Fifth study—L’Education—Parallel French

CINQUIÈME ÉTUDE

DE L’ÉDUCATION

À Son Éminence Mgr Matthieu, Cardinal-Archevêque de Besançon.

I

Monseigneur,

Napoléon Ier dit dans ses mémoires :

« Mon enfance n’eut rien de remarquable ; je n’étais qu’un enfant curieux et obstiné. »

C’est justement ce que l’on peut dire de la plupart des enfants du peuple.

Je m’étais toujours flatté, sous ce rapport, d’être au niveau de la multitude et du grand homme, et ne m’attendais pas que, sous l’inspiration de mon archevêque, un entrepreneur de biographies viendrait chercher dans l’insignifiance de mes premières années les symptômes de ce que, trente ans plus tard, en suivant obstinément le sillon de mon siècle, je devais devenir.

J’avais tort, certes : rien n’est indifférent au chrétien. Pour lui tout est préordonné : race, condition, inclinations, premières influences. Dites à ce chrétien, d’un individu pris au hasard, que cet homme est né pauvre, de parents à l’humeur entreprenante, raisonneuse, insoumise, sarcastique, comme on en trouve aujourd’hui partout, il vous répondra en hochant la tête que c’est une bouture de 93, que certainement Dieu ne l’aime pas.

Né au plus épais de ce limon révolutionnaire, je devais donc avoir reçu une éducation en rapport avec mon origine, avec le sang rustique qui coule dans mes veines, avec cet esprit de critique qui a fait de mes auteurs et collatéraux des liseurs de Codes, qui ferait bientôt de la nation tout entière une société de démons, si les Ignorantins n’y mettaient ordre.

« C’était chaque jour (chez mon père) un concert d’imprécations contre la Providence, contre la société, contre les hommes. »

Ainsi l’affirme M. de Mirecourt, et je ne doute pas qu’il n’ait puisé ses renseignements à bonne source.

Ma foi, s’il faut vous dire la vérité, Monseigneur, nous faisions encore pis, ne pensant guère plus à la Providence que nous ne comptions sur la société ; et vous savez que l’indifférence en matière de religion est bien autre chose que le blasphème. Je l’avouerai donc, on pratiquait chez nous avec tiédeur ; mais si tiède qu’elle fût, cette pratique pouvait paraître encore méritoire, tant on en attendait peu de chose. Mais on n’était pas ce qui s’appelle blasphémateur, incrédule ; on avait la foi du charbonnier ; on aimait mieux s’en rapporter à M le curé que d’y aller voir. « La religion, disait mon oncle Brutus, est aussi nécessaire à l’homme que le pain ; elle lui est aussi pernicieuse que le poison. » J’ignore où il avait attrapé cette sentence antinomique, dont je n’étais pas alors en état d’apprécier la valeur. Mais je sais fort bien que, tout en acceptant le pain, sans nous enquérir de la farine, nous avions grand’peur du poison, ce qui nous tenait perpétuellement dans l’occasion prochaine de l’incrédulité. Le premier cependant, et je crois le seul de la famille jusqu’à présent, je suis devenu pour tout de bon esprit fort et le plus grand blasphémateur du siècle, comme vous l’avez écrit quelque part. Il est bon que vous sachiez comment cela m’arriva.

ESSAIS D’UNE PHILOSOPHIE POPULAIRE. — N°5

DE LA JUSTICE

DANS LA RÉVOLUTION

ET DANS L’ÉGLISE.

CINQUIÈME ÉTUDE.

L’ÉDUCATION.

A Son Émisence Mgr Matthieu, Cardinal-Archerèque de Besançon.

_Monseigneur_,

Napoléon Ier dit dans ses mémoires :

« Mon enfance n’eut rien de remarquable ; je n’étais qu’un enfant curieux et obstiné. »

C’est justement ce que l’on peut dire de la plupart des enfants du peuple.

Je m’étais toujours flatté, sous ce rapport, d’être au niveau de la multitude et du grand homme, et ne m’attendais pas que, sous l’inspiration de mon archevêque, un entrepreneur de biographies viendrait chercher dans l’insignifiance de mes premières années les symptômes de ce que, trente ans plus tard, en suivant obstinément le sillon de mon siècle, je devais devenir.

J’avais tort, certes : rien n’est indifférent au chrétien. Pour lui tout est préordonné : race, condition, inclinations, premières influences. Dites à ce chrétien, d’un individu pris au hasard, que cet homme est né pauvre, de parents à l’humeur entreprenante, raisonneuse, insoumise, sarcastique, comme on en trouve aujourd’hui partout, il vous répondra en hochant Ja tête que c’est une bouture de quatre-vingt-treize, que certainement Dieu ne l’aime pas.

Né au plus épais de ce limon révolutionnaire, je devais donc avoir reçu une éducation en rapport avec mon origine, avec le sang rustique qui coule dans mes veines, avec cet esprit de critique qui a fait de mes auteurs et collatéraux des liseurs de Codes, qui ferait bientôt de la nation tout entière une société de démons, si les Ignorantins n’y mettaient ordre.

« C’était chaque jour (chez mon père) un concert d’imprécations contre la Providence, contre la société, contre les hommes. »

Ainsi l’affirme mon biographe, et je ne doute pas qu’il n’ait puisé ses renseignements à bonne source.

Ma foi, s’il faut vous dire la vérité, Monseigneur, nous faisions encore pis, ne pensant guère plus à la Providence que nous ne comptions sur la société ; et vous savez que l’indifférence en matière de religion est bien autre chose que le blasphème. Je l’avouerai donc, on pratiquait chez nous avec tiédeur; mais si tiède qu’elle fût, cette pratique pouvait paraître encore méritoire, tant on en attendait peu de chose. Mais on n’était pas ce qui s’appelle blasphémateur, incrédule; on avait la foi du charbonnier; on aimait mieux s’en rapporter à M. le curé que d’y aller voir. « La religion, disait mon oncle Brutus, est aussi né« cessaire à l’homme que le pain; elle lui est aussi perni« cieuse que le poison. » J’ignore où il avait attrapé cette sentence antinomique, dont je n’étais pas alors en état d’apprécier la valeur. Mais je sais fort bien que, tout en acceptant le pain, sans nous enquérir de la farine, nous avions grand’peur du poison, ce qui nous tenait perpétuellement dans l’occasion prochaine de l’incrédulité. Le premier cependant, et je crois le seul de la famille jusqu’à présent, je suis devenu pour tout de bon esprit fort et le plus grand blasphémateur du siècle, comme vous l’avez écrit quelque part. Il est bien que vous sachiez comment cela m’arriva.

II

Mes premiers doutes sur la foi me vinrent vers ma seizième année, à la suite de la mission qui fut prêchée en 1825 à Besançon, et de la lecture que je fis de la Démonstration de l’existence de Dieu, par Fénelon. Daniel Stern, dans son Histoire de la Révolution de 1848, rapporte à mon endroit cette anecdote, qui est vraie. Quand je sus par le précepteur du duc de Bourgogne qu’il y avait des athées (j’écris ce mot comme on le prononce à Besançon), des hommes qui nient Dieu, et qui expliquent tout par la déclinaison des atomes, ou, comme dirait La Place, par la matière et le mouvement, je tombai dans une rêverie extraordinaire. J’aurais voulu entendre ces hommes défendant eux-mêmes leur thèse ; les lire, comme je lisais Fénelon. Curiosité dangereuse, si vous voulez, et qui ne pronostiquait rien de bon, mais qui témoignait après tout de mon désir de m’instruire, et, j’ose le dire, de ma sincérité : car, enfin, s’il n’y avait, quoi qu’on dise, point de Dieu ! s’il y avait autre chose que Dieu ! ou si Dieu n’était rien de ce que le peuple pense, et que les prêtres disent ! si le rôle que cet être mystérieux joue dans le monde était en sens contraire de ce que notre religion suppose !… où cela nous mènerait-il ? où cela ne nous mènerait-il pas ?

