quelle est cette influence ? Dites d’où elle vient et comment elle opère ?

« Ce n’est pas tout.

« III. Le péché n’a pas d’existence objective. Les actions de l’homme, de même que les créatures qui l’environnent, sont, au point de vue de la morale, en elles-mêmes indifférentes ; elles ne deviennent répréhensibles que par l’intention qui y préside. Or, si les actions sont indifférentes par nature, comment deviennent-elles condamnables par l’intention ? Qui peut juger de cette dernière ? Qui nous dira où l’intention vertueuse finit, où l’intention criminelle commence ? Quelle science humaine peut affirmer que les intentions ne sont pas, comme les actions, indifférentes ? Et puis, qu’est-ce qu’une intention ? Vous qui raillez si agréablement l’absolu, ne sacrifiez-vous pas ici à l’absolu, contre vos propres maximes ? Où trouvez-vous, enfin, ce critère du bien et du mal sans lequel il vous est impossible d’établir une accusation, de formuler un jugement, d’appliquer une peine ? Eh quoi ! à force de vouloir réaliser, selon votre expression, la Justice en l’humanisant, voici que vous l’évaporez dans les secondes intentions, comme dit votre auteur favori, Rabelais ! Vous n’avez rien sur quoi vous puissiez établir votre législation ; et votre Raison pratique, séparée de la religion, qui seule peut lui donner l’exequatur, s’évanouit dans le néant.

« Ainsi, sans parler de l’innéité ou immanence, sur laquelle il est inutile de prolonger le débat, vous ne prouvez nullement, ce que d’abord vous eussiez dû faire, l’efficacité, dans l’homme, du sentiment ou de la faculté qu’il a de la Justice. Non-seulement vous ne prouvez pas cette efficacité, vous êtes forcé de reconnaître que le fait du péché, fait universel s’il en fut, la dément. Puis vous ne pouvez pas, dans votre système d’immanence, vous passer d’une excitation supplémentaire qui agisse sur l’âme à la façon de la grâce. Et quand vous vous passeriez de cette excitation, votre théorie tomberait encore, par l’impuissance radicale où vous êtes de formuler une loi et de discerner le bien d’avec le mal. Ajoutez qu’il vous reste à rendre raison de l’existence du péché, et à dire ce que devient chez vous la religion, qui ne peut pas aboutir à néant, selon vos axiomes.

« Que s’il est ainsi, poursuivent mes adversaires, des conceptions purement rationnelles de la morale, ne devons-nous pas avec le sentiment universel tirer cette conséquence : que le gouvernement de l’humanité par la Justice seule est chimérique ; qu’à des cœurs incirconcis et conténébrés il faut autre chose que l’économie politique et la presse libre ; autre chose que ce prétendu droit de l’homme et du citoyen, qui vaut sans doute en tant que confession de la nécessité d’une loi morale, mais qui hors de là est une pure déception, un indigne charlatanisme ? Et pour conclusion, ne sommes-nous pas forcés de reconnaître que pour parler aux hommes de désintéressement, de fidélité à la parole, de chasteté, pour leur faire accepter ces fortes maximes, il est besoin d’une raison supérieure qui les appuie, d’une grâce, enfin, qui les rende douces, précieuses, aux âmes les plus rebelles ?

« Car, quoi que vous fassiez, quelque lumière que vous apportent vos sciences de fraîche date, économie politique, philosophie de l’histoire, ethnographie et psychologie, il restera toujours ceci, que le lien moral, cette obligation de droit que vous invoquez, est, tout aussi bien que la foi qui l’assure, un mystère ; qu’au fond, l’homme ne possède sur son état mental aucune connaissance, et que vouloir le ramener à la morale pure est une utopie pure, un crime de lèse-majesté divine et humaine, que la religion à juste titre a déclaré inexpiable.

« C’est pour cela que l’Église, instruite de plus haut que la raison, non contente de refréner les passions et de mortifier les sens, use, envers les facultés de l’âme les plus élevées, de la même coercition. Sans s’arrêter aux vaines curiosités d’une casuistique ambitieuse, elle nous dit que l’homme, avant tout, veut être dompté, et que cet appel à une Justice savante et rigoureuse, de la part d’un sujet de si mauvais vouloir, est rouerie d’orgueil, ruse de Satan, sophisme de l’envie et de la révolte.

« Que la distribution des biens s’opère d’après une balance un peu plus ou un peu moins exacte ; que le commandement soit soumis à un contrôle un peu plus ou un peu moins sévère, le niveau moyen de l’instruction un peu plus ou un peu moins élevé : la belle affaire ! Supposant toutes ces équations démontrées et réalisables dans la pratique, il s’agit de les convertir en obligations pour la volonté, ce qui sort de la compétence de votre mathématique. Ah ! vous qui parlez de raison humaine, de conscience humaine, de vertu humaine, qui sur cette base fragile élevez l’édifice de votre droit et de votre devoir, méfiez-vous plutôt de ces puissances de perdition : rien de bien n’en sortira, si la religion ne les gouverne. Refoulez ce génie opiniâtre, si vous ne voulez qu’il vous consume. Il n’est rien que son indiscrétion respecte, et que ses philosophèmes n’ébranlent. Lâchez-lui la bride : vous le verrez arriver à la négation de l’univers et de lui-même. Brisez cette conscience, qui ose se porter principe et arbitre du juste et de l’injuste. Pour peu que vous lui laissiez de champ, elle se haussera jusqu’au sommet d’où fut précipité le père du péché, lorsque, se prévalant de la sublimité de ses prérogatives, il en vint à s’égaler à l’Éternel : Similis ero Altissimo. Éteignez ce courage, de peur que se regardant avec complaisance il ne se glorifie d’une vertu qui vient toute de Dieu, et ne se fasse lui-même Dieu. Car Dieu seul est juste, qui seul peut dire ce qu’est la Justice ; Dieu seul peut nous imposer la loi, qui seul juge les intentions, sonde les reins et les cœurs. Dieu seul, par conséquent, peut nous donner la force d’opérer le bien, alors même que notre cœur le renie et que notre bouche le blasphème. »

II. — Mais j’entends, comme la voix d’un concile, s’élever la réclamation des théologiens.

« Vous n’avez rien compris à notre doctrine, me disent-ils, et vous ne comprenez pas mieux votre propre thèse. Voilà six longues conférences que vous nous entretenez de la Justice :

« Justice en ce qui touche les personnes;

« Justice quant à la distribution des biens;

« Justice dans l’État;

« Justice dans l’éducation;

« Justice dans le travail;

« Justice dans la direction de l’esprit.

« Vous avez, à votre manière, développé l’application de cette Justice. A cette apparence de système, vous avez opposé la discipline de l’Église, dont le fond et la pensée se retrouvent dans toutes les institutions de l’humanité, et qui s’impose à la raison du philosophe et du législateur avec la même nécessité qu’une catégorie de l’entendement. Et pour avoir fait ce parallèle, vous vous imaginez avoir élevé, sur les ruines de la religion, ce que vous appelez la Justice révolutionnaire. Vous n’êtes seulement pas à la question.

« a) Quand votre théorie serait aussi irréprochable que vous paraissez le croire, qu’est-ce qu’il s’ensuivrait ?

« Que vous auriez donné une déduction de la Justice, telle à peu près qu’elle doit exister dans une nature saine, dans un sujet vierge et sortant des mains de Dieu; vous auriez montré la Justice comme il est de foi dans l’Église que l’homme la posséda au Paradis terrestre, avant qu’il se fût laissé corrompre à la suggestion du tentateur.

« Dans cet état d’innocence, nous voulons bien vous l’accorder, la Justice serait conforme à vos définitions. Ce n’est pas à une pareille morale que nous disons anathème.

« Mais cette virtualité de Justice dont vous prenez tant de peine à développer les applications, cette énergie victorieuse de notre faculté juridique, existe-t-elle au point que votre théorie le suppose? Là est la question, et cette question, vous ne l’avez pas même touchée.

«Or l’Église, et tous les peuples avec elle d’un consentement unanime, attestent, et l’expérience de toute l’histoire prouve, que la Justice dont vous parlez est perdue, que l’âme humaine est infectée, que cette infection profonde rend en elle le sentiment du droit et du devoir inefficace; qu’un supplément de secours lui est indispensable poür faire le bien que la société attend d’elle et que lui commande son Auteur.

« Voilà ce que dit l’Église, et que vous ne voulez pas entendre. Niez-vous, par hasard, l’existence du mal, vous qui l’imputez à la religion?

« Or, si le mal existe, si le mal déborde, comment l’expliquez-vous dans votre théorie? D’où vient que la Justice immanente ne le refoule pas? Qu’est-ce qui l’empêche d’agir, cette Justice? Qui rend la conscience si faible, si inerte, si morte? Accuser la religion de cette inertie, de cette mort par le péché, ce n’est pas un logicien de votre force qui se permettrait un pareil sophisme. La religion, ceci résulte de vos propres paroles, est née du sentiment que la conscience a de son impuissance; c’est le cri de l’âme en détresse, qui, sentant défaillir sa Justice, appelle à son aide la Justice de Dieu. Récuserez-vous un pareil témoignage? Récuserez-vous le témoignage de tant de nations que la barbarie couvre de sa rouille, uniquement parce que leur prétendue Justice est demeurée inefficace? Où donc la civilisation a-t-elle fleuri, si ce n’est chez les races que le christianisme a purifiées, ou qui, a une époque immémoriale, reçurent les premiers rayons de la révélation antérieure? Récuserez-vous le témoignage de tant de philosophes, païens ou apostats, tous étrangers à l’Église ou ses ennemis, et qui ont reconnu cet esclavage de la conscience, incompréhensible sans une cause surnaturelle? Platon, dans sa République, écrite pour mettre un terme aux débordements de la liberté; Aristote, déclarant à la fin de sa Morale à Nicomaque l’impuissance radicale de la théorie à déterminer les hommes à la pratique (B); Cicéron, avouant que la vertu est un don des dieux; les stoïciens, qui recommandent à leur disciple de se placer sans cesse sous le regard de Dieu; Hobbes, Spinoza, Hégel et tant d’autres, en qui la désertion de la foi n’a servi qu’à les faire aboutir au plus effroyable despotisme?

« L’homme est esclave, Spinoza le confesse. — Et de qui esclave? — De ses passions, répond cet incrédule. — Quoi! esclave des passions qui sont l’apanage de sa nature, des passions que Dieu lui a données! Se peut-il rien de plus absurde? Plutôt que de s’entendre avec l’Église, Spinoza préfère mettre Dieu à la place de Satan dans l’histoire de la chute, faire l’auteur de toute Justice auteur du péché!

« Et quel remède à cet esclavage, grand philosophe? Quel sera, contre Dieu qui nous perd, notre rédempteur ? — Un redoublement de servitude, répond le moine de La Haye. Spinoza en effet propose à l’homme, d’un côté, pour la direction de son esprit, la philosophie qui l’aveugle; de l’autre, pour l’équilibre de sa volonté, le despotisme de l’État! Ce n’est pas à cette conclusion du spinozisme, sans doute, que vous pensez nous conduire ! Prouvez donc alors que la conscience est douée d’une force suffisante, et que sa justification par elle-même est possible. Bannissez le péché, après l’avoir expliqué toutefois.

« Cette difficulté n’est pas la seule.

« b) La justice, dites-vous, est la faculté que nous avons de sentir notre dignité en autrui. A merveille. Mais, quelle que soit cette faculté, et en lui accordant toute l’énergie possible, elle n’aboutira pas, et la Justice, conçue dans la conscience, ne se réalisera point dans les actes, sans la certitude d’une réciprocité. Quelques vertueux obstinés se résigneront peut-être à respecter le droit quand même, à payer ceux qui les volent, à glorifier ceux qui les calomnient, à tendre la main aux brigands qui les assassinent. La philosophie a eu ses martyrs, la Justice quand même peut bien avoir aussi les siens. Mais ces rares exemples n’auront pas le pouvoir d’entraîner les masses. Pour qu’elles respectent le droit et obéissent au devoir, il faut, à tout le moins, qu’elles aient une garantie quelconque de retour. Où trouvez-vous cette garantie, qui dans votre système doit jouer le même rôle que la religion dans celui de l’Église? Quand la méfiance, devenue universelle, aura rendu l’iniquité générale et irrémédiable, avec quoi ramènerez-vous la confiance? Rien ne se produit en vertu de rien, c’est votre troisième axiome. Auriez-vous en réserve quelque influence prémouvante, qui sollicite la foi antérieurement à la Justice, et tienne pour vous lieu de grâce? Quelle est cette influence? Dites d’où elle vient et comment elle opère?

« Ce n’est pas tout.

« c) Le péché n’a pas d’existence objective. Les actions de l’homme, de même que les créatures qui l’environnent, sont, au point de vue de la morale, en elles-mêmes indifférentes; elles ne deviennent répréhensibles que par l’intention qui y préside. Or, si les actions sont indifférentes par nature, comment deviennent-elles condamnables par l’intention? qui peut juger de cette dernière? Qui nous dira où l’intention vertueuse finit, où l’intention criminelle commence? Quelle science humaine peut affirmer que les intentions ne sont pas, comme les actions, indifférentes ? Et puis, qu’est-ce qu’une intention? Vous qui raillez si agréablement l’absolu, ne sacrifiez-vous pas ici à l’absolu, contre vos propres maximes? Où trouvez-vous, enfin, ce critère du bien et du mal sans lequel il vous est impossible d’établir une accusation, de formuler un jugement, d’appliquer une peine? Eh quoi! à force de vouloir réaliser, selon votre expression, la Justice en l’humanisant, voici que vous l’évaporez dans les secondes intentions, comme dit votre auteur favori, Rabelais! Vous n’avez rien sur quoi vous puissiez établir votre législation; et votre Raison pratique, séparée de la religion, qui seule peut lui donner l’exequatur, s’évanouit dans le néant.

« Ainsi, sans parler de l’innéité ou immanence, sur laquelle il est inutile de prolonger le débat, vous ne prouvez nullement, ce que d’abord vous eussiez dû faire, l’efficacité, dans l’homme, du sentiment ou de la faculté qu’il a de la Justice. Non-seulement vous ne prouvez pas cette efficacité, vous êtes forcé de reconnaître que le fait du péché, fait universel s’il en fut, la dément. Puis vous ne pouvez pas, dans votre système d’immanence, vous passer d’une excitation supplémentaire qui agisse sur l’âme à la façon de la grâce. Et quand vous vous passeriez de cette excitation, votre théorie tomberait encore, par l’impuissance radicale où vous êtes de formuler une loi et de discerner le bien d’avec le mal. Ajoutez qu’il vous reste à rendre raison de l’existence du péché, et à dire ce que devient chez vous la religion, qui ne peut pas aboutir à néant, selon vos axiomes.

« Que s’il en est ainsi, poursuivent nos adversaires, des conceptions purement rationnelles de la morale, ne devons-nous pas avec le sentiment universel tirer cette conséquence : que le gouvernement de l’humanité par la Justice seule est chimérique; qu’à des cœurs incirconcis et conténébrés il faut autre chose que l’économie politique et la presse libre, autre chose que ce prétendu droit de l’homme et du citoyen, qui vaut sans doute en tant que confession de la nécessité d’une loi morale, mais qui hors de là est une pure déception, un indigne charlatanisme? Et pour conclusion, ne sommes-nous pas forcés de reconnaître que pour parler aux hommes de désintéressement, de fidélité à la parole, de chasteté, pour leur faire accepter ces fortes maximes, il est besoin d’une raison supérieure qui les appuie, d’une grâce, enfin, qui les rende douces, précieuses, aux âmes les plus rebelles?

« Car, quoi que vous fassiez, quelque lumière que vous apportent vos sciences de fraîche date, économie politique, philosophie de l’histoire, ethnographie et psychologie, il restera toujours ceci, que le lien moral, cette obligation de droit que vous invoquez, est, tout aussi bien que la foi qui l’assure, un mystère; qu’au fond, l’homme ne possède sur son état mental aucune connaissance, et que vouloir le ramener à la morale pure est une utopie pure, un crime de Ièse-majesté divine et humaine, que la religion à juste titre a déclaré inexpiable. .

« C’est pour cela que l’Église, instruite de plus haut que la raison, non contente de refréner les passions et de mortifier les sens, use, envers les facultés de l’âme les plus élevées, de la même coercition. Sans s’arrêter aux vaines curiosités d’une casuistique ambitieuse, elle nous dit que l’homme, avant tout, veut être dompté, et que cet appel à une-Justice savante et rigoureuse, de la part d’un sujet de si mauvais vouloir, est rouerie d’orgueil, ruse de Satan, sophisme de l’envie et de la révolte.

« Que la distribution des biens s’opère d’après une balance un peu plus ou un peu moins exacte; que le commandement soit soumis à un contrôle un peu plus où un peu moins sévère, le niveau moyen de l’instruction un peu plus ou un peu moins élevé : la belle affaire! Supposant toutes ces équations démontrées et réalisables dans la pratique, il s’agit de les convertir en obligations pour la volonté, ce qui sort de la compétence de votre mathématique. Ah! vous qui parlez de raison humaine, de conscience humaine, de vertu humaine, qui sur cette base fragile élevez l’édifice de votre droit et de votre devoir, méfiez-vous plutôt de ces puissances de perdition : rien de bien n’en sortira, si la religion ne les gouverne. Refoulez ce génie opiniâtre, si vous ne voulez qu’il vous consume. Il n’est rien que son indiscrétion respecte, et que ses philosophèmes n’ébranlent. Lâchez-lui la bride : vous le verrez arriver à la négation de l’univers et de lui-même. Brisez cette conscience, qui ose se porter principe et arbitre du juste et de l’injuste. Pour peu que vous lui laissiez de champ, elle se haussera jusqu’au sommet d’où fut précipité le père du péché, lorsque, se prévalant de la sublimité de ses prérogatives, il en vint à s’égaler à l’Éternel : Similis ero Altissimo. Eteignez ce courage de peur que se regardant avec complaisance il ne se glorifie d’une vertu qui vient toute de Dieu, et ne se fasse lui-même Dieu. Car Dieu seul est juste, qui seul peut dire ce qu’est la Justice; Dieu seul peut nous imposer la loi, qui seul juge les intentions, sonde les reins et les cœurs. Dieu seul, par conséquent, peut nous donner la force d’opérer le bien, alors même que notre cœur le renie et que notre bouche le blasphème. »

III

Je ne sais, Monseigneur, si j’ai rendu à votre gré la pensée de la théologie. Mais tel qu’il vient de se produire sous ma plume, j’avoue que l’argument a de quoi donner à réfléchir à de plus fortes intelligences que la mienne, et je ne m’étonne pas que tant de penseurs s’y soient brisés.

Car enfin le péché existe. Si le péché existe, de quelque façon qu’il se produise, la Justice paraît inefficace ; si la Justice est inefficace, c’est qu’elle ne trouve pas dans la conscience le principe qui l’assure ; si cette force d’équilibre enfin n’existe pas dans la conscience, il faut que celle-ci la reçoive d’ailleurs. Rien ne pouvant être équilibré par rien (ax. 4), ce qui nous ramène à la religion. Sinon, l’homme se démoralise, et la société est en péril.

Le juste, dit l’Écriture, tombe sept fois le jour. Qu’attendre dès lors de ceux qui ne sont pas justes ? Qu’attendre même de ceux qui ne sont justes qu’à moitié ? Des nations entières, de grandes et puissantes nations, d’abord vertueuses, ont péri par la défaillance de la Justice. Cela ne veut-il pas dire que chez elles, compensation faite de la vertu et du crime, la moyenne de Justice ne s’est pas trouvée suffisante pour les préserver de la dissolution morale que devait suivre bientôt la dissolution matérielle ? Or, la vertu n’est autre chose que l’énergie avec laquelle le sujet tend à réaliser sa loi (déf. 3) ; d’où suit, comme l’enseigne le dogme chrétien, que, l’attrait de Justice, qui seul produit la vertu, se trouvant trop faible, l’homme est au-dessous de sa destinée, ce qui est contradictoire.

Accuser de ce manque de vertu les institutions, la tyrannie des grands, l’indignité de la multitude, la corruption du prêtre, c’est prendre les symptômes de la maladie pour la cause. Comment la tyrannie a-t-elle pris naissance, comment plus tard a-t-elle été soufferte, sinon par la complicité de la masse ? Comment l’homme, que la nature, suivant nous, a créé digne, tombe-t-il ensuite dans l’indignité ? L’animal est fidèle à son instinct : d’où vient que l’homme seul trompe son propre cœur, qu’il se montre lâche, immoral, et, malgré le vœu de son âme, insocial ?

En deux mots, si, comme la prévalence du péché induit à le croire, la Justice est inefficace, la Justice est une chimère ; elle n’est pas de l’humanité, et il ne nous reste qu’à ployer les genoux. Telle est l’objection.

Je laisse de côté l’opinion de quelques théologiens mitigés, qui m’accuseront peut-être d’avoir forcé le sens du christianisme, et pensent que l’homme déchu est encore doué de quelque capacité pour le bien, soutenant seulement que cette capacité eût été incomparablement plus grande sans le péché originel.

Ces théologiens de juste milieu, en croyant sauver leur foi des dangers du rigorisme, ne s’aperçoivent pas qu’ils la livrent. Si peu que vous accordiez d’efficacité propre à la conscience, elle n’a plus besoin de grâce supplémentaire ; l’homme peut marcher seul, et la religion devient inutile. Car, de même que ce n’est pas tant par la force physique que l’ouvrier triomphe de la fatalité du travail, mais par l’intelligence de son industrie ; de même ce n’est pas tant par son énergique sainteté que l’homme se préserve du mal, mais par son intelligence de la Justice, par la prudence de sa conduite, par les garanties sociales dont il s’environne. Toute sa puissance morale est précisément dans cette étincelle, qui n’attend pour l’embraser que le souffle de l’intelligence…

Nous touchons aux profondeurs de la psychologie.

Le fait du péché ou de l’esclavage de l’âme élevant le doute sur l’efficacité de la Justice, la Justice est menacée dans sa réalité et son immanence, et tout le système de la Révolution se trouve compromis.

Après avoir montré, dans les précédentes Études, combien l’idée de Justice, telle qu’elle ressort de l’hypothèse révolutionnaire, est supérieure à l’idée qu’en donne la révélation, nous avons donc à prouver encore, contre l’instance des théologiens :

1o Que la Justice est réellement, comme nous l’avons définie, une faculté positive, la faculté prépondérante de l’âme ;

2o Qu’en raison de cette faculté l’homme discerne nettement le bien du mal, et que ce discernement est la plus certaine de ses connaissances ;

3o Qu’il est libre ;

4o Que sa conscience est douée de toute l’efficacité nécessaire, et qu’en fait cette efficacité est attestée par le progrès constant de la Justice.

5o et 6o Nous expliquerons ensuite la production du péché, et nous dirons ce que deviennent, dans la société définitivement constituée, la religion et la grâce.

7o Enfin, la Justice étant une fonction de la vie humaine doit avoir, comme toutes les fonctions, son organisme : nous rechercherons quel il est.

Ce sera l’objet de cette Étude et des trois suivantes.

III.— Je ne sais, Monseigneur, si j’ai rendu à votre gré la pensée de la théologie. Mais tel qu’il vient de se produire sous ma plume, j’avoue que l’argument a de quoi donner à réfléchir à de plus fortes intelligences que la mienne, et je ne m’étonne pas que tant de penseurs s’y soient brisés.

Car enfin le péché existe. Si le péché existe, de quelque façon qu’il se produise, la Justice paraît inefficace; si la Justice est inefficace, c’est qu’elle ne trouve pas dans la conscience le principe qui l’assure; si cette force d’équilibre enfin n’existe pas dans la conscience, il faut que celle-ci la reçoive d’ailleurs, Rien ne pouvant être équilibré par rien (ax. 5), ce qui nous ramène à la religion. Sinon, l’homme se démoralise, et la société est en péril.

Le juste, dit l’Écriture, tombe sept fois le jour. Qu’attendre dès lors de ceux qui ne sont pas justes? Qu’attendre même de ceux qui ne sont justes qu’à moitié? Des nations entières, de grandes et puissantes nations, d’abord vertueuses, ont péri par la défaillance en elles de la Justice. Cela ne veut-il pas dire que chez elles, compensation faite de la vertu et du crime, la moyenne de Justice ne s’est pas trouvée suffisante pour les préserver de la dissolution morale, que devait suivre bientôt la dissolution matérielle? Or, la vertu n’est autre chose que l’énergie avec laquelle le sujet tend à réaliser sa loi (déf. 3); d’où suit, comme l’enseigne le dogme chrétien, que, l’attrait de Justice, qui seul produit la vertu, se trouvant trop faible, l’homme est au-dessous de sa destinée, ce qui est contradictoire.

Accuser de ce manque de vertu les institutions, la tyrannie des grands, l’indignité de la multitude, la corruption du prêtre, c’est prendre les symptômes de la maladie pour la cause. Comment la tyrannie a-t-elle pris naissance, comment plus tard a-t-elle été soufferte, sinon par la complicité de la masse? Comment l’homme, que la nature, suivant nous, a créé digne, tombe-t-il ensuite dans l’indignité? L’animal est fidèle à son instinct : d’où vient que l’homme seul trompe son propre cœur, qu’il se montre lâche, immoral, et, malgré le vœu de son âme, insocial?

En deux mots, si, comme la prévalence du péché induit à le croire, la Justice est inefficace, la Justice est une chimère; elle n’est pas de l’humanité, et il ne nous reste qu’à ployer les genoux. Telle est l’objection.

Je laisse de côté l’opinion de quelques théologiens mitigés, qui m’accuseront peut-être d’avoir forcé le sens du christianisme, et pensent que l’homme déchu est encore doué de quelque capacité pour le bien, soutenant seulement que cette capacité eût été incomparablement plus grande sans le péché originel.

Ces théologiens de juste milieu, en croyant sauver leur foi des dangers du rigorisme, ne s’aperçoivent pas qu’ils la livrent. Si peu que vous accordiez d’efficacité propre à la conscience, elle n’a plus besoin de grâce supplémentaire ; l’homme peut marcher seul, et la religion devient inutile. Car, de même que ce n’est pas tant par la force physique que l’ouvrier triomphe de la fatalité du travail, mais par l’intelligence de son industrie ; de même ce n’est pas tant par son énergique sainteté que l’homme se préserve du mal, mais par son intelligence de la Justice, par la prudence de sa conduite, par les garanties sociales dont il s’environne. Dieu lui-même ne tiendrait pas à un héroïsme de tous les instants. Toute notre puissance morale est précisément dans cette étincelle, qui n’attend pour nous embraser que le souffle de l’intelligence.

Nous touchons aux profondeurs de la psychologie.

Le fait du péché ou de l’esclavage de l’âme élevant le doute sur l’efficacité de la Justice, la Justice est menacée dans sa réalité et son immanence, et tout le système de la Révolution se trouve compromis. ,

Après avoir montré, dans les précédentes Études, combien l’idée de Justice, telle qu’elle ressort de l’hypothèse révolutionnaire, est supérieure à l’idée qu’en donne la révélation, nous avons donc à prouver encore, contre l’instance des théologiens :

1°.Que la Justice est réellement, comme nous l’avois définie, une faculté positive, la faculté prépondérante de l’âme;

2 Qu’en raison de cette faculté l’homme discerne nettement le bien du mal, et que ce discernement est la plus certaine de ses connaissances ;

3° Qu’il est libre;

4° Que sa conscience est douée de toute l’efficacité nécessaire, et qu’en fait cette efficacité est attestée par le progrès constant de la Justice.

5° et 6° Nous expliquerons ensuite la production du péché, et nous dirons ce que deviennent, dans la société définitivement constituée, la religion et la grâce.

7° Enfin, la Justice étant une fonction de la vie humaine doit avoir, comme toutes les fonctions, son organisme : nous rechercherons quel il est.

Ce sera l’objet de cette Étude et des trois suivantes.

CHAPITRE II.

Réfutation du pyrrhonisme théologique : réalité du sens moral.

IV

J’ai remarqué ailleurs que la théorie d’une grâce auxiliaire, théorie qui a pris dans le christianisme un si grand développement, est essentielle à toute religion. Le paganisme rapportait tout aux dieux : θεὸς ἔδωκεν, un dieu l’a donné, dit Homère ; comme la Bible, nathan Iehovah.

Les partisans de la religion naturelle tiennent le même langage : c’est la seule chose que le public a retenue des deux premiers volumes de M. Jules Simon.

Eh bien ! Monseigneur, savez-vous ce que vous, et tous les religionnaires vos prédécesseurs et vos copistes, vous professez par cette belle théorie ? Ce que l’on peut imaginer de plus immoral, le pyrrhonisme.

Humainement, vous ne croyez point à la Justice. C’est uniquement par votre foi en la Divinité que vous vous rendez compte d’une loi qui sans cela n’existerait pas pour vous, suivant ce que dit Bergier, appuyé par Mgr Gousset :

« Aucune raison purement humaine ne peut établir la distinction du bien et du mal ; et s’il n’avait plu à Dieu de nous faire connaître son intention, le fils pourrait tuer son père sans être coupable.

Ôtez Dieu, vous n’avez plus ni foi ni loi ; vous êtes parricide, voleur, faussaire, traître à la patrie, incestueux, pédéraste.

Et la philosophie spiritualiste est d’accord avec vous. Elle aussi nie l’efficacité de la conscience, le discernement du bien et du mal ; et sans la connaissance qu’elle prétend avoir de Dieu par le sens intime, elle dirait, comme vous, que l’athée honnête homme est une franche dupe, tandis que le fils qui empoisonne son vieux père pour économiser la pension qu’il lui paye est un praticien qui raisonne juste.

Eh quoi ! vous ne reculez pas devant cette effroyable doctrine qui a versé sur le monde plus de crimes que le sacerdoce n’en a jamais absous ; qui vous a fait méconnaître, violer, sous prétexte de discipline, tous les préceptes de la Justice ; à laquelle vous sacrifiez sans remords les droits de l’homme, du citoyen, de l’ouvrier, de l’enfant, de la femme !…

Certes, quand le christianisme se présenta au monde avec son triple dogme d’un Dieu révélateur et rédempteur, d’une prévarication originelle et d’une grâce nécessaire, il ne se doutait guère qu’il élevât sur la Justice un doute cent fois plus désastreux, plus immoral, que celui de Pyrrhon. Il se croyait si sûr de sa foi ! Son espérance était si vive, et la raison humaine semblait si faible !…

Pardonnons au christianisme, et jugeons-le comme lui-même nous juge, sur l’intention. Le christianisme, damnant les héros et les sages, ceux qui pratiquent la Justice gratuitement et pour elle-même, tandis qu’il ouvre le ciel aux âmes basses à qui la peur de l’enfer arrache un hypocrite Peccavi, a cru servir la Justice : s’il eût manqué à son œuvre, qu’explique d’ailleurs la loi du développement humain, c’est alors qu’il eût été immoral.

 

CHAPITRE II.

Réfutation du pyrrhonisme théologique : existence du sens moral.

IV. — J’ai remarqué ailleurs que la théorie d’une grâce auxiliaire, théorie qui a pris dans le christianisme un si grand développement, est essentielle à toute religion. Le paganisme rapportait tout aux Dieux : xxxx xxxxx, un dieu l’a donné, dit Homère; comme la Bible, nathan Iehovah.

Les partisans de la religion naturelle tiennent le même langage : c’est la seule chose que le public a retenue des deux premiers volumes de M. Jules Simon.

Eh bien, Monseigneur, savez-vous ce que vous, et tous les religionnaires vos prédécesseurs et vos copistes, vous professez par cette belle théorie? Ce que l’on peut imaginer de plus immoral, le pyrrhonisme.

Humainement, vous ne croyez point à la Justice. C’est uniquement par votre foi en la Divinité que vous vous rendez compte d’une loi qui sans cela n’existerait pas pour vous, suivant ce que dit Bergier, appuyé par Mgr. Gousset :

« Aucune raison purement humaine ne peut établir la distinction du bien et du mal; et s’il n’avait plu à Dieu de nous faire connaître son intention, le fils pourrait tuer son père sans être coupable. »

Otez Dieu, vous n’avez plus ni foi ni loi; vous êtes parricide, voleur, faussaire, traître à la patrie, incestueux, pédéraste.

Et la philosophie spiritualiste est d’accord avec vous. Elle aussi nie l’efficacité de la conscience, le discernement du bien et du mal; et sans la connaissance qu’elle prétend avoir de Dieu par la raison, faculté supérieure, à son avis, et en quelque sorte divine, elle dirait comme vous, que l’athée honnête homme est une franche dupe, tandis que le fils qui empoisonne son vieux père pour économiser la pension qu’il lui paye est un praticien qui raisonne juste.

Eh quoi! Vous ne reculez pas devant cette effroyable doctrine qui a versé sur le monde plus de crimes que le sacerdoce n’en a jamais absous; qui vous a fait méconnaître, violer, sous prétexte de discipline, tous les préceptes de la Justice; à laquelle vous sacrifiez sans remords les droits de l’homme, du citoyen, de l’ouvrier, de l’enfant, de la femme!

Certes, quand le christianisme se présenta au monde avec son triple dogme d’un Dieu révélateur et rédempteur, d’une prévarication originelle, et d’une grâce nécessaire, il ne se doutait guère qu’il élevât sur la Justice un doute cent fois plus désastreux, plus immoral, que celui de Pyrrho. Il se croyait si sûr de sa foi! Son espérance était si vive, et la raison humaine semblait si faible!

Pardonnons au christianisme, et jugeons-le comme lui-même nous juge, sur l’intention. Le christianisme, damnant les héros et les sages, ceux qui pratiquent la Justice gratuitement et pour elle-même, tandis qu’il ouvre le ciel aux âmes basses à qui la peur de l’enfer arrache un hypocrite Peccavi, a cru servir la Justice : s’il eût manqué à son œuvre, qu’explique d’ailleurs la loi du développement humain, c’est alors qu’il eût été immoral.

V

Preuve par le sens intime.

La situation faite à la Justice par la pensée religieuse étant la même que celle faite à la certitude par Pyrrhon, c’est par l’argument qui a défait Pyrrhon que je commence ma réponse aux objections de la théologie.

Descartes, cherchant un point solide à la connaissance, débute par se dire, à l’exemple des anciens douteurs :

Existe-t-il une vérité ? et en supposant que quelque chose de vrai existe, puis-je le découvrir ? Puis-je en acquérir la certitude ? À quel signe le reconnaître ? Qui m’en garantira la légitimité ? Sont-ce mes sens, qui me trompent, et ne me font voir que le particularisme des choses ? Sont-ce mes notions, dont rien ne me garantit la légitimité ; qui participent de l’erreur de mes sens, bien qu’elles ne soient pas données uniquement dans la sensation ; qui d’ailleurs ne m’apprennent rien toutes seules et sans le secours perpétuel de mes sens ? Est-ce mon sentiment intime, qui n’entre en action qu’autant que je suis en rapport avec les choses extérieures ? À qui croire ? À qui me fier ? Où me renseigner ? Par où commencer ? Quel est le principe, à l’abri de tout soupçon, sur lequel je vais fonder ma philosophie ? Car il est clair que, si je trouve le point d’attache, le reste ira de lui-même. Detur mihi punctum, et terram movebo, disait Archimède.

Tel fut le doute hypothétique, condition préalable de toute philosophie, auquel se soumit Descartes.

C’est bien évidemment le même doute qui frappe aujourd’hui la morale.

À l’exemple des acataleptiques, les transcendantalistes soutiennent qu’il n’est pas pour l’homme, en dehors de la foi en Dieu, de morale ; que toutes ses actions, au point de vue de la conscience naturelle, sont indifférentes ; que la distinction du bien et du mal est arbitraire ; que d’ailleurs, la morale existât-elle, l’homme est incapable, par sa volonté comme par sa raison, d’y atteindre ; qu’il ne saurait s’en faire une notion exacte et assurée ; qu’en conséquence tout est chez lui ténèbres, inertie, corruption, mensonge ; que les voies de l’humanité sont erronées, conduisant à l’erreur et au crime, ou pour mieux dire à la folie ; qu’il n’y a que la grâce du Christ qui puisse lui tracer une loi, la sauver du péché, et lui donner le courage de la vertu.

Ce qui revient à dire que le même doute que soulevaient les Pyrrhoniens dans l’ordre de l’intelligence, la religion le porte dans l’ordre de la conscience.

Que pouvons-nous savoir certainement ? demandait Pyrrhon. — Rien, le doute est absolu et invincible.

Que pouvons-nous, par nous-mêmes, savoir et faire de bien ? demande l’Église. Et elle répond comme Pyrrhon : Rien, le discernement du bien et du mal est impossible ; l’immoralité est complète.

Et comme Pyrrhon concluait à la suspension absolue du jugement, de même l’Église conclut à l’impuissance radicale de la volonté.

Mais il y a entre Pyrrhon et l’Église cette différence, que Pyrrhon, n’ayant pas trouvé d’illuminateur surnaturel pour lever son doute, n’avait osé se faire chef ou pontife d’aucun dogme ; tandis que l’Église possède un Christ, qui lui a donné le secret des mœurs, et avec ce secret l’art de changer l’homme de péché en ange de lumière.

Pyrrhon enseignait donc que l’homme, pour être raisonnable, devait commencer par se démettre de la raison, ne jurer par personne et se tenir dans une méfiance universelle ; l’Église au contraire se vante de moraliser l’homme, immoral par nature, en le plongeant dans la cuve baptismale et entretenant ensuite la blancheur de son âme au moyen de la collation des sacrements, et de la transfusion des grâces dont elle a le ministère.

V. — Preuve par le sens intime.

La situation faite à la Justice par la pensée religieuse étant la même que celle faite à la certitude par Pyrrhon, c’est par l’argument qui a défait Pyrrhon que je commence ma réponse aux objections de la théologie.

Descartes, cherchant un point solide à la connaissance, débute par se dire, à l’exemple des anciens douteurs :

Existe-t-il une vérité? Et, en supposant que quelque chose de vrai existe, puis-je le découvrir? Puis-je en acquérir la certitude? À quel signe le reconnaître? Qui m’en garantira la légitimité? Sont-ce mes sens, qui me trompent, et ne me font voir que le particularisme des choses? Sont-ce mes notions, dont rien ne me garantit la légitimité; qui participent de l’erreur de mes sens, bien qu’elles ne soient pas données uniquement dans la sensation; qui d’ailleurs ne m’apprennent rien toutes seules et sans le secours perpétuel de mes sens? Est-ce mon sentiment

– intime, qui n’entre en action qu’autant que je suis en rapport avec les choses extérieures? A qui croire? À qui me fier? Où me renseigner? Par où commencer? Quel est le principe, à l’abri de tout soupçon, sur lequel je vais fonder ma philosophie? Car il est clair que si je trouve le point d’attache, le reste ira de lui-même. Detur mihi punctum, et terram movebo, disait Archimède.

Tel fut le doute hypothétique, condition préalable de toute philosophie, auquel se soumit Descartes.

C’est bien évidemment le même doute qui frappe aujourd’hui la morale.

A l’exemple des acataleptiques, les transcendentalistes soutiennent qu’il n’est pas pour l’homme, en dehors de la foi en Dieu, de morale; que toutes ses actions, au point de vue de la conscience naturelle, sont indifférentes; que la distinction du bien et du mal est arbitraire; que d’ailleurs, la morale existât-elle, l’homme est incapable, par sa volonté comme par sa raison, d’y atteindre; qu’il ne saurait s’en faire une notion exacte et assurée; qu’en conséquence tout est chez lui ténèbres, inertie, corruption, mensonge; que les voies de l’humanité sont erronées, conduisant à l’erreur et au crime, ou pour mieux dire à la folie; qu’il n’y a que la grâce du Christ qui puisse lui tracer une loi, la sauver du péché, et lui donner le courage de la vertu.

Ce qui revient à dire que le même doute que soulevaient les Pyrrhoniens dans l’ordre de l’intelligence, la religion le porte dans l’ordre de la conscience.

Que pouvons-nous savoir certainement? demandait Pyrrhon. — Rien, le doute est absolu et invincible.

Que pouvons-nous, par nous-mêmes, savoir et faire de bien? demande l’Église. Et elle répond comme Pyrrhon : Rien, le discernement du bien et du mal est impossible; l’immoralité est complète.

Et comme Pyrrhon concluait à la suspension absolue du jugement, de même l’Église conclut à l’impuissance radicale de la volonté. .

Mais il y a entre Pyrrhon et l’Église cette différence, que Pyrrhon, n’ayant pas trouvé d’illuminateur surnaturel pour lever son doute, n’avait osé se faire chef ou pontife d’aucun dogme; tandis que l’Église possède un Christ, qui lui a donné le secret des mœurs, et, avec ce secret, l’art de changer l’homme de péché en ange de lumière.

Pyrrhon enseignait donc que l’homme, pour être raisonnable, devait commencer par se démettre de la raison, ne jurer par personne et se tenir dans une méfiance universelle; l’Église au contraire se vante de moraliser l’homme, immoral par nature, en le plongeant dans la cuve baptismale et entretenant ensuite la blancheur de son âme au moyen de la collation des sacrements, et de la transfusion des grâces dont elle tient le dispensaire.

VI

Vous savez, Monseigneur, comment Descartes se tira des filets de Pyrrhon, au grand applaudissement des notabilités théologiques de son siècle, Arnaud, Nicole, Bossuet, Fénelon, Malebranche.

Je veux bien, dit Descartes, avouer que tout est douteux et sujet à caution. Mais vous m’accorderez au moins que je ne puis pas douter que je doute, puisque c’est en raison de ce doute, dont vous me faites une règle, que vous m’ordonnez de suspendre mon jugement.

Telle est donc ma première proposition, dont la certitude est invincible : Je doute.

Si je doute, je pense ; 2o proposition, également certaine.

Si je pense, je suis ; 3o proposition.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et voilà le pyrrhonisme, au moins en ce qui concerne l’humanité et ses lois, par terre.

Avec la certitude subjective, en effet, tout le monde intérieur, c’est-à-dire la vie individuelle et sociale, la liberté, la Justice, l’économie, l’art, est donné. Restait à établir, soit par antithèse, soit par extension de ce premier terme, la certitude objective, à trouver le passage du monde intérieur au monde extérieur : ce qui était plus difficile, et où la philosophie de Descartes, de même que celle de Kant, faisant intervenir Dieu dans la philosophie au moment même où elle se pose par l’affirmation du moi, devait échouer.

On a disputé sur la beauté, la justesse, l’élégance de ce grand coup de Descartes : ce qui est sûr est que Pyrrhon en est à moitié mort et n’a pu s’en relever.

J’essayerai à mon tour de traiter l’acataleptisme de l’Église, comme Descartes a traité celui de Pyrrhon.

Je veux bien, vous dirai-je, admettre pour un moment que je suis incapable par moi-même de discerner le vrai bien et de le vouloir. Je suppose en conséquence que ma conscience, comme ma raison, est obscure ; que ma justice pourrait bien n’être qu’une inspiration de l’envie ; que ce qui me semble vertu est vice déguisé ; en tout cas, que rien d’humain ne m’oblige. De sorte que, comme je ne puis avoir ni la claire vue, ni le pur amour de l’honnête, je ne saurais me vanter de les réaliser gratuitement en ma personne. L’homme s’agite, a dit avec une souveraine éloquence l’un des vôtres, et Dieu le mène. Et c’est seulement parce que Dieu le mène que le bien, un peu de bien, se retrouve au fond de l’ébullition humaine ; car, pour peu que Dieu le délaissât, l’homme, si par impossible il ne produisait pas de mal, ne produirait que des actions indifférentes, ou qui, bonnes en elles-mêmes, mais dépouillées d’intelligence et de bonne intention, seraient nulles.

Telle est bien la thèse de l’Église, identique et adéquate à celle de Pyrrhon, et son principal corollaire.

Je me place donc au fond de cet abîme, creusé par la misanthropie des croyants. Je m’établis dans cette hypothèse désolante, que je ne puis pratiquer, aimer ni connaître le bien par moi-même et pour lui-même ; de sorte que, mes sentiments, mes pensées, mes paroles, mes actions, étant constamment mêlés d’égoïsme, ainsi que l’a montré La Rochefoucauld, je ne suis et ne puis être, sous le rapport de la moralité, qu’un être équivoque, sinon décidément méchant.

C’est de ce gouffre qu’il faut que je me tire, sans recourir à d’autres moyens que ceux fournie par l’hypothèse même ; faute de quoi, au moindre appel que je ferais à une puissance étrangère, ma condamnation devient irrévocable : car toute théorie du Devoir et du Droit, qui implique dans ses termes, comme principe, condition, postulé ou adminicule, la notion, même la plus épurée, d’un être métaphysique, ange ou démon, est une théorie religieuse, ce qui veut dire une théorie de scepticisme, une théorie d’immoralité.

VI. — Vous savez, Monseigneur, comment Descartes se tira des filets de Pyrrhon, au grand applaudissement des notabilités théologiques de son siècle, Arnaud, Nicole, Bossuet, Fénelon, Malebranche.

Je veux bien, dit Descartes, avouer que tout est douteux et sujet à caution. Mais vous m’accorderez au moins que je ne puis pas douter que je doute, puisque c’est en raison de ce doute, dont vous me faites une règle, que vous m’ordonnez de suspendre mon jugement.

Telle est donc ma première proposition, dont la certitude est invincible : _Je doute_.

Si je doute, je pense; 2° proposition, également certaine.

Si je pense, je suis; 3° proposition.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et voilà le pyrrhonisme par terre.

Avec la certitude subjective, en effet, tout le monde intérieur, c’est-à-dire la vie individuelle et sociale, la liberté, Ja Justice, l’économie, l’art, est donné. Restait à établir, soit par antithèse, soit par extension de ce premier terme, la certitude objective, à trouver le passage du monde intérieur au monde extérieur : ce qui était plus difficile, et où la philosophie de Descartes, de même que celle de Kant, faisant intervenir Dieu dans la philosophie au moment même où elle se pose par l’affirmation du moi, devait échouer.

On a disputé sur la beauté, la justesse, l’élégance de ce grand coup de Descartes : ce qui est sûr est que Pyrrhon en est à moîtié mort et n’a pu s’en relever. .

J’essayerai à mon tour de traiter l’acataleptisme de l’Eglise comme Descartes a traité celui Pyrrhon.

Je veux bien, vous dirai-je, admettre pour un moment que je suis incapable par moi-même de discerner le vrai bien et de le vouloir. Je suppose en conséquence que ma conscience, comme ma raison, est obscure; que ma justice pourrait bien n’être qu’une inspiration de l’envie ; que ce qui me semble vertu est vice déguisé; en tout cas, que rien d’humain ne m’oblige. De sorte que, comme je ne puis avoir ni la claire vue, ni le pur amour de l’honnête, je ne saurais me vanter de les réaliser gratuitement en ma personne, L’homme s’agite, a dit avec une souveraine éloquence l’un dès vôtres, et Dieu le mène. Et c’est seulement parce que Dieu le mène que le bien, un peu de bien, se retrouve au fond de l’ébullition humaine ; car, pour peu que Dieu le laissât, l’homme, si par impossible ÿ ne produisait pas de mal, ne produirait que des actions indifférentes, ou qui, bonnes en elles-mêmes, mais dépouillées d’intelligence et de bonne intention, seraient nulles.

Telle est bien la thèse de l’Église, identique et adéquate à celle de Pyrrhon, et son principal corollaire.

Je me place donc au fond de cet abime, creusé par la misanthropie des croyants. Je m’établis dans cette hypothèse désolante, que je ne puis pratiquer, aimer, ni connaître le bien par moi-même et pour lui-même; de sorte que mes sentiments, mes pensées, mes paroles, mes actions, étant constamment mêlés d’égoïsme, ainsi que l’a montré La Rochefoucauld, je ne suis et ne puis être sous le rapport de la moralité qu’un être équivoque, sinon décidément méchant.

C’est de ce gouffre qu’il faut que je me tire, sans recourir à d’autres moyens que ceux fournis par l’hypothèse même ; faute de quoi, au moindre appel que je ferais à une puissance étrangère, ma condamnation deviendrait irrévocable. Car toute théorie du devoir et du droit qui implique dans ses termes, comme principe, condition, postulé ou adminicule, la notion, même la plus épurée, d’un être métaphysique, ange ou démon, est une théorie religieuse, ce qui veut dire une théorie de scepticisme, une théorie d’immoralité.

VII

Or voici, ce me semble, une réflexion qui doit arrêter court le sceptique. Elle ne me vient pas d’ailleurs que de l’hypothèse, comme vous allez voir ; elle m’est fournie par l’hypothèse.

Supposant, avec l’Église, que je ne puis par moi-même pratiquer le bien et éviter le mal, et que ma volonté a une inclination décidée pour le péché ;

Supposant de plus ma conscience tellement véreuse qu’elle ne sache seulement pas discerner le bien du mal :

Je dis que vous ne sauriez me refuser ceci, qu’il y a en moi un préjugé ou sentiment quelconque du bien et du mal, c’est-à-dire de ce qui fait l’objet même de l’hypothèse.

Que je ne connaisse pas ma loi, c’est possible ;

Que la connaissant rien ne me fasse clairement sentir qu’elle est pour moi obligatoire, c’est encore possible ;

Qu’en conséquence la moralité de mes actions me semble livrée à ma seule fantaisie, tout cela est possible ;

Ce qui est impossible, c’est qu’il n’y ait pas en mon âme un écho qui, à la supposition du bien moral que je cherche, répond bien ; à la supposition du mal, répond mal ; c’est en un mot que ma conscience, au moment où elle doute de sa lucidité, de sa moralité, de sa propre énergie, doute encore de son doute, doute de ce qui fait l’objet de son doute, doute, en un mot, d’elle-même.

Sous une forme restreinte, c’est toujours le Cogito ergo sum de Descartes.

Lorsque Descartes dit : Cogito, je pense, il fait parler le moi, l’être considéré dans l’universalité de ses fonctions, qui est la pensée.

Décomposez cette pensée, ce moi ; l’argument, pour être détaillé, ne perdra rien de sa force.

L’œil, se sentant voir, dira : Je vois, donc je suis.

L’oreille : J’entends, donc je suis.

L’estomac : Je digère, donc je suis.

Le cœur : J’aime, donc je suis.

Mettez telle faculté ou tel organe que vous voudrez, il dira : Je fonctionne, donc je suis. Si la pierre qui tombe pouvait parler sans cesser d’être pierre, elle dirait à Pyrrhon, à Berkéley : Je gravite, donc je suis.

Et remarquez la marche du raisonnement. Ce n’est pas de la notion métaphysique de substance ou de cause, mais bien du phénomène de la fonction, que Descartes a tiré cet argument qui tue le doute, argument qui du reste rentre dans la démonstration du Cynique, devant qui l’on niait le mouvement et qui se mit à marcher.

Eh bien ! il est en moi une faculté, partie intégrante et constituante de moi, faculté mal servie peut-être par mon intelligence, plus mal servie encore par ma volonté, mais dont vous, théologien psychologue, vous êtes forcé de reconnaître l’existence, puisque vous élevez le doute sur sa lucidité et son énergie, et que vous lui offrez le collyre de votre religion : c’est la Conscience.

J’entends par conscience, dans l’ordre d’idées que je traite, la faculté ou le contenant dont la Justice est le produit ou le contenu ; faculté qui est à la Justice par conséquent ce que la mémoire est au souvenir, l’entendement au concept, le cœur à l’amour, etc. Ceci nous explique en passant pourquoi la conscience et la Justice se prennent fréquemment l’une pour l’autre : la même chose arrive pour les autres facultés.

Avant donc de savoir si elle est obligée ou si elle ne l’est pas, antérieurement à toute idée de droit et de devoir, cette faculté vous dit : Il est des choses que je juge à priori être bonnes et louables, bien que je n’en aie pas encore l’idée claire, et que je ne sache si je suis ou non capable de les accomplir ; et ces choses, je les approuve, je les veux. Il en est d’autres que je sens être mauvaises, bien que je ne les distingue pas nettement d’avec les précédentes, et que je ne sache si j’aurais assez d’énergie pour m’en abstenir ; et ces choses, je les réprouve, je n’en veux pas. Donc je suis.

En deux mots, de même qu’il y a en nous une intelligence pour qui la vérité est bien, l’erreur mal, et qui, appelant l’une, rejetant l’autre, ne peut pas, à priori, douter d’elle-même ; de même encore que nous avons un certain goût pour qui la beauté est également bien, la laideur mal, et qui, les nommant toutes deux, ne peut pas, alors même qu’il ne les rencontrerait jamais, douter de soi : de même il y a en nous une faculté pour qui la piété filiale, par exemple, en soi est bien, le parricide mal, et qui, les jugeant tels, alors même que sa pratique serait contraire à ce jugement, ne peut pas davantage douter d’elle-même.

Malgré vous donc, il ne m’est pas permis de douter que je n’aie au moins cette notion, générale du bien et du mal ; puis, avec la notion, ce goût de l’un, cette horreur de l’autre, qui constituent la conscience : et cela, bien que je ne sache pas encore les discerner, bien que j’hésite à les produire, bien même que je me demande si je suis capable de les produire ou obligé d’y avoir égard. Elle est en moi, dis-je, cette conscience, antérieurement à tout acte de ma part, à tout empirisme, à tout lien de droit. Et c’est votre propre doute qui me la révèle, doute qui peut fort bien porter sur le genre, l’espèce, le degré, la nécessité, l’obligation, en un mot sur les circonstances, qualités et conditions de l’acte moral, jamais sur la fonction, qui est ma conscience, ni sur le produit de cette fonction, qui est la Justice.

Niez cela, et votre argumentation s’écroule : vous ne savez plus vous-même ce que vous dites. Car, lorsque vous objectez que je suis incapable par moi-même de discerner le bien du mal, et plus encore d’y conformer ma conduite, en raisonnant ainsi du bien et du mal vous supposez implicitement que j’en ai un sentiment ou une notion quelconque, par conséquent qu’il existe en moi une faculté d’appétition qui y répond ; absolument comme Pyrrhon, raisonnant de la certitude, supposait implicitement la pensée, par conséquent l’être.

 

 

VII. — Or voici, ce me semble, une réflexion qui doit arrêter court le sceptique. Elle ne me vient pas d’ailleurs que de l’hypothèse, comme vous allez voir; elle m’est fournie par l’hypothèse.

Supposant, avec l’Église, que je ne puis par moi-même pratiquer le bien et éviter le mal, et que ma volonté a une inclination décidée pour le péché;

Supposant de plus ma conscience tellement véreuse qu’elle ne sache seulement pas discerner le bien du mal :

Je dis que vous ne sauriez me refuser ceci, qu’il y a en moi un préjugé ou sentiment quelconque du bien et da mal, c’est-à-dire de ce qui fait l’objet même de l’hypothèse.

Que je ne connaisse pas ma loi, e’est possible;

Que la connaissant rien ne me fasse clairement sentir qu’elle est pour moi obligatoire, c’est encore possible ;

Qu’en conséquence la moralité de mes actions me semble livrée à ma seule fantaisie, tout cela est possible ;

Ce qui est impossible, c’est qu’il n’y ait pas en mon âme un écho qui, à la supposition du bien moral que je cherche, réponde bien ; à la supposition du mal, réponde mal ; c’est en un mot que ma conscience, au moment où elle doute de sa lucidité, de sa moralité, de sa propre énergie, doute encore de son doute, doute de ce qui fait l’objet de son doute, doute, en an mot, d’elle-même.

Sous une forme restreinte, c’est toujours le Cogito ergo sum de Descartes, Lorsque Descartes dit : Cogito, je pense, il fait parler le moi, l’être considéré dans l’universalité de ses fonctions, qui est la pensée.

Décomposez cette pensée, ce moi: l’argument, pour être détaillé, ne perdra rien de sa force.

L’œil, se sentant voir, dira : Je vois, donc je suis.

L’oreille : J’entends, donc je suis.

L’estomac : Je digère, donc je suis.

Le cœur : J’aime, donc je suis.

Mettez telle faculté ou tel organe que vous voudrez, il dira : Je fonctionne, donc je suis. Si la pierre qui tombe pouvait parler sans cesser d’être pierre, elle dirait à Pyrrhon, à Berkeley : Je gravite, donc je suis.

Et remarquez la marche du raisonnement. Ce n’est pas de la notion métaphysique de substance ou de cause, mais bien du phénomène de la fonction, que Descartes a tiré cet argument qui tue le doute, argument qui du reste rentre dans la démonstration du Cynique, devant qui l’on niait le mouvement et qui se mit à marcher.

Eh bien, il est en moi une faculté, partie intégrante et constituante de moi, faculté mal servie peut-être par mon intelligence, plus mal servie encore par ma volonté, mais dont vous, théologien psychologue, vous êtes forcé de reconnaître l’existence, puisque vous élevez le doute sur sa lucidité et son énergie, et que vous lui offrez le collyre de votre religion : c’est la _Conscience_.

J’entends par conscience, dans l’ordre d’idées que je traite, la faculté ou le contenant dont la Justice est le produit ou le contenu ; faculté qui est à la Justice par conséquent ce que la mémoire est au souvenir, l’entendement au concept, le cœur à l’amour, etc. Ceci nous explique en passant pourquoi la conscience et la Justice se prennent fréquemment l’une pour l’autre : la même chose arrive pour les autres facultés.

Avant donc de savoir si elle est obligée ou si elle ne l’est pas, antérieurement à toute idée de droit et de devoir, cette faculté vous dit : Il est des choses que je juge à priori être bonnes et louables, bien que je n’en aie pas encore l’idée claire, et que je he sache si je suis ou non capable de les accomplir; et ces choses, je les approuve, je les veux. Il en est d’autres que je sens être mauvaises, bien que je ne les distingue pas nettement d’avec les précédentes, et que je ne sache si j’aurais assez d’énergie pour m’en abstenir ; et ces choses, je les réprouve, je n’en yeux pas. Donc je suis.

En deux mots, de même qu’il y a en nous une intelligence pour qui la vérité est bien, l’erreur mal, et qui, appelant l’une, rejetant l’autre, ne peut pas, à priori, douter d’elle-même; de même encore que nous avons un certain goût pour qui la beauté est également bien, la laideur mal, et qui, les nommant toutes deux, ne peut pas, alors même qu’il ne les rencontrerait jamais, douter de soi : de même il y a en nous une faculté pour qui la piété filiale, par exemple, en soi est bien, le parricide mal, et qui, les jugeant tels, alors même que sa pratique serait contraire à ce jugement, ne peut pas davantage douter d’elle-même.

Malgré vous donc, il ne m’est pas permis de douter que je n’aie au moins celte notion générale du bien et du mal; puis, avec la notion, ce goût de l’un, cette horreur de l’autre, qui constituent la conscience : et cela, bien que je ne sache pas encore discerner sûrement le bien du mal,

‘ bien que j’hésite à le produire, bien même que je me demande si je suis capable de le produire ou obligé d’y avoir égard. Elle est en moi, dis-je, cette conscience, antérieurement à tout acte de ma part, à tout empirisme, à tout lien de droit. Et c’est votre propre doute qui me la révèle, doute qui peut fort bien porter sur le genre, l’espèce, le degré, l’urgence, l’obligation, en un mot sur les circonstances, qualités et conditions de l’acte moral, jamais sur la fonction, qui est ma conscience, ni sur le produit de cette fonction, qui est la Justice.

Niez cela, et votre argumentation s’écroule : vous ne savez plus vous-même ce que vous dites. Car lorsque vous objectez que je suis incapable par moi-même de discerner le bien du mal, et plus encore d’y conformer ma conduite, en raisonnant ainsi du bien et du mal, vous supposez implicitement que j’en ai un sentiment ou une notion quelconque, par conséquent qu’il existe en moi une faculté d’appétition qui y répond ; absolument comme Pyrrhon, raisonnant de la certitude, supposait implicitement la pensée, par conséquent l’être.

VIII

Que si maintenant vous cherchez à l’existence du sens moral une explication psychologique, une raison en soi, il ne vous sera pas malaisé de la découvrir. La constitution animique de l’homme étant telle que l’instinct est subordonné à la réflexion, et que la sphère d’action de celle-ci s’agrandit sans cesse, tandis que l’instinct s’émousse et rétrograde, il en résulte que l’équilibre des affections et des appétits ne peut pas s’établir en lui de la même manière que chez les autres animaux. Il faut qu’il exerce sur les facultés que régissait l’instinct une domination proportionnelle à sa pensée même. En deux mots l’homme, parce qu’il est et devient de plus en plus intelligent, doit être d’autant plus maître de soi, animi compos : là est sa dignité. Or, telle est justement la fonction que remplit, d’abord vis-à-vis de lui-même, la conscience : c’est elle, en effet, qui ordonne les inclinations, les besoins, les passions, non-seulement pour la félicité du moment, mais pour la gloire de la vie entière. Vis-à-vis des autres son empire n’est pas moindre : c’est elle qui régit les rapports de service, d’échange, etc., alors que l’amour ou la haine, la cupidité, le caprice ou l’indifférence, menaceraient de jeter dans ces rapports une perturbation funeste. Ôtez à l’âme la Justice, vous la rendez acéphale : ce n’est plus l’essence d’un homme, c’est l’essence d’une bête, une contradiction.

Non-seulement donc la conscience existe en nous comme toute autre faculté, nécessitée par son objet et s’accusant par son action ; elle est la faculté souveraine que toutes les autres sont appelées à servir, comme les membres du corps servent le cerveau, tandis qu’elle-même n’en sert aucune. Par son commandement absolu elle refoule toute exorbitance, assure le sujet contre les injures qu’il peut souffrir, d’un côté de la fougue de ses sens et de ses passions, d’autre part de l’incursion de ses semblables, en même temps qu’elle garantit ceux-ci des injures que ce même sujet pourrait leur faire. C’est une voix qui plaide en nous contre nous-mêmes le droit du prochain, dès que notre égoïsme fait mine de le méconnaître ; voix qui fait taire toutes les suggestions de la sensibilité, de la convoitise, de la sympathie, du sang même et du cœur. L’offense à la Justice couvre l’offense à tout autre sentiment.

Voilà pourquoi, si mon père voulait me faire violence, je tuerais mon père, malgré mon instinct filial, et je ne pécherais pas contre la Justice ; si mon fils trahissait la patrie, j’immolerais mon fils, comme Brutus, et je ne pécherais pas contre la Justice ; si ma mère, parjure, assassinait mon père, pour introduire dans la famille un amant, je poignarderais ma mère comme Oreste, et je ne pécherais pas contre la Justice.

La Justice est plus haute que l’affection qui nous attache à père, mère, femme, enfant, compagnon. Elle ne nous empêche pas de les aimer ; elle nous les fait aimer d’une autre manière, en vue de l’Humanité. C’est pour cela que la Justice a été faite Dieu, et que celui qui a renoncé à Dieu adore toujours la Justice, bien qu’elle ne soit autre chose que le commandement de lui vis-à-vis de lui, le principe et la loi de la dignité sociale.

De tout ce qui précède il résulte, et c’est un point sur lequel je ne puis trop fortement insister, parce qu’il constitue le fondement de la morale humaine, que la Justice ne se réduit pas à la simple notion d’un rapport déclaré par la raison pure comme nécessaire à l’ordre social ; mais qu’elle est aussi le produit d’une faculté ou fonction qui a pour objet de réaliser ce rapport, et qui entre en jeu aussitôt que l’homme se trouve en présence de l’homme.

C’est ainsi, pour me servir d’une comparaison déjà faite, que l’union de l’homme et de la femme ne résulte pas seulement de la nécessité, conçue par l’entendement, de pourvoir par la génération à la conservation de l’espèce ; elle a aussi pour cause déterminante une faculté ou fonction spéciale, l’amour, et pour le service de cet amour tout un appareil organique. Dans le système de la nature, dès qu’il y a nécessité d’une chose, il y a appétence de cette chose, fonction animique et organique destinée à y pourvoir : hors de là, la chose prétendue nécessaire, tombant exclusivement dans le domaine de l’entendement, n’étant rien pour l’âme, n’est rien non plus pour la conscience, rien pour la morale.

VIII. — Que si maintenant vous cherchez à l’existence du sens moral une explication psychologique, une raison en soi, il ne vous sera pas malaisé de la découvrir. La constitution animique de l’homme étant telle que l’instinct est subordonné à la réflexion, et que la sphère d’action de celle-ci s’agrandit sans cesse, tandis que l’instinct s’émousse et rétrograde, il en résulte que l’équilibre des affections et des appétits ne peut pas s’établir en lui de la même manière que chez les autres animaux. Il faut qu’il exerce sur les facultés que régissait l’instinct une domination proportionnelle à sa pensée même. En deux mots l’homme, parce qu’il est et devient de plus en plus intelligent, doit être d’autant plus maître de soi, animi compos : là est sa dignité. Or, telle est justement la fonction que remplit, d’abord vis-à-vis de lui-même, la conscience : c’est elle en effet, qui établit l’ordre dans ses inclinations, dans ses besoins, dans ses passions, non-seulement pour sa félicité du moment, mais pour la gloire de sa vie entière. Dans les rapports avec le prochain l’empire de la conscience n’est pas moindre : c’est elle qui régit les rapports de service, d’échange, etc., alors que l’amour ou la haine, la cupidité, le caprice ou l’indifférence, menaceraient de jeter dans ces rapports une perturbation funeste. Otez à l’âme la Justice, vous la rendez acéphale : ce n’est plus l’essence d’un homme, c’est l’essence d’une bête, une contradiction.

Non-seulement donc la conscience existe en nous comme toute autre faculté, nécessitée par son objet et s’accusant par son action; elle est la faculté souveraine que toutes les autres sont appelées à servir, comme les membres du corps servent le cerveau, tandis qu’elle-même n’en sert aucune. Par son commandement absolu elle refoule toute exorbitance, assure le sujet contre les injures qu’il peut souffrir, d’un côté de la fougue de ses sens et de ses passions, d’autre part de l’incursion de ses semblables, en même temps qu’elle garantit ceux-ci des injures que ce même sujet pourrait leur faire. C’est une voix qui plaide en nous contre nous-mêmes le droit du prochain, dès que notre égoïsme fait mine de le méconnaître; voix qui fait taire toutes les suggestions de la sensibilité, de la convoitise, de la sympathie, du sang même et du cœur. L’offense à la Justice couvre l’offense à tout autre sentiment.

Voilà pourquoi, si mon père voulait me faire violence, je tuerais mon père, malgré mon instinct filial, et je ne pécherais pas contre la Justice; si mon fils trahissait la patrie, j’immolerais mon fils, comme Brutus, et je ne pécherais pas contre la Justice; si ma mère, parjure, assassinait mon père, pour introduire dans la famille un amant, je poignarderais ma mère comme Oreste, et je ne pécherais pas contre la Justice.

La Justice est plus haute que l’affection qui nous attache à père, mère, femme, enfant, compagnon. Elle ne nous empêche pas de les aimer; elle nous les fait aimer d’une autre manière, en vue de l’Humanité. C’est pour cela que la Justice a été faite Dieu, et que celui qui a renoncé à Dieu adore toujours la Justice, bien qu’elle ne soit autre chose que le commandement de lui vis-à-vis de lui, le principe et la loi de la dignité sociale.

De tout ce qui précède il résulte, et c’est un point sur lequel je ne puis trop fortement insister, parce qu’il constitue le fondement de la morale humaine, que la Justice ne se réduit pas à la simple notion d’un rapport déclaré par la raison pure comme nécessaire à l’ordre social; mais qu’elle est aussi le produit d’une faculté ou fonction qui a pour objet de réaliser ce rapport, et qui entre en jeu aussitôt que l’homme se trouve en présence de l’homme.

C’est ainsi, pour me servir d’une comparaison déjà faite, que l’union de l’homme et de la femme ne résulte pas seulement de la nécessité, conçue par l’entendement, de pourvoir par la génération à la conservation de l’espèce; elle a aussi pour cause déterminante une faculté ou fonction spéciale, l’amour, et pour le service de cet amour tout un appareil organique. Dans le système de la nature, dès qu’il y a nécessité d’une chose, il y a appétence de cette chose, fonction animique et organique destinée à y pourvoir : hors de là, la chose prétendue nécessaire, tombant exclusivement dans le domaine de l’entendement, n’étant rien pour l’âme, n’est rien non plus pour la conscience, rien pour la morale.

XI

Preuve par les faits de la vie sociale.

Mais là ne s’arrête pas ma démonstration. La Justice, étant une fonction du moi, donne lieu à des manifestations multipliées, dont la spontanéité et la puissance ne permettent pas qu’on les rapporte à une hallucination de l’entendement, et qui ne s’expliquent, comme je viens de le dire, que par l’exercice d’une faculté positive. Citons d’abord les formes de la civilité, dont les peuples barbares se montrent souvent plus prodigues que les civilisés eux-mêmes.

Tous les hommes sentent que le moi est absolu, et, comme absolu, inviolable dans sa dignité. Aussi que de précautions, que de détours, en traitant avec lui ! Chez la plupart des nations européennes il est d’usage, parlant à une personne, d’employer le pluriel vous ; l’allemand va plus loin, il dit ils, au lieu de tu. Qu’une discussion s’élève, ce n’est jamais le moi que l’on contredit, et qui est censé se tromper ; c’est sa mémoire, son œil, son oreille, sa phénoménalité. Pour lui, il est réputé infaillible. Que ce moi soit mis directement en cause, il y a insulte, duel. Le point d’honneur, si susceptible, n’est, comme la dignité du patricien romain, qu’une forme de la Justice, sa thèse.

Le respect de la dignité acquiert une énergie centuple dans la collectivité sociale. Les cyniques, qui traitèrent de préjugé l’observation des convenances et osèrent s’en affranchir, ne furent guère moins détestés que les voleurs et les adultères : ils ne blessaient pas rien que le goût, ils violaient le respect public, c’est-à-dire, de toutes les facultés de l’âme la plus intolérante, la conscience. Le condamné même qu’on envoie au supplice, la société veut qu’il soit respecté : la Convention condamna à un mois de prison le valet de bourreau qui avait souffleté la tête de Charlotte Corday. Quelle manifestation plus frappante du sentiment profond de la Justice que ce cérémonial sur l’échafaud ! Et quelle puérilité de l’expliquer par un pur rationalisme, comme si la nation était sensible à l’injure et qu’elle réclamât vengeance ! Que la société se venge, c’est déjà un fait que n’explique nullement la théorie purement rationnelle du droit ; mais qu’elle se respecte dans sa victime, qu’en conséquence de ce respect l’exécution, de même que le jugement, ait lieu en plein jour, devant la foule assemblée, afin que la punition du coupable ne ressemble point au trac d’une bête féroce, voilà ce qui, dans le système du rationalisme, qui fait de la Justice une idée, comme dans celui du christianisme qui en fait une grâce, me paraît incompréhensible, absurde.

IX. — Preuve par les faits de la vie sociale.

Mais là ne s’arrête pas ma démonstration. La Justice, étant une fonction du moi, donne lieu à des manifestations multipliées, dont la spontanéité et la puissance ne permettent pas qu’on les rapporte à une hallucination de l’entendement, et qui ne s’expliquent, comme je viens de le dire, que par l’exercice d’une faculté positive. Citons d’abord les formes de la civilité, dont les peuples barbares se montrent souvent plus prodigues que les civilisés eux-mêmes.

Tous les hommes sentent que le moi est absolu, et, comme absolu, inviolable dans sa dignité (C). Aussi que de précautions, que de détours, en traitant avec lui! Chez la plupart des nations européennes il est d’usage, parlant à une personne, d’employer le pluriel vous; l’allemand va plus loin, il dit ils, au lieu de tu. Qu’une discussion s’élève, ce n’est jamais le moi que l’on contredit, et qui est censé se tromper; c’est sa mémoire, son œil, son oreille, sa phénoménalité. Pour lui, il est réputé infaillible. Que ce moi soit mis directement en cause, il y a insulte, duel. Le point d’honneur, si susceptible, n’est, comme la dignité du patricien romain, qu’une forme de la Justice, sa thèse.

Le respect de la dignité acquiert une énergie centuple dans la collectivité sociale. Les cyniques, qui traitèrent de préjugé l’observation des convenances et osèrent s’en affranchir, ne furent guère moins détestés que les voleurs et les adultères : ils ne blessaient pas seulement le goût, ils violaient le respect public, c’est-à-dire, de toutes les facultés de l’âme la plus intolérante, la conscience. Le condamné même qu’on envoie au supplice, la société veut qu’il soit respecté : la Convention condamna à un mois de prison le valet de bourreau qui avait souffleté la tête de Charlotte Corday. Quelle manifestation plus frappante du sentiment profond de la Justice que ce cérémonial sur l’échafaud! Et quelle puérilité de l’expliquer par un pur rationalisme, comme si la nation était sensible à l’injure et qu’elle réclamât vengeance! Que la société se venge, c’est déjà un fait que n’explique nullement la théorie purement rationnelle du droit; mais qu’elle se respecte dans sa victime, qu’en conséquence de ce respect l’exécution, de même que le jugement, ait lieu en plein jour, devant la foule assemblée, afin que la punition du coupable ne ressemble point à une battue contre une bête féroce, voilà ce qui, dans le système du rationalisme, qui fait de la Justice une idée, comme dans celui du christianisme qui en fait une grâce, me paraît incompréhensible, absurde.

X

Mais, objectez-vous, que répondre à celui qui dit : Je n’éprouve pas ce sentiment de la Justice ; je ne sens pas en moi ce mouvement d’une faculté juridique, à laquelle vous rapportez toutes les institutions qui ont pour objet de régler le droit et le devoir, il serait mieux de dire, l’actif et le passif de chaque citoyen. Je comprends fort bien, du reste, que ma sûreté, mon bien-être, exigent de ma part l’observation de certaines conditions, hors desquelles mon existence est compromise. J’irai jusqu’à dire que la violation de ces conditions, en soi déraisonnable, me semble de plus ridicule, comme tout ce qui est faux, odieuse même, comme tout ce qui est nuisible : cela me suffit pour rendre raison des faits que vous citez. Quant à ce respect du semblable et de moi-même dont vous faites une réalité au même titre que l’amour, l’amitié, l’idéal, etc., j’avoue que je ne l’ai pas, que je m’en sens même tout à fait incapable.

Ajoutons, pour renforcer encore l’objection, que la Justice, telle que nous l’avons définie et qu’elle paraît seulement admissible, est à peu près nulle chez les enfants, médiocre chez les jeunes gens et les personnes de classe inférieure, d’autant plus faible enfin dans une nation que cette nation se rapproche davantage de la barbarie primitive.

Je réponds :

Tout ce qu’on peut conclure de ces allégations, c’est que la faculté juridique, comme l’amour lui-même, exige du sujet, pour son plein exercice, certaines conditions de développement hors desquelles elle est comme endormie ; quant aux exceptions individuelles, outre que les sujets se méconnaissent le plus souvent eux-mêmes, elles ne prouvent pas plus contre la réalité de la Justice que l’oblitération de la mémoire chez certains malades, la privation de la vue, de l’ouïe, de l’odorat, ne prouvent contre l’existence des mêmes facultés dans le genre humain.

Oui, l’exercice du sens moral, de la fonction juridique, est lent à s’établir dans l’humanité : qui ne voit que c’est précisément afin de suppléer à cette lenteur que la nature crée en nous cette autre conscience tout idéale, d’autant plus vive dans le sujet qu’il se rapproche plus de l’enfance, le respect divin, la religion ?… Niera-t-on aussi que la religion ait son foyer dans une action particulière de l’âme, et n’y verra-t-on encore que le produit de notions erronées, à l’inverse de la science, qui est le produit de notions exactes ?

Je crois superflu de réfuter ici de pareilles opinions, dont la science elle-même a fait justice. Il est admis partout aujourd’hui, et la phrénologie la plus matérialiste le reconnaît, que la religiosité est un attribut de l’âme, un mode de son activité, ce que j’appelle une fonction ; tout ce que je prétends, c’est que cette religiosité, sorte de supplément à la Justice, n’est autre chose au fond que la forme première, idéale, objective, symbolique de la Justice, forme qui doit diminuer, s’atrophier, par le progrès de la Justice qu’elle représente. C’est pour cela que les races dont la théologie est la plus savante sont aussi celles qui ont fait le plus de progrès dans le droit : il suffit de nommer Rome, l’Italie, la France et l’Allemagne. C’est parce que la France fut jadis très-chrétienne qu’elle est devenue la France révolutionnaire.

Si les institutions civiles et judiciaires ont un sens ; si les lois de l’urbanité, si la noblesse, l’héroïsme, l’honneur chevaleresque, signifient quelque chose ; si la religion, que depuis trois siècles nous voyons progressivement s’éteindre, n’a pas été un phénomène sans portée, et si sa disparition appelle invinciblement un sentiment nouveau, plus réel, plus énergique, pour continuer son œuvre ; si la Justice enfin est le seul des préjugés humains devant lequel se taisent l’ironie et le blasphème, il faut en convenir, cette spontanéité, cet ensemble de manifestations, attestent dans l’homme la présence d’un sentiment supérieur, dont il est aussi impossible de rendre compte par la seule notion des nécessités sociales, qu’il est impossible d’expliquer l’amour par la seule nécessité de la génération.

La Justice est une loi nécessaire de la collectivité humaine : donc elle suppose dans l’individu, membre de cette collectivité, avec la notion de la loi, une faculté de conscience qui y corresponde ; donc cette faculté existe.

La Justice se définit, non-seulement comme notion d’un rapport, ce qui laisserait l’homme indifférent au droit et la société sans garantie, mais comme sentiment ou faculté : donc encore cette faculté existe.

Cette faculté juridique est attestée par le sens intime et le consentement universel : donc elle existe.

Elle est affirmée par la religion, qui pendant tout le premier âge de l’humanité la représente, la supplée, et à la fin s’identifie et s’absorbe en elle : donc elle existe.

Elle est manifestée par toutes les relations et institutions sociales, inexplicables dans leurs formes par la seule notion de l’utile : donc elle existe.

Elle subordonne, dirige, contient, réprime, sacrifie, en un mot balance, toutes les autres forces et facultés réunies : donc elle existe.

Nous verrons plus tard qu’elle seule rend raison de la distinction des sexes et du mariage, dont elle fait son organe ; que de plus elle est le principe unique de toute félicité publique et individuelle : donc elle existe.

Comme objet de la connaissance, la faculté juridique, ou plus simplement la Justice, réunit tous les genres de certitude : certitude de raison et certitude de fait, certitude de conscience et certitude d’habitude. Elle a pour elle l’entendement, le sens intime, la théologie, la fable, l’histoire, la pratique, les sens, tout ce qui compose la réalité humaine, collective et individuelle, physique et animique, idéelle et phénoménale. Nulle part, ni dans le monde de la nature, ni dans celui de l’esprit, ne se rencontre un pareil concours de témoignages. Elle est affranchie même de ce scepticisme invincible, révélé par Kant, qui désolait l’âme de Jouffroy, et qui, portant sur l’absolu divin, extérieur à l’homme, tombe devant la Justice, expression de l’absolu humain, à qui, d’après Descartes et Kant, il est défendu de douter de lui-même.

X. — Mais, objectez-vous, que répondre à celui qui dit ; Je n’éprouve pas ce sentiment de la Justice; je ne sens pas en moi ce mouvement d’une faculté juridique, à laquelle vous rapportez toutes les institutions qui ont pour objet da régler le droit et le devoir, il serait mieux de dire, l’actif et le passif.de chaque citoyen. Je comprends fort bien, du reste, que ma sûreté, mon bien-être, exigent de ma part l’observation de certaines conditions, hors desquelles mon existence est compromise. J’irai jusqu’à dire que la violation de ces conditions, en soi déraisonnable, me semble da plus ridicule, comme tout ce qui est faux, odieuse même, comme tout ce qui est nuisible : cela me suffit pour rendre raison des faits que vous citez. Quant à ce respect du semblable et de moi-même dont vous faites une réalité au même titre que l’amour, l’amitié, l’idéal, ete., j’avoue que je ne l’ai pas, que je m’en sens même tout à fait incapable.

Ajoutons, pour renforcer l’objection, que la Justice, telle que nous l’avons définie et qu’elle paraît seulement admissible, est à peu près nulle chez les enfants, médiocre chez les jeunes gens, les femmes et les personnes de classe inférieure, d’autant plus faible enfin dans une nation que cette nation se rapproche davantage de la barbarie.

Je réponds :

Tout ce qu’on peut conclure de ces allégations, c’est que la faculté juridique, comme l’amour lui-même, exige du sujet, pour son plein exercice, certaines conditions de développement hors desquelles elle est comme endormie; quant aux exceptions individuelles, outre que les sujets se méconnaissent le plus souvent eux-mêmes, elles ne prouvent pas plus contre la réalité de la Justice que l’oblitération de la mémoire chez certains malades, la privation de la vue, de l’ouïe, de l’odorat, ne prouvent contre l’existence des mêmes facultés dans le genre humain. Il y a des eunuques de naissance, des femmes stériles; cela prouve-t-il que l’amour et Ja génération soient une fable?

Oui, l’exercice du sens moral, de la fonction juridique, est lent à s’établir dans l’humanité : qui ne voit que c’est précisément afin de suppléer à cette lenteur que la nature crée en nous cette autre conscience tout idéale, d’autant plus vive dans le sujet qu’il se rapproche plus de l’enfance, le respect divin, la religion? Niera-t-on aussi que la religion ait son foyer dans une action particulière de l’âme, et n’y verra-t-on encore que le produit de notions erronées, à l’inverse de la sciences, qui est le produit de notions exactes ?

Je crois superflu de réfuter ici de pareilles opinions, dont la science elle-même a fait justice. Il est admis partout aujourd’hui, et la phrénologie la plus matérialiste le reconnait, que la religiosité est un attribut de l’âme, un mode de son activité, ce que j’appelle une fonction; tout ce que je prétends, c’est que celte religiosité, sorte de supplément à la Justice, n’est autre chose au fond que la forme première, idéale, objective, symbolique de la Justice, forme qui doit diminuer, s’atrophier, par le progrès de la Justice qu’elle représente. C’est pour cela que les races dont la théologie est la plus savante sont aussi celles qui ont fait le plus de progrès dans le droit : il suffit de nommer Rome, l’Italie, la France et l’Allemagne. C’est parce que la France fut jadis très-chrétienne qu’elle est devenue la France révolutionnaire (D).

Si les institutions civiles et judiciaires ont un sens; si les lois de l’urbanité, si la noblesse, l’héroïsme, l’honneur chevaleresque, signifient quelque chose; si la religion, que depuis trois siècles nous voyons progressivement s’éteindre, n’a pas été un phénomène sans portée, et si sa disparition appelle invinciblement un sentiment nouveau, plus réel, plus énergique, pour continuer son œuvre; si la Justice enfin est le seul des préjugés humains devant lequel se taisent l’ironie et le blasphème, il faut en convenir, cette spontanéité, cet ensemble de manifestations, attestent dans l’homme la présence d’un sentiment supérieur, dont il est aussi impossible de rendre compte par la seule notion des nécessités sociales, qu’il est impossible d’expliquer l’amour par la seule nécessité de la génération.

La Justice est une loi nécessaire de la collectivité humaine : donc elle suppose dans l’individu, membre de cette collectivité, avec la notion de la loi, une faculté de conscience qui y corresponde; donc cette faculté existe.

La Justice se définit, non-seulement comme notion d’un rapport, ce qui laisserait l’homme indifférent au droit et la société sans garantie, mais comme sentiment ou faculté : donc encore cette faculté existe.

Cette faculté juridique est attestée par le sens intime et par le consentement universel : donc elle existe.

Elle est affirmée par la religion, qui pendant tout le premier âge de l’humanité la représente, la supplée, et à la fin s’identifie et s’absorbe en elle : donc elle existe.

Elle est manifestée par toutes les relations et institutions sociales, inexplicables dans leurs formes par la seule notion de l’utile (e) : donc elle existe.

Elle subordonne, dirige, contient, réprime, sacrifie, en un mot balance, toutes les autres forces et facultés réunies : donc elle existe.

Nous verrons plus tard qu’elle seule rend raison de la distinction des sexes et du mariage, dont elle fait son organe; que de plus elle est le principe unique de toute félicité publique et individuelle : donc elle existe.

Comme objet de la connaissance, la faculté juridique, ou plus simplement la Justice, réunit tous les genres de certitude : certitude de raison et certitude de fait, certitude de conscience et certitude d’habitude. Elle a pour elle l’entendement, le sens intime, la théologie, la fable, l’histoire, la pratique, les sens, tout ce qui compose la réalité humaine, collective et individuelle, physique et animique, idéelle et phénoménale. Nulle part, ni dans le monde de la nature, ni dans celui de l’esprit, ne se rencontre un pareil concours de témoignages. Elle est affranchie même de ce scepticisme invincible, révélé par Kant, qui désolait l’âme de Jouffroy, et qui, portant sur l’absolu divin, extérieur à l’homme, tombe devant la Justice, expression de l’absolu humain, à qui, d’après Descartes et Kant, il est défendu de douter de lui-même.

XI

La double preuve de la réalité de la Justice faite, et je rappelle que je la fais à la manière de Descartes, en m’appuyant, non plus sur une hypothèse transcendantale ou un postulé tiré de la nécessité sociale, mais sur le témoignage direct et les manifestations fonctionnelles de la conscience, tirons-en, toujours à la manière de Descartes, les conséquences anti-théologiques.

Si je possède la notion du bien, et si je le nomme, en un mot si je le pense, cela veut dire tout à la fois que je le fais et que je le suis, attendu, d’un côté, que penser c’est fonctionner, c’est faire, c’est être ; de l’autre, que ma pensée ne pouvant être séparée de moi, le produit de cette pensée est nécessairement mien, ce qui veut dire que l’homme est par lui-même et foncièrement juste, et qu’il ne devient injuste que par autre cause. Cogito, ergo sum.

En autres termes, toute pensée de Justice est un commencement de justification, de même que toute pensée d’amour est un commencement d’amour, toute pensée de raison un commencement de raison. Comme l’amour et la raison, la Justice, même simplement pensée, ajoute à notre être, elle l’amplifie et l’ennoblit ; pareillement le vice, même simplement pensé, est pour nous une diminution de l’être, une défaillance, un avilissement.

Ainsi je suis tout à la fois sujet et objet du bien que je pense, sujet et objet du mal, selon que ma conscience pense, veut, produit : tous ces mots sont synonymes, l’un ou l’autre.

Qu’ai-je besoin à présent, pour m’avancer dans la vertu, d’un protectorat transcendantal, Dieu, Messie, Esprit saint, ou autre ? C’est Descartes qui, après avoir renversé le pyrrhonisme en posant le moi, a donné l’exemple d’abandonner aussitôt la phénoménalité du moi pour s’attacher à l’absolu, et en déduire, dans l’ordre de la Justice comme dans l’ordre ontologique, les prétendues lois. Quel fruit avons-nous recueilli de cette méthode, si bien exploitée par Spinoza, Malebranche, les Écossais et les Allemands ? Nous n’avons point de morale : le panthéisme a fini, comme l’Église, par aboutir à la destruction de la liberté et de la Justice ; et si les honorables éclectiques qui nous prêchent au nom de Dieu n’ont pas à se faire le même reproche, ils ne le doivent qu’à leur inconséquence.

Toute théodicée, je l’ai démontré à satiété, est une gangrène pour la conscience, toute idée de grâce une pensée de désespoir. Rentrons en nous-mêmes ; étudions cette Justice qui nous est donnée à priori dans le fait même de notre existence, et qui constitue notre qualité d’hommes : nous y trouverons ces trésors de sainteté et de grâce que l’hallucination religieuse nous a fait placer dans le sein de l’infinie Miséricorde…

XI. — La double preuve de la réalité de la Justice faite, et je rappelle que je la fais à la manière de Descartes, en m’appuyant, non plus sur une hypothèse transcendantale ou sur un postulé tiré de la nécessité sociale, mais sur le témoignage direct et sur les manifestations fonctionnelles de la conscience, tirons-en, toujours à la manière de Descartes, les conséquences anti-théologiques.

Si je possède la notion du bien, et si je le nomme, en un mot si je le pense, cela veut dire tout à la fois que je le fais et que je le suis, attendu, d’un côté, que penser c’est fonctionner, c’est faire, c’est être; de l’autre, que ma pensée ne pouvant être séparée de moi, le produit de cette pensée est nécessairement mien, ce qui veut dire que l’homme est par lui-même et foncièrement juste, et qu’il ne devient injuste que par autre cause. Cogito, ergo sum.

En autres termes, toute pensée de Justice est un commencement de justification, de même que toute pensée d’amour est un commencement d’amour, toute pensée de raison un commencement de raison. Comme l’amour et la raison, la Justice, même simplement pensée, ajoute à notre étre, elle l’amplifie et l’ennoblit; pareillement le vice, même simplement pensé, est pour nous une diminution de l’être, une défaillance, un avilissement.

Ainsi je suis tout à la fois sujet et objet du bien que je pense, sujet et objet du mal, selon que ma conscience pense, veut, produit, tous ces mots sont synonymes, l’un ou l’autre.

Qu’’ai-je besoin à présent, pour m’avancer dans la vertu, d’un protectorat transcendantal, Dieu, Messie, Esprit saint, ou autre? C’est Descartes qui, après avoir renversé le pyrrhonismé en posant le moi, a donné l’exemple d’abandonner aussitôt la phénoménalité du moi pour s’attacher à l’absolu, et en déduire, dans l’ordre de la Justice comme dans l’ordre ontologique, les prétendues lois. Quel fruit avons-nous recueilli de cette méthode, si bien exploitée par Spinoza, Malebranche, les Écossais et les Allemands? Nous n’avons point de morale : le panthéisme a fini, comme l’Eglise, par aboutir à la destruction de la liberté et de la Justice, et si les honorables éclectiques qui nous prêchent au nom de Dieu n’ont pas à se faire le même reproche, ils ne le doivent qu’à leur inconséquence.

Toute théodicée, je l’ai démontré à satiété, est une gan+ grène pour la conscience, toute idée de grâce une pensée de désespoir. Rentrons en nous-mêmes; étudions cette Justice qui nous est donnée à priori dans le fait même de notre existence, et qui constitue notre qualité d’hommes : nous y trouverons ces trésors de sainteté et de grâce que l’hallucination religieuse nous a fait placer dans le sein de l’infinie miséricorde.

CHAPITRE III.

De la distinction du bien et du mal.

XII

Mais, dit-on, par où distinguer le bien du mal ? Quelle sera notre règle de droit, pierre de touche du juste et de l’injuste ? Comment la consulter, à chaque instant de la vie ? Est-ce la conscience encore, simple faculté d’appétence, que nous allons faire législatrice et justicière ? Un savant professeur l’a dit : Il y a science et conscience, et il s’en faut qu’elles s’accordent toujours. Comment les formules de la première deviendront-elles des décrets pour la seconde ? Est-ce la conscience qui jugera la science ? vous revenez au probabilisme, en admettant une autorité supérieure à la raison. Est-ce la science qui régira la conscience ? vous revenez à l’utilitarisme, et votre faculté juridique est hors de service. Oh ! vous nous avez déliés de la foi à Dieu et à l’Église, vous ne voulez plus ni tribunaux ni confessionnaux. Avez-vous trouvé le secret de faire rendre à la conscience privée des jugements justes, quand depuis le commencement du monde la conscience universelle s’égare ?…

Telle est la difficulté.

Les philosophes sont d’accord, et nous pouvons joindre à leur opinion celle des théologiens, qu’entre le bien et le mal il n’existe pas différence substantielle. Il n’y a pas, dit-on avec raison, deux principes dans le monde, l’un bon, Ormuzd, l’autre mauvais, Ahrimane ; deux séries de créatures, les unes bonnes en elles-mêmes et les autres méchantes ; deux séries de faits dans l’humanité, ceux-ci louables par essence, et pour cela toujours de précepte, ceux-là odieux, et pour cette raison toujours défendus. Dans le système de la nature, comme dans celui des évolutions de l’humanité, les créatures et les actions, au point de vue de la Justice, sont de leur nature indifférentes : c’est la loi de l’homme, c’est sa main, qui les qualifie.

Cela étant, on demande comment ce qui est de soi indifférent à la morale peut devenir, par la main de l’agent ou par la volonté du législateur, juste ou injuste, vertueux ou coupable ; comment l’indifférence qui appartient à l’acte ne s’étendrait pas à l’auteur ?

L’objection, comme on verra, repose sur un sophisme des plus grossiers. Mais tout grossier que soit ce sophisme, il n’en a pas moins fait son chemin, un immense chemin ; il règne dans la théologie, la philosophie, la jurisprudence, partout ; les hommes les plus honnêtes, les penseurs les plus circonspects, le répètent : et ce sera un vrai service à la science de le réfuter dans les règles.

 

CHAPITRE III

De la distinction du bien et du mal.

XII. — Mais, dit-on, par où distinguer le bien du mal? Quelle sera notre pierre de touche du juste et de l’injuste? Comment la consulter, à chaque instant de la vie? Est-ce la conscience encore, simple faculté d’appétence, que nous allons faire législatrice et justicière? Un savant professeur l’a dit : Il y 4 science et conscience, et il s’en faut qu’elles s’accordent toujours. Comment les formules de la première deviendront-elles des décrets pour la seconde? Est-ce la conscience qui jugera la science? vous revenez au probabilisme, en admettant une autorité supérieure à la raison. Est-ce la science qui régira la conscience? vous revenez à l’utilitarisme, et votre faculté juridique est hors de service. Oh! vous nous avez délié de la foi à Dieu et à l’Église, vous n6 voulez plus ni tribunaux ni confessionnaux. Avez-vous trouvé le secret de faire rendre à la conscience privée des jugements justes, quand depuis le commencement du monde la conscience universelle s’égare?

Telle est la difficulté.

Les philosophes sont d’accord, et nous pouvons joindre à leur opinion celle des théologiens, qu’entre le bien et le mal il n’existe pas de différence substantielle. Il n’y a pas, dit-on avec raison, deux principes dans le monde, l’un bon, Ormuzd, l’autre mauvais, Abrimane; deux séries de créatures, les unes bonnes en elles-mêmes et les autres méchantes; deux séries de faits dans l’humanité, ceux-ci louables par essence, et pour cela toujours de précepte, ceux-là odieux, èt pour cette raison toujours défendus. Dans le système de la nature, comme dans celui des évolutions de l’humanité, les créatures et les actions, au point de vue de la Justice, sont de leur nature indifférentes : c’est la loi de l’homme, c’est sa main, qui les qualifie.

Cela étant, on demande comment ce qui est de soi indifférent à la morale peut devenir, par {a main de l’agent ou par la volonté du législateur, juste ou injuste, vertueux ou coupable; comment l’indifférence qui appartient à l’acte ne s’étendrait pas à son auteur?

L’objection, comme on verra, repose sur un sophisme des plus grossiers. Mais tout grossier qu’est ce sophisme, il n’en a pas moins fait son chemin, un immense chemin ; il règne dans la théologie, dans la philosophie, dans la jurisprudence, partout ; les hommes les plus honnêtes, les penseurs les plus circonspects le répètent, et ce sera un vrai service à la science de le réfuter dans les règles.

XIII

Donnons d’abord à l’objection toute l’étendue qu’elle mérite.

En soi, c’est chose parfaitement innocente de manger ou de ne pas manger de l’anguille. Pourquoi Moïse a-t-il interdit ce comestible aux Juifs ? En quoi cette abstinence particulière intéresse-t-elle les bonnes mœurs ? L’adorateur de Jéhovah ne doute pas qu’il ne faille obéir à la loi ; mais sa raison, le respect de lui-même, exige qu’on lui montre que cette loi contient Justice, et c’est précisément ce qu’on ne lui dit pas. Comment la manducation de l’anguille, poisson sans écailles, viole-t-elle la Justice, alors que la manducation du brochet, poisson à écailles, ne la viole pas ? On dira peut-être qu’il y a là-dessous, comme pour la viande de porc, une raison de santé. À la bonne heure ! Mais ne confondons pas la Justice avec l’hygiène : depuis quand est-ce un péché de rompre l’abstinence prescrite par le médecin ?

Je commence à dessein par cet exemple, dans lequel il ne nous est pas possible, à nous qui ne croyons pas à Moïse et qui nous moquons de ses ordonnances, de découvrir le moindre caractère de moralité ; voici pourquoi : Rien de plus indifférent à la Justice que de s’abstenir de chair ou de poisson, n’est-il pas vrai ? Eh bien ! demandent les sceptiques, sommes-nous sûrs que nos lois les plus essentielles, celles qui touchent de plus près à l’ordre et à la moralité publique, soient mieux fondées, dans leur objet, que celle-là ?

Exemples :

Les théologiens disputent entre eux de ce qui constitue le sacrement, ou, pour employer le langage profane, le lien du mariage : si c’est le consentement des époux, ou la formule prononcée par le fonctionnaire public, ou bien la consommation de l’acte conjugal, ou bien encore la réunion de toutes ces circonstances ? Et les théologiens ne sont pas d’accord ; pour mieux dire, ils sont d’accord que rien de tout cela ne fait le mariage, et ils ne savent encore aujourd’hui ce qui le fait.

Si c’est le consentement des conjoints et leur cohabitation, pourquoi tous les couples concubinaires ne sont-ils pas, ipso facto, déclarés par la loi unis en légitime mariage ?

Si c’est la formule sacramentelle, quelle est cette vertu mystérieuse, attachée à une phrase du Code ou du Bréviaire, et par laquelle, indépendamment de tout rapport subséquent, deux personnes de sexe différent sont unies, qui sans cela, et quoi qu’elles fissent, ne le seraient pas ? Pourquoi encore des publications, des témoins et autres formalités, si la collation du sacrement, par le ministre qui a le pouvoir de le donner, suffit ? Quand j’achète une maison par-devant notaire, je ne prends pas de témoins ; je ne fais pas trompetter mon acquisition dix jours à l’avance. Que signifie cette surcharge ?

Admettons les témoins, reste toujours à expliquer ce que peut être un mariage dont la cohabitation n’est pas l’élément essentiel. L’union légale de l’homme et de la femme serait-elle, comme le mariage de la religieuse avec le Christ, une épousaille spirituelle, dont la cohabitation physique est l’accessoire habituel, non obligé ? Alors autre chose est l’union des sexes, et autre chose le mariage. Qui empêche de marier les impubères, les eunuques, bien plus, les hommes entre eux et les femmes entre elles ?

Que si c’est la réunion de toutes ces circonstances qui constitue le mariage et donne à l’union de l’homme et de la femme sa moralité, on demande comment, dans un si grand nombre de cas, cette cérémonie solennelle est si peu efficace, si malheureuse ? D’où viennent tant de scandales, d’adultères, de divorces ? Tel, dans la liberté de ses amours, s’entoure de loyauté, de délicatesse et d’honneur ; tel autre dans son mariage est impur, gouverné par l’ambition et l’avarice. Qu’est-ce qu’un mariage qui vous a si mal mariés, tandis qu’à côté se rencontrent des amants que le concubinage unit si bien ? Évidemment, les gens qui se marient ne savent ce qu’ils font ; mais le législateur, le prêtre, le maire, le savent-ils mieux ? À quoi bon, dès lors, l’intervention du magistrat ? Quelle peut être l’utilité, au point de vue de la morale, de cette convention si universellement adoptée, le mariage ? La morale, la Justice en amour, que n’ont pu définir et sauvegarder ces mots de prostitution, de concubinage, de mariage, correspondant à des situations plus ou moins honorables, mais en réalité à des arrangements tout à fait arbitraires, ne sera-t-elle pas mieux assurée, comme le prétendent les communistes, par une liberté sans limites, que par toutes les formalités légales ?

Sous l’ancienne loi, la polygamie, que dis-je, polygamie ? la faculté d’avoir non-seulement plusieurs épouses, mais plusieurs concubines, en sus de l’épouse ou des épouses légitimes, cette faculté était reconnue, honorable, honorée ; celui qui en usait ne devenait pas adultère. Sous la loi nouvelle, au contraire, la monogamie est inviolable : le landgrave de Hesse, pour avoir pris une seconde femme sans quitter la première ; Louis XIV, pour avoir eu successivement, à côté de sa femme, deux ou trois maîtresses, sont condamnés par la loi divine et humaine. Comment ce qui était permis jadis est-il devenu illégitime ?… Jésus, sommé de délier ce nœud, répond que la polygamie a été accordée aux anciens à cause de la dureté de leurs cœurs, c’est-à-dire, à cause de l’ardeur de leurs sens, projectissima ad libidinem gens, c’est le mot de Tacite, à cause de la faiblesse de leur sens moral : explication qui n’en est pas une, qui accuse l’homme sans justifier le Dieu, et fait de la morale conjugale une question de tempérament.

Ce que vous venons de dire des rapports d’amour, il faut le dire de toutes les relations sociales, économiques, politiques et autres.

Il a plu à l’auteur du Code civil de déclarer usuraire tout intérêt du prêt supérieur à 5 pour 100 ; au-dessous de 5, l’usure cesse. Chez les Romains, le taux légal, variable selon les circonstances, était en moyenne 12 pour 100. Au Texas, il n’est pas rare que le capital placé à intérêt rende 30 et 40 pour 100, et dans ces conditions les emprunteurs réalisent encore de gros bénéfices. De ces faits et d’une infinité d’autres les économistes ont conclu, non sans raison, qu’il en est de l’intérêt des capitaux comme du prix des produits, qu’il varie selon l’offre et la demande, et que, si quelqu’un est à blâmer ici, c’est le législateur, qui a créé un délit en réglementant un fait non susceptible de réglementation.

Si quelque chose peut faire chavirer la Justice, c’est assurément que le législateur soit soupçonné d’ineptie ou d’arbitraire. Tout est usure ou rien n’est usure. Dans l’un comme dans l’autre cas, plus de règle morale, plus de Justice, ce qui cependant paraît aussitôt absurde. Car, si la société ne peut se passer de crédit, et si ce crédit doit être payé, il répugne cependant qu’il n’y ait pas pour le crédit, comme pour tous les services, un taux moyen, normal, susceptible par conséquent de devenir l’expression du droit.

Il me serait aisé d’étendre cette argumentation à tous les faits de la vie collective ou individuelle qui impliquent un rapport de Justice ; et je demanderais, à chaque article : Où est la moralité du serment ? où l’immoralité du parjure ? Où est la moralité de la propriété ? où l’immoralité du vol ? Mais il me répugne de ressasser des critiques devenues familières à tous les hommes instruits.

 

XIII. — Donnons d’abord à l’objection toute l’étendue qu’elle mérite.

En soi, c’est chose parfaitement innocente de manger ou de ne pas manger de l’anguille. Pourquoi Moïse a-t-il interdit ce comestible aux Juifs? En quoi cette abstinence particulière intéresse-t-elle les bonnes mœurs? L’adorateur de Jéhovah ne doute pas qu’il ne faille obéir à la loi; mais sa raison, le respect de lui-même, exigent qu’on lui montre que cette loi contient justice, et c’est précisément ce qu’on ne lui dit pas. Comment la manducation de l’anguille, poisson sans écailles, viole-t-elle la Justice, alors que la manducation du brochet, poisson à écailles, ne la viole pas? On dira peut-être qu’il y a là-dessous, comme peur la viande de porc, une raison de santé. A la bonne heure! Mais ne confondons pas la morale avec l’hygiène : depuis quand est-ce un péché de rompre l’abstinence prescrite par le médecin?

Je commence à dessein par cet exemple, dans lequel il ne nous est pas possible, à nous qui ne croyons pas à Moïse et qui nous moquons de ses ordonnances, de découvrir le moindre caractère de moralité : voici pourquoi. Rien de plus indifférent à la Justice que de s’abstenir de chair ou de poisson, n’est-il pas vrai? Eh bien, demandent les sceptiques, sommes-nous sûrs que nos lois les plus essentielles, celles qui touchent de plus près à l’ordre et à la moralité publique, soient mieux fondées dans leur objet, que celle-là?

Exemples :

Les théologiens disputent entre eux de ce qui constitue le sacrement, ou, pour employer le langage profane, le lien du mariage : si c’est le consentement des époux, ou la formule prononcée par le fonctionnaire public, ou bien la consommation de l’acte conjugal, on bien encore la réunion de toutes ces circonstances. Et les théologiens ne sont pas d’accord; pour mieux dire, ils sont d’accord que rien de tout cela ne fait le mariage, et ils ne savent pas encore aujourd’hui ce qui le fait.

Si c’est le consentement des conjoints et leur cohabitation, pourquoi tous les couples concubinaires ne sont-ils pas, ipso facto, déclarés par la loi unis en légitime mariage?

Si c’est la formule sacramentelle, quelle est cette vertu mystérieuse, attachée à une phrase du Code ou du Bréviaire, et par laquelle, indépendamment de tout rapport subséquent, deux personnes de sexe différent sont unies, qui sans cela, et quoi qu’elles fissent, ne le seraient pas? Pourquoi encore des publications, des témoins et autres formalités, si la collation du sacrement, par le ministre qui a pouvoir de le donner, suffit? Quand j’achète une maison par-devant notaire, je ne prends pas de témoins; je ne fais pas trompetter mon acquisition dix jours à l’avance. Que signifie cette surcharge?

Admettons les témoins, reste toujours à expliquer ce que peut-être un mariage dont la cohabitation n’est pas l’élément essentiel. L’union légale de l’homme et de la femme serait-elle, comme le mariage de la religieuse avec le Christ, une épousaille spirituelle, dont la cohabitation physique est l’accessoire habituel, non obligé? Alors autre chose est l’union des sexes, et autre chose le mariage. Qui empêche de marier les impubères, les eunuques, bien plus, les hommes entre eux et les femmes entre elles?

Que si c’est la réunion de toutes ces circonstances qui constitue le mariage et qui donne à l’union de l’homme et de la femme sa moralité, on demande comment, dans un si grand nombre de cas, cette cérémonie solennelle est si peu efficace, si malheureuse? D’où viennent tant de scandales, d’adultères, de divorces? Tel, dans la liberté de ses amours, s’entoure de loyauté, de délicatesse et d’honneur ; tél autre, dans son mariage, est impur, gouverné par l’ambition et l’avarice. Qu’est-ce qu’un mariage qui vous a si mal marié, tandis qu’à côté se rencontrent des amants que le concubinage unit si bien? Evidemment, les gens qui se marient ne savent ce qu’ils font; mais le législateur, le prêtre, le maire, le savent-ils mieux? A quoi bon, dès lors, l’intervention du magistrat? Quelle peut être l’utilité, au point de vue de la morale, de cette convention si universellement adoptée, le mariage? La morale, la Justice en amour, que n’ont pu définir et sauvegarder ces mots de prostitution, de concubinage, de mariage, correspondant à des situations plus ou moins honorables, mais en réalité à des arrangements tout à fait arbitraires, ne sera-t-elle pas mieux assurée, comme le prétendent les communistes, par uné liberté sans limites que par toutes les formalités légales?

Sous l’ancienne loi, la polygamie, que dis-je, polygamie? la faculté d’avoir non-seulement plusieurs épouses, mais plusieurs concubines en sus de l’épouse ou des épouses légitimes, cette faculté était reconnue, honorable, honorée; celui qui en usait ne devenait pas adultère. Sous la loi nouvelle, au contraire, la monogamie est inviolable. Le landgrave de Hesse, pour avoir pris une seconde femme sans quitter la première; Louis XIV, pour avoir eu successivement, à côté de sa femme, deux ou trois maitresses, sont condamnés par la loi divine et humaine. Comment ce qui était permis jadis est-il devenu illégitime? Jésus, sommé de délier ce nœud, répond que la polygamie a été accordée aux anciens à cause de la dureté de leurs cœurs, C’est-à-dire, à cause de l’ardeur de leurs sens, projectissima ad libidinem gens, c’est le mot de Tacite, à cause de la faiblesse de leur sens moral : explication qui n’en est pas une, qui accuse l’homme sans justifier le Dieu, et fait de la morale conjugale une question de tempérament.

Ce que nous venons de dire des rapports d’amour, il faut le dire de toutes les relations sociales, économiques, politiques et autres.

Il a plu à J’auteur du Code civil de déclarer usuraire tout intérêt du prêt supérieur à 3 pour 400; au-dessous de 3, l’usure cesse. Chez les Romains, le taux légal, variable selon les circonstances, était en moyenne de 42 pour 400. Au Texas, il n’est pas rare que le capital placé à intérêt rende 30 et 40 pour 100, et dans ces conditions les emprunteurs réalisent encore de gros bénéfices. De ces faits et d’une infinité d’autres les économistes ont conclu, non sans raison, qu’il en est de l’intérêt des capitaux comme du prix des produits, qu’il varie selon l’offre et la demande, et que, si quelqu’un est à blâmer ici, c’est le législateur, qui a créé un délit en réglementant un fait non susceptible de réglementation.

Si quelque chose peut faire chavirer la Justice, c’est assurément que le législateur soit soupçonné d’ineptie ou d’arbitraire. Tout est usure ou rien n’est usure. Dans l’un comme dans l’autre cas, plus de règle morale, plus de Justice, ce qui cependant paraît aussitôt absurde. Car si la société ne peut se passer de crédit, et si ce crédit doit être payé, il répugne cependant qu’il n’y ait pas pour le crédit, comme pour tous les services, un taux moyen, normal, susceptible par conséquent de devenir l’expression du droit.

Il me serait aisé d’étendre cette argumentation à tous les faits de la vie collective ou individuelle qui impliquent un rapport de Justice; et je demanderais, à chaque article : Où est la moralité du serment? où l’immoralité du parjure? Où est la moralité de la propriété? où l’immoralité du vol? Mais il me répugne de ressasser des critiques devenues familières à tous les hommes instruits.

XIV

Une conséquence de cette incertitude dans la distinction du bien et du mal est que chacun, plus frappé dans son sens intime de l’immoralité de certains actes que de la criminalité de certains autres, se fait une morale à soi, toute différente de celle du prochain : ce qui produit la plus étrange cacophonie.

Tel, par exemple, est susceptible sur le point d’honneur, qui ne l’est pas du tout sur la Justice.

Tel se vante de n’avoir jamais touché la femme d’autrui, qui regarde la corruption des petites filles et la pédérastie comme choses indifférentes.

Sous Louis XIV les nobles trichaient au jeu, aujourd’hui ils ne trichent qu’à la Bourse. Les grecs sont regardés par ces honorables agioteurs comme les derniers des hommes.

Qu’est-ce que l’agiotage ? demandait naguère à M. Oscar de Vallée M. Mirès : je vous défie d’en donner une définition. Et le défi du financier est resté sans réponse.

L’onanisme à deux, condamné par l’Église et la médecine, est prêché publiquement par l’école de Malthus et par l’Académie.

Toutes les nations chrétiennes font profession de charité, tandis qu’elles refusent de reconnaître le droit au travail…

Tout cela n’est-il pas bien fait pour soulever le scepticisme, et faire sombrer à chaque pas les consciences ? Qu’est-ce donc enfin que le droit ? Qu’est-ce que la morale ?

Quelques-uns, que ce manque de précision et de fixité inquiète, disent que ce n’est pas dans la définition des actes humains qu’il faut chercher leur moralité, mais dans leur tendance, dans leur progrès.

Il est certain que toutes choses changent incessamment dans la société, non pas, comme on le croyait jadis, au gré du hasard ou d’un aveugle destin, mais suivant une loi qu’il est facile à des âmes religieuses de prendre pour une manifestation de la Providence. C’est ainsi que nous avions vu la condition du travailleur s’améliorer insensiblement, s’élever de l’esclavage au salariat, et tout à l’heure à la participation ; que la propriété, de féodale eti inaliénable, est devenue égalitaire et mobile, et que le principe de solidarité, à peine soupçonné des anciens, apparaît de plus en plus dans sa vérité et sa puissance. Ce mouvement est un des aspects les plus caractéristiques des mœurs humaines, et peut servir jusqu’à certain point de guide au moraliste. Ce sera, si l’on veut, un moyen d’utile prévoyance ; je nie sa valeur quant à l’obligation qui peut en résulter pour la conscience.

Le progrès dans la société, et en ne tenant pas compte des rétrogradations, dont il faut pourtant faire la part, est insensible ; il ne se manifeste qu’à de longs intervalles : en attendant quelle sera la règle des individus, dont la vie est si courte ? Supposant le taux moyen de l’intérêt de 12 pour 100 vers la fin de la république romaine, il a fallu dix-huit siècles pour l’abaisser à 5 pour 100. Depuis Charlemagne, que nous prendrons pour point de départ de la féodalité, il s’est écoulé près de onze siècles pour produire le système de gouvernement constitutionnel. Ainsi du reste. Entre temps, quelle était la règle des consciences ? Eût-il suffi d’invoquer le progrès, quand même elles en auraient eu l’idée ? Et nous qui avons l’air d’y croire, quel usage pouvons-nous en faire pour notre vertu ? Savons-nous seulement de quel côté nous allons ? Et si nous ne le savons pas, comment pouvons-nous nous flatter de posséder un critérium ? Où est le bien, où est le mal, à cette heure ; en France et par toute l’Europe ? Je défie qui que ce soit, philosophe ou prophète, s’il ne possède d’autres lumières que celles qui ont cours, de le dire.

XIV. — Une conséquence de cette incertitude dans la distinction du bien et du mal est que chacun, plus frappé dans son sens intime de l’immoralité de certains actes que de la criminalité de certains autres, se fait une morale à soi, toute différente de celle du prochain : ce qui produit la plus étrange cacophonie.

Tel, par exemple, est susceptible sur le point d’honneur, qui ne l’est pas du tout sur la Justice.

Tel se vante de n’avoir jamais touché la femme d’autrui, qui regarde la corruption des petites filles et la pédérastie comme choses indifférentes.

Sous Louis XIV, les nobles trichaient au jeu; aujourd’hui ils ne trichent qu’à la Bourse. Mais les grecs sont regardés par ces honorables agioteurs comme les derniers des hommes.

Qu’est-ce que l’agiotage? demandait naguère à M. Oscar de Vallée M. Mirès : je vous défie d’en donner une définition. Et le défi du financier est resté sans réponse.

L’onanisme à deux, condamné par l’Église et par la médecine, est prêché publiquement par l’école de Malthus et par l’Académie.

Toutes les nations chrétiennes font profession de charité, tandis qu’elles refusent de reconnaître le droit au travail.

Tout cela n’est-il pas bien fait pour soulever, comme un vent de tempête, le scepticisme, et faire sombrer à chaque pas les consciences? Qu’est-ce donc enfin que le droit? Qu’est-ce que la morale?

Quelques-uns, que ce manque de précision et de fixité inquiète, disent que ce n’est pas dans la définition des actes humains qu’il faut chercher leur moralité, mais dans leur tendance, dans leur progrès.

Il est certain que toutes choses changent incessamment dans la société, non pas, comme on le croyait jadis, au gré du hasard ou d’un aveugle destin, mais suivant une loi qu’il est facile à des âmes religieuses de prendre pour une manifestation de la Providence. C’est ainsi que nous avons vu la condition du travailleur s’améliorer insensiblement, s’élever de l’esclavage au salariat, et tout à l’heure à la participation; que la propriété, de féodale et inaliénable, est devenue égalitaire et mobile, et que le principe de solidarité, à peine soupçonné des anciens, apparaît de plus en plus dans sa vérité et sa puissance. Ce mouvement est un des aspects les plus caractéristiques des mœurs humaines, et peut servir jusqu’à certain point de guide au moraliste. Ce sera, si l’on veut, un moyen d’utile prévoyance : je nie sa valeur quant à l’obligation qui peut en résulter pour la conscience.

Le progrès dans la société, en ne tenant pas compte des rétrogradations, dont il faut pourtant faire la part, est insensible; il ne se manifeste qu’à de longs intervalles ? en attendant, quelle sera la règle des individus, dont la vie est si courte? Supposant le taux moyen de l’intérêt de 42 pour 400 vers la fin de la république romaine, il a fallu dix-huit siècles pour l’abaisser à 3 pour 100. Depuis Charlemagne, que nous prendrons pour point de départ de la féodalité, il s’est écoulé près de onze siècles pour produire le système de gouvernement constitutionnel. Ainsi du reste. Entre temps, quelle était la règle des consciences? Eût-il suffi d’invoquer le progrès, quand même elles en auraient eu l’idée? Et nous qui avons l’air d’y croire, quel usage pouvons-nous en faire pour notre vertu? Savons-nous seulement de quel côté nous allons? Et si nous ne le savons pas, comment pouvons-nous nous flatter de posséder un critérium? Où est le bien, où est le mal, à cette heure, en France et par toute l’Europe ? Je défie qui que ce soit, philosophe ou prophète, s’il ne possède d’autres lumières que celles qui ont cours, de le dire.

XV

Pour démontrer l’existence en nous d’une faculté juridique, je me suis adressé à Descartes, l’un des pères de la Révolution. Pour trouver le principe de détermination de cette faculté, je m’adresserai à la Révolution elle-même.

Les premières déclarations (27 juillet-31 août 1789, 3 septembre 1791, 15-16 février et 24 juin 1793) n’avaient fait mention que des Droits de l’homme et du citoyen ; elles sous-entendaient plutôt qu’elles n’exprimaient les Devoirs.

Vint ensuite la déclaration de l’an III (22 août 1795), qui, au chapitre des Droits, toujours énoncé en premier lieu, ajouta, comme complément, celui des Devoirs.

Il y a d’abord, dans le simple fait de cette addition, un enseignement qu’il importe de recueillir : c’est que, d’après la Révolution, la conscience n’a originellement qu’une loi, à savoir le respect d’elle-même, sa dignité, sa Justice, Jus ; que cette loi lui est immanente, non communiquée du dehors ; et que c’est de la reconnaissance de cette loi en autrui comme en nous-mêmes que naît ensuite le devoir, ou la plénitude de la Justice.

C’est donc la formule de ce devoir qu’il nous importe maintenant de recueillir, puisque, si l’homme était seul, sa dignité n’ayant pas de corrélative, pas d’égale, il n’y aurait lieu pour lui de chercher la règle de ses obligations : sa morale se réduirait à la liberté.

Or, voici ce que porte la déclaration de l’an III :

« Tous les devoirs de l’homme et du citoyen dérivent de ces deux principes, gravés par la nature dans tous les cœurs :

« Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît ;

« Faites constamment aux autres le bien que vous voudriez en recevoir. »

La formule est double, négative et positive : elle prescrit autant qu’elle défend. Mais ce n’est pas là ce que je veux relever, et sur quoi portera mon commentaire.

Ce que l’on n’a point assez remarqué, peut-être pas remarqué du tout, car je ne me souviens de l’avoir vu nulle part, c’est qu’au moyen de cette maxime, la première peut-être qu’ait formulée le cerveau humain, et dont on retrouve la trace chez les sages de la Chine plus de 2,000 ans avant Jésus-Christ, la distinction du bien et du mal est faite, conséquemment la loi édictée, pour tous les degrés de civilisation et tous les cas possibles.

C’est le Fiat lux du législateur, à l’aide duquel il n’y a plus d’actions indifférentes, quelque variable que soit la formule qui les régit ; plus d’incertitude sur le juste et l’injuste, en un mot plus d’excuse à l’infraction.

Un de mes regrets, en lisant l’Essai de M. Cournot sur les fondements de nos connaissances, a été de voir ce savant homme, entraîné par son idée fixe de la raison des choses, raisonner de la Justice et de la morale comme le théologien Mgr Th. Gousset, et appliquer son système de probabilité à la distinction des crimes et des délits : comme si la Justice avait sa raison dans les choses ! comme si cette raison juridique n’était pas au contraire, ainsi que nous le montre la Constitution de 95, tout entière dans les personnes ! Eh ! sans doute, monsieur l’Inspecteur, votre calcul de probabilité peut être utile s’il s’agit d’évaluer un produit, d’apprécier un service, une situation, un dommage, de fixer le juste prix des marchandises, le taux exact de l’intérêt ou de l’escompte ; mais ce n’est pas dans ce calcul, dans cette détermination objective, que se trouve la Justice, et, quelque erreur que nous commettions à cet égard, la certitude du droit n’en peut souffrir. La Justice est dans notre volonté et résolution de traiter autrui, en toutes choses, comme nous-même, c’est-à-dire selon le principe de l’égalité, autant qu’elle nous apparaît, et nonobstant l’erreur commise de bonne foi par les parties, laquelle erreur, quelque tort qu’elle fasse aux intérêts, ne compte, en morale, absolument pour rien.

Cette distinction établie entre la raison des choses, si mal à propos présentée comme critère de la Justice, et la raison des personnes, toute difficulté s’évanouit, tout s’explique ; les aberrations de la pratique restent condamnables, la conscience, qui s’y est livrée de bonne foi, est justifiée.

Ainsi, sous la loi païenne et mosaïque, l’esclavage est dans les mœurs, admis par le consentement universel, à tel point que le Pentateuque nous le montre comme un bien pour l’esclave, qui l’accepte, s’y tient volontairement, s’en honore, et souvent le réclame. Quel sera l’esprit de la loi ? C’est que le maître doit en toute circonstance traiter son esclave comme il voudrait en être traité si les rôles étaient intervertis, et l’esclave servir son maître comme il voudrait l’être dans le même cas.

Cela justifie-t-il l’esclavage ? En aucune façon. La loi part de l’hypothèse d’une commune ignorance ; elle statue d’après la donnée de l’opinion universelle, qui pose l’esclavage comme nécessaire, et ne reconnaît pas dans la raison des personnes un motif de le nier. Que si plus tard, avec le temps et l’expérience, là même opinion universelle vient à changer sur le fait de la servitude ; s’il est reconnu qu’un tel régime est contraire à la raison et à l’humanité, destructif de la personne et nuisible à tous les intérêts ; en un mot, si l’idée sociale, en s’élevant, répudie la servitude, alors que le législateur fasse son devoir. L’institution doit changer, et tout en changeant elle ne fera qu’accomplir, avec une plus parfaite intelligence, l’antique précepte, Faites à autrui comme vous voulez qu’il vous soit fait, lequel est invariable.

Je n’aurais donc rien à reprocher à la religion sur le fait de l’esclavage, si elle s’était bornée, comme la politique, à interpréter selon le progrès du temps et la mesure de l’opinion ce grand principe juridique de la raison des personnes. Au lieu de cela, elle s’est prévalu d’une soi-disant raison des choses qui n’existe pas ; elle a fait de l’inégalité des personnes un dogme de sa théologie ; c’est en vertu de ce spiritualisme qu’elle a consacré une première fois l’esclavage en le réglementant par le ministère de Moïse, une seconde fois le servage en le faisant entrer dans sa hiérarchie, et qu’elle s’efforce aujourd’hui de maintenir le salariat, dernière forme de la servitude !…

Qu’y a-t-il de plus inhumain que la guerre ? Et pourtant elle est susceptible de recevoir des applications nombreuses du principe, Faites à autrui, etc., applications dont l’ensemble forme le Droit de la guerre, deux mots qui rugissent de se voir accouplés. Ainsi, entre nations qui admettent ce droit, il n’est plus permis de massacrer les prisonniers, de tuer les parlementaires ; bien plus, les traités de paix conclus entre le vainqueur et le vaincu, traités dont le droit ne repose que sur la force, ces traités doivent être respectés comme s’ils avaient été consentis librement. Cela justifie-t-il la victoire ? Point du tout : le règne de la force ne peut jamais être le règne du droit, l’oppression d’un peuple est toujours une violation de la Justice ; mais, sous l’empire de la force, quand le plus faible a succombé, quand, au lieu de protester jusqu’à la mort par la révolte ou le silence, il a imploré et obtenu l’aman, comme dit l’Arabe, il est lié par sa propre soumission, par la raison de sa propre personne, et l’expérience prouve qu’il vaut mieux pour lui de toute façon y rester fidèle que se parjurer.

La polygamie, à une époque, est de droit commun. La femme, convaincue la première de son infériorité, ne s’en plaint pas, témoin la Circassienne, fière du haut prix auquel elle est achetée. Cela répugne à dire, et pourtant telle est l’expression du droit : Mari, traite tes femmes et tes concubines comme tu voudrais être traité par ton mari, si tu étais femme ; et vous, femmes, conduisez-vous envers votre chef comme vous voudriez que fissent vos femmes, si vous étiez hommes.

La loi qui, d’après cette formule, réglemente le droit des épouses, des concubines et de leurs enfants, est-elle une justification de la polygamie ? Non : elle part d’une institution spontanément et de bonne foi établie, et elle statue en conséquence. Maintenant, que l’idéal de l’amour s’élève ; que la raison des personnes, entre l’homme et la femme, soit mieux comprise ; qu’entre le mariage qui unit et la polygamie qui divise la contradiction éclate : alors la forme de l’union doit être modifiée. Au fond la Justice ne change pas ; elle reste absolue et immuable.

Le prêt à intérêt est indispensable aux relations commerciales. Dans l’état économique des premières sociétés, il y aurait injustice d’exiger que le propriétaire prêtât son capital pour rien ; en conséquence, le législateur autorise l’intérêt. Cela prouve-t-il que l’intérêt soit de sa nature chose morale, et que le gouvernement, qui le protége, en affirme l’équité ? Pas plus que l’Église, qui n’y comprend rien et qui s’y livre avec ardeur, ne le sanctifie elle-même. La Justice ne dit ici qu’une chose : Capitaliste, prêtez à votre frère aux conditions que vous voudriez raisonnablement obtenir, si vous étiez emprunteur ; et vous, emprunteur, acquittez-vous de vos engagements avec la bonne foi et l’exactitude que vous désireriez rencontrer, si vous étiez prêteur.

Lors donc que pour assurer, en ce qui concerne le prêt, l’observation du principe, le législateur ordonne que le taux maximum de l’intérêt, dans les affaires civiles, sera de 6 p. 100, dans les affaires commerciales 6 p. 100 ; cela veut-il dire que, dans l’esprit de la loi, le 5 ou le 6 aient en eux-mêmes quelque chose de plus moral que le 7 ou le 8 ? Pas le moins du monde. La loi rendue par le législateur équivaut dans ce cas à un contrat synallagmatique passé entre tous les citoyens, par lequel ils s’obligent les uns envers les autres à ne jamais exiger un intérêt supérieur au taux fixé par la loi, ou, si les garanties offertes par l’emprunteur ne paraissent pas suffisantes, à ne pas prêter du tout : application directe de la maxime, Faites aux autres, etc. ; Ne faites pas aux autres, etc.

Un jour, et c’est mon ferme espoir, la science économique apprendra aux hommes à se procurer les avantages du crédit sans qu’il en coûte aucune rétribution. La loi qui décrétera cette grande réforme condamnera-t-elle, comme immorale en soi, la pratique antérieure ? Nullement. La Justice, tout en suivant le progrès de la connaissance, ne cesse pas pour cela d’être identique à elle-même. Elle ne défend que la violence, l’injure à l’homme, soit dans sa personne, soit dans ses intérêts, de quelque manière que ceux-ci soient entendus. Vienne le jour où le principe de l’intérêt du prêt ne sera plus défendu que par une minorité de capitalistes contre le vœu national, et la loi marchera avec la science et l’opinion ? Autrement elle serait immorale.

Quant à l’agiotage, je me propose, pour l’instruction de M. Oscar de Vallée et de ses collègues, d’en faire l’objet d’une monographie spéciale.

En soi, et au point de vue de la Justice, l’esclavage, la guerre, l’usure, ne sont donc rien, la polygamie rien, la continence et la luxure rien, la propriété rien, le vol pas davantage. Ce sont des situations, des accidents, des fortunes, bonnes ou mauvaises, des erreurs du jugement si l’on veut ; quant à la moralité, néant.

Une seule chose est vraie, la Justice, c’est-à-dire l’obligation de se respecter en toute circonstance, et de respecter autrui, comme on voudrait l’être soi-même, si l’on était à sa place.

L’appréciation de ce qui est utile ou nuisible peut être erronée, par conséquent la loi ou convention qui en est la suite manquer de justesse et être, sujette à révision ; la Justice est infaillible et commande toujours.

Ceci nous explique comment la distinction des viandes a pu devenir chez certaines nations un précepte de Justice. Quel qu’ait été le motif du législateur, motif qu’il est parfaitement inutile aujourd’hui de chercher, du moment que l’interdiction, proposée et acceptée de bonne foi, faisait partie d’une discipline de laquelle dépendait l’ordre et la conservation de la société, l’observance était juste et la violation répréhensible.

C’est d’après ce principe que la déclaration de l’an III a pu dire :

« 5. Nul n’est homme de bien s’il n’est franchement et religieusement observateur des lois.

« 6. Celui qui viole ouvertement les lois se déclare en état de guerre avec la société. »

« 7. Celui qui, sans enfreindre ouvertement les lois, les élude par ruse ou par adresse, blesse les intérêts de tous : il se rend indigne de leur bienveillance et de leur estime. »

XV. — Pour démontrer l’existence en nous d’une faculté juridique, nous nous sommes adressés à Descartes, l’un des pères de la Révolution. Pour trouver le principe de détermination de cette faculté, nous nous adresserons à la Révolution elle-même.

Les premières déclarations (27 juillet-31 août 1789, 3 septembre 1794, 45-16 février et 24 juin 4793) n’avaient fait mention que des _Droits_ de l’homme et du citoyen; elles sous-entendaient plutôt qu’elles n’exprimaient les Devoirs.

Vint ensuite la déclaration de lan III (22 août 1798), qui, au chapitre des Droits, toujours énoncé en premier lieu, ajouta, comme complément, celui des Devoirs.

Il y a d’abord, dans le simple fait de cette addition, un enseignement qu’il importe de recueillir : c’est que, d’après la Révolution, la conscience n’a originellement qu’une loi, à savoir le respect d’elle-même, sa dignité, sa Justice, Jus ; que cette loi lui est immanente, non communiquée du dehors, et que c’est de la reconnaissance de cette loi en autrui comme en nous-mêmes que naît ensuite le devoir, ou la plénitude de la Justice.

C’est donc la formule de ce devoir qu’il nous importe maintenant de recueillir, puisque, si l’homme était seul, sa dignité n’ayant pas de corrélative, il n’y aurait pas lieu pour lui de chercher la règle de ses obligations : sa morale se réduirait à la liberté.

Or, voici ce que porte la déclaration de l’an III :

« Tous les devoirs de l’homme et du citoyen dérivent de ces deux principes, gravés par la _nature_ dans tous les cœurs :

. Fe faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fit;

« Faites constamment aux autres le bien que vous voudriez en recevoir. »

La formule est double, négative et positive : elle prescrit autant qu’elle défend. Mais ce n’est pas là ce que je veux relever, et sur quoi portera mon commentaire.

Ce que l’on n’a point assez remarqué, peut-être pas remarqué du tout, car je ne me souviens de l’avoir vu nulle part, c’est qu’au moyen de cette maxime, la première peut-être qu’ait formulée le cerveau humain, et dont on retrouve la trace chez les sages de la Chine plus de 2,000 ans avant Jésus-Christ, la distinction du bien et du mal est faite, conséquemment la loi édictée, pour tous les degrés de civilisation et tous les cas possibles.

C’est le Fiat lux du législateur, à l’aide duquel il n’y a plus d’actions indifférentes, quelque variable que soit la formule qui les régit; plus d’incertitude sur le juste et l’injuste, en un mot plus d’excuse à l’infraction.

Un de mes regrets, en lisant l’Essai de M. Cournot sur les fondements de nos connaissances, a été de voir ce savant homme, entraîné par son idée fixe de la raison des choses, raisonner de la Justice et de la morale comme le théologien Mgr Th. Gousset, et appliquer son système de probabilité à la distinction des crimes et des délits : comme si la Justice avait sa raison dans les choses! comme si cette raison juridique n’était pas au contraire, ainsi que nous le montre la Constitution de 93, _tout entière dans les personnes_! Eh! sans doute, monsieur l’Inspecteur, votre calcul de probabilité peut être utile s’il s’agit d’évaluer un produit, d’apprécier un service, une situation, un dommage, de fixer le juste prix des marchandises, le taux exact de l’intérêt ou de l’escompte; il peut servir encore à prévoir les actes de la spontanéité humaine : mais ce n’est pas dans ce calcul, dans cette détermination objective, que se trouve la Justice, et quelque erreur que nous commettions à cet égard, la certitude du droit n’en peut souffrir. La Justice est dans notre volonté et résolution de traiter autrui, en toutes choses, comme nous-mêmes, c’est-à-dire selon le principe de l’égalité, autant que celle-ci nous apparaît, et nonobstant l’erreur commise de bonne foi par les parties, laquelle erreur, quelque tort qu’elle fasse aux intérêts, ne compte, en morale, absolument pour rien.

Cette distinction établie entre la raison des choses, si mal à propos présentée comme critère de la Justice, et la raison des personnes, toute difficulté s’évanouit, tout s’explique. Les aberrations de la pratique restent condamnables; la conscience, qui s’y est livrée de bonne foi, est justifiée.

XVI. — Ainsi, sous la loi païenne et mosaïque l’esclavage est dans les mœurs, admis par le consentement universel, à tel point que le Pentateuque nous le montre comme un bien pour l’esclave, qui l’accepte, s’y tient volontairement, s’en honore, et souvent le réclame. Quel sera l’esprit de la loi? C’est que le maître doit en toute circonstance traiter son esclave comme il voudrait en être traité si les rôles étaient intervertis, et l’esclave servir son maître comme il voudrait l’être dans le même cas.

Cela justifie-il l’esclavage? En aucune façon. La loi part de l’hypothèse d’une commune ignorance; elle statue d’après la donnée de l’opinion universelle, qui pose l’esclavage comme nécessaire, et ne reconnait pas dans la raison des personnes un motif de le nier. Que si plus tard, avec le temps et l’expérience, la même opinion universelle vient à changer sur le fait de la servitude; s’il est reconnu qu’un tel régime est contraire à la raison et à l’humanité, destructif de la personne et nuisible à tous les intérêts; en un mot, si l’idée sociale, en s’élevant, répudie la servitude, alors que le législateur fasse son devoir. L’institution doit changer, et tout en changeant elle ne fera qu’accomplir, avec une plus parfaite intelligence, l’antique précepte, Faites à autrui comme vous voulez qu’il vous soit fait, lequel est invariable.

Je n’aurais donc rien à reprocher à la religion sur le fait de l’esclavage, si elle s’était bornée, comme la politique, à interpréter selon le progrès du temps et la mesure de l’opinion ce grand principe juridique de la raison des personnes. Au lieu de cela, elle s’est prévalue d’une soi-disant raison des choses qui n’existe pas; elle a fait de l’inégalité des personnes un dogme de sa théologie ; c’est en vertu de ce spiritualisme qu’elle a consacré une première fois l’esclavage en le réglementant par le ministère de Moïse, une seconde fois le servage en le faisant entrer dans sa hiérarchie, et qu’elle s’efforce aujourd’hui de maintenir le salariat, dernière forme de la servitude.

Qu’y a-t-il de plus inhumain que la guerre? Et pourtant elle est susceptible de recevoir des applications nombreuses du principe, Faites à autrui, etc., applications dont l’ensemble forme le _Droit de la guerre_, deux mots qui semblent rugir de se voir accouplés. Ainsi, entre nations qui admettent ce droit, il n’est plus permis de massacrer les prisonniers, de tuer les parlementaires; bien plus, les traités de paix conclus entre le vainqueur et le vaincu, traités dont le droit a pour base la force, ces traités doivent être respectés comme s’ils avaient été consentis librement. Cela justifie-t-il, d’une manière absolue, la bataille? Non : le jugement de la force, ou la coutume qui a pour but de vider certains différends par les voies de la force, ne peut être considérée que comme une institution préparatoire. De même que la constitution politique doit un jour s’effacer devant la constitution économique, ainsi l’incorporation d’une nation dans une autre ne peut être revendiquée que dans des conditions particulières, créées par l’absence même du Droit économique. Jusque-là, la guerre demeure fatalement, de l’aveu de toutes les nations, une forme de la Justice. C’est pourquoi, dans une guerre selon les formes, quand le plus faible a succombé, quand, au lieu de protester jusqu’à la mort par la révolte ou le silence, il a imploré et obtenu l’aman, comme dit l’Arabe, il est lié par sa propre soumission, par la raison de sa propre personne; et l’expérience prouve qu’il vaut mieux pour lui de toute façon y rester fidèle que de se parjurer (F).

La polygamie, à une époque, est de droit commun. La femme, convaincue la première de son infériorité, ne s’enplaint pas, témoin la Circassienne, fière du haut prix auquel elle est achetée. Cela répugne à dire, et pourtant telle est l’expression du droit : Mari, traite tes femmes et tes concubines comme tu voudrais être traité par ton mari, si tu étais femme ; et vous, femmes, conduisez-vous envers votre chef comme vous voudriez que fissent vos femmes, si vous étiez hommes.

La loi qui, d’après cette formule, réglemente le droit des épouses, des concubines et de leurs enfants, est-elle une justification de la polygamie? Non : elle part d’une institution spontanément et de bonne foi établie, et elle statue en conséquence. Maintenant, que l’idéal de l’amour s’élève; que la raison des personnes, entre l’homme et la femme, soit mieux comprise; qu’entre le mariage qui unit et la polygamie qui divise la contradiction éclate : alors la forme de l’union doit être modifiée. Au fond la Justice ne change pas; elle reste absolue et immuable.

Le prêt à intérêt est indispensable aux relations commerciales. Dans l’état économique des premières sociétés, il y aurait injustice à exiger que le propriétaire prêtât son Capital pour rien; en conséquence, le législateur autorise l’intérêt. Cela prouve-t-il que l’intérêt soit de sa nature chose morale, et que le gouvernement qui le protège en affirme l’équité? Pas plus que l’Église, qui n’y comprend rien et qui s’y livre avec ardeur, ne le sanctifie elle-même. La Justice ne dit ici qu’une chose : Capitaliste, prêtez à votre frère aux conditions que vous voudriez raisonnablement obtenir, si vous étiez emprunteur; et vous, emprunteur, acquittez-vous de vos engagements avec la bonne foi et l’exactitude que vous désireriez rencontrer, si vous étiez préteur.

Lors donc que pour assurer, en ce qui concerne le prêt, l’observation du principe, le législateur ordonne que le taux maximum de l’intérêt, dans les affaires civiles, sera de 5 p. 100, dans les affaires commerciales 6 p. 400, cela veut-il dire que, dans l’esprit de la loi, le 5 ou le 6 aient en eux-mêmes quelque chose de plus moral que le 7 ou le 8? Pas le moins du monde. La loi rendue par le législateur équivaut dans ce cas à un contrat synallagmatique passé entre tous les citoyens, par lequel ils s’obligent les uns envers les autres à ne jamais exiger un intérêt supérieur au taux fixé par la loi, ou, si les garanties offertes par l’emprunteur ne paraissent pas suffisantes, à ne pas prêter du tout : application directe de la maxime, Faites aux autres, etc.; Ne faites pas aux autres, etc.

Un jour, et c’est mon ferme espoir, la science économique apprendra aux hommes à se procurer les avantages du crédit sans qu’il en coûte aucune rétribution. La loi qui décrétera cette grande réforme condamnera-t-elle, comme immorale en soi, la pratique antérieure? Nullement. La Justice, tout en suivant le progrès de la connaissance, ne cesse pas pour cela d’être identique à elle-même. Elle ne défend que la violence, l’injure à l’homme, soit dans sa personne, soit dans ses intérêts, de quelque manière que ceux-ci soient entendus. Vienne le jour où le principe de l’intérêt du prêt ne sera plus défendu que par une minorité de capitalistes contre le vœu national, et la loi marchera avec la science et l’opinion. Autrement elle serait immorale.

Quant à l’agiotage, je me propose, pour l’instruction de M. Oscar de Vallée et de ses collègues, d’en faire quelque jour l’objet d’une monographie spéciale.

En soi, et au point de vue de la Justice, l’esclavage, la guerre, l’usure, ne sont done rien, la polygamie rien, la continence et la luxure rien, la propriété rien, le vol pas davantage. Ce sont des situations, des accidents, des fortunes, bonnes ou mauvaises, des erreurs du jugement si l’on veut; quant à la moralité, néant.

Une seule chose est vraie, la Justice, c’est-à-dire l’obligation de se respecter en toute circonstance, et de respecter autrui, comme on voudrait être respecté soi-même, si Von était à sa place.

L’appréciation de ce qui est utile ou nuisible peut être erronée, par conséquent la loi ou convention qui en est l’expression manquer de justesse et être sujette à révision; la Justice est infaillible et commande toujours.

Ceci nous explique comment la distinction des viandes a pu devenir, chez certaines nations, un précepte de Justice. Quel qu’ait été le motif du législateur, motif qu’il est parfaitement inutile aujourd’hui de chercher, du moment que l’interdiction, proposée et acceptée de bonne foi, faisait partie d’une discipline de laquelle dépendaient l’ordre et la conservation de la société, l’observance était juste et la violation répréhensible.

C’est d’après ce principe que la déclaration de l’an III a pu dire :

« 5. Nul n’est homme de bien s’il n’est franchement et religieusement observateur des lois.

« 6. Celui qui viole ouvertement les lois se déclare en état de guerre avec la société.

« 7. Celui qui, sans enfreindre ouvertement les lois, les élude par ruse on par adresse, blesse les intérêts de tous : il se rend indigne de leur bienveillance et de leur estime. »

XVI

Le principe de la certitude et de l’inaltérabilité de la Justice, ou de la raison des personnes, alors même que dans la pratique la loi est sujette à varier par suite de l’intelligence plus ou moins grande que nous avons de la raison des choses, ce principe, dis-je, peut servir à dissiper encore quelques nuages, que la confusion du point de vue objectif avec le subjectif, a fait naître, et qui font le plus grand tort à la morale.

Tous les casuistes distinguent les choses de précepte d’avec les choses de conseil.

Par exemple, il est de précepte de s’abstenir du bien d’autrui en toute circonstance ; il est seulement de conseil d’assister le prochain dans son indigence, de s’exposer au danger pour le sauver des mains d’un assassin ou de la dent d’une bête féroce.

Cette différence provient de ce que le précepte est fondé sur le droit, qui est absolu, tandis que le conseil est basé sur la charité, qui relève de la munificence gracieuse. Ceci revient à dire que, si nous devons, dans nos relations commutatives, faire à autrui comme nous avons droit d’exiger qu’il nous fasse, l’obligation n’existe plus s’il s’agit d’un accident de force majeure, pour lequel nous ne sommes pas engagés envers lui. Chacun chez soi, chacun pour soi.

La maxime de charité passant après la maxime de Justice, il y aurait ainsi, et quant aux choses, et quant à la conscience, une certaine hiérarchie de droits et de devoirs.

Comment se fait-il cependant que dans certains cas la maxime de charité prime le droit, et que l’homme qui agit autrement est réputé infâme ?

Un pauvre diable, dont les enfants crient la faim, vole, la nuit, dans un grenier, après effraction et escalade, un pain de quatre livres. Le boulanger le fait condamner à huit ans de travaux forcés : voilà le droit. Le volé pouvait effacer le délit et prévenir la peine en faisant volontairement au coupable don du pain : c’est ce que conseillait la charité. Par contre le même boulanger, prévenu d’avoir mis du plâtre dans son pain en guise de farine, et du vitriol pour levain, est condamné à 5 liv. d’amende : c’est la loi. Or, la conscience crie que le propriétaire et le législateur sont des monstres ; elle les range parmi les anthropophages. D’où vient cette contradiction ?