À ce propos, je consignerai ici un fait que, malgré mon scepticisme naissant, il me fut impossible d’attribuer au clinamen. Étant au collége, je reçus pour prix, pendant cinq années consécutives, 1o trois fois l’Abrégé de l’Ancien Testament, par Royaumont, 1 vol. in-12 ; 2o deux fois les Vies des Saints, extraites de Godescard, aussi in-12 ; pendant que certains de mes camarades, mieux qualifiés, recevaient de bons ouvrages de littérature et d’histoire. Si, me disais-je, le clinamen était la loi de l’univers, c’est juste le contraire qui arriverait. Moi, qui suis pauvre, et qui ne peux pas même acheter mes livres de classe, je fais le vide, et les piles de prix devraient m’échoir en raison de la pesanteur. Il faut donc qu’une autre force les détourne. Il y a de la Providence là-dessous !… Ah çà ! voudrait-elle faire un Stanislas Kostka du fils du tonnelier ?… Cette réflexion, qui était en même temps une explication telle quelle du phénomène, eut pour moi un double avantage : d’abord, de me préserver de l’envie, ensuite de me mettre sur mes gardes.

M. de Mirecourt cite un autre trait de la dureté de mon âme :

« À l’époque de sa première communion, les maximes chrétiennes ne peuvent terrasser son orgueil. »

Serais-je noté sur les registres de la paroisse ? Peste ! quelle police !

J’avais un peu plus de dix ans quand je fis ma première communion, et n’avais lu à cette époque que l’Évangile et les Quatre Fils Aymon. J’étais dans la plénitude de mon innocence ; et si le curé Sirebon, qui me confessait, était de ce monde, il vous en raconterait des traits risibles. Sa prudence, à coup sûr, y allait plus vite que mon étourderie. Le plus gros péché dont j’aie souvenance est qu’au sermon de la Passion qui nous fut prêché l’avant-veille de ce grand bonjour, les filles, dont les bancs étaient placés vis-à-vis de ceux des garçons, pleuraient à chaudes larmes, et que cela me donnait envie de rire. Vous figurez-vous ces Madeleines de dix à onze ans ?… À cet âge, je ne pouvais guère comprendre le cœur féminin et ses précoces tendresses. Pauvres petites ! elles sont vieilles à cette heure. Je voudrais savoir comment, avec les munitions du catéchisme, elles ont résisté aux assauts de l’amour, aux séductions de la vanité et aux découragements de la misère.

Pourquoi n’en conviendrais-je pas ? j’ai toujours eu peu de goût pour les œuvres de la vie dévote : me confesser, communier, faire la visite au Saint-Sacrement, baiser le crucifîx, assister au lavement des pieds, tout cela me déplaisait ; une antipathie profonde pour les clercs, bedeaux et marguilliers, que je regardais tous comme de fieffés Tartufes. J’avais observé de bonne heure qu’il n’y avait pas de bon Dieu pour son sacristain ; et je détestais cette engeance d’église, qui m’eût fait prendre en grippe jusqu’aux plus belles saintes du paradis.

Un de mes amis, forcé comme moi de faire sa première communion, s’était présenté à la sainte table le Système de la Nature, du baron d’Holbach, sur la poitrine, en signe de protestation. Je n’étais pas de cette force, mais je bataillais avec le confesseur, et je me rappelle fort bien qu’un jour qu’il me grondait d’avoir mangé, en temps de maigre, des pommes de terre cuites avec de la graisse de cochon, — vous comprenez que nous n’avions pas autre chose, — je lui répondis : Mon père, mon pâque ne vaut pas votre vendredi saint !

Tandis que la religion se perd pour le peuple, elle devient pour les riches, comme la musique et les modes, un embellissement de l’existence, je dirais presque un objet de luxe. Quelle peut être la cause de ce revirement ? Est-ce la faute de Voltaire ? Est-ce la faute de Rousseau ? Ou n’est-ce pas plutôt celle de l’Église ? Nous en jugerons tout à l’heure.

Mes premiers doutes sur la foi me vinrent vers ma seizième année, à la suite de la mission qui fut prêchée en 4825 à Besançon, et de la lecture que je fis de la Démonstration de l’existence de Dieu, par Fénelon. Daniel Stern, dans son Histoire de la Révolution de 1848, rapporte à mon endroit cette anecdote, qui est vraie. Quand je sus par le précepteur du duc de Bourgogne qu’il y avait des athées (j’écris ce mot comme on le prononce à Besançon), des hommes qui nient Dieu, et qui expliquent tout par la déclinaison des atomes, ou, comme dirait La Place, par la matière et le mouvement, je tombai dans une rêverie extraordinaire. J’aurais voulu entendre ces hommes défendant eux-mêmes leur thèse, les lire, comme je lisais Fénelon. Curiosité dangereuse, si vous voulez, et qui ne pronostiquait rien de bon, mais qui témoignait après tout de mon désir de m’instruire, et, j’ose le dire, de ma sincérité. Car enfin, s’il n’y avait, quoi qu’on dise, point de Dieu! S’il y avait autre chose que Dieu! Ou si Dieu n’était rien de ce que le peuple pense, et que les prêtres disent! Si le rôle que cet étre mystérieux joue dans le monde était en sens contraire de ce que notre religion suppose! Où cela nous mènerait-il? Où cela ne nous mènerait-il pas?

A ce propos, je consignerai ici un fait que, malgré mon scepticisme naissant, il me fut impossible d’attribuer au clinamen. Etant au collége, je reçus pour prix, pendant cinq années consécutives, 1° trois fois l’Abrégé de l’Ancien Testament, par Royaumont, 4 vol. in-12; 2° deux fois les Vies des Saints, extraites de Godescart, aussi in-12; pendant que certains de mes camarades, mieux qualifiés, recevaient de bons ouvrages de littérature et d’histoire. Si, me disais-je, le clinamen était la loi de l’univers, c’est juste le contraire qui arriverait. Moi, qui suis pauvre, et qui ne peux pas même acheter mes livres de classe, je fais le vide, et les piles de prix devraient m’échoir en raison de la pesanteur. Il faut donc qu’une autre force les détourne. Il y a de la Providence là-dessous! Ah çà! voudrait-elle faire un Stanislas _Kostka_ du fils du tonnelier?.… Cette réflexion, qui était en même temps une explication telle quelle du phénomène, eut pour moi un double avantage : d’abord, de me préserver de l’envie, ensuite de me mettre sur mes gardes.

Mon biographe cite un autre trait de la dureté de mon âme :

« A l’époque de sa première communion, les maximes chrétiennes ne peuvent terrasser son orgueil. »

Serais-je noté sur les registres de la paroisse? Peste! quelle police !

J’avais un peu plus de dix ans quand je fis ma première communion, et n’avais lu à cette époque que l’Évangile et les Quatre Fils Aymon. J’étais dans la plénitude de mon innocence; et sile curé Sirebon, qui me confessait, était de ce monde, il vous en raconterait des traits risibles. Sa prudence, à coup sùr, y allait plus vite que mon étourderie. Le plus gros péché dont j’aie souvenance est qu’au sermon de la Passion qui nous fut préché l’avant-veille de ce grand bonjour, les filles dont les bancs étaient placés vis-à-vis de ceux des garçons, pleuraient à chaudes larmes, et que cela me donnait envie de rire. Vous figurez-vous ces Madeleines de dix à onze ans? A cet âge, je ne pouvais guère comprendre le cœur féminin et ses précoces tendresses. Pauvres petites! Elles sont vieilles à cette heure. Je voudrais savoir comment, avec les munitions du catéchisme, elles ont résisté aux assauts de l’amour, aux séductions de la vanité et aux découragements de la misère.