Je réponds que la conscience n’est que juste : c’est la loi pénale, c’est l’économie sociale, la propriété et la casuistique qui ont tort.

La loi positive, autrement dire la Justice appliquée, fondée sur une appréciation telle quelle de la raison des choses, n’étant jamais qu’approximative, ne peut aller jusqu’à sacrifier la raison des personnes. La contradiction surgit-elle ? La conscience dit et proclame que l’homme d’honneur ne doit pas attendre la définition du savant et le décret du prince : il supplée l’une et l’autre, cherche la Justice, et la pratique dans sa plénitude.

C’est en vertu de ce principe que l’Évangile, avec sa maxime de charité que quelques-uns ont de nos jours essayé de rajeunir, a fait illusion aux esprits. Cette vertu héroïque, que le Christ recommande à ses disciples, que l’Église ne cesse de prêcher, mais dont elle n’a jamais osé faire une loi, n’est autre que la compensation que les âmes généreuses apportent d’elles-mêmes à l’injustice du système ; compensation précieuse parce qu’elle est volontaire, mais insuffisante tant qu’elle ne sera pas convertie par la Révolution en lien de droit, et dont l’assistance publique, l’aumône organisée, fait une hypocrisie et une honte.

Le temps viendra où, par le développement de la science sociale, les rapports de Justice étant de mieux en mieux déterminés, les choses de conseil passeront dans les préceptes, à peu près comme on le voit dans le contrat d’assurance, qui a précisément pour but de remplacer par un droit positif le bénéfice précaire de la charité. C’est encore ainsi que pour le soldat l’obligation de secourir son camarade, même au péril de ses jours, de se faire tuer pour sauver le drapeau, est de justice : où en serait le pays, si sa défense dépendait d’une vertu de surérogation ?

J’en dis autant des choses de la vie privée, qu’on est dans l’habitude de rapporter à la morale de conseil : comme elles intéressent la dignité personnelle, puisque sans cela on n’en ferait pas l’objet de maximes, elles appartiennent, en vertu de la solidarité sociale, à la morale impérative, à la Justice. Il n’est pas indifférent à la société que l’individu, en toutes ses actions, se respecte : l’impureté privée, le vice secret, est le commencement de toute iniquité. Aussi je partage le sentiment d’Aristote, dans sa Morale à Nicomaque : ce philosophe soutient que la Justice n’est point une division de l’éthique, mais le principe même de l’éthique, qu’elle embrasse tout entière ; et je regarde, quant à moi, les sept péchés capitaux comme pouvant tomber sous le coup de la loi, aussi bien que la calomnie, le vol, l’adultère, et le meurtre.

XVII. — Le principe de la certitude et de l’inaltérabilité de la Justice, ou de la raison des personnes, alors même que dans la pratique la loi est sujette à varier par suite de l’intelligence plus ou moins grande que nous avons de la raison des choses, ce principe, dis-je, peut servir à dissiper encore quelques nuages, que la confusion du point de vue objectif avec le subjectif a fait naître, et qui font le plus grand tort à la morale.

Tous les casuistes distinguent les choses de précepte d’avec les choses de conseil.

Par exemple, il est de précepte de s’abstenir du bien d’autrui en toute circonstance ; il est seulement de conseil d’assister le prochain dans son indigence, de s’exposer au danger pour le sauver des mains d’un assassin ou de la dent d’une bête féroce.

Cette différence provient de ce que le précepte est fondé sur le droit, qui est absolu, tandis que le conseil est basé sur la charité, qui relève de la munificence gracieuse. Ceci revient à dire que, si nous devons, dans nos relations commutatives, faire à autrui comme nous avons droit d’exiger qu’il nous fasse, l’obligation n’existe plus s’il s’agit d’un accident de force majeure, pour lequel nous ne sommes pas engagés envers lui. Chacun chez soi, chacun pour soi.

La maxime de charité passant après la maxime de Justice, il y aurait ainsi, quant aux choses et quant à la conscience, une certaine hiérarchie de droits et de devoirs.

Comment se fait-il cependant que dans certains cas la maxime de charité prime le droit, et que l’homme qui agit autrement est réputé infâme ?

Un pauvre diable, dont les enfants crient la faim, vole, la nuit, dans un grenier, après effraction et escalade, un pain de quatre livres. Le boulanger le fait condamner à huit ans de travaux forcés : voilà le droit. Le volé pouvait effacer le délit et prévenir la peine en faisant volontairement au coupable don du pain : c’est ce que conseillait la charité. Par contre le même boulanger, prévenu d’avoir mis du plâtre dans son pain en guise de farine, et du vitriol pour levain, est condamné à 5 liv. d’amende : c’est la loi. Or, la conscience crie que ce trafiquant est un monstre, et la loi elle-même absurde et odieuse. D’où vient cette contradiction ?

Je réponds que la conscience n’est que juste : c’est la loi pénale, c’est l’économie sociale, la propriété et la casuistique qui ont tort.

La loi positive, autrement dire la Justice appliquée, fondée sur une appréciation telle quelle de la raison des choses, n’étant jamais qu’approximative, ne peut aller jusqu’à prévaloir contre le sens intime, appelé incessamment à la redresser. La contradiction surgit-elle? La conscience dit et proclame que l’homme d’honneur ne doit pas attendre la définition du savant et le décret du prince : il supplée l’une et l’autre, cherche la Justice, et la pratique dans sa plénitude. ,

C’est en vertu de ce principe que l’Évangile, avec sa maxime de charité que quelques-uns ont de nos jours essayé de rajeunir, a fait illusion aux esprits. Cette vertu héroïque, que le Christ recommande à ses disciples, que l’Église ne cesse de prêcher, mais dont elle n’a jamais osé faire une loi, n’est autre que la compensation que les âmes généreuses apportent d’elles-mêmes à l’injustice du système; compensation méritoire parce qu’elle est volontaire, mais insuffisante tant qu’elle ne sera pas convertie par la Révolution en lien de droit, et dont l’assistance publique, l’aumône organisée, fait une hypocrisie et une honte.

Le temps viendra où, par le développement de la science sociale, les rapports de Justice étant de mieux en mieux déterminés, les choses de conseil passeront dans les préceptes, à peu près comme on le voit dans le contrat d’assurance, qui a précisément pour but de remplacer par un droit positif le bénéfice précaire de la charité. C’est encore ainsi que pour le soldat l’obligation de secourir son camarade, même au péril de ses jours, de se faire tuer pour sauver le drapeau, est de justice : où en serait le pays si la défense dépendait d’une vertu de surérogation ?

Jen dis autant des choses de la vie privée, qu’on est dans l’habitude de rapporter à la morale de conseil : comme elles intéressent la dignité personnelle, puisque sans cela on n’en ferait pas l’objet de maximes, elles appartiennent, en vertu de la solidarité sociale, à la morale impérative, à la Justice. Il n’est pas indifférent à la société que l’individu, en toutes ses actions, se respecte : l’impureté privée, le vice secret, est le commencement de toute iniquité. Aussi je partage le sentiment d’Aristote, dans sa morale à Nicomaque : ce philosophe soutient que la Justice n’est point une division de l’éthique, mais le principe même de l’éthique, qu’elle embrasse tout entière; et je regarde, quant à moi, les sept péchés capitaux comme pouvant tomber sous le coup de la loï, aussi bien que la calomnie, le vol, l’adultère et le meurtre (G).

XVII

Voici donc le pyrrhonisme vaincu sur les deux premières questions : la réalité du sens juridique, et la certitude de la distinction du bien et du mal.

Comme il est intelligent, aimant, industrieux, artiste, l’homme est digne, il est juste. La Justice est en lui comme toutes les autres facultés, se manifestant d’une manière qui lui est propre, et avec une certitude que n’infirment en rien les erreurs d’application.

Et comme la faculté juridique se distingue nettement de la faculté intelligente, industrielle, artistique, de même la notion de bien et de mal qui lui est propre n’est pas vaine, fugitive, variable, comme on l’a dit ; elle ne flotte pas au gré du tempérament des peuples, des suggestions du climat, du bon plaisir des révélateurs : elle est parfaitement nette, distincte, affranchie de toute confusion ; car elle ne résulte pas de la définition, impossible à donner, de faits variables et d’actes contradictoires, mais de la définition que la conscience fait d’elle-même, quand elle prend, si j’ose ainsi dire, sa propre mesure pour l’appliquer à autrui.

Qu’y a-t-il, s’il vous plaît, de mieux défini, de plus intelligible, de plus arrêté, de plus net, de moins susceptible d’équivoque, que l’égalité de respect ?

Autant le mathématicien est sûr de ne pas se tromper sur la notion d’égalité, si loin qu’il pousse ses démonstrations et ses calculs ; autant l’être moral est certain de ne pas s’égarer sur la notion du bien et du mal, puisque cette notion, qu’il en porte écrite en son âme, n’est autre que l’égalité même.

Comprenez-vous à présent ce que c’est que la conscience, et ce commandement absolu qu’elle se fait à elle-même de respecter les autres, comme elle veut qu’on la respecte ? Comprenez-vous pourquoi le principe de Justice doit être cherché exclusivement dans l’humanité, l’idée d’une révélation étant incompatible avec celle d’une Justice en progrès ?

De même que la lucidité est un besoin pour l’œil, la fidélité un besoin pour la mémoire, l’exactitude du jugement un besoin pour la raison, la science un besoin pour l’esprit, la beauté un besoin pour le cœur, la réciprocité un besoin pour l’amour, parce qu’il est de l’essence de tout organe et de toute faculté de trouver son bien-être dans la plénitude de sa fonction, son malheur dans l’amoindrissement ; de même l’égalité est un besoin pour la conscience : c’est son bonheur à elle, son droit, son devoir, sa nécessité, son obligation, tous ces mots sont synonymes. Hors de là elle souffre, se plaint ; elle vous assaillit de remords, elle vous tyrannise. Que puis-je vous dire de plus ?

Armée de son incorruptible critère, la conscience entre en action aussitôt qu’elle est placée dans les conditions qui le requièrent. Comme l’œil voit dès qu’il s’ouvre dans un milieu éclairé, comme le cœur aime dès qu’il est provoqué par un objet aimable, ainsi la conscience, dès qu’elle y est invitée par un rapport de personne à personne, fait entendre sa voix : Ceci est juste et cela injuste, ceci est bien et cela mal ; et nulle force de la volonté, nulle révolte des passions, ne sauraient la faire taire. De toutes les spontanéités dont l’ensemble forme notre âme elle est la plus puissante ; toutes les autres lui servent d’instrument ; elle n’est la servante d’aucune ; nous pouvons supporter la perte de celles-là, nous ne supportons pas la perte de celle-ci. Que pouvez-vous, encore une fois, souhaiter de plus positif, de plus catégorique, de plus clair ?

Mais l’imagination peut se tromper sur les qualités des choses : dans ce cas la Justice, sans changer de formule, procède à un autre partage. Rien, à mon avis, n’honore plus l’humanité, ne témoigne mieux de sa haute dignité, que cette révision ; rien, au contraire, n’accuserait plus énergiquement la Providence, s’il fallait admettre qu’en nous imposant la Justice elle nous eût laissés sans la moindre instruction. L’ironie de Pascal à l’adresse de la législation humaine, erreur en deçà des Pyrénées, vérité au delà, tombe directement sur la religion. En essayant, pour la réalisation de mon droit, de toutes les hypothèses, je prouve mon autonomie ; la révélation, qui me laisse aller et ne m’offre que ses sacrements et ses grâces, fait voir son impuissance. L’homme est tout désormais ; la Divinité, plus rien.

XVIII. — Voici done le pyrrhonisme vaincu sur les deux premières questions : la réalité du sens juridique, et la certitude de la distinction du bien et du mal.

Comme il est intelligent, aimant, industrieux, artiste, l’homme est digne, il est juste. La Justice est en lui comme toutes les autres facultés, se manifestant d’une manière qui lui est propre, et avec une certitude que n’infirment en rien les erreurs d’application.

Et comme la faculté juridique se distingue nettement de la faculté intelligente, industrielle, artistique, de même la notion de bien et de mal qui lui est propre n’est pas vaine, fugitive, variable, comme on l’a dit; elle ne flotte pas au gré du tempérament des peuples, des suggestions du climat, du bon plaisir des révélateurs : elle est parfaitement nette, distincte, affranchie de toute confusion. Car elle ne résulte pas de la définition, impossible à donner, de faits variables et d’actes contradictoires, mais de la définition que la conscience fait d’elle-même, quand elle prend, si j’ose ainsi dire, sa propre mesure pour l’appliquer à autrui.

Qu’y a-t-il, s’il vous plaît, de mieux défini, de plus intelligible, de plus arrêté, de plus net, de moins susceptible d’équivoque, que l’égalité de respect?

Autant le mathématicien est sûr de ne pas se tromper sur la notion d’égalité, si loin qu’il pousse ses démonstrations et ses calculs; autant l’être moral est certain de ne pas s’égarer sur la notion du bien et du mal, puisque cette notion, qu’il porte écrite en son âme, n’est autre que l’égalité même.

Comprenez-vous à présent ce que c’est que la conscience, et ce commandement absolu qu’elle se fait à elle-même de respecter les autres, comme elle veut qu’on la respecte? Comprenez-vous pourquoi le principe de Justice doit être cherché exclusivement dans l’humanité, l’idée d’une révélation étant incompatible avec celle d’une Justice en progrès?

De même que la lucidité est un besoin pour l’œil, la fidélité un besoin pour la mémoire, l’exactitude du jugement un besoin pour la raison, la science un besoin pour l’esprit, la beauté un besoin pour le cœur, la réciprocité un besoin pour l’amour, parce qu’il est de l’essence de tout organe et de toute faculté de trouver son bien-être dans la plénitude de sa fonction, son malheur dans l’amoindrissement; de même légalité est un besoin pour la conscience c’est son bonheur à elle, son droit, son devoir, sa nécessité, son obligation, tous ces mots sont synonymes. Hors de là elle souffre, elle se plaint; elle vous assaille de remords et vous tyrannise. Que puis-je dire de plus?

Armée de son incorruptible critère, la conscience entre en action aussitôt qu’elle est placée dans les conditions qui le requièrent. Comme l’œil voit dès qu’il s’ouvre dans un milieu éclairé, comme le cœur aime dès qu’il est provoqué par un objet aimable, ainsi la conscience, dès qu’elle y est invitée par un rapport de personne à personne, fait entendre sa voix : Ceci est juste et cela injuste, ceci est bien et cela mal; et nulle force de la volonté, nulle révolte des passions ne sauraient la faire taire. De toutes les spontanéités dont l’ensemble forme notre âme, elle est la plus puissante; toutes les autres lui servent d’instrument, elle n’est la servante d’aucune ; nous pouvons supporter la perte de celles-là, nous ne supportons pas la perte de celle-ci. Que pouvez-vous encore une fois souhaiter de plus positif, de plus catégorique, de plus clair?

Mais l’imagination peut se tromper sur les qualités des choses : dans ce cas la Justice, aussitôt qu’elle a reconnu l’erreur, procède, sans changer sa maxime, à un autre partage. Rien, à mon avis, n’honore plus l’humanité, ne témoigne mieux de sa haute dignité, que cette révision; rien, au contraire, n’accuserait plus énergiquement la Providence, s’il fallait admettre qu’en nous imposant la Justice elle nous eût laissés sans la moindre instruction. L’ironie de Pascal à l’adresse de la législation humaine, erreur en deçà des Pyrénées, vérité au delà, tombe directement sur la religion. En essayant, pour la réalisation de mon droit, de toutes les hypothèses, je prouve mon autonomie; la révélation, qui me laisse aller et ne m’offre que ses sacrements et ses grâces, fait voir son impuissance. L’homme est tout désormais; la Divinité, plus rien.

XVIII

La situation ainsi faite, nous n’avons plus à nous demander, comme tout à l’heure, s’il est une morale pour l’humanité, si la vertu et le crime sont des déterminations arbitraires, la Justice un vain préjugé.

Le problème se retourne : il s’agit de savoir comment, abstraction faite des erreurs involontaires, qui n’affectent pas la conscience, l’homme peut devenir coupable ; comment cette haute spontanéité, la conscience, reste si souvent impassible ; comment, tandis que la société ne devrait être composée que de justes, si l’homme obéissait, seulement avec la fidélité de l’animal, à la plus puissante de ses attractions, il y a tant de scélérats, tant de lâches ?

Mais ceci suppose que l’homme a le pouvoir de ne pas donner suite aux instigations de sa conscience, et de suspendre en son for intérieur l’action de la Justice. Quelle est cette puissance nouvelle ? Comment expliquer, dans la sagesse de la nature, ce nouveau conflit ?

Ainsi, nous n’échappons à une difficulté que pour tomber dans une autre. Le problème de la Justice et de la distinction du bien et du mal résolu, se présente aussitôt celui du libre arbitre et de l’existence du péché.

XIX. — La situation ainsi faite, nous n’avons plus à nous demander, comme tout à l’heure, s’il est une morale pour l’humanité, si la vertu et le crime sont des déterminations arbitraires, la Justice un vain préjugé.

Le problème se retourne : il s’agit de savoir comment, abstraction faite des erreurs involontaires, qui n’affectent pas la conscience, l’homme peut devenir coupable; comment cette haute spontanéité, la conscience, reste si souvent impassible; comment, tandis que la société ne devrait être composée que de justes, si l’homme obéissait, seulement avec la fidélité de l’animal, à la plus puissante de ses attractions, il y a tant de scélérats, tant de lâches?

Mais ceci suppose que l’homme a le pouvoir de ne pas donner suite aux instigations de sa conscience, et de suspendre en son for intérieur l’action de la Justice. Quelle est cette puissance nouvelle? Comment expliquer, dans la sagesse de la nature, ce nouveau conflit? Ainsi, nous n’échappons à une difficulté que pour tomber dans une autre. Le problème de la Justice et de la distinction du bien et du mal résolu, se présente aussitôt celui du libre arbitre et de l’existence du péché.

CHAPITRE IV.

Du franc arbitre. — Marche de l’idée.

XIX

Ici est le nœud gordien de l’éthique, que la religion a dans tous les temps présenté comme le plus profond de ses dogmes, et que l’éclectisme moderne, avec la fatuité qui le distingue, n’aperçoit seulement pas.

Ce que je vais essayer serait la plus téméraire des entreprises, si la loi du développement philosophique n’en avait fait la chose la plus attendue, la question la plus mûre, pour laquelle il suffit désormais de la lumière de l’histoire.

Il en est des idées comme des choses : elles ne se révèlent pas instantanément dans leur plénitude (ax. 6) ; comme des astres qui se lèvent dans le firmament de la pensée, elles ont leur période d’émergence ; qui sait si elles n’ont pas aussi leur couchant ?

Entre les religions, le christianisme est celle qui affirme le plus énergiquement la liberté : cela devait être. Sans parler de la grande question de l’esclavage qui donna le branle aux idées messianiques, c’est la liberté qui, selon la théologie chrétienne, est la cause du mal ; c’est par elle que le péché est rendu possible, l’intervention de Dieu et de la grâce nécessaire. Ainsi la liberté, bien ou mal connue, est le motif secret de l’établissement des cultes, de la constitution des sacerdoces et de la formation des Églises. Sans cette puissance de malheur, l’homme ayant conservé sa primitive innocence réaliserait sur la terre la vie des bienheureux, il n’aurait pas besoin d’expiation ni de discipline.

Malgré ce rôle immense que joue la liberté dans l’économie du christianisme, il ne faut pas croire qu’elle ait été pour les théologiens un principe intelligible, une chose définie, tombant sous l’appréciation du sens commun. Oh ! non : la liberté, comme la grâce, est pour le théologien un article de foi ; c’est le postulat nécessaire de la révélation, servant à rendre raison de la chute, et subsidiairement à motiver la rédemption et le gouvernement de l’Église, un mystère servant à expliquer d’autres mystères.

Ce mystère, la philosophie, plus entreprenante, s’est efforcée d’en donner l’interprétation. Mais, tandis que la théologie, donnant ses mystères pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire pour impénétrables, demeure ferme dans sa doctrine, la philosophie, en voulant définir la liberté, a constamment abouti à la nier : à telle enseigne que parmi les philosophes qui ont abordé la question, l’on ne saurait dire lesquels ont fait le plus de mal à la liberté, de ceux qui l’ont attaquée, ou de ceux qui ont cru la défendre. Sans doute il ne manque pas parmi les philosophes de gens qui croient au libre arbitre ; mais de gens qui l’expliquent, je n’en ai pas encore rencontré ; et je le répète, ceux qui s’imaginent le prouver le mieux sont ordinairement ceux qui le compromettent le plus.

Cette tournure singulière, dans un débat de si haut intérêt, est déjà par elle-même un fait très-remarquable, d’autant qu’elle ne vient pas de l’ineptie des penseurs, mais de la nature de la chose. Ce sera aussi le point de vue sous lequel nous procéderons à cette étude.

 

CHAPITRE IV.

Du franc arbitre. — Marche de l’idée.

XX. — Ici est le nœud gordien de l’éthique, que la religion a dans tous les temps présenté comme le plus profond de ses dogmes, et que l’éclectisme moderne, avec la fatuité qui le distingue, n’aperçoit seulement pas.

Ce que nous allons essayer serait la plus téméraire des entreprises, si la loi du développement philosophique n’en avait fait la chose la plus attendue, la question la plus mûre, pour laquelle il suffit désormais, à notre avis, de la lumière de l’histoire.

Il en est des idées comme des choses : elles ne se révèlent pas instantanément dans leur plénitude (ax. 7); comme des astres qui se lèvent dans le firmament de la pensée, elles ont leur période d’émergence ; qui sait si elles n’ont pas aussi leur couchant?

Entre les religions, le christianisme est celle qui affirme le plus énergiquement la liberté : cela devait être. Sans parler de la grande question de l’esclavage qui donna le branle aux idées messianiques, c’est la liberté qui, selon la théologie chrétienne, est la cause du mal; c’est par elle que le péché est rendu possible, l’intervention de Dieu et de la grâce nécessaire. Ainsi la liberté, bien ou mal connue, est le motif secret de l’établissement des cultes, de la constitution des sacerdoces et de la formation des Églises. Sans cette puissance de malheur, l’homme ayant conservé sa primitive innocence, réaliserait sur la terre la vie des bienheureux; il n’aurait pas besoin d’expiation ni de discipline.

Malgré ce rôle immense que joue la liberté dans l’économie du christianisme, il ne faut pas croire qu’elle ait été pour les théologiens un principe intelligible, une chose définie, tombant sous l’appréciation du sens commun. Oh, non : la liberté, comme la grâce, est pour le théologien un article de foi; c’est le postulat nécessaire de la révélation, servant à rendre raison de la chute, et subsidiairement à motiver la rédemption et le gouvernement de l’Église, un mystère servant à expliquer d’autres mystères.

Ce mystère, la philosophie, plus entreprenante, s’est efforcée d’en donner l’interprétation. Mais, tandis que la théologie, donnant ses mystères pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire pour impénétrables, demeure ferme dans sa doctrine, la philosophie, en voulant définir la liberté, a constamment abouti à la nier : à telles enseignes que parmi les philosophes qui ont abordé la question, l’on ne saurait dire lesquels ont fait le plus de mal à la liberté, de ceux qui l’ont attaquée, ou de ceux qui ont cru la défendre. Sans doute il ne manque pas, parmi les philosophes, de gens qui croient au libre arbitre, mais de gens qui l’expliquent on n’en a pas encore rencontré; et je le répète, ceux qui s’imaginent le prouver le mieux sont ordinairement ceux qui le compromettent le plus.

Cette tournure singulière, dans un débat de si haut intérêt, est déjà par elle-même un fait très-remarquable, d’autant qu’elle ne vient pas de l’ineptie des penseurs, mais de la nature de la chose. Ce sera aussi le point de vue sous lequel nous procéderons à cette étude.

XX

Descartes.

Pour rendre plus intelligible la théorie du franc arbitre, qu’il avait exposée d’abord dans sa quatrième Méditation, Descartes, répondant aux sixièmes objections no 6, prend pour sujet de son hypothèse Dieu, en qui toutes les facultés, la liberté comme les autres, sont élevées à l’infini. Descartes, s’occupant de psychologie, fait comme le naturaliste qui considère un animalcule au microscope : ce que la faiblesse de sa vue ne lui permet pas d’apercevoir en lui-même deviendra sensible en Dieu, par le grossissement.

Qu’est-ce donc que la liberté en Dieu, c’est-à-dire conçue dans sa plus haute puissance, une liberté parfaite, complète, sans aucun mélange de détermination ou d’influence ?

« Dieu, répond Descartes, en faisant toutes choses, a agi avec la plus pleine, la plus souveraine indépendance : il répugne qu’aucune idée du bien, du vrai, du beau, ait été l’objet de son entendement avant que la nature de cette idée ait été constituée telle par la détermination de sa volonté. Et je ne parle pas d’une simple priorité de temps, mais bien davantage :je dis qu’il a été impossible qu’une telle idée ait précédé la détermination de la volonté de Dieu par une priorité d’ordre ou de nature, ou de raison raisonnée, ainsi qu’on la nomme dans l’école, en sorte que cette idée du bien ait porté Dieu à élire l’un plutôt que l’autre. Par exemple, ce n’est pas pour avoir vu qu’il était meilleur que le monde fût créé dans le temps que dès l’éternité, qu’il a voulu le créer dans le temps ; et il n’a pas voulu que les trois angles d’un triangle fussent égaux à deux droits, parce qu’il a connu que cela ne se pouvait faire autrement, etc. Mais, au contraire, parce qu’il a voulu créer le monde dans le temps, pour cela il est ainsi meilleur que s’il eût été créé dès l’éternité ; et d’autant qu’il a voulu que les trois angles d’un tringle fussent nécessairement égaux à deux droits, pour cela cela est maintenant vrai. Et il ne peut pas être autrement, et ainsi de toutes les autres choses… Et ainsi une entière indifférence en Dieu est une preuve très-grande de sa toute-puissance. »

En deux mots, l’idée en Dieu vient à la suite du vouloir, non le vouloir à la suite de l’idée : sans quoi, observe Descartes, la liberté, qui en Dieu doit être infinie, serait nulle.

Ainsi, bien différent de Platon, qui fait les idées coéternelles à Dieu et y trouve le principe de toutes les déterminations divines, Descartes soutient que les idées elles-mêmes sont une création de l’arbitre divin, qui ne peut ni ne doit pouvoir être déterminé que par lui-même. S’il plaisait à Dieu que les trois angles d’un triangle cessassent d’être égaux à deux droits, cela serait ainsi, dit Descartes. En sorte que ce qui semble à nos intelligences bornées nécessaire d’une nécessité absolue n’est jamais, pour l’intelligence infinie, que d’une vérité relative. Et si l’on demandait à Descartes à quoi peut servir, dans le gouvernement de la Providence, le libre arbitre de Dieu, une fois que le monde des idées et des êtres a été constitué par lui tel que nous le voyons, Descartes pourrait répondre, d’accord avec l’Église : À faire des miracles ! Voilà certes l’idée la plus complète, s’il était possible de s’y tenir, qu’on puisse concevoir de la liberté.

De cette conception idéale du franc arbitre, Descartes passe à la liberté réalisée, telle qu’elle nous apparaît dans l’homme, la plus libre, sinon la seule libre des créatures. Pour celui-ci, dit Descartes, les choses ne se passent plus de la même manière que dans l’entendement divin :

« L’homme, trouvant déjà la nature de la bonté et de la vérité établie et déterminée de Dieu, et, sa volonté étant telle qu’il ne se peut naturellement porter que vers ce qui est bon, il est manifeste qu’elle embrasse d’autant plus librement le bon et le vrai qu’il les connaît plus évidemment, et que jamais il n’est indifférent que lorsqu’il ignore ce qui est de mieux ou de plus véritable, ou du moins lorsque cela ne lui paraît pas si clairement qu’il n’en puisse aucunement douter ; et ainsi l’indifférence qui convient à la liberté de l’homme est fort différente de celle qui convient à la liberté de Dieu. » (Réponse aux sixièmes objections, n. vi.)

« Et certes, avait-il dit, la grâce divine et la connaissance naturelle, bien loin de diminuer ma liberté, l’augmentent plutôt et la fortifient ; de façon que cette indifférence que je sens lorsque je ne suis point emporté vers un côté plutôt que vers un autre par le poids d’aucune raison est le plus bas degré de la liberté, et fait plutôt paraître un défaut dans la connaissance qu’une perfection dans la volonté. Car si je connaissais toujours clairement ce qui est vrai et ce qui est bon, je ne serais jamais en peine de délibérer quel jugement et quel choix je devrais faire, et ainsi je serais entièrement libre sans être jamais indifférent. » (Méditation 4e.)

Tout cela revient à dire que la liberté est une spontanéité qui consiste, en Dieu, à produire toutes choses, même les idées et les lois de son entendement, quand et comme il lui plaît, et sans y être déterminé par aucune nécessité interne ou externe, attendu que la volonté de Dieu, sa faculté pivotale, le Père, est antérieure et supérieure, non-seulement à l’ordre du monde, mais même à l’ordre intellectuel. Dans l’homme, au contraire, la liberté consiste à embrasser la loi du bien et du vrai, c’est-à-dire la loi du système naturel et surnaturel dont il fait partie, à mesure que l’idée lui en est donnée soit par les révélations du dehors, soit par le secours intérieur de la grâce.

Toute considération d’un motif, même d’une loi de géométrie, fait cesser en Dieu la liberté ; au rebours, toute suspension des idées et des influences, soit physiques, soit hyperphysiques, la fait cesser dans l’homme.

D’après cela, on conçoit très-bien que Descartes définisse la liberté en Dieu, pouvoir de faire ou de ne pas faire, de nier ou affirmer, de poursuivre ou fuir une chose. Dieu, dont la spontanéité est infinie, antérieure à toute idée, capable de s’exercer à volonté dans le temps et dans l’éternité, Dieu, dis-je, d’après cette définition de sa spontanéité, est libre.

Mais il n’en est pas de même de la spontanéité humaine, qui, engagée dans le système de la création et des décrets divins, dont elle fait aussi partie, consiste seulement à suivre ce que lui proposent la nature et le Créateur. Aussi Descartes a-t-il soin de dire que, quant à ce qui est de nous,

« La liberté consiste seulement en ce que, pour affirmer ou nier, poursuivre ou fuir une chose que l’entendement nous propose, nous agissons de telle sorte que nous ne sentons point qu’aucune force extérieure nous y contraigne. »

Après cette explication, il n’est plus possible d’avoir égard ni à la liberté d’indifférence, qui n’est que la cessation de notre spontanéité, produite par la suspension des causes qui agissent sur elle, ni au sentiment intérieur que Descartes prétend que nous avons de notre liberté, et qu’il présente comme la preuve irrécusable qu’elle existe, puisque ce sentiment, n’étant autre que celui de la conformité de nos actions avec les lois de notre conscience et de notre entendement, qui sont celles de Dieu et de la nature, peut servir aussi bien à prouver que nous ne sommes point libres.

En résultat, l’homme est une spontanéité gouvernée par une législation qui l’enveloppe ; il est dit libre lorsque rien ne l’empêche d’obéir à ses lois : voilà tout ce qui ressort de l’argumentation de Descartes. Quant à la liberté véritable, au franc arbitre, c’est une faculté idéale dont la réalisation se trouve en Dieu, mais qui dans l’homme est sans emploi, et n’apparaît que comme une puissance de négation vis-à-vis de telle ou telle cause particulière dont il tend à s’affranchir, sans qu’il puisse s’affranchir jamais de l’ensemble des causes, qui le détermine et le presse.

Ce que Descartes appelle liberté d’indifférence, par un reste d’égard pour le préjugé, n’est qu’un état de raison, une sorte de point mathématique, servant à marquer l’instant indivisible où cette spontanéité, ne recevant d’aucun côté une impulsion prépondérante, resterait, par hypothèse, au repos. L’homme libre, suivant Descartes, c’est l’homme qui est entre la vie et le néant.

XXI. — _Descartes_. Pour rendre plus intelligible la théorie du franc arbitre, qu’il avait exposée d’abord dans sa quatrième _Méditation_, Descartes, répondant aux Sixièmes objections n° 6, prend pour sujet de son hypothèse Dieu, en qui toutes les facultés, la liberté comme les autres, sont élevées à l’infini. Descartes, s’occupant de psychologie, fait comme le naturaliste qui considère un animalcule au microscope : ce que la faiblesse de sa vue ne lui permet pas d’apercevoir en lui-même deviendra sensible en Dieu, par le grossissement.

Qu’est-ce donc que la liberté en Dieu, c’est-à-dire conçue dans sa plus haute puissance, une liberté parfaite, complète, sans aucun mélange de déterminisme ou d’influence?

« Dieu, répond Descartes, en faisant toutes choses, a agi avec la plus pleine, la plus souveraine indépendance : il répugne qu’aucune idée du bien, du vrai, du beau, ait été l’objet de son entendement avant que la nature de cette idée ait été constituée telle par la détermination de sa volonté. Et je ne parle pas d’une simple priorité de temps, mais bien davantage : je dis qu’il a été impossible qu’une telle idée ait précédé la détermination de la volonté de Dieu par une priorité d’ordre ou de nature, ou de raison raisonnée, ainsi qu’on la nomme dans l’école, en sorte que cette idée du bien ait porté Dieu à élire l’un plutôt que l’autre. Par exemple, ce n’est pas pour avoir vu qu’il était meilleur que le monde fût créé dans le temps que dès l’éternité, qu’il a voulu le créer dans le temps; et il n’a pas voulu que les trois angles d’un triangle fussent égaux à deux droits, parce qu’il a connu que cela ne se pouvait faire autrement; etc. Mais, au contraire, parce qu’il a voulu créer le monde dans le temps, pour cela il est ainsi meilleur que s’il eût été créé dès l’éternité; et d’autant qu’il a voulu que les trois angles d’un triangle fussent nécessairement égaux à deux droits, pour cela cela est maintenant vrai. Et il ne peut pas être autrement, et ainsi de toutes les autres choses. Et ainsi une entière indifférence en Dieu est une preuve très-grande de sa toute-puissance. »

En deux mots, l’idée en Dieu vient à la suite du vouloir, non le vouloir à la suite de l’idée : sans quoi, observe Descartes, la liberté, qui en Dieu doit être infinie, serait nulle.

Ainsi, bien différent de Platon, qui fait les idées coéternelles à Dieu, et qui y trouve le principe de toutes les déterminations divines, Descartes soutient que les idées elles-mêmes sont une création de l’arbitre divin, qui ne peut ni ne doit pouvoir être déterminé que par lui-même. S’il plaisait à Dieu que les trois angles d’un triangle cessassent d’être égaux à deux droits, cela serait ainsi, dit Descartes. En sorte que ce qui semble à nos intelligences bornées nécessaire d’une nécessité absolue n’est jamais, pour l’intelligence infinie, que d’une vérité relative. Et si l’on demandait à Descartes à quoi peut servir, dans le gouvernement de la Providence, le libre arbitre de Dieu, une fois que le monde des idées et des êtres a été constitué par lui tel que nous le voyons, Descartes pourrait répondre, d’accord avec l’Église : A faire des miracles! Voilà certes l’idée la plus complète, s’il était possible de s’y tenir, qu’on puisse concevoir de la liberté.

De cette conception idéale du franc arbitre, Descartes passe à la liberté réalisée, telle qu’elle nous apparaît dans l’homme, la plus libre, la seule vraiment libre des créatures. Pour celui-ci, dit Descartes, les choses ne se passent plus de la même manière que dans l’entendement divin :

« L’homme, trouvant déjà la nature de la bonté et de la vérité établie et déterminée de Dieu, et sa volonté étant telle qu’il ne se peut naturellement porter que vers ce qui est bon, il est manifeste qu’elle embrasse d’autant plus librement le bon et ie vrai qu’il les connait plus évidemment, et que jamais il n’est indifférent que lorsqu’il ignore ce qui est de mieux ou de plus véritable, ou du moins lorsque cela ne lui paraît pas si clairement qu’il n’en puisse aucunement douter; et ainsi l’indifférence qui convient à la liberté de l’homme est fort différente de celle qui convient à la liberté de Dieu. » (Réponse aux sixièmes objections, n. vi.)

« Et certes, avait-il dit, la grâce divine et la connaissance naturelle, bien loin de diminuer ma liberté, l’augmentent plutôt et la fortifient ; de façon que cette indifférence que je sens lorsque je ne suis point emporté vers un côté plutôt que vers un autre par le poids d’aucune raison est le plus bas degré de la liberté a et fait p plutôt paraître un défaut dans la connaissance qu’une perfection dans la volonté. Car si je connaissais toujours clairement ce qui est vrai et ce qui est bon, je ne serais jamais en peine de délibérer quel jugement et quel choix je devrais faire, et ainsi je serais entièrement libre sans être jamais indifférent. » (Méditation 4e.)

Tout cela revient à dire que la liberté est une spontanéité qui consiste, en Dieu, à produire toutes choses, même les idées et les lois de son entendement, quand et comme il lui plaît, et sans y être déterminé par aucune nécessité interne ou externe, attendu que la volonté de Dieu, sa faculté pivotale, le Père, est antérieure et supérieure, non-seulement à l’ordre du monde, mais même à l’ordre intellectuel. Dans l’homme, au contraire, la liberté consiste à embrasser la loi du bien et du vrai, c’est-à-dire la loi du système naturel et surnaturel dont il fait partie, à mesure que l’idée lai en est donnée soit par les révélations du dehors, soit par le secours intérieur de la grâce.

Toute considération d’un motif, même d’une loi de géométrie, fait cesser en Dieu la liberté; au rebours, toute suspension des idées et des grâces la fait cesser dans l’homme.

D’après cela, on conçoit très-bien que Descartes définisse la liberté en Dieu, pouvoir de faire ou de ne pas faire, de nier ou affirmer, de poursuivre ou fuir une chose. Dieu, dont la spontanéité est infinie, antérieure à toute idée, capable de s’exercer à volonté dans le temps et dans l’éternité, Dieu, dis-je, d’après cette définition de sa spontanéité, est libre.

Mais il n’en est pas de même de la spontanéité humaine, qui, engagée dans le système de la création et des décrets divins, dont elle fait aussi partie, consiste seulement à suivre ce que lui proposent la nature et le Créateur, Aussi Descartes a-t-il soin de dire que, quant à ce qui est de nous,

« La liberté consiste _seulement_ en ce que, pour affirmer ou nier, poursuivre ou suivre une chose que l’entendement nous propose, nous agissons de telle sorte que nous ne sentons point qu’aucune force extérieure nous y contraigne. »

Après cette explication, il n’est plus possible d’avoir égard ni à la liberté d’indifférence, qui n’est que la cessation de notre spontanéité, produite par la suspension des causes qui agissent sur elle, ni au sentiment intérieur que Descartes prétend que nous avons de notre liberté, et qu’il présente comme la preuve irrécusable qu’elle existe, puisque ce sentiment, n’étant autre que celui de la conformité de nos actions avec les lois de notre conscience et de notre entendement, qui sont celles de Dieu et de la nature, peut servir aussi bien à prouver que nous ne sommes point libres.

En résultat, l’homme est une spontanéité gouvernée par une législation qui l’enveloppe; il est dit libre lorsque rien ne l’empêche d’obéir à ses lois : voilà tout ce qui ressort de l’argumentation de Descartes. Quant à la liberté véritable, au franc arbitre, c’est une faculté idéale dont la réalisation se trouve en Dieu, mais qui dans l’homme est sans emploi, et n’apparaît que comme une puissance de négation vis-à-vis de telle ou telle cause particulière dont il tend à s’affranchir, sans qu’il puisse s’affranchir jamais de l’ensemble des causes, qui le détermine et le presse.

Ce que Descartes appelle liberté d’indifférence, par un reste d’égard pour le préjugé, n’est qu’un état de raison, une sorte de point mathématique, servant à marquer l’instant indivisible où cette spontanéité, ne recevant d’aucun côté une impulsion prépondérante, resterait, par hypothèse, au repos. L’homme libre, suivant Descartes, c’est l’homme qui est entre la vie et le néant.

XXI

Spinoza.

Spinoza nie le franc arbitre avec autant d’énergie que Descartes en avait mis à l’affirmer. Pour cela il lui suffit de rétablir l’ordre dans la pensée de Descartes, et d’en tirer les conséquences.

Vous dites, fait observer Spinoza à Descartes, qu’en Dieu l’agir précède nécessairement le penser, qu’il répugne que le souverain Être ait été déterminé à la création par une idée quelconque du bien et du vrai. Je le pense comme vous. Mais alors à quoi bon l’intelligence en Dieu ? Lui prêter un entendement, c’est le faire à l’image de l’homme : vous devez rejeter cet anthropomorphisme. Par la même raison, à quoi bon une volonté ? Autant vaudrait prendre au pied de la lettre ce qui est dit dans l’Écriture, que Dieu se fâche, qu’ensuite il se repent, qu’il a des pieds, des mains, un visage, un derrière ; qu’il renifle la fumée des sacrifices, etc. Quant aux prophéties et aux miracles, par lesquels Dieu, créateur et ordonnateur du monde, se met en communication avec l’homme, atteste sa puissance, et fait acte de liberté, Spinoza les récuse, de manière que la liberté de Dieu, demeurant sans exercice, n’a plus même un prétexte d’existence.

Deux choses seulement, dit ce philosophe, résultent de la notion ou de l’essence de Dieu : 1o qu’il existe, c’est-à-dire qu’il est la substance unique et nécessaire ; 2o qu’il se développe en une infinité d’attributs, dont nous ne pouvons connaître que deux, l’étendue et la pensée. Comme étendue, Dieu produit les mouvements et les corps ; comme pensée, il produit les âmes. Mais il n’est lui-même ni corps ni âme, ni vie, ni entendement. Il est la substance, inaccessible aux sens, et qui produit éternellement toutes choses par son activité. Ce que vous appelez liberté en Dieu n’est donc pas autre chose que sa spontanéité infinie, spontanéité affranchie de toute détermination étrangère sans nul doute, mais qui se détermine elle-même par la nécessité de sa nature.

La liberté de Dieu, en un mot, est la nécessité même : Summa libertas, summa necessitas.

Pour établir sa théorie, Spinoza procède en façon géométrique, ainsi que Descartes en avait donné l’exemple dans sa Réponse aux deuxièmes objections ; en sorte qu’on peut dire que tout en Spinoza, principe, idées, méthode, est de Descartes.

Jusqu’ici, il est impossible de voir ce que les cartésiens pourraient répondre aux spinozistes. En un être nécessaire tout est nécessaire, d’autant plus que cet être est unique, qu’il n’y a rien hors de lui ni en lui qui puisse lui fournir l’alternative de faire ou ne pas faire, affirmer ou nier, faculté qui constitue essentiellement le franc arbitre, d’après les propres paroles de Descartes. En Dieu la liberté ne pouvant naître que des motifs que lui fournissent ses créatures, c’est-à-dire ses modes, implique contradiction.

Spinoza ne s’en tient pas à la théorie de l’Être nécessaire ; il suit son maître de point en point, et jusqu’au bout. Descartes, après avoir posé l’existence de Dieu, continue par la distinction célèbre de l’esprit et de la matière : le deuxième livre de l’Éthique de Spinoza a pour titre, De l’âme. Descartes, appliquant sa philosophie à la conduite de la vie humaine, avait composé un traité des passions : le 3e livre de l’Éthique est intitulé, Des passions. En un mot, si Descartes n’avait pensé, Spinoza n’eût point écrit ; et la raison en est simple, le système de Spinoza n’est autre que celui de Descartes, émondé, corrigé, mieux lié, rendu plus complet et plus conséquent, par un génie d’une extrême vigueur, et qui, tout en suivant une piste, déploie une originalité sans égale.

Spinoza ayant donc démontré, d’après Descartes, que la liberté ne peut avoir lieu dans l’Être nécessaire, la nie à plus forte raison dans l’homme : c’est son maître qui lui fournit ses arguments.

Descartes, en effet, pour qui le libre arbitre humain se réduisait déjà à si peu de chose, avait cru que, du moins, ce peu nous est suffisamment démontré par le sentiment intérieur. Je sens que je suis libre, dit Descartes ; rien ne peut aller contre ce témoignage de ma conscience : ce que je sens, je le suis.

Prenez garde, lui répondent à la fois Bayle, Leibnitz et Spinoza : vous avez pu légitimement raisonner de la sorte quand il s’agissait de votre existence, parce que le doute et le néant impliquent contradiction ; vous ne pouvez pas raisonner de même sur votre liberté, que vous n’avez point définie et que vous ne connaissez pas : tout ce que vous pouvez dire, est que vous vous sentez agir sans obstacle et sans contrainte, mais que vous ne sentez pas les causes qui vous déterminent.

Or, ajoute Spinoza, vous êtes toujours, à votre insu, déterminé ; je le prouve par la théorie de Dieu et de la création. Tout est nécessaire, en Dieu par la nécessité de sa nature, dans l’homme par la nécessité de la nature divine sur laquelle tout être est fondé, et dont nous ne sommes, dans notre corps et dans notre âme, qu’un double mode.

Et Spinoza n’a pas de peine à faire voir que, soit que l’on envisage l’essence divine, soit que l’on considère l’ordre de l’univers, la nature de l’âme, son union avec le corps, les influences, passions, motifs et mobiles de toute espèce qui l’assiégent et la font mouvoir, il est impossible de trouver rien qui justifie cette conception du franc arbitre, que le préjugé universel réclame. L’âme est un automate spirituel ; tel est le dernier mot de Spinoza.

XXII. — _Spinoza_.

Spinoza nie le franc arbitre avec autant d’énergie que Descartes en avait mis à l’affirmer. Pour cela il lui suffit de rétablir l’ordre dans la pensée de Descartes, et d’en tirer les conséquences.

Vous dites, fait observer Spinoza à Descartes, qu’en Dieu l’agir précède nécessairement le penser, qu’il répugne que le souverain Etre ait été déterminé à la création par une idée quelconque du bien et du vrai. Je le pense comme vous. Mais alors à quoi bon l’intelligence en Dieu? Lui prêter un entendement, c’est le faire à l’image de l’homme : vous devez rejeter cet anthropomorphisme. Par la même raison, à quoi bon une volonté? Autant vaudrait prendre au pied de la lettre ce qui est dit dans l’Écriture, que Dieu se fâche, qu’ensuite il se repent, qu’il a des pieds, des mains, un visage, un derrière ; qu’il renifle la fumée des sacrifices, etc. Quant aux prophéties et aux miracles, par lesquels Dieu, créateur et ordonnateur du monde, se met en communication avec l’homme, atteste sa puissance, et fait acte de liberté, Spinoza les récuse, de manière que la liberté de Dieu, demeurant sans exercice, n’a plus même un prétexte d’existence.

Deux choses seulement, dit ce philosophe, résultent de la notion ou de l’essence de Dieu : 4° qu’il existe, c’est-à-dire qu’il est la substance unique et nécessaire; 2 qu’il se développe en une infinité d’attributs, dot nous ne pouvons connaître que deux, l’étendue et la pensée. Comme étendue, Dieu produit les corps et les mouvements; comme pensée, il produit les âmes et leurs idées. Mais il n’est lui-même ni corps, ni âme, ni vie, ni entendement. Il est la substance inaccessible aux sens, et qui produit éternellement toutes choses par son activité. Ce que vous appelez liberté en Dieu n’est donc pas autre chose que sa spontanéité infinie, spontanéité affranchie de toute détermination étrangère sans nul doute, mais qui se détermine elle-même par la nécessité de sa nature.

La liberté de Dieu, en un mot, est la nécessité même : Summa libertas, summa necessitas.

Pour établir sa théorie, Spinoza procède en façon géométrique, ainsi que Descartes en avait donné l’exemple dans sa Réponse aux Deuxièmes objections ; en sorte qu’on peut dire que tout en Spinoza, principe, idées, méthode, est de Descartes.

Jusqu’ici, il est impossible de voir ce que les cartésiens pourraient répondre aux spinozistes. En un être nécessaire tout est nécessaire, d’autant plus que cet être est unique, qu’il n’y a rien hors de lui ni en lui qui puisse lui fournir l’alternative de faire ou ne pas faire, affirmer ou nier, faculté qui constitue essentiellement le franc arbitre, d’après les propres paroles de Descartes. En Dieu la liberté ne pouvant naître que des motifs que lui fournissent ses créatures, c’est-à-dire ses modes, implique contradiction.

Spinoza ne s’en tient pas à la théorie de l’Etre nécessaire; il suit son maître de point en point, et jusqu’au bout. Descartes, après avoir posé l’existence de Dieu, continue par la distinction célèbre de l’esprit et de la matière : le deuxième livre de l’Éthique de Spinoza a pour titre, De l’âme. Descartes, appliquant sa philosophie à la conduite de la vie humaine, avait composé un traité des passions : le 3° livre de lÉthique est intitulé, Des passions. En un mot, si Descartes n’avait pensé, Spinoza n’eût point écrit ; et la raison en est simple, le système de Spinoza n’est autre que celui de Descartes, émondé, corrigé, mieux lié, rendu plus complet et plus conséquent, par un génie d’une extrême vigueur, et qui, tout en suivant une piste, déploie une originalité sans égale.

Spinoza ayant donc démontré, d’après Descartes, que la liberté ne peut avoir lieu dans l’Etre nécessaire, la nie à plus forte raison dans l’homme : c’est son maître qui lui fournit ses arguments.

Descartes, en effet, pour qui le libre arbitre humain se réduisait déjà à si peu de chose, avait cru que, du moins, ce peu nous est suffisamment démontré par le sentiment intérieur. Je sens que je suis libre, dit Descartes; rien ne peut aller contre ce témoignage de ma conscience : ce que je sens, je le suis.

Prenez garde, lui répondent à la fois Bayle, Leibnitz et Spinoza : vous avez pu légitimement raisonner de la sorte quand il s’agissait de votre existence, parce que le doute et le néant impliquent contradiction; vous ne pouvez pas raisonner de même sur votre liberté, que vous n’avez point définie et que vous ne connaissez pas : tout ce que vous pouvez dire, est que vous vous sentez agir sans obstacle et sans contrainte, mais que vous ne sentez pas les causes qui vous déterminent.

Or, ajoute Spinoza, vous êtes toujours, à votre insu, déterminé; je le prouve par la théorie de Dieu et de la création. Tout est nécessaire, en Dieu par la nécessité de sa nature, dans l’homme par la nécessité de la nature divine sur laquelle tout être est fondé, et dont nous ne sommes, dans notre corps et dans notre âme, qu’un double mode.

Et Spinoza n’a pas de peine à faire voir que, soit que l’on envisage l’essence divine, soit que l’on considère l’ordre de l’univers, la nature de l’âme, son union avec le corps, les influences, passions, motifs et mobiles de toute espèce qui t’assiègent et la font mouvoir, il est impossible de trouver rien qui justifie cette conception du franc arbitre, que le préjugé universel réclame. L’âme est un automate spirituel ; tel est le dernier mot de Spinoza.

XXII

Spinoza a donc raison contre Descartes, et par la raison même de Descartes ; a-t-il raison enfin ? Non, car il se contredit lui-même, et nul n’échappera à la contradiction.

Spinoza, à l’exemple de Descartes, composa son Éthique tout exprès pour apprendre à l’homme à se conduire par la contemplation et la pratique des vérités éternelles, à s’affranchir, par ce moyen, de l’esclavage des passions, dans lequel le précipite incessamment sa condition imparfaite, et à s’élever à la perfection de son être, qui est l’union en Dieu, la béatitude, le salut, soit, comme disait Descartes, la liberté.

N’est-il pas étrange qu’après avoir expliqué l’univers, l’âme, les passions, le péché, la misère, par le développement de la nécessité divine, Spinoza nous invite à sortir de cette misère, à laver ce péché, à combattre ces passions, à remonter enfin le courant de la nécessité, comme si, contre la nécessité, nous pouvions quelque chose ! et cela au nom de cette même nécessité, comme si la nécessité pouvait se défaire !…

Il faut le voir pour le croire ; et comment les traducteurs et les critiques de Spinoza ne le voient-ils point ? L’Éthique, que tout le monde connaît comme une théorie de la nécessité en Dieu, est en même temps une théorie du franc arbitre de l’homme. Le mot n’y est pas, et il est juste de dire que l’auteur n’en croit rien ; mais depuis quand juge-t-on un philosophe exclusivement sur ses paroles ?

Spinoza explique à sa manière par quelle dégradation des rayons du divin soleil les êtres qu’il crée nécessairement deviennent de moins en moins parfaits, les âmes de plus en plus obscures, leurs idées de moins en moins adéquates, et les passions auxquelles elles sont en butte de plus en plus fumeuses. C’est toute une théorie métaphysique de la chute, qui ferait honneur à la gnose chrétienne. Cette première partie de son travail effectuée, il montre comment les mêmes âmes, en vertu de l’activité qui leur est propre, et qui dans son système ne peut être au fond autre que celle de Dieu, doivent se relever de leur misère et tendre vers le souverain bien : théorie de la réhabilitation qui n’a rien à envier à celle des orthodoxes. Je ne ferai pas la critique de ce double mouvement, l’un qui exprime, si j’ose ainsi parler, l’irradiation des âmes hors de l’infini ; l’autre, leur rentrée dans l’infini. Je prends le système tel quel, avec toutes les corrections qu’on y voudra faire : il reste toujours que pour opérer ce retour il faut supposer dans le système, partout présente, une force de réaction égale à l’action. Je demande quelle est cette force. L’action, c’est la nécessité : Spinoza le démontre. Quel nom veut-il que je donne à la réaction, dont il suppose l’homme capable ?

« Dans les propositions qui précèdent, dit-il, j’ai réuni tous les remèdes des passions, c’est-à-dire tout ce que l’âme, considérée uniquement en elle-même, peut contre ses passions. Il résulte de là que la puissance de l’âme sur les passions consiste : 1o dans la connaissance même des passions ; 2o dans la séparation que l’âme effectue entre telle ou telle passion et la pensée d’une cause extérieure confusément imaginée ; 3o dans le progrès du temps, qui rend celles de nos affections qui se rapportent à des choses dont nous avons l’intelligence supérieures aux affections qui se rapportent à des choses dont nous n’avons que des idées confuses ; 4o dans la multitude des causes qui entretiennent celles de nos passions qui se rapportent aux propriétés générales des choses ou à Dieu ; 5o enfin, dans l’ordre où l’âme peut disposer et enchaîner ses passions. La puissance de l’âme se détermine uniquement par le degré de connaissance qu’elle possède, et son impuissance ou sa passivité par la seule privation de connaissance, ou par ce qui fait qu’elle a des idées inadéquates ; d’où il résulte que l’âme qui pâtit le plus est l’âme qui est constituée dans la plus grande partie de son être par des idées inadéquates, et, au contraire, l’âme qui agit le plus est celle qui est constituée dans la plus grande partie de son être par des idées adéquates. » (Éthique, liv. v, prop. 20, scholie ; trad. de M. Saisset.)

Il n’est pas possible de se faire plus complètement illusion. Ce qu’on vient de lire n’est autre chose que l’histoire du développement de la liberté ; mais, parce qu’il lui a plu de placer le point initial de ce développement dans une idée adéquate, Spinoza s’imagine que cette liberté, toujours grandissante, est nulle. C’est donc à l’origine même de cette genèse qu’il faut saisir le raisonnement de Spinoza, si l’on veut montrer la faiblesse de son système.

En dernière analyse, dit Spinoza, la puissance de l’âme se réduit à la connaissance, ce qu’il y a de moins libre, de plus fatal. Mais, observerai-je, pour connaître, il faut pouvoir connaître, il faut penser ; pour avoir une connaissance adéquate, il faut une puissance de réflexion égale à l’impression reçue : Spinoza ne sortira pas de là. La puissance est la condition préalable et productrice de la connaissance ; elle n’en est pas l’effet : cela impliquerait contradiction. Or, il est de la nature de toute puissance de tendre à l’infini par l’absorption de ce qui l’entoure ; et quand Spinoza nous montre la puissance de l’âme se développant proportionnellement au degré de la connaissance, il ne fait autre chose, sans qu’il s’en doute, que raconter le progrès de la liberté aux dépens de la nécessité qu’elle se subordonne.

Tout le système de Spinoza repose donc sur cette pétition de principe : c’est au centre de l’âme qu’il place l’initiative de réflexion qui, par un système d’idées progressivement acquises, et d’épurations spontanément accomplies, doit conduire l’âme au souverain bien, ad Deum qui dedit illam. Je demande donc à Spinoza comment, si tout arrive par la nécessité divine, après que les vibrations de cette nécessité, de plus en plus affaiblies, ont donné naissance aux âmes engagées dans la servitude des passions, comment, dis-je, il arrive que ces âmes retrouvent, au moyen de leurs idées adéquates, plus de force pour retourner à Dieu qu’elles n’en ont reçu au moment de leur existence, si par elles-mêmes elles ne sont pas des forces libres ?…

Dans le christianisme, il y a, pour expliquer cette réhabilitation, ou, pour mieux dire, cette ascension des âmes vers l’infini, une action nouvelle de Dieu : c’est la grâce, création nouvelle, complément de la création première. Spinoza supprime la grâce, après avoir détruit la liberté, et il les remplace l’une et l’autre par des idées adéquates. C’est ce qu’on appelle communion sèche, l’hypothèse de la liberté en attendant la liberté.

Ainsi, Descartes affirme la liberté, et toute son argumentation tend à la détruire ; Spinoza la nie, et son système la suppose invinciblement. Tous deux, avec une puissance qu’on ne surpassera jamais, après avoir élevé jusqu’à l’idéal, l’un le franc arbitre, l’autre la nécessité, aboutissent à une égale contradiction.

XXIII. — Spinoza a donc raison contre Descartes, et par la raison .même de Descartes; a-t-il raison enfin? Non, car il se contredit lui-même, et nul n’échappera à la contradiction.

Spinoza, à l’exemple de Descartes, composa son Éthique tout exprès pour apprendre à l’homme à se conduire par la contemplation et la pratique des vérités éternelles, à s’affranchir, par ce moyen, de l’esclavage des passions, dans lequel le précipite incessamment sa condition imparfaite, et à s’élever à la perfection de son être, qui est l’union en Dieu, la béatitude, le salut, soit, comme disait Descartes, la liberté.

N’est-il pas étrange qu’après avoir expliqué l’univers, l’âme, les passions, le péché, la misère, par le développement de la nécessité divine, Spinoza nous invite à sortir de cette misère, à laver ce péché, à combattre ces passions, à remonter enfin le courant de la nécessité, comme si, contre la nécessité, nous pouvions quelque chose! Et cela au nom de cette même nécessité, comme si la nécessité pouvait se défaire!

Il faut le voir pour le croire; et comment les traducteurs et les critiques de Spinoza ne le voient-ils point? L’Éthique, que tout le monde connaît comme une théorie de la nécessité en Dieu, est en même temps une théorie du franc arbitre de l’homme. Le mot n’y est pas, et il est juste de dire que l’auteur n’en croit rien; mais depuis quand juge-t-on un philosophe exclusivement sur ses paroles ?

Spinoza explique à sa manière par quelle dégradation des rayons du divin soleil les êtres qu’il crée nécessairement deviennent de moins en moins parfaits, les âmes de plus en plus obscures, leurs idées de moins en moins adéquates, et les passions auxquelles elles sont en butte de plus en plus fumeuses. C’est toute une théorie métaphysique de la chute, qui ferait honneur à la gnose chrétienne. Cette première partie de son travail effectuée, il montre comment les mêmes âmes, en vertu de l’activité qui leur est propre, et qui dans son système ne peut être au fond autre que celle de Dieu, doivent se relever de leur misère et tendre vers le souverain bien : théorie de la réhabilitation qui n’a rien à envier à celle des orthodoxes. ke ne ferai pas la critique de ce double mouvement, l’un qui exprime, si j’ose ainsi parler, l’irradiation des âmes hors de l’infini, l’autre, leur rentrée dans l’infini. Je prends le système tel quel, avec toutes les corrections qu’on y voudra faire : il reste toujours que pour opérer ce retour il faut supposer dans le système, partout présente, une force de réaction égale à l’action. Je demande quelle est cette force. L’action, c’est la nécessité : Spinoza le démontre. Quel nom veut-il que je donne à la réaction, dont il suppose l’homme capable?

« Dans les propositions qui précèdent, dit-il, j’ai réuni tous les remèdes des passions, c’est-à-dire tout ce que l’âme, considérée uniquement en elle-même, _peut_ contre ses passions. Il résulte de là que la _puissance_ de l’âme sur les passions consiste : 1° dans la connaissance même des passions; 2° dans la séparation que l’âme effectue entre telle ou telle passion et la pensée d’une cause extérieure confusément imaginée ; 3° daus le progrès du temps, qui rend celles de nos affections qui se à des choses dont nous l’intelligence supérieures aux affections qui se rapportent à des choses dont nous n’avons que des idées confuses ; 4° dans la multitude des causes qui entretiennent celles de nos passions qui se rapportent aux propriétés générales des choses ou à Dieu; 5° enfin, dans l’ordre où l’âme peut disposer et enchaîner ses passions. La _puissance_ de l’âme se détermine uniquement par le degré de connaissance qu’elle possède, et son impuissance où sa passivité par la seule privation de connaissance, ou par ce qui fait qu’elle a des idées inadéquates ; d’où il résulte que l’âme qui pâtit le plus est l’âme qui est constituée dans la plus grande partie de son être pas des idées inadéquates, et, au contraire, l’âme qui agit le ph est celle qui est constituée dans la plus grande partie de son être par des idées adéquates. » (Ethique, liv. v. prop. 20, scholie; trad. de M. _Saisset_.)

Il n’est pas possible de se réfuter soi-même plus complètement que ne le fait ici Spinoza. Ce qu’on vient de lire n’est autre chose que l’histoire du développement de la liberté; mais, parce qu’il lui a plu de placer le point initial de ce développement dans une idée adéquate, Spinoza s’imagine que cette liberté, toujours grandissante, est nulle. C’est donc à l’origine même de cette genèse qu’il faut saisir le raisonnement de Spinoza, si l’on veut montrer la contradiction de son système.

En dernière analyse, dit Spinoza, la puissance de l’âme se réduit à la connaissance, qui est ce qu’il y a de moins libre, de plus fatal. Mais, observerai-je, pour connaître, il faut pouvoir connaître, il faut penser; pour avoir une connaissance adéquate, il faut une puissance de réflexion égale à l’impression reçue; pour agir en conséquence de l’idée adéquate et proportionnellement à cette idée, il faut dans l’âme une puissance de détermination qui, la rendant maitresse d’elle-même, lui permette d’aller jusque-là, et pas plus loin : Spinoza ne sortira pas de là. La puissance est la condition préalable et productrice de la connaissance; elle n’en est pas l’effet : cela impliquerait contradiction. De plus, elle est la con n de l’exequatur donné à l’idée, qui par elle-même est inerte, indifférente à sa propre réalisation. Or, il est de la nature de toute puissance de tendre à l’infini par l’absorption de ce qui l’entoure; et quand Spinoza nous montre la puissance de l’âme se développant proportionnellement au degré de la connaissance, il ne fait autre chose, sans qu’il s’en doute, que raconter le progrès de la liberté aux dépens de la nécessité qu’elle se subordonne.

Tout le système de Spinoza repose donc sur une pétition de principe : c’est au centre de l’âme qu’il place l’initiative de réflexion qui, par une chaîne d’idées progressivement acquises et d’épurations spontanément accomplies, doit conduire l’âme au souverain bien, ad Deum qui dedit illam. Je demande donc à Spinoza comment, si tout arrive par la nécessité divine, après que les vibrations de cette nécessité, de plus en plus affaiblies, ont donné naissance aux âmes engagées dans la servitude des passions, comment, dis-je, il arrive que ces âmes retrouvent, au moyen de leurs idées adéquates, plus de force pour retourner à Dieu qu’elles n’en ont reçu au moment de leur existence, si par eHes-mêmes elles ne sont pas des forces libres?

Dans le christianisme, il y a, pour expliquer cette réhabilitation, ou, pour mieux dire, cette ascension des âmes vers l’infini, une action nouvelle de Dieu : c’est la grâce, création nouvelle, complément de la création première. Spinoza supprime la grâce, après avoir détruit la liberté, et il les remplace l’une et l’autre par des idées adéquates. C’est ce qu’on appelle communion sèche, l’hypothèse de la liberté en attendant la liberté.

Ainsi, Descartes affirme la liberté, et toute son argumentation tend à la détruire; Spinoza la pie, et son système la suppose invinciblement. Cette puissance qu’il suppose à l’âme de revenir à Dieu à l’aide de ses idées adéquates, n’est évidemment pas autre chose que la liberté. Tous deux, avec une puissance qu’on ne surpassera jamais, après avoir élevé jusqu’à l’idéal, l’un le franc arbitre, l’autre la nécessité, aboutissent à une égale contradiction.

XXIII

Leibnitz.

D’après la définition cartésienne ; le franc arbitre est l’indépendance absolue de la cause qui agit.

Mais, observe Spinoza, le franc arbitre conçu en Dieu, substance unique et infinie, cause souveraine et nécessaire, est identique et adéquat à la nécessité même. Une cause qui se développe spontanément, sans obstacle, sans influence ni déviation venue du dehors, produit son effet infailliblement, nécessairement. L’effet obtenu, la cause s’arrête et tout rentre dans le repos. Considérez un corps en dissolution : si ce corps est abandonné à lui-même, loin de toute influence perturbatrice, il se précipitera en cristaux réguliers : c’est l’image de la nécessité. Dieu, la cause infinie, ne s’arrête point ; il produit toujours, il rayonne éternellement : voilà toute la différence.

L’observation entendue, je reprends la parole contre Spinoza, et je demande si la nécessité peut réagir contre elle-même, faire rebrousser le courant de son action, le détourner, le retenir, puis le précipiter de nouveau, comme on le dit de la volonté de l’homme ? Et je réponds que cela est impossible ; que pour faire changer la nécessité il faudrait une cause, c’est-à-dire une seconde nécessité, ce qui implique contradiction. De même qu’une cause supposée libre, du moment qu’elle est influencée, perd la plénitude de son franc arbitre ; de même une cause supposée nécessaire, si elle peut être influencée, perd la plénitude de sa nécessité : elle tombe, comme la première, dans la contingence.

Là donc est le vice irrémédiable du système de Spinoza. La nécessité toute seule est impuissante à expliquer le monde. Aussi vrai que le franc arbitre de Descartes est une pure conception logique, une hypothèse idéale, comme le point mathématique, qui n’a ni longueur, ni largeur, ni profondeur ; aussi certainement la nécessité pure de Spinoza est une chimère. Et à quiconque nie le franc arbitre, la première chose à répondre n’est point d’alléguer, comme faisait Descartes et comme font aujourd’hui les éclectiques, le sens intime, qui ne prouve rien ici ; c’est de nier la nécessité.

Maintenant écoutons Leibnitz.

De même que Spinoza était parti de la contradiction de Descartes, il part de la contradiction de Spinoza. Pour que le monde existe, et surtout pour que l’humanité se développe, il faut absolument admettre quelque part une force de réaction, en sens inverse de l’action divine. Le système de Spinoza la suppose invinciblement, et rien ne saurait racheter en lui ce manque de logique, pour ne pas dire de franchise.

Mais avec l’hypothèse préalable d’un Être unique, infini, absolu, tel que le Dieu de Descartes et de Spinoza, le mal est sans remède. Plus d’âmes vertueuses et méritantes, plus même d’âmes : car, si la Justice sans la liberté est nulle, la vie sans activité propre est néant.

Que fait donc Leibnitz ?

Il change l’hypothèse fondamentale. À la cause infinie de Descartes et de Spinoza il substitue l’infinité des causes : voilà la réaction créée dans l’univers en quantité égale à l’action. La monadologie, en effet, débarrassée des ménagements dont l’entoure son auteur, n’a pas d’autre sens. C’est l’Absolu divin, avec son double attribut de pensée et d’étendue, que Leibnitz, d’un coup de baguette, divise à l’infini. De cette division à l’infini naissent les monades, forces infinitésimales, différentes entre elles de qualité, par conséquent susceptibles de coordination, capables enfin de se grouper et de former des mondes. Dieu lui-même n’est autre chose qu’une monade, la reine des monades, dont l’action prépondérante détermine la centralisation de l’univers et la liaison de ses parties.

Ici, l’action de Dieu n’est plus nécessitante d’une nécessité absolue, comme dans Spinoza ; il agit sur les monades en s’appuyant sur leur faculté même de réaction, par voie d’influence d’excitation, de contingence, non d’omnipotence.

Dès lors, sans doute, pas d’indépendance absolue ; mais aussi plus de nécessité absolue, ni en Dieu, ni dans l’homme. Dieu agit par raison, par la connaissance éternelle qu’il a des rapports des choses : en quoi, observe Leibnitz, son système a l’avantage de se concilier avec la doctrine de toutes les églises catholiques et protestantes, ce qui lui importait fort. Saint Thomas et les casuistes, Calvin, Grotius, etc., pensent comme lui.

Chez l’homme, plus de liberté d’indifférence, comme la supposait Descartes. L’homme est toujours influencé, excité, jamais nécessité. À ce propos, Leibnitz cite l’aphorisme des astrologues : Astra inclinant, non necessitant. Et il se moque agréablement des cartésiens et de Bayle, qui admettaient l’hypothèse de l’âne de Buridan, immobile entre deux prés :

« L’univers ne saurait être mi-parti par un plan tiré par le milieu de l’âne, coupé verticalement suivant sa longueur, en sorte que tout soit égal et semblable de part et d’autre. Car ni les parties de l’univers ni les viscères de l’animal ne sont semblables ni également situés des deux côtés de ce plan vertical. »

Il pouvait ajouter que, le fussent-ils à un instant donné, par le mouvement universel ils cesseraient aussitôt de l’être.

Tout est ainsi lié dans l’univers, non par une action absolue et nécessitante, mais par une réciproque influence : ce qui détruit à la fois la liberté pure et la nécessité pure, deux conceptions idéales, qui ne servent qu’à marquer les deux points extrêmes de la réalité.

De plus, comme toutes les parties de l’univers sont coordonnées entre elles, suivant la qualité spécifique des monades, et l’ensemble subordonné à Dieu, l’être souverain, il s’ensuit que l’univers, malgré l’imperfection relative de toutes ses parties, et malgré sa propre imperfection comparativement à Dieu, est cependant, au total, le meilleur possible.

Leibnitz n’était pas homme, comme Spinoza, à rompre en visière aux croyances établies pour un système de métaphysique ; il tenait à vivre bien avec les puissances, surtout avec l’Église. Aussi sa grande affaire fut-elle moins de démontrer sa synthèse dans sa rigueur dialectique, que de la concilier avec la foi. Toutes les objections lui vinrent de ce côté. Il n’y eut pas jusqu’à Bayle qui, au lieu de prendre le système des monades, comme il convenait, dans sa tendance réaliste et scientifique, ne se mit à chicaner l’auteur sur la prescience divine et la damnation. C’est là, en effet, qu’était le péril pour Leibnitz ; mais c’est là aussi qu’est la sottise de ses adversaires. Au lieu de risquer sa religion, le grand homme aima mieux risquer sa philosophie : cette reculade a peut-être coûté au monde cent cinquante ans.

Puisque Leibnitz faisait tant que d’éliminer l’absolu de la nécessité et du franc arbitre, il devait, pour être conséquent et au risque de passer pour athée, l’éliminer de partout. Sa pensée alors eût scandalisé le monde, mais elle l’aurait dominé. Au lieu de cela, Leibnitz s’efforce de rétablir l’absolu, en Dieu d’abord, dont il reconnaît l’infinité en tout attribut ; puis dans l’univers, qu’il soutient être le meilleur possible, ce qui devant la logique équivaut à la nécessité même. Cet absolutisme accordé, tout est prévu dans l’univers, le grand organisme ; tout est préordonné, prédestiné, harmoniquement préétabli, et nous retombons dans tous les inconvénients et toutes les contradictions de Spinoza. Que Leibnitz distingue tant qu’il voudra la nécessité métaphysique, la nécessité géométrique, la nécessité hypothétique ou contingente, la nécessité morale : l’enchaînement de toutes ces nécessités, sur lesquelles le monde est bâti, n’en constitue pas moins une nécessité absolue, au sein de laquelle toute action ou liberté propre s’évanouit. La faculté de choisir, que Leibnitz attribue à l’homme, malgré la multitude des influences qui le déterminent, se réduit à un simple vote, moins que cela, à la conscience de ses actes, à la conformité de sa volonté avec l’ordre de Dieu, avait dit Descartes. Leibnitz, en un mot, après avoir rendu la liberté possible, l’annule aussitôt par son meilleur des mondes, et par l’embarras où il est de trouver à cette liberté un emploi. L’homme sait qu’il est nécessité tandis que le monde ne le sait pas ; voilà toute la différence. Le fatum christianum et le fatum mahumetanum sont identiques.

On entrevoit que, pour franchir le pas indiqué par Leibnitz, il fallait une énergie révolutionnaire dont son âme religieuse n’était pas douée, et dont le dix-huitième siècle lui-même, jusqu’en 89, fut totalement dépourvu. Même après 89, la philosophie, allemande et française, recula devant cet abîme.

XXIV. — _Leibnitz_.

D’après la définition cartésienne, le franc arbitre est l’indépendance absolue de la cause qui agit.

Mais, observe Spinoza, le franc arbitre conçu en Dieu, substance unique et infinie, cause souveraine et nécessaire, est identique et adéquat à la nécessité même. Une cause qui se développe spontanément, sans obstacle, sans influence ni déviation venue du dehors, produit son effet . infailliblement, nécessairement. L’effet obtenu, la cause s’arrête et tout rentre dans le repos. Considérez un corps en dissolution : si ce corps est abandonné à lui-même, loin de toute influence perturbatrice, il se précipitera en cristaux réguliers : e’est l’image de la nécessité. Dieu, la cause infinie, ne s’arrête point; il produit toujours, il rayonne éternellement : voilà toute la différence.

L’observation entendue, je reprends la parole contre Spinoza, et je demande si la nécessité peut réagir contre elle-même, faire rebrousser le courant de son action, le détourner, le retenir, puis le précipiter de nouveau, comme en le dit de la volonté de l’homme? Et je réponds que cela est impossible ; que pour faire changer la nécessité il faudrait une cause, c’est à-dire une seconde nécessité, ce qui implique contradiction. De même qu’une cause supposée libre, du moment qu’elle est influencée, perd la plénitude de son franc arbitre; de même une cause supposée nécessaire, si elle peut être influencée, perd la plénitude de sa nécessité : elle tombe, comme la première, dans la contingence.

Là done est le vice irrémédiable du système de Spinoza. La nécessité toute seule est impuissante à expliquer le monde. Aussi vrai que le franc arbitre de Descartes est une pure conception logique, une hypothèse idéale, comme le point mathématique, qui n’a ni longueur, ni largeur, ni profondeur; aussi certainement la nécessité pure de Spinoza est une chimère. Et à quiconque nie le franc arbitre, la première chose à répondre n’est point d’alléguer, comme faisait Descartes et comme font aujourd’hui les éclectiques, le sens intime, qui ne prouve rien ici; c’est de nier la nécessité.

Maintenant écoutons Leibnitz.

De même que Spinoza était parti de la contradiction de Descartes, il part de la contradiction de Spinoza. Pour que le monde existe, et surtout pour que l’humanité se développe, il faut absolument admettre quelque part use force de réaction, en sens inverse de l’action divine. Le système de Spinoza la suppose invinciblement, et rien ne saurait racheter en lui ce manque de logique, pour ne pas dire de franchise. — 64 —

Mais avec l’hypothèse préalable d’un Être unique, infini, absolu, tel que le Dieu de Descartes et de Spinoza, le mal est sans remède. Plus d’âmes vertueuses et méritantes, plus même d’âmes : car, si la Justice sans la liberté est nulle, la vie sans activité propre est néant.

Que fait donc Leibnitz ?

Il change l’hypothèse fondamentale. A la cause infinie de Descartes et de Spinoza il substitue l’infinité des causes : voilà la réaction créée dans l’univers en quantité égale à l’action. La monadologie, en effet, débarrassée des ménagements dont l’entoure son auteur, n’a pas d’autre sens. C’est l’Absolu divin, avec son double attribut de pensée et d’étendue, que Leibnitz, d’un coup de baguette, divise à l’infini. De cette division à l’infini naissent les monades, forces infinitésimales, différentes entre elles de qualité, par conséquent susceptibles de coordination, capables enfin de se grouper et de former des mondes. Dieu lui-même n’est autre chose qu’une monade, la reine des monades, dont l’action prépondérante détermine la centralisation de l’univers et la liaison de ses parties.

Ici, l’action de Dieu n’est plus nécessitante d’une nécessité absolue, comme dans Spinoza; il agit sur les monades en s’appuyant sur leur faculté même de réaction, par voie d’influence, d’excitation, de contingence, non d’omnipotence.

Dès lors, sans doute, pas d’indépendance absolue; mais aussi plus de nécessité absolue, ni en Dieu, ni dans l’homme. Dieu agit par raison, par la connaissance éternelle qu’il a des rapports des choses : en quoi, observe Leibnitz, son système a l’avantage de se concilier avec la doctrine de toutes les églises catholiques et protestantes, ce qui lui importait fort. Saint Thomas et les casuistes, Calvin, Grotius, etc., pensent comme lui.

Chez l’homme, plus de liberté d’indifférence, comme la supposait Descartes. L’homme est toujours influencé, excité, jamais nécessité. A ce propos, Leibnitz cite l’aphorisme des astrologues : Astra inclinant, non nécessitant. Et il se moque agréablement des cartésiens et de Bayle, qui admettaient l’hypothèse de l’âne de Buridan immobile entre deux prés :

« L’univers ne saurait être mi-parti par un plan tiré par le milieu de l’âne, coupé verticalement suivant sa longueur, en sorte que tout soit égal et semblable de part et d’autre. Car ni les parties de l’univers ni les viscères de l’animal ne sont semblables ni également situés des deux côtés de ce plan vertical. »

Il pouvait ajouter que, le fussent-ils à un instant donné, par le mouvement universel ils cesseraient aussitôt de l’être.

Tout est ainsi lié dans l’univers, non par une action absolue et nécessitante, mais par une réciproque influence : ce qui détruit à la fois la liberté pure et la nécessité pure, deux conceptions idéales qui ne servent qu’à marquer les deux points extrêmes de la réalité.

De plus, comme toutes les parties de l’univers sont coordonnées entre elles, suivant la qualité spécifique des monades, et l’ensemble subordonné à Dieu, l’être souverain, il s’ensuit que l’univers, malgré l’imperfection relative de toutes ses parties, et malgré sa propre imperfection comparativement à Dieu, est cependant, au total, le meilleur possible.

Leïbnitz n’était pas homme, comme Spinoza, à rompre en visière aux croyances établies pour un système de métaphysique; il tenait à vivre bien avec les puissances, surtout avec l’Église. Aussi sa grande affaire fut-elle moins de démontrer sa synthèse dans sa rigueur dialectique, que de la concilier avec la foi. Toutes les objections lui vinrent de ce côté. Il n’y eut pas jusqu’à Bayle qui, au lieu de prendre le système des monades, comme il convenait, dans sa tendance réaliste et scientifique, ne se mît à chicaner l’auteur sur la prescience divine et la damnation. C’est là, en effet, qu’était le péril pour Leibnitz; mais c’est là aussi qu’est la sottise de ses adversaires. Au lieu de risquer sa religion, le grand homme aima mieux risquer sa philosophie : cette reculade a peut-être coûté au monde cent cinquante ans.

Puisque Leibnitz faisait tant que d’éliminer l’absolu de la nécessité et du franc arbitre, il devait, pour être conséquent et au risque de passer pour athée, l’éliminer de partout. Sa pensée alors eût scandalisé le monde, mais elle l’aurait dominé. Au lieu de cela, Leibnitz s’efforce de rétablir l’absolu, en Dieu d’abord, dont il reconnaît l’infinité en tout attribut; puis dans l’univers, qu’il soutient être le _meilleur possible_, ce qui devant la logique équivaut à la nécessité même. Cet absolutisme accordé, tout est prévu dans l’univers, le grand organisme; tout est préordonné, prédestiné, harmoniquement préétabli, et nous retombons dans tous les inconvénients et toutes les contradictions de Spinoza. Que Leibnitz distingue tant qu’il voudra la nécessité métaphysique, la nécessité géométrique, la nécessité hypothétique ou contingente, la nécessité morale : l’enchaînement de toutes ces nécessités, sur lesquelles le monde est bâti, n’en constitue pas moins une nécessité absolue, au sein de laquelle toute action ou liberté propre s’évanouit. L’immanence de Dieu paralyse tout. La faculté de choisir, que Leibnitz attribue à l’homme, malgré la multitude des influences qui le déterminent, se réduit à un simple vote, moins que cela, à la conscience de ses actes, à la conformité de sa volonté avec l’ordre de Dieu, avait dit Descartes. Leibnitz, en un mot, après avoir rendu la liberté possible, l’annule aussitôt par son meilleur des mondes, et par l’embarras où il est de trouver à cette liberté un emploi. L’homme sait qu’il est nécessité tandis que le monde ne le sait pas : voilà la différence. Le fatum christianum et le fatum mahumetanum sont identiques.

On entrevoit que, peur franchir le pas où s’était arrêté Leibaitz, il fallait une énergie révolutionnaire dont son âme religieuse n’était pas douée, et dont le XVIIIe siècle lui-même, jusqu’en 1789, fut totalement dépourvu. Même après 89, la philosophie, allemande et française, recula devant cet abime.

XXIV

Après Leibnitz, le sauve-qui-peut est général. Ceux qui se piquent d’exactitude se réfugient dans l’absolu, qui pour le Dieu de Descartes, qui pour le Dieu de Spinoza ; le grand nombre ferme les yeux et s’accommode d’un éclectisme superficiel, à la façon de Voltaire et de Rousseau : Dieu et La Liberté ! Aujourd’hui encore, le monde est plein de gens qui trouvent cela sublime.

Hobbes, cité par Leibnitz : « Une chose est censée libre quand la puissance qu’elle a n’est point empêchée par une chose externe. » Ce qui rentre dans la spontanéité, arbitrale ou nécessaire, de Descartes et de Spinoza.

Le même, cité par M. Renouvier : « Quand plusieurs passions agissent simultanément et contradictoirement, il y a délibération : les bêtes, comme les hommes, délibèrent. Quand la délibération est finie, il y a volonté. S’il n’y a ni délibération ni excitation d’aucune sorte, l’homme n’agit pas. » — Par où l’on voit que Hobbes passe par toutes les théories, sans qu’il s’en doute : tantôt cartésien, tantôt leibnitzien, tantôt spinoziste.

Bossuet est pur cartésien : il admet la liberté d’indifférence et croit que l’homme agit en certains cas sans motifs, ce qui revient à dire que la liberté, n’ayant ni rime ni raison, est inutile, n’existe pas.

Malebranche suit Descartes ; il admet une faculté de porter l’entendement vers les objets qui lui plaisent, et par suite de diriger les inclinations. Nous sommes en conséquence d’autant plus libres que nous connaissons mieux notre devoir, et que nous nous y attachons avec plus de force. — Une liberté qui consiste à se perdre elle-même, dit un critique, est-ce une liberté ?

Locke fait la liberté synonyme de puissance : toujours Descartes.

Hume nie la causalité, à plus forte raison la liberté. Sa philosophie est un idéalisme dont la forme est le doute ; c’est le fatalisme de l’impuissance.

Collins, Priestley sont déterministes : Qu’est-ce que le déterminisme ? Une idée brutale, qui, écartant l’absolu de Spinoza, place dans les choses le principe de nos déterminations, et fait ainsi de l’être pensant le bilboquet de la matière. Cela ne mérite pas même l’honneur d’une mention philosophique.

Écoutons les allemands.

Kant semble marcher sur des charbons.

« La volonté étant une sorte de causalité des êtres raisonnables, la liberté serait l’indépendance de cette même causalité de toute influence étrangère ; tandis que les êtres non doués de raison, déterminés qu’ils sont à l’action par des causes qui ne sont pas en eux, sont soumis à la nécessité physique.

« La réalité de la liberté ne peut être prouvée par l’expérience.

« La liberté n’est qu’une idée, une supposition nécessaire pour expliquer ce fait de la conscience d’après lequel nous nous attribuons une autre volonté que la simple appétition ; c’est-à-dire la faculté de nous déterminer à l’action comme intelligences, conformément aux lois de la raison et indépendamment des instincts de la nature.

« La réalité de la loi morale ne peut être prouvée qu’à l’aide de l’idée de liberté, qui est elle-même incompréhensible en soi. Cest pourquoi tout être qui ne peut agir autrement que sous l’idée de liberté est censé, à cause de cela, pratiquement libre. » (Willm, Histoire de la philosophie allemande, t. Ier, p. 368, 370, 373, 375.)

Si Kant ne nous dit rien de net, au moins il ne se compromet pas. Il se garde bien d’affirmer quoi que ce soit ; il ne connaît que des apparences. — Si la volonté était une cause, la liberté serait l’indépendance de cette cause. Or, la volonté est-elle une cause ? Aucune expérience ne le prouve. Au cas que la volonté soit cause, cette cause est-elle indépendante ? Rien ne le prouve davantage. La liberté étant admise comme cause, quels sont ses effets ? en autres termes, quelle est la fonction de la liberté et à quoi sert-elle ? Kant ne s’est pas même posé la question. Qu’est-ce donc que la liberté ? Une idée dont la morale a besoin pour s’établir elle-même !… Ceci est un sacrifice que Kant fait au préjugé universel, qui affirme, comme corrélatives, se supposant et se motivant réciproquement, la Justice et la liberté. Mais un philosophe ne sacrifie pas au préjugé, il le tue ou il le prouve. Kant, en un mot, ne sait rien : je serais plus content de lui s’il l’eût avoué de meilleure grâce.

Fichte ne reconnaît de liberté que dans le moi absolu, lequel moi n’est ni le vôtre ni le mien, mais seulement une idée, un idéal. Cela ne revient-il pas au Dieu de Descartes, qui pourrait faire un cercle carré, si tel était son bon plaisir, avec cette différence cependant, que Descartes prend son Dieu pour une réalité, tandis que Fichte ne fait du sien qu’une idée, un idéal ?

« La morale a pour principe la liberté : sa loi est la détermination absolue de soi par soi-même, et sa fin est l’indépendance absolue du sujet raisonnable de tout ce qui n’est pas lui.

« Mais cette liberté, qui est celle du moi idéal, cette aspiration à la liberté, ne doit pas être confondue avec ce farouche amour de l’indépendance, qui se manifeste comme esprit de domination oppressive : elle est soumission absolue à la conscience du devoir, qui n’est que l’expression de notre nature supérieure, de notre véritable être.

« Mais cette indépendance ne peut se réaliser dans l’individu ; elle ne peut se concevoir que comme liberté universelle, comme autocratie de la raison en général ; sa fin est un règne moral, réunissant tous les êtres raisonnables en une même conscience : en sorte que la moralité devient abnégation entière de soi dans l’intérêt de tous. » (Ibid., t. II, p. 344, 347.)

Se peut-il de plus grands poltrons que ces philosophes allemands ? Fichte est celui de tous qui passe pour avoir le mieux soutenu la liberté, et la philosophie ne doit jamais oublier qu’il est mort pour elle en héros. Du courage devant la mort, cela ne manque pas plus en Allemagne que de ce côté-ci du Rhin. C’est le courage devant l’Absolu, qui est rare. Newton se découvrait quand on prononçait devant lui le nom de Dieu ; Leibnitz lui sacrifie ses monades. Au nom de l’Absolu, Fichte nous enseigne que la liberté, ou, pour mieux dire, l’aspiration à la liberté, — il ne nous accorde pas davantage, — c’est la soumission, l’autocratie, le règne, l’abnégation, enfin le communisme. Il pose ainsi le problème de la philosophie du droit :

« Trouver une volonté qui soit nécessairement l’expression de la volonté commune, ou dans laquelle la volonté privée et la volonté générale soient synthétiquement réunies !… »

Croyez-vous qu’une pareille proposition effraie beaucoup à Saint-Pétersbourg, pas plus qu’à Paris ?

L’Absolu enivre tellement Fichte qu’il va jusqu’au dogme : il devient sacerdote, il est en pleine révélation.

« Je soutiens, dit-il, et c’est là l’essence de mon système, que par des dispositions fondamentales et primitives de la nature humaine est prédéterminée une façon de penser, qui à la vérité ne se réalise pas en chaque individu, mais qu’on peut exiger de chacun d’admettre ; qu’il y a quelque chose qui limite l’essor de la pensée, qui l’arrête et l’oblige, etc. » (Ibid.)

Étonnez-vous après cela que le peuple allemand, tombant du christianisme dans la philosophie de l’absolu, c’est-à-dire toujours dans la religion, se soit montré en 1848 si peu pratique, si peu amoureux de la liberté, si faiblement révolutionnaire !

Il est inutile que je cite Hégel : il nie, il raille la liberté, au même titre et de la même manière que Spinoza, exécutant ses devanciers, Kant et Fichte, comme Spinoza avait exécuté Descartes, et comme Spinoza, concluant, en politique, à l’absolutisme.

 

XXV. — Après Leibnitz, le sauve-qui-peut est général. Ceux qui se piquent d’exactitude se réfugient dans l’absolu, qui pour le Dieu de Descartes, qui pour le Dieu de Spinoza ; le grand nombre ferme les yeux et s’accommode d’un éclectisme superficiel, à la façon de Voltaire et de Rousseau : Dieu et la Liberté! Aujourd’hui encore, le monde est plein de gens qui trouvent cela sublime.

Hobbes, cité par Leibnitz : « Une chose est censée libre quand la puissance qu’elle a n’est point empêchée par une chose externe. » Ce qui rentre dans la spontanéité, arbitrale ou nécessaire, de Descartes et de Spinoza.

Le même, cité par M. Renouvier : « Quand plusieurs passions agissent simultanément et contradictoirement, il y a délibération : les bêtes, comme les hommes, délibèrent. Quand la délibération est finie, il y a volonté. S’il n’y a ni délibération ni excitation d’aucune sorte, l’homme n’agit pas. »

Par où l’on voit que Hobbes passe par toutes les théories, sans qu’il sans doute : tantôt cartésien, tantôt leibnitzien, tantôt spinoziste.

Bossuet est pur cartésien : il admet la liberté d’indifférence et croit que l’homme agit en certains cas sans motifs, ce qui revient à dire que la liberté, n’ayant ni rime ni raison, est inutile, n’existe pas.

Malebranche suit Descartes : il admet une faculté de porter l’entendement vers les objets qui lui plaisent, et par suite de diriger les inclinations. Nous sommes en conséquence d’autant plus libres que nous connaissons mieux notre devoir, et que nous nous y attachons avec plus de force. — Une liberté qui consiste à se perdre elle-même, dit un critique, est-ce une liberté?

Locke fait la liberté synonyme de puissance : toujours Descartes.

Hume nie la causalité, à plus forte raison la liberté. Sa philosophie est un idéalisme dont la forme_est le doute ; c’est le fatalisme de l’impuissance.

Collins, Priestley sont déterministes. Qu’est-ce que le déterminisme? Une idée brutale, qui, écartant l’absolu de Spinoza, place dans les choses le principe de nos déterminations, et fait ainsi de l’être pensant le bilboquet de la matière. Cela ne mérite pas même l’honneur d’une mention philosophique.

Ecoutons les Allemands.

Kant semble marcher sur des charbons.

« La volonté étant une sorte de causalité des êtres raisonnables, la liberté serait l’indépendance de cette même causalité de toule influence étrangère; tandis que les êtres non doués de raison, déterminés qu’ils sont à l’action par des causes qui ne sont pas en eux, sont soumis à la nécessité physique.

« La réalité de la liberté ne peut être prouvée par l’expérience. :

« La liberté n’est qu’une idée, une supposition nécessaire pour expliquer ce fait de la conscience d’après lequel nous nous attribuons une autre volonté que la simple appétition; c’est-à-dire la faculté de nous déterminer à l’action comme intelligences, conformément aux lois de la raison et indépendamment des instincts de la nature.

« La réalité de la loi morale ne peut être prouvée qu’à l’aide de l’idée de liberté, qui est elle-même incompréhensible en soi. C’est pourquoi tout être qui ne peut agir autrement que sous l’idée de liberté est _censé_, à cause de cela, pratiquement libre. » _Willm_, Histoire de la philosophie allemande, t. Ier, p. 368, 370, 373, 375.)

Si Kant ne nous dit rien de net, au moins il ne se compromet pas. Il se garde bien d’affirmer quoi que ce soit; il ne connaît que des apparences. — Si la volonté était une cause, la liberté serait l’indépendance de cette cause. Or, la volonté est-elle une cause? Aucune expérience ne le prouve. Au cas que la volonté soit cause, cette cause est-elle indépendante? Rien ne le prouve davantage. La liberté étant admise comme cause, quels sont ses effets? En autres termes, quelle est la fonction de la liberté et à quoi sert-elle? Kant ne s’est pas même posé la question. Qu’est-ce donc que la liberté? Une idée dont la morale a besoin pour s’établir elle-même! Ceci est un sacrifice que Kant fait au préjugé universel, qui affirme, comme corrélatives, se supposant et se motivant réciproquement, la Justice et la liberté. Mais un philosophe ne sacrifie pas au préjugé, il le tue ou il le prouve. Kant, en un mot, ne sait rien : je serais plus content de lui s’il l’eût avoué de meilleure grâce.

Fichte ne reconnaît de liberté que dans le moi _absolu_, lequel moi n’est ni le vôtre ni le mien, mais seulement une idée, un idéal. Cela ne revient-il pas au Dieu de Descartes, qui pourrait faire un cercle carré, si tel était son bon plaisir, avec cette différence cependant, que Descartes prend son Dieu pour une réalité, tandis que Fichte ne fait du sien qu’une idée, un idéal?

« La morale a pour principe la liberté : sa loi est la détermination absolue de soi par soi-même, et sa fin est l’indépendance absolue du sujet raisonnable de tout ce qui n’est pas lui.

« Mais cette liberté, qui est celle du moi idéal, cette aspiration à la liberté, ne doit pas être confondue avec ce farouche amour de l’indépendance, qui se manifeste comme esprit de domination oppressive : elle est soumission absolue à la conscience du devoir, qui n’est que l’expression de notre nature supérieure, de notre véritable être.

« Mais cette indépendance ne peut se réaliser dans l’individu; elle ne peut se concevoir que comme liberté universelle, comme autocratie de la raison eu général ; sa fin est un règne moral, réunissant tous les êtres raisonnables en une même conscience : en sorte que la moralité devient abnégation entière de soi dans l’intérêt de tous. » (Ibid., t. II, p. 344, 347.)

Se peut-il de plus grands poltrons que ces philosophes allemands? Fichte est celui de tous qui passe pour avoir le mieux soutenu la liberté, et la philosophie ne doit jamais oublier qu’il est mort pour elle en héros. Du courage devant la mort, cela ne manque pas plus en Allemagne que de ce côté-ci du Rhin. C’est le courage devant l’AssoLu qui est rare. Newton se découvrait quand on prononçait devant lui le nom de Dieu; Leibnitz lui sacrifie ses monades. Au nom de l’Absolu, Fichte nous enseigne que la liberté, ou, pour mieux dire, l’aspiration à la liberté, — il ne nous accorde pas davantage, — c’est la soumission, l’autocratie, le règne, l’abnégation, enfin le communisme. H pose ainsi le problème de la philosophie du droit :

« Trouver une volonté qui soit nécessairement l’expression de la volonté commune, ou dans laquelle la volonté privée et la volonté générale soient synthétiquement réunies! »

Croyez-vous qu’une pareille proposition effraye beaucoup plus à Saint-Pétersbourg qu’à Paris?

L’absolu enivre tellement Fichte qu’il va jusqu’au dogme : il devient sacerdote, il est en pleine révélation.

« Je soutiens, dit-il, et c’est là l’essence de mon système, que par des dispositions fondamentales et primitives de la nature humaine est prédéterminée une _façon de pensée_, qui à la vérité ne se réalise pas en chaque individu, mais qu’on peut exiger de chacun d’admettre ; qu’il y a quelque chose qui limite l’essor de la pensée, qui l’arrête et l’oblige, etc. » (Ibid.)

Étonnez-vous après cela que le peuple allemand, tombant du christianisme dans la philosophie de l’absolu, c’est-à-dire toujours dans la religion, se soit montré en 1848 si peu pratique, si peu amoureux de la liberté, si faiblement révolutionnaire !

Il est inutile que je cite Hégel : il nie, à raille la liberté, au même titre et de la même manière que Spinoza, exécutant ses devanciers, Kant et Fichte, comme Spinoza avait exécuté Descartes, et, comme Spinoza, concluant, en politique, à l’absolutisme.

XXV

Après tous ces maîtres, la controverse pouvait paraître épuisée, et il était permis de ne pas attendre grand’chose de l’élucubration contemporaine. Mais, ainsi que je l’ai dit, le temps pousse, et le siècle ne passera pas avant que l’énigme soit devinée, et la chose rétablie.

M. Tissot, professeur de philosophie à la faculté des lettres de Dijon, sait de chaque question tout ce qui en a été dit avant lui, et il le fait voir. Ce qui vaut mieux, M. Tissot s’est fait sur chaque question une opinion à lui ; malheureusement, il ne réussit pas aussi bien à la mettre en lumière. La cause en est dans la peine qu’éprouve tout professeur à s’affranchir, en écrivant, des habitudes et du style de l’école, de la ligne des programmes et de la poussière du doctorat, pour ne se souvenir que du public.

Voici ce que j’ai extrait des Nouvelles considérations sur le libre arbitre, publiées par M. Tissot (1849) à propos des Méditations critiques sur l’homme et sur Dieu, par M. Gruyer. L’idée mérite que je la rapporte, à cause de son caractère empirique, et parce que, sans dissiper encore les ténèbres qui couvrent la question, elle fait positivement échec au fatalisme.

Suivant M. Tissot, toutes les facultés et affections de l’homme se développent en deux séries ascendantes, parallèles, intimement liées l’une et l’autre, et qui enveloppent l’âme comme d’une double chaîne. La première de ces séries est donnée par l’organisme, la seconde par le mouvement de l’esprit. L’une forme, pour ainsi dire, le système de la passivité du moi, l’autre le système de son autonomie.

           
  A     B
Il y a de la matière,   Il y a de la puissance,
des organes,   de la spontanéité,
de la sensibilité,   de l’instinct,
des besoins,   de l’activité,
des affections,   des facultés,
des passions,   de la volonté,
des impressions,   de la délibération,
des influences,   de l’option,
des intuitions,   de l’erreur,
des conceptions,   du remords,
de la mémoire,   de la révolte,
des associations d’idées,   de la résipiscence,
des mobiles,   la foi qu’on est libre,
des motifs,   la haine de toute tyrannie,
Il y a donc de la nécessité.   Il y a donc de l’autonomie.

Ces deux séries se supposent réciproquement, et ne peuvent se passer l’une de l’autre : ainsi il n’y a pas de volonté sans motifs, ni d’intuition sans puissance, ni vice versâ. C’est toujours l’opposition irréductible du moi et du non-moi, qui fait la base de la création, et se montre en plein dans l’humanité.

Or, cette antinomie, quoi qu’on ait dit, ne se résout pas, et tous les efforts tentés dans ce but aboutissent à une escobarderie. Les deux ordres de phénomènes, une fois posés, se déroulent chacun suivant sa loi propre, sans qu’il soit possible ni de les expliquer par le même principe, ni de les résoudre en une expression identique. Ils subsistent l’un vis-à-vis de l’autre : il serait aussi puéril de confisquer celui-ci au profit de celui-là que de les faire tous deux disparaître.

Ce n’est pas tout : chacune des deux séries est en gradation, allant, la première des attractions de la matière brute aux aperceptions les plus abstraites de l’entendement ; la seconde des mouvements spontanés de la force végétative aux protestations les plus héroïques de la conscience. De sorte que, comme il y a des degrés dans la nécessité, il y en a aussi dans l’autonomie. Là, c’est le joug qui pèse sur la volonté plus ou moins lourdement ; ici, c’est la force qui apparaît plus ou moins énergique, sans qu’on puisse assigner de limite à cette double échelle, soit en minimum, soit en maximum.

Telle est, dégagée de sa psychologie abstruse et d’une argumentation quelquefois malheureuse, la pensée de M. Tissot.

J’avoue, quant à moi, que tout cela me paraît d’une excellente philosophie. C’est précisément ce que je disais tout à l’heure en parlant de Spinoza : Pouvez-vous expliquer tous les phénomènes de la nature et de l’humanité par le principe unique de la nécessité divine ? Non, évidemment, puisque vous avez besoin, pour créer le monde et la société, d’une force de réaction que la nécessité ne peut pas fournir. Donc, si vous niez la liberté, qui par son évolution ascendante explique cette réaction et tous les faits qui en découlent, je nierai à mon tour votre nécessité qui ne peut rien faire qu’à la condition de réagir contre elle-même en engendrant des forces libres : ce qui est une contradiction.

De la théorie de M. Tissot il résulte donc que, s’il n’y a pas dans l’univers de liberté pure, il n’y a pas non plus de nécessité pure ; que l’on ne peut pas dire que rien soit absolument fatal, rien absolument libre. Et il faut bien admettre qu’il en est ainsi, puisqu’il n’existe pas, qu’il ne saurait même exister de phénomènes qu’on puisse attribuer exclusivement à la liberté ou à la nécessité.

C’est quelque chose assurément de nous avoir fait franchir ce pas, et l’honneur en revient originairement, ainsi que je l’ai montré, à Leibnitz. Mais ici la question se représente sous une autre forme. On demande si cette liberté générale, si cette force de réaction, dont la présence se fait partout sentir dans les choses, n’existe pas à un degré supérieur et avec des qualités spéciales dans l’homme. Car, il faut l’avouer, nous ne serions guère plus avancés, nous ne pourrions pas nous dire beaucoup plus libres, et le fatalisme aurait peu à rabattre de ses conclusions, si la liberté de l’homme se réduisait à une spontanéité comme celle du corps qui gravite, de la lumière qui rayonne et se réfléchit, de la plante qui végète, de l’animal qui obéit à ses instincts, et déjà à des calculs. La spontanéité n’est pas la liberté, du moins elle n’est pas toute la liberté que l’homme réclame. Il vise plus haut : il lui faut la souveraineté et l’indépendance, il lui faut le franc arbitre ; et ce franc arbitre, tout le monde, M. Tissot lui-même, le sacrifie. Pouvions-nous l’attendre de ce dualisme mystérieux, suivant lequel la liberté n’est jamais tout à fait libre, la nécessité jamais tout à fait nécessaire ? Nous pensions avoir saisi un rayon de lumière : ne serait-ce point que nos ténèbres se sont épaissies ?

M. Dunoyer nous fera faire un pas de plus.

XXVI. — Après tous ces maîtres, la controverse pouvait paraître épuisée, et il était permis de ne pas attendre grand’chose de l’élucubration contemporaine. Mais, ainsi que je l’ai dit, le temps pousse, et le siècle ne passera pas avant que l’énigme soit devinée, et la chose établie.

M. _Tissot_, professeur de philosophie à la faculté des lettres de Dijon, sait de chaque question tout ce qui en a été dit avant lui, et il le fait voir. Ce qui vaut mieux, M. Tissot s’est fait sur chaque question une opinion à lui; malheureusement, il ne réussit pas aussi bien à la mettre en lumière. La cause en est dans la peine qu’éprouve tout professeur à s’affranchir, en écrivant, des habitudes et du style de l’école, de la ligne des programmes et de la poussière du doctorat, pour ne se souvenir que du public.

Voici ce que j’ai extrait des Nouvelles considérations sur le libre arbitré, publiées par M. Tissot (1849) à propos des Méditations critiques sur l’homme et sur Dieu, par M. Gnuten. L’idée mérite que je la rapporte, à cause de son caractère empirique, et parce que, sans dissiper encore les ténèbres qui couvrent la question, elle fait positivement échec au fatalisme.

Suivant M. Tissot, toutes les facultés et affections de l’homme se développent en deux séries ascendantes, parallèles, intimement liées l’une et l’autre, et qui enveloppent l’âme comme d’une double chaîne. Ea première de ces séries est donnée par l’organisme, la seconde par le mouvement de l’esprit. L’une forme, pour ainsi dire, le système de la passivité du moi, l’autre le système de son autonomie.

Dans l’homme, dit M. Tissot,

           
  A     B
Il y a de la matière,   Il y a de la puissance,
des organes,   de la spontanéité,
de la sensibilité,   de l’instinct,
des besoins,   de l’activité,
des affections,   des facultés,
des passions,   de la volonté,
des impressions,   de la délibération,
des influences,   de l’option,
des intuitions,   de l’erreur,
des conceptions,   du remords,
de la mémoire,   de la révolte,
des associations d’idées,   de la résipiscence,
des mobiles,   la foi qu’on est libre,
des motifs,   la haine de toute tyrannie,
Il y a donc de la nécessité.   Il y a donc de l’autonomie.

Ces deux séries se supposent réciproquement, et ne peuvent se passer l’une de l’autre : ainsi il n’y a pas de volonté sans motifs, ni d’intuition sans puissance, et vice versé. C’est toujours l’opposition irréductible du moi et du non-moi, qui fait la base de la création, et se montre en plein dans l’humanité.

Or, cette antinomie, quoi qu’on ait dit, ne se résout pas, et tous les efforts tentés dans ce but aboutissent à une escobarderie. Les deux ordres de phénomènes, une fois posés, se déroulent chacun suivant sa loi propre, sans qu’il soit possible ni de les expliquer par le même principe, ni de les résoudre en une expression identique. Ils subsistent l’un vis-à-vis de l’autre : il serait aussi puéril de confisquer celui-ci au profit de celui-là que de les faire tous deux disparaître.

Ce n’est pas tout : chacune des deux séries est en gradation, allant, la première des attractions de la matière brute aux aperceptions les plus abstraites de l’entendement; la seconde des mouvements spontanés de la force végétative aux protestations les plus héroïques de la conscience. De sorte que, comme il y a des degrés dans la nécessité, il y en a aussi dans l’autonomie. Là, c’est le joug qui pèse sur la volonté plus ou moins lourdement; ici, c’est la force qui apparaît plus ou moins énergique, sans qu’on puisse assigner de limite à cette double échelle, soit en minimum, soit en maximum.

Telle est, dégagée de sa psychologie abstruse et d’une argumentation quelquefois malheureuse, la pensée de M. Tissot.

J’avoue, quant à moi, que tout cela me paraît d’une excellente philosophie. C’est précisément ce que je disais tout à l’heure en parlant de Spinoza : Pouvez-vous expliquer tous les phénomènes de la nature et de l’humanité par le principe unique de la nécessité divine? Non, évidemment, puisque vous avez besoin, pour créer le monde et la société, d’une force de réaction que la nécessité ne peut pas fournir. Donc, si vous niez la liberté, qui, par son évolution ascendante, explique cette réaction et tous les faits qui en découlent, je nierai à mon tour votre nécessité qui ne peut rien faire qu’à la condition de réagir contre elle-même en engendrant des forces libres : ce qui est une contradiction.

De la théorie de M. Tissot il résulte donc que, s’il n’y a pas dans l’univers de liberté pure, il n’y a pas non plus de nécessité pure; que l’on ne peut pas dire que rien soit absolument fatal, rien absolument libre. Et il faut bien admettre qu’il en est ainsi, puisqu’il n’existe pas, qu’il ne saurait même exister de phénomènes qu’on puisse attribuer exclusivement à la liberté ou à la nécessité.

C’est quelque chose assurément de nous avoir fait franchir ce pas, et l’honneur en revient originairement, ainsi que je l’ai montré, à Leibnitz. Mais ici la question se représente sous une autre forme. On demande si cette liberté générale, si cette force de réaction, dont la présence se fait partout sentir dans les choses, n’existe pas à un degré supérieur et avec des qualités spéciales dans l’homme. Car il faut l’avouer, nous ne serions guère plus avancés, nous ne pourrions pas nous dire beaucoup plus libres, et le fatalisme aurait peu à rabattre de ses conclusions, si la liberté de l’homme se réduisait à une spontanéité analogue à celle du corps qui gravite, de la lumière qui rayonne et se réfléchit, de la plante qui végète, de l’animal qui obéit à ses instincts, et déjà à des calculs. La spontanéité n’est pas la liberté, du moins elle n’est pas toute la liberté que l’homme réclame. Il vise plus haut : il lui faut la souveraineté et l’indépendance, il lui faut le franc arbitre; et ce franc arbitre, tout le monde, M. Tissot lui-même, le sacrifie. Pouvions-nous l’attendre de ce dualisme mystérieux, suivant lequel la liberté n’est jamais tout à fait libre, la nécessité jamais tout à fait nécessaire? Nous pensions avoir saisi un rayon de lumière : ne serait-ce point que nos ténèbres se sont épaissies ?

M. Dunoyer nous fera faire un pas de plus.

XXVI

M. Dunoyer, membre de l’Institut, l’un des esprits les plus originaux et des caractères les plus honorables de l’époque qui suivit le premier empire, a ce qu’il me permettra d’appeler un travers d’esprit qui gâte ses excellentes qualités : c’est une horreur excessive de la métaphysique et de toute théorie tendant à ramener la science économique à des notions premières, surtout à des notions de droit.

« Je ne supporte pas ces philosophes dogmatiques qui ne parlent que de droits et de devoirs ; de ce que les gouvernements ont le devoir de faire, et les nations le droit d’exiger. Chacun doit être maître de sa chose ; chacun doit pouvoir dire sa pensée ; tout le monde devrait participer à la vie publique : voilà leur langage accoutumé. Je ne m’explique point de la sorte, je ne dis pas sentencieusement : Les hommes ont le droit d’être libres ; ils ont le droit de vivre, etc. — Le droit d’être libres ! J’aimerais autant dire qu’ils ont le droit d’être intelligents, actifs, instruits, justes ; que deux lignes ont le droit de former un angle, que l’eau a le droit de se changer en gaz, etc. À quoi tout ce verbiage peut-il servir ?… La question est de savoir comment l’homme peut être libre, comment il arrive qu’il le soit, quelle mesure de liberté il peut obtenir dans telle ou telle condition donnée, par quelle réunion de connaissances et d’habitudes ils parviennent à exercer librement une industrie, à s’élever à la vie politique, etc. » (De la Liberté du travail, tome Ier, page 17.)

M. Dunoyer, en un mot, remplit le vœu de M. Babinet. Au lieu de commencer dans les sciences morales et politiques par l’en soi des choses, suivant l’ancienne méthode, et d’aller ainsi de l’inconnu à l’inconnu, il commence par les phénomènes : méthode excellente, surtout quand il s’agit de définir des notions et de démontrer des lois, et qui est aussi la mienne. Mais que la loi arrive par forme de conclusion ou par forme de principe, elle n’en demeure pas moins pour cela une expression métaphysique, et, s’il s’agit de morale, une formule de droit qui, devenant immédiatement une obligation pour la conscience, peut être opposé par l’individu à la société, par le citoyen à l’État, et réciproquement.

Étudions donc les phénomènes et ne médisons pas des principes : car, si les premiers nous rendent les seconds plus intelligibles, ceux-ci à leur tour résument les autres et les expliquent ; il n’y a pas plus de dogmatisme d’un côté que de l’autre.

Conformément à sa méthode, M. Dunoyer entreprend donc de nous dire comment, par le travail, la science, la Justice, l’homme et la société deviennent libres.

Mais, contrairement à sa méthode, il ne peut s’empêcher de nous dire tout d’abord ce qu’il entend par le mot liberté. Il est vrai qu’il ne donne sa définition qu’après un dernier camouflet à la métaphysique :

« On a beaucoup cherché si le mobile des facultés de l’homme était en lui-même ou hors de lui, en sa puissance ou hors de sa puissance ; s’il donnait son attention, comparait, jugeait, désirait, délibérait, se déterminait, parce qu’il le voulait et comme il le voulait ; ou bien si ses facultés étaient mises en jeu sans lui, malgré lui, par l’influence de causes sur lesquelles il n’avait aucun empire, et si le résultat de leur travail était aussi indépendant de sa volonté. Certains philosophes ont prétendu qu’il était également maître de leur action et des résultats de leur action ; d’autres ont nié qu’il eût sur elles un tel pouvoir, etc. — Je n’ai point à m’occuper de ce débat.

« Que l’homme ait ou n’ait pas en lui-même le premier mobile de son activité, on conviendra du moins qu’il n’agit pas toujours avec la même aisance ; on m’accordera, sans doute, qu’il peut y avoir dans ses infirmités, son inexpérience, ses vices, ses dispositions à la violence et à l’injustice, des empêchements à l’exercice de ses facultés ; on m’accordera sûrement aussi qu’il parvient, plus ou moins, à s’affranchir de ces causes naturelles de faiblesse et de servitude, et qu’à mesure qu’il y réussit, il entre en possession d’une certaine puissance, d’une certaine facilité d’action, qu’il ne sentait pas en lui auparavant.

« Au rebours, lorsqu’il vient à désapprendre ce qu’il avait appris, à recontracter les vices et les infirmités dont il était parvenu à se défaire, il perd peu à peu le pouvoir qu’il avait acquis, et repasse par tous les degrés de son ancienne impuissance.

« Ce que j’appelle liberté, c’est le pouvoir, la puissance d’agir, qui se manifeste et qui croît en nous à mesure que nous parvenons à délivrer, débarrasser, désobstruer nos facultés des obstacles de toute nature qui en gênent ou en arrêtent l’exercice. » (De la Liberté du travail, t. Ier, p. 23, 24 et suiv.)

Cette définition, essentiellement pratique, une fois donnée, M. Dunoyer montre ensuite, chapitre par chapitre, comment la puissance de l’homme sur la nature et sur lui-même est au plus bas degré à l’état sauvage, comment elle est plus grande dans l’esclavage, plus grande encore dans le servage, etc. Il prend la mesure, la jauge de la puissance compatible avec toutes les conditions de race, de climat, d’institutions politiques, de religion… C’est le sujet de son livre (3 vol. in-8o, Paris, Guillaumin).

Je pourrais chicaner M. Dunoyer sur les termes de sa définition, et lui montrer qu’elle contient une pétition de principe. La liberté, dites-vous, est la puissance qui se manifeste dans l’homme à mesure qu’il se débarrasse des obstacles qui entravaient cette puissance. Or, pour que l’homme se débarrasse, il lui faut déjà de la puissance. Quelle est cette puissance en vertu de laquelle il ouvre le chemin à sa puissance ?…

Mais ne soyons pas si sévères, admettons que la puissance qui dans l’homme apparaît à mesure qu’il se débarrasse de ses entraves est la même que celle en vertu de laquelle il se débarrasse. Toute autre interprétation, nous menant de puissance en puissance à l’infini, doit être écartée. Ce que je veux recueillir de l’idée de M. Dunoyer, c’est qu’appliquant la théorie de M. Tissot, que du reste il ne connaissait point, savoir, qu’il y a des degrés dans la fatalité et dans la liberté, que ni l’une ni l’autre ne saurait être jamais absolue, qu’elles forment deux séries parallèles et irréductibles, il nous montre à son tour la liberté en émersion progressive, gagnant du terrain sur sa rivale ou en perdant, selon qu’elle manœuvre avec plus ou moins d’énergie et d’intelligence. De sorte que la liberté nous apparaît maintenant, non plus seulement comme une spontanéité, une connaissance adéquate, un désir de conformité à l’ordre de Dieu, mais comme une fonction en perpétuel travail, la fonction motrice de cet être étonnant, l’homme, dont la Justice est la faculté ou fonction directrice.

Quelle est maintenant cette fonction ? quelle est sa raison ontologique ? quel est son objet ? quelles sont ses limites ? Va-t-elle jusqu’au franc arbitre, ou y tend-elle seulement ? A-t-elle une part, et quelle part, dans l’économie du monde et le gouvernement de l’humanité ? À quels effets, à quels actes, pouvons-nous la reconnaître ?… Il faut une réponse, et M. Dunoyer est loin de nous la fournir.

XXVII. — M. Dunoyer, membre de l’Institut, l’un des esprits les plus originaux et des caractères les plus honorables de l’époque qui suivit le premier empire, a ce qu’il me permettra d’appeler un travers d’esprit qui gâte ses excellentes qualités : c’est une horreur excessive de la métaphysique et de toute théorie tendant à ramener la science économique à des notions premières, surtout à des notions de droit.

« Je ne supporte pas ces philosophes dogmatiques qui ne parlent que de droits et de devoirs ; de ce que les gouvernements ont le devoir de faire, et les nations le droit d’exiger. Chacun doit être maître de sa chose; chacun doit pouvoir dire sa pensée; tout le monde devrait participer à la vie publique : voilà leur langage accoutumé. Je ne m’explique point de la sorte, je ne dis pas sentencieusement : Les hommes ont le droit d’être libres; ils ont le droit de vivre, etc. — Le droit d’être libres ! J’aimerais autant dire qu’ils ont le droit d’être intelligents, actifs, instruits, justes ; que deux lignes ont le droit de former un angle, que l’eau a le droit de se changer en gaz, etc. À quoi tout ce verbiage peut-il servir ?.… La question est de savoir comment l’homme peut être libre, comment il arrive qu’il le soit, quelle mesure de liberté il peut obtenir dans telle ou telle condition donnée, par quelle réunion de connaissances et d’habitudes il parvient à exercer librement une industrie, à s’élever à la vie politique, etc. » (De la Liberté du travail, tome Ier, page 17.)

M. Dunoyer, en un mot, remplit le vœu de M. Babinet. Au lieu de commencer dans les sciences morales et politiques par l’en soi des choses, suivant l’ancienne méthode, et d’aller ainsi de l’inconnu à l’inconnu, il commence par les phénomènes : méthode excellente, surtout quand il s’agit de définir des notions et de démontrer des lois, et qui est aussi la mienne. Mais que la loi arrive par forme de conclusion ou par forme de principe, elle n’en demeure pas moins pour cela une expression métaphysique, et, s’il s’agit de morale, une formule de droit qui, devenant immédiatement une obligation pour la conscience, peut être opposée par l’individu à la société, par le citoyen à l’État et réciproquement.

Étudions donc les phénomènes et ne médisons pas des principes : car, si les premiers nous rendent les seconds plus intelligibles, ceux-ci à leur tour résument les autres et les expliquent; il n’y a pas plus de dogmatisme d’un côté que de l’autre.

XXVIII. — Conformément à sa méthode, M. Dunoyer entreprend donc de nous dire comment, par le travail, par hi science et la Justice, l’homme et la société deviennent libres.

Mais, contrairement à sa méthode, il ne peut s’empêcher de nous dire tout d’abord ce qu’il entend par le mot liberté. Il est vrai qu’il ne donne sa définition qu’après un dernier camouflet à la métaphysique :

« On a beaucoup cherché si le mobile des facultés de l’homme était en lui-même ou hors de lui, en sa puissance ou hors de sa puissance ; s’il donnait son attention, comparait, jugeait, désirait, délibérait, se déterminait, parce qu’il le voulait et comme il le voulait; ou bien si ses facultés étaient mises en jeu sans lui, malgré lui, par l’influence de causes sur lesquelles il n’avait aucun empire, et si le résultat de leur travail était aussi indépendant de sa volonté. Certains philosophes ont prétendu qu’il était également maître de leur action et des résultats de leur action; d’autres ont nié qu’il eût sur elles un tel pouvoir, etc. — Je n’ai point à m’ occuper de ce débat.

« Que l’homme ait ou n’ait pas en lui-même le premier mobile de sou activité, on conviendra du moins qu’il n’agit pas toujours avec.la même aisance; on m’accordera, sans doute, qu’il peut y avoir dans ses infirmités, son inexpérience, ses vices, ses dispositions à la violence et à l’injustice, des empêchements à l’exercice de ses facultés; on m’accordera sûrement aussi qu’il parvient, plus ou moins, à s’affranchir de ces causes naturelles de faiblesse et de servitude, et qu’à mesure qu’il y réussit, il entre eu possession d’une certaine puissance, d’une certaine facilité d’action, qu’il ne sentait pas en lui auparavant.

« Au rebours, lorsqu’il vient à désapprendre ce qu’il avait appris, à recontracter les vices et les infirmités dont il était parvenu à se défaire, il perd peu à peu le pouvoir qu’il avait acquis, et _repasses par tous les degrés_ de son ancienne impuissance.

« Ce que j’appelle liberté, c’est le _pouvoir_, la _puissance_ d’agir, qui se manifeste et qui croit en nous à mesure que nous parvenons à délivrer, débarrasser, désobstruer nos facultés des obstacles de toute nature qui en gênent ou en arrêtent l’exercice. » (De la Liberté du Travail, t. Ier, p. 23, 24 et suiv.)

Cette définition, essentiellement pratique, une fois donnée, M. Dunoyer montre ensuite, chapitre par chapitre, comment la puissance de l’homme sur la nature et sur lui-même est au plus bas degré à l’état sauvage, comment elle est plus grande dans l’esclavage, plus grande encore dans le servage, etc. Il prend la mesure, la jauge de la puissance compatible avec toutes les conditions de race, de climat, d’institutions politiques, de religion. C’est le sujet de son livre (3 vol. in-8°, Paris, Guillaumin).

Je pourrais chicaner M. Dunoyer sur les termes de sa définition, et lui montrer qu’elle contient une pétition de principe. La liberté, dites-vous, est la _puissance_ qui se manifeste dans l’homme à mesure qu’_il se débarrasse_ des obstacles qui entravaient cette puissance. Or, pour que l’homme se débarrasse, il lui faut déjà de la puissance. Quelle est cette puissance en vertu de laquelle il ouvre le chemin à sa puissance ?

Mais ne soyons pas si sévères. Admettons que la puissance qui dans l’homme apparaît à mesure qu’il se débarrusse de ses entraves est la même que celle en vertu de laquelle il se débarrasse. Toute autre interprétation, nous menant de puissance en puissance à l’infini, doit être écartée. Ce que je veux recueillir de l’idée de M. Dunoyer, c’est qu’appliquant la théorie de M. Tissot, que du reste il ne connaissait point, savoir, qu’il y a des degrés dans la fatalité et dans la liberté, que ni l’une ni l’autre ne saurait jamais être absolue, qu’elles forment deux séries parallèles et irréductibles, il nous montre à son tour la liberté en émersion progressive, gagnant du terrain sur sa rivale ou en perdant, selon qu’elle manœuvre avec plus ou moins d’énergie et d’intelligence. De sorte que la liberté nous apparaît maintenant, non plus seulement comme une spontanéité, une connaissance adéquate, un désir de conformité à l’ordre de Dieu, mais comme une _fonction_ en perpétuel travail, la fonction motrice de cet être étonnant, J’homme, dont la Justice est la faculté ou fonction directrice.

Quelle est maintenant cette fonction? quelle est sa raison ontologique? quel est son objet? quelles sont ses limites ? Va-t-elle jusqu’au franc arbitre, ou y tend-elle seulement ? A-t-elle une part, et quelle part, dans l’économie du monde et le gouvernement de l’humanité? A quels effets, à quels actes, pouvons-nous la reconnaître? Il faut une réponse, et M. Dunoyer est loin de nous la fournir.

XXVII

L’événement du 2 décembre 1851 était de nature à raviver la controverse sur la liberté. Elle fut en effet reprise, d’abord par MM. Jules Simon et Oudot, le premier dans son livre du Devoir, le second dans son traité de la Conscience et de la Science du Devoir ; puis, par MM. Charles Renouvier, Lemonnier et Michelet (de Berlin), dans la Revue philosophique et religieuse.

J’ose dire que ces discussions sont loin d’avoir donné le résultat que semblaient appeler les circonstances.

Et d’abord M. Jules Simon me permettra de lui dire que pour un homme de son talent et de son caractère, dont la Révolution attend quelque chose, les cent pages qu’il a écrites sur la liberté sont impardonnables : elles suffisaient, je le crois, pour l’édification de l’Académie qui les a couronnées ; elles ne sauraient trouver grâce devant des juges qui demandent autre chose que de l’érudition.

La théorie de M. Simon est un composé des idées de Descartes, de Leibnitz et de Kant ; il y en a peut-être encore d’autres.

À Descartes, il emprunte la soi-disant preuve psychologique ou du sens intime, inadmissible depuis la critique qu’en ont faite Bayle, Spinoza et Leibnitz. À Kant, il prend ce fameux postulat où le philosophe se borne à répéter fort doctement, après tout le monde, que la liberté est indispensable à la morale, il serait plus exact de dire au Code pénal ; que sans la liberté il n’y a ni mérite ni démérite, et autres considérations édifiantes ; mais de la liberté elle-même ne disant mot, n’en indiquant ni l’objet ni l’utilité, s’excusant au contraire devant la contradiction flagrante. Avec Leibnitz, enfin, M. Simon rejette la liberté d’indifférence de Descartes, reconnaît que la liberté n’agit jamais sans motifs, ce qui est très-vrai, mais ce qui précisément rend douteux le franc arbitre et semble réduira l’homme à la seule spontanéité.

Oui, redirai-je à M. Simon, la preuve psychologique est de droit quand il s’agit de l’existence, puisque douter que l’on doute implique contradiction. Elle est de droit encore quand il est question d’une faculté en plein exercice, d’une faculté observée, reconnue, définie, dont les manifestations ne peuvent plus dès-lors être confondues avec celles d’aucune autre faculté, mais dont le produit est attribué à une cause surnaturelle, telle qu’est la conscience. Je dis que dans ce cas la preuve psychologique est aussi de droit, puisque le doute élevé sur l’autonomie de cette fonction devient également contradictoire.

Mais le doute qui frappe la liberté est d’un tout autre genre : ce n’est plus dans ce doute qu’est la contradiction, c’est dans la notion même de liberté. D’un côté, vous dit-on, et vous l’avouez vous-même, la liberté n’est jamais pure, puisqu’elle est toujours accompagnée de motifs ; d’autre part, on vous fait observer qu’une liberté sans motifs, telle que le génie de Descartes la pose en Dieu, est inintelligible. Il s’agit d’après cela de savoir ce que peut être la liberté, si tant est qu’elle soit encore quelque chose. Dites ce qu’est la liberté, distinguez-la de tout le reste, définissez-la, montrez-en la fonction : vous serez reçu ensuite à invoquer le sens intime. Mais affirmer l’existence d’une chose, alors que vous ne savez pas le premier mot de cette chose ; à cette occasion reproduire le fameux argument de l’école, Je veux lever mon bras et je le lève, et décomposer cette élévation en quatre moments dont les deux premiers emportent négation de la liberté et les deux autres ne font qu’en rappeler l’hypothèse, ce n’est pas expliquer, définir, démontrer la chose en question, c’est enfariner vos lecteurs.

Quant au sentiment moral, à la joie qui suit les bonnes actions, au remords qui accompagne les mauvaises ; quant à toutes ces manifestations du moi collectif et individuel qui préjugent, dit-on, la liberté, je réponds une fois pour toutes : Oui, j’admets qu’elles la préjugent, mais je nie qu’elles la jugent ; elles sont si loin de la juger, que les plus grands moralistes, Descartes, Spinoza, Malebranche, y ont vu précisément un motif de plus de nier la liberté, la réduisant à un simple attrait, à un désir, qui nous rend heureux s’il est satisfait, malheureux s’il est empêché, et définissant en conséquence le libre arbitre par son usage, conformité de la volonté à l’ordre de Dieu.

Je ne dirai rien de M. Oudot, qui suit en tout M. Jules Simon, jusque dans la manière d’accorder la liberté humaine avec la prescience divine. Fureur de l’absolu ! C’est à peine si la philosophie, d’après la moins justifiée de ses hypothèses, la Justice transcendantale, ose nous dire libres ; et déjà elle tremble que cette liberté ne cause du vacarme là-haut ! Eh ! philosophes du bon Dieu, connaissez-vous vous-mêmes, vous en saurez toujours assez de l’Autre.

XXIX. — L’événement du 2 décembre 1851 était de nature à raviver la controverse sur la liberté. Elle fut en effet reprise, d’abord par MM. Jules Simon et Oudot, le premier dans son livre du Devoir, le second dans son traité de la Conscience et de la Science du Devoir; puis, par MM. Charles Renouvier, Lemonnier et Michelet ( de Berlin), dans la Revue philosophique et religieuse.

J’ose dire que ces discussions sont loin d’avoir donné le résultat que semblaient appeler les circonstances.

Et d’abord M. Jules Simon me permettra de lui dire que pour un homme de son talent et de son caractère, dont la Révolution attend quelque chose, les cent pages qu’il a écrites sur la liberté sont impardonnables : elles suffisaient, je le crois, pour l’édification de l’Académie qui les a couronnées ; elles ne sauraient trouver grâce devant des juges qui demandent autre chose que de l’érudition.

La théorie de M. Simon est un composé des idées de Descartes, de Leïbnitz et de Kant; il y en a peut-être encore d’autres.

A Descartes, il emprunte la soi-disant preuve psychologique ou du sens intime, inadmissible depuis la critique qu’en ont faite Bayle, Spinoza et Leibniz. A Kant, il prend ce fameux postulat où le philosophe se borne. à répéter fort doctement, après tout le monde, que la liberté est indispensable à la morale, il serait plus exact de dire au Code pénal; que sans la liberté il n’y a ni mérite ni démérite, et autres considérations édifiantes ; mais de la liberté elle-même ne disant mot, n’en indiquant ni l’objet, ni l’utilité, s’excusant au contraire devant la contradiction flagrante. Avec Leibnitz, enfin, M. Simon rejette la liberté d’indifférence de Descartes, reconnaît que la liberté n’agit jamais sans motifs, ce qui est très-vrai, mais ce qui précisément rend douteux le franc arbitre et semble réduire l’homme à la seule spontanéité.

Oui, redirai-je à M. Simon, la preuve psychologique est de droit quand il s’agit de l’existence, puisque douter que l’on doute implique contradiction. Elle est de droit encore quand il est question d’une faculté en plein exercice, d’une faculté observée, reconnue, définie, dont les manifestations ne peuvent plus dès lors être confondues avec celles d’aucune autre faculté, mais dont le produit est attribué à une cause surnaturelle, telle qu’est la conscience. Je dis que dans ce cas la preuve psychologique est aussi de droit, puisque le doute élevé sur l’autonomie de cette fonction devient également contradictoire.

Mais le doute qui frappe la liberté est d’un tout autre genre : ce n’est plus dans ce doute qu’est la contradiction, c’est dans la notion même de liberté. D’un côté, vous diton, et vous l’avouez vous-même, la liberté n’est jamais pure, puisqu’elle est toujours accompagnée de motifs; d’autre part, on vous fait observer qu’une liberté sans motifs, telle que le génie de Descartes la pose en Dieu, est inintelligible. Il s’agit d’après cela de savoir ce que peut être la liberté, si tant est qu’elle soit encore quelque chose. Dites ce qu’est la liberté, distinguez-la de tout le reste, définissez-la, montrez-en la fonction : vous serez reçu ensuite à invoquer le sens intime. Mais affirmer l’existence d’une chose, alors que vous ne savez pas le premier mot de cette chose; à cette occasion reproduire le fameux argument de l’école, Je veux lever mon bras et je le lève, et décomposer cette élévation en quatre moments dont les deux premiers emportent négation de la liberté et les deux autres ne font qu’en rappeler l’hypothèse, ce n’est pas expliquer, définir, démontrer la chose en question, c’est enfariner vos lecteurs.

Quant au sentiment moral, à la joie qui suit les bonnes actions, au remords qui accompagne les mauvaises; quant à toutes ces manifestations du moi collectif et individuel qui préjugent, dit-on, la liberté, je réponds une fois pour toutes : Oui, j’admets qu’elles la préjugent, mais je nie qu’elles la jugent; elles sont si loin de la juger, que les plus grands moralistes, Descartes, Spinoza, Malebranche, y ont vu précisément un motif de plus de nier la liberté, la réduisant à un simple attrait, à un désir, qui nous rend heureux s’il est satisfait, malheureux s’il est empêché, et définissant en conséquence le libre arbitre par son usage, conformité de la volonté à l’ordre de Dieu (H).

Je ne dirai rien de M. Oudot, qui suit en tout M. Jules Simon, jusque dans la manière d’accorder la liberté humaine avec la prescience divine. Fureur de l’absolu! C’est à peine si la philosophie, d’après la moins justifiée de ses hypothèses, la Justice transcendantale, ose nous dire libres; et déjà elle tremble que cette liberté ne cause du vacarme là-haut! Eh! philosophes du bon Dieu, connaissez-vous vous-mêmes, vous en saurez toujours assez de l’Autre.

XXVIII

M. Renouvier, répondant dans la Revue philosophique et religieuse à M. Lemonnier, a très-bien fait valoir contre son adversaire, qui d’ailleurs l’accordait, la faculté qu’a l’homme d’agir sur lui-même, de s’efforcer, de tâcher, de s’éduquer ; faculté qui est précisément celle que suppose Spinoza, et dont il rend compte au moyen des idées adéquates. Mais la spontanéité n’est pas encore la liberté ; puis M. Renouvier, bien qu’on ne puisse guère lui reprocher de religion, admet encore un certain absolu cosmique qui a gâté sa défense, de sorte que la controverse est restée sans résultat.

Si tout est aussi bien lié dans l’univers que les philosophes modernes, à l’exemple de Leibnitz, inclinent à le penser, il est impossible de voir dans la liberté autre chose qu’un rouage, c’est-à-dire une non-liberté ; et quand M. Renouvier, qui admet en principe cette liaison, prétend ensuite, pour le besoin de sa cause, introduire dans l’ordre universel, parfait, des possibles, des exceptions, des nouveautés, il peut se tenir pour assuré que sur ce terrain il ne sera pas suivi. Des exceptions aux lois éternelles de l’univers ! un règne des possibles, en dehors du règne des réalités ! une faculté donnée à l’âme spécialement en vue de ces exceptions et de ces possibles !… On aura beau le faire aussi petit qu’on voudra, ce prétendu règne, enfermer les exceptions dans une sphère si étroite qu’elles ne gâtent rien à l’ensemble : l’inconséquence ne paraîtra que mieux, et la liberté aura droit de dire à son champion : Tu m’as trahie !

M. Michelet (de Berlin) nomme la liberté, mais pour la rétracter aussitôt. Je cite ses paroles :

« Dans notre système, la nature et l’humanité se développant d’après des lois éternelles, constituant elles-mêmes l’intelligence souveraine, il y a cette différence entre la nature et l’humanité, que dans cette dernière les individus ne sont pas, comme dans la nature, entraînés tous indifféremment par un instinct aveugle auquel ils ne peuvent résister ; mais que, par la conscience qu’ils ont, c’est-à-dire par le dualisme entre le sujet et l’objet, ils peuvent se retirer dans leur subjectivité, suivre leurs fantaisies arbitraires, se détourner de la marche objective des choses, ne pas y prendre une part active, ou tâcher même de l’arrêter. »

Tout cela, comme on voit, est assertion pure. Quelle est cette faculté dont l’unique privilége est de se conformer aux lois éternelles, et qui devient illégitime dès qu’elle y résiste ? Une semblable faculté peut-elle être autre chose qu’un mythe ? A-t-elle un rôle dans la vie humaine ? N’est-il pas plus judicieux de la réduire tout de suite à la liberté d’indifférence, comme Descartes, en expliquant ses prétendues révoltes par de simples ignorances, des méprises de l’entendement ?

M. Michelet l’a senti ; aussi se hâte-t-il de revenir au quiétisme de Hégel :

« Les individus, il est vrai, qui font de pareilles tentatives sont tôt ou tard écrasés par les roues du char de l’histoire, qui finit par marcher sur ceux qui obstruent son passage.

« Néanmoins les individus ont une certaine force. Ils retardent la marche de l’histoire, quoiqu’ils ne puissent l’empêcher. Mais, dans ce cas encore, les individus, tout en suivant leurs penchants et en exerçant leur libre arbitre, ne sont pas libres dans le véritable sens du mot. Ils sont les esclaves de leurs passions, comme dit Spinoza, tandis que la liberté de l’homme consiste à diriger ses passions vers l’intelligence suprême, à saisir d’un amour ardent ses lois éternelles, à se vouer entièrement à leur exécution dans la marche de l’histoire. Car alors seulement l’individu actualise la puissance intrinsèque qu’il trouve dans son intérieur, l’intelligence divine qui constitue son essence et qui l’anime, sans qu’il en soit détourné par les penchants accidentels que la nature lui inspire extérieurement. »

Spinoza pur, c’est-à-dire, chrétien pur. Que M. Michelet fasse encore quelques stations devant l’Absolu, il sera Père de l’Église.

Nommer liberté la faculté de se savoir, puis de se diriger vers l’Absolu, comme l’aiguille aimantée vers le pôle ; esclavage, la capacité de céder à une impulsion contraire, comme la dite aiguille quand il y a de l’orage, c’est dire qu’on ne sait rien de l’homme, si ce n’est qu’il est en toute circonstance nécessité, que seulement sa nécessité se trompe quelquefois, parce qu’elle est composée de plusieurs nécessités antagoniques.

 

XXX. — M. Renouvier, répondant dans la Revue philosophique et religieuse à M. Lemonnier, a très-bien fait valoir contre son adversaire, qui d’ailleurs l’accordait, la faculté qu’a l’homme d’agir sur lui-même, de s’efforcer, de tâcher, de s’éduquer, faculté qui est précisément celle que suppose Spinoza, et dont il rend compte au moyen des idées adéquates. Mais la spontanéité n’est pas encore la liberté; puis M. Renouvier, bien qu’on ne puisse guère lui reprocher de religion, admet encore un certain absolu cosmique qui a gâté sa défense, de sorte que la controverse est restée sans résultat.

Si tout est aussi bien lié dans l’univers que les philosophes modernes, à l’exemple de Leibnitz, inclinent à le penser, il est impossible de voir dans la liberté autre chose qu’un rouage, c’est-à-dire une non-liberté; et quand M. Renouvier, qui admet en principe cette liaison, prétend ensuite, pour le besoin de sa cause, introduire dans l’ordre universel, parfait, des possibles, des exceptions, des nouveautés, il peut se tenir pour assuré que sur ce terrain il ne sera pas suivi. Des exceptions aux lois éternelles de l’univers! Un règne des possibles, en dehors du règne des harmonies, lequel est censé embrasser la totalité des phénomènes! Une faculté donnée à l’âme en vue de ces exceptions et de ces possibles ! On aura beau le faire aussi petit qu’on voudra, ce prétendu règne, enfermer les exceptions dans une sphère si étroite qu’elles ne gâtent rien à l’ensemble : l’inconséquence ne paraîtra que mieux, et la Liberté aura droit de dire à son champion : Tu m’as trahie (I)!

M. Michelet (de Berlin) nomme la liberté, mais pour se rétracter aussitôt. Je cite ses paroles :

« Dans notre système, la nature et l’humanité se développant d’après des lois éternelles, constituant elles-mêmes l’intelligence souveraine, il y a cette différence entre la nature et l’humanité, que dans cette dernière les individus ne sont pas, comme dans la nature, entraînés tous indifféremment par un instinct aveugle auquel ils ne peuvent résister; mais que, par la conscience qu’ils ont, c’est-à-dire par le dualisme entre le jet et l’objet, ils peuvent se retirer dans leur subjectivité, suivre leurs fantaisies arbitraires, se détourner de la marche objective des choses, ne pas y prendre une part active, ou tâcher même de l’arrêter. »

Tout cela, comme on voit, est assertion pure. Quelle est cette faculté dont l’unique privilège est de se conformer aux lois éternelles, et qui devient illégitime dès qu’elle y résiste? Une semblable faculté peut-elle être autre chose qu’un mythe? A-t-elle un rôle dans la vie humaine? N’est-il pas plus judicieux de la réduire tout de suite à la liberté d’indifférence, comme Descartes, en expliquant ses prétendues révoltes par de simples ignorances, des méprises de l’entendement ?

M. Michelet l’a senti; aussi se hâte-t-il de revenir au quiétisme de Hégel :

« Les individus, il est vrai, qui font de pareilles tentatives sont tôt ou tard écrasés par les roues du char de l’histoire, qui finit par marcher sur ceux qui obstruent son passage.

« Néanmoins les individus ont une certaine force. Ils retardent la marche de l’histoire, quoiqu’ils ne puissent l’empêcher. Mais, dans ce cas encore, les individus, tout en suivant leurs penchants et en exerçant leur libre arbitre, ne sont pas libres dans le véritable sens du mot. Ils sont les esclaves de leurs passions, comme dit Spinoza, tandis que la liberté de l’homme consiste à diriger ses passions vers l’intelligence suprême, à saisir d’un amour ardent ses lois éternelles, à se vouer entièrement à leur exécution dans la marche de l’histoire. Car alors seulement l’individu actualise la puissance intrinsèque qu’il trouve dans son intérieur, l’intelligence divine qui constitue son essence et qui l’anime, sans qu’il en soit détourné par les penchants accidentels que la nature lui inspire extérieurement. »

Spinoza pur, c’est-à-dire, chrétien pur. Que M. Michelet fasse encore quelques stations devant l’Absolu, il sera Père de l’Église.

Nommer liberté la faculté de se savoir, puis de se diriger vers l’Absolu, comme l’aiguille aimantée vers Le pôle; esclavage, la capacité de céder à une impulsion contraint, comme ladite aiguille quand il y a de l’orage, c’est dire qu’on ne sait rien de l’homme, si ce n’est qu’il est en toute circonstance nécessité, que seulement sa nécessité se trompe quelquefois, parce qu’elle est composée de plusieurs nécessités antagoniques.

XXIX

Après ces citations, il est inutile de rapporter les définitions des théologiens. La théologie n’est-elle pas précisément, comme dit M. Michelet, la doctrine qui enseigne à l’homme à diriger ses passions vers l’intelligence suprême, à saisir d’un amour ardent les lois éternelles, à se vouer entièrement à leur exécution dans la marche de l’histoire ?

« Dieu, dit la théologie, a créé le monde avec ses lois, l’âme de l’homme avec ses inclinations. Il a donné à celui-ci l’idée et la parole ; il lui a révélé ses commandements, et il l’assiste incessamment de sa grâce, soit par l’attrait intérieur qui le porte au beau et au bien, soit par une influence surnaturelle du Saint-Esprit.