Pourquoi n’en conviendrais-je pas ? J’ai toujours eu peu de goût pour les œuvres de la vie dévote : me confesser, communier, faire la visite au Saint-Sacrement, baiser le crucifix, assister au lavement des pieds, tout cela me déplaisait; une antipathie profonde pour les clercs, bedeaux et marguillers, que je regardais comme de fieffés Tartufes. J’avais observé de bonne heure qu’il n’y avait pas de bon Dieu pour un sacristain, et je détestais cette engeance d’église, qui m’eût fait prendre en grippe jusqu’aux plus belles saintes du paradis.

Un de mes amis, forcé comme moi de faire sa première communion, s’était présenté à la sainte table, le Système de la Nature, du baron d’Holbach, sur la poitrine, en signe de protestation. Je n’étais pas de cette force, mais je bataillais avec le confesseur, et je me rappelle fort bien qu’un jour qu’il me grondait d’avoir mangé, en temps de maigre, des pommes de terre cuites avec de la graisse de cochon, — vous comprenez que nous n’avions pas autre Chose, — je lui répondis : Mon père, mon pâque ne vaut pas votre vendredi saint !

Tandis que la religion se perd pour le peuple, elle devient pour les riches, comme la musique et les modes, un embellissement de l’existence, je dirais presque un objet de luxe. Quelle peut être la cause de ce revirement? Est-ce la faute de Voltaire ? Est-ce la faute de Rousseau ? Ou n’est-ce pas celle de l’Église ? Nous en jugerons tout à l’heure.

CHAPITRE PREMIER.

Idée générale de l’Éducation. — Intervention de l’idée religieuse.
 

III

 

Après la morale, l’Église a toujours regardé l’éducation comme un triomphe ; c’est le plus beau fleuron de sa couronne. Il n’y a qu’elle, à l’entendre, qui sache élever la jeunesse, former son esprit et son cœur. Pas n’aurai besoin d’un long discours pour montrer qu’en fait d’éducation, pas plus qu’en fait de morale, l’Église n’a le droit de se montrer fière.

Et d’abord, qu’est-ce que l’Église apporte dans l’éducation des sujets qu’elle élève ? Que fournit-elle du sien ? Quel est son rôle, sa spécialité ?

En principe, l’éducation de l’individu est homogène et proportionnelle à l’état de l’espèce : c’est la concentration dans l’âme du jeune homme des rayons qui partent de tous les points de la collectivité.

Toute éducation a donc pour but de produire l’homme et le citoyen d’après une image en miniature de la société, par le développement méthodique des facultés physiques, intellectuelles et morales de l’enfant.

En autres termes, l’éducation est la création des mœurs dans le sujet humain, en prenant ce mot de mœurs dans son acception la plus étendue et la plus élevée, qui comprend non-seulement les droits et les devoirs, mais encore tous les modes de l’âme, sciences, arts, industries, tous les exercices du corps et de l’esprit.

Or, il est évident que l’éducation ecclésiastique n’a pas précisément pour but de remplir ce programme.

L’Église, par exemple, ne se mêle pas du travail des mains ; elle ne connaît point des opérations industrielles, agricoles, extractives, voiturières ; de la conduite des ateliers, du service des bureaux, magasins, etc. Tout cela cependant compose les mœurs ou formes de la production, dont l’influence est si grande sur l’esprit et le cœur. L’apprentissage ne la regarde pas.

L’Église n’est pas moins étrangère aux sciences. Il se peut que parmi ses membres elle compte des savants, tels, par exemple, que le fameux Gerbert, qui malgré sa réputation de sorcier fut fait pape sous le nom de Sylvestre II. Mais ce n’est pas en tant que prêtres qu’ils sont savants ; et il est de fait que pour ce savoir, emprunté d’ailleurs et que l’Église qualifie de profane, ils n’en sont pas estimés davantage. L’Église, en vertu de son institution, n’eut jamais la moindre initiative dans la science : elle l’a souvent persécutée, battue, pour les services qu’elle rendait, sans privilége de l’Esprit saint, à l’humanité ; et plus que jamais elle s’en méfie. Quand Grégoire XIII voulut réformer le calendrier, il s’adressa à un savant non ecclésiastique, Lilio ; quand Galilée, poursuivant la science de Lilio, essaya de l’accommoder à la foi chrétienne, il fut torturé par l’inquisition ; et quand Mabillon, au rapport de Genoude, empêcha une congrégation romaine de déclarer hérétique l’opinion qui soutient que le déluge de Noé ne fut pas universel, ce ne fut point assurément comme théologien qu’il se fit écouter, mais comme savant, et surtout conseiller prudent. On ne finirait pas à raconter de telles histoires.

Cependant on peut dire que la science, comme le travail, a aussi ses mœurs, dont l’action sur la moralité générale est incalculable : ce sont ses méthodes, ses classifications, analyses, hypothèses, etc., dont l’accoutumance fera toujours regimber l’esprit contre la foi.

En ce qui concerne les arts, la répugnance de l’Église est plus forte encore. Héritière de la tradition pharisaïque, elle a toujours vu dans la peinture et la statuaire des auxiliaires de l’idolâtrie ; et si Rome, dès le xve siècle, grâce à l’émigration des Grecs, s’est relâchée, la réforme est venue bientôt la rappeler à la sévérité de la discipline. Au surplus, la critique moderne nie positivement l’art chrétien. L’architecture dite gothique date de la fin des croisades ; elle fut solennellement abolie par Brunelleschi et Bramante, qui en démontrèrent géométriquement l’ineptie, et ne parut jamais à Rome. La peinture commence à Giotto, élève des anciens. Le christianisme ne peut devenir esthétique qu’en s’apostasiant : aussi condamne-t-il absolument la tragédie, la comédie, l’opéra, la danse, les gymnases ; il proscrit jusqu’au roman ; il voudrait anéantir la littérature grecque et latine. Et la raison de cet ostracisme est évidente : les arts tendent à l’exaltation de la personne humaine, par le déploiement de la force, du talent et de la beauté, ce qui est en opposition diamétrale avec la méthode de mortification et d’oraison que le salut requiert.

Qu’a fait l’Église en philosophie ? Rien : la question implique contradiction. La philosophie, partout où elle se montre, est le mouvement extra-religieux de l’esprit, la marche vers la science, objet étranger à la foi. L’Église est théologienne, c’est sa spécialité ; elle se sert de la philosophie, elle n’est pas philosophe. La scolastique, si fameuse autrefois et si oubliée, est sortie tout armée des livres d’Aristote, qui faillit être mis au rang des Pères.

L’Église connaît-elle de la Justice ? a-t-elle une jurisprudence ? — Oui, direz-vous, il existe un droit canon. En effet, nous avons montré dans nos précédentes études comment l’Église, en vertu de son dogme, a modifié les idées des anciens sur la Justice, dans ses rapports avec le respect des personnes, la distribution des biens, et le gouvernement. Mais, sans revenir sur la critique que nous avons faite de cette prétendue réforme, il suffit d’observer que le droit canon est universellement délaissé, et que, si la jeunesse prend des leçons de droit et d’économie politique, ce n’est pas à l’Église qu’elle les demande. L’enseignement de la Justice, de même que son application par les tribunaux, a toujours fait partie du temporel : oseriez-vous traiter cette sécularisation d’hérésie ?

L’Église, en un mot, ne se charge pas plus de former des citoyens que des producteurs et des artistes. Tel n’est pas l’objet de sa mission ; et si l’on a vu des sujets sortis des mains des prêtres s’élever à un haut degré de dignité civique et humaine, ils ne tenaient pas cet avantage de l’Église ; ils en étaient redevables à l’énergie de leur nature, et aux influences extérieures qu’ils recevaient de toutes parts. Est-ce l’Église ou la philosophie qui a produit cette génération à jamais glorieuse de 1789 ?