« Mais, par un inconcevable mystère, l’homme a le pouvoir de désobéir à Dieu et de faire le mal : c’est ce pouvoir de damnation qui constitue la liberté. Elle n’est point une prérogative de notre nature : à Dieu seul, comme l’a prouvé Descartes, appartient le franc arbitre ; elle n’est pas non plus une fonction ou faculté de notre âme : une faculté d’option, ou qui ne s’exerce que pour le mal, n’est pas. La liberté, écueil de la philosophie, est le témoin irréfutable et incorruptible, que vous ne pouvez récuser sans faire acte de religion, que vous ne pouvez recevoir sans tomber à genoux devant le Christ. »

Que veulent-ils donc, avec leur prétendu rationalisme, ces philosophes dont la pensée tend constamment à s’absorber dans l’absolu ? Que nous apportent-ils de plus que l’Église ? Qu’ont-ils trouvé qu’elle n’eût trouvé avant eux ? Qu’ont-ils vu qu’elle n’ait pas vu, et que font-ils autre chose, depuis Descartes jusqu’à M. Michelet, que de tourner, comme des chevaux de manége, dans le labyrinthe de la théologie ?

Spinoza, en dépit de son fatalisme, qui d’ailleurs n’existe que dans son imagination et que dément son système, n’est-il pas chrétien autant que Descartes et Leibnitz ? Kant et Fichte parlent-ils autrement que Malebranche et Bossuet ? Et quand M. Jules Simon, en logicien éclectique, rassemble autour de la liberté ce qu’il nomme les preuves de la liberté : le sens intime, qui ne prouve rien ; le consentement universel, qui est la même chose que le sens intime ; la pratique de la société, que conduit à l’aveugle le sens intime ; le remords, qui n’a nul besoin pour exister de la liberté, et prouve encore moins que le sens intime ; l’établissement des peines, qui rentre dans la pratique, vraie ou fausse, de la société ; l’idée de cause finale, qui appartient à l’intelligence et n’est qu’une manière de considérer l’action de la fatalité elle-même ; quand, dis-je, M. Jules Simon se livre à ce développement oratoire et lui donne le titre de Religion naturelle, s’imagine-t-il être autre chose que chrétien ?

Un écrivain que le tour de son esprit rend peu capable du travail philosophique, mais d’une prestesse singulière d’intelligence dès qu’il s’agit de ramener à une expression vive et simple le fatras des opinions courantes, M. de Girardin, a pris pour devise la Liberté !

La liberté, avec le talent de M. de Girardin, a fait la fortune de la Presse.

Or, qu’entend par ce mot le célèbre journaliste ? Je le lui demandai un jour : il m’avoua franchement qu’il n’en savait rien. La liberté, pour lui, comme le droit, est un mot qui attend son interprète. Mais il est une chose que M. de Girardin a parfaitement comprise : c’est que tout dans la société étant devenu douteux par la critique, religion, gouvernement, propriété, Justice, il ne reste que l’arbitraire de chaque individu, son bon plaisir, sa fantaisie, et que telle est justement la puissance avec laquelle l’homme d’État doit compter. De là cette théorie originale qui assimile le crime à un risque, la liberté à une assurance, le droit à une indemnité, et qui n’a pas laissé que de conquérir à son auteur une foule d’adhésions.

Voilà donc ce qui nous reste de tant et de si savantes controverses ! Au lieu de la connaissance de l’ordre divin et de la conformité de notre volonté à cet ordre, la faculté d’en croire ce que bon nous semblera et d’agir à notre guise, sauf réciproque assurance : il n’y a pas pour l’homme, s’il faut en croire M. de Girardin, d’autre droit, d’autre devoir, d’autre morale, d’autre liberté, d’autre réalité, d’autre loi !… Ô philosophie !

Et maintenant, qu’est-ce que cet arbitraire final auquel nous pousse le scepticisme universel ? ce bon plaisir qui constitue notre individualité et fait tout notre être ? ce droit de fantaisie qui nous reste, quand toute Justice et toute vérité ont disparu ?

Écoutez ceci, bonnes gens qui vous imaginez que la philosophie, comme la parole, a été donnée à l’homme pour éclaircir les idées, non pour les confondre : cette coureuse éhontée que vous appeliez religieusement libre arbitre, mais contre laquelle la conscience des peuples proteste, la religion fulmine ses anathèmes, l’État organise ses forces, la philosophie tortille ses phrases impuissantes, c’est le péché, toujours le péché originel !…

Or, le péché appelle répression, assurance, si vous aimez mieux. M. de Girardin, qui parle en économiste, raisonne au fond comme les théologiens.

En résumé :

Négation de tout principe, de toute idée, de tout ordre, de toute fin, de toute morale : voilà pour la théorie ;

Agitation dans le vide, sans lest ni boussole, sans raison ni but : voilà pour la pratique ;

Ces prémisses posées, organisation d’une assurance générale, avec tribunaux, police, gendarmerie, administration centralisée et tout ce qui s’ensuit, bien entendu, pour servir de contre-poids à la fantasia, prévenir les risques et réparer les sinistres : voilà pour le gouvernement :

Tel est le système dont M. de Girardin se crut un jour l’inventeur, et dont le lecteur vient de voir la généalogie. Aussi, M. de Girardin, malgré sa devise, fait-il comme Hobbes, Spinoza, Hegel et tutti quanti ; il est avant tout homme d’autorité, homme d’État. — « Je ne veux pas du progrès par en bas, écrivait-il en 1848 ; je ne crois au progrès que par le gouvernement. Je ferais plus en une heure avec le pouvoir, que vous ne ferez en cent ans avec vos idées !… »

Étonnez-vous maintenant que la liberté, toujours invoquée, recule toujours ; que l’Église, attaquée de tous côtés, reste maîtresse ; et que l’État, organe de la pensée publique, qui ne décrète et n’agit que de l’abondance de la pensée publique, refoule de partout à la Révolution !…

XXXI. — Après ces citations, il est inutile de rapporter les définitions des théologiens. La théologie n’est-elle pas précisément, comme dit M. Michelet, la doctrine qui enseigne à l’homme à diriger ses passions vers l’intelligence suprême, à saisir d’un amour ardent les lois éternelles, à se vouer entièrement à leur exécution dans la marche dé l’histoire? |

« Dieu, dit la théologie, à créé le monde avec ses lois, l’âme de l’homme avec ses inclinations. Il a donné à celui-ci l’idée et la parole ; il lui a révélé ses commandements, et il l’assiste incessamment de sa grâce, soit par l’attrait intérieur qui le porte au beau et au bien, soit par une influence surnaturelle du Saint-Esprit.

« Mais, par un inconcevable mystère, l’homme a le pouvoir de désobéir à Dieu et de faire le mal : c’est ce pouvoir de damnation qui constitue la liberté. Elle n’est point une prérogative de notre nature : à Dieu seul, comme l’a prouvé Descartes, appartient le franc arbitre; elle n’est pas non plus une fonction ou faculté de notre âme : une faculté d’option, ou qui ne s’exerce que pour le mal, n’est pas. La liberté, écueil de la philosophie, est le témoin irréfutable et incorruptible, que vous ne pouvez récuser sans faire acte de religion, que vous ne pouvez recevoir sans tomber à genoux devant le Christ. »

Que veulent-ils donc avec leur prétendu rationalisme, ces philosophes dont la pensée tend constamment à s’absorber dans l’absolu? Que nous apportent-ils de plus que l’Église? Qu’ont-ils trouvé qu’elle n’eût trouvé avant eux? Qu’ont-ils vu qu’elle n’ait pas vu, et que font-ils autre chose, depuis Descartes jusqu’à M. Michelet, que de tourner, comme des chevaux de manège, dans le labyrinthe de la théologie?

Spinoza, en dépit de son fatalisme, qui d’ailleurs n’existe que dans son imagination et que dément son système, n’est-il pas chrétien autant que Descartes et Leibnitz? Kant et Fichte parlent-ils autrement que Malebranche et Bossuet? Et quand M. Jules Simon, en logicien éclectique, rassemble autour de la liberté ce qu’il nomme les preuves de la liberté : le sens intime, qui ne prouve rien; le consentement universel, qui est la même chose que le sens intime; la pratique de la société, que conduit à l’aveugle le sens intime; le remords, qui n’a nul besoin pour exister de la liberté, et prouve encore moins que le sens intime; l’établissement des peines, qui rentre dans la pratique, vraie ou fausse, de la société; l’idée de cause finale, qui appartient à l’intelligence et n’est qu’une manière de considérer l’action de la fatalité elle-même; quand, dis-je, M. Jules Simon se livre à ce développement oratoire et lui donne le titre de Religion naturelle, s’imagine-t-il être autre chose que chrétien ?

Un écrivain que le tour de son esprit rend peu capable du travail philosophique, mais d’une prestesse singulière d’intelligence dès qu’il s’agit de ramener à une expression vive et simple le fatras des opinions courantes, M. de Girardin, a pris pour devise la _Liberté_!

La liberté, avec le talent de M. de Girardin, a fait la fortune de la Presse.

Or, qu’entend par ce mot le célèbre journaliste? Je le lui demandai un jour : il m’avoua franchement qu’il n’en savait rien. La liberté, pour lui, comme le droit, est un mot qui attend son interprète. Mais il est une chose que M. de Girardin a parfaitement comprise : c’est que tout dans la société étant devenu douteux par la critique, religion, gouvernement, propriété, Justice, il ne reste que l’arbitraire de chaque individu, son bon plaisir, sa fantaisie, & que telle est justement la puissance avec laquelle l’homme d’État doit compter. De là cette théorie originale qui assimile le crime à un risque, la liberté à une assurance, le droit à une indemnité, et qui n’a pas laissé que de conquérir à son auteur une foule d’adhésions.

Voilà donc ce qui nous reste de tant et de si savantes controverses! Au lieu de la connaissance de l’ordre divin et de la conformité de notre volonté à cet ordre, la faculté d’en croire ce que bon nous semblera et d’agir à notre guise, sauf réciproque assurance : il n’y a pas pour l’homme, s’il faut en croire M. de Girardin, d’autre droit, d’autre devoir, d’autre morale, d’autre liberté, d’autre réalité, d’autre loi! O philosophie!

Et maintenant, qu’est-ce que cet arbitraire final auquel nous pousse le scepticisme universel? ce bon plaisir qui constitue notre individualité et fait tout notre être? ce droit de fantaisie qui nous reste, quand toute Justice et toute vérité ont disparu?

Écoutez ceci, bonnes gens qui vous imaginez que la philosophie, comme la parole, a été donnée à l’homme pour éclaircir les idées, non pour les confondre : cette coureuse éhontée que vous appeliez religieusement liberté, mais contre laquelle la religion, qui la connaît bien, fulmine ses anathèmes, l’État organise ses forces, la philosophie tord ses phrases impuissantes, c’est le péché, toujours le péché originel!

Or, le péché appelle répression, assurance, si vous aimez mieux. M. de Girardin, qui parle en économiste, raisonne au fond comme les théologiens.

En résumé :

Négation de tout principe, de toute idée, de tout ordre, de toute fin, de toute morale : voilà pour la théorie;

Agitation dans le vide, sans lest ni boussole, sans raison ni but : voilà pour la pratique ;

Ces prémisses posées, organisation d’une assurance générale, avec tribunaux, police, gendarmerie, administration centralisée et tout ce qui s’ensuit, bien entendu, pour servir de contre-poids à la fantasia, prévenir les risques et réparer les sinistres : voilà pour le gouvernement :

Tel est, en ce qui concerne le libre arbitre, le système dont M. de Girardin se crut un jour l’inventeur, et dont le lecteur vient de voir la généalogie. Aussi, M. de Girardin, malgré sa devise, fait-il comme Hobbes, Spinoza, Hégel et tutti quanti; il est avant tout homme d’autorité, homme d’État. — « Je ne veux pas du progrès. par en bas, écrivait-il en 4848; je ne crois au progrès que par le gouvernement.. Je ferais plus en une heure avec le pouvoir, que vous ne ferez en cent ans avec vos idées! »

Étonnez-vous maintenant que la liberté, toujours invoquée, recule toujours ; que l’Église, attaquée de tous côtés, reste maîtresse; .et que l’État, organe de la pensée publique, qui ne décrète et n’agit que de l’abondance de la pensée publique, refoule de partout la Révolution!

CHAPITRE V.

Nature et fonction de la liberté.

XXX

Finissons-en d’abord avec l’équivoque qui, sur cette question du franc arbitre, fait trébucher les philosophes.

Pour peu qu’on y réfléchisse, il est aisé de voir que le mot de liberté, de même que les termes de substance, cause, âme, Dieu, force, mouvement, raison, Justice, etc., sert à désigner une conception de l’entendement, formée, comme toute autre, à l’occasion de certains faits d’expérience, mais qui se dérobant, comme substratum ou sujet, à l’expérience, échappe elle-même à une constatation directe.

Ceci revient à dire, d’après les observations que nous avons faites sur la formation des concepts (Étude VIIe), qu’il est un point de vue particulier sous lequel le sens commun a l’habitude d’envisager les actions humaines, et qu’il nomme liberté, en opposition à un autre point de vue, la nécessité. Et l’on demande si cette classification est exacte, fondée en fait et en droit ; ou bien si la liberté ne serait pas plutôt une subdivision de la nécessité, auquel cas la distinction générique qui lui donne naissance devant être effacée, l’éthique tout entière est à refaire.

Ramener ainsi la démonstration de la liberté à une simple classification de faits ; d’une question de métaphysique faire une question d’observation pure, ce serait déjà simplifier beaucoup le problème, et assurer à la solution toute la certitude dont une pensée humaine soit capable.

Mais il est un autre avantage que nous procure cette méthode, avantage d’une portée décisive.

C’est un principe de logique, une loi de l’entendement, que toute conception métaphysique, spontanément formée par l’esprit à l’occasion des phénomènes, implique une apparence contradictoire, ce que l’on appelle une antinomie. Cela a été démontré, depuis les Grecs, pour le temps, l’espace, la substance, le mouvement. Je l’ai prouvé moi-même, dans un autre ordre d’idées, pour la propriété, la communauté, la concurrence, le gouvernement, le crédit, etc. La philosophie moderne, loin de faire de ce phénomène intellectuel un principe de doute, s’en est servi pour élever ses plus fameux systèmes. Et sauf l’exécution, qui ne me paraît pas jusqu’ici avoir été heureuse, la philosophie était parfaitement dans son droit. Doutons-nous, pouvons-nous douter de la légitimité de toutes ces catégories, parce qu’à l’analyse elles présentent constamment une apparence de contradiction ? La Justice elle-même, devenant, par le développement de sa notion, identique à la félicité, semble aller contre sa définition, qui implique qu’elle soit gratuite : doutons-nous pour cela de la Justice, et la philosophie de La Rochefoucauld a-t-elle un seul partisan sincère ?

Il en sera de même de la liberté. Qu’on la rejette, si elle ne fait rien, ne tend à rien, ne signifie rien, n’est rien, à la bonne heure ; mais la repousser sous prétexte de l’antinomie que sa notion soulève est aussi déraisonnable que de déclarer la propriété une utopie parce qu’elle implique dans sa notion le droit d’user et d’abuser, le gouvernement une utopie parce qu’il suppose consentement de tous ou anarchie, la Justice un rêve parce qu’elle promet au juste la félicité. Que dis-je ? la nécessité elle-même est contradictoire, puisque, comme le démontre Spinoza, hors de la nécessité infinie rien n’existe, et que cependant, pour expliquer le mouvement de l’univers et la perfectibilité des âmes, il nous a fallu, avec Leibnitz, diviser cette nécessité à l’infini, c’est-à-dire lui créer une liberté égale à elle. Doutons-nous pour cela de la nécessité de certaines choses ? Tout serait-il libre, par hasard ?…

En deux mots, l’antinomie qui frappe généralement toute notion est si peu un motif de récuser cette notion, qu’on pourrait presque dire que c’est ce qui lui donne l’authenticité. Nous ne serons donc pas surpris qu’il en soit à cet égard de la liberté comme du reste, et que nous commencions précisément, pour la reconnaître, par demander en quoi consiste son antinomie.

Ou la liberté n’est rien, ou elle a son objet à elle, son but, sa fonction propre, son emploi déterminé dans le système universel : toutes conditions qui impliquent une antinomie manifeste. Quelle est donc cette fonction de la liberté ? Ne nous effrayons pas du mot : à quoi sert-elle ? En autres termes, existe-t-il, dans l’ordre de la nature et de la société, des phénomènes doués d’un caractère spécifique tel que nous puissions dire avec assurance : Ceci est de la liberté, et cela n’en est pas ; comme nous disons : Ceci est de la vie, et cela n’est pas de la vie ; Ceci est de la raison, et cela n’est pas de la raison ; Ceci est de la Justice, et cela n’est pas de la Justice ? Et comment cette liberté fonctionnelle, utile, servante, car il faut appeler les choses par leur nom, peut-elle néanmoins être dite libre ?

Voilà tout ce que nous avons à chercher, la preuve de la liberté par la réalité de sa fonction.

Car il est évident que, si la liberté n’est pas une réalité fonctionnelle, ce qui serait bien autrement grave pour elle que de présenter un caractère antinomique ; si, comme fonction, elle ne se distingue pas et de l’activité, et de l’intelligence, et de la volonté de nous conformer aux lois générales et à la Justice ; si tout acte de l’homme qui ne procède pas de l’une ou de l’autre de ces facultés ou de leur concours doit être attribué à la déraison et à la folie, c’est-à-dire, en dernière analyse, à la fatalité de la nature, il est, dis-je, évident que la liberté, antinomique ou non, se réduit à zéro ; au lieu d’en chercher la démonstration, nous n’aurions plus qu’à expliquer cette apparence de l’entendement.

CHAPITRE V.

Nature et réalisme de la liberté.

XXXI. — Finissons-en d’abord avec l’équivoque qui, sur cette question du franc arbitre, fait trébucher les philosophes.

Pour peu qu’on y réfléchisse, il est aisé de voir que le mot de liberté, de même que les termes de substance, cause, âme, Dieu, force, mouvement, raison, Justice, etc., sert à désigner une conception de l’entendement, formée, comme toute autre, à l’occasion de certains faits d’expérience, mais qui se dérobant, comme substratum ou sujet, à l’expérience, échappe elle-même à une constatation directe.

Ceci revient à dire, d’après les observations que nous avons faites sur la formation des concepts (Étude VII), qu’il est un point de vue particulier sous lequel le sens commun a l’habitude d’envisager les actions humaines, et qu’il nomme liberté, en opposition à un autre point de vue, la nécessité. Et l’on demande si cette classification est exacte, fondée en fait et en droit; ou bien si la liberté ne serait pas plutôt une subdivision de la nécessité, auquel cas la distinction générique qui lui donne naissance devant être effacée, l’éthique tout entière est à refaire.

Ramener ainsi la démonstration de la liberté à une simple classification des faits; d’une question de métaphysique faire une question d’observation pure, ce serait déjà simplifier beaucoup le problème, et assurer à la solution toute la certitude dont une pensée humaine soit capable.

Mais il est un autre avantage que nous procure cette méthode, avantage d’une portée décisive.

C’est un principe de logique, une loi de l’entendement, que toute conception métaphysique, spontanément formée par l’esprit à l’occasion des phénomènes, implique une apparence contradictoire, ce qu’on appelle une antinomie. Cela a été démontré, depuis les Grecs, pour le temps, l’espace, la substance, le mouvement. Je l’ai prouvé moi-même, dans un autre ordre d’idées, pour la propriété, la communauté, la concurrence, le gouvernement, le crédit, etc. La philosophie moderne, loin de faire de ce phénomène intellectuel un principe de doute, s’en est servi pour élever ses plus fameux systèmes. Et, sauf l’exécution, qui ne me paraît pas jusqu’ici avoir été heureuse, la philosophie était parfaitement dans son droit. Doutons-nous, pouvons-nous douter de la légitimité de toutes ces catégories, parce qu’à l’analyse elles présentent constamment une apparence de contradiction? La Justice elle-même, devenant, par le développement de sa notion, identique à la félicité, semble aller contre sa définition, qui exige qu’elle soit gratuite : doutons-nous pour cela de la Justice, et la philosophie de La Rochefoucauld a-t-elle un seul partisan sincère ?

Il en sera de même de la liberté. Qu’on la rejette, si elle ne fait rien, ne tend à rien, ne signifie rien, n’est rien, à la bonne heure; mais la repousser sous prétexte de l’antinomie que sa notion soulève est aussi déraisonnable que de déclarer la propriété une utopie parce qu’elle implique dans sa notion le droit d’user et d’abuser, le gouvernement une utopie parce qu’il suppose consentement de tous ou anarchie, la Justice un rêve parce qu’elle promet au juste la félicité. Que dis-je? La nécessité elle-même est contradictoire, puisque, comme le démontre Spinoza, hors de la nécessité infinie rien n’existe, et que cependant, pour expliquer le mouvement de l’univers et la perfectibilité des âmes, il nous a fallu, avec Leibnitz, diviser cette nécessité à l’infini, c’est-à-dire lui créer une liberté égale à elle. Doutons-nous pour cela de la nécessité de certaines choses? Tout serait-il libre par hasard ?

En deux mots, l’antinomie qui frappe généralement toute notion est si peu un motif de récuser cette notion, qu’on pourrait presque dire que c’est ce qui lui donne l’authenticité. Nous ne serons donc pas surpris qu’il en soit à cet égard de la liberté comme du reste, et que nous commencions précisément, pour la reconnaître, par demander en quoi consiste son antinomie.

Ou la liberté n’est rien, ou elle a son objet à elle, son but, sa fonction propre, son emploi déterminé dans le système universel : toutes conditions qui impliquent une antinomie manifeste. Quelle est donc cette fonction de la liberté? Ne nous effrayons pas du mot : à quoi _sert_-elle? En autres termes, existe-t-il, dans l’ordre de la nature et de la société, des phénomènes doués d’un caractère spécifique tel que nous puissions dire avec assurance : Ceci est de la liberté, et cela n’en est pas; comme nous disons : Ceci est de la vie, et cela n’est pas de la vie; Ceci est de la raison, et cela n’est pas de la raison; Ceci est de la Justice, et cela n’est pas de la Justice? Et comment cette liberté fonctionnelle, utile, servante, car il faut appeler les choses par leur nom, peut-elle néanmoins être libre?

Voilà tout ce que nous avons à chercher, la preuve de la liberté par la réalité, Kant s’est déjà servi de ce mot, de sa fonction.

Car il est évident que, si la liberté n’est pas une réalité fonctionnelle, ce qui serait bien autrement grave pour elle que de présenter un caractère. antinomique; si, comme fonction, elle ne se distingue pas et de l’activité, et de l’intelligence, et de la volonté de nous conformer aux lois générales et à la Justice; si tout acte de l’homme qui ne procède pas de l’une ou de l’autre de ces facultés ou de leur concours doit être attribué à la déraison et à la folie, c’est-à-dire, en dernière analyse, à la fatalité de la nature, il est, dis-je, évident que la liberté, antinomique ou non, se réduit à zéro; au lieu d’en chercher la démonstration, nous n’aurions plus qu’à expliquer cette apparence de l’entendement.

XXXI

Après l’embarras suscité par le caractère antinomique de la liberté, la seconde difficulté à vaincre résulte de la double notion de Dieu et de l’univers : Dieu, conçu comme substance, cause et intelligence infinie, de laquelle tout découle, par laquelle tout s’ordonne, dont l’action est irrésistible, aux prévisions de laquelle rien n’échappe ; l’univers, conçu comme tout organisé, sérié, solidaire dans toutes ses parties et toutes ses évolutions, complet, parfait en tant que création, comme Dieu, en tant que créateur, est lui-même parfait.

Ici tous les philosophes sont d’accord, théistes, panthéistes et athées, matérialistes ou idéalistes. Soit qu’ils distinguent les deux termes, Dieu et l’univers, soit qu’ils les résolvent en un seul, la nature, ils partent de l’absolu.

Y a-t-il donc, au sein de la substance infinie, sous l’action toute-puissante de Dieu et le regard de sa providence, dans ce système de la nature dont toutes les parties sont liées, y a-t-il place pour la liberté ?

À cette question, j’ai fait pressentir déjà que la monadologie fournit la possibilité d’une réponse affirmative. Mais la monadologie n’a guère été pour Leibnitz qu’une hypothèse : il s’agit d’en faire une vérité.

Toute la difficulté consiste à savoir si les choses dans lesquelles il apparaît de la puissance peuvent et doivent être considérées, non comme de simples véhicules de la puissance infinie, mais comme possédant par elles-mêmes la force dont elles sont douées, en un mot comme causes.

Non, répond Spinoza ; la puissance qui apparaît dans les choses ne leur appartient pas. La causalité, la force, la vie, l’action, n’existent véritablement qu’en Dieu, d’où elles rayonnent dans toutes les directions à l’infini, et par ce rayonnement produisent et animent toutes les créatures. Quant aux choses elles-mêmes, elles ne possèdent ni causalité ni puissance ; elles ne sont que des rayons de la cause ou substance universelle, qui est Dieu.

À ce système se réunissent forcément Descartes, Malebranche, Fichte, tous ceux qui affirment, au début de la science, Dieu ou l’Absolu.

Mais, si l’absolu s’impose fatalement comme condition métaphysique de la connaissance, il est lui-même hors de la connaissance, et nous n’avons pas le droit d’en affirmer rien de plus que ce qu’exige la connaissance, à savoir, que tout phénomène suppose, dans une mesure égale à lui-même, rien de plus, rien de moins, une substance, une cause, une durée, un espace, un mode, etc.

De quel droit donc Spinoza conclut-il que l’absolu qui sert de substratum au cheval est le même absolu que celui qui sert de substratum au chêne ; que la cause qui fait végéter celui-ci est identiquement, substantiellement, dynamiquement, la même que celle qui anime celui-là ; en autres termes, que l’absolu, l’en soi des choses, est nécessairement unique pour toutes choses, et que le contraire n’est pas vrai, savoir, que chaque chose possède son absolu, sa substance en soi, son énergie propre, sa modalité à elle, bien que ce substratum, cette énergie, cette modalité, puisse rencontrer son analogue, voire même son semblable, dans d’autres êtres ?

De quel droit, dis-je, Spinoza, de la conception particulière et individualiste de l’absolu suggérée par l’aperception de telle ou telle chose, conclut-il à l’affirmation panthéistique de l’absolu ?

Je ne nie pas que le concept de Spinoza ne soit intellectuellement possible, puisqu’il l’exprime, puisque tous nous le pouvons former, et qu’il sert de principe à la religion. Je nie seulement, dans la question, l’admissibilité de ce concept, qui repose sur une généralisation gratuite ; je nie que l’unité de la création doive être conçue comme l’a conçue Spinoza ; je soutiens que cette unité, si elle est, ne peut être que l’effet d’un concours, concert ou conflit, peu importe le mot, et doit être considérée comme une résultante ; je repousse par conséquent la conception de Spinoza, faisant de la nature créée l’expression d’une force substantielle unique et infinie, comme dépassant également les limites de l’expérience et les lois de la métaphysique.

Toute aperception de la sensibilité suggère à l’entendement la conception d’un absolu, substance, force, vie, etc., formant le substratum, l’en soi, de l’objet manifesté : c’est admis.

Mais cet absolu que nous concevons dans chaque chose, nous n’avons pas le droit de dire qu’il est individuellement et synthétiquement le même pour toutes les choses : ce serait, je le répète, conclure au delà de l’observation et raisonner de la nature de l’absolu en tant qu’absolu, ce que nous défend la science et que réprouve la métaphysique elle-même.

Pour que nous ayons le droit de concevoir et d’affirmer un absolu collectif, il faut que de nouveaux faits, un supplément d’observations, nous y autorisent : c’est ainsi que de l’analyse des faits économiques et des agitations de l’opinion nous avons conclu d’abord à la réalité de forces collectives, puis à la distinction de la raison individuelle et de la raison sociale. L’absolu a grandi, pour nous, avec l’observation ; il ne l’a jamais devancée. De plus, il nous est apparu constamment comme résultante, jamais, qu’on me passe le mot, comme principiante.

Si donc l’absolu de Spinoza gêne le moins du monde ma raison, s’il est en dehors des faits, s’il est en contradiction avec les faits, je puis récuser ce concept, le diviser, le découper : c’est ce qu’a fait Leibnitz.

Leibnitz, dispersant en monades la substance infinie, mettant à la place de la cause infinie l’infinité des causes, a banni pour jamais de l’univers et des sciences l’Absolu causatif, la nature-naturante de Spinoza ; du même coup il a fondé le cosmos, nature-naturée, forme visible de l’absolu, disait Spinoza, sur l’action réciproque des êtres infinitésimaux qu’il venait de créer, les monades.

Mais ce grand philosophe, dont l’âme n’était pas moins religieuse que celle de Spinoza, et qui, en raison de sa foi, ne concevait pas autrement non plus le système des mondes, ne put envisager sans terreur les conséquences de son hypothèse. Ce fut pour conjurer, autant qu’il était en lui, le désastre dont elle menaçait la théologie, qu’il imagina sa grande monade, suzeraine d’un monde monadique harmoniquement préétabli, féodalement organisé, providentiellement administré, et le meilleur possible.

Nous, qui n’avons plus les mêmes scrupules, et que rien n’empêche d’appliquer au monde moral une théorie qui s’est définitivement emparée des sciences physiques, nous pouvons à notre aise en déduire les conséquences.

 

XXXII. — Après l’embarras suscité par le caractère antinomique de la liberté, la seconde difficulté à vaincre résulte de la double notion de Dieu et de l’univers : Dieu conçu comme substance, cause et intelligence infinie, de laquelle tout découle, par laquelle tout s’ordonne, dont l’action est irrésistible, aux prévisions de laquelle rien n’échappe; l’univers, conçu comme tout organisé, sérié, solidaire dans toutes ses parties et toutes ses évolutions, complet, parfait en tant que création, comme Dieu, en tant que créateur, est lui-même parfait.

Ici tous les philosophes sont d’accord, théistes, panthéistes et athées, matérialistes ou idéalistes. Soit qu’ils distinguent les deux termes, Dieu et l’univers, soit qu’ils les résolvent en un seul, la nature, ils partent de l’absolu.

Y a-t-il donc, au sein de la substance infinie, sous l’action toute-puissante de Dieu et le regard de sa providence, dans ce système de la nature dont toutes les parties sont liées, y at-il place pour la liberté?

A cette question, j’ai fait pressentir déjà que la monadologie fournit la possibilité d’une réponse affirmative. Mais la monadologie n’a guère été pour Leibnitz qu’une hypothèse : il s’agit d’en faire une vérité.

Toute la difficulté consiste à savoir si les choses dans lesquelles il apparaît de la puissance peuvent et doivent être considérées, non comme de simples véhicules de la puissance infinie, mais comme possédant par elles-mêmes la force dont elles sont douées, en un mot comme causes.

Non, répond Spinoza; la puissance qui apparaît dans les choses ne leur appartient pas. La causalité, la force, la vie, l’action, n’existent véritablement qu’en Dieu, d’où elles rayonnent dans toutes les directions, et par ce rayonnement produisent et animent toutes les créatures. Quant aux choses elles-mêmes, elles ne possèdent ni causalité ni puissance; elles ne sont que des rayons de la cause ou substance universelle, qui est Dieu.

A ce système se réunissent forcément Descartes, Malebranche, Fichte, tous ceux qui affirment, au début de la science, Dieu ou l’absolu.

Mais, si l’absolu s’impose fatalement comme condition métaphysique de la connaissance, il est lui-même hors de la connaissance, et nous n’avons pas le droit d’en affirmer rien de plus que ce qu’exige la connaissance, à savoir, que tout phénomène suppose, dans une mesure égale à lui-même, rien de plus, rien de moins, une substance, une cause, une durée, un espace, un mode, etc.

De quel droit donc Spinoza conclut-il que l’absolu qui sert de substratum au cheval est le même absolu que celui qui sert de substratum au chêne; que la cause qui fait végéter celui-ci est identiquement, substantiellement, dynamiquement la même que celle qui anime celui-là; en autres termes, que l’absolu, l’en soi des choses, est nécessairement unique pour toutes choses, et que le contraire n’est pas vrai, savoir, que chaque chose possède son absolu, sa substance en soi, son énergie propre, sa modalité à elle, bien que ce substratum, cette énergie, cette modalité, puisse rencontrer son analogue, voire même son semblable, dans d’autres êtres? De quel droit, dis-je, Spinoza, de la conception particulière et individualiste de l’absolu suggérée par la perception de telle ou de telle chose, conclut-il à l’affirmation panthéistique de l’absolu ?

Je ne nie pas que le concept de Spinoza ne soit intellectuellement possible, puisqu’il l’exprime, puisque tous nous le pouvons former, et qu’il sert de principe à la religion. Je nie seulement, dans la question, l’admissibilité de ce concept, qui repose sur une généralisation gratuite; je nie que l’unité de la création doive être conçue comme l’a conçue Spinoza; je soutiens que cette unité, si elle est, ne peut être que l’effet d’un concours, concert ou conflit, peu importe le mot, et doit être considérée comme une résultante; je repousse par conséquent la conception de Spinoza, faisant de la totalité de la nature créée l’expression substantielle unique et infinie, comme dépassant également les limites de l’expérience et les lois de la métaphysique.

Toute aperception de la sensibilité suggère à l’entendement la conception d’un absolu, substance, force, vie, etc., formant le substratum, l’en soi, de l’objet manifesté : c’est admis.

Mais cet absolu que nous concevons dans chaque chose, nous n’avons pas le droit de dire qu’il est le même pour toutes les choses : ce serait, je le répète, conclure au delà de l’observation et raisonner de la nature de l’absolu en tant qu’absolu, ce que nous défend la science et que réprouve la métaphysique elle-même.

our que nous ayons le droit de concevoir et d’affirmer un absolu universel, il faut que de nouveaux faits, un supplément d’observations, nous y autorisent : c’est ainsi que de l’analyse des faits économiques et des agitations de l’opinion nous avons conclu, d’abord à la réalité de forces collectives, puis à la distinction de la raison individuelle et de la raison sociale. L’absolu a grandi, pour nous, avec l’observation, il ne l’a jamais devancée. De plus, il nous est apparu constamment comme résultante, jamais, qu’on me passe le mot, comme principiante.

Si donc l’absolu de Spinoza gêne le moins du monde ma raison, s’il est en dehors des faits, s’il est en contradiction avec les faits, je puis récuser ce concept, le diviser, Je découper; je puis, à tout le moins, si je suis condamné à le subir, le reconstruire : c’est ce qu’a fait Leibnitz.

Leibnitz, dispersant en monades la substance infinie, mettant à la place de la cause infinie l’infinité des causes, a banni pour jamais de l’univers et des sciences l’Absolu causatif, la nature-naturante de Spinoza; du même coup il a fondé le cosmos, nature-naturée, forme visible de l’absolu, disait Spinoza, sur l’action réciproque des êtres infinitésimaux qu’il venait de créer, les monades.

Mais ce grand philosophe, dont l’âme n’était pas moins religieuse que celle de Spinoza, et qui, en raison de sa foi, ne concevait pas autrement non plus le système des mondes, ne put envisager sans terreur les conséquences de son hypothèse. Ce fut pour conjurer, autant qu’il était en lui, le désastre dont elle menaçait la théologie, qu’il imagina sa grande monade, suzeraine d’un monde monadique harmoniquement préétabli, féodalement organisé, providentiellement administré, et le meilleur possible.

Nous, qui n’avons plus les mêmes scrupules, et que rien n’empêche d’appliquer au monde moral une théorie qui s’est définitivement emparée des sciences physiques, nous pouvons à notre aise faire cette application et en déduire les conséquences.

XXXII

Il suit donc de la monadologie leibnizienne :

a) Que la puissance existe en chaque être ; qu’elle est propre à cet être, inhérente à sa nature, qu’elle fait partie de son substratum ou sujet, lequel est individuel, existant par lui-même et indépendant de tout autre ;

b) Que la puissance de chaque être, qu’elle se manifeste par l’action ou par l’inertie, spontanéité pour lui-même, est, relativement aux autres êtres qui en subissent l’atteinte, nécessité ou fatalisme ;

c) Qu’en vertu de cette spontanéité, l’être, se posant à priori dans son indépendance, non-seulement résiste à l’action des autres êtres, mais les nie, c’est-à-dire tend à les soumettre, à les absorber, à les détruire ;

d) Qu’ainsi l’ordre dans la création dépend, non plus d’un influx divin, d’une action divine, d’une âme du monde ou vie universelle, élaborant unitairement la matière qu’elle crée, mais des qualités similaires et contraires des atomes, qui s’attirent, s’assemblent, se repoussent, se balancent, s’ordonnent et se subordonnent en raison de leurs qualités ;

e) Conséquemment que, du côté de Dieu, l’Absolu des absolus, tout empêchement cessant, la liberté est possible.

Reste la difficulté tirée de l’organisme universel, au sein duquel on se demande ce que peut être la liberté.

Or, il résulte de l’observation, éclairée par le principe de Leibnitz, et nous allons prouver :

f) Que la spontanéité, au plus bas degré dans les êtres organisés, plus élevée dans les plantes et les animaux, atteint, sous le nom de liberté, sa plénitude chez l’homme, qui seul a la puissance de s’affranchir de tout fatalisme, tant objectif que subjectif, et qui s’en affranchit en effet ;

g) Qu’ainsi la liberté est en émergence, c’est-à-dire en attaque ; la nécessité en défense, c’est-à-dire en rétrogradation ;

h) Qu’au total on peut dire que l’univers est établi sur le chaos, et la société humaine sur l’antagonisme ;

i) Qu’en conséquence l’état du premier, en perpétuelle transition, ne peut être considéré ni comme meilleur, ni comme pire ;

j) Mais que, si, dans cet univers, toute action finit par rencontrer une réaction égale et si les forces se balancent, il n’en est pas de même entre lui et l’humanité, qui triomphe sans cesse de la fatalité des choses et de la fatalité de son organisme, et seule se constitue souveraine ;

k) Que cette liberté franche, dégagée de toute conditionnalité, est attestée par l’histoire et par la Justice, que l’on peut définir, la première l’évolution de la liberté, la seconde le pacte que la liberté fait avec elle-même pour la conquête du monde et la subordination de la nature.

Ces propositions, qui toutes découlent de l’hypothèse métaphysique des monades, hypothèse parfaitement licite et beaucoup mieux justifiée que celle de l’absolu unique, fournissent à la liberté, avant même que l’homme par son action la rende manifeste, les conditions d’une existence positive, hautement intelligible, susceptible, enfin, dès que l’homme apparaîtra, d’être constatée par ses phénomènes.

Cette conception de l’ordre universel est juste le contraire de l’optimisme de Leibnitz, que le monde siffle depuis Candide, et qui n’en arrête pas moins, en philosophie et en politique, le progrès de la liberté. Disons-en un mot.

 

XXXIII. — Il suit donc de la monadologie leibnitzienne :

a) Que la puissance existe en chaque être; qu’elle est propre à cet être, inhérente à sa nature, qu’elle fait partie de son substratum ou sujet, lequel est individuel, existant par lui-même et indépendant de tout autre;

b) Que la puissance de chaque être, qu’elle se manifeste par l’action ou par l’inertie, spontanéité pour lui-même, est, relativement aux autres êtres qui en subissent l’atteinte, nécessité ou fatalisme;

c) Qu’en vertu de cette spontanéité, l’être se posant à priori dans son indépendance, non-seulement résiste à l’action des autres êtres, mais les nie, c’est-à-dire tend à les soumettre, à les absorber, à les détruire;

d) Qu’ainsi l’ordre dans la création dépend, non plus d’un influx divin, d’une action divine, d’une âme du monde ou vie universelle, élaborant unitairement la matière qu’elle crée, mais des qualités similaires et contraires des atomes, qui s’attirent, s’assemblent, se repoussent, se balancent, s’ordonnent et se subordonnent en raison de leurs qualités ;

e) Conséquemment que, du côté de Dieu, l’Absolu des absolus, tout empêchement cessant, la liberté est possible.

Reste la difficulté tirée de l’organisme universel, au sein duquel on se demande ce que peut être la liberté.

Or, il résulte de l’observation, éclairée par le principe de Leibnitz, et nous allons prouver :

f) Que la spontanéité, au plus bas degré dans les êtres inorganisés, plus élevée dans les plantes et les animaux, atteint, sous le nom de _liberté_, sa plénitude chez l’homme, qui seul tend à s’affranchir de tout fatalisme, tant objectif que subjectif, et qui s’en affranchit en effet;

g) Qu’ainsi la liberté est en émergence, c’est-à-dire en attaque; la nécessité en défense, c’est-à-dire en rétrogradation ;

h) Qu’au total on peut dire que l’univers est établi sur le chaos, et la société humaine sur l’antagonisme ;

i) Qu’en conséquence l’état du premier, en perpétuelle transition, ne peut être considéré ni comme meilleur, ni comme pire;

j) Mais que si, dans cet univers, toute action finit par rencontrer une réaction égale, et si les forces se balancent, il n’en est pas de même entre lui et l’humanité, qui triomphe sans cesse de la fatalité des choses et de la fatalité de son organisme, et seule se constitue souveraine ;

k) Que cette liberté franche, dégagée de toute conditionnalité, est attestée par l’histoire et par la Justice, que l’on peut définir, la première l’évolution de la liberté, la seconde le pacte que la liberté fait avec elle-même pour la conquête du monde et la subordination de la nature.

Ces propositions, qui toutes découlent de l’hypothèse métaphysique des monades, hypothèse parfaitement licite et beaucoup mieux justifiée que celle de l’absolu unique, fournissent à la liberté, avant même que l’homme par son action la rende manifeste, les conditions d’une existence positive, hautement intelligible, susceptible, enfin, dès que l’homme apparaîtra, d’être constatée par ses phénomènes.

Cette conception de l’ordre universel est juste le contraire de l’optimisme de Leibnitz, que le monde siffle depuis Candide, et qui n’en arrête pas moins, en philosophie et en politique, le progrès de la liberté. Disons-en un mot.

XXXIII

Qu’est-ce que l’optimisme ?

Un mythe, le mythe de l’accord parfait, du concert universel, de la musique cosmique, harmonie préétablie, nature naturée, tout ce qui exprime la réalisation de l’absolu.

L’optimisme est commun à toutes les cosmogonies religieuses et à toutes les conceptions panthéistiques de l’univers. Pour les premières, c’est l’état édénique, qui se soutient jusqu’au moment où le péché, par la malice du démon et la séduction de l’homme, entre dans le monde et y sème la discorde. Pour les secondes, c’est l’hypothèse inverse, par laquelle le philosophe, niant la distinction du bien et du mal et posant l’indifférence des actions, nie le péché, fait de la Justice un simple rapport d’intérêts, et sur cette donnée se crée un univers dont toutes les parties sont liées par des rapports d’amour et d’harmonie, où tout concourt, tout conspire, tout consent, suivant le mot d’Hippocrate ; où tout est beauté, perfection, sans choc ni discord, et, comme disait Leibnitz, au mieux possible.

N’est-ce pas ce que concède M. Renouvier lorsque, par une inconcevable contradiction, il cherche la liberté dans un pareil monde, et pour la trouver y introduit, on ne sait comment ni pourquoi, des exceptions ?

Certes, Monseigneur, après avoir nié le péché originel dans l’humanité, vous n’avez point à craindre que je le rétablisse dans la nature. Il n’y a rien de mauvais en soi, ni comme substance, ni comme cause, ni comme accident ; et tout ce qui existe est bon dans son essence.

Mais il ne s’agit point ici de cela : il s’agit du rapport des êtres, du jeu des causes ; il s’agit de savoir si toutes ces spontanéités dont se compose la création s’accordent entre elles ou se combattent, si, soit par la loi de leur constitution, soit par ordre supérieur, elles forment une ronde de parfait amour, ou si elles se livrent une bataille immense ; si l’ordre, enfin, qui çà et là se découvre dans cette mêlée, provient du concert d’instruments accordés comme les tuyaux d’un orgue, ou si ce n’est pas plutôt un effet d’équilibre entre forces antagoniques.

Quant à moi, mon opinion ne saurait être douteuse : ce qui rend la création possible est à mes yeux la même chose que ce qui rend la liberté possible, l’opposition des puissances. C’est avoir une idée très-fausse de l’ordre du monde et de la vie universelle, que d’en faire un opéra. Je vois partout des forces en lutte ; je ne découvre nulle part, je ne puis comprendre cette mélodie du grand Tout, que croyait entendre Pythagore.

Prenons une plante, laquelle vous voudrez, un pied de trèfle. D’après les lois de la reproduction, il suffirait à ce trèfle d’un petit nombre d’années pour couvrir la terre de sa postérité trifoliée, si sa spontanéité pouvait se développer librement et qu’elle ne fût arrêtée par aucune autre. Qui donc lui barre le chemin ? D’autres graines, dont la concurrence le refoule ; puis les herbivores, qui s’en nourrissent.

Prenez un animal, la chèvre. Peu d’années suffiraient à un couple pour jeter sur le globe quelques milliards de têtes. Qui vient mettre un frein à ce débordement de population ? L’homme et les carnivores, qui consomment la chèvre, et le manque de pâturages. Encore des spontanéités qui deviennent pour l’espèce caprine de tristes et formidables nécessités.

Permis à vous d’admirer ce circulus, que l’antiquité représenta sous l’emblème du serpent qui se mange la queue. Je soutiens avec l’antiquité que ce prétendu cercle n’est autre chose que le conflit de la création. Pour qu’il y eût accord entre les existences, il faudrait qu’elles ne vécussent pas aux dépens les unes des autres, qu’elles ressemblassent aux lions et aux gazelles du Paradis terrestre, qui croissaient et multipliaient en paissant le même préau. Mais rien ne peut être balancé, soutenu, alimenté par rien : la guerre est universelle, et de cette guerre résulte l’équilibre.

En résumé :

Ce qu’il y a de similaire dans l’idée que nous nous formons successivement, à fur et mesure de l’expérience, de chaque être, comme la pesanteur, l’étendue, etc., ne prouve rien en faveur de l’hypothèse ultra-métaphysique d’un grand organisme, ou, ce qui revient au même, d’une identité de substance, de cause, de vie, de volonté, d’idée, de plan, d’action, dans la totalité des êtres. Ce panthéisme n’a rien qui le justifie, et nous sommes d’autant mieux fondés à le rejeter, que c’est de là que nous vient, dans la spéculation et la pratique, tout abandon de nous-mêmes, toute déchéance.

Au contraire, de l’antagonisme que nous observons entre les êtres nous sommes fondés à conclure l’indépendance des substances, des causes, des volontés, des jugements ; de telle sorte que, laissant de côté l’univers, dont nous ne savons rien comme univers, nous pouvons du moins affirmer que chacune des existences dont il se compose est gouvernée par deux lois en opposition diamétrale, l’une qui est sa spontanéité, puissance d’absorption, d’envahissement, de négation ; l’autre qui est la nécessité, influence reçue du dehors, à laquelle il faut que l’être succombe, s’il ne la tue ?

Tout cela me semble si clair, que je ne saurais comprendre de quel côté peut venir le doute, à moins qu’on ne lâche le fil de l’observation pour s’abandonner à la contemplation transcendantale, qui au lieu de réalités nous fait voir des chimères.

 

XXXIV. — Qu’est-ce que l’optimisme?

Un mythe, le mythe de l’accord parfait, du concert universel, de la musique cosmique, harmonie préétablie, nature naturée, tout ce qui exprime la réalisation de l’absolu.

L’optimisme est commun à toutes les cosmogonies religieuses et à toutes les conceptions panthéistiques de l’univers. Pour les premières, c’est l’état édénique, qui se soutient jusqu’au moment où le péché, par la malice du démon et la séduction de l’homme, entre dans le monde et y sème la discorde. Pour les secondes, c’est l’hypothèse inverse, par laquelle le philosophe, niant la distinction du bien et du mal et posant l’indifférence des actions, nie le péché, fait de la Justice un simple rapport d’intérêts, et sur cette donnée se crée un univers dont toutes les parties sont liées par des rapports d’amour et d’harmonie, où tout concourt, tout conspire, tout consent, suivant le mot d’Hippocrate ; où tout est beauté, perfection, sans choc ni discord, et, comme disait Leibnitz, au mieux possible.

N’est-ce pas ce que concède M. Renouvier lorsque, par une inconcevable contradiction, il cherche la liberté dans un pareil monde, et pour la trouver y introduit, on ne sait comment ni pourquoi, des exceptions ?

Certes, Monseigneur, après avoir nié le péché originel dans l’humanité, vous n’avez point à craindre que je le rétablisse dans la nature. Il n’y a rien de mauvais en soi, ni comme substance, ni comme cause, ni comme accident; et tout ce qui existe est bon dans son essence.

Mais il ne s’agit point ici de cela : il s’agit du rapport des êtres, du jeu des causes; il s’agit de savoir si toutes ces spontanéités dont se compose la création s’accordent entre elles ou se combattent; si, soit par la loi de leur constitution, soit par ordre supérieur, elles forment une ronde de parfait amour ou si elles se livrent une bataille immense; si l’ordre, enfin, qui çà et là se découvre dans cette mêlée, provient du concert d’instruments accordés comme les tuyaux d’un orgue, ou si ce n’est pas plutôt un effet d’équilibre entre forces antagoniques.

Quant à moi, mon opinion ne saurait être douteuse : ce qui rend la création possible est à mes yeux la même chose que ce qui rend la liberté possible, l’opposition des puissances. C’est avoir une idée très-fausse de l’ordre du monde et de la vie universelle, que d’en faire un opéra. Je vois partout des forces en lutte; je ne découvre nulle part, je ne puis comprendre cette mélodie du grand Tout, que croyait entendre Pythagore.

Prenons une plante, laquelle vous voudrez, un pied de trèfle. D’après les lois de la reproduction, il suffirait à ce trèfle d’un petit nombre d’années pour couvrir la terre de sa postérité trifoliée, si sa spontanéité pouvait se dévelop per librement et qu’elle ne fût arrêtée par aucune autre. Qui donc lui barre le chemin? D’autres graines, dont la concurrence le refoule; puis les herbivores, qui s’en nourrissent.

Prenez un animal, la chèvre. Peu d’années suffiraient à un couple pour jeter sur le globe quelques milliards de têtes. Qui vient mettre un frein à ce débordement de population? L’homme et les carnivores, qui consomment la chèvre, et le manque de pâturages. Encore des spontanéités qui deviennent pour l’espèce caprine de tristes et formidables nécessités.

Permis à vous d’admirer ce circulus, que l’antiquité représenta sous l’emblème du serpent qui se mange la queue. Je soutiens avec l’antiquité que ce prétendu cercle n’est autre chose que le conflit de la création. Pour qu’il y eût accord entre les existences, il faudrait qu’elles ne vécussent pas aux dépens les unes des autres, qu’elles ressemblassent aux lions et aux gazelles du Paradis terrestre, qui croissaient et multipliaient en paissant le même préau. Mais rien ne peut être balancé, soutenu, alimenté par rien : la guerre est universelle, et de cette guerre résulte l’équilibre.

En résumé :

Ge qu’il y a de similaire dans l’idée que nous nous formons successivement de chaque être, à fur et mesure de l’expérience, comme la pesanteur, l’étendue, etc., ne prouve rien en faveur de l’hypothèse ultra-métaphysique d’un grand organisme, ou, ce qui revient au même, d’une identité de substance, de cause, de vie, de volonté, d’idée, de plan, d’action, dans la totalité des êtres. Ce panthéisme n’a rien qui le justifie, et nous sommes d’autant mieux fondés à le rejeter, que c’est de là que nous vient, dans la spéculation et la pratique, tout abandon de nous-mêmes, toute déchéance.

Au contraire, de l’antagonisme que nous observons entre les êtres nous sommes fondés à conclure l’indépendance des substances, des causes, des volontés, des jugements; de telle sorte que, laissant de côté l’univers, dont nous ne savons rien comme univers, nous pouvons du moins affirmer que chacune des existences dont il se compose est gouvernée par deux lois en opposition diamétrale, l’une qui est sa spontanéité, puissance d’absorption, d’envahissement, de négation; l’autre qui est la nécessité, influence reçue du dehors, à laquelle il faut que l’être succombe, s’il se l’approprie.

Tout cela me semble si clair, que je ne saurais comprendre de quel côté peut venir le doute, à moins qu’on ne lâche le fil de l’observation pour s’abandonner à la contemplation transcendantale, qui au lieu de réalités nous fait voir des chimères.

XXXIV

Le champ est ouvert devant la spontanéité humaine. Il ne s’agit plus que de savoir comment cette spontanéité devient liberté ou franc arbitre ; comment, par l’énergie de son moi, l’homme s’affranchit, non-seulement de la nécessité externe, mais aussi de la nécessité de sa nature, pour s’affirmer décidément comme absolu.

Dans les êtres inférieurs, la spontanéité éclate fatalement devant les provocations du dehors ; elle n’est point maîtresse de réagir ou de ne réagir pas, bien moins encore de se posséder et de désobéir à ses propres lois, qu’elle suit en aveugle, sans pouvoir s’en écarter jamais.

Il en est autrement de l’homme :

L’homme a le privilége entre toutes les créatures, dont il résume les attributs divers, non-seulement de réagir ou de ne pas réagir, à son choix, contre le dehors, mais de résister à sa propre spontanéité, sous quelque forme qu’elle le sollicite, organique, intellectuelle, morale, sociale ; d’user et d’abuser de cette spontanéité, de la détruire, en un mot de nier en soi et hors de soi tout fatalisme, en se posant lui-même, et de plus en plus, comme expression renversée de l’Absolu.

Plus simplement :

L’homme, parce qu’il n’est pas une spontanéité simple, mais un composé de toutes les spontanéités ou puissances de la nature, jouit du libre arbitre.

Telle est la proposition que j’ai maintenant à démontrer. Au point où nous ont amenés ces études, la difficulté n’est plus rien.

XXXV. — Le champ est ouvert devant la spontanéité humaine. Il ne s’agit plus que de savoir comment cette spontanéité devient liberté ou franc arbitre; comment, par l’énergie de son moi, l’homme s’affranchit, non-seulement de la nécessité externe, mais aussi de la nécessité de sa nature, pour s’affirmer décidément comme absolu.

Dans les êtres inférieurs, la spontanéité éclate fatalement devant les provocations du dehors; elle n’est point maîtresse de réagir ou de ne réagir pas, bien moins encore de se posséder et de désobéir à ses propres lois, qu’elle suit en aveugle, sans pouvoir s’en écarter jamais.

Il en est autrement de l’homme :

L’homme a le privilège, entre toutes les créatures dont il résume les attributs divers, non-seulement de réagir ou de ne pas réagir, à son choix, contre le dehors, mais de résister à sa propre spontanéité, sous quelque forme qu’elle le sollicite, organique, intellectuelle, morale, sociale; d’user et d’abuser de cette spontanéité, de la détruire, en un mot de nier en soi et hors de soi tout fatalisme, en se posant lui-même, et de plus en plus, comme expression renversée de l’Absolu.

Plus simplement :

L’homme, parce qu’il n’est pas une spontanéité simple, mais un composé de toutes les spontanéités ou puissances de la nature, jouit du libre arbitre.

Telle est la proposition que nous avons maintenant à démontrer. Au point où nous ont amenés ces études, la difficulté n’est plus rien.

XXXV

Si l’homme était tout matière, il ne serait pas libre. Ni l’attraction, ni aucune combinaison des différentes qualités des corps, ne suffit à constituer le libre arbitre : le sens commun suffit à le faire comprendre.

S’il était esprit pur, il ne serait pas plus libre : les lois de l’entendement, comme celles de l’attraction, sont incompatibles de leur nature avec une faculté de libre arbitre.

S’il était passion ou affectivité pure, il ne serait toujours pas libre.

Si l’univers était anéanti, et que l’homme existât seul dans l’espace infini, ses facultés n’ayant plus sur quoi s’exercer, il ne pourrait pas se dire libre, si ce n’est peut-être dans ses souvenirs.

Mais l’homme est complexe : c’est un composé de matière, de vie, d’intelligence, de passion ; de plus il n’est pas seul. Je dis dès lors qu’il est libre de par la synthèse de sa nature ; qu’il ne peut pas ne pas être libre, c’est-à-dire doué d’une puissance qui dépasse, par sa qualité et sa portée, chacune et la totalité des spontanéités qui le composent ; voici pourquoi :

Qu’il existe véritablement des âmes, substances immatérielles, comme dit Descartes, ou des monades, forces élémentaires, selon l’idée de Leibnitz ; que la matière soit ou non divisible à l’infini ; par quel mystère s’unissent en l’homme deux natures aussi contraires que l’esprit et la matière, ou comment celle-ci peut engendrer la pensée, peu nous importe : ces questions touchent à l’absolu ; elles sont hors la science, et nous avons d’autant moins à nous en préoccuper que, le problème de la liberté étant donné par une conception de l’esprit, formée, comme toute conception, à l’occasion des phénomènes, c’est à la raison des phénomènes que nous devons demander la solution.

Sans aller donc au delà du phénomène, et considérant les choses telles que l’observation nous les montre, nous savons qu’aucune analyse ne saurait arriver aux dernières particules de matière, et que tout ce qui tombe sous nos sens, être organisé ou masse inorganique, nous apparaît comme une collection, une composition, un groupe.

Tel est l’homme, assemblage merveilleux d’éléments inconnus, solides, liquides, gazeux, pondérables et impondérables ; d’essences inconnues, matière, vie, esprit ; de fonctions ou facultés inconnues, activité, sensibilité, volonté, instinct, mémoire, intelligence, amour.

Or, partout où il y a groupe, il se produit une résultante qui est la puissance du groupe, distincte non-seulement des forces ou puissances particulières qui composent le groupe, mais aussi de leur somme, et qui en exprime l’unité synthétique, la fonction pivotale, centrale.

Quelle est, dans l’homme, cette résultante ? C’est la liberté.

L’homme est libre, il ne peut pas ne l’être pas, parce qu’il est un composé ; parce que la loi de tout composé est de produire une résultante qui est sa puissance propre ; parce que, le composé humain étant formé de corps, de vie, d’esprit, subdivisés en facultés de plus en plus spéciales, la résultante, proportionnelle au nombre et à la diversité des principes constituants, doit être une force affranchie des lois du corps, de la vie et de l’esprit, précisément ce que nous appelons libre arbitre.

C’est ainsi que nous avons vu les groupes industriels, facultés constituantes de l’être collectif, engendrer par leur rapport une puissance supérieure, qui est la puissance politique, nous pourrions dire la liberté de l’être social.

C’est cette force de collectivité que l’homme désigne quand il parle de son âme ; c’est par elle que son moi acquiert une réalité et sort du nuage métaphysique, quand, se distinguant de chacune et de la totalité de ses facultés, il se pose comme affranchi de toute fatalité interne et externe, souverain de sa vie autonome, absolu comme le Dieu que conçoit sa piété, mais en sens inverse de ce Dieu, puisque l’absolu divin enveloppe le monde qu’il produit, et que par conséquent il est nécessaire ; tandis que l’homme est partie intégrante du monde, qu’il tend à absorber, ce qui constitue le libre arbitre.

Ainsi la conception du libre arbitre, comme force de collectivité de l’être humain, explique, justifie la croyance universelle ; bien plus, comme si cette conception n’avait pu se former que par une suite d’hypothèses partielles, tous les philosophes que nous avons consultés y trouvent la raison secrète de leurs théories : Descartes, devinant que la liberté en Dieu ne peut pas être de même forme et qualité que chez l’homme ; Spinoza, démontrant que l’infini divin, tout-puissant, tout sage, exclut l’idée de liberté, ce qui emporte cette conséquence que la liberté ne peut être l’attribut que d’une créature placée dans un monde d’autres créatures ; Leibnitz, qui rend la liberté trois fois possible, trois fois intelligible, d’abord par sa théorie des monades, en second lieu par leur groupement, enfin par l’équilibre de la liberté et de la nécessité, déclarées l’une et l’autre absolues en tendance, non en réalité ; MM. Tissot, Dunoyer et autres, qui constatent les oscillations de la liberté et son progrès, en vertu du principe que nous venons de poser, savoir, que dans l’homme la puissance de collectivité ou la liberté est proportionnelle à la somme des forces élémentaires, des facultés et des idées dont il dispose.

Tant que la liberté fut, comme la Justice, rapportée à un sujet divin, qui n’en communiquait à l’homme qu’une faible parcelle, faculté d’option ou d’indifférence, la liberté demeura, comme la Justice, une notion fantastique, un mythe. Nous venons d’en faire une réalité ; nous faisons mieux encore, nous prouvons que cette réalité est exclusivement humaine, incompatible avec l’idée de Dieu. Sous ce rapport l’anthropomorphisme n’est plus permis, il devient une contradiction.

XXXVI..— Si l’homme était tout matière, il ne serait pas libre. Ni l’attraction, ni aucune combinaison des différentes qualités des corps, ne suffit à constituer le libre arbitre : le sens commun suffit à le faire comprendre.

S’il était esprit pur, il ne serait pas plus libre : les lois de l’entendement, comme celles de l’attraction, sont incompatibles de leur nature avec une faculté de libre arbitre.

S’il était passion ou affectivité pure, il ne serait toujours pas libre.

Si l’univers était anéanti, et que l’homme existât seul dans l’espace infini, ses facultés n’ayant plus sur quoi s’exercer, il ne pourrait pas se dire libre, si ce n’est peut-être dans ses souvenirs.

Mais l’homme est complexe : c’est un composé de matière, de vie, d’intelligence, de passion; de plus il n’est pas seul. Je dis dès lors qu’il est libre de par la synthèse de sa nature; qu’il ne peut pas ne pas être libre, c’est-à-dire doué d’une puissance qui dépasse, par sa qualité et sa portée, Chacune et la totalité des spontanéités qui le composent; voici pourquoi :

Qu’il existe véritablement des âmes, substances immatérielles, comme dit Descartes, ou des monades, forces élémentaires, selon l’idée de Leibnitz; que la matière soit ou non divisible à l’infini; par quel mystère s’unissent en l’homme deux natures aussi contraires que l’esprit et la matière, ou comment -celle-ci peut engendrer la pensée, peu nous importe. Ces questions touchent à l’absolu; elles sont hors la science, et nous avons d’autant moins à nous en préoccuper que le problème de la liberté étant donné par une conception de l’esprit, formée, comme toute conception, à l’occasion des phénomènes, c’est à la raison des phénomènes que nous devons demander la solution.

Sans aller donc au delà du phénomène, et considérant les choses telles que l’observation nous les montre, nous savons qu’aucune analyse ne saurait arriver aux dernières particules de matière, et que tout ce qui tombe sous nos sens, être organisé ou masse inorganique, nous apparaît comme une collection, une composition, un groupe.

Tel est l’homme, assemblage merveilleux d’éléments inconnus, solides, liquides, gazeux, pondérables et im pondérables ; d’essences inconnues, matière, vie, esprit; de fonctions ou facultés inconnues, activité, sensibilité, volonté, instinct, mémoire, intelligence, amour.

Or, partout où il y a groupe, il se produit une résultante qui est la puissance du groupe, distincte non-seulement des forces ou puissances particulières qui composent le groupe, mais aussi de leur somme, et qui en exprime l’unité synthétique, la fonction pivotale, centrale.

Quelle est, dans l’homme, cette résultante? C’est la liberté.

L’homme est libre, il ne peut pas ne l’être pas, parce qu’il est un composé; parce que la loi de tout composé est de produire une résultante qui est sa puissance propre; parce que, le composé humain étant formé de corps, de vie, d’esprit, subdivisés en facultés de plus en plus spéciales, la résultante, proportionnelle au nombre et à la diversité des principes constituants, doit être une force supérieure à toutes les lois du corps, de la vie et de l’esprit, précisément ce que nous appelons libre arbitre.

C’est ainsi que nous avons vu les groupes industriels, facultés constituantes de l’être collectif, engendrer par leur rapport une puissance supérieure, qui est la puissance politique, nous pourrions dire la liberté de l’être social (J).

C’est cette force de collectivité que l’homme désigne quand il parle de son _ame_; c’est par elle que son moi acquiert une réalité et sort du nuage métaphysique, quand, se distinguant de chacune et de la totalité de ses facultés, il se pose comme affranchi de toute fatalité interne et externe, souverain de sa vie autonome, absolu comme le Dieu que conçoit sa piété, mais en sens inverse de ce Dieu, puisque l’absolu divin, un, c’est-à-dire simple, identique, immuable, enveloppe le monde qu’il produit, et que par conséquent il est nécessaire; tandis que l’homme, multiple, complexe, collectif, évolutif, est partie intégrante du monde, qu’il tend à absorber, ce qui constitue le libre arbitre.

Ainsi la conception du libre arbitre comme force de collectivité de l’être humain explique, justifié la croyance universelle; bien plus, comme si cette conception n’avait pu se former que par une suite d’hypothèses partielles, tous les philosophes que nous avons consultés y trouvent la raison secrète de leurs théories : Descartes, devinant que la liberté en Dieu ne peut pas être de même forme et qualité que chez l’homme; Spinoza, démontrant que l’Infini divin, tout puissant, tout sage, exclut l’idée de liberté, ce qui emporte cette conséquence que la liberté ne peut être l’attribut que d’une créature placée dans un monde d’autres créatures; Leibnitz, qui rend la liberté trois fois possible, trois fois intelligible, d’abord par sa théorie des monades, en second lieu par leur groupement, enfin par l’équilibre de la liberté et de la nécessité, déclarées l’une et l’autre absolues en tendance, non en réalité; MM. Tissot, Dunoyer et autres, qui constatent les oscillations de la liberté et son progrès, en vertu du principe que nous venons de poser, savoir, que dans l’homme la puissance de collectivité ou la liberté est proportionnelle à la somme des forces élémentaires, des facultés et des idées dont il dispose.

Tant que la liberté fut, comme la Justice, rapportée à un sujet divin, qui n’en communiquait à l’homme qu’une faible parcelle, faculté d’option ou d’indifférence, la liberté demeura, comme la Justice, une notion fantastique, un mythe. Nous venons d’en faire une réalité; nous faisons mieux encore, nous prouvons que cette réalité est exclusivement humaine, incompatible avec la nature de Dieu, tel du moins que le définisSent les métaphysiciens Descartes, Spinoza, Leibnitz lui-même, et tous les autres. Sous ce rapport, l’anthropomorphisme, que nous avons signalé comme la condition indispensable de la réalité de l’Être divin, reçoit une éclatante confirmation. Ou Dieu, le souverain absolu, l’être des êtres, n’est pas libre, par conséquent il équivaut à néant; ou bien il est la collectivité universelle, la suprême liberté, la suprême humanité.

XXXVI

Quelle est maintenant la fonction de la liberté ? Pour la trouver, nous n’avons qu’à revenir au principe, et en suivre la déduction.

La liberté est la puissance qui résulte de la synthèse eu collectivité des facultés humaines.

Ces facultés se divisent généralement en trois groupes : physiques, intellectuelles, affectives on morales ; classification qui épuise toutes les forces de la nature, manifestée comme matière, vie, esprit.

Or, il est de l’essence de toute collectivité que sa résultante diffère en qualité de chacun des éléments dont le groupe se compose, et surpasse en puissance leur somme : la fonction de la liberté consistera donc à porter le sujet au delà de toutes les manifestations, appétences et lois, tant de la matière que de la vie et de l’esprit ; de lui donner un caractère pour ainsi dire sur-nature, et qui distinguera par excellence l’humanité. Le sublime et le beau, en un mot l’idéal ; inversement, l’ignoble et le laid, ou le chaos : voilà ce qui constitue l’œuvre propre, la fonction de la liberté.

La liberté ne crée pas les idées et les choses, elle les fait autres ; elle ne les supplée ni ne les devance, elle les prend pour matériaux.

CHAPITRE VI.

Fonction de la liberté. — Objections : Conclusion.

XXXVII. — Quelle est maintenant la fonction de la liberté? Pour la trouver, nous n’avons qu’à revenir au principe, et à en suivre la déduction.

La liberté est la puissance qui résulte de la synthèse ou collectivité des facultés humaines.

Ces facultés se divisent généralement en trois groupes : physiques, intellectuelles, affectives ou morales; classification qui épuise toutes les forces de la nature, manifestée comme matière, vie, esprit.

Or, il est de l’essence de toute collectivité que sa résultante diffère en qualité de chacun des éléments dont le groupe se compose, et surpasse en puissance leur somme.

La fonction de la liberté consistera donc à porter le sujet libre au delà de toutes les manifestations, appétences et lois, tant de la matière que de la vie et de l’esprit; à lui donner un caractère pour ainsi dire sur-nature. D’où il suit que l’homme, placé sous la direction de son propre arbitre, pourra, s’il le veut, ne pas rester tel que l’a posé la nature; il dépendra de lui de se reformer, de se perfectionner, de se transfigurer, comme aussi, dans le cas où il mettrait sa liberté en même temps que son intelligence au service de sa passion, il sera le maître de déshonorer sa personne, de dépraver son être et de le ravaler au-dessous de ce que l’animalité produirait toute seule. Bref, selon la voie qu’il aura choisie, l’homme, en vertu de sa liberté, donnera à sa figure, à sa pensée, à son langage, à ses actes, à ses mœurs, à ses productions, un caractère de grandeur, de poésie ou de bassesse qui, plus que l’intelligence elle-même, le distinguera entre les autres animaux, et attestera.sa puissance sur lui-même.

Relativement à la création au sein de laquelle il est placé et dont il est le chef, l’action de l’homme, en vertu du libre arbitre qui lui est dévolu, sera semblable à celle qu’il exerce sur sa propre personne. Il la cultivera cette nature, comme il est dit dans la Genèse; il l’embellira, il la fera à sa propre image, il l’élèvera à sa hauteur, il s’en fera un jardin de délices, |purgé des animaux malfaisants et des influences pestilentielles, il y répandra la fantaisie, l’harmonie et la grâce ; comme aussi, il pourra la déformer, la détruire, s’en faire un lieu de supplice, un théâtre de brigandage et d’horreur.

Le sublime et le beau, en un mot l’_Idéal_; inversement, l’ignoble et le laid, ou le chaos : voilà ce qui constitue dans l’homme, l’œuvre propre, la fonction de la liberté.

XXXVIII. — Un fait que l’analyse psychologique n’a jamais éclairci, qu’elle ne pouvait éclaircir, faute d’une théorie satisfaisante de la liberté, est précisément la formation dans notre esprit de cette idée ou de ce sentiment du beau et du sublime. Pour en rendre compte, il est évident que l’intelligence proprement dite, la raison pure ou l’entendement, peu importe de quel nom l’on se serve pour désigner la faculté que nous avons de saisir les rapports des choses, de les grouper, de les généraliser, d’en extraire des concepts; il est évident, dis-je, que cette faculté ne suffit pas : il en faut une autre, d’une nature supérieure et d’une constitution spéciale. Qu’est-ce, en effet, que l’intelligence? Une sorte d’appareil photographique, qui nous donne la représentation mentale des phénomènes et de leurs rapports, tout ce que contient la réalité, mais rien de plus. Or, le sublime et le beau dépassent la réalité; il y a la même différence entre eux et les idées ou les intuitions qu’entre un portrait fait par la main d’un artiste, et l’image donnée par le daguerréotype. Fera-t-on de l’idéal une conception métaphysique, analogue à celle de substance, d’être, de temps, d’espace, de vie, d’esprit, de cause, etc.? Mais ces conceptions sont toutes relatives à l’en soi des choses; elles résultent pour nous de la généralisation que nous avons faite des phénomènes, combinée avec le sentiment de notre existence, tandis que le beau et le sublime ne concernent que la forme des choses, et sont conçus par nous, abstraction faite de toute substantialité. L’imagination elle-même est impuissante à expliquer le mystère : elle est la faculté de combiner. les rapports perçus, de les faire servir à des constructions nouvelles, d’établir des hypothèses, d’aller, si l’on veut, du fait au possible, au chimérique, ce qui ne sort cependant pas du réel, de l’objectivité telle quelle des phénomènes.