Je viens en quelques lignes de récapituler les objets principaux de l’éducation et de l’enseignement : travail, science, art, philosophie, Justice, cette dernière comprenant la morale publique et privée.

Mais l’éducation aussi constitue un art, le plus difficile de tous les arts ; une science, la plus profonde de toutes les sciences. L’éducation est la fonction la plus importante de la société, celle qui a le plus occupé les législateurs et les sages. Aux hommes il ne faut que le précepte ; à l’enfance, il faut l’apprentissage du devoir même, l’exercice de la conscience, comme du corps et de la pensée. L’Église, aussi bien que l’université, a produit d’excellents instituteurs de la jeunesse : qui le nie ? Il suffit de rappeler leur maître à tous, Fénelon ; et je sais, sans y croire, tout le bien qu’on a dit des jésuites.

La question n’est pas là. Il s’agit de savoir si l’éducation est par elle-même une profession religieuse et sacerdotale ou une profession purement civile ; si du moins l’Église, qui en revendique le privilége, possède, pour l’accomplissement de cette grande œuvre, une méthode à elle, un talent, une aptitude, un génie qui lui soit propre et qui découle de son dogme, ou pour mieux dire de la grâce attachée à son ministère. Depuis Xénophon jusqu’à Rousseau et Mme Necker de Saussure, l’esprit philosophique a produit de nombreux traités d’éducation, que l’Église a copiés, imités, modifiés ou contredits, comme d’autres copient, modifient ou contredisent les procédés de l’éducation ecclésiastique. En quoi l’Église se distingue-t-elle essentiellement du laïcisme et de la philosophie ?

Pour moi, j’avoue qu’il m’est impossible de lui reconnaître, ici plus qu’ailleurs, la moindre spécialité. L’éducation ecclésiastique ne diffère de l’éducation séculière que par l’esprit religieux et les habitudes de piété qui s’y mêlent : pour le surplus, les maîtres ecclésiastiques procèdent comme les maîtres laïques, à telle enseigne que dans les colléges épiscopaux, hormis les devoirs de piété, dont le prêtre seul est le ministre, on se sert indifféremment, pour tout le reste, de laïques et de clercs.

Ainsi, jusque dans l’éducation, l’Église, pour être quelque chose, est forcée d’empiéter sur le domaine séculier ; elle ne possède rien en propre : tellement l’idéal qui réside en elle est incompatible de sa nature avec tout élément pratique et utilitaire ?

Ces éliminations faites, que reste-t-il pour l’enseignement de l’Église, et que vient-elle faire dans l’éducation ? Quel peut être l’objet de sa pédagogie ?

 

CHAPITRE PREMIER.

Idée générale de l’Éducation. — Intervention de l’idée religieuse.

I. — Après la morale, l’Église a toujours regardé l’éducation comme son triomphe; c’est le plus beau fleuron de sa couronne. Il n’y a qu’elle, à l’entendre, qui sache élever la jeunesse, former son esprit et son cœur. Pas n’aurai besoin d’un long discours pour montrer qu’en fait d’éducation, pas plus qu’en fait de morale, l’Église n’a le droit de se montrer fière.

Et d’abord, qu’est-ce que l’Église apporte dans l’éducation des sujets qu’elle élève? Que fournit-elle du sien? Quel est son rôle, sa spécialité?

En principe, l’éducation de l’individu est homogène et proportionnelle à l’état de l’espèce : c’est la concentration dans l’âme du jeune homme des rayons qui partent de tous les points de la collectivité.

Toute éducation a donc pour but de produire l’homme et le citoyen d’après une image en miniature de Ja société, par le développement méthodique des facultés physiques, intellectuelles et morales de l’enfant.

En autres termes, l’éducation est la création des mœurs dans le sujet humain, en prenant ce mot de mœurs dans son acception la plus étendue et la plus élevée, qui comprend non-seulement les droits et les devoirs, mais encore tous les modes de l’âme, sciences, arts, industries, tous les exercices du corps et de l’esprit.

Or, il est évident que l’éducation ecclésiastique n’a pas précisément pour but de remplir ce programme.

L’Eglise, par exemple, ne se méle pas du travail des mains; elle ne connaît point des opérations industrielles, agricoles, extractives, voiturières ; de la conduite des ateliers, du service des bureaux, magasins, etc. Tout cela cependant compose les mœurs ou formes de la production, dont l’influence est si-grande sur l’esprit et le cœur. L’apprentissage ne la regarde pas.

L’Eglise n’est pas moins étrangère aux sciences. Il se peut que parmi ses membres elle compte des savants, tels, par exemple, que le fameux Gerbert, qui, malgré sa réputation de sorcier, fut fait pape sous le nom de Sylvestre II. Mais ce n’est pas en tant que prêtres qu’ils sont savants ; et il est de fait que pour ce savoir, emprunté d’ailleurs et que l’Église qualifie de profane, ils n’en sont pas estimés davantage. L’Église, en vertu de son institution, n’eut jamais la moindre initiative dans la science : elle l’a souvent persécutée, honnie, pour les services qu’elle rendait sans privilége de l’Esprit saint, et plus que jamais elle s’en méfie. Quand Grégoire XIII voulut réformer le calendrier, il s’adressa à un savant non ecclésiastique, Lilio; quand Galilée, poursuivant la science de Lilio, essaya de l’accommoder à la foi chrétienne, il fut torturé par l’inquisition ; et quand Mabillon, au rapport de Genoude, empêcha une congrégation romaine de déclarer hérétique l’opinion qui soutient que le déluge de Noé ne fut pas universel, ce ne fut point assurément comme théologien qu’il se fit écouter, mais comme savant, et surtout comme conseiller prudent. On ne finirait pas à raconter de telles histoires.

Cependant on peut dire que la science, comme le travail, a aussi ses mœurs, dont l’action sur la moralité générale est incalculable : ce sont ses méthodes, ses classifications, analyses, hypothèses, etc., dont l’accoutumance fera toujours regimber l’esprit contre la foi.

En ce qui concerne les arts, la répugnance de l’Église est plus forte encore. Héritière de la tradition pharisaïque, elle a toujours vu, dans la peinture et la statuaire, des auxiliaires de l’idolâtrie; et si Rome, dès le XVe siècle, grâce à l’émigration des Grecs, s’est relàchée, la Réforme est venue bientôt la rappeler à la sévérité de la discipline. Au surplus, la critique moderne nie positivement l’art chrétien. L’architecture dite gothique date de la fin des croisades; elle fut solennellement abolie par Brunelleschi et Bramante, qui en démontrèrent géométriquement l’ineptie, et ne parut jamais à Rome. La peinture commence à Giotto, élève des anciens. Le christianisme ne peut devenir esthétique qu’en se faisant païen : aussi condamne-t-il absolument la tragédie, la comédie, l’opéra, la danse, les gymnases; il proscrit jusqu’au roman ; il voudrait anéantir la littérature grecque et latine. Et la raison de cet ostracisme est évidente : les arts, auxiliaires de la morale, tendent à l’exaltation de la personne humaine, par le déploiement de la force, du talent et de la beauté, ce qui est en opposition diamétrale avec la méthode de mortification et d’oraison que le salut requiert.

Qu’a fait l’Église en philosophie ? Rien : la question implique contradiction. La philosophie, partout où elle se montre, est le mouvement antireligieux de l’esprit, la marche vers la science, objet étranger à la foi. L’Eglise est _théologienne_, c’est sa spécialité; elle se sert de la philosophie, elle n’est pas philosophe. La scolastique, si fameuse autrefois et si oubliée, est sortie tout armée des livres d’Aristote, qui faillit pour ce service être mis au rang des Pères.

L’Église connaît-elle de la Justice? A-t-elle une jurisprudence? — Qui, direz-vous, il existe un droit canon. En effet, nous avons montré dans nos précédentes études comment l’Église, en vertu de son dogme, a modifié les idées des anciens sur la Justice, dans ses rapports avec le respect des personnes, la distribution des biens, et le gouvernement. Mais, sans revenir sur la critique que nous avons faite de cette prétendue réforme, il suffit d’observer que le droit canon est universellement délaissé, et que, si la jeunesse prend des leçons de droit et d’économie politique, ce n’est pas à l’Église qu’elle les demande. L’enseignement de la Justice, de même que son application par les tribunaux, a toujours fait partie du temporel : oseriezvous traiter cette sécularisation d’hérésie ?

L’Eglise, en un mot, ne se charge pas plus de former des citoyens que des producteurs et des artistes. Tel n’est pas l’objet de sa mission; et si l’on a vu des sujets sortis des mains des prêtres s’élever à un haut degré de dignité civique et humaine, ils ne tenaient pas cet avantage de l’Église; ils en étaient redevables à l’énergie de leur nature, et aux influences extérieures qu’ils recevaient de toutes parts. Est-ce l’Église ou la philosophie qui a produit cette génération à jamais glorieuse de 1789 ?

Je viens, en quelques lignes, de récapituler les objets principaux de l’éducation et de l’enseignement : travail, science, art, philosophie, Justice, cette dernière comprenant la morale publique et privée.

Mais l’éducation aussi constitue un art, le plus difficile de tous les arts; une science, la plus compliquée de toutes les sciences, puisqu’elle consiste à informer des mêmes vérités des esprits qui ne se ressemblent point ; à saisir des mêmes devoirs des cœurs qui ne s’ouvrent pas du même côté à la Justice. L’éducation est la fonction la plus importante de la société, celle qui a le plus occupé les législateurs et les sages. Aux hommes, il ne faut que le précepte; à l’enfance, il faut l’apprentissage du devoir même, l’exercice de la conscience, comme du corps et de la pensée. L’Église, aussi bien que l’université, a produit d’excellents instituteurs de la jeunesse : qui le nie? Il suflit de rappeler Port-Royal, Fénelon; et je sais, sans y croire, tout le bien qu’on a dit des jésuites.

La question n’est pas là. Il s’agit de savoir si l’éducation est par elle-même une profession religieuse et sacerdotale ou une profession purement civile; si du moins l’Église, qui en revendique le privilége, possède, pour l’accomplissement de cette grande œuvre, une méthode à elle, un talent, une aptitude, un génie qui lui soit propre et qui découle de son dogme, ou pour mieux dire de la grâce attachée à son ministère. Depuis Xénophon jusqu’à Rousseau et M Necker de Saussure, l’esprit philosophique a produit de nombreux traités d’éducation, que l’Église a copiés, imités, modifiés ou contredits, comme d’autres copient, modifient ou contredisent les procédés de l’éducation ecclésiastique. En quoi l’Église se distingue-t-elle essentiellement du laïcisme et de la philosophie?

Pour moi, j’avoue qu’il est impossible de lui reconnaître, ici plus qu’ailleurs, la moindre spécialité. L’éducation ecclésiastique ne diffère de l’éducation séculière que par l’esprit religieux et les habitudes de piété qui -s’y mélent : pour le surplus, les maîtres ecclésiastiques procèdent comme les maîtres laïques, à telles enseignes que dans les colléges épiscopaux, hormis les devoirs de piété, dont le prêtre seul est le ministre, on se sert indifféremment, pour tout le reste, de laïques et de clercs.

Ainsi, jusque dans l’éducation, l’Église, pour être quelque chose, est forcée d’empiéter sur le domaine séculier ; elle ne possède rien en propre : tellement l’idéal qui réside en elle est incompatible de sa nature avec tout élément pratique et utilitaire?

Ces éliminations faites, que reste-t-il pour l’enseignement de l’Église, et que vient-elle faire dans l’éducation? Quel peut-être l’objet de sa pédagogie ?

IV

Toute morale pratique repose sur ce premier principe, commun à la philosophie et à la religion :

Le péché souille l’âme ; vivre avec lui est pire que de mourir.

Tel est le dictamen de la conscience, soit qu’elle s’exprime par le poignard de Lucrèce, qui se tue pour une souillure à laquelle elle n’a pas consenti, mais dont la tache lui reste ; soit qu’elle éclate avec plus d’énergie encore dans le sacrifice de Caton, qui, désespérant d’atteindre le tyran, se frappe lui-même plutôt que d’assister au viol de la république.

Il est de mode parmi les chrétiens de blâmer et vitupérer ces suicides héroïques. Saint Augustin a trouvé moyen de plaisanter Lucrèce ; la troupe des historiographes s’est ruée sur Caton. Passons, si l’on veut, sur le fait même du suicide, qui fait une question à part, et admettons que Lucrèce, Caton, Brutus, toutes ces grandes âmes qui, en face du déshonneur, ne marchandaient pas leur vie, si elles avaient eu l’avantage de naître dans la foi du Christ, auraient su faire mieux que de mourir. Mais n’est-il pas vrai que leur résolution, telle quelle, atteste l’horreur intime de l’âme pour le péché, et l’essentialité de notre vertu ? Potiùs mori quàm fœdari ! plutôt la mort que l’indignité ! Maxime aussi vieille que l’homme, qui témoigne de l’intuition que l’âme a d’elle-même et de sa pureté ; maxime qui, si elle est juste, crée immédiatement et sans autre secours l’éthique et la pédagogie ; si elle est fausse, les entraîne l’une et l’autre. Toute notre hygiène, et en cas de maladie toute notre médication morale, est établie sur ce fondement.

Cependant à cette loi, d’ordre psychologique, le christianisme ajoute une considération d’un autre ordre.

Le péché, dit-il, offense Dieu, qui le défend, et tôt ou tard le punit.

À première vue, il ne semble pas qu’il y ait là rien qui affecte le principe, au contraire. Pour fuir le mal et pratiquer le bien nous avons deux motifs, le respect de nous-même et celui de la divinité. Quel tort le second peut-il faire au premier ?

Ne quid nimis : je me méfie de ce dualisme.

Ne nous laissons pas étonner par cette apparition mystérieuse de l’idée divine ; et puisqu’en fait de morale il s’agit avant tout de nous-même, et subsidiairement d’un Autre soi-disant intéressé, raisonnons de cet Autre, que nous ne connaissons pas encore, avec la dignité et le sang-froid qui conviennent à un être moral et libre.

D’abord, de quoi Dieu se mêle-t-il ? Je n’ai jamais entendu dire qu’il m’ordonnât, à peine de lèse-majesté envers sa personne, de manger, de respirer, de dormir, de faire aucune des fonctions qui intéressent ma vie animale. Que je jouisse ou que je pâtisse, il ne s’en fâche pas ; il me laisse à ma propre direction, sous ma responsabilité exclusive. Pourquoi n’en use-t-il pas de même à l’égard de ma vie morale ? Est-ce que les lois de ma conscience sont moins certaines que celles de mon organisme, ou plus impunément inviolables ? Quand je fais mal, le péché ne me punit-il pas à l’instant, par la honte et le remords, comme la vertu, si je fais bien, me récompense par l’opinion de ma valeur ? Nonne si benè egeris recipies, sin autem malè statim in foribus peccatum ? dit Jéhovah lui-même à Caïn dans la Genèse. N’ai-je donc pas assez, pour observer ma loi intérieure, de cette double sanction de la joie et de la tristesse ; de même qu’il me suffit, pour soigner mon corps, de la double sanction de la maladie et de la santé ?…

De quelque côté que l’on aborde la question, soit du côté de Dieu, soit du côté de la conscience, le motif de religion, pour une âme qui réfléchit et qui se respecte, a droit de surprendre. Mais voici qui est plus fâcheux encore.