Le mathématicien, le mécanicien, le physicien, le naturaliste, l’industriel, sont des démonstrateurs de la nature, des copistes : le poète et l’artiste font davantage : leur métier est, en imitant Ja nature, d’exprimer l’idéal, quelque chose qui n’est pas dans le réel, qui par conséquent n’est pas dans notre entendement, qui ne peut pas y être, pas plus qu’il ne se trouve dans la glace qui nous renvoie des images. Pour produire cette notion du beau et du sublime, pour en éprouver le sentiment, il faut une faculté nouvelle, qui dispose à la fois de nos intuitions, de nos conceptions, de nos sentiments, de nos sensations : car tout cela entre dans la composition de l’Idéal. Cette faculté, selon moi, est la liberté : suivons-la à l’œuvre.

Ainsi, la notion de l’absolu préexiste dans l’homme au libre arbitre : je parle d’une préexistence logique, non d’une préexistence chronologique. Mais l’homme, par sa liberté, élevant cette notion à l’infini, nomme Dieu, l’Absolu absolu, et l’adore ; ce qui signifie, d’après l’interprétation que nous avons donnée du sentiment religieux, que l’homme se définit lui-même en la qualité qu’il agit, comme être libre, souverain de l’univers.

Ainsi, la Justice, comme instinct de sociabilité, préexiste au libre arbitre. Mais c’est le libre arbitre qui, par sa puissance d’idéalisation, donne à ce sentiment organo-psychique ce caractère de majesté sainte, cette force pénétrante, cet esprit de sacrifice, qui fait du droit une religion et de la répression du crime une vengeance. Par la liberté l’homme s’excite lui-même à bien faire ; elle est cette grâce que la théologie place, avec la Justice et le libre arbitre, dans l’Être divin, et qui donne l’attrait à la Justice et à ses œuvres.

Ainsi, l’idée du monde préexiste au libre arbitre ; avec l’idée du monde entre dans l’âme le sentiment des misères dont il est le théâtre. Mais c’est alors que le libre arbitre crée en nous le rêve d’une existence ultra-mondaine, récompense à venir des justes et des pauvres.

Le libre arbitre fait plus : la religion, avec ses sublimes espérances, n’est qu’une allégorie, un signe, le premier manifeste de la pensée révolutionnaire. Cet idéal haut placé, il faut que d’ores et déjà nous le réalisions ci-bas, par la poésie et l’art. C’est-à-dire que l’homme, en vertu de son libre arbitre, déclare la nature, telle qu’elle est, indigne de lui ; il la juge de haut, la critique, la condamne ou l’approuve, la chante ou la dénigre, en fait des peintures idéalisées ou sarcastiques, la démolit ou la recrée, comme s’il voulait reconstruire le monde sur un plan meilleur. Toute poésie, tout art, relève de la même Muse, la liberté.

La religion, en tant qu’histoire figurative du progrès de la Justice ; l’art, en tant que représentation de la nature et de l’histoire, sont susceptibles d’un certain degré de vérité objective, et peuvent, sous ce rapport, se formuler en dogmes et en préceptes : tel est l’objet de la théologie et de l’esthétique. En tant qu’expression de la liberté, la religion et l’art ne se peuvent réduire en raison démonstrative ; et toutes les recettes imaginées pour créer dans l’âme de l’artiste le génie et l’enthousiasme ne produisent que vulgarité, froideur ou système.

Dans la philosophie, le pyrrhonisme et la dispute témoignent tous deux de l’existence du libre arbitre : c’est l’acte par lequel l’homme, curieux de connaître la raison des choses, dans l’intérêt même de sa liberté et des créations de son bon plaisir, se tient en méfiance de sa propre pensée, et cherche à démêler les pures aperceptions de son entendement des fantaisies de son idéal. N’est-ce pas ainsi que nous l’avons vu, substituant d’abord, ses conceptions absolutistes et arbitraires aux données positives de l’expérience, altérer sans cesse la vérité des choses, non par amour du mensonge, mais par sa tendance à se soumettre les choses ; puis, pour se garantir contre l’usurpation de son arbitraire, appeler contre lui-même la contradiction de ses semblables ?…

La science et l’industrie, à leur tour, rendent témoignage à la liberté. Chacun sait le rôle que l’imagination joue dans les découvertes, combien elle devance la généralisation, faculté de logique pure, dont le service se réduit pour l’ordinaire à constater la justesse des hypothèses que lui livre la première. L’imagination, l’invention, part de plus haut que l’entendement : d’où peut-elle venir, sinon de la liberté ?

La propriété, enfin, le travail, l’échange, attestent, par leurs formes abusives, par leur concurrence et leur agiotage, l’action du libre arbitre. Ces ruptures d’équilibre, ces crises, pires que la guerre et ses massacres, ces liquidations révolutionnaires, le proclament assez.

XXXIX.— Ainsi, les notions métaphysiques préexistent dans l’homme au libre arbitre : je parle de préexistence logique, non de préexistence chronologique. Mais l’homme, par sa liberté, généralisant toutes ces notions et les réduisant à une seule qu’il idéalise et élève pour ainsi dire à l’infini, nomme Dieu, Être des êtres, Cause des causes, Vie universelle, Souveraine raison, Souveraine justice et Souveraine beauté, Absolu des absolus, et l’adore : par la conception de cet idéal sublime, il arrive à la Religion. Cela signifie que l’homme, libre par la multiplicité et l’opposition de ses puissances, n’estimera, dans l’Univers et en lui-même, que ce qu’il aura revêtu, comme Dieu, de ce caractère de sublimité et d’idéal, hors duquel il tombe dans les trivialités de la nature, prend les choses en dégoût et se hait lui-même.

Ainsi, la Justice, comme instinct de sociabilité, préexiste au libre arbitre. Mais c’est le libre arbitre qui, par sa puissance d’idéalisation, donne à ce sentiment organo-psychique ce caractère de majesté sainte, cette force pénétrante, cet esprit de dévouement, qui fait du droit une religion et de la répression du crime un sacrifice. Par la liberté l’homme s’excite lui-même à bien faire; elle est cette grâce que la théologie place, avec la Justice, dans l’Etre divin, et sans laquelle la vertu elle-même resterait pour l’homme sans attrait (K).

Ainsi l’idée du monde préexiste au libre arbitre; avec l’idée du monde entre dans l’âme le sentiment des misères dont il est le théâtre. Mais c’est alors que le libre arbitre crée en nous, par l’idéalisation de la vie, le rêve d’une existence ultra-mondaine, récompense à venir des justes et des pauvres. Le libre arbitre fait plus : la religion, avec ses sublimes espérances, n’était qu’une allégorie, un signe, le premier manifeste de la pensée révolutionnaire. Cet idéal haut placé, il faut que d’ores et déjà nous le réalisions autant qu’il est en nous, ici-bas, par la poésie et l’art. C’est-à-dire que l’homme, en vertu de son libre arbitre, déclare la nature telle qu’elle est indigne de lui; il la juge de haut, la critique, la condamne ou l’approuve, la chante ou la dénigre, en fait des peintures idéalisées ou sarcastiques, la démolit ou la recrée, comme s’il voulait reconstruire le monde sur un plan meilleur. Et il se traite à son tour de la même manière : quelle que soit la fatuité humaine, l’homme, au fond de son cœur, ne se trouve jamais à son gré : il le déclare naïvement par les charges qu’il ne cesse de faire de son prochain. Toute poésie, tout art, n’a véritablement qu’un but, qui est de relever l’homme et la nature, et s’inspire de la même muse, la Liberté. Et le principe de toutes les utopies qui agiteront la société est encore le même : c’est l’idéal, le produit de la liberté.

La religion, en tant qu’histoire figurative du progrès de la Justice; l’art, en tant que représentation de la nature et de l’histoire, sont susceptibles d’un certain degré de vérité objective, et peuvent, sous ce rapport, se formuler en dogmes et en préceptes : tel est l’objet de la théologie et de l’esthétique. En tant qu’expression de la liberté, la religion et l’art ne se peuvent réduire en raison démonstrative; et toutes les recettes imaginées pour créer dans l’âme de l’artiste le génie et l’enthousiasme ne produisent que vulgarité et froideur.

Ainsi encore, dans la philosophie, il ne suffit pas que la démonstration soit exacte, la logique irréprochable : on exige du philosophe de l’esprit, de l’éloquence, de la finesse, en un mot de la beauté. Ce n’est pas tout de convaincre; il faut persuader, toucher, plaire, émouvoir : comme si l’idée pure et abstraite n’était que la moitié de la vérité, comme si la vérité elle-même, in naturalibus, était indécente. Qu’on répète tant qu’on voudra, avec un proverbe très-peu esthétique : J’aime Platon, mais j’aime encore plus la vérité : il est certain que le génie oratoire de Platon, le charme de ses dialogues, son divin langage, font partie essentielle de sa philosophie et témoignent pour elle. Toute idée doit avoir son idéal, qui la complète et la fait valoir, sans lequel elle tombe au-dessous de l’intérêt et de la dignité de l’auditeur. Une idée non susceptible de s’idéaliser, serait par là même irrémissiblement condamnée : elle ferait horreur ou pitié. Combien la philosophie de Démocrite n’a-t-elle pas gagné à être chantée par Lucrèce! Certes, Sieyès avait autant l’intelligence des principes de la Révolution que Mirabeau. Croit-on que la Révolution se fût faite aussi bien sans Mirabeau, Vergniaud, Camille Desmoulins, et tous ces écrivains et orateurs, qui en furent les virtuoses? Je sais bien qu’ici nous avons à craindre l’abus : à force de cultiver la forme il arrive qu’on abandonne le fond, et par le verbiage se perdent les meilleures causes. Le coup d’état de Brumaire fut fait par un général que la victoire avait glorifié contre des avocats devenus ridicules. Mais cela même prouve la vérité de ma proposition : on verrait moins de ces parleurs qui s’imaginent, à force de hableries, faire à volonté le faux et le vrai, les ténèbres et la lumière, si le talent d’exposition n’entrait pour rien dans la philosophie. La sophistique, à la bien considérer, est une des gloires de l’homme, dont elle prouve l’action sur la vérité même.

La même observation s’applique à la science : il semble même que l’idéal se fortifie chez le savant en proportion du savoir. L’un des plus grands poètes du xix° siècle, dans le vrai sens du mot, est l’auteur du Cosmos, Alexandre de Humboldt. Linné, Bonnet, Geoffroy Saint-Hilaire, furent aussi bien des chantres de la nature que des observateurs. Arago n’était pas, dit-on, un calculateur de la force de M. Leverrier: cela empêche-t-il qu’Arago n’ait été un savant de génie, tandis que M. Leverrier ne sera jamais qu’un démonstrateur astronomique ?

L’industrie, le règne de l’utile, ne fera pas exception à la loi. Plus le métier se perfectionne, plus il s’imprègne d’idéalisme et se rapproche de l’art. Qui a vu seulement une des expositions de l’industrie, à Paris ou à Londres, en doit être convaincu. Impossible aujourd’hui de distinguer l’artisan, l’industriel, de l’artiste. L’utile, voilà le beau moderne. C’est ce qui explique pourquoi la France, en tout ce qui concerne le commerce, la production de la richesse, la colonisation, se laisse distancer en ce moment par les nations ses voisines : de même que le prestige de l’éloquence, du pouvoir et des armes lui a fait négliger les principes et la liberté en politique; de même, en économie politique, la séduction du beau lui fait oublier le véritable but du travail, qui est la production, le comfort, le bon marché. Le Français, amoureux de l’élégance plus que de l’opulence, préfère les travaux qui réclament plus de goût que de main-d’œuvre; l’Anglais et l’Allemand, plus laborieux, plus utilitaires, sous ce rapport moins artistes, déploient plus de fougue industrielle, vont plus droit au but : c’est une des causes qui rendent la protection plus nécessaire en France qu’en tout autre pays.

Bien au-dessous de l’Industrie, des professions les plus ignobles, il faudrait placer la guerre, le métier de tueur d’hommes. Qu’y a-t-il cependant de plus admiré que ces foudres de guerre, comme Virgile appelait les Scipion, duo fulmina belli Scipiadas? Et cette admiration, qui se Changerait en horreur si le monde pouvait un seul instant prendre sur lui-même de considérer les choses de la guerre des yeux de la pure raison, à qui est-elle due? C’est l’idéalisme des peuples qui crée les héros et qui rend immortels tous ces massacreurs ; c’est par la poésie de ses harangues et de ses batailles que Napoléon [+ enivra les Français ; et quelque justice que l’on doive rendre au patriotisme de Garibaldi, il faut avouer que, sans une certaine habileté de mise en scène, sans l’idéal qui enveloppe sa personne, il ne serait guère autre chose qu’un aventurier.

Ni la religion, ni la Justice, ni l’art, ni la controverse philosophique et le pyrrhonisme qu’elle enfante, ni la science et l’industrie, ni cette oscillation perpétuelle de la balance économique, ne sauraient s’expliquer par l’entendement pur, la sociabilité pure, les passions pures, ni par aucun jeu des puissances naturelles.

Supposons que la nature eût voulu faire de l’homme un animal simplement sociable : elle n’avait qu’à lui donner en prédominance l’instinct de la sociabilité, comme au mouton, et tout était dit ; plus de jalousies, plus de tien et de mien, plus de guerre.

Supposons qu’elle l’eût voulu créer seulement pour la science ou l’industrie : il lui suffisait d’amortir en lui la puissance imaginative, et de rendre d’autant plus expéditif et plus prompt l’esprit d’observation, d’analyse et de synthèse. Ainsi constituée dans son intelligence, notre espèce eût pu se contenter d’une langue unique, invariable comme les signes du sourd-muet, comme le chant de l’alouette et du rossignol. Une parole artistique, flexible, vivante, n’appartient qu’à un être libre.

Des phénomènes qui ne se peuvent classer dans aucune catégorie de la nature physique, sensible, intelligente, des effets qui ne se rapportent à aucune cause connue, supposent nécessairement dans le sujet qui en est l’agent une faculté supérieure : nommez-la Dieu, si vous voulez ; moi, je l’appelle libre arbitre.

Est-il besoin d’ajouter qu’un sujet qui dispose des forces de la nature, des lois de la pensée, des attractions de la vie, et qui en tire ce que nous voyons ; un sujet maître de ses moyens et de ses fins, capable de résister même au vœu de sa conscience, et de faire ce que lui-même déclare mal et honteux, un tel sujet ne fait point ce qu’il fait par une nécessité intérieure, et qu’il a toujours la faculté de s’abstenir autant que de choisir ? Les actes de la liberté sont si peu l’effet d’une nécessité du dedans, que le plus souvent elle se contente de suivre le courant des choses, s’en remettant à la décision du sort. Liberté d’option ou d’indifférence, résignation à la destinée, abandon à la providence divine, désespoir même, tous ces termes, auxquels les philosophes des différentes écoles réduisent la liberté, sont autant de corollaires de la notion que nous avons donnée du libre arbitre, hors de laquelle ils n’ont même plus de sens.

XL. — Ni le respect des dieux; ni cette haute estime du juste, qui rend l’homme esclave de la Loi comme de la Divinité elle-même; ni cette transfiguration de l’homme et de la Nature par la poésie et l’art; ni l’enthousiasme philosophique, capable de créer des martyrs, aussi bien que le droit et la religion; ni cette auréole divine qui entoure la tête du savant et du poète, et que nous voyons poindre déjà sur le front de nos travailleurs ; rien de tout cela ne saurait s’expliquer par l’entendement pur, par de purs instincts, de pures passions, en un mot, par le simple jeu de nos facultés premières.

Supposons que la nature eût voulu faire de l’homme un animal simplement sociable. Elle n’avait qu’à lui donner en prédominance l’instinct de sociabilité, comme au mouton, et tout était dit : plus de jalousies, plus de tien et de mien, plus de guerre.

Supposons qu’elle l’eût voulu créer seulement pour la science ou l’industrie : il lui suffisait de maintenir la séparation entre ses facultés, d’empêcher cette fusion de laquelle devait naître en lui, avec la Liberté, une puissance d’idéal qui le porterait sans cesse au delà de la sensation, au delà de la pure réalité. Ainsi constituée dans son intelligence, notre espèce se renfermerait dans la connaissance et la production des choses utiles; elle penserait, elle parlerait, mais elle ne chanterait pas; elle remplirait l’étrange vœu d’Horace, qui faisait une vertu au sage de ne rien admirer; elle aurait des photographes, non des peintres; des praticiens, non des statuaires; des maçons, non des architectes; des chroniqueurs, non dés historiens. Elle eût pu réaliser le rêve d’une langue unique, invariable comme les signes du sourd-muet, comme le chant de l’alouette et du rossignol. Une parole artistique, flexible, vivante, n’appartient qu’à un être libre.

Des phénomènes qui ne se peuvent classer dans aucune des catégories de la nature et de la raison, supposent, dans le sujet qui en est l’agent, une faculté supérieure : nommez-la Dieu, Génie, Démon familier, si vous voulez; moi, je l’appelle libre arbitre.

Est-il besoin d’ajouter qu’un sujet qui dispose des forces de la nature, des lois de la pensée, des attractions de la vie, et qui en tire ce que nous voyons ; un sujet maître de ses moyens et de ses fins, capable de résister même au vœu de sa conscience, et de faire ce que lui-même déclare mal et honteux; un tel sujet ne fait point ce qu’il fait par une nécessité intérieure, et qu’il a toujours la faculté de s’abstenir autant que de choisir? Les actes de la liberté sont si peu l’effet d’une nécessité du dedans, que le plus souvent elle se contente de suivre le courant des choses, s’en remettant à la décision du sort. Liberté d’option ou d’indifférence, résignation à la destinée, abandon à la providence divine, désespoir même, tous ces termes, auxquels les philosophes des différentes écoles réduisent la liberté, mais qui n’expriment qu’une partie de la liberté, sont autant de corollaires de la notion que nous avons donnée du libre arbitre, hors de laquelle ils n’ont même plus de sens.

XXXVII

La liberté est le grand juge et le souverain arbitre des destinées humaines : c’est ici que son action se manifeste dans toute sa grandeur.

La liberté n’eût jamais paru obscure ou douteuse si, au lieu de l’étudier dans l’individu, où son action se découvre d’autant plus difficilement qu’elle se confond dans le mouvement général, on avait pu l’observer dans l’espèce, où avec le temps son travail devient manifeste.

Ceux-là pouvaient-ils, en effet, croire à la liberté, qui voyaient l’homme, d’un côté pressé par les nécessités de sa nature, tiraillé en tout sens par les excitations de sa sensibilité ; d’autre part, et ceci est le pire, subjugué par une légion de croyances dont on n’avait garde de soupçonner l’origine libérale, et dont l’ignorance faisait autant d’entraves pour la liberté même ?

Que pouvait paraître le libre arbitre dans un tel milieu ? À quoi servait-il ? Que voulait-il ? Quels étaient son rôle, sa signification, son but ? De quelque côté que l’homme se tournât, il rencontrait un organisme qui ne laissait aucune place à ses déterminations et l’emportait dans son mouvement : organisme de l’univers, au sein duquel il se voyait perdu comme la goutte d’eau dans l’Océan ; organisme de son propre corps, duquel il sentait dépendre ses facultés, ses passions, ses sentiments, sa vertu et jusqu’à ses idées ; organisme de la société, auquel il obéissait comme à une nécessité de second ordre, dont il ne pouvait se délivrer ; organisme de la religion, qu’il supposait établie du ciel, et dans laquelle il était loin de reconnaître la première manifestation de sa liberté.

Au milieu de toutes ces machines, la liberté semblait un hors-d’œuvre, un embarras, disons le mot, un ennemi. On ne savait d’elle qu’une chose, c’est qu’elle était l’auteur du péché, digne, à ce titre, de toute l’animadversion du législateur et de la méfiance du philosophe. Aussi les raisonneurs de bonne foi, de quelque école qu’ils fussent, Hobbes et Spinoza, Malebranche et Hégel, Bossuet et Kant, la niant nominativement en la nommant pour la forme, la mirent sous leurs pieds : elle ne tient pas plus de place dans leurs théories morales que dans leur cerveau.

Actuellement il n’en va plus de même : l’histoire a marché, et la critique avec elle. L’esprit humain, après avoir tout admiré, tout essayé, s’est détaché de tout ; il a nié tout, et s’est posé lui-même comme absolu. Aucun préjugé ne l’arrête désormais : si, pour concevoir la liberté et en reconnaître la fonction, la condition préalable était qu’il s’affranchît de tout préjugé, s’élevât au-dessus de toute fataliste influence, s’avouât à lui-même enfin qu’il était cet Absolu si longtemps évoqué sous le nom de Dieu, ange ou démon, on peut dire qu’à cette heure la condition est remplie. L’esprit ne croit plus à rien de ce qu’adorèrent les premiers penseurs ; le scepticisme et l’analyse l’ont expurgé de ses propres idoles. Ses conceptions, de plus en plus dépouillées d’empirisme, de plus en plus générales et abstraites, l’ont familiarisé avec l’absolu ; comme le sacristain dont la vie se passe au milieu des vases sacrés, il ne sent plus la majesté de son Dieu. Dites-lui que Dieu est sa propre créature, la proposition n’aura rien qui l’étonne.

XLI. — La liberté est le grand juge et le souverain arbitre des destinées humaines : c’est ici que son action se manifeste dans toute sa grandeur.

La liberté n’eût jamais paru obscure ou douteuse si, au lieu de l’étudier dans l’individu, où son action se découvre d’autant plus difficilement qu’elle se confond dans le mouvement général, on avait pu l’observer dans l’espèce, où avec le temps son travail devient manifeste.

Ceux-là pouvaient-ils, en effet, croire à la liberté, qui voyaient l’homme, d’un côté pressé par les nécessités de sa nature, tiraillé en tous sens par les excitations de sa sensibilité; d’autre part, et ceci est le pire, étouffé dans une forêt de croyances dont on n’avait garde de soupçonner l’origine libérale, et dont l’ignorance faisait autant d’entraves pour la liberté même?

Que pouvait paraître le libre arbitre dans un tel milieu ? A quoi servait-il? Que voulait-il? Quels étaient son rôle, sa signification, son but? De quelque côté que l’homme se tournât, il rencontrait un organisme qui ne laissait aucune place à ses déterminations et l’emportait dans son mouvement : organisme de l’univers, au sein duquel il se voyait perdu comme la goutte d’eau dans l’Océan; organisme de son propre corps, duquel il sentait dépendre ses facultés, ses passions, ses sentiments, sa vertu et jusqu’à ses idées; organisme de la société, auquel il obéissait comme à une nécessité de second ordre, dont il ne pouvait se délivrer; organisme de la religion, qu’il supposait instituée d’en haut, et dans laquelle il était loin de reconnaître la première manifestation de sa liberté.

Au milieu de toutes ces machines, la liberté semblait un hors-d’œuvre, un embarras, disons le mot, un ennemi. On ne savait d’elle qu’une chose, c’est qu’elle était l’auteur du péché, digne, à ce titre, de toute l’animadversion du législateur et de la méfiance du philosophe. Aussi les raisonneurs de bonne foi, de quelque école qu’ils fussent, Hobbes et Spinoza, Malebranche et Hégel, Bossuet et Kant, la niant positivement ou la nommant pour la forme, la mirent sous leurs pieds : elle ne tient pas plus de place dans leurs théories que dans leur cerveau.

Actuellement il n’en va plus de même : l’histoire a marché, et la critique avec elle. L’esprit humain, après avoir tout admiré, tout essayé, s’est détaché de tout; il a nié tout, et s’est posé lui-même comme absolu. Aucun préjugé ne l’arrête désormais : si, pour concevoir la liberté et en reconnaître la fonction, la condition préalable était qu’il s’affranchît de tout préjugé, qu’il s’élevât au-dessus de toute influence fataliste, qu’il s’avouât à lui-même qu’il était cet Absolu si longtemps évoqué sous le nom de Dieu, ange ou démon, on peut dire qu’à cette heure la condition est remplie. L’esprit ne croit plus à rien de ce qu’adorèrent les premiers penseurs; le scepticisme et l’analyse l’ont expurgé de ses propres idoles. Ses conceptions, de plus en plus dépouillées d’empirisme, de plus en plus générales et abstraites, l’ont familiarisé avec l’absolu : comme le sacristain, dont la vie se passe au milieu des vases sacrés, il ne sent plus la majesté de son Dieu. Dites-lui que Dieu est sa propre créature, la proposition n’aura rien qui l’étonne.

Quel est donc ce mouvement d’institution par lequel le libre arbitre, se mettant, si je puis ainsi dire, en équation permanente avec lui-même, crée l’histoire et la destinée ?

En vertu de sa spontanéité antagonique et dominatrice, l’homme tend d’abord à se soumettre l’homme aussi bien que les choses. Il se crée en conséquence un système d’économie féodale, qui lui semble la forme naturelle de la société, et qui, expression de la liberté pour quelques-uns, devient bientôt une servitude intolérable pour la masse. — Puis, au nom de la liberté, il nie cet organisme ; il le combat, l’efface, et travaille à lui substituer un régime de Justice et d’égalité où il ne reste rien de servile et de fatal.

Système féodal ou de hiérarchie, monument d’une liberté oppressive ; contrat social ou commutatif, monument d’une liberté égalitaire : que l’on compare ces deux produits, et je me trompe fort, ou l’on reconnaîtra que toute leur différence consiste, ici dans la restriction, là dans la généralisation de la liberté.

Pour donner un contre-fort à son système de subordination des personnes et des fortunes, le libre arbitre crée un nouvel organisme, l’organisme politique ou le régime d’État, susceptible d’une grande variété de formes, mais qui dans sa variété même n’en est pas moins, pour l’immense multitude, du fatalisme comme le précédent, de la tyrannie. — Puis il rejette tout cet échafaudage ; il se dit que la société n’a pas besoin de commandement ; qu’il lui suffit pour se conduire de la Justice, qui n’est autre que la liberté se saluant de personne à personne.

Systèmes politiques, systèmes économiques, tout cela est de la liberté, certes, puisque c’est de l’art, de la religion, de l’absolutisme. Mais de l’homme à l’homme, de l’être libre à l’être libre, la religion, l’art, l’absolu, sont inadmissibles, une offense à la dignité. La Justice pure, une équation mathématique, sans fioriture, voilà l’organique d’une civilisation libérale : elle ne supporte rien de plus.

Pour garantir à ses conceptions politiques et économiques le respect dont elles ont besoin, et sans lequel l’ordre social ne lui paraîtrait pas assuré, le libre arbitre établit encore un système de croyances et de pratiques pieuses, susceptible aussi d’une grande variété de formes, mais qui, remplaçant la Justice par une idole, n’est toujours que du fatalisme, et le plus redoutable de tous, puisqu’il est le produit de la conscience commune, le fils de la liberté publique. — Eh bien ! voici que la foi s’en va ; la religion est niée : avec elle s’écroulent toutes les prétendues synthèses transcendantales. Par quoi ce fatalisme sera-t-il remplacé ? Par rien ; je me trompe.

Sous le régime de piété, la Justice était demeurée incomplète, équivoque, pleine d’obscurités et de contradictions. Maintenant elle secoue, avec le mystère qui ne la protège plus, le pyrrhonisme qui l’étouffe ; elle apparaît sans voiles, ne traînant à sa suite ni jougs ni chaînes, ne réclamant ni profession de foi ni raison d’État. À la place du sceptre et du trône, de la croix et de la tiare, elle dresse sa balance, la balance de la liberté, libra, libido, libertas.

C’est ce sentiment profond, antiorganique, anarchique, de la liberté, sentiment plus vif de nos jours qu’il ne se montra jamais parmi les hommes, qui a soulevé, dans ces dernières années, la répugnance universelle contre toutes les utopies d’organisation politique et sociale proposées en remplacement des anciennes, et qui a fait siffler les auteurs de ces plans de fatalisme, Owen, Fourier, Cabet, Enfantin, Aug. Comte. L’homme ne vont plus qu’on l’organise, qu’on le mécanise. Sa tendance est à la désorganisation, à la défatalisation, si j’ose ainsi dire, partout où il sent le poids d’un fatalisme ou d’un machinisme. Telle est l’œuvre, la fonction de la liberté, œuvre décisive, insigne de notre gloire.

Que dirai-je de plus ? C’est pour obéir à cette haute mission que se sont produites les deux grandes révoltes de l’humanité : le christianisme, révolte contre le Destin ; et la Révolution, révolte contre la Providence. En présence de si grands efforts, est-il possible de nier l’existence dans l’humanité d’une fonction spéciale, qui n’est ni l’intelligence, ni l’amour, ni la Justice, qui, placée au foyer de l’âme, a pour mission expresse de l’exalter en l’affranchissant de toute contrainte, passion, influence et nécessité, tant du dedans que du dehors ; est-il possible de nier le libre arbitre ?

XLII. — Quel est donc ce mouvement par lequel le libre arbitre, procédant à la fois à la manifestation et à l’idéalisation de l’être social, crée l’histoire et la destinée?

En vertu de sa spontanéité militante et dominatrice, l’homme tend d’abord à se soumettre l’homme aussi bien que les choses. Il se crée en conséquence, d’après ses premières aperceptions, un système d’économie féodale, qui lui semble la forme naturelle de la société, et qui, expression de la liberté pour quelques-uns, devient bientôt une servitude intolérable pour la masse. Ce n’est pas l’idéal qui manque à cette création : j’en atteste tous les écrivains romantiques, Chateaubriand et Victor Hugo. Mais cet idéal reposant sur une erreur, la souffrance des masses détruit peu à peu l’illusion; la critique nie la féodalité au nom de la liberté, et le même esprit qui avait fondé le système des castes maintenant le combat et travaille à lui substituer un système diamétralement opposé, qui ne conserve plus rien de servile et de fatal.

Toutefois, comme l’homme ne souscrit jamais à l’idée pure, au droit pur; comme sa volonté n’est en définitive déterminée que par son idéal, et comme cet idéal ne peut se former sur une aperception imparfaite et purement théorique des choses, il arrive que l’égalité, sans idéal, ne peut triompher d’abord de la féodalité idéalisée ; et que la Révolution, appelée par le libre arbitre, ne s’introduit, pour ainsi dire qu’à contre-cœur du libre arbitre.

Dans l’ordre politique, nous allons voir une péripétie analogue. Pour donner un contre-fort à son système de subordination des personnes et des fortunes, le libre arbitre crée un nouvel organisme, l’organisme politique ou le régime d’État, susceptible d’une grande variété de formes, mais qui, dans sa variété même, n’en reste pas moins, pour l’immense multitude, du fatalisme comme le précédent, de la tyrannie. Je n’ai pas besoin de rappeler ici de quel prestige, de quelle gloire l’homme devenu sujet a entouré ses souverains. Puis la liberté rejette tout cet échafaudage; elle se dit que la société n’a pas besoin de commandement; qu’il lui suffit pour se conduire de la Justice, qui n’est autre que la liberté se saluant de personne à personne. La Justice, en effet, est le respect de notre dignité en autrui : or, qu’est-ce qui fait l’homme digne entre toutes les créatures? Le libre arbitre.

Mais ici encore l’imperfection du nouvel idéal arrête la transformation. L’anarchie apparaît comme la confusion et la guerre civile : pour que le peuple se décide à se gouverner lui-même, il faudra qu’il ait désespéré de tous les gouvernements. On ne comprend pas d’abord que de l’homme à l’homme, de l’être libre à l’être libre, toute inégalité, tout commandement, même revêtu du manteau de l’idéal, est inadmissible, une offense à la dignité. La Justice pure, une équation mathématique, voilà tout le plan de la civilisation : et c’est justement ce que le peuple, préoccupé de son idéalisme, ne saurait admettre.

Pour garantir à ses conceptions politiques et économiques le respect dont elles ont besoin, et sans lequel l’ordre social ne lui paraît jamais assuré, le libre arbitre établit encore un système de croyances et de pratiques pieuses, susceptible aussi d’une grande variété de formes, mais qui remplaçant la Justice par une idole, n’est toujours que du fatalisme, fatalisme d’autant plus redoutable, qu’il est le produit de la conscience commune, le fils de la liberté publique. Eh bien, voici que la foi s’en va; la religion est niée : avec elle s’écroulent toutes les prétendues synthèses transcendantales. Mais de nouveau la conscience, séduite depuis des siècles par l’image d’une Église idéale, hésite et s’épouvante d’une si grande ruine : les âmes, encore religieuses, protestent contre ce développement de la libre pensée. Par quoi, demandent-elles, remplacez-vous la religion? — Par rien. Je me trompe.

Sous la garde de la piété, la Justice était incomplète, équivoque, pleine d’obscurités et de contradictions. Maintenant elle secoue, avec le mystère qui ne la protège plus, le pyrrhonisme qui l’étouffe; elle apparaît sans voiles, ne traînant à sa suite ni chaînes ni bûchers, ne réclamant ni profession de foi ni raison d’état. A la place du sceptre et du trône, de la croix et de la tiare, elle dresse sa balance, la balance de la liberté : remarquez encore cette étymologie, libra, libido, libertas.

C’est ce sentiment profond, anti-gouvernementaliste, anti-mystique, de la liberté, sentiment plus vif de nos jours qu’il ne se montra jamais parmi les hommes, qui a soulevé, dans ces dernières années, la répugnance universelle contre toutes les utopies d’organisation politique et de foi sociale proposées en remplacement des anciennes, et qui en a fait abandonner les auteurs, Owen, Fourier, Cabet, Enfantin, Aug. Comte. L’homme ne veut plus qu’on l’organise, qu’on le mécanise. Sa tendance est à la désorganisation, ce qui veut dire à la défatalisation, qu’on me passe le terme, partout où il sent le poids d’un fatalisme ou d’un machinisme. Telle est l’œuvre, la fonction de la liberté, œuvre décisive, insigne de notre gloire.

Que dirai-je de plus? C’est pour obéir à cette haute mission que se sont produites les deux grandes révoltes de l’humanité : le christianisme, révolte contre le Destin; et la Révolution, révolte contre la Providence (Étude IV). En présence de si grands efforts, devant ce labeur immense d’une nature qui se cherche, s’essaye, se met à l’épreuve, se fait, se défait, se refait d’une autre manière, qui change de principe, de méthode et de but, est-il possible de nier l’existence dans l’humanité d’une fonction spéciale, qui n’est ni l’intelligence, ni l’amour, ni la Justice; qui, placée au foyer de l’âme, a pour mission expresse de l’exalter en l’affranchissant de toute contrainte, passion, influence et nécessité, tant du dedans que du dehors; est-il possible de nier le Libre arbitre?

XXXVIII

Nous savons en quoi consiste la fonction de la liberté : elle a pour objet de donner aux conceptions de l’entendement, aux sentiments de l’âme, à ses jouissances, au corps lui-même et à toute la nature, qui désormais ne fait qu’un avec l’homme, l’idéal et la sublimité.

Mais quel est le but de cet idéalisme, sa tendance, sa fin ?

Cette question n’a plus rien qui doive nous embarrasser. Puisque l’homme est le résumé de l’univers, microcosmos ; qu’il est à la fois matière, vie, esprit, sensation-sentiment-connaissance ; sa force de collectivité, autrement dite son libre arbitre, étant, de toutes les puissances qui dans l’univers rendent par leurs effets témoignage d’elles-mêmes, la plus élevée : le but auquel elle tend, dépassant toute idée et toute chose, embrassant toute finalité, n’est autre que la destinée de l’homme, laquelle implique, par la portée de son principe, la destinée de l’univers.

Déterminée ainsi par la nature du libre arbitre, la destinée de l’homme et du monde peut se définir : une idoloplastie ou phantasmasie de l’absolu.

C’est la divinisation ou l’apothéose de l’humanité, et, par l’humanité, de toute la nature, apothéose dont il est permis de marquer ainsi les différents termes :

Affranchissement progressif, indéfini, de la personne humaine, par la science et le travail ;

Béatification de l’âme par le sublime et le beau ;

Perfectionnement de l’espèce et équilibre de la société par la Justice ;

Harmonie universelle, paradisiaque, résultant de la subordination de la nature à l’humanité.

Au delà de quoi la pensée ne conçoit rien, pas même qu’elle puisse concevoir encore quelque chose.

La Justice, dans son idée la plus exaltée, tel est donc le dernier mot de la liberté ; et toutes deux finissent par se confondre.

Ni le savoir, ni le travail ou la richesse, ni le plaisir ou l’amour, ne sont pour nous des fins ; poursuivies pour elles-mêmes, ces formes de notre activité sont des néants, vanitates vanitatum. Les œuvres mêmes de la liberté, en tant qu’on les séparerait de l’œuvre pivotale pour laquelle elles sont données, à savoir la Justice, seraient également de nulle valeur ; considérées comme fins, elles sont mauvaises. Notre fin est la Justice infinie, cette harmonie universelle rêvée par Fourier, dont il est loisible à chacun de nous de se rendre, par l’exercice de son libre arbitre, coopérateur et participant, et que le Sage nous commande d’aimer et poursuivre exclusivement, sous le nom de Dieu : Amare Deum et illi soli servire.

De là ce caractère négatif qu’affecte d’ordinaire la liberté, et qui fait d’elle comme le génie de la révolte. La liberté ne connaît ni loi, ni raison, ni autorité, ni fin, ni limite, ni principe, ni cause, hormis elle. À la création qui l’environne elle dit : non ; — aux lois du monde et de la pensée qui l’obsèdent : non ; — aux sens qui la sollicitent : non ; — à l’amour qui la séduit : non ; — à la voix du prêtre, à l’ordre du prince, aux cris de la multitude : non, non, non. Elle est le contradicteur éternel, qui se met en travers de toute pensée et de toute existence ; l’indomptable insurgé, qui n’a de foi qu’en soi, de respect et d’estime que pour soi, qui ne supporte même l’idée de Dieu qu’autant qu’il reconnaît en Dieu sa propre antithèse, toujours soi.

Mais, malgré cette allure critique, exterminante, la liberté, nous le savons, est une puissance d’affirmation autant que de négation, de production autant que de destruction : c’est le moi qui, se posant dans sa suprématie, entreprend, pour sa félicité absolue, de réaliser dans la matière, dans la vie et dans l’esprit ce que ni la matière, ni la vie, ni l’esprit, consultés séparément, ne lui sauraient donner, mais ce que sa nature synthétique lui permet de concevoir, l’absolu.

 

XLIII. — Nous savons en quoi consiste la fonction de la liberté. Elle a pour objet, 1° de conférer aux idées, aux sentiments, aux jouissances même, à toute la nature, qui désormais ne fait qu’un avec l’homme, l’idéal et la sublimité; 2° de permettre à l’homme de varier à volonté ses opérations, et de gouverner son existence d’après un idéal qui chez lui joue un rôle analogue à celui de l’instinct chez les animaux.

Mais quelle est Ja fin de tout cela?

Cette question n’a plus rien qui doive nous embarrasser. Puisque l’homme est le résumé de l’univers, microcosmos ; qu’il est à la fois matière, vie, esprit, sensation-sentiment-connaissance, comme dit Pierre Leroux; sa force de collectivité, autrement dit son libre arbitre, étant, de toutes les puissances qui dans l’univers rendent par leurs effets témoignage d’elles-mêmes, la plus élevée : le but au que elle tend, dépassant toute idée et toute chose, embrassant toute finalité, n’est autre que la destinée même de l’homme, laquelle implique la destinée de l’univers.

Déterminée ainsi par la nature du libre arbitre, la destinée de l’homme et du monde peut se définir : une idéalisation progressive, indéfinie.

C’est la divinisation ou l’apothéose de l’humanité, et, par l’humanité, de toute la nature, apothéose; dont il est permis de marquer ainsi les différents termes :

Affranchissement progressif de la personne humaine, par la science et le travail;

Béatification de l’âme par le sublime et le beau;

Perfectionnement de l’espèce et équilibre de la société par la Justice (voir l’étude suivante) ;

Harmonie universelle, résultant de la subordination de la nature à l’humanité.

Au delà de quoi la pensée ne conçoit rien, pas même qu’elle puisse concevoir encore quelque chose.

La Justice, dans son idée la plus excellente, tel est donc le dernier mot de la liberté; et toutes deux finissent par se confondre.

Ni le savoir, ni le travail ou la richesse, ni le plaisir ou l’amour, pe sont pour nous des fins : poursuivies pour elles-mêmes, ces formes de notre activité sont des néants, vanitates vanitatum. Les œuvres mêmes de la liberté, en tant qu’on les séparerait de l’œuvre pivotale pour laquelle elles sont données, à savoir la Justice, seraient également de nulle valeur ; considérées comme fins, elles sont mauvaises. Notre fin est la Justice infinie, cette harmonie universelle rêvée par Fourier, dont il est loisible à chacun de _nous de se rendre, par l’exercice de son libre arbitre, coopérateur et participant, et que le Sage nous commande d’aimer et poursuivre exclusivement, sous le nom de Dieu : Amare Deum et illi soli servire.

De là ce caractère négatif qu’affecte d’ordinaire la liberté, et qui fait d’elle comme le génie de la révolte. La liberté ne reconnaît ni loï, ni raison, ni autorité, ni fin, ni limite, ni principe, ni cause, hormis elle. Quand je dis que la liberté ne reconnaît ni loi, ni raison, ni principe, ni cause, ni limite, ni fin, hormis elle, je n’entends pas dire qu’elle nie la raison des choses, ni les lois de l’univers, ni les causes ou fins qui se révèlent dans la nature. La liberté n’est point absurde ; elle ne méconnaît pas la vérité : au contraire. Je veux dire que la liberté, se mettant au-dessus de toute existence, se réserve de se soustraire, autant qu’il est en elle, à toute autre loi que la sienne, de n’avoir de considération pour rien que pour elle-même, de faire servir le monde à ses fantaisies, et la raison des choses à son bon plaisir. A la création qui l’environne elle dit : non; — aux lois du monde et de la pensée qui l’obsèdent : non; — aux sens qui la sollicitent : non; — à l’amour qui la séduit : non; — à la voix du prêtre, à l’ordre du prince, aux cris de.la multitude : non, non, non. Elle est le contradicteur éternel, qui se met en travers de toute pensée et de toute force qui tendrait à le dominer ; l’indomptable insurgé, qui n’a de foi qu’en soi, de respect et d’estime que pour soi, qui ne supporte même l’idée de Dieu qu’autant qu’il reconnaît en Dieu sa propre antithèse, toujours soi.

Mais, malgré cette allure critique, exterminante, la liberté, nous le savons, est une puissance d’affirmation autant que de négation, de production autant que de destruction. C’est le moi qui, se posant dans sa suprématie, entreprend, pour sa félicité absolue, de réaliser dans la matière, dans la vie et dans l’esprit, ce que ni la matière, ni la vie, ni l’esprit, consultés séparément, ne lui sauraient donner, mais ce que sa nature synthétique lui permet de concevoir, l’idéal, l’image resplendissante et symbolique de l’absolu.

XXXIX

La question du libre arbitre est tout à la fois le sphinx, le nœud gordien, les Thermopyles et les colonnes d’Hercule de la philosophie.

Si le lecteur juge que l’énigme est définitivement résolue, le nœud dénoué, le pas franchi, le but touché, les objections ressassées depuis deux ou trois mille ans contre la liberté n’auront plus rien qui l’arrête.

Objection. L’homme est sensation-sentiment-connaissance, ou, suivant le vieux style, matière, vie, esprit. Sous chacun de ces points de vue, tout en lui est prédéterminé, fatal. Comment ce triple fatalisme peut-il produire la liberté ?

Réponse. C’est une loi de la création qu’en toute collectivité la résultante diffère essentiellement en qualité de chacun des éléments qui concourent à la produire, et surpasse en puissance la somme de leurs forces. Si donc le composé est tel qu’il réunisse en soi tous les aspects de la nécessité, nécessité physique ou organique, nécessité passionnelle, nécessité intellectuelle, la résultante sera nécessairement une liberté, puisqu’elle dépassera toutes les conditions ou fatalités de la matière, de la vie et de l’esprit. C’est pourquoi la définition de l’homme, sensation-sentiment-connaissance synthétiquement unis, est incomplète ; il faut ajouter : et donnant lieu, par leur synthèse, à une puissance supérieure, la liberté.

Obj. — Faire de la liberté une résultante, puis une fonction ; lui assigner un objet, un but, une fin ; parler de ses œuvres : tout cela est du fatalisme. Admettons que l’arbitre humain soit affranchi, par sa constitution, de toute autre nécessité ; du moins ne saurait-on nier qu’à l’égard de lui-même il est serf : les mots mêmes dont on se sert pour l’expliquer impliquent servitude. Un principe, un objet, un but au libre arbitre ; une constitution du libre arbitre, une théorie du libre arbitre : tout cela est contradictoire.

Rép. — Ici est la pierre d’achoppement contre laquelle se sont brisés tous ceux qui ont traité la question. Ils n’ont pas vu que leur argumentation, pouvant se retourner avec le même avantage contre toutes les notions de l’entendement, non-seulement ne prouvait rien parce qu’elle prouvait trop, mais qu’elle devenait, par l’universalité du phénomène, un préjugé en faveur du libre arbitre.

On sait en effet ce qui arrive de toute antinomie : aussitôt que la notion qui la porte a été niée par une première contradiction, elle se reproduit par une autre contradiction qui détruit la première. Ainsi, après avoir dit, en termes généraux, que la liberté, étant une fonction, ayant un objet, servant à une fin, n’est pas libre, nous devrons ensuite, après avoir constaté, dans l’espèce, que la liberté est à elle-même son objet et sa fin, que son action est supérieure à toute nécessité, sa raison supérieure à toute raison, conclure qu’elle est libre, puisque le service exclusif de soi-même est précisément ce qu’on entend par liberté : nemo sibi servit.

Devant ce conflit de contradictions que reste-t-il donc à faire ? Une seule chose, savoir si la liberté est une fonction positive de l’être humain ; en autres termes, si l’homme, composé de matière et d’esprit, assemblage de tous les éléments et de toutes les puissances de la nature, ne possède pas, ipso facto, une force de collectivité qui le rende maître absolu du monde et de lui, et quel est l’objet et le but de cette force. Le fait reconnu, établi, analysé, expliqué, toute discussion devient puérile, aucune antinomie ne pouvant prévaloir contre le fait qui la pose. Que font, je vous le demande, les arguments des éléates contre le mouvement ? Que prouvent, contre l’existence des corps, les difficultés que soulèvent la divisibilité à l’infini de la matière et sa non-divisibilité ? Il serait aisé d’élever contre la nécessité elle-même autant d’objections qu’on en peut faire contre le libre arbitre : cela détruirait-il la certitude que nous avons de la nécessité de certaines choses ?

Oui, la liberté a pour adossement l’ensemble des nécessités de la nature et de l’esprit : c’est pour cela qu’elle est la liberté. Oui, la liberté a sa raison, son principe, sa fin : c’est pour cela qu’elle est quelque chose.

Obj. — Si l’homme est libre, et si la liberté est en lui la résultante de l’organisme, image et résumé de la nature, comment, sans une expérience continuelle des choses, ne peut-il rien imaginer, rien connaître ?

Rép. — Distinguons. La liberté est la résultante des facultés physiques, affectives et intellectuelles de l’homme ; elle ne peut donc les suppléer ni les devancer : sous ce rapport, elle est dans la dépendance de ses origines. Mais ce que ne lui donnent ni la sensation, ni le sentiment, ni la science, le sublime et l’idéal, elle le produit comme son œuvre propre ; par cette production, elle s’établit sur l’univers entier et fait acte de souveraineté.

Obj. — L’esprit ne se détermine jamais sans motifs. Donc, s’il dépend de motifs, il n’est pas libre.

Rép. — Pure équivoque. De tous les motifs auxquels paraît obéir l’esprit, il n’y en a jamais qu’un qui vaille, et ce motif unique est toujours pris dans la liberté : c’est la glorification du moi, ad majorem mei gloriam.

Fichte le dit en autres termes :

« Ma nature tend en définitive à une indépendance, à une personnalité absolue. Je ne puis en approcher que par l’action… Je dois tendre à faire du monde entier ce que mon corps est pour moi… La loi de la liberté, loi unique, est donc détermination absolue de soi-même par soi-même. » (Willm, t. II, p. 315 et 367.)

Obj. — Tout cela est abuser des termes. La liberté est la liberté, ou elle n’est pas : voilà ce que dit à priori la logique. Or il se trouve, en venant aux explications, que l’on ne dit rien de la liberté qui ne suppose en même temps la nécessité, et que toute définition leur est commune.

Rép. — Toujours l’antinomie ! La nécessité aussi est la nécessité, ou elle n’est pas : voilà ce que dit à priori la logique. Comment donc se fait-il, quand on vient aux explications, que la nécessité est continuellement traversée par la contingence ; qu’on n’en puisse rien dire qui ne rappelle le hasard ou le libre arbitre, si bien que toute définition leur devient commune ?

Sortez donc de cet imbroglio. Connaissez-vous rien dont l’existence vous soit plus assurée, en même temps l’opposition plus manifeste, que vos deux mains ? Eh bien ! je vous mets au défi de donner une définition de l’une qui ne convienne pas, et de tous points, à l’autre ; je vous défie, dis-je, de trouver un mot, une idée, au moyen de quoi vous puissiez distinguer, en elles-mêmes, votre droite de votre gauche. Si vous doutez de ce que j’avance, faites-en seul l’essai. Ce n’est que par un signe extérieur, accidentel, que vous parviendrez à vous entendre, comme quand un homme, placé de ce côté-ci de l’équateur, et le visage tourné au méridien, appelle gauche la main située du côté où le soleil se lève, droite celle qui est du côté où il se couche. S’ensuit-il de cette indistinction fatale que vous n’avez qu’une main, avec le pouce au milieu ?

La liberté est à la nécessité ce que votre droite est à votre gauche : l’entendement seul ne peut vous en rien dire, et toujours vous serez amenés, si vous ne consultez que lui, à nier l’une ou l’autre, ce qui est absurde. Tout au plus serez-vous averti par la contradiction de vos idées qu’il y a là-dessous une réalité que vous ne connaissez point, mais que l’observation des faits de la nature et de l’âme humaine à la fin vous découvrira.

Obj. — Du moins faut-il convenir que l’arbitre de l’homme est soumis aux lois de sa propre constitution. Ces lois sont pour lui une nécessité dont il ne peut s’affranchir : donc il n’est pas libre.

Rép. — Ceci revient toujours à dire que la liberté est adossée à la nécessité, et que dans cette antinomie, la thèse ne peut jamais détruire radicalement l’antithèse : ce qui, je le répète, n’est pas une objection, mais une preuve. Non, l’esprit ne peut anéantir la matière, le moi enlever tout à fait le non-moi, le libre arbitre anéantir la nécessité, parce que ce serait s’anéantir soi-même, ce qui implique contradiction. Mais l’esprit, devenu libre en revêtant la forme humaine, peut détruire les organismes qu’il crée à l’état latent ; il pourrait, s’il voulait, faire de ce globe un monceau de scories au lieu d’en faire un jardin de délices, et par la destruction du corps qu’il habite se rendormir pour jamais : donc il est libre.

Dans les systèmes où l’univers est représenté comme un royaume gouverné d’en-haut par une divinité suzeraine, le suicide d’un Caton et d’une Lucrèce n’est pas pour la liberté un témoignage sans réplique, parce que ces deux personnages sont censés dirigés par une loi céleste, à laquelle leur volonté ne fait que se conformer. Dans la théorie leibnizienne, qui sur l’indépendance des monades constitue la démocratie de la création et fait de chaque individualité un sommet, le suicide est l’acte suprême de la liberté, qui ne s’explique que par la liberté.

Obj. — Toute faculté ou fonction suppose un organisme, dont elle est à la fois le principe et le produit, l’effet et la cause : dans une philosophie réaliste, fondée sur l’observation des phénomènes, ce principe ne peut être nié. Sans organe la liberté n’est rien : quel est l’organe de la liberté ? Avec un organe le libre arbitre tombe dans le fatalisme : comment échapper à la difficulté ?

Rép. — La liberté n’a pas d’autre organe que l’homme même, jouissant de la plénitude de ses facultés. La raison de cela est que la liberté, étant la force de collectivité de l’homme, ne peut pas avoir dans l’homme d’organe spécial sans cesser d’être. Aussi la définition de l’homme par M. de Bonald, Une intelligence servie par des organes, est-elle encore plus fautive que celle de M. Pierre Leroux : L’homme est une liberté servie par des organes, des sens, des affections et des idées.

Obj. — L’histoire du genre humain témoigne d’un fatalisme ou d’un providentialisme, le nom ne fait rien à la chose, universel. La société est soumise à une évolution que la philosophie n’a pas encore parfaitement reconnue, mais dont le caractère fatal apparaît d’autant mieux qu’on l’étudie davantage. Entraîné par cette évolution, comme la goutte d’eau par les courants océaniens, l’homme n’est pas libre ; et plus il se civilise, en obéissant à la puissance qui le mène, moins il se reconnaît de liberté.

Rép. — L’objection est sans valeur, attendu qu’elle ne tient compte que d’une moitié des faits. Sans doute la nécessité joue un rôle dans les évolutions de l’humanité, et ce n’est pas un médiocre travail d’en faire la détermination : nos historiens philosophes en sont aujourd’hui là. Mais le libre arbitre a aussi sa part : je n’en veux pour le moment d’autre preuve que le sentiment de toute cette école de narrateurs qui nie précisément ce qu’on est convenu d’appeler philosophie de l’histoire. Nous verrons plus tard, en traitant du Progrès, de quoi se compose cette part de la liberté.

Obj. — Qu’on distingue, si l’on veut, deux sortes d’actes humains, les uns qu’on attribue au libre arbitre, les autres qu’on rapporte à la nécessité : en fin de compte, le libre arbitre ne va pas au chaos ; ce serait une étrange liberté que celle qui aurait pour objet de créer le désordre. Or, la société, œuvre du libre arbitre, expression, incarnation du libre arbitre, ne peut pas exister sans un organisme, et cet organisme a des lois. Comment peut-elle être dite libre ?

Rép. — Il a été démontré au contraire (Études IV et VII) que l’ordre social, tel que le veut la Justice et que le poursuit le libre arbitre, n’est point un organisme, un système ; c’est le pacte de la liberté, son équation de personne à personne, ce qui comporte, au point de vue de l’idéal, la plus grande variété possible de combinaisons, la plus grande indépendance des individus et des groupes.

La liberté, dans sa course indomptée, niant tout ce qu’elle rencontre et l’univers lui-même, trouve enfin qui lui parle, et, la regardant fixement, lui dit : Non !

C’est une liberté semblable à elle, un homme.

La lutte s’engage d’abord : la liberté est le dieu de la guerre, Deus Sabaoth. Puis la liberté dit à la liberté : Nous ne pouvons nous vaincre ; nous ne saurions faire de mal qu’à nos organes : les immortels ne se tuent pas. Transigeons : que chacune fasse pour l’autre comme pour elle-même, et jurons par notre souveraineté consolidée.

Ainsi le droit, écrit dans les entrailles de l’homme, se constitue par la liberté : c’est ce qu’expriment nos déclarations révolutionnaires, qui toutes, celle de Robespierre exceptée, placent la liberté en tête de la formule sacramentelle : Liberté, Égalité, Fraternité. Changez l’ordre de ces mots, la Révolution est à l’envers, et son édifice croule.

XLIV. — La question du libre arbitre est tout à la fois le sphinx et le nœud gordien, les Thermopyles et les colonnes d’Hercule de la philosophie.

Si le lecteur juge que l’énigme est définitivement résolue, le nœud dénoué, le pas franchi, le but touché, les objections ressassées depuis deux ou trois mille ans contre la liberté a’auront plus rien qui l’arrête.

Objection. L’homme est sensation-sentiment-connaissance, ou, suivant le vieux style, matière, vie, esprit. Sous chacun de ces points de vue, tout en lui est prédéterminé, fatal. Comment ce triple fatalisme produit-il la liberté?

Réponse. C’est une loi de la création qu’en toute collectivité la résultante diffère essentiellement en qualité de chacun des éléments qui concourent à la produire, et surpasse en puissance la somme de leurs forces. Si donc le composé est tel qu’il réunisse en soi tous les aspects de l’activité, activité physique ou organique, activité passionnelle, activité intellectuelle, la résultante sera nécessairement une liberté, puisqu’elle dominera toutes les impressions et spontanéités de la matière, de la vie et de l’esprit, C’est pourquoi la définition de l’homme, sensation-sentiment-connaissance synthétiquement unis, est incomplète ; il faut ajouter : et donnant lieu, par leur synthèse, à une puissance supérieure, la _liberté_.

Obj. — Faire de la liberté une résultante, puis une fonction; lui assigner un objet, un but, une fin, parler de ses œuvres : tout cela est du fatalisme. Admettons que l’arbitre humain soit affranchi, par sa constitution, de toute autre nécessité; du moins ne saurait-on nier qu’à l’égard de lui-même il est serf : les mots mêmes dont on se sert pour l’expliquer impliquent servitude. Un principe, un objet, un but au libre arbitre; une constitution du libre arbitre, une théorie du libre arbitre : tout cela est contradictoire.

Rép. — ci est la pierre d’achoppement contre laquelle se sont brisés tous ceux qui ont traité la question. Ils n’ont pas vu que leur argumentation, pouvant se retourner avec le même avantage contre toutes les notions de l’entendement, non-seulement ne prouvait rien parce qu’elle prouvait trop, mais qu’elle devenait, par l’universalité du phénomène, un préjugé en faveur du libre arbitre.

On sait en effet ce qui arrive en toute antinomie : aussitôt que la notion qui la porte a été niée par une première contradiction, elle se reproduit par une autre contradiction qui détruit la première. Ainsi, après avoir dit en termes généraux que la liberté, étant une fonction, ayant un objet, servant à une fin, n’est pas libre, nous devons ensuite, après avoir constaté, dans l’espèce, que la liberté est à elle-même son objet et sa fin, que son action est supérieure à toute nécessité, sa raison supérieure à toute raison, conclure qu’elle est libre, puisque le service exclusif de soi-même est précisément ce qu’on entend par liberté: nemo sibi servit.

Devant ce conflit de contradictions, que reste-t-il donc à faire? Une seule chose, chercher si la liberté est une fonction positive de l’être humain ; en autres termes, si l’homme, composé de matière et d’esprit, assemblage de tous les éléments et de toutes les puissances de la nature, ne possède pas, ipso facto. une force de collectivité qui le rende maître absolu du monde et de lui, et quel est l’objet et le but de cette force. Le fait reconnu, analysé, expliqué, toute discussion devient puérile, aucune contradiction ne pouvant prévaloir contre le fait qui la pose. Que font, je vous le demande, les arguments des Éléates contre le mouvement? Que prouvent, contre l’existence des corps, les difficultés que soulèvent la divisibilité à l’infini de la matière et sa non divisibilité? 11 serait aisé d’élever contre la nécessité elle-même autant d’objections qu’on en peut faire contre le libre arbitre : cela détruirait-il la certitude que nous avons de la nécessité de certaines choses?

Oui, la liberté a pour adossement l’ensemble des nécessités de la nature et de l’esprit : c’est pour cela qu’elle est la liberté. Oui, la liberté a sa raison, son principe, sa fin : c’est pour cela qu’elle est quelque chose.

Obj. — Si l’homme est libre, et si la liberté est en lui Ja résultante de l’organisme, image et résumé de la nature, comment, sans une expérience continuelle des choses, ne peut-il rien imaginer, rien connaître?

Rép. — Distinguons. La liberté est la résultante des facultés physiques, affectives et intellectuelles de l’homme; elle ne peut donc les suppléer ni les devancer : sous ce rapport, elle est dans la dépendance de ses origines. Mais ce que ne lui donnent ni la sensation, ni le sentiment, ni la science, le sublime et l’idéal, elle le produit comme son œuvre propre; par cette production, elle s’établit sur l’univers entier et fait acte de souveraineté.

Obj. — L’esprit ne se détermine jamais sans motifs. Donc, s’il dépend de motifs, il n’est pas libre.

Rép. — Pure équivoque. De tous les motifs auxquels paraît obéir l’esprit, il n’y en a jamais qu’un qui vaille, et ce motif unique est toujours pris dans la liberté : c’est la glorification du moi, ad majorem met gloriam.

Fichte le dit en autres termes :

« Ma nature tend en définitive à une indépendance, à une personnalité absolue. Je ne puis en approcher que par l’action… Je dois tendre à faire du monde entier ce que mon corps est pour moi. La loi de la liberté, loi unique, est donc détermination absolue de soi-même par soi-même. » (Willm, t. II, p. 315 et 367.)

Obj. — Tout cela est abuser des termes. La liberté est la liberté, ou elle n’est pas : voilà ce que dit à priori la logique. Or il se trouve, en venant aux explications, que l’on ne dit rien de la liberté qui ne suppose en même temps la nécessité, et que toute définition leur devient commune.

Rép. — Toujours l’antinomie! La nécessité aussi est la’ nécessité, ou elle n’est pas : voilà ce que dit à priori la logique. Comment donc se fait-il, quand on vient aux explications, que la nécessité est continuellement traversée par la contingence ; qu’on n’en puisse rien dire qui ne rappelle le hasard ou le libre arbitre, si bien que toute définition leur devient commune ?

Sortez donc de cet imbroglio. Connaissez-vous rien dont l’existence vous soit plus assurée, en même temps l’opposition plus manifeste, que vos deux mains? Eh bien, je vous mets au défi de donner une définition de l’une qui ne convienne pas, et de tous points, à l’autre; je vous défie, dis-je, de trouver un mot, une idée, au moyen de quoi vous puissiez distinguer, en elles-mêmes, votre droite de votre gauche. Si vous doutez de ce que j’avance, faites-en seul l’essai. Ce n’est que par un signe extérieur, accidentel, que vous parviendrez à vous entendre, comme quand un homme, placé de ce côté-ci de l’équateur et le visage tourné au méridien, appelle gauche la main située du côté où le soleil se lève, droite celle qui est du côté où il se couche. S’ensuit-il de cette indistinction fatale que vous n’avez qu’une main, avec le pouce au milieu?

La liberté est à la nécessité ce que votre droite est à votre gauche : l’entendement seul ne peut vous en rien dire, et toujours vous serez amené, si vous ne consultez que lui, à nier l’une ou l’autre, ce qui est absurde. Tout au plus serez-vous averti par la contradiction de vos idées qu’il y a là-dessous une réalité que vous ne connaissez point, mais que l’observation des faits de la nature et de l’âme humaine à la fin vous découvrira.

Obj. — Du moins faut-il convenir que l’arbitre de l’homme est soumis aux lois de sa propre constitution. Ces lois sont pour lui une nécessité dont il ne peut s’affranchir : donc il n’est pas libre.

Rép. — Ceci revient toujours à dire que la liberté est adossée à la nécessité, et que dans cette antinomie, la thèse ne peut jamais détruire radicalement l’antithèse : ce qui, je le répète, n’est pas une objection, mais une preuve. Non, l’esprit ne peut anéantir la matière, le moi enlever tout à fait le non-moi, le libre arbitre anéantir la nécessité, parce que ce serait s’anéantir soi-même, ce qui implique contradiction. Mais l’esprit, devenu libre en revêtant la forme humaine, peut détruire les organismes qu’il a créés à l’état latent ; il pourrait, s’il voulait, faire de ce globe un monceau de scories au lieu d’en faire un jardin de délices, et par la destruction du corps qu’il habite se rendormir pour jamais : donc il est libre.

Dans les systèmes où l’univers est représenté comme un royaume gouverné d’en haut par une divinité suzeraine, le suicide d’un Caton et d’une Lucrèce n’est pas pour la liberté un témoignage sans réplique, parce que ces deux personnages sont censés dirigés par une loi céleste, à laquelle leur volonté ne fait que se conformer. Dans la théorie leibnizienne, qui sur l’indépendance des monades constitue la démocratie de la création et fait de chaque individualité un sommet, le suicide est l’acte suprême de la liberté, qui ne s’explique que par la liberté.

Obj. — Toute faculté ou fonction suppose un organisme, dont elle est à la fois le principe et le produit, l’effet et la cause : dans une philosophie réaliste, fondée sur l’observation des phénomènes, ce principe ne peut être nié. Sans organe la liberté n’est rien : quel est l’organe de la liberté ? Avec un organe le libre arbitre tombe dans le fatalisme : comment échapper à la difficulté?

Rép. — La liberté n’a pas d’autre organe que l’homme même, jouissant de la plénitude de ses facultés. La raison de cela est que la liberté, étant la force de collectivité de l’homme, ne peut pas avoir dans l’homme d’organe spécial sans cesser d’être. Aussi la définition de l’homme par M. de Bonald, Une intelligence servie par des organes, est-elle encore plus fautive que celle de Pierre Leroux : rapportée plus haut, l’homme est sensation-sentiment-connaissance indivisiblement unis. Il faut dire : L’homme est une liberté servie par des organes, par des sens, par des affections et par des idées.

Obj. — L’histoire du genre humain témoigne d’un fatalisme ou d’un providentialisme, le nom ne fait rien à la chose, universel. La société est soumise à use évolution que la philosophie n’a pas encore parfaitement reconnue, mais dont le caractère fatal apparaît d’autant mieux qu’on l’étudie davantage. Entraîné par cette évolution, comme la goutte d’eau par les courants océaniens, l’homme n’est pas libre; et plus il se civilise, en obéissant à la puissance qui le mène, moins il se reconnaît de liberté.

Rép. — L’objection est sans valeur, attendu qu’elle ne tient compte que d’une moitié des faits. Sans doute la nécessité joue un rôle dans les évolutions de l’humanité, et ce n’est pas un médiocre travail d’en faire la détermination : nos historiens philosophes en sont aujourd’hui là. Mais le libre arbitre a aussi sa part : je n’en veux pour le moment d’autre preuve que le sentiment de toute cette école de narrateurs qui nie précisément ce qu’on est convenu d’appeler philosophie de l’histoire.

Obj. — Qu’on distingue, si l’on veut, deux sortes d’actes humains, les uns. qu’on attribue au libre arbitre, les autres qu’on rapporte à la nécessité ; en fin de compte, le libre arbitre ne va pas au chaos : ce serait une étrange liberté -que celle qui aurait pour objet de créer le désordre. Or, la société, œuvre du libre arbitre, expression du libre arbitre, ne peut pas exister sans. un organisme, et cet organisme a des lois. Comment peut-elle être. dite libre?

Rép. — Il a été démontré au contraire (Études IV et VII) que l’ordre social, tel que: le veut la: Justice et. que ke poursuit le libre arbitre, n’est point. um organisme, un système; c’est le pacte de la liberté. son équation de personne à personne, ce qui comporte, au point de vue de l’idéal, la plus grande variété possible de combinaisons, la plus grande indépendance des individus et des groupes.

La liberté, dans sa course indomptée, niant tout ce qu’elle rencontre et l’univers lui-même, trouve enfin qui lui parle et, la regardant fixement, lui dit : Non!

La lutte s’engage d’abord : la liberté est le dieu de la guerre, Deus Sabaoth. Puis la liberté dit à la liberté : Nous ne pouvons nous vaincre; nous ne saurions faire de mal qu’à nos organes : les immortels ne se tuent pas. Transigeons : que chacune fasse pour l’autre comme pour elle-même, et jurons par notre souveraineté consolidée.

Ainsi le droit, écrit dans les entrailles de l’homme, se constitue par la liberté : c’est ce qu’expriment nos déclarations révolutionnaires, qui toutes, celle de Robespierre exceptée, placent la liberté en tête de la formule sacramentelle : _Liberté, Égalité, Fraternité_. Changez l’ordre de ces mots, la Révolution est à l’envers, et son édifice croule.

XL

Ministre de la Justice, pouvoir exécutif et pouvoir législatif, la liberté, aux termes de la Déclaration de 1789, est supérieure à la loi.

Art. 11. Les citoyens ne peuvent être soumis à d’autres lois que celles qu’ils ont librement consenties.

Art. 12. Tout ce qui n’est pas défendu par la loi est permis ; et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas.

Art. 13. Jamais la loi ne peut être invoquée pour des faits antérieurs à sa publication ; et si elle était rendue pour déterminer le jugement de ces faits antérieurs elle serait oppressive et tyrannique.

C’est ce que répète la formule gravée sur les premières monnaies de la Révolution : La Nation, la Loi, le Roi ;

Ce que confirment tour à tour le Code civil et le Code pénal :

Code civil. Art. 1er. Les lois sont exécutoires du jour de leur promulgation.

Art. 2. La loi ne dispose que pour l’avenir et n’a point d’effet rétroactif.

Code pénal. Art. 4. Nulle contravention, nul délit, nul crime, ne peuvent être punis de peines qui n’étaient pas prononcées par la loi avant qu’ils fussent commis.

De telles maximes, il faut l’avouer, au point de vue d’un ordre éternel, immuable, supérieur à l’homme, à qui il ne resterait que d’y conformer sa volonté, sont scandaleuses, immorales. Elles changent totalement la notion de loi, en faisant de la loi non plus le rapport ou la raison des choses, mais le statut arbitral de la volonté de l’homme. Pour être dans le vrai, le législateur, théiste, panthéiste, fataliste ou optimiste, devrait dire :

« Toute loi de la nature, c’est-à-dire tout rapport naturel et nécessaire des choses, est loi pour l’homme, et cela seul est loi.

« Or, le rapport des choses étant invariable, à quelque époque que surgisse le débat, ce rapport oblige, indépendamment de la connaissance de l’homme et de son acquiescement.

« Donc, tout litige sera réglé, tout crime ou délit réprimé et réparé d’après la loi des choses : le libre arbitre n’a rien à y voir, la société rien à redire.

Pourquoi donc le législateur procède-t-il d’une façon contraire ? Pourquoi pose-t-il la loi comme sienne, acte de sa volonté pure, prescrit de son bon plaisir et commandement de son autorité ?

Ah ! c’est que la liberté est supérieure au monde et à ses lois, et qu’elle ne peut être tenue de faire état de ces lois qu’autant qu’elle s’y est engagée vis-à-vis d’elle-même par un libre serment.

Voilà pourquoi, dans la question des bulletins électoraux, la Cour de cassation, généralisant là où le texte de la loi n’avait fait que spécifier, fut irréprochable quant à la logique, qui répugne à admettre des exceptions dans une loi, mais fautive quant à la pratique législative et judiciaire, qui, tout en marchant à l’universel, ne statue cependant que sur des cas spéciaux, et ne reconnaît comme défendu que ce qui a été déclaré tel par la loi, expression synallagmatique de toutes les libertés individuelles.

Qu’est-ce, en effet, que la loi ou le contrat social ?

Une déclaration d’exception vis-à-vis d’un objet déterminé, les parties contractantes se réservant pour le reste liberté pleine et entière ; une limite posée, pour un cas spécial, au libre arbitre. Bertrand du Guesclin et Olivier de Clisson, faisant entre eux un pacte de chevalerie contre tous ceux qui peuvent vivre et mourir, hormis le roi de France et le duc de Bretagne, sont une image de tel absolutisme de la liberté.

Vous parlez de système social : quel système pourrait sortir jamais d’un pareil contrat ? Aucun. À mesure que la liberté traite, elle se multiplie par le droit : voilà tout.

Auparavant, chacun des deux guerriers, isolé sur la terre, valait comme un ; maintenant il peut se dire fort comme deux. Qu’il en vienne un troisième, un quatrième, un millième, ce sera toujours la même chose : la liberté veillera seulement à ce que cette équation répétée, qui multiplie sa puissance, ne dégénère pas en un fatalisme qui la subalternise….