Je veux que Dieu s’intéresse, autant qu’on le dit, à ma vie morale, alors qu’il prend si peu de souci de ma vie organique : qu’en peut-il résulter pour ma moralité ? Car enfin ce n’est pas du profit que Dieu peut tirer pour lui-même de ma vertu qu’il s’agit ici, mais de ma propre perfection ; ce n’est que pour mon bien, à moi, que Dieu, joignant son commandement à celui de ma conscience, me prescrit d’être sage. Cela étant, je demande ce que mon obéissance ajoutera à ma valeur ? Rien du tout. En face de Dieu, je suis comme le vassal vis-à-vis de son suzerain. Tant que je paye le tribut, je reste pour cette Majesté une créature soumise, un bon serviteur si l’on veut ; je ne deviens un sujet moral qu’autant que, par une volontaire adhésion, je me respecte moi-même dans sa loi : ce qui constitue entre la religion et la morale une différence irréductible, que nous verrons bientôt se changer en un véritable antagonisme.

Il en est de l’assentiment du cœur comme de l’adhésion de l’esprit. De même que ce n’est pas par ma foi à la parole révélée que je fais acte d’intelligence, mais par le jugement que je porte sur cette révélation ; de même ce n’est pas non plus par ma piété envers le ciel que je fais acte de sens moral, mais par ma libre vertu. Ôtez cette liberté de ma conscience et de ma raison, je ne suis plus qu’un esclave, un animal plus ou moins docile, mais dénué de moralité, indigne par conséquent de l’estime de son maître.

Je pourrais appuyer cette analogie d’une multitude de textes empruntés à la théologie et à la Bible. Saint Paul veut que notre obéissance soit raisonnée, rationabile sit obsequium vestrum ; il répudie la foi servile. Et le psalmiste nous recommande de méditer sans cesse la loi de Dieu. Comment donc ne pas conclure, à pari, de cette prémisse que l’obéissance à la loi n’étant méritoire qu’autant qu’elle est libre et que la loi est avouée par la conscience, la religion, au point de vue de la morale, ne sert de rien ?

Observons, en passant, que la qualité du Dieu ne fait rien à la chose. Mettez à la place du Christ Jupiter ou Allah ; mettez la Nature, l’Humanité ou un soliveau : le résultat reste le même. Quel que soit le dieu et le sentiment qu’il m’inspire, dès là qu’en faisant le bien je ne suis plus poussé par la seule inspiration de ma conscience, le mérite de mon action est nul ; dans la balance de la Justice, c’est zéro.

Donc la religion, de quelque espèce qu’on la fasse, naturelle ou surnaturelle, positive ou mystique, n’ajoutant rien à la moralité de l’homme, est inutile à l’éducation. Loin de la servir, elle ne peut que la fausser, en chargeant la conscience de motifs impurs et entretenant la lâcheté, principe de toute dégradation.

Il. — Toute morale pratique repose sur ce premier principe, commun à la philosophie et à la religion :

Le péché souille l’âme: vivre avec lui est pire que de mourir.

Tel est le dictamen de la conscience, soit qu’elle s’exprime par le poignard de Lucrèce, qui se tue pour une souillure à laquelle ellé n’a pas consenti, mais dont la tache lui reste; soit qu’elle éclate avec plus d’énergie encore dans le sacrifice de Caton, qui, désespérant d’atteindre le tyran, se frappe lui-même plutôt que d’assister au viol de la république.

Il est de mode parmi les chrétiens de blämer et vitupérer ces suicides héroïques. Saint Augustin a trouvé moyen de plaisanter Lucrèce; la troupe des historiographes s’est ruée sur Caton. Passons, si l’on veut, sur le fait même du suicide, qui fait une question à part, et admettons que Lucrèce, Caton, Brutus, toutes ces grandes âmes qui, en face du déshonneur, ne marchandaient pas leur vie, si elles avaient eu l’avantage de naître dans la foi du Christ, auraient su faire mieux que de mourir. Mais n’est-il pas vrai que leur résolution, telle quelle, atteste l’horreur intime de l’âme pour le péché, et l’essentialité de notre vertu? Potiùs mori quèm fœdari ! plutôt la mort que l’indignité! Maxime aussi vieille que l’homme, qui témoigue de l’intuition que l’âme a d’elle-même et de sa pureté; maxime qui, si elle est juste, crée immédiatement et sans autre secours l’éthique et la pédagogie ; si elle est fausse, les entraîne l’une et l’autre. Toute notre hygiène, et en cas de maladie toute notre médication morale, est établie sur ce fondement.

Cependant à cette loi, d’ordre psychologique, le christianisme ajoute une considération d’un autre ordre :

Le péché, dit-il, offense Dieu, qui le défend, et tôt ou tard le punit.

A première vue, il ne semble pas qu’il y ait là rien qui affecte le principe ; au contraire. Pour fuir le mal et pratiquer le bien nous avons deux motifs, le respect de nousmêmes et celui de la Divinité. Quel tort le second peut-il faire au premier?

Ne quid nimis : je me défie de ce dualisme.

Ne nous laissons pas étonner par cette apparition mystérieuse de l’idée divine; et puisque, en fait de morale, il s’agit avant tout de nous-mêmes, et subsidiairement d’un Autre soi-disant intéressé, raisonnons de cet Autre, que nous ne connaissons pas encore, avec la dignité et le sangfroid qui conviennent à un être moral et libre.

D’abord, de quoi Dieu se mêle-t-il? Je n’ai jamais entendu dire qu’il m’ordonnât, à peine de lèse-majesté envers sa personne, de manger, de respirer, de dormir, de faire aucune des fonctions qui intéressent ma vie animale. Que je jouisse ou que je pâtisse, il ne s’en fâche pas; il me laisse à ma propre direction, sous ma responsabilité exclusive. Pourquoi n’en use-t-il pas de même à l’égard de ma vie morale? Est-ce que les lois de ma conscience sont moins certaines que celles de mon organisme, ou plus impunément inviolables? Quand je fais mal, le péché ne me punit-il pas à l’instant, par la honte et le remords, comme la vertu, si je fais bien, me récompense par l’opinion de ma valeur? Nonne si benè egeris recipies, sin autem malè statim in foribus peccatum ? dit Jéhovah lui-même à Caïn dans la Genèse. N’ai-je donc pas assez, pour observer ma loi intérieure, de cette double sanction de la joie et de la tristesse; de même qu’il me suffit, pour soigner mon corps, de la double sanction de la maladie et de la santé?

De quelque côté que l’on aborde la question, soit du côté de Dieu, soit du côté de la conscience, le motif de religion, pour une âme qui réfléchit et qui se respecte, a droit de surprendre. Mais voici qui est plus fàcheux encore.

Je veux que Dieu s’intéresse, autant qu’on le dit, à ma vie morale, alors qu’il prend si peu de souci de ma vie organique : qu’en peut-il résulter pour ma moralité? Car enfin ce n’est pas du profit que Dieu peut tirer pour lui-même de ma vertu qu’il s’agit ici, mais de ma propre perfection; ce n’est que pour mon bien, à moi, que Dieu, joignant son commandement à celui de ma conscience, me prescrit d’être sage. Cela étant, je demande ce que mon obéissance ajoutera à ma valeur? Rien du tout. En face de Dieu, je suis comme le vassal vis-à-vis de son suzerain. Tant que je paye le tribut, je reste pour cette Majesté une créature soumise, un bon serviteur si l’on veut ; je ne deviens un sujet moral qu’autant que, par une volontaire adhésion, je me respecte moi-même dans sa loi : ce qui constitue entre la religion et la morale une différence irréductible, que nous verrons bientôt se changer en un véritable antagonisme.

Il en est de l’assentiment du cœur comme de l’adhésion de l’esprit. De même que ce n’est pas par ma foi à la parole révélée que je fais acte d’intelligence, mais par le jugement que je porte sur cette révélation; de même ce n’est pas non plus par ma piété envers le Ciel que je fais acte de sens moral, mais par ma libre vertu. Otez cette liberté de ma conscience et de ma raison, je ne suis plus qu’un esclave, un animal plus ou moins docile, mais dénué de moralité, indigne par conséquent de l’estime de son maître.

Je pourrais appuyer cette analogie d’une multitude de textes empruntés à la théologie et à la Bible. Saint Paul veut que notre obéissance soit raisonnée, rationabile sit obsequium vestrum ; il répudie la foi servile. Et le psalmiste nous recommande de méditer sans cesse la loi de Dieu. Comment donc ne pas conclure, à pari, de cette prémisse, que l’obéissance à la loi n’étant méritoire qu’autant qu’elle est libre et que la loi est avouée par la conscience, la religion, au point de vue de la morale, ne sert de rien?

Observons, en passant, que la qualité de Dieu ne fait rien à la chose. Mettez à la place du Christ Jupiter ou Allah; mettez la Nature, l’Humanité ou un soliveau : le résultat reste le même. Quels que soient le dieu et le sentiment qu’il m’inspire, dès là qu’en faisant le bien je ne suis plus poussé par la seule inspiration de ma conscience, le mérite de mon action est nul; dans la balance de la Justice, c’est zéro.

Donc la religion, de quelque espèce qu’on la fasse, naturelle ou surnaturelle, positive ou mystique, n’ajoutant rien à la moralité de l’homme, est inutile à l’éducation. Loin de la servir, elle ne peut que la fausser, en chargeant la conscience de motifs impurs et en entretenant la lâcheté, principe de toute dégradation.

V

Ainsi parle la théorie : que dit à son tour l’expérience ?

À force de recommander la piété envers les dieux comme le point capital de la morale, insensiblement on lui a subordonné la Justice ; le respect de l’humanité et de ses lois a passé après la crainte, toujours plus ou moins intéressée, des natures supérieures ; de cette crainte, par elle-même immorale, le sacerdoce a fait le principe de la vertu, initium sapientiæ timor Domini. Ce qui n’était proposé d’abord que comme motif auxiliaire d’attachement au bien et d’horreur pour le mal est devenu la raison principale et prépondérante. Alors, l’intervention de la divinité dans la vie intérieure érigée en article de foi, la conscience s’est fanée ; la piété diminuant, les mœurs se sont corrompues ; et l’homme, pour avoir voulu se donner l’appui d’une idole, a été déchu : le soi-disant péché originel n’a pas d’autre origine.

Telle fut l’influence de la piété pendant la période religieuse, qui embrasse les vingt siècles avant l’ère chrétienne.

La suite se devine.

Démoralisée par une première religion, la conscience cherche son salut dans une réforme. Elle se crée une divinité rédemptrice, capable de lui rendre sa vertu primitive, et de lui refaire une Justice. C’est l’œuvre dont le christianisme, religion par excellence de la chute et de la réhabilitation, voulut bien se charger, en se définissant lui-même dans la proposition suivante, qui forme, avec les deux énoncées plus haut, sa trilogie morale ;

La religion est l’ensemble des moyens thérapeutiques et prophylactiques, enseignés par Dieu même, par lesquels l’homme dégradé se rétablit dans la vertu et conserve ses mœurs.

Remarquons la logique de ce nouveau système, auquel tendent fatalement, comme à leur dernière forme, toutes les religions nées et à naître.

L’homme, bien qu’il eût été créé en état d’innocence, ne possédant pas en soi la raison suffisante du bien, ne pouvait manquer de faillir. Ce n’est donc pas à lui-même, à une réaction vertueuse de sa conscience qu’il doit demander la réparation de son péché ; c’est à l’Essence supérieure, dont la parole a allumé dans le cœur de l’homme le flambeau de la loi, et qui seule possédant la sainteté, peut communiquer à son serviteur, avec le précepte, la force de le pratiquer, d’y persévérer, et s’il s’en écarte, d’y revenir.

En sorte que l’on peut considérer l’éducation chrétienne comme une sorte d’allopathie mentale, suivant laquelle l’homme, atteint d’une affection constitutionnelle et actuellement prévaricateur, est rendu au bien, non par l’énergie habilement excitée de son âme, mais par l’application des grâces ou vertus médicinales de l’être saint, qui est Dieu.

Cela posé, voici comment l’Église entend combattre le péché, former et soutenir les mœurs, armer la conscience contre ses propres faiblesses.

Tandis que l’éducation profane s’applique à façonner l’homme dans son corps, son intelligence, ses rapports sociaux, par la démonstration des lois de la nature et de l’esprit, l’enseignement du droit et de la civilité, l’Église, par des conjurations appelées sacrements dont elle a le privilége, par l’exorcisme hebdomadaire et anniversaire de ses offices, par la pratique de la mortification et de l’oraison, par la direction d’intention, surtout par une foi absolue aux vérités révélées, prétend attaquer le péché dans son germe, émonder la volonté, et donner à nos inclinations toute la moralité dont elles sont susceptibles.

Tel est l’objet de l’enseignement chrétien proprement dit : ceux qui, spiritualisant davantage, ont prétendu dégager le christianisme de ce rituel, et le réduire au pur amour de Dieu et à la pure morale, ont été déclarés quiétistes, athées, qui pis est immoraux, en conséquence retranchés de la communion de l’Église et voués à l’enfer.

C’est d’après ce principe que le fondateur principal de la secte chrétienne aurait été, par un oracle particulier, nommé Jésus, sauveur, libérateur, guérisseur, du même nom que les Esséniens, en grec Thérapeutes, comme qui dirait guérisseurs de consciences, par l’allopathie théurgique.

Et c’est pour se conformer à la même pensée que ledit Jésus aurait dit à ses disciples :

« Allez, enseignez toutes les nations ; baptisez-les (lavez-les, purifiez-les), au nom du Père, du Fils et de l’Esprit, et donnez-leur communication de mes ordonnances. Ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis ; ceux à qui vous les retiendrez, ils seront retenus. »

III. — Ainsi parle la théorie : que dit à son tour l’expérience ?

A force de recommander la piété envers les dieux comme le point capital de la morale, insensiblement on lui à subordonné la Justice. Le respect de l’humanité et de ses lois a passé après la crainte, toujours plus ou moins intéressée, des natures supérieures; de cette crainte, par ellemême immorale, le sacerdoce a fait le principe de la vertu, initium sapientiæ timor Domini. Ce qui n’était proposé d’abord que comme motif auxiliaire d’attachement au bien et d’horreur pour le mal est devenu la raison principale et prépondérante. Alors, l’intervention de la Divinité dans la vie intérieure érigée en article de foi, la conscience s’est fanée; la piété diminuant, les mœurs se sont corrompues ; et l’homme, pour avoir voulu se donner l’appui d’une idole, a été pécuu : le soi-disant péché originel n’a pas d’autre origine.

Telle fut l’influence de la piété pendant la première période religieuse, qui embrasse les vingt siècles avant l’ère chrétienne.

La suite se devine.

Démoralisée par une première religion, la conscienca cherche son salut dans une réforme. Elle se crée une divinité rédemptrice, capable de lui rendre sa vertu primitive, et de lui refaire une Jastice. C’est l’œuvre dont le christianisme, religion par excellence de la chute et de la réhabilitation, voulut bien se charger, en se définissant lui-même dans la proposition suivante, qui forme, avec les deux énoncées plus haut, sa pédagogie :

La religion est l’ensemble des moyens thérapeutiques et prophylactiques, enseignés par Dieu méme, par lesquels l’homme dégradé se rétablit dans la vertu et conserve ses mœurs.

Remarquons la logique de ce nouveau système, auquel tendent fatalement, comme à leur dernière forme, toutes les religions nées et à naître.

L’homme, bien qu’il eût été créé en état d’innocence, ne possédant pas en soi la raison suflisante du bien, ne pouvait guère manquer de faillir. Plus il se sentait de luMière, de vertu et de liberté, plus il devait tendre à rompre le petit bout de chaîne que lui avait imposé le Créateur. Ce n’est donc pas à lui-même, à une réaction vertueuse de sa conscience qu’il doit demander la réparation de son péché ; c’est à l’Essence supérieure, dont la parole a allumé dans le cœur de l’homme le flambeau de la loi, et qui seule possédant la sainteté, peut communiquer à son serviteur, avec le précepte, la force de te pratiquer, d’y persévérer , et, s’il s’en écarte, d’y revenir.

En sorte que l’on peut considérer l’éducation chrétienne comme une sorte d’allopathie mentale, suivant laquelle l’homme, atteint d’une affection constitutionnelle et actuellement prévaricateur, est rendu au bien, non par l’énergie habilement excitée de son âme, mais par l’application des grâces ou vertus médicinales de l’être saint, qui est Dieu.

Cela posé, voici comment l’Église entend combattre le péché, former et soutenir les mœurs, armer la conscience contre ses propres faiblesses.

Tandis que l’éducation profane s’applique à façonner l’homme dans son corps, dans son intelligence, dans ses rapports sociaux, par la démonstration des lois de la nature et de l’esprit, par l’enseignement du droit et de la civilité, l’Église, par des conjurations appelées sacrements dont elle a le privilége, par l’exorcisme hebdomadaire et anniversaire de ses offices, par la pratique de la mortification et de l’oraison, par la direction d’intention, surtout par une foi absolue aux vérités révélées, prétend attaquer le péché dans son germe, émonder la volonté, et donner à nos inclinations toute la moralité dont elles sont susceptibles.

Tel est l’objet de l’enseignement chrétien proprement dit : ceux qui, spiritualisant davantage, ont prétendu dégager le christianisme de ce rituel, et le réduire au pur amour de Dieu et à la pure morale, ont été déclarés quiétistes, athées, qui pis est immoraux, en conséquence retranchés de la communion de l’Église et voués à l’enfer.

C’est d’après ce principe que le fondateur principal de la secte chrétienne aurait été, par un oracle particulier, nommé Iésus, sauveur, libérateur, guérisseur, du même nom que les Esséniens, en grec Thérapeutes, comme qui disait guérisseurs de consciences, par l’allopathie théurgique.

Et c’est pour se conformer à la même pensée que ledit Jésus aurait dit à ses disciples :

« Allez, enseignez toutes les nations ; baptisez-les (lavez-les, purifiez-les), au nom du Père, du Fils et de l’Esprit, et donnez-leur communication de mes ordonnances. Ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis; ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus. »

VI

 

J’avoue, malgré le respect que m’inspire le nom du Christ, que ma raison ni ma conscience ne sauraient se plier à ce système, dont le pendant avait été donné dans la Haute-Asie, plusieurs siècles auparavant, par le fameux Bouddha.

La philosophie naturelle, depuis Bacon jusqu’à Arago, a pour principe que si l’on veut faire de bonne physique, de bonne chimie, de bonne mathématique, je dirai même, avec Broussais, de bonne médecine, il faut s’abstenir de toute spéculation ontologique et religieuse, ne faire jamais intervenir l’idée de Dieu ou de l’âme, l’autorité de la révélation, la crainte de Satan, l’espérance de la vie éternelle. Il faut observer attentivement les faits, les analyser avec exactitude, les définir avec justesse, les classer avec méthode, les généraliser avec circonspection, et ne rien affirmer que ne puisse toujours, et à volonté, confirmer l’expérience.

D’accord avec ces sages, et contrairement à la doctrine du législateur des chrétiens, je soutiens qu’il faut en user de même pour la morale, et que la traiter par la religion, ainsi que le prescrivent le Christ et Bouddha, c’est la corrompre….

L’éducation est un sujet trop vaste pour que je puisse en quelques pages l’embrasser dans toutes ses parties. Je me bornerai donc à l’examen des quatre questions suivantes, qui me semblent devoir emporter le reste :

Comment l’homme est-il institué par l’Église dans sa conscience ?

Comment, sous cette même direction, se pose-t-il devant la société ?

Comment au sein de la nature ?

Comment en face de la mort ?

Ce que j’aurai à dire de la pédagogie ecclésiastique nous permettra de juger, par voie d’opposition, de ce que doit être un jour la pédagogie révolutionnaire : car, hélas ! il ne faut pas nous le dissimuler, même aux jours de la proscription des prêtres l’éducation du peuple n’a pas cessé d’être chrétienne ; et tous tant que nous sommes, générations de 89, de 93, de 1809, de 1814, de 1830 et de 1848, nous avons été faits, la postérité dira si ce fut pour notre malheur ou notre gloire, enfants de Dieu et de l’Église.

IV. — J’avoue, malgré le respect que m’inspire le nom du Christ, que ma raison ni ma conscience ne sauraient se plier à ce système, dont le pendant avait été donné dans la haute Asie, plusieurs siècles auparavant, par le fameux Bouddha.

La philosophie naturelle, depuis Bacon jusqu’à Arago, a pour principe que, si l’on veut faire de bonne physique, de bonne chimie, de bonne mathématique, je dirai même, avec Broussais, de bonne médecine, il faut s’abstenir de toute spéculation ontologique et religieuse, ne faire jamais intervenir l’idée de Dieu ou de l’âme, l’autorité de la révélation, la crainte de Satan, l’espérance de la vie éternelle. Sous ces noms divers, c’est toujours l’absolu qui nous poursuit et qui nous égare. Il faut observer attentivement les faits, les analyser avec exactitude, les définir avec justesse, les classer avec méthode, les généraliser avec circonspection, et ne rien affirmer que ne puisse toujours, et à volonté, confirmer l’expérience.

D’accord avec ces sages, et contrairement à la doctrine du législateur des chrétiens, je soutiens qu’il faut en user de même pour la morale, et que la traiter par la religion, ainsi que le prescrivent le Christ et Bouddha, c’est la corrompre…

L’éducation est un sujet trop vaste pour que je puisse en quelques pages l’embrasser dans toutes ses parties. Je me bornerai donc à l’examen des quatre questions suivantes, qui me semblent devoir emporter le reste :

Comment l’homme est-il institué par l’Église dans sa conscience?

Comment, sous cette même direction, se pose-t-il devant la société?

Comment, au sein de la nature?

Comment, en face de la mort?

Ce que j’aurai à dire de la pédagogie ecclésiastique nous permettra de juger, par voie d’opposition, de ce que doit être un jour la pédagogie révolutionnaire. Car, hélas! il ne faut pas nous le dissimuler, même aux jours de la proscription des prêtres, l’éducation du peuple n’a pas cessé d’être chrétienne, et tous tant que nous sommes, générations de 89, de 93, de 1809, de 1844, de 1830 et de 1848, nous avons été faits, la postérité dira si ce fut pour notre malheur ou pour notre gloire, enfants de Dieu et de l’Église.

CHAPITRE II.

L’homme dans son for intérieur. — Symbolique du culte et de la prière. — Double conscience.
 

VII

 

La pédagogie de l’Église, de même que son économie et sa politique, a donc pour point de départ le dogme de notre malice innée, qu’il est utile en ce moment que je rappelle.

L’homme, par l’infection de sa nature, ne peut de lui-même vouloir et pratiquer le bien.

Il n’y a point, disait Luther d’après saint Paul, dans l’homme non justifié par le Christ, de vertu morale sans