XLV. — Ministre de la Justice, pouvoir exécutif et pouvoir législatif, la liberté, aux termes de la Déclaration de 1789, est supérieure à la loi :

Art. 11. Les citoyens ne peuvent être soumis à d’autres lois que celles qu’ils ont librement consenties.

Art. 12. Tout ce qui n’est pas défendu par la loi est permis, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas.

Art. 13. Jamais la loi ne peut être invoquée pour des faits antérieurs à sa publication; si elle était rendue pour déterminer le jugement de ces faits antérieurs, elle serait oppressive et tyrannique.

C’est ce que répète la formule gravée sur les premières monnaies de la Révolution : La Nation, la Loi, le Roi; Ce que confirment le Code civil et le Code pénal :

_Code civil_, Art. ler, Les lois sont exécutoires du jour de leur promulgation.

Art. 2. La loi ne dispose que pour l’avenir et n’a point d’effet rétroactif.

_Code pénal_. Art. 4. Nulle contravention, nul délit, nul crime, ne peuvent être punis de peines qui n’étaient pas prononcées par la loi avant qu’ils fussent commis.

De telles maximes, il faut l’avouer, au point de vue d’un ordre éternel, immuable, supérieur à l’homme, à qui il ne resterait que d’y conformer sa volonté, sont scandaleuses, immorales. Elles changent totalement la notion de loi, en faisant de la loi non plus le rapport ou la raison des choses, mais le statut arbitral de la volonté de l’homme. Pour être dans le vrai, le législateur, théiste, panthéiste, fataliste ou optimiste, devrait dire :

« Toute loi de la nature, c’est-à-dire tout rapport naturel et nécessaire des choses, est loi pour l’homme, et cela seul est loi.

« Or, le rapport des choses étant invariable, à quelque époque que surgisse le débat, ce rapport oblige, indépendamment de la connaissance de l’homme et de son acquiescement.

« Donc, tout litige sera réglé, tout crime ou délit réprimé et réparé d’après la loi des choses : le libre arbitre n’a rien à y voir, la société rien à redire.

Pourquoi donc le législateur procède-t-il d’une façon contraire? Pourquoi pose-t-il la loi comme _sienne_, acte de sa volonté pure, prescrit de son bon plaisir et commandement de son autorité?

Ah! c’est que la liberté est supérieure au monde et à ses lois, et qu’elle ne peut être tenue de faire état de ces lois qu’autant qu’elle s’y est engagée vis-à-vis d’elle-même par un libre serment.

Voilà pourquoi, dans la question des bulletins électoraux, la Cour de cassation, _généralisant_ là où le texte de la loi n’avait fait que spécifier, fut irréprochable quant à la logique, qui répugne à admettre des exceptions dans une loi, mais fautive quant à la pratique législative et judiciaire, qui, tout en marchant à l’universel, ne statue cependant que sur des cas spéciaux, et ne reconnaît comme défendu que ce qui a été déclaré tel par la loi, expression synallagmatique de toutes les libertés individuelles.

Qu’est-ce, en effet, que la loi ou le contrat social?

Une déclaration d’exception vis-à-vis d’un objet déterminé, les parties contractantes se réservant pour le reste liberté pleine et entière; une limite posée, pour un cas spécial, au libre arbitre. Bertrand du Gueselin et Olivier de Clisson, faisant entre eux un pacte de chevalerie contre tous ceux qui peuvent vivre et mourir, hormis le roi de France et le duc de Bretagne, sont une image de cet absolutisme de la liberté.

Vous parlez de système social : quel système pourrait sortir jamais d’un pareil contrat? Aucun. À mesure que la liberté traite, elle se multiplie par le droit : voilà tout.

Auparavant, chacun des deux guerriers, isolé sur la terre, valait comme un; maintenant il peut se dire fort comme deux. Qu’il en vienne un troisième, un quatrième, un millième, ce sera toujours la même chose : la liberté veillera seulement à ce que cette équation répétée, qui multiplie sa puissance, ne dégénère pas en un fatalisme qui la subalternise.

XLI

Résumons toute cette théorie.

1. Le principe de la nécessité ne suffit pas à l’explication de l’univers : il implique contradiction.

2. La conception de l’Absolu absolu, qui sert de motif à la théorie spinoziste, est inadmissible : elle conclut au delà de ce que les phénomènes permettent de conclure, et ne peut être considérée tout au plus que comme une donnée métaphysique attendant les confirmations de l’expérience, mais qui doit être abandonnée pour peu que l’expérience lui soit contraire, ce qui est précisément le cas.

3. La conception panthéistique de l’univers, ou d’un monde le meilleur possible servant d’expression (nature naturée) à l’Absolu absolu (nature naturante), est également illégitime : elle conclut en sens contraire des rapports observés, qui, par leur ensemble et surtout par leur détail, nous montrent le système des choses sous un aspect tout différent.

Ces trois négations fondamentales appellent un principe complémentaire, et ouvrent le champ à une théorie nouvelle, dont il ne s’agit plus que de trouver les termes.

4. La liberté, ou le libre arbitre, est une conception de l’esprit, formée en opposition de la nécessité, de l’Absolu absolu et de l’harmonie préétablie ou du meilleur monde, dans le but de rendre raison des faits que le principe de la nécessité, assisté des deux autres, n’explique pas, et de rendre possible la science de la nature et de l’humanité.

5. Or, comme toutes les conceptions de l’esprit, comme la nécessité elle-même, ce nouveau principe est frappé d’antinomie, ce qui veut dire que seul il ne suffit pas non plus à l’explication de l’homme et de la nature : il faut, suivant la loi de l’esprit, qui est la loi même de la création, que ce principe soit adossé à son contraire, la nécessité, avec laquelle il forme l’antinomie première, la polarité de l’univers.

Ainsi la nécessité et la liberté, antithétiquement unies, sont données à priori, par la métaphysique et l’expérience, comme la condition essentielle de toute existence, de tout mouvement, de toute fin, partant de tout savoir et de toute moralité.

6. Qu’est-ce donc que la liberté ou le libre arbitre ? La puissance de collectivité de l’homme. Par elle l’homme, matière, vie, esprit, s’affranchit de toute fatalité physique, affective et intellectuelle, se subordonne les choses, s’élève, par le sublime et le beau, au delà des limites de la réalité et de l’idée, se fait un instrument des lois de la raison comme de celles de la nature, assigne pour but à son activité la transfiguration du monde d’après son idéal, et se donne à lui-même sa gloire pour fin.

7. D’après cette définition de la liberté on peut dire, en raisonnant par analogie, qu’en tout être organisé ou simplement collectif, la force résultante est la liberté de l’être ; en sorte que plus cet être, cristal, plante ou animal, se rapprochera du type humain, plus la liberté en lui sera grande, plus le libre arbitre aura de portée. Chez l’homme même le libre arbitre se montre d’autant plus énergique que les éléments qui l’engendrent par leur collectivité sont eux-mêmes plus développés en puissance : philosophie, science, industrie, économie, droit. C’est pour cela que l’histoire, réductible en système par son côté fatal, se montre progressive, idéaliste, supérieure à toute théorie, par le côté du libre arbitre, la philosophie de l’art et la philosophie de l’histoire ayant cela de commun que la raison des choses qui leur sert de critère est néanmoins impuissante à expliquer la totalité de leur contenu.

 

 

XLVI. — Résumons toute cette théorie.

1. Le principe de la nécessité ne suffit pas seul à l’explication de l’univers : il impliquerait contradiction.

2. La conception de l’Absolu absolu, qui sert de base à la théorie spinoziste, est donc aussi, comme principe d’explication de la nature et de l’hum: , et point de départ d’une doctrine morale, inadmissible : elle est en contradiction avec son objet, qui serait de faire réagir l’homme, par la vertu des idées seules, contre le courant de la fatalité qui l’entraîne, et ne peut être considérée que comme une donnée métaphysique servant aux hypothèses et aux raisonnements du philosophe, mais qui doit être abandonnée dès que l’expérience ou la morale lui sont contraires, ce qui est précisément le cas.

3. La conception panthéistique de l’univers, ou d’un monde le meilleur possible servant d’expression (nature naturée) à l’Absolu absolu (nature naturante), est également illégitime ; elle conclut en sens contraire des rapports observés, qui, par leur ensemble et surtout par leur détail, nous montrent le système des choses sous un aspect tout différent.

Ces trois négations fondamentales appellent un principe complémentaire, et ouvrent le champ à une théorie nouvelle, dont il ne s’agit plus que ‘de trouver les termes.

4. La liberté, ou le libre arbitre, est une conception de l’esprit, formée en opposition de la nécessité, de l’Absolu absolu et de l’harmonie préétablie ou du meilleur monde, dans le but de rendre raison des faits que le principe de la nécessité, assisté des deux autres, n’explique pas, et de rendre possible la science de la nature et de l’humanité.

5. Or, comme toutes les conceptions de l’esprit, comme la nécessité elle-même, ce nouveau principe est frappé d’antinomie, ce qui veut dire que seul il ne suffit pas non plus à l’explication de l’homme et de la nature : il faut, suivant la loi de l’esprit, qui est la loi même de la création, que ce principe soit adossé à son contraire, la nécessité, avec laquelle il forme l’antinomie première, la polarité de l’univers.

Ainsi la nécessité et la liberté, antithétiquement unies, sont données à priori, par la métaphysique et l’expérience, comme la condition essentielle de toute existence, de tout mouvement, de toute fin, partant de tout savoir et de toute moralité.

6. Qu’est-ce donc que la liberté ou le libre arbitre? La puissance de collectivité qui résulte de la réunion, dans un même être, de l’organisme, de la vie, de l’intelligence, et de toutes les affections, passions, idées, qu’ils engendrent. Par elle l’homme, matière, vie, esprit, s’affranchit de toute fatalité physique, affective et intellectuelle, se subordonne les choses, s’élève, par le sublime et le beau, au delà des limites de la réalité et de l’idée, se fait un instrument des lois de la raison comme de celles de la nature, assigne pour but à son activité la transfiguration du monde à l’instar de la sienne propre, et se donne à lui-même sa gloire pour fin.

7. D’après cette définition de la liberté on peut dire, en raisonnant par analogie, qu’en tout être organisé ou simplement collectif, la force résultante est la liberté de l’être; en sorte que plus cet être, cristal, plante ou animal, se rapprochera du type humain, plus la liberté en lui sera grande, plus le libre arbitre aura de portée. Chez l’homme même, le libre arbitre se montre d’autant plus énergique que les éléments qui l’engendrent par leur collectivité sont eux-mêmes plus développés en puissance : philosophie, science, industrie, économie, droit. C’est pour cela que l’histoire, réductible en système par son côté fatal, se montre progressive, idéaliste, supérieure à toute théorie, par le côté du libre arbitre, la philosophie de l’art et la philosophie de l’histoire ayant cela de commun que la raison des choses qui leur sert de critère est néanmoins impuissante à expliquer la totalité de leur contenu.

XLII

La voilà, cette liberté révolutionnaire, si longtemps maudite, parce qu’on ne la comprenait pas, parce qu’on en cherchait la clé dans les mots au lieu de la chercher dans les choses ; la voilà telle qu’une philosophie inspirée d’elle seule devait enfin la fournir. En se révélant à nous dans son essence, elle nous donne, avec la raison de nos établissements religieux et politiques, le secret de notre destinée.

Oh ! je comprends, Monseigneur, que vous ne l’aimiez pas, la liberté, que vous ne l’ayez jamais aimée. La liberté, que vous ne pouvez nier sans vous détruire, que vous ne pouvez affirmer sans vous détruire encore, vous la redoutez comme le Sphinx redoutait Œdipe : elle venue, l’Église est devinée ; le christianisme n’est plus qu’un épisode dans la mythologie du genre humain. La liberté, symbolisée dans l’histoire de la Tentation, est votre antichrist ; la liberté, pour vous, c’est le diable.

Viens, Satan, viens, le calomnié des prêtres et des rois, que je t’embrasse, que je te serre sur ma poitrine ! Il y a longtemps que je te connais, et tu me connais aussi. Tes œuvres, ô le béni de mon cœur, ne sont pas toujours belles ni bonnes ; mais elles seules donnent un sens à l’univers et l’empêchent d’être absurde. Que serait, sans toi, la Justice ? un instinct ; la raison ? une routine ; l’homme ? une bête. Toi seul animes et fécondes le travail ; tu ennoblis la richesse, tu sers d’excuse à l’autorité, tu mets le sceau à la vertu. Espère encore, proscrit ! Je n’ai à ton service qu’une plume ; mais elle vaut des millions de bulletins. Et je fais vœu de ne la poser que lorsque les jours chantés par le poète seront revenus :

Vous traversiez des ruines gothiques :
Nos défenseurs se pressaient sur vos pas ;
Les fleurs pleuvaient, et des vierges pudiques
Mêlaient leurs chants à l’hymne des combats.
Tout s’agitait, s’armait pour la défense ;
Tout était fier, surtout la pauvreté.
Ah ! rendez-moi les jours de mon enfance,
Déesse de la Liberté !

fin du deuxième volume.

XLVII. — La voilà, cette liberté révolutionnaire, si longtemps maudite, parce qu’on ne la comprenait pas, parce qu’on en cherchait la clef dans les mots au lieu de la chercher dans les choses; la voilà, telle qu’une philosophie inspirée d’elle seule devait enfin la fournir. En se révélant à nous dans son essence, elle nous donne, avec la raison de nos établissements religieux et politiques, le secret de notre destinée.

Oh! je comprends, Monseigneur, que vous ne l’aimiez pas, la liberté, que vous ne l’ayez jamais aimée. La liberté, que vous ne pouvez nier sans vous détruire, que vous ne pouvez affirmer sans vous détruire encore, vous la redoutez comme le Sphinx redoutait OEdipe : elle venue, l’Église est devinée; le christianisme n’est plus qu’un épisode dans la mythologie du genre humain. La liberté, symbolisée dans l’histoire de la Tentation, est votre anti-christ ; la liberté, pour vous, c’est le diable.

Viens, Satan, viens, le calomnié des prêtres et des rois, que je t’embrasse, que je te serre sur ma poitrine! Il y a longtemps que je te connais, et tu me connais aussi. Tes œuvres, Ô le béni de mon cœur, ne sont pas toujours belles ni bonnes; mais elles seules donnent un sens à l’univers et l’empêchent d’être absurde. Que serait, sans toi, la Justice? une idée, un instinct, peut-être; la raison? une routine ; l’homme? une bête. Toi seul animes et fécondes le travail; tu ennoblis la richesse, tu sers d’excuse à l’autorité, tu mets le sceau à la vertu. Espère encore, proscrit! Je n’ai à ton service qu’une plume; mais elle vaut des millions de bulletins. Et je fais vœu de ne la poser que lorsque les jours chantés par le poète seront revenus :

Vous traversiez des ruines gothiques :
Nos défenseurs se pressaient sur vos pas ;
Les fleurs pleuvaient, et des vierges pudiques
Mêlaient leurs chants à l’hymne des combats.
Tout s’agitait, s’armait pour la défense ;
Tout était fier, surtout la pauvreté.
Ah! rendez-moi les jours de mon enfance, Déesse de la Liberté!

APPENDICE.

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

Note (A), page 8.

_Condamnation de la vertu propre_. — Fénelon insiste sur cette désolante doctrine dans son dialogue entre Ulysse et Grillus. « J’ai cru, dit-il, que ce sujet, imité de Plutarque, serait propre à montrer que les hommes seraient pires que les bêtes, si la solide philosophie et la vraie religion ne # les soutenaient. »

Après un long et fastidieux parallèle entre la condition de l’homme et celle des pourceaux, Grillus, devenu plus sophiste après sa métamorphose qu’il ne l’avait certainement été auparavant, conclut en ces termes : « N’espérez pas, éloquent Ulysse, m’éblouir par une fausse apparence d’immortalité. Je veux quelque chose de plus réel, faute de quoi je persiste dans la secte brutale que j’ai embrassée. Montrez-moi que l’homme a en lui quelque chose de plus noble que son corps et qui est exempt de la corruption; montrez-moi que ce qui pense en l’homme n’est point le corps, et subsiste toujours après que cette machine grossière est déconcertée ; en un mot, faites voir que ce qui reste de l’homme après cette vie est un être véritable et véritablement heureux ; établissez que les dieux ne sont point injustes, et qu’il y a au delà de cette vie une solide récompense pour la vertu, toujours souffrante ici-bas : aussitôt, divin fils de Laerte, je cours après vous au travers des dangers; je sors content de l’étable de Circé, je ne suis plus cochon, je redeviens homme, et homme en garde contre tous les plaisirs. Par tout autre chemin vous ne me conduirez jamais à votre but. J’aime mieux n’être que cochon gros et gras, content de mon ordure, que d’être homme faible, vain, léger, malin, trompeur et injuste, qui n’espère d’être après sa mort qu’une ombre triste, et un fantôme mécontent de sa condition. »

C’est toujours le même raisonnement, dénoncé par Voltaire : Si ma religion est fausse, je n’ai plus de raison d’être honnête homme. Et si, malgré cette fausseté de ma religion, je persistais à pratiquer la vertu, affectant ainsi, par ma justice propre, de m’assimiler à la Divinité, je serais le plus profond des hypocrites.

Sur ce point tout chrétien, tout homme religieux est d’accord avec Fénelon. Mais, admirez l’inconséquence de la raison humaine : la condamnation de la vertu propre, si fortement exprimée dans le Télémaque et les Dialogues des morts et regardée universellement comme orthodoxe, part du même principe que le pur amour, enseigné par Fénelon dans son livre des Maximes des saints, et condamné par l’Église sur le réquisitoire de Bossuet. Qu’est-ce, en effet, que le pur amour? « L’amour pour Dieu seul, considéré en lui-même et sans aucun mélange de motif intéressé, ni de crainte ni d’espérance. » (Explication des Maximes des Saints, Avertissement). Fénelon, dans sa logique, était irréprochable. — « Si nous n’avons de vertu qu’en Dieu; si nous ne valons que par Dieu ; si, de nous-mêmes, nous ne sommes que mort et péché, nous devons tendre de toutes nos forces à l’amour pur de Dieu, sans aucune considération de nous-mêmes, qui ne sommes que bestialité et concupiscence. En cela consiste la perfection de notre charité, et par conséquent de notre religion. »

Voilà ce que disait Fénelon. La doctrine du pur amour et celle qui réprouve la vertu propre sont uni seule et même doctrine : comment pouvait-il être blamable de soutenir l’une, tandis qu’on l’approuvait de défendre l’autre? Il n’y avait rien à répliquer à cela. Aussi n’y a-t-on rien répliqué du tout.

Certainement Bossuet, pressant les conséquences du principe posé par Fénelon dans son livre des Maximes des Saints, n’eut pas de peine à faire voir que ce principe ouvrait la porte à toutes les abominations de Molinos ; que non-seulement la pratique du pur amour aboutissait à la cessation des actes de la religion, mais encore à l’annulation des préceptes de la morale. Sans s’inquiéter de l’inconséquence, Bossuet nia donc le principe du pur amour, en quoi il se montra certainement plus exact moraliste, mais chrétien moins logique que Fénelon, et se jeta, avec un adversaire aussi habile, dans des difficultés inextricables.

On conçoit, disait Bossuet, que, dans certains moments d’exaltation, l’amant, par héroïsme d’amour, renonce à la possession de l’objet aimé. Mais ce sacrifice ne doit jamais être considéré que comme une expression hyperbolique et momentanée de la charité, ou l’effet d’un empêchement invincible, En soi, l’amour est inséparable du désir de posséder ; ce désir est de l’essence même de l’amour, et se développe dans l’âme proportionnellement à l’amour. — Bossuet aurait pu s’aider ici d’une comparaison tirée de la Justice. On conçoit, dans certains moments, que le Juste, fort de sa conscience, se montre indifférent à la persécution et à la calomnie : c’est la pure justice qu’il pratique alors, et à laquelle il se sacrifie. Mais ce serait dénaturer la Justice, que de prétendre faire d’un semblable sacrifice du moi l’état habituel de l’âme, ou le sommet auquel elle doit tendre. Plus il y a en nous de justice, plus par cela même nous la voulons chez les autres; notre zèle pour la répression de l’iniquité croit en notre cœur en proportion de notre justice propre, en sorte que l’homme le plus juste est en même temps le juge le plus sévère et le plus inexorable des vengeurs, tout comme l’amour le plus puissant est le plus ardent à la possession.

Fort bien, répliquait Fénelon : mais alors vous faites la part grande à l’élément humain; vous réhabilitez la vertu propre, vous ramenez l’égoïsme, vous passez de la sphère des choses religieuses dans la sphère de l’humanité pure; vous annules, selon l’expression de saint Augustin, le sacrifice de JésusChrist; vous reniez Dieu. En faisant ainsi du moi le pivot de la justice et de l’amour, vous livrez votre foi; vous êtes en contradiction avec la tradition de tous nos saints mystiques, de tous nos ascètes; en contradiction avec l’esprit de l’Évangile, avec la religion elle-même.

Fénelon fut condamné : sa condamnation fut un des actes les plus sages et les plus heureux du saint Siège. L’Église, par cette condamnation, de même que par celle de Jansénius, s’est évidemment contredite; mais elle a sauvé les mœurs. Ce n’est pas la seule fois qu’elle a montré, dans le cours de son histoire, l’impossibilité d’accorder la morale avec la gnose.

Note (B), page 16.

_Impuissance des théories en morale_. — On nous fait observer que, dans le passage cité, Aristote déclare la théorie impuissante sur la multitude qui ne peut la comprendre, mais nou sur les hommes éclairés. Nous croyons avoir rendu la vraie pensée d’Aristote.

Il dit d’abord, Liv. X, ch. X, §. 3 : « Si les discours et les écrits étaient capables à eux seuls de nous rendre honnêtes, ils mériteraient bien, comme le disait Théognis, d’être re+ cherchés par tout le monde et payés au plus haut prix; on n’aurait qu’à se les procurer. Mais, par malheur, tout ce que peuvent les préceptes en ce genre, c’est de déterminer et de pousser quelques jeunes gens généreux à _persévérer_ dans le bien, et de faire d’un cœur bien né et spontanément honnête un ami inébranlable de lu vertu. — §. 4. Mais pour la foule, les préceptes sont absolument impuissants pour la pousser au bien. Elle n’obéit point par respect, mais par crainte, elle ne s’abstient pas du mal par le sentiment de La honte, mais par la terreur des châtiments. Comme elle ne vit que de passions, elle ne poursuit que les plaisirs qui lui sont propres, et les moyens de se procurer ces plaisirs; elle s’empresse de fuir les peines contraires. Quels discours, quels raisonnements pourraient corriger ces natures grossières?.… »

Il ne s’agit, dans tout ce passage, ni des gens éclairés, ni de la multitude ignorante : mais des âmes généreuses, bien nées, spontanément portées au bien, et qu’il s’agit de rendre persévérantes par opposition à la multitude grossière, vivant sions, qui ne poursuit que le plaisir, en que dominent per conséquent les sens et leurs appétits. Il en résulte que, selon Aristote, l’inclination au bien ne vient pas des préceptes, bien que les préceptes puissent la fortifier, mais d’une certaine générosité naturelle, d’une prédisposition mentale, sinon, comme Aristote le dit plus bas, d’une influence divine. — « Les hommes, ajoute-t-il, § 6, à ce qu’on prétend, deviennent et sont vertueux, tantôt par nature, tantôt par habitude, tantôt enfin par éducation. Quant à la disposition naturelle, elle ne dépend pas de nous évidemment ; c’est par une sorte d’influence toute divine qu’elle se rencontre dans certains hommes qui ont vraiment, on peut dire, une chance heureuse. D’un autre côté, la raison et l’éducation n’ont pas prise sur tous les caractères; et il faut qu’on ait préparé de longue main l’âme de l’élève, pour qu’il sache bien placer ses plaisirs et ses haines, comme on prépare la terre qui doit nourrir le germe qu’on lui confie. L’être qui ne vit que par la passion ne peut pas écouter la voix de la raison qui le détourne de ce qu’il désire; il ne peut même pas la comprendre. La passion, en général, n’obéit pas à la raison, elle ne cède qu’à la force. » (Traduction de Barthélemy St.-Hilaire.)

Ainsi Aristote avait nettement aperçu ce principe, qu’on oublie trop aujourd’hui, que la Justice n’est pas seulement une affaire d’intelligence, qu’elle est surtout une chose d’innéité, une faculté de l’âme, que l’éducation développera et rendra maîtresse des passions ; mais s que, sans cette faculté, ou si cette faculté manque d’énergie, si elle est opprimée par la passion, c’est en vain qu’on prodiguera les préceptes et les démonstrations, on n’obtiendra rien sur l’âme de l’élève, il périra.

Cette innéité de l’âme est ce que nous appelons la Justice. Aristote n’était pas loin de la considérer comme une influence divine; le Christianisme fut plus hardi, il fit de Dieu le sujet de la morale.

Note (C), page 24.

_Dignité sociale_. — Voir l’Étude précédente, pages 33 et 184, et note (L), page 185. —

Note (D), page 27.

_Affaiblissement de la religiosité_. — Nous avons touché déjà ce sujet dans la livraison précédente, note (I), page 181; nous allons y revenir encore. L’importance de la question nous y oblige.

On nous dit : « La religiosité est un attribut de l’âme ; vous le reconnaissez vous-même. Comme telle, elle est radicalement indestructible ; elle peut tout au plus s’affaiblir momentanément ou changer de forme. Vous au contraire, vous affirmez cet affaiblissement de notre faculté religieuse d’une manière générale, et cela, en raison même du progrès de la Justice. Peut-être auriez-vous raison si La religion ne représentait que la Justice, si elle ne répondait qu’à la Justice. Mais… »

La religion, cela est incontestable, ne répond pas rien qu’à la Justice, elle répond encore à d’autres choses, elle a des racines dans toutes les fonctions de l’âme. Si l’on suppose done que, séparée de la Justice, elle conserve son influence sur les autres parties de son domaine, certainement elle ne faiblira pas; elle regagnera sur les points conservés ce qu’elle aura perdu dans l’ordre de la morale : on pur même prévoir que, par une réaction naturelle, tôt ou tard elle s’y rétablira. Mais, par un raisonnement semblable, on peut dire aussi qu’une fois expulsée de la Justice, elle le sera bientôt et infailliblement de partout : c’est ce que nous avons à examiner.

Séparée de la Justice, la religion s’affaiblit graduellement dans toutes les choses qui tiennent à l’ordre juridique : e’est prouvé par la théorie et par l’histoire; c’est même là un des caractères essentiels du progrès. Mais là ne s’arrête pas La dé. cadence : le même mouvement de recul se manifeste dans toutes les catégories de la connaissance, de la politique, de l’idée, du travail et de la garantie sociale.

La religion a eu de tout temps, sous le nom de théologie, un pied dans la connaissance. Elle a été réputée la première des sciences; elle marchait, à ce titre, en tête de toutes les facultés. Se laisser séquestrer de la connaissance, comme elle l’a été de la morale, la religion ne peut y consentir; avouer qu’elle est en dehors de tout ce qui peut être observé, compris, conçu, ce serait avouer son propre néant. La théologie continuera donc de s’affirmer comme science, connaissance, si l’on veut : mais à quelle condition? A la condition de rendre hommage à la science proprement dite, de s’incliner devant la raison, de reconnaître le droit et la liberté de l’examen, par conséquent, de se soumettre aux règles de la critique philosophique, qui ne sont autres que les lois mêmes du sens commun. Ainsi la religion, jadis reine parce qu’elle était justicière, parce qu’elle portait en elle-même le sujet et la sanction de la Justice, maintenant qu’elle se distingue de la Justice, devenue sa souveraine, est obligée de saluer encore comme sa supérieure la Raison, de se mettre au pas de la science profane, à peine de n’être pas science et de manquer à la Justice. Voilà donc déjà deux puissances qui dépassent en nous la faculté religieuse, qui la subalternisent et la font plier, la Justice et la raison. N’est-ce pas déchoir et faiblir ?

Et remarquez où nous conduit cette soumission à la raison : à une théorie de la formation et de l’usage des concepts, à cette critique kantienne, qui ne laisse rien subsister, comme savoir positif, de la théologie. C’est la philosophie moderne, c’est Descartes, c’est Kant surtout, qui ont donné aux générations modernes cette initiation anti-absolutiste, anti-religieuse. Sortez de cette critique, vous renoncez à toutes les conditions du savoir certain; restez-y au contraire, comme la rigueur scientifique, par la bouche de M. Babinet, vous le commande, vous perdez votre religion.

Après la science vient la politique. C’est à la religion que le gouvernement empruntait jadis son principe d’autorité et de hiérarchie, base de sa force; c’est par la religion que les peuples étaient inclinés sous la majesté du pouvoir et l’ob sance à la loi. Tout cela a disparu de nos âmes révolutionnées : la théocratie est depuis longtemps renversée, et personne, même parmi les orthodoxes, ne songe à la relever. Les restes du pouvoir pontifical sont attaqués de toutes parts, aux acclamations de la chrétienté. L’antique foi à la royauté s’est éteinte, la noblesse n’est plus qu’un odieux souvenir, le respect de l’autorité est néant. J’obéis à la loi, vous dit-on, nou à l’homme; et la loi, c’est moi ou mou représentant, régulièrement élu, et toujours révocable, qui la faisons. L’esprit moderne ne sait plus ce que c’est que la vénération, l’obéissance, le respect; il est devenu discuteur, calculateur, juriste, économiste : toutes choses incompatibles avec l’idée ou le sentiment de religion. La religion elle-même, pour conserver dans cet ordre de la politique un reste d’influence, a dû se faire libérale, égalitaire, comme elle s’est faite philosophique : à la place du vieux droit divin, elle à découvert dans l‘Evangile la liberté et l’égalité. Qu’elle se prononce contre cette formule, Liberté — Égalité — Fraternité, elle manque à la Justice, à la raison, et elle se dépopularise. Donc, nouvelle reculade, nouvel affaiblissement. Nous avons vu, en 1848, les évêques siéger à l’assemblée nationale à côté des ouvriers devenus leurs collègues : quelle religion peut subsister avec des institutions pareilles?

Autrefois, la poésie et l’art donnaient la main à la religion. Ils lui durent la plupart de leurs chefs-d’œuvre. Le merveilleux divin aidait à la puissance idéaliste : c’était, sous un autre nom, toujours l’idéal. Les poèmes d’Homère ne sont si ravissants que parce que l’influence des dieux, qui y fourmillent, s’y fait partout sentir; tout comme les chefs-d’œuvre de Phidias n’ont atteint un si haut degré de perfection que par le sentiment de beauté surhumaine qui l’enivrait. Depuis Virgile, on pourrait même dire depuis Eschyle, l’art tend de plus en plus à s’humaniser : il délaisse les dieux et s’attache à l’homme. La renaissance des arts, au XVIe siècle, en tant qu’elle a renouvelé l’alliance de la religion et de l’idéal, n’a fourni qu’une courte carrière ; l’école hollandaise de Rembrandt, toute réaliste, a égalé celle de Raphaël, et nous inclinons de plus en plus dans cette direction. Déjà même une transformation bien autre. ment radicale se décèle : des palais et des temples, de plus en plus désolés, l’art passe à l’atelier. Ce n’est plus à retracer l’image des dieux et des princes, à embellir leurs demeures, que le génie moderne applique la puissance de son idéal, c’est aux objets de son industrie. Les chefs-d’œuvre du XIXe siècle ne sont plus des tableaux, ni des statues, ni des poèmes épiques ; ne sont ni des temples, ni des colisées, ni des cathédrales ; ce ne sont pas même des hôtels ou des maisons de campagne. Le génie industriel s’entend médiocrement à ces objets de la magnificence antique. Nos chefs-d’œuvre sont des machines, des instruments de précision, des télescopes, des garde-temps, des navires en fer, des docks ; c’est tout notre outillage, ce sont nos produits. Dans la catégorie des beaux-arts, figurés par les muses, l’antiquité nous avait laissé à cueillir une palme, celle de la musique. Ç’a été l’affaire d’une génération : l’opéra en a eu la meilleure part; l’Église est restée avec son plain-chant. Actuellement la musique décline à son tour, comme la tragédie et la comédie : l’industrie, au contraire, devient toujours plus grande et plus belle. Certes, au point de vue de l’humanité, il y a là un immense progrès; pour la religion, c’est une déchéance irréparable. Le travail devenu l’objet et la matière de l’idéal : quel renversement des choses divines!

Du moins, reprennent les religionnaires, la religion reste plus que jamais indispensable, comme sanction morale, réparation des misères et des iniquités de la vie présente. —En cela encore, la religiosité contemporaine nous paraît se faire complètement illusion. Sans doute depuis une génération ou deux, le paupérisme, l’hypocrisie et le crime ont redoublé chez les nations civilisées : le mal est tel, que la conscience humaine crie de nouveau vengeance aa ciel. Mais, sans examiner si ce redoublement de perversité n’a pas sa cause dans la religion elle-même, dans la réaction de l’Eglise, des gouvernements et des classes intéressées au statu quo, sans rechercher si la partie saine de la société n’a pas à se reprocher son inertie et son indifférence, il est certain pour nous qu’une tendance énergique à la répression présente du vice et dn crime, à l’abolition du paupérisme, se manifeste dans les masses. On ne veut plus attendre les réparations d’outre-tombe; c’est une justice instante, foudroyante, qu’on réclame. L’idéal de la société est qu’il ne s’y commette rien contre le droit et les mœurs impunément. Ajourner les coupables au tribunal de Dieu, en attendant leur permettre de jouir du fruit de leurs crimes, c’est plus que jamais outrager la conscience des mortels. Au contraire achever la Révolution, créer le droit économique, consolider le droit politique, donner à la Justice, à la morale, la liberté pour garant et pour organe : voilà ce que le sentiment universel réclame de toutes parts. Avec cela, nous aurons de moins en moins à recourir aux espérances et aux terreurs de la religion.

Sur d’autres points non moins essentiels, la religion, obligée de se mettre à l’unisson de l’opinion, est conduite à se condamner de sa propre bouche et à se défaire. Conçoit-on, par exemple, une religion sans dogme et sans unité? Aucunement ; à telles enseignes que les nouveaux religionnaires, réformés, néochrétiens ou anti-chrétiens, s’efforcent tous de constituer, comme avait fait le catholicisme, l’unité de leur église sur un dogme. Or, les faits ont prouvé que le dogme religieux, quoi qu’on fasse, ne relevant pas directement et exclusivement de la science pure, du droit pur, est instable, d’où résulte que l’unité est impossible. Désespérant donc de réaliser cette unité, qui serait la démonstration religieuse par excellence, on a pris le parti de lui substituer un autre principe, point du tout religieux, le principe de tolérance, que toute église est tenue de professer et d’observer, à peine d’exclusion pour elle-même. C’est au nom de l’Évangile, malgré les anathèmes dont il abonde contre les auteurs et fauteurs d’hérésie, que la tolérance s’impose aujourd’hui aux sectateurs des différents cultes : n’est-ce pas le cas de dire, Si Salanas in seipsum divisus est, quomodo stabit? Ainsi Voltaire dicte la loi à l’infâme ; ainsi la Papanté avec son Inquisition, Louis XIV et Bossuet, auteurs de la révocation de l’édit de Nantes, sont démentis par la religion que leur inflige le Concordat. En bonne foi, est-ce du progrès religieux ou de la décadence?

Après l’inviolabilité du dogme et l’unité de l’Église, ce qui fait l’âme de la religion est le culte, la prière, l’adoration ; c’est, comme nous l’avons rapporté ailleurs (Étude VIe, Note (a), page 187), l’oraison mentale et la contemplation. Or, que voyons-nous? L’Église elle-mème, l’Église, sans attendre qu’elle y fût sollicitée par la marche impérieuse du siècle, a pris soin de restreindre dans les plus étroites limites l’oraison mentale et la vie contemplative. Elle a coupé les ailes au mysticisme, en interdisant, pour ainsi dire, tout illuminisme et tout quiétisme; elle s’est mise au diapason populaire : Qui travaille, prie. Aussi l’on ne sait presque plus ce que c’est que prier : la religion est toute en dehors et dans les mots ; les plus fervents s’occupent de spéculation religieuse, ils sont incapables de contemplation. N’est-il pas clair ici que la religion est atteinte dans sa source?

Ce qui le prouve, c’est le caractère de l’illuminisme, tel qu’il se produit aujourd’hui en dehors de l’Église. Écoutez les écrivains du spiritisme : indépendamment des manifestations dont ils se prévalent, et dont nous.leur laissons, bien entendu, la responsabilité, ils avouent » Que les esprits ne sont pas tous de qualité et de moralité égale ; qu’il y en a de bons et de mauvais, de savants et d’illettrés ; que tous sont sujets aux passions d’orgueil. de concupiscence et de mensonge que l’on remarque chez les vivants; bref, que le monde spiritiste est fait à l’instar du monde réel, mêlé de bien et de mal, de jonglerie et d’illusion. C’est ce qui fait que la contradiction existe au sein du spiritisme comme parmi les chrétiens et les philosophes ; qu’aux révélations s’opposent d’autres révélations; que le paysan de Figuières est démenti par d’autres, etc. Aussi, pour peu qu’on presse les spiritistes, reconnaissent-ils que le spiritisme est incapable, par lui-même. de rien révéler de vrai, de juste et d’utile, que nous ne puissions apprendre sans son secours, par le bon usage de notre raison, eu suivant le flambeau de notre conscience, et en développant par les voies pratiques et rationnelles notre science et notre industrie. C’est même à ce critère du sens commun qu’il convient de juger, en définitive, les communications d’outre-monde, à peine de tomber dans l’immoralité et la démence. N’est-ce pas précisément ainsi qu’en usa dans tous les temps l’Église avec les gnostiques, les possédés, les sorciers, les illuminés, les dévotes du diacre Paris, etc.? En sorte que le spiritisme, de même que le théisme, n’étant, d’après sa propre confession, qu’un anthropomorphisme, une adombration de la société et de la conscience, la conclusion, en supposant vrai tout ce qu’on eu raconte, serait qu’il n’a rien à donner aux hommes et que le plus sage est de se passer de lui. Qu’on raisonne du spiritisme comme on voudra ; qu’on en rejette les phénomènes ou qu’on les admette, je dis. quant à moi, qu’il y a là un témoignage flagrant contre la religiosité : c’est la religiosité qui rend le dernier soupir.

Nous dira-t-on, enfin, ce que l’on attend d’une puissance obligée de se dépouiller chaque jour de l’une ou de l’autre de ses prérogatives, et qui, après avoir régné en souveraine sur la société, ne subsiste plus que des miettes du festin? La religion, autrefois, courbait tout sous son sceptre; maintenant, elle cline devant un chœur de puissances qu’auparavant elle traitait de vagabondes : la Justice, la Liberté, l’Égalité, la Science, le Travail, la Tolérance, la Sanction temporelle, le Réalisme dans les arts, enfin le Sens commun et l’Expérience, qui s’imposent à leur tour, comme condition de crédibilité, au merveilleux lui-même. Est-ce assez de chutes? En faut-il davantage pour conclure que Dieu c’est l’homme, et la religiosité le sentiment vague et idéaliste de notre vertu propre?

Si la religion devait se rétablir, ce ne pourrait être que par l’effet d’une compression tyrannique, qui arrêterait le développement naturel de la civilisation et en refoulerait les principes immortels : le droit, la liberté, la philosophie, l’industrie, la tolérance, la poursuite des délits et des crimes, la morale et le sens commun. Telle est en effet l’œuvre que semblent poursuivre, depuis tantôt dix ans, l’Empire et l’Église. Restauration religieuse, ce serait donc déchéance sociale. Nous ne savons combien doit durer cette monstrueuse tentative, mais nous sommes sûrs que ce ne sera qu’une tentative ; qu’aucun supplice n’expiera jamais.

Note (E), page 28.

_Utilitarisme_. — On appelle Utilitarisme le système qui consiste à ramener la notion du juste à celle de l’utile, par conséquent à faire de l’intérêt le principe da droit et de la morale. Ce système paraît aussi ancien que l’État, voici comment s’en est formée la théorie.

Partout la société, ou l’être collectif, a été considéré comme un grand propriétaire dont chaque citoyen est client, fermier ou serviteur, et dont le domaine éminent prime tous les intérêts particuliers, Pour que l’État subsiste, pour qu’il soit prospère, il faut que tous les intérêts se subordonnent au sien, qui est d’ailleurs, plus ou moins fictivement, celui de tout le monde. Cette subordination des intérêts particuliers à l’intérêt commun fait l’objet de la loi : d’où cette proposition équivoque, que la Justice naît de l’utilité générale. Mais on va plus loin, et l’on ajoute que l’obéissance à la loi ou la Justice est identique à l’intérêt (bien entendu) de chaque citoyen. En sorte qu’un homme qui, par cupidité, avarice ou tout autre motif honteux, commet une félonie, est tout simplement un sot, qui ne comprend pas ses intérêts.

Il y a là un double sophisme, que nous n’aurons nulle peine à démêler. D’une part, il est vrai que le droit est le plus grand intérêt de la société : elle n’a même pas d’autre intérêt que cell La société ne boit ni ne mange : c’est une collectivité spirituelle, qui subsiste uniquement du rapport juridique qui relie entre eux les citoyens, et qui ne saurait être assimilée en rien, sous le rapport de l’intérêt, aux marchands et aux laboureurs. Dire que la Justice est un intérêt, l’intérêt de la société, l’intérêt commun, c’est faire ce qu’en rhétorique on appelle une métaphore. Le système de l’intérêt reposant sur une figure est donc ruineux, et toutes les subtilités du monde ne sauraient le rendre solide.

Il n’est pas vrai qu’au fond le droit se réduise pour chacun à l’intérêt : droit et intérêt sont deux choses aussi radicalement distinctes l’une de l’autre que paillardise et mariage. Sans doute il y a, dans certains cas, profit à être juste; dans d’autres cas, il y a positivement perte : le choix dépend alors de la conscience du sujet, de l’état de l’opinion dont il peut avoir à craindre le jugement, et du risque à courir. Si le risque est nul, ou s’il est largement couvert per le bénéfice, on peut prédire” que l’immense majorité, si elle n’est retenue par d” tres considérations, se risquera; si de plus l’opinion est relâchée, comme par exemple, en matière & galanterie ou de contrebande, l’égoïsme l’emportera d’autant mieux; enfin, quant : au motif de conscience, si l’on parvient à le faire passer pour un préjugé, on peut prédire qu’une fois rassuré, du côté du risque et de l’opinion, on ne trouvera pas trois individus sur cont qui en tiennent compte. On prétend, disait un usurier, que le bien d’autrui ne profite pas ; c’est quand il n’y en à pas assez.

Malgré le sophisme sur lequel il est établi, l’Utilitarisme, favorisé par les incertitudes de la morale et l’arbitraire de l’État, n’en a pas moins fait une grande fortune dans le monde. Horace fait l’Utilité mère du juste et du droit :

Atque ipsa Utilitas justi prope mater et æqui.

Horace, pour le dire en passant, était fils d’un affranchi, c’est-à-dire d’un utilitaire enrichi par le trafic; et il écrivait pour une société de trafiquants et de gens d’ affaires, qui n’avait plus de l’ancienne république que le nom et la langue. Ce qui est utile à Athènes est honnête, disait Thémistocle, contrairement à l’opinion d’Aristide ; les Carthaginois, les Spartiates eux-mêmes, à la fin, pensaient de même. Parmi les modernes, il est à remarquer que l’utilitarisme s’est développé avec le mercantilisme, et que plus les mœurs mercantiles ont pénétré la société, plus elle est devenue utilitaire. Cette observation est surtout vraie de la nation anglaise.

Hobbes, cité par Burlamaqui, dit que le fondement du droit naturel est cette proposition que Chacun doit conserver son corps et ses membres autant que cela est en son pouvoir. D’où il conclut que, : comme le droit de rechercher une fin est inutile et nul sans le droit d’employer les moyens, chacun ayant le droit de se conserver soi-même, c’est une conséquence nécessaire que chacun ait aussi le droit d’employer tous les moyens et de faire tous les actes sans lesquels il ne peut pas se conserver. De là, la guerre. » La première loi de nature est donc celle-ci : Qu’il faut rechercher la paix là où elle peut subsister ; que quand au contraire on ne peut pas avoir la paix, il faut recourir à la guerre. Or, dans l’état de nature, tous les hommes ont droit sur toutes les choses. Mais comme ce droit de chacun ne peut pas s’appliquer dans toute son étendue, sans quoi l’on serait toujours en guerre, état directement contraire à notre conservation, il est conforme à la nature de céder de ses droits et de les transporter à d’autres. De là les pactes et les contrats.

« Cette action là est donc juste, qui est conforme au droit que nous nous sommes conservé ; celle-là est injuste, qui est contraire au droit que nous avons cédé. »

Réduit à sa plus simple expression, ce verbiage signifie que les lois de la morale sont les lois de notre conservation, rien de plus. D’abord, notre intérêt nous porte à la guerre : , la guerre n’étant pas conservatrice, nous sommes induits à traiter de la paix. Tant que la paix sera utile, elle sera observée : sinon, non. De ce principe, fondement du droit naturel et des gens, Hobbes déduit ensuite le système des lois civiles : per. sonne n’ignore comment, en vertu de son prétendu principe de conservation, il conclut au despotisme de l’État. Hobbes, quelle que soit l’originalité de sa théorie, est au fond un utilitaire. Il est Anglais.

Je ne suis pas en mesure de vérifier ce que Bacon de Vérulam dit du principe de la morale, à laquelle il fait converger toutes les sciences. Que le lecteur diligent veuille bien suppléer à mon défaut d’érudition.

Cumberland, autre Anglais (son traité latin Des lois naturelles a été traduit par Barbeyrac), réfute le système de Hobbes, mais sans abandonner le principe d’utilité, auquel il tient plus fortement encore que Hobbes. Celui-ci avait déduit le droit naturel de la nécessité d’éviter le plus grand mal, et par là de pourvoir le mieux possible à notre conservation. Cumberland le déduit de l’_avantage_ qu’il y & pour chacun à rechercher le bien de tous, notre propre bien, selon lui, devant résulter de cette recherche. C’est donc encore le plus grand profit posé comme principe et motif de la vertu. Malheureusement, comme l’intérêt propre est incompatible avec l’intérêt commun, comme le communisme est universellement repoussé, tandis que la liberté industrielle et commerciale, et la libre concurrence sont considérées comme des lois économiques, la théorie de Cumberland se réduit à une hypothèse en l’air, qui ne sert qu’à attester une fois de plus la difficulté, pour une conscience anglaise, de concevoir la vraie notion du droit.

Selden, aussi Anglais, a fait un traité Du Droit de la nature et des gens, selon la doctrine des Hébreux. Ouvrage d’érudition plutôt que de droit, dit de Félice, duquel on ne saurait tirer rien. Je n’ai pas lu, ni ne lirai probablement jamais le livre de Selden : je remarque seulement que, selon lui, les Hébreux déduisent toute la loi naturelle des paroles de la Genèse, ch. IE, 15. 16 : Et le Seigneur Dieu commanda à Adam, disant : Tu mangeras de tout fruit du jardin.…..; mais tu ne mangeras pas du fruit de l’arbre de la science, etc. L’ancien Hébreu est connu pour sa piété utilitaire, et aucune nation ne s’est plus inspirée de la Bible que la nation anglaise. _Tu mangeras, Tu ne mangeras pas_ ! Quelle épigraphe à un ouvrage sur la loi naturelle !

Wollaston, évêque anglican, a publié une Ébauche de la religion naturelle : c’est dans la notion du vrai qu’il cherche les formules du droit. » La vérité, dit-il, est la règle de nos actions; la nature des choses (la raison des choses) est la base de cette vérité, dont Dieu est le principe, et notre raison la contemplatrice. = — Très-bien : la vérité est une règle pour notre esprit, c’est-à-dire un moyen de distinguer et de choisir entre les choses qui existent, qui ont la réalité, et celles qui n’ont que l’apparence. Mais la nature ou la raison des choses ne nous apprend rien par elle-même sur le juste et l’injuste : qu’est-ce qui, dans la nature des choses, prouve que le supplice d’un malfaiteur est juste, et que l’assassinat d’un honnête homme est injuste? Évidemment, pour nous éclairer là-dessus, il faut recourir à une raison autre que celle des choses, à conscience. Puis, en supposant que la nature des choses ré ponde à la question, qu’est-ce qui prouve que moi, qui ne suis pas une chose, mais une personne libre, souveraine, je dois me conformer, dans toutes mes actions, à ce que me dictera cette nature? — C’est, répond Wollaston, que la vérité est le plus court chemin qui nous même à la félicité. — Donc Wollaston, de même que Hobbes et Cumberland, assigne l’utile comme principe et motif de la morale; quoique homme d’Église, c’est un utilitaire.

Ashley Sykes, autre théologien anglican, suit les principes de Wollaston, en prouvant de plus que, sur ce point capital de la Justice, la religion révélée est d’accord avec la religion naturelle.

Quant à Jérémie Bentham, le vrai patron de l’utilitarisme, il est connu.

De ces exemples, et de beaucoup d’autres qu’il serait aisé de recueillir, on peut conclure qu’il y a dans la race anglaise, judaïsante, trafiquante et bourgeoise, une disposition naturelle à considérer l’intérêt, l’intérêt bien entendu, sans doute, mais enfin l’intérêt, comme le principe et la fin de la Justice. Je suis loin de dire que la probité anglaise ne vaille pas la probité française ou germanique; selon beaucoup de gens, elle vaut même mieux. Mais enfin nous disons mieux que nos voisins : et l’on sait que l’homme est toujours pris par sa langue. Fais de l’argent, mon fils, dit un proverbe anglais fort connu, honnêtement, si tu peux ; mais fais de l’argent. — A vous la gloire, disait, après la campagne de Crimée, un Anglais à un Français; à nous le profit. Les missionnaires anglais sont généralement trafiquants; ils mêlent l’utile au sacré, toujours en vertu du même principe. Étudiez la politique anglaise dans ces dernières années : toutes ses tergiversations s’expliquent par la même cause. Selon que l’intérêt, plus ou moins bien entendu, la girouette tourne. Napoléon IL les y a pris plus d’une fois; il les y prendra encore.

Note (H), page 80.

_Liberté_ : M. Jules Simon. — Depuis la première édition du livre de la Justice, M. Jules Simon a publié un nouvel et considérable ouvrage, La Liberté, deux vol. in-80, Paris, Hachette, 1859. Il était permis de supposer qu’après avoir seulement effleuré la question du libre arbitre dans son livre du Devoir, M. Jules Simon se livrerait à une discussion à fond dans un ouvrage de près de 1100 pages, et qui a pour titre, La Liberté. M. Jules Simon n’a pas été de cet avis : nous ne songeons pas à lui en faire un reproche. Il a pensé que dans un temps comme le nôtre c’est moins de théorie qu’il faut parler au public que de pratique ; et, sous le titre de Liberté, comme M. Dunoyer sous celui de Liberté du Travail, comme M. Vacherot sous celui de Démocratie, M. Jules Simon a passé en revue une partie des questions de morale publique, économique et domestique, qu’avait soulevées l’agitation des dernières années.

Apprécié de ce point de vue, l’entreprise de M. Jules Simon n’a rien que de louable, et si nous l’avons critiqué autrefois sur les principes, nous croyons de notre devoir de déclarer qu’au moins en ce qui concerne la morale nous sommes, peu s’en faut, d’accord de tout avec M. Jules Simon. Nous tenions à constater ce fait, d’abord parce qu’il n’est pas le seul du même genre; puis, parce que ce concours des opinions les plus divergentes sur le terrain de la Justice constitue un commencement de certitude, une espérance d’unité philosophique, qui doit frapper tous les esprits de bonne foi.

Que M. Jules Simon persiste donc dans son déisme à la JeanJacques; qu’il tienne à sa Religion naturelle, qu’il professe le double dogme de l’existence de Dieu et de l’immortalité de l’âme : que nous importe? Ces formules sont nécessaires à sa pensée, à sa conscience, à son talent; elles tiennent à la nature de son esprit; elles font partie de sa langue ; il en a besoin comme d’hypothèses nécessaires pour ses raisonnements, de rubriques pour son discours, de jalons pour lier ses idées. Irons-nous donc condamner un écrivain pour sa métaphysique, quand sa morale est sans reproche? Tout ce que nous voulons voir aujourd’hui en M. Jules Simon, c’est le défenseur énergique de la liberté, l’irréconciliable adversaire du despotisme ancien et nouveau, l’austère censeur de l’immoralité contemporaine, le contempteur des gloires fausses et mal acquises, l’accusateur du crime triomphant. En philosophie, M. Jules Simon est moins un élève de l’Académie que du Portique ; en politique, il est républicain. Plût à Dieu que nous eussions assez d’hommes de son espèce ! Sur le terrain même de la Révolution, M. Jules Simon se sépare du jacobinisme ; il n’a pas d’excuses pour la Terreur; la démagogie autant que le militarisme lui répugne, le dégoût du communisme l’a rendu peu favorable aux aspirations du socialisme. Eh bien, les antipathies de M. Jules Simon sont pour la plupart les nôtres, et ce n’est pas nous qui nous effraierons des couleurs, pas plus que des articles de foi. Quand je parlerais le langage des anges, disait l’Apôtre, si je n’ai pas la charité, je ne suis rien. Tâchons donc d’avoir entre nous la charité, ou pour mieux dire la Justice, et croyons que le surplus nous sera donné par surcroît.

Voici quelques-unes des pensées que nous avons saisies au vol dans le dernier ouvrage de M. Jules Simon :

« Nous passons notre vie à nous disputer sur toutes choses, à mettre tout en question, à élever des systèmes dont celui-ci s’engoue, et qu’un autre renverse comme des châteaux de cartes. Il n’y a qu’un point sur lequel nous soyons d’accord, et c’est l’existence de la loi morale. »

Et M. Jules Simon, renonçant aux disputes, a fait son livre pour ramener tout _à la loi morale_. N’est-ce pas précisément notre point de vue et notre but ?

« Il est absurde de dire qu’il y a deux morales, puisque le caractère le plus évident de la loi morale est d’être invincible, universelle, absolue. »

Au temps où nous vivons, ces deux propositions sont peut-être la plus belle profession de foi politique et sociale qu’on puisse exiger d’un homme.

« Quand une cause est juste, il faut tôt ou tard qu’elle triomphe : voilà le vrai, le définitif.

« Celui qui ne sent pas dans sa conscience qu’il préférerait mille fois le rôle de Caton à celui de César, doit se défier de son cœur. »

Il dit ailleurs : « Il n’y a de progrès que par la Justice. » C’est aussi notre thèse.

« Gouvernez le citoyen, puisqu’il le faut, pas plus qu’il ne le faut. Ne touchez pas à l’homme. »

Examen fait du principe d’autorité, M. Jules Simon dit que l’autorité ne peut avoir lieu que dans la famille, où elle est tempérée par l’amour. Pour le surplus il conclut en disant : « Je m’en tiens à la liberté. »

Note (I), page 81.

_Liberté_ : M. Ch. Renouvier. — M. Renouvier nous ayant reproché de ne l’avoir pas compris, nous lui devons de citer ses paroles :

« M. Proudhon me reproche de trahir la-liberté, parce que j’admets encore, à l’en croire, un certain absolu cosmique, sauf à introduire dans l’ordre universel parfait, dans le rouage des faits que je reconnais en principe, des possibles, des exceptions, des nouveautés, ce qui est insoutenable. S’il était vrai que j’eusse cherché la liberté dans le monde des optimistes, où tout est beauté, perfection, sans choc ni discord, je serais tombé dans une inévitable contradiction. Cela est certain.

« Le contradiction pourrait être imputée à M. Proudhon. Il semble l’avouer, sous le nom spécieux d’antinomie, quand il admet l’existence simultanée de la liberté et de la nécessité. A moins cependant qu’il ne fasse à chacune sa part, ce que je crois comprendre. Mais alors la nécessité universelle est niée; il n’y a plus lieu à antinomie. Rayons ce mot : la contradiction qu’il couvre s’évanouira.

« La contradiction, je l’avouais aussi, mais en déclarant la question insoluble, à l’époque où je commençais à spéculer sur ces matières. Je croyais alors aux antinomies. J’en suis bien revenu. Car il faut se garder de donner ce nom à de simples oppositions qui, ne portant pas sur un même sujet, au même instant, sous le même rapport, sont la matière et non l’embarras de la Science.

« J’en viens à l’absolu cosmique, dont on me charge. Si c’est admettre un absolu cosmique que de se rendre à lois générales du monde, alors je le veux bien, absolu cosmique. Ces lois la liberté elle-même les suppose ; elle en est l’affranchissement à quelques égards; elle les applique, les tourne, les entame, et ne les supprime point : à leur tour, elles ne supposent rien de la liberté, et elles y trouvent une limite.

« Les pyrrhoniens même n’ont pas nié, comme phénomènes, les lois M phénomènes, la donnée d’un ordre constant des faits physiques, vitaux, sensibles, rationnels, passionnels. Je vois avec eux cet ordre, cet absolu cosmique. Seulement, je le nomme Cosmos, en français relation; et l’Absolu, sil est quelque part, je ne le vois pas. L’ordre est à mes yeux multiple, divers, composé. Nulle de ses grandes parties, que je connaisse, n’est exempte d’altérations sur les points où ses » produits rencontrent la liberté et en participent.

« Et quand je reconnais des possibles, des exceptions, des nouveautés dans le Cosmos, c’est que je nie formellement la thèse d’une loi unique, totale, éternelle, nécessaire, absolue. Exceptions et lois sont des idées très-compatibles, ou pour dire plus et plus justement, avouer l’exception, c’est avouer la loi. » (Essais de critique générale, t. II., p. 362.)

L’absolu cosmique semble contrarier M. Renouvier. La chose n’en valait pas la peine. L’absolu cosmique est un synonyme du meilleur monde possible, dont s’est tant moqué Voltaire, et de l’Univers-Dieu de Spinoza. En pareille matière, l’expression la plus baroque est aussi la plus juste; je n’oserais dire que ce soit ici la mienne : mais laissons ces bagatelles.

M. Renouvier se défend du reproche de contradiction en distinguant les lois générales du monde, qu’il affirme, d’une loi unique, totale, universelle, nécessaire, absolue du monde, qu’il nie. J’accepterais l’explication de M. Renouvier s’il voulait bien s’expliquer encore sur ce qu’il entend par exceptions, car c’est précisément ce qui lui a valu ma critique. En bonne philosophie, il n’y a d’exception à aucune loi; toute loi est universelle ou n’est rien : cela est de principe, ce me semble, en physique et en mathématiques. Les grammairiens, rencontrant des mots et des formes de langage qui ne rentraient pas dans leurs règles, ont pris le parti de regarder ces mots et ces formes comme des exceptions Mais tous les jours une étude plus approfondie ramène ces prétendues exceptions à des lois plus générales, en sorte qu’une grammaire parfaite serait celle qui, expliquant tout, ramenant tout à des lois, ne reconnaîtrait plus d’exceptions. On dit également d’un homme, d’un objet qui sort de la mesure commune, qu’il est exceptionnel : expression mal choisie, pour désigner les minima et les maxima des forces et des grandeurs, la rareté, etc. En dernière analyse, ce qu’on appelle exception n’est autre chose que la rencontre de deux lois qui se modifient, l’influence réciproque de deux natures, rencontre, influence de laquelle naît une loi nouvelle, complexe, et que, relativement à la première loi, qui est changée, notre ignorance appelle fort mal à propos une exception. J’insiste done, et je demande à M. Renouvier si c’est là aussi ce qu’il entend per exceptions aux lois générales du monde? Si oui, il sera conduit à admettre dans le monde autant d’exceptions que de lois, ce qui veut dire que, tout étant loi, et, par suite de la distinction des principes, tout étant en même temps exception, le monde est établi, comme je le dis dans le texte, sur un système d’oppositions ou d’antagonismes. Partout indépendance, et partout réciproque influence : c’est ainsi, pour ma part, que je conçois le Cosmos, et telle est la base sur laquelle j’établis la théorie de la liberté et de la nécessité. Or, il me paraît résulter des paroles citées plus haut de M. Renouvier que ce n’est pas là ce qu’il entend par exception à une loi. La loi, pour lui, comme pour tout le monde, est toujours le fait général, qui s’explique par sa généralité même; l’exception est le fait particulier, rare, qui, ne rentrant pas dans la loi, démentant la loi, ne s’explique par rien. Je me trompe : l’exception à la loi s’expliquerait, selon M. Renouvier, par la liberté, qu’elle rend possible, ce qui constitue dans la métaphysique de M. Renouvier un triple mystère, la loi, l’exception, et la liberté.

Au surplus, M. Renouvier pouvait se dispenser de prendre parti sur la question du libre arbitre. Après avoir combattu, jp“ les raisonnements connus de tout le monde, le dogme de la nécessité; après avoir montré que ce dogme est démenti par le sentiment du genre humain, par les institutions sociales, etc., il conclut par ces mots : « La thèse de la liberté n’est pas démontrable. Nous croyons à la liberté, involontairement, spontanément, invinciblement : mais c’est tout. Nous n’en pouvons savoir davantage. » M. Renouvier, on le voit, n’est pas de ceux qui pensent que tout problème posé par la raison implique une solution par la raison. Il se considère comme un philosophe critique; au fond, c’est un mystique.

Ces explications, telles quelles, une fois données, M. Renouvier prend l’offensive. Il soutient que la théorie de la liberté proposée par nous est elle-même contradictoire. Car, dit M. Renouvier, « il n’y a que l’antinomie qui puisse sauver M. Proudhon de la contradiction. Or, je nie l’antinomie ; j’y croyais autrefois, j’en suis bien revenu. »

En effet, depuis la publication de son Manuel, M. Renouvier paraît avoir changé de fond en comble sa philosophie. Je dis, paraît, car il est tout aussi difficile de se rendre compte de la pensée actuelle de M. Renouvier, que de dire en quoi consistait sa pensée ancienne. M. Renouvier s’entend avec lui-même, nous en sommes convaincu; mais il est seul à s’entendre : aussi tenons-nous sa critique pour invincible.

Nier l’antinomie, c’est souffler sur la philosophie de Kant, de Fichte, de Hégel, sur toute la philosophie du XIXe siècle. La chose valait la peine d’être discutée, et M. Renouvier eût rendu service à l’esprit humain en le désabusant de cette illusion. Analyser ce phénomène de l’entendement que depuis Kant on appelle antinomie, et sur lequel, je l’avoue, tout ne me semble pas dit encore; montrer que ce n’est qu’une chimère, née du cerveau échauffé des métaphysiciens + un pareil résultat eût été plus utile peut-être que les deux volumes de critique de M. Renouvier. Jusque-là, nous demanderons à persister dans notre opinion.

J’ai dit à M. Renouvier, à propos du libre arbitre, et aux philosophes qui l’avaient précédé : Vous prétendez prouver la liberté à l’aide de faits exceptionnels, et il n’y a pas d’exceptions aux lois générales du monde; vous employez, pour soutenir cette thèse du libre arbitre, des raisonnements, et tout raisonnement appliqué à la question du libre arbitre implique contradiction, ce qui, dans votre système, détruit la thèse. Pour moi, au contraire, je commence par montrer que la contradiction qui se rencontre dans la notion du libre arbitre n’est qu’apparente; qu’elle se réduit à une antinomie, chose qui n’implique aucunement l’impossibilité de l’existence; puis, cette observation faite, je dis que la Liberté est en nous un fait, plus qu’un fait, une faculté, une puissance, une fonction, dont j’assigne le rôle, le caractère et le produit. Or, une semblable liberté sort de l’abstraction; c’est une chose concrète, réelle, qui se voit et se touche, une essence de nouvelle espèce, qui »’a pas sa pareille dans l’univers, et ne se ramène à aucune autre catégorie. En raisonnant ainsi de la liberté, ce n’est plus seulement une notion de métaphysique que j’analyse, c’est un fait de psychologie que je constate. M. Renouvier a-t-il seulement fait attention à ce que je lui disais? Nullement : il dit qu’il sait, par expérience, combien un écrivain qui en cite un autre a de peine à le comprendre, et il le prouve, en ne prenant garde ni aux objections que je lui fais, ni à la théorie que je propose.

Puisque jai commencé de répondre à M. Renouvier, on me pardonnera de relever, dans l’appréciation générale qu’il a bien voulu faire de mon livre, un dernier mot :

« Il faut convenir que dans ce livre qui renferme tant de belles choses, tant de choses vraies, fortes, hardies, parmi lesquelles l’idée même qui l’a inspiré, il y en a mille autres inapprouvables, qui sont de véritables idiosyncrasies de l’auteur, sans parler de bien des jugements échappés à sa verve, et qu’il serait embarrassé de soutenir, s’il ne devait les avoir oubliés demain. Le tout est lancé à toute vapeur, à grand renfort des procédés de l’éloquence, trop souvent de l’invective, plutôt que composé avec une méthode sévère, et mûri dans le détail comme pour l’ensemble. Ce livre étonnant n’est pas un livre scientifique. On y pressent difficilement l’époque où la morale et la politique seront enfin des sciences. »

En somme, on voit que le jugement de M. Renouvier ne m’est pas favorable. Mais j’y trouve de la bienveillance, et c’est assez pour que je remercie mon critique. Le peu de bien qu’il dit de mon œuvre me récompense au delà de mes peines. Je confesse que mon livre a été fait vite, que même ÿs ai mis un peu tempérament. S’il prenait fantaisie à l’un de mes lecteurs de comparer la présente édition avec la première, il y trouverait, indépendamment de nombreux puces éclair. cis, ajoutés, supprimés, de chapitres entiers refaits et doublés, peut-être plus de dix mille corrections, tant pour l’idée que pour le style. On peut juger d’après cela que je ne suis pas moins sévère envers moi-même que mes Aristarques. Malgré mes efforts, je loin de croire que mon travail soit devenu irréprochable : j’y ai trouvé trop de choses obscures, faibles, de mauvais goût, pour que je ne pense pas qu’il en reste encore davantage.

Ceci réglé, je demande à répondre à l’un des reproches de mon honorable critique. Il dit que j’ai composé mon livre, un livre de philosophie, à grand renfort des procédés de l’éloquence. Otez ce que l’expression a de peu obligeant, il reste que M. Renouvier n’admet pas qu’un philosophe se permette, à l’occasion, le développement oratoire, et fasse intervenir dans ses raisonnements, comme moyen de conviction, les ressources de l’art.

Ici, nous ne nous entendons plus, et M. Renouvier serait fort surpris si je lui disais à mon tour que ce qui fait qu’à mon avis il ne sera jamais, lui, malgré toute sa science, un vrai philosophe, c’est qu’il ne sait pas écrire. En exprimant ce jugement quelque peu paradoxal, je suis d’accord avec moi-même, d’accord avec ma théorie de la liberté. La liberté a pour fonction de produire l’idéal ; elle intervient dans toutes les choses qui concernent la conscience et la société, théologie, législation, littérature, dialectique, logique; en un mot, dans ce que lon appelle sciences morales et politiques. Il en résulte que, dans cet ordre de connaissances, l’éloquence, la poésie, tout ce que la parole humaine peut fournir de ressources, est aussi nécessaire, pour la démonstration de la vérité, que la logique même. M. Renouvier ressemble à cet algébriste qui, assistant à l’opéra, demandait ce que cela prouve. Cela prouve, mon cher mathématicien, tout ce qui ne se prouve pas chiffres ou raison démonstrative, comme disait M. Jourdain; et les choses qui ont besoin de ce genre de preuves sont innombrables. Beaucoup de celles même pour lesquelles vous faites usage de théorèmes, ne seraient qu’à moitié prouvées sans le secours de l’éloquence. Ce n’est pas que je veuille dire qu’un écrivain puisse suppléer au défaut du raisonnement par la phraséologie, et se dispenser, en parlant bien, de penser juste : la justesse de la pensée, selon moi, est toujours requise, et ne peut être remplacée par rien. Je dis que l’idée, en philosophie, n’est pas tout; que le raisonnement, même le plus concluant, s’il est seul, ne suffit pas toujours: que la vérité ainsi décharnée n’a rien d’humain, qu’il lui manque quelque chose, sans quoi elle ne s’emparera jamais des esprits. Je dis qu’on ne parviendra jamais à exposer dignement les vérités de la morale, de la politique, de la philosophie et de l’art, à plus forte raison à les vulgariser, si l’on n’y mêle considérablement de cette éloquence que dédaigne M. Renouvier.

L’art, quoi qu’on dise, ou, pour parler plus exactement, l’idéal, est une partie du vrai; s’il s’agit des choses qui intéressent le plus l’homme, l’idéal compte dans la science pour moitié. Les choses qui touchent au cœur, à la conscience, au goût. ne se peuvent démontrer que par des épanchements de la sensibilité, des mouvements de la conscience, des manifestations de notre idéal. Pourquoi, dans les journaux, les revues, les cours publics, les écrivains et les professeurs chargés de rendre compte des ouvrages dramatiques, des compositions musicales, des tableaux et des statues des maîtres, mettent-ils, dans leurs comptes rendus, tant de talent, tant d’éloquenceP Il ne paraît pas un chef-d’œuvre, en peinture, en musique, dans l’art dramatique, qui ne fasse écrire, par les critiques, qu’on pourrait appeler ici les démonstrateurs du beau, des centaines de belles pages. C’est que l’éloquence n’est, pour ainsi dire, qu’une traduction de l’œuvre d’art, une manière de la reproduire, de l’expliquer, de l’analyser, d’en faire sentir le principe, la raison et la loi. Suffirait-il d’une analyse logique, comme on dit à l’école, pour faire comprendre la péroraison de l’oraison funèbre du grand Condé? Et croyez-vous qu’une description technique, la plus complète et la plus fidèle possible, vaille, pour un tableau, pour une statue ou une symphonie, dix lignes le Diderot?

J’ai bien Le, en ce qui me concerne, d’avoir été aussi malheureux mon style que dans mes pensées, puisque mon éloquence n’a pas obtenu le suffrage de M. Renouvier. Mais j’ai fait de mon mieux : en tout cas je maintiens le principe, hors duquel, selon moi, point de salut pour la littérature, la poésie, la morale, la liberté, j’oserai même dire, point de salut pour Ja philosophie. Eh! comment M. Renouvier ne s’aperçoit-il pas que l’expulsion de l’éloquence, c’est-à-dire la réduction Fe œuvres de la pensée à l’idée pure, au squelette, est la principale force du gouvernement impérial? Que pouvait faire ce gouvernement de pis contre la pensée, contre la liberté, la philosophie, l’art, les mœurs, que de bâillonner la tribune et de brider la presse? Croit-on qu’à raisonner des matières politiques et économiques, à traiter les questions de la politique quotidienne dans le style de Cujas ou d’Alciat, on puisse agir sur les consciences et mettre en péril le despotisme? Il y faut autre chose, certes : demandez à tous ces hommes de talent que le 2 Décembre ne s’est point ralliés, mais qu’il a forcés de se taire, si mieux ils n’aiment mettre des mitaines à leurs plumes. Laissez aller la verve des orateurs et des écrivains, je veux dire, car c’est exactement la même chose, laissez aller la vérité, toute nue si vous voulez, mais non pas à l’état de squelette, laissez parler la Justice, et vous verrez, en quelques semaines, ce que deviendra ce pouvoir formidable, quand il ne lui restera pour se défendre que sa platitude et ses baïonnettes.

Note (J), page 99.

_Force de collectivité_. — Nous avons parlé de ce principe, Étude IV, chap. VII, page 111, et note (E), page 176. L’antinomie et la force de collectivité sont les deux principes sur lesquels repose toute la théorie de la liberté. Dans un traité sur la Justice, nous avions le droit de supposer ces deux principes admis par tout le monde : le premier est un phénomène de l’entendement sur lequel il n’y a pas plus à discuter que sur la loi de causalité ; c’est un fait, voilà tout. Le second n’est autre que la loi même de la division du travail, si connue en économie politique, mais considérée sous un aspect nouveau, bien autrement fécond en conséquences. M. Renouvier, à ce qu’il semble, nie l’une autant que l’autre : c’est à peu près comme si, dans les sciences physiques, on niait l’attraction et la distinction des corps en simples et composés; l’astronomie, la chimie, une partie de la physique, seraient à bas.

Note (K), page 105.

_Jansénisme_. — Nous reviendrons sur l’union de la Justice et de l’Idéal dans notre prochaine Étude, lorsque nous aurons à examiner de quelle manière s’opèrent l’accroissement et le décroissement de la Justice dans la société, en autres termes, le progrès et la décadence des nations. En attendant, nos lecteurs les plus studieux nous sauront gré de leur rappeler ici, par un nouvel et éclatant exemple, la vérité du principe posé par nous et déjà tant de fois confirmé, savoir que le christianisme n’est d’un bout à l’autre, dans son dogme et dans son histoire, qu’une mythologie de la Justice. Nous voulons parler du jansénisme.

Le jansénisme naquit du sentiment, aussi net que profond, du péril que courait l’Église, déshonorée d’un côté par la morale relâchée et les pratiques superstitieuses des jésuites, de l’autre inclinant de plus en plus à la vertu humaine, à la justice propre, à la liberté et à la raison philosophique, c’est-à-dire à l’abandon du principe même de la théologie chrétienne. Jansénius, St.-Cyran, Arnault, Pascal et leurs amis crurent parer au danger, d’abord en rappelant l’Église aux vrais principes du christianisme, qui sont la déchéance originelle, l’incapacité radicale de l’homme de s’élever par lui-même au bien et de reconquérir avec l’amour de Dieu la félicité éternelle, la nécessité par conséquent d’un secours surnaturel qui est la grâce; — puis, en édifiant sur ces principes une morale meilleure.

Tout le monde sait que sur le second point, la réforme des mœurs, les Jansénistes obtinrent facilement gain de cause. L’épiscopat français tout entier applaudit à leurs efforts; Rome dut se prononcer, et elle condamna les fameux casuistes. La France dut à cette polémique l’un de ses premiers chefs-d’œuvre littéraires, les Provinciales.

Sur le point de dogme, les Jansénistes furent moins heureux, non pas que leur doctrine s’écartât en rien des principes du christianisme, mais précisément, au contraire, parce que, malgré certains adoucissements; elle était encore trop chrétienne.

S’il est un fait qui doive paraître démontré à tout homme de ‘bonne foi, c’est, 1° que le jansénisme est la pure doctrine de saint Augustin; 2° que cette doctrine constitue le vrai christianisme. Admettre que l’homme puisse quelque chose par lui-même, si peu que ce soit, dans le sens de la justification et sans le secours de la grâce, c’est, en effet, donner gain de cause à Pélage et compromettre toute la religion.

Mais de saint August Jansénius il s’était écoulé douze siècles; la civilisation avait marché, et marché en dehors de la voie chrétienne; le sentiment de la virtualité humaine était devenu général. Un retour au vrai christianisme, au moment où Port-Royal inaugurait sa réforme, était devenu impossible : ce n’eût été rien de moins qu’une rétrogradation. L’humanité s’était relevée; elle avait foi en elle-même : une condamnation aurait amené un soulèvement. D’instinct, et sans comprendre de quoi il s’agissait, Richelieu et Louis XIV s’opposèrent au progrès du jansénisme : persécution à part, ils firent bien. En cela, ils furent les représentants de la civilisation, les défenseurs de la liberté, je dirai même, de vrais précurseurs révolutionnaires. Tout homme qui sait ce que peuvent et ce que valent les principes, ne peut songer sans effroi à ce que le monde catholique fût devenu, si le roi de France et le Pape s’étaient mis en tête de revenir au christianisme de saint Augustin. Le clergé français, en majorité, et Rome à sa suite condamnèrent, dans les termes, la nouvelle secte, quitte à en retenir, pour le gouvernement de l’Église et la direction des consciences, l’esprit et la méthode. Mais le coup n’en était pas moins porté : rien ne put compenser l’échec fait au christianisme par cette terrible controverse, Pas plus que la royauté l’Église n’a clairement su ce qu’elle faisait : elle était prise comme dans un étau, et ne pouvait agir autrement. La condamnation du jansénisme, celle du quiétisme, obtenues l’une et l’autre sur les instances du roi très-chrétien, furent pour l’Église comme un double suicide, qui donna l’essor à la philosophie du XVIIIe siècle.

Pour comprendre dans quelle angoisse dut se trouver l’Église, obligée de se déchirer de ses propres mains, rappelons en quelques mots sur quoi portait la difficulté.

La Justice, avons-nous dit, est immanente à l’humanité.

Elle consiste tout à la fois 1e dans l’idée d’un rapport qui unit l’homme à l’homme; 20 dans un sentiment qui nous pousse à conformer nos actions à cette idée, et nous fait de cette conformité une obligation.

Mais l’homme peut être détourné de la Justice par l’intérêt propre et par la passion, ce que l’on appelle égoïsme ou concupiscence; et c’est afin de le faire triompher des suggestions de la passion et de l’intérêt qu’il lui a été donné une puissance d’idéal qui, s’appliquant à la Justice, la rend plus précieuse que toutes les satisfactions des sens et des passions, et assure définitivement son triomphe. Cette puissance d’idéal, produit de la liberté, est ce quels théologie appelle grâce.

Nous verrons la prochaine Etude comment, suite de l’insuffisance des notions de droit, la Justice et l’idéal se séparent l’un de l’autre; comment, en conséquence, il y a éclipse de la première, péché, décadence, et finalement dissolution. L’étude de ce phénomène dont la théorie du progrès n’est autre chose que l’exposition, est la plus ardue de toute la morale.

Ce qu’il importe de remarquer ici, c’est que tout se passe dans l’âme humaine : la Justice aussi bien que l’égoïsme ; la délectation idéale aussi bien que la délectation charnelle. Rien ne vient du dehors; nulle contradiction entre les attractions de l’homme et sa destinée ne peut surgir; pourvu que l’intelligence des rapports sociaux ne s’arrête pas, il n’y aura pas d’arrêt non plus dans la Justice : le progrès dans le bien sera continu.

D’après la théologie chrétienne, posée par saint Paul, développée par saint Augustin, confirmée par Calvin, reprise en dernier lieu par Jansénius, le phénomène est tout autre. L’homme n’a %e son fond que la concupiscence : la Justice, comme précepte; la grâce, comme excitation à l’accomplissement du précepte, lui viennent de Dieu. Il en résulte que homme, délaissé de Dieu, abandonné à lui-même, privé de la grâce, est incapable d’aucune vertu et ne produit que du mal; que, pour faire le bien, le secours de Dieu lui est indispensable; que ce secours lui est donné gratuitement, quand il est donné; qu’une fois donné, ce même secours ne manque pas son effet : en sorte que l’homme n’est jamais libre, soit qu’il tombe dans le péché, soit qu’il marche dans la vertu, puisque dans le premier cas il ne fait que suivre sa nature à laquelle il lui est impossible de résister, et que dans le second il est entraîné par la grâce qui est invincible. De là, des conséquences prodigieuses, effroyables, immorales, contre lesquelles l’Église dans tous les temps a protesté, soutenant, d’une part, que la grâce est nécessaire, mais que l’homme est libre d’obéir à son impulsion ou de n’y pas obéir : ce qui revient à dire, ou qe le principe de la vertu est dans l’homme, ou que la grâce

le Dieu, censée suffisante, ne suffit pas; justement ce que Jansénius reprochait aux semi-pélagiens. Les semi-pélagiens, en effet, comme on le voit par la 4e proposition de Jansénius, admettaient « la nécessité, pour tous les actes, même pour le commencement de la foi, d’une grâce intérieure prévenante; «et ils étaient hérétiques en ce qu’ils soutenaient que cette grâce était telle que la volonté de l’homme pouvait y résister sou y obéir. » Prenez garde, dit à ce propos Jansénius : Si vous accordez un brin à Pélage, il faut tout lui accorder; si vous réchauffez le serpent, il vous enlace et vous tue.

L’Église s’est tirée d’embarras de la même manière qu’elle fit plus tard dans la dispute sur le quiétisme entre Fénelon et Bossuet (Voir Étude VI, p. 137, et Étude VII, p. 147). Ne pouvant sacrifier son dogme, ne sachant comment le justifier, elle a pris moyen terme : Inter utrumque tene. Elle a affirmé tout à la fois et la liberté et la grâce : quant à leur conciliation, at-elle ajouté, c’est un _mystère_. Quiconque voudra en savoir davantage soit anathème!… Le calife Harounal-Raschid n’eût pas mieux décidé. Et certes, ce n’est pas nous qui reprocherons à l’Église d’avoir préféré au risque de l’immoralité celui de l’inconséquence; elle a mieux aimé être semi-pélagienne qu’augustinienne: en cela elle a fait preuve de plus de sens moral que Calvin et Jansénius. Pour le théoricien qui spécule dans son cabinet, la logique est obligatoire; pour l’homme de gouvernement, la logique doit céder le pas à la Justice et à la liberté. Or, l’Église est un gouvernement. Grâces lui soient donc rendues pour la condamnation de Jansénius comme pour celle de Fénelon : mais qu’elle nous permette de le lui dire, après ces deux condamnations, elle n’est plus l’Église du Christ rédempteur, elle est la marraine défroquée de la Révolution.

NOUVELLES DE LA RÉVOLUTION.

BOURGEOISIE ET PLÈBE. — SUITE.

Nous assistons à une espèce de danse des morts. Semblable à un homme empoisonné par le seigle ergoté, le vieux monde s’en va par lambeaux. Toutes les parties se détachent les unes après les autres. Le sacerdoce est fini depuis longtemps : est-ce que le ministre protestant est un prêtre ? Est-ce que le clergé anglican, si bien renté, et le clergé catholique, fonctionnaire public, salarié de l’État, semi-rationaliste, infecté de l’esprit de Voltaire et de la Révolution, sont un sacerdoce?.… La noblesse est finie : hors la Russie, où d’ailleurs l’émancipation du serf est imminente, il n’existe plus nulle part de noblesse, dans le sens politique et féodal du mot. La bourgeoisie est finie, et ce dernier refuge manquant à la royauté, la royauté finit à son tour : que reste-t-il après cela?

Hourra ! s’écrient les Démocrates; notre règne arrive, enfin !…

Pauvres amis! Je voudrais pouvoir vous laisser cette dernière illusion. Mais je vous vois pâles comme la mort et déjà couverts du suaire. La plèbe aussi est finie, et c’est heureux pour elle. La souveraineté du peuple ne fut jamais qu’un mythe : il faut que le mythe fatal s’évanouisse à son tour devant la réalité. Chantons donc, célébrons ce dernier enterrement. Plus de démocratie, plus d’ochlocratie, plus de démagogie : cela n’a jamais vécu d’une véritable vie politique, cela ne vivra jamais, pas même aux États-Unis. Il n’y a pas d’autre règne que celui du droit et de la science, Despotès ho nomos : ce qui n’est pas la même chose, croyez-moi, que le suffrage universel.

Qu’est-ce que la Plèbe?

Au commencement, tous les hommes étant égaux, chacun obligé de vaquer pour son propre compte au labeur domestique, chasse, pêche, cueillette, pâture, tous pouvaient être dits également _industrieux_ ou _producteurs_. Quand on eut trouvé le secret de faire du prisonnier, enlevé à la chasse ou à la guerre, un instrument d’exploitation, la société se divisa en deux classes, l’une des privilégiés, prêtres et nobles, spécialement adonnés au service de l’autel et au métier des armes; l’autre des esclaves, serviteurs ou serfs, chargés des soins du ménage, de la pourvoyance des vivres, en un mot de tout ce qui concerne l’industrie et la production.

Plus tard, le bourgeois s’étant formé entre la classe privilégiée et la classe servile, une distinction analogue à celle des seigneurs et des esclaves s’établit entre les industrieux : ce fut celle des capitalistes-propriétaires-entrepreneurs, ou _Bourgeoisie_, d’une part, et des ouvriers, travailleurs, salariés, prolétaires, de l’autre. Puis, les anciens serfs ayant peu à peu amélioré leur condition se confondirent avec les ouvriers-salariés des bourgeois : c’est ce que nous appellerons du nom générique de _Plèbe_.

De même donc que la bourgeoisie, autrement dite le tiers-état, eut sa raison d’être dans l’existence des anciens ordres, clergé, noblesse, et serfs, entre lesquels elle se plaça comme classe intermédiaire, de même la plèbe moderne, le salariat ou prolétariat, qui n’est plus la même chose que le servage, a sa raison d’être dans la bourgeoisie.

Observez d’abord que cette distinction de bourgeois et plébéien n’est pas mieux fondée en nature, pas plus rationnelle et légitime que celle de seigneur et serf. Celle-ci avait son principe dans un double préjugé, le culte et la guerre; la seconde repose sur la séparation non moins arbitraire du travail et du capital. L’état de religion ou de guerre, — c’est tout un, — tirant à sa fin, l’abolition du clergé et de la noblesse ne pouvait manquer d’arriver; de même, la séparation du travail et du capital, imaginée seulement pour la théorie, disparaissant de la pratique, la distinction sociale de bourgeoisie et plèbe s’efface comme l’autre; une seule catégorie de citoyens embrasse désormais la totalité du peuple, celle des Producteurs. Après un immense écart, la civilisation, quant au droit des personnes, rentre dans son principe, c’est-à-dire dans sa destinée.

La bourgeoisie pouvant à chaque instant, par les considérations que nous avons antérieurement développées, s’effondrer, comme firent avant elle le sacerdoce et la noblesse, il en résulte que la plèbe, antithèse de la bourgeoisie, est sur le penchant de sa ruine; la même catastrophe les attend l’une et l’autre. Nous pourrions nous en tenir, vis-à-vis de la plèbe, à ce simple pronostic : toutefois comme il s’agit de reconstruire la société sur d’autres principes, et qu’il semble naturel au premier abord de regarder les plébéiens comme les successeurs naturels et les héritiers des bourgeois, il convient, avant de passer outre, de montrer quelles sont les causes de dissolution qui travaillent la dernière et la plus nombreuse des classes de la société, et quelle contradiction la condamne. Quand la dissolution s’empare d’une société, elle s’attaque à tout : la tête, le tronc, les membres, le corps entier est entrepris. Non est in eo sanitas, disait du peuple juif Isaïe, Ainsi le veut la loi dés révolutions.

Le plébéien, substitut ou succédané de l’antique esclave, est toujours, au fond, ce sauvageon vivace, qui, soit à la ville, soit aux champs, se conserve par sa sauvagerie même, et duquel se recrutent incessamment les classes supérieures, décimées par le luxe, la mollesse, les voluptés et toutes les maladies de la civilisation. Le plébéien nous représente donc l’homme primitif, plus ou moins domestiqué, je veux dire dénaturé par la loi du travail et l’exploitation bourgeoise, mais retenu dans sa crudité par la constitution économique et politique de la société, constitution faite, en grande partie, contre lui. Ce qui distingue le plébéien du serf et de l’esclave, c’est que la condition de celui-ci était toute de contrainte, son travail forcé, son malheur imposé; dépendant exclusivement d’une volonté étrangère, il vivait dans un état perpétuel de révolte et de haine. Le plébéien, salarié, maître de sa personne, jouissant des droits civils, exerçant parfois certains droits politiques, est dans une position tout autre. Son travail est une espèce d’échange; il accepte sa condition, du moins il est à peu près convaincu de sa nécessité, et il la subit sans trop se plaindre, Peu enclin à la révolte, il ne demande qu’à gagner par le travail son pain et sa pitance et à vivre en paix. De l’esclavage au salariat l’amélioration a été surtout morale; quant au confort, les choses sont restées à peu près les mêmes : on peut même dire qu’en mille circonstances le sort du salarié est pire que celui de l’esclave. Mais pour l’exploitant l’avantage de cette soi-disant émancipation du travailleur a été énorme : en réalité c’est lui, plu a que le travailleur, qui a été affranchi. L’entretien de l’esclave était une charge bien autrement incommode que le salariat ; il coûtait plus, rendait moins, laissait peu de bénéfice : ce n’est à vrai dire que du jour où le servage s’est converti en salariat que l’on a su ce que c’était que travail, production et richesse.

De ce fait, qu’on peut regarder comme constitutif, dérivent le caractère, les mœurs et les idées du plébéien.

Comme il ne possède ni propriété territoriale ni fonds industriel, il travaille pour autrui : maître, patron, bourgeois, entrepreneur, c’est le nom qu’il donne au particulier qui lui achète son service. Ouvrier mercenaire, il a d’initiative, aucun génie de combinaison, aucune disposition à changer de fortune. S’il raisonnait, spéculait, combinait, se rendait compte, il ne serait plus lui-même; il passerait, ipso facto, dans la catégorie bourgeoise. Il posséderait un commencement de capital, le plus précieux de tous les capitaux, l’invention, l’autonomie; il n’appartiendrait plus véritablement à la plèbe.

Le prolétaire comprend une chose : c’est que le travail manuel est son lot; que sa fonction est ; purement mécanique, qu’il obéit à une direction supérieure, qu’en échange de son travail il reçoit à peu près de quoi subsister, et que cela est ainsi, parce que cela a toujours été ainsi, et que cela ne peut être autrement. Il ne se demande pas si son salaire représente réellement la valeur de son travail; pourquoi il y a la des prolétaires et des propriétaires; pourquoi, parmi ces derniers, il y en a de plus gros que les autres : tout cela est de la spéculation, de la philosophie, et dépasse la portée moyenne d’esprit de la plèbe. Figurez-vous la bête de somme, non pas raisonnant sur sa position, comme dans les fables, mais ayant simplement conscience de sa position et y donnant de bonne foi son assentiment : voilà le plébéien.

Homme donc ou animal de travail, tel qu’il apparaît dans la condition que lui ont faite par le salariat la noblesse et la bourgeoisie, le travailleur est généralement de nature douce, résignée, pacifique, patiente, pleine de longanimité, supportant les injures du maître, les oubliant à la première caresse, difficile, en un mot, à pousser à bout. La liberté et l’indépendance peuvent seules soutenir la rancune, et entraîner l’homme à la vengeance. Sous ce rapport le plébéien est fort au-dessous du barbare : il n’en a pas la dignité, la fierté; et mainte fois la bourgeoisie elle-même a pu regretter d’avoir trop bien réussi, par sa rude discipline, à transformer le lion en mouton. Le peuple en veut rarement au despote qui le maltraite. Robespierre à fait guillotiner plus de sans-culottes que d’aristocrates, et le peuple conserve religieusement le souvenir de Robespierre. Napoléon Ier a fait périr sur les champs de bataille plus de deux millions d’hommes pris dans la plèbe, et Napoléon est resté pour elle un grand homme. Napoléon III en use de même avec la Marianne; non-seulement il n’a pas répondu aux espérances socialistes, il a supprimé le socialisme, rendu plus dure la condition du peuple, et Napoléon IIX a eu sa popularité,

Comme l’enfant et la femme, comme toutes les créatures faibles ou ignorantes, le peuple cherche protection et patronage; il a l’instinct de l’obéissance ; il trouve tout simple, par conséquent, qu’il y ait des maîtres et des serviteurs, des patrons et des salariés, des riches et des pauvres, des souverains et des sujets. Le premier article de sa foi politique et sociale est l’inégalité des conditions et des fortunes : comment serait-il républicain? Pourvu qu’il n’endure pas trop de misère, la subordination ne le choque point, ne lui pèse rien. Il faut qu’il soit bien malmené, ou que quelque frénésie, quelque idée extraordinaire se soit emparée & lui et trouble son cerveau, pour qu’il s’insurge, pour qu’il crie. Comme le cheval, l’âne, le chien, et tous les animaux apprivoisés, le plébéien s’attache naturellement à son patron, le domestique à son maître, l’ouvrier à son bourgeois. Ce n’est pas la bonhomie populaire qui a inspiré ces deux vers :

Notre ennemi c’est notre maître;
Je vous le dis en bon français.

Tout au contraire, l’homme du peuple pense, en sa sagesse, que son maître est son véritable ami; il croit de tout cœur à cette amitié, il ne comprend pas comment il s’en passerait. Qu’un chef d’industrie se montre, un peu plus que les autres, bienveillant et doux; qu’il n’écorche pas le travailleur jusqu’au sang : c’est le Père du peuple, le Père des ouvriers; on lui tresse une couronne civique. Que de fois, en 1848, nous avons entendu ces pauvres gens nous dire : Eh ! bon Dieu, que deviendrions-nous si personne ne nous faisait travailler?. Certes, il valait la peine de ménager un sujet si bénin, utile, et cela n’eût guère coûté. L’auteur des Ouvriers Européens, M. le Play, la bien compris, quand il s’est mis à cher cher à quel prix le travailleur, marié, père de six enfants, consentait à se tenir tranquille. Du travail, encore du travail, et toujours du travail, du matin jusqu’au soir, du lundi jusqu’au dimanche, du nouvel an jusqu’à la Saint-Sylvestre, et cela, au prix de 35 centimes par jour et par tête, voilà l’Eldorado de l’ouvrier. Si la Législative, qui fit une loi dans l’intérêt des animaux, avait eu l’idée de l’étendre aux travailleurs, elle aurait été portée aux nues. Au lieu de cela, on a fait de la rigueur, des sommations, du canon, et l’on a gâté les affaires. Quel dommage !

Le peuple, travailleur de naissance et par destination, à ce qu’il croit, s’identifie si bien avec sa position, avec son chef, qu’il n’envie pas cette richesse qu’il crée et dont il atteint à peine les miettes. Il jouit, _en idée_, de tout ce qu’il n’a pas, et cela lui suffit. L’imagination, chez le peuple, est une faculté prodigieuse, qui le rend heureux de tontes les félicités dont il est témoin. M. Jean Reynaud, qui traite les gens du peuple d’âmes inférieures, n’approcha jamais, avec toute sa métaphysique, de cet idéalisme. L’homme de la plèbe dit chez nous, pour dire, mon pays, un pays où il ne possède pas un lopin, pas un pouce de terre. Il dit chez nous, pour dire, chez mon maître; nos enfants, pour les enfants du maître, des petits qui lui feront voir un jour qu’ils ne le regardent point comme leur père ni leur frère; notre maison, nos champs, nos vignes, etc., pour la maison, les champs, les vignes du maître. Ce nous, il le porte à l’armée : son régiment, c’est encore chez nous. N’est-ce pas à pleurer de tendresse? Qu’est-ce que le plébéien français gagnait aux conquêtes de Napoléon? Un Te Deum, un feu d’artifice. Mais il s’identifiait avec le conquérant, et c’est pourquoi la chute de l’empire lui a été si douloureuse. Alors, dit-il, la Belgique était à nous, le Rhin était à nous, l’Italie était à nous, la Hollande, jusqu’à Hambourg, était à nous. Il ne lui entre pas dans le cerveau que l’effet de cette immense possession était tout simplement de rendre le despotisme, l’exploitation, la conscription, la guerre et la misère communs aux Belges, aux Italiens, aux Hollandais, aux Allemands et aux Français. C’était à nous! Voyez le prolétaire anglais, glorieux des richesses de son pays, de sa marine, de ses colonies, de ses docks, de ses mines, de ses chemins de fer. Pour lui aussi tout cela est à nous ; et il n’a pas de quoi boire un verre d’ale à la santé de la joyeuse Albion. Je me figure ces deux hommes, le Français et l’Anglais, disputant entre eux de la prééminence de leur pays et n’oubliant rien dans leur inventaire, si ce n’est de prendre la mesure de leur indigence. Ce serait une scène de haut comique… Jouir en idée des richesses du maître; s’associer, par la pensée, à ses plaisirs; manger son pain sec à la fumée de sa cuisine : voilà la vie du peuple, une véritable vie de pythagoricien. Et il faut le dire, pourvu que cette frugalité n’aille pas jusqu’à l’exténuation, elle suffit à son bonheur. Il travaille dur; mais il y gagne cette force de corps et cette santé dont le sentiment constitue pour le peuple la liberté positive, une liberté qui lui fait oublier toutes les autres. Il ne sait rien, mais son âme est saine; il vit de peu, mais à une nature si bien disposée tout est excellent, tout profite; ses plaisirs sont rares, mais ils n’en sont que plus vifs; il ne connaît pas l’ennui, ses passions sont enchaînées, et son sommeil si profond, si réparateur !.… Je le dis sans hyperbole : la pauvreté de la plèbe, à moins qu’elle ne devienne de la misère, est meilleure que le luxe de ses maîtres : cette considération allége singulièrement, aux yeux de la philosophie, le poids de l’iniquité bourgeoise et féodale. Ah! si les prêtres, les nobles, les bourgeois et les rois avaient pu jamais s’entendre; si, se mettant d’accord entre eux sur les vanités de la hiérarchie et de la politique, ils avaient été mus, pour le peuple, de sentiments charitables, il n’y aurait jamais eu de révolutions. On n’aurait jamais vu de ces jacqueries, de ces septembrisades, de ces massacres qui ont mis surtout la démocratie en horreur; le peuple eût servi ses maîtres, en leur baisant les mains, jusqu’à la fin des siècles.

La dignité humaine, le progrès de la civilisation, ne le voulaient pas. Le système était injuste : il ne devait pas durer. Mais l’initiative du mouvement ne vint pas du peuple, ami par nature du statu quo; il vint des classes élevées, de plus en plus avides, et fat ent divisées. Toute insurrection populaire a eu ses Gracques, des privilégiés prenant le peuple à témoin contre d’autres privilégiés et l’appelant aux armes. La Révolution française a commencé par les assemblées des notables, par les remontrances du Parlement, par les cahiers de la bourgeoisie : le peuple ne s’est mis en branle qu’à l’incendie de la manufacture Réveillon. Et il en sera toujours de même : quand l’iniquité est montée au comble, quand l’indignation fait prendre feu au privilège, il n’y a prudence qui tienne, il faut en venir aux assises du peuple. C’est ce que disait naguère un bourgeois, un grand écrivain, dont le Constitutionnel citait les paroles : Plutôt la Terreur, plutôt la guillotine en permanence, que l’infamie de votre régime impérial !

Ici commence le rôle politique de la multitude, rôle plein d’imprévu, et qui a constamment tourné pour elle à la mystification. Tandis que nobles, prêtres, bourgeois et rois se disputent l’appui des masses, leur prodiguant les flatteries et les promesses, de plus déterminés se présentent, qui leur disent : Pourquoi, peuple, ferais- tu les affaires des autres? N’es-tu pas le souverain ? Le roi n’est-il pas ton mandataire ; les fonctionnaires publics, magistrats, nobles, prêtres, tes serviteurs? Lève-toi, et règne. Vive la démocratie !

Il se forme donc un parti de la plèbe, un parti des prolétaires, comme il ÿ avait auparavant un parti nobiliaire, un put clérical, un parti bourgeois. Naturellement, ce parti de la plèbe, depuis si longtemps exploitée, prend la liberté pour enseigne, et s’annonce comme devant faire la Révolution. Et certes, s’il ne fallait pour cela que des bras et des bulletins, la chose serait bientôt faite. Mais, autant l’Église et le despotisme ont horreur de la philosophie, autant le peuple est peu fait pour la dissension politique; ajoutons, autant les soi-disant hommes d’action qui le mènent, et qui ambitionnent de devenir aussi ses maîtres, se méfient des mes à idées. Affectant de prendre au pied de la lettre le dogme de la souveraineté du peuple, c’est du peuple seul, de ses instincts, qu’ils prétendent recevoir leurs inspirations; c’est à son infaillibilité qu’ils demandent conseil ; c’est sa vertu qu’ils font juge. Si bien que dernière analyse le Briarée aux millions de bras, qui devait faire de si grandes choses, après avoir cassé quelques vitres et s’être donné, de sa puissante main, un patron superbe, rentre ahuri dans son étable.

Pour se rendre compte de cet inévitable dénouement, il faut se placer au vrai point de vue du plébéien, pénétrer dans son sens intime, reconnaître son idéal, voir de près dans quel cercle tourne sa raison.

D’après ce que nous avons dit déjà des mœurs, des habitudes et des préjugés de l’homme de travail, il est aisé de comprendre que cette plèbe, dont on veut faire un souverain, plus que cela, une puissance de révolution, ne se pose nullement elle-même comme une classe déshéritée, qu’il s’agit de réintégrer dans ses droits, et dont la condition, le rôle, doivent être tout autres que ce qu’ils ont été jusque-là. Pareille pensée n’entre point dans le cœur du plébéien, et il y a de nues raisons pour qu’elle n’y entre pas, c’est qu’elle n’est dans l’esprit de personne, c’est que la question n’est pas même soulevée, et que, si elle était soulevée, elle paraîtrait aussitôt insoluble. Le peuple, incapable, comme on dit vulgairement, de voir plus loin que son nez, de concevoir rien au delà de sa sphère, s’affirme donc comme peuple, c’est-à-dire, classe travailleuse, salariée, prolétaire, sans capital ni propriété, sans initiative ni commandement. En principe, nous l’avons dit, il accepte sa condition traditionnelle, ne demande point à en sortir, et, comme le chien sans maître, cherche des yeux à qui il appartiendra. Proposez à l’âne de devenir meunier, il n’y consentira pas. Mais donnez-lui du son et pas trop de coups, le voilà satisfait. Ainsi du peuple : il songe peu à devenir propriétaire, entrepreneur, capitaliste, ‘banquier, négociant; tout ce qu’il souhaite, c’est qu’on augmente son salaire, qu’on réduise ses heures de travail, qu’on diminue le prix du pain et du loyer, qu’on fasse payer l’impôt aux riches : pour le surplus, il vous l’abandonne.

Partant de ce principe, We avez le secret des mouvements populaires ; vous savez la politique, l’économie politique et toute la philosophie de la plèbe.

Aux époques d’agitation, la maxime du bourgeois, avons-nous dit, est : Sauver les intérêts. Celle du peuple y répond, mais comme antithèse : Guerre aux châteaux, paix aux chaumières! c’es ire, guerre aux bourgeois, guerre aux patrons, guerre aux propriétaires, guerre aux riches! Non pas, notez-le bien, que le peuple songe à abolir les castes privilégiées; il ne veut que les amener à contribution, Et cela se conçoit : Tout débat politique couvre au fond un intérêt économique; or, toute question économique se réduit, pour le peuple, à une question de salaire et de subsistance. C’est sa subsistance, c’est son travail, son salaire, qu’il entend sauvegarder par ce gros mot : Guerre aux châteaux, paix aux chaumières.

Le peuple a le sentiment confus de la différence d’esprit qui existe entre lui et le bourgeois. Travaillant de ses propres mains, il travaille pour sa propre consommation, peu plus, peu moins : en cela, il suit la loi de la nature, qui a réglé la consommation et le bien-être des nations d’après leur travail. Le désintéressement est une vertu naturelle, facile même, au prolétariat. Le bourgeois, au contraire, qui se sert pour produire de la brasse de l’ouvrier, travaille, non pour sa consommation seulement, mais pour sa fortune : il est parcimonieux, thésauriseur, avare; son intérêt n’est jamais complètement identique à l’intérêt général. En temps de troubles, bourgeoisie et plèbe se trouvent donc en antagonisme : on peut prévoir, d’après le caractère connu de l’une et de l’autre, comment se posera le débat et quelle en sera la solution.

Ainsi, de même qu’il est attaché d’instinct à son patron, à son maître, l’homme du peuple tient à son travail, à son outil, à sa place. C’est son patrimoine à lui, son privilège; il n’entend pas qu’on le lui enlève, et avec d’autant plus de raison que, son travail perdu, personne ne lui donne de pain. Le peuple donc hait la machine, tout simplement parce qu’elle lui fait concurrence, qu’elle lui ôte son travail, qu’elle est pour lui un supplantateur. Il ne fera jamais ce raisonnement : Que la machine doit profiter à celui qu’elle remplace, comme à celui qui en fait les frais ; qu’en conséquence, lorsqu’une machine s’établit, remplaçant cinquante, cent hommes, deux cents, trois cents femmes, l’ouvrier a droit, en bonne justice sociale, d’obtenir non-seulement un autre emploi, mais une petite augmentation de salaire, ou bien une réduction sur la durée du travail, ou une diminution du prix des denrées, en un mot, une part dans le bénéfice qu’apporte avec elle la machine. Non, le prolétaire n’en sait pas pour raisonner ainsi à perte de vue : tout cela c’est de la politique, de la métaphysique; il n’entend rien aux affaires. La société, il ne la connaît pas ; pour lui, c’est un mot. Le gouvernement, il ne le connaît pu davantage; pour lui, c’est le gendarme. Changer de profession, apprendre un autre état, se déclasser, il ne le peut pas : autant vaudrait dire au lapin de se faire lièvre, à la chèvre de devenir brebis. Ce qu’il connaît, c’est son travail, son métier, le métier qu’on lui a fait apprendre et qu’on lui escamote. Il tient à son bât, à son collier, à son manège; il ne veut pas qu’on l’en tire, à moins que ce ne soit pour aller an râtelier. Réclamer des garanties, invoquer la solidarité sociale, prétendre à une indemnité, à une part de bénéfice : cela n’entre pas dans sa jurisprudence. Eh1 quoi, dit-il, est-ce que le patron ne gagne pas assez avec ses ouvriers ? Ont-ils refusé de le servir? Lui demandent-ils compte de ses bénéfices? Ne peut-il se contenter d’une fortune déjà si ronde, si jolie? Ne saurait-il du moins attendre?… On devine la réponse du maître : Je suis libre de faire ce qui me plaît; j’use de mon droit; je pourrais fermer mon établissement, je préfère y établir une machine : cela ne regarde personne, etc. N’obtenant rien, les évincés se concertent, et brisent la machine. Qu’ils voudraient, en détruisant cet outil fatal, procurer au maître un bénéfice double de celui qu’ils lui rendaient auparavant ! Car ce n’est pas à lui, ce n’est pas à sa fortune qu’ils en veulent : c’est à cette machine maudite, qui leur ôte le travail. Notre ennemi, se disent-ils en parodiant les vers de Lafontaine qu’ils n’ont pas lu, c’est la machine, je vous le dis en bon français.

Autre exemple. Une réduction de salaire se produit ; effet de la libre concurrence, intérieure et extérieure. Donc, observerait un travailleur économiste, si l’économie politique était le fait des travailleurs, il faut diminuer aussi le prix du pain, du loyer, du café, de la chandelle, du savon, de la viande, du sucre, de la bière, etc. Car si la concurrence vient de l’étranger, il est juste que toute la nation la supporte; et si elle vient de l’intérieur, comme elle ne peut résulter normalement que de deux causes, ou de l’insuffisance du débouché, ou d’un progrès . naturel de l’industrie nationale, il est juste encore de procéder à une compensation. Voilà ce que dirait un ouvrier avisé, qui aurait appris à rapporter les faits à leurs causes. Mais la logique du peuple ne va pas si loin, il ne jette pas sa sonde si bas. Il y a trop d’abstraction là dedans, trop de brouillamini. Les ouvriers se coalisent et se mettent en grève. Ils refusent le travail; c’est-à-dire qu’ils réduisent encore, et la richesse nationale, et leur propre revenu : double absurdité, qui ne sert qu’à rendre la situation pire et le peuple plus malheureux. Cela est tellement palpable, qu’en plusieurs pays le législateur n°a pu s’empêcher de réprimer sévèrement les coalitions d’ouvriers : l’unique satisfaction que demandent pour eux les économistes libéraux est de rendre la loi égale pour les maîtres. Quel effet, cependant, ne produiraient pas des pétitions fortement motivées et présentées au pouvoir, coup sur coup, par des milliers d’hommes! Qu’aurait-on à répondre à des masses intelligentes, invoquant la science économique et le droit? Le peuple ne fera rien de pareil. En Angleterre, où les ouvriers ont le droit de s’assembler, les coalitions contre la baisse des salaires sont organisées régulièrement. Au moyen de cotisations lentement accumulées, les ouvriers se forment des caisses de réserve, et quand arrive la réduction du salaire, ils se retirent sous leur tente, vivent de leur réserve, jusqu’à ce qu’il plaise aux chefs des manufactures de payer le prix demandé. Est-il clair, après cet exemple, que le travailleur ne réclame pas son affranchissement? Travailleur il est né, travailleur il veut mourir : que les maîtres s’arrangent entre eux, que le gouvernement fasse son métier, c’est leur affaire. Mais qu’on ne diminue pas son salaire, sinon…! il se met en grève. La grève, soutenue par une caisse de réserve, voilà la ratio ultima de la politique populaire.

Le peuple est pour le maintien des catégories. Il ne veut ni s’élever ni se modifier; il protesterait contre une transformation qui, dans sa pensée, l’anéantirait. Nous avons vu les Modaires à Lyon, les portefaix à Marseille, plus attachés aux privilèges de leurs corporations que ne le furent jamais les nobles et les prêtres avant le 4 août. Le peuple, disait fort bien Napoléon, ne demande pas qu’il n’y ait plus de nobles ; il veut seulement que ceux d’entre les siens qui en auront le mérite, puissent devenir nobles. De même, il ne demande pas non plus qu’il n’y ait pas de bourgeois, il est seulement bien aise de voir tantôt un ouvrier, tantôt un autre, passer bourgeois. Cela le rend fier, mais point jaloux. Pourvu que le parvenu ne se montre pas trop oublieux de la caste d’où il est sorti, ce sera une des gloires de la plèbe.

Aussi voyez comme le peuple est logique dans son système.

Il ne rêve point de l’abolition du salariat, de l’extinction du paupérisme et de la misère; il croit bonnement, d’après l’Évangile, que, comme il y a eu toujours des pauvres, il y en aura toujours. Qu’on établisse des hôpitaux, des crèches, des asiles, des caisses de retraite ; qu’on tire des loteries pour les pauvres, qu’on fasse largesse : il est content.

Le peuple n’est pas égalitaire, il est philanthrope. Il ne rêve pas de Justice, mais d’amour et de charité.

Le peuple n’entend rien à l’épargne, vertu bourgeoise, qu’il est fort heureux pour ses maîtres qu’il ne pratique point. Il adore le luxe et la magnificence. Louis XIV avec ses prodigalités lui sera toujours plus cher qu’un Sully, un Colbert, avec leurs économies. Comme Louis XIV, il est convaincu que plus un roi dépense, plus il fait de bien.

Le peuple est partisan du maximum, de l’impôt progressif, de l’impôt somptuaire, pourquoi? Parce qu’il regarde, en son for intérieur, le maximum, l’impôt progressif, l’impôt somptuaire, et toutes les mesures de cette espèce, comme des corollaires du salariat. De même que la tribu de Lévi, chez les Hébreux, n’ayant pas eu de part dans le sol, subsistait de la dime, de même le peuple, n’ayant ni capital, ni propriété, ni maîtrise, ni pouvoir, subsistant exclusivement de son salaire, doit conserver son salaire : dans la pensée du prolétaire, les lois de maximum, l’impôt progressif, sont la consécration des droits de sa caste. Il ne comprendra jamais que l’impôt est nécessairement payé par le producteur, et qu’il implique contradiction qu’il en soit autrement; que par conséquent tout producteur est condamné, de par l’économie politique et de par la justice, à devenir propriétaire, capitaliste, entrepreneur, pour tout dire maître et bourgeois, à peine de payer seul l’impôt et de voir réduire encore son salaire, ce qui veut dire que toutes ces vieilles distinctions de bourgeoisie et plèbe, entrepreneur et salarié, sont absurdes et qu’elles doivent périr. Je le répète : pour le prolétaire, de pareilles conclusions, aussi certaines que les théorèmes de la géométrie, représentent le chaos, le vide, la mort.

La politique du peuple est calquée sur son économie.

D’abord, il n’est nullement admirateur du self-government et de la législation directe. Sa liberté, nous l’avons dit, est dans son sang, dans ses muscles, dans la force de son temperament, dans cette santé de l’homme de labeur, si bien entremêlée de bon sommeil et de bon appétit. Il semble, il est vrai, avoir pris au sérieux sa souveraineté : mais ce n’est pour qu’une souveraineté honorifique, un joujou. Le peuple, idéaliste, aime les honneurs ; il tient peu aux réalités. Il lui plaît de porter son bulletin dans l’urne, de faire acte, ce lui semble-t-il, de souverain. Cet orgueil innocent lui est venu du Contrat social et de 93. Bien entendu, d’ailleurs, qu’en nommant ses députés, son président, son empereur, il ne choisira pas parmi ses pareils ; il s’adressera aux sommités de la propriété, de l’industrie, du commerce, de la finance, de l’armée, du clergé même. En 1848, le peuple a nommé pêle-mêle MM. Thiers, Berryer, O. Barrot, V. Hugo, Lamoricière, Lamartine, Fould, Montalembert, Béranger, le P. Lacordaire, Dupin, Lamennais, monseigneur Parisis, etc. Sur neuf cents représentants, nous n’étions pas trente prolétaires. Vous parlez de suffrage universel : il est tout fait, les élus sont désignés d’avance. L’ouvrier nommera son patron, le domestique son maître, le fermier son propriétaire, le boutiquier son banquier, le soldat son général, le paroissien son curé. Faites voter les femmes, comme le voulait Pierre Leroux, chacune nommera son mari, à moins qu’elle ne le fasse cocu ; faites voter les enfants, ils nommeront leurs papes; faites voter les chevaux et les bœufs, ils nommeront leurs cochers et leurs bouviers. C’est l’instinct de nature, que la cérémonie du scrutin d’a fait que mettre en évidence. La plus insigne mauvaise foi a pu seule prétendre que Louis-Philippe ou Charles X ne furent pas des élus du peuple, parce que cette cérémonie, plus bête mille fois que celle de la Sainte-Ampoule, manqua à leur installation. Jusque-là, tout marche d’accord : les seigneurs nommés par leurs valets, les patriciens par leur clientèle, nous ne sortons pas de l’ordre antique. Mais les deux classes, bourgeoisie et plèbe, placées, par le fait même de l’élection, en regard l’une de l’autre, une divergence devait tôt ou tard éclater, résultant de l’opposition de leurs idées beaucoup plus que de leurs intérêts.

Le bourgeois, d’après l’étude que nous en avons faite, incline au parlementarisme; il est douteur, sceptique, méfiant; il recherche les garanties, en même temps qu’il se prête aux transactions, aux compositions et accommodements. Il répugne aux partis extrêmes, ne jure par personne et par rien, s’accommode des choses et des hommes tant qu’ils conviennent à son intérêt, cet infaillible et impitoyable critère, qui lui fait sans cesse contrôler et juger les actes du pouvoir, sans distinction d’ami ni d’ennemi.

La plèbe, devenue anti-bourgeoise, prend en tout le contrepied de la caste qui l’exploite. Elle répugne donc au fédéralisme, au modérantisme, au juste-milieu ; le parlementarisme lui casse la tête ; sans feu ni lieu, elle est parfaitement exempte de l’esprit de clocher. Nul respect de la légalité et des formes : le peuple, comme Petitjean des Plaideurs, ne comprend pas que pour faire bonne justice et bien gouverner il faille tant de façons ; — nul souci des intérêts de l’État : cela, pense le peuple, regarde la bourgeoisie, non les prolétaires. En revanche, il est tout entier à la fantaisie, à l’éclat, au bruit, à la renommée.

Le peuple ne conçoit rien aux libertés municipales, départementales, corporatives, aux garanties individuelles de la liberté, du domicile, pas plus qu’à la procédure : cela est hors de sa sphère et lui fait l’effet d’un labyrinthe. 11 se plaît aux grosses pièces : la centralisation, la république indivisible, l’empire unitaire. Par la même cause, il est communiste. Unité française, unité italienne, unité germanique, unité scandinave : de l’unité partout, cela va au peuple, et encore mieux, comme bien l’on pense, aux gouvernements. La Suisse, une confédération formée de vingt-deux petits états tous souverains : cela n’existe pas. Parlez-moi de la France, avec ses 40,000 communes et ses quatre-vingt-dix préfets! Ainsi raisonne de tout le peuple. La pyramide de Chéops lui paraîtra plus merveilleuse que Notre-Dame de Paris, et celle-ci plus belle que le Parthénon. Il ne regardera pas un camée, il s’extasie devant les colosses. Le peuple, je lui emprunte cette expression pittoresque, a les yeux plus grands que le ventre : sous ce rapport encore il est l’opposé du bourgeois, méticuleux au début, mais à qui l’appétit croît sans cesse en mangeant.

Le peuple n’a jamais su le premier mot du système représentatif. Deux chambres, des ministres agissant au nom d’un roi qui lui-même n’agit pas, des pondérations, des incompatibilités, etc. : le peuple n’y voit pas plus qu’en eau trouble, et s’en méfie. Mais un empereur, qui veut tout, qui peut tout, qui fait tout, que la loi ne bride pas, qu’aucune opposition n’arrête : voilà qui est clair. Un état ne vaut que par son étendue, dit le peuple; un pouvoir que par sa force. M. Thiers, qui dans son académisme a conservé l’instinct du prolétaire, racontant le coup d’état du 18 brumaire, sourit au mot du général Bonaparte, qui ne voulait pas, disait-il à Sieyès, être un cochon à l’engrais. M. Louis Blanc applaudit à cette grossière impertinence de l’homme de guerre. Que voulez-vous que pense la multitude, quand ses meneurs lui donnent de telles leçons P Le peuple, qui en raison de sa condition inférieure, de son horizon abaissé, de ses intérêts subalternes, rêve sans cesse d’un bon maître, d’un bon patron, d’un bon bourgeois, d’un bon seigneur, d’un bon prince, d’un bon souverain ; le peuple qui au vis siècle avant notre ère rêvait par toute la Grèce d’un bon tyran, ce peuple que trois mille ans de civilisation ont si peu modifié, parce que sa servitude est restée à peu près la même, a donc fait l’empire. En cela il suivait son instinct ; par dessus le marché il désobligeait la bourgeoisie. Crie Vive l’Empereur, disait un ouvrier à son camarade ; cela fait enrager le bourgeois. Et l’empereur a répondu, autant qu’il était en lui, à la pensée plébéienne. Ni parlementaire, ni idéologue, juste au niveau les idées du peuple : tel est Napoléon III. On n’a pas assez remarqué que la principale cause du succès de Louis Bonaparte, c’est que personnellement il s’est montré en conformité parfaite d’idées, de sentiments, de style, avec son peuple. Il se peut qu’à la fin cette modestie de talent lui tourne à mal : le jour où la multitude le prendra pour un sot, il est perdu.

En attendant voyez comme ils se comprennent.

En économie politique, Napoléon III et le peuple sont du même avis. Avant tout, le peuple veut le maintien des salaires. L’Empereur, parses communications officieuses aux chefs d’établissements, a tenu la main à ce que les salaires ne fussent pas diminués. En vain les patrons alléguaient la détresse des affaires, leur pénurie : Sa Majesté ne s’embarrassait pas de cela. Il fallait faire travailler et payer : il y allait de l’animadversion impériale.

En 1854 et 1855, les subsistances furent rares. — L’Empereur établit un maximum sur le pain, quitte à faire indemniser les boulangers aux frais de la ville de Paris.

La viande était hors de prix : l’Empereur fit établir des soupes à 5 centimes, dont quelques pauvres profitèrent; si la masse n’en devint pas plus grasse, au moins l’intention était bonne.

Les loyers étaient chers : un bureau de police fut chargé de régler les loyers des insolvables expulsés par leurs propriétaires, et de faire lever la main à ceux-ci. En même temps on fondait des cités ouvrières, sorte de casernes, dont s’éloignent avec effroi les ouvriers qui tiennent à leur dignité.

Tandis que les pourvoyeurs du gouvernement faisaient, pour les approvisionnements de l’armée de Crimée, la disette des bestiaux et des légumes, quelques négociants ayant osé leur faire concurrence furent accusés pour ce fait d’accaparement. Le peuple n’aime pas les accapareurs. L’Empereur conquit un nouveau titre à son estime en faisant condamner ces accapareurs.

Les affaires étant de plus en plus mauvaises, le commerce stagnant, l’Empereur se chargea lui-même de donner du travail aux ouvriers. C’est alors qu’il se mit à démolir et à rebâtir la capitale. Alors aussi commença sur tous les points de l’empire ce système de dépenses improductives, dont le résultat a été, il est vrai, de donner du pain à une centaine de mille hommes, mais qui a endetté la ville de Paris, les départements et les communes, peut-être d’un milliard. Un roi se court ses sujets, disait Louis XIV, en dépensant beaucoup. Nous en sommes à l’économie politique de Louis XIV.

Afin de ramener le bon marché, l’Empereur fait un traité de commerce avec l’Angleterre. Il réduit les droits de douane sur les marchandises anglaises; puis, pour couvrir le déficit que cette réduction cause au budget, il élève de 25 fr. par hectolitre les droits sur les eaux-de-vie consommées à l’intérieur, En sorte que le prolétaire français, grâce à la paternelle sollicitude de son empereur, paie l’eau-de-vie de son pays le double de ce qu’elle coûte à l’étranger. Cela s’appelle faire du libre échange. Qu’importe, si MM. Bright et Cobden applaudissent ?

Le peuple comptait bien que l’empereur ferait la guerre : le génie de l’un avait deviné celui de l’autre. L’idée napoléonienne est sortie des entrailles du peuple; Napoléon IIL n’en a été que le rédacteur: Cantabam quidem ego, scribebat Homerus. Mais voici où commence la déception.

Le peuple, qui change si peu, n’imagine pas que le monde marche, tandis que lui-même reste immobile. Pourquoi, des deux côtés de la Manche, l’antipathie entre plébéiens est-elle la même qu’au temps de Du Guesclin et de Jeanne d’Arc? si ce n’est parce que des deux côtés de la Manche John Bull est toujours John Bull, et Jacques Bonhomme toujours Jacques Bonhomme. Entre bourgeois, c’est autre chose. Les intérêts sont devenus presque solidaires, presque communs : aussi, à partir de 1815, l’entente a été de plus en plus cordiale.

Dans la pensée du peuple, pensée immuable comme sa fortune, l’histoire est une espèce de mythe. Là les antagonismes s’éternisent, les rapports restent les mêmes ; les événements conservent toujours la même signification. Il n’y a que les noms qui changent; car, hélas! les hommes sont mortels.

Le peuple soupçonne-t-il que le coup d’état de brumaire, les actes de 1804, de 1814, 1830, 1848, 1851 et 1852, ont changé la situation de la France, et par suite ses rapports avec l’Europe? Pas le moins du monde. Napoléon Ier, Te ou IT, peu importe le numéro, c’est toujours, pour le peuple, la Révolution. Or, la Révolution a pour ennemie naturelle la Coalition ; et voilà ce qui fait que Napoléon devait faire la guerre, qu’il l’a faite et qu’il la fera. Mais Fa Coalition doit être vaincue, et la cocarde tricolore, ainsi que l’a prédit son auteur, faire le tour du monde; voilà pourquoi le peuple admet sans la moindre difficulté que l’Empire c’est la conquête, pourquoi il est prêt à suivre son chef dans toutes ses entreprises.

Le bourgeois, casanier, a fourni le type de M. Prudhomme; le prolétaire, conquérant, a donné celui de Jean Chauvin.

Le peuple s’est réjoui, avec Barbès, de l’expédition de Crimée. Mais sa stupéfaction a été grande quand il a vu la guerre finir par un retour au s{afu quo. Il ne comprend pas ces

erres d’équilibre, purement politiques, à la façon de l’expédition d’Anvers; il n’y est plus. Bien sûr que la Contre-Révolution, qui a des agents jusque dans le cabinet de l’Empereur, avait lié les bras à Napoléon.

Le peuple a applaudi à la campagne d’Italie : mais encore plus surpris, après Solferino, quand il a vu l’affaire se réduire à un simple déplacement de provinces au profit de Victor-Emmanuel. I] attendait la Coalition.

Un des grands ébahissements du peuple a été de voir le principe de nationalité, éminemment révolutionnaire, selon lui, se tourner contre l’empereur. Il s’était habitué à l’idée que les peuples, étant amis de la Révolution, devaient entrer dans la famille française, L’Italie, se disait-il, nous appelle; la Pologne et la Hongrie attendent notre signal; la Belgique nous tend les bras. Et voilà qu’il s’entend dire que l’Italie, en vertu du principe de nationalité, ne veut pas s’adjoindre à la France; que la Belgique, en vertu du même principe de nationalité, proteste contre toute pensée d’incorporation ; bien mieux, qu’on l’accuse, lui le peuple de la Révolution, d’être infidèle à ses principes, et de sacrifier la liberté à la gloire!…

Rien ne fait plus de tort à un chef d’état, à une dynastie, que ces mécomptes de la plèbe, brusquement arrachée à sa légende, à son idéal. Napoléon Jer s’était fait couronner empereur à Notre-Dame, par le Pape. Ce n’était pas moins que la restauration du droit divin. Mais le peuple n’y regarde pas de si près. Pour lui, cette étrange cérémonie, qui faisait passer la couronne du roi guillotiné sur le front d’un soldat jacobin, c’était la Révolution. Aujourd’hui, rien de semblable. Napoléon III assiste à la messe dans sa chapelle, comme Charles X; il se pue de sacre, comme Louis-Philippe, dont il est même forcé

le suivre les errements, en faisant des campagnes sans conquêtes, en protégeant les juifs, les bancocrates, les prêtres, en faisant la police de la France pour le comte de l’Europe, et muselant la Révolution.

Napoléon Ier s’était entouré d’une cour de rois : Napoléon III est réduit à quelques rares poignées de main. Quelle différence de l’entrevue d’Erfurt avec celle de Bade!

Napoléon Ier s’était fait donner en mariage une archiduchesse, La bourgeoisie augura mal de cette épousaille autrichienne : mais le peuple battit des mains en voyant son héros dans le lit d’une princesse. C’était féerique, un vrai roman de chevalerie. En 1853, Napoléon III fait la conquête de mademoiselle de Téba. Je n’ai rien à dire de la personne, une des plus jolies femmes, dit-on, qui aient fait le caprice d’un empereur. Mais les mariages des princes sont avant tout des mariages politiques, et il faut convenir que Napoléon III a été encore plus malheureux, plus mal inspiré que le duc d’Orléans. Aussi le peuple s’est tu : le peuple, qui adore les empereurs parvenus, goûte médiocrement les impératrices parvenues.

Du côté des masses, Napoléon III n’a point à redouter de conspiration; il ne périra que par la désillusion. Le peuple, dont la vie est en l’air, tient peu aux garanties et aux libertés politiques ; ce n’est pas lui qui discutera jamais le budget, ni qui parlera de refuser l’impôt. Ni les prodigalités, ni les emprunts ne lui donnent d’inquiétude. Les questions de finance, il les considère sous un tout autre aspect que le bourgeois. Lors du premier emprunt national, en voyant la foule des souscripteurs se presser à la porte du Trésor, il disait en se frottant les mains : Ce n’est pas la république qui nous en aurait donné comme cela de la rente!… Que lui importe, à lui, que la dette grossisse? Pour produire de quoi acquitter l’impôt, et la rente, et les dividendes des compagnies, et l’escompte des banques, et les commissions des courtiers et agents de change, et les primes d’assurance, il faudra toujours recourir à la brasse du peuple. Il faudra donc toujours et préalablement, le payer, puisque sans lui on n’aurait rien. Or, avec son empereur, le peuple compte bien que ses salaires ne baisseront plus : pour lui, toute la question est là. Que l’État, les propriétaires, les capitalistes, les bancocrates, se disputent le reste : cela ne le regarde point. À eux d’y voir. En attendant, l’argent roule, Je dépense va son train : bravo! Une banqueroute de l’État, une banqueroute universelle, sociale, ferait rire le peuple et n’ébranlerait le gouvernement. Avec l’appui de 600,000 baïonnettes, les applaudissements de la multitude, l’adhésion silencieuse d’une partie des bourgeois, la résignation des autres, le remède héroïque, que la République de 1848 repoussa avec une indignation vertueuse, passerait. Ceux qui, d’après les souvenirs ici mal appliqués de 89, comptent sur le déficit pour ébranler l’empire, font fausse route.

En fait de gouvernement, le peuple a son idée à lui et son idéal, qui le retiennent dans la soumission. L’idée est que le prince soit le protecteur du peuple contre les abus de l’exploitation bourgeoise: l’idéal, que ce même prince réunisse en sa personne les conditions de puissance, de grandeur et de gloire, sans lesquelles le pue ne conçoit pas le pouvoir suprême. César, Napoléon Ier réalisèrent au plus haut degré cette conception populaire du souverain.

D’après ce principe, on peut prédire, avec une suffisante certitude, que l’empire actuel, en tant qu’il s’appuie sur le suffrage de la multitude, ne se soutiendra pas. Et ce n’est pas tant l’homme qui fait défaut à la situation, que la situation qui fait défaut à l’homme. Comme idée, Napoléon III a beau faire ; sauveur des intérêts bourgeois, proscripteur du socialisme, raison sociale de la réaction contemporaine, ami des jésuites, compère des boursicotiers et des bancocrates, il est une contradiction vivante. Sa politique de bascule est déjà percée à jour, même aux yeux des derniers. Sa diplomatie se résume en une menace : 600,000 soldats ! Cela peut faire battre des mains au peuple une fois, deux fois : à la troisième représentation il trouvera que c’est bête. Comme idéal, Napoléon III, par l’effet des mêmes causes, est dépourvu de prestige. D’abord, il n’est ni général ni même soldat : Mac-Mahon, Bosquet, Pellissier, Canrobert, le premier zouave venu, s’il a été à Malakoff ou à Solferino, sont plus populaires que lui. Puis, son gouverne ment, voué quand même à la politique bourgeoise, mal déguisée sous la roideur de l’uniforme, se traîne dans la vulgarité et le prosaïsme ; ses harangues, ses épîtres, trop répétées, où se trahit l’imitation, deviennent insipides; la dernière lettre à Persigny, écrite après boire, aurait produit un scandale affreux, si le silence imposé à la presse n’eût protégé contre toute critique l’auguste missive. Dominé par une loi supérieure, forcé de renoncer aux conquêtes, de laisser la plèbe se débattre dans son paupérisme, de mentir à l’Idée napoléonienne, Napoléon III n’est dans toute son existence qu’un Maitre Jacques couronné, à la fois cocher et cuisinier. Son règne a été défini dès le premier jour, l’empire sans l’empereur.

Sous le coup de ces déceptions, dont le sentiment, mêlé de honte, est très-vif chez le peuple, ce qui devait arriver arrive. Le rapprochement s’opère peu à peu entre le prolétariat et la classe des artisans, petits industriels, petits propriétaires, petits bourgeois, portion la plus maltraitée par le régime actuel, et la plus saine du corps social. Autour de ce noyau, déjà si puissant, viendront se grouper les restes des vieux partis; et les idées de 1789, de 1830, de 1848, faisant fermenter toute la masse, il n’y aura qu’à attendre une de ces occasions qui ne font jamais défaut aux amis du droit et de la liberté.

C’est en vain que l’empire, faisant cause commune avec l’Église, aura entrepris de relever, par la religion, la foi monarchique, et d’appuyer, comme on disait autrefois, le trône sur l’autel. C’est en vain que, livrant l’instruction du peuple au clergé, il aura prétendu refaire son éducation, et le ramener aux mœurs féodales, Cette double restauration n’aura servi qu’à accélérer la dissolution de la multitude.

En fait de religion, le plébéien, même aux siècles de ferveur, est peu solide, sa foi n’étant fondée ni en idée, ni, à plus forte raison, en idéal. Du dogme il ne sait pas le premier mot; quant aux choses surnaturelles, révélations et miracles, elles ne font que glisser sur son esprit, par la facilité même avec laquelle il s’y prête. Comme il n’a aucune connaissance des lois de la nature et de l’esprit et des bornes du possible, il est également vrai de dire qu’il s’étonne de tout et qu’il ne s’étonne de rien. Il croit aux prophètes et aux thaumaturges, par la même raison qu’il croit aux sorciers. Un miracle, disait J.-J. Rousseau, si j’en étais témoin, me rendrait fou : le peuple, dont la vie n’est pleine que de miracles, ne s’en émeut pas. Qu’aujourd’hui il assiste à la résurrection d’un mort, demain il n’y pensera plus. Quant au culte intérieur, à l’adoration en esprit et en vérité, à l’oraison mentale, le peuple s’y connaît encore moins. Il est psychique, comme disaient les gnostiques; il ne s’élève pas jusqu’à la spiritualité : son travail, voilà sa prière, il ne sort pas de là.

Le peuple, étranger à la théologie, incapable d’aucun exercice spirituel, à qui le catéchisme est inintelligible, est ouvert à toutes les nouveautés, accessible à tous les entraînements. En 93, à Paris, sous la Terreur, on l’a vu un jour promener ta châsse de Ste-Geneviève pour obtenir le beau temps, et le lendemain suivre la procession de la Déesse de la Liberté. C’est le perle qui a créé cette mythologie grecque inextricable, la honte de l’esprit humain, si, par un prodige unique, elle n’était aussi pleine de poésie que de déraison. Quand la Grèce religieuse voulut donner satisfaction à sa piété, elle se cacha du peuple, et fonda les mystères. Parler de religion au peuple, c’est provoquer l’explosion de toutes les folies superstitieuses. On l’a vu, après le coup d’état, à la multitude des miracles et des apparitions dont on parlait de tous côtés.

La religion du peuple se révéla un jour cependant par une heureuse parole, qui est restée : C’est lui qui a inventé le Bon Dieu. L’homme bien élevé, noble ou bourgeois, dit Dieu tout court, ou le Seigneur Dieu (Adonaï lehovah), ou bien encore le Seigneur : c’est le principe d’Autorité. Ce Dieu-là, le Dieu des maîtres, n’est pas le vrai Dieu du peuple; c’est même le mauvais Dieu. Dans les siècles de servitude, l’esclave n’adorait pas le même Dieu que son maître; il avait sa divinité, son idole particulière : on le voit par l’histoire romaine et par la Bible, qui nomme Schaddaï le dieu des Hébreux esclaves en Égypte. L’esclave transformé en prolétaire, devenu libre, si vous voulez, mais resté pauvre, son dieu est encore un mauvais dieu : à qui s’adresser dès lors?.… Le bon Dieu est celui qui nourrit la multitude dans le désert; qui disait, Heureux les pauvres, et Malheur aux riches ; qui ens ait la charité, commandait l’aumône, ordonnait à ses disciples de vendre leurs biens et d’en distribuer le prix aux pauvres ; qui pardonnait à la pécheresse, parce qu’elle avait beaucoup aimé, qui, enfin, fut crucifié par les pharisiens et les saducéens, c’est-à-dire, les faux dévots et les mauvais riches. Voilà le Dieu du peuple, voilà toute sa théologie. Maintenant il a perdu son Dieu; les prêtres le lui ont pris; ils en ont fait le Dieu des privilégiés, des riches, des bourgeois, un dieu exploiteur et réactionnaire. Ajoutez que le peuple en est venu à protester contre la perpétuité de son prolétariat, que par conséquent il n’y a plus pour lui de bon Dieu possible. Il appelle la Justice, non plus la miséricorde. Quel bon Dieu peuvent se forger des citoyens, indépendants de par la loi, jouissant des droits civils et politiques, et forcés, par une indigence sans raison, un paupérisme arbitraire, une misère de hasard, de charger et voiturer à bras, à la distance de 150 mètres, un mètre cube de terre, moyennant un salaire de 24 centimes?… La noblesse, au XVIIIe siècle, annulée, dégradée par le despotisme, tomba dans l’irréligion et le libertinage; la bourgeoisie, à partir de 89, est devenue voltairienne; le peuple a suivi l’exemple de ses maîtres. C’est le Paysan perverti, sans religion ni conscience, partant sans raison d’existence.

Quant à l’éducation du peuple, bornée, autant qu’il dépend de l’Église et du pouvoir, à l’apprentissage et aux éléments des connaissances humaines, elle a pris, dans ces dernières années, une direction singulière.

De tout temps le vulgaire fut odieux aux poètes, Odi profanum vulgus el arceo, aux philosophes, aux savants, aux politiques, aux gens de lettres et aux artistes, à tout ce qui se pique de génie, de talent, d’esprit, de distinction, d’élégance. La vulgarité, mot qui sert à désigner l’essence du plébéien, comme l’humanité sert à désigner la qualité d’homme, est synonyme de grossièreté, trivialité, banalité, vileté, réalité bête, plate, ridicule, usée, râpée, tout ce qu’on peut imaginer de moins idéal, sous ce rapport, quelque chose au-dessous de la ‘barbarie elle-même. La Mode, qui a son temple à Paris, comme chacun sait, le bon ton, la fashion, qu’est-ce autre chose que la guerre à la vulgarité? Or, voici ce qui arrive. D’une part la vulgarité, fléau des lettres et des arts, stigmate honteux de la vile multitude, remontant de bas en haut à mesure que la bourgeoisie supplante la noblesse, envahit le pouvoir, d’où elle retombe ensuite de toute sa lourdeur sur la civilisation qu’elle flétrit et écrase. Telle est la cause immédiate de la décadence des lettres et des arts chez tous les peuples. Sous les césars, la tragédie et la comédie latines disparaissent rapidement, chassées par l’ennui du peuple, qui leur préfère les combats de gladiateurs. Même mouvement en France : le XVIIe siècle fit ses délices de la tragédie et de la comédie; le XVIIIe y substitue le drame bourgeois, maintenant abandonné pour les pièces que chacun sait.

Pendant ce temps-là, l’homme du peuple, qui ne saura descendre, qui au contraire aspire à monter, devenu li penseur, dégagé de préjugés, affichant des prétentions au dilettantisme, fuyant la vulgarité, c’est-à-dire se fuyant lui-même, s’efforce de faire peau neuve, et ne réussit qu’à raffiner sa dépravation. Symptôme non équivoque de la décadence d’un peuple, quand les classes travailleuses, courbées sous le despotisme, se mettent à cultiver les muses au lieu de revendiquer leurs droits. L’ouvrier se faisant homme de lettres, l’homme de labeur recherchant la vie d’artiste, l’atelier produisant en foule des poétereaux, des rapins, des chorégraphes, des dramaturges; le gros du prolétariat ne demandant que du pain et des spectacles; la plèbe, enfin, autrefois digne, non vulgaire, à présent singeant l’aristocratie, fuyant le travail, dégénérant en bohème, lazzaronerie, gueuserie et canaille : qu’attendre d’une semblable métamorphose ? On nous parle d’initiation par l’art à la liberté. Retournez, s’il vous plaît, la phrase, Initiation par la liberté à l’art, et vous serez dans le vrai. Étranges initiateurs, vraiment, que ces zouaves revenus de Crimée et jouant par le monde leur petite comédie! ces orphéonistes, qui le mois dernier allèrent, au nombre de 3,000, donner à l’Angleterre une sérénade monstre, et n’eurent pas même le courage de chanter la Marseillaise !

Tiens ton rang, disait un vigneron de Bourgogne à sou fils qu’il voyait avec déplaisir fréquenter de petits commis. Quitter – la houe pour la plume, au jugement de ce rude vieillard, c’était déroger. Qui bien boit, bien chante et bien danse, dit un proverbe national, Fait un métier qui peu avance. Les arts à la mode mis sur le même niveau que l’ivrognerie et la débauche : voilà le véritable esprit gaulois. Ces mœurs ont fait la Révolution : nous n’en sommes plus là. Les chefs de l’État donnent le signal de la gaudriole : l’Empereur n’assistait-il pas, l’autre jour, à la représentation de Mimi Bamboche, s’ébaudissant et donnant le signal des applaudissements. On assure que cette pièce, écartée d’abord par la pudeur de la censure, a été jouée par ordre de Sa Majesté. L’excitation à la débauche partant de si haut et si publiquement, que voulez-vous que devienne la malheureuse plèbe? Flatté dans sa vanité, le travailleur français s’adonne aux articles de luxe, abandonne les professions utiles, moins bien portées. Le nombre des ouvriers de toute nation qui exercent à Paris les métiers de bottier, cordonnier, tailleur, menuisier, etc., atteint 80,000. La désertion commence dans les campagnes : la classe des journaliers disparaissant, par l’effet du luxe et de la cherté, le propriétaire convertit en prairies les terres à blé. Au lieu de grain, la terre produira de la viande, et la population, chose importante à la sécurité de la rente et de l’empire, s’éclaircira. Les filles du peuple, dégoûtées de l’aiguille qui ne leur donne pas de quoi s’entretenir, dégoûtées des ouvriers leurs pareils, ivrognes, paresseux et grossiers, forniquent avec les fils des bourgeois, qui les préfèrent de beaucoup, pour l’amour, aux bourgeoises. Cela se passait ainsi la veille du Déluge : Videntes filii Dei filias hominum quid essent pulchræ… Depuis la fin des anciennes guerres, en 1815, ces mœurs sont celles de l’Europe : n’est-ce point que le cataclysme approche?

L‘empire, croyant s’éterniser, a semé l’hypocrisie et la corruption; il recueillera l’indignation et le pilori. La décadence, dont le triomphe de la plèbe donnait autrefois le signal, ne peut pas aujourd’hui se soutenir. Les conditions du césarisme, de la mort physique et morale des nations, n’existent plus. Napoléon III, quoi qu’il fasse, n’a rien à mettre sous la dent du prolétariat. Devint-il conquérant, possédât-il la moitié de l’Europe, comme chaque nation ne produit en définitive que son nécessaire, la pénurie impériale serait la même. Le césarisme est acculé au travail : or, le travail, c’est le droit économique, la liberté politique, le régime parlementaire, l’association industrielle, la mutualité internationale. Le monde ne saurait revoir les funérailles d’un grand peuple.

Jusqu’en 1789, la société étant établie sur le principe de l’inégalité des conditions, la politique se réduisait à la meilleure manière d’exploiter et de contenir la plèbe. Celle-ci, admettant elle-même le principe de son infériorité, ne recherchant aux époques de crise qu’un adoucissement à sa misère, la subalternisation des classes travailleuses pouvait paraître éternelle. Plus d’une fois, dans les querelles dynastiques, le peuple avant été appelé comme arbitre, un parti démocratique s’était constitué en face du patriciat, et l’on avait pu penser que, la plèbe politiquement affranchie, la société trouverait sa constitution définitive et marcherait dans la Justice. Mais toujours on avait vu cette démocratie, après un tourbillonnement de courte durée, aboutir à un césarisme pire que la féodalité antérieure; puis la société s’affaisser et périr. 1] résultait de là que le problème de la civilisation, lié à la constitution du droit économique et conséquemment à l’émancipation de la plèbe, se présentait comme une sorte de cercle vicieux infranchissable.

Maintenant le cercle fatal est rompu, la démagogie déroutée, la tyrannie au désespoir. Des conditions de gouvernement s’imposent, qui rendent la fantaisie démocratique et le césarisme impossibles. Des idées, jusqu’alors inouïes, ont commencé de pénétrer les masses et de changer le tour de leur intelligence. La société moderne devra son salut, et le peuple son affranchissement, tout à la fois aux mœurs “constitutionnelles dont il n’est plus permis à une dictature, quelle qu’elle soit, de faire table rase; aux principes de droit international qui depuis les traités de Vienne gouvernent l’Europe, et aux problèmes économiques et sociaux posés par la Révolution de février.

FIN DE LA HUITIÈME ÉTUDE.

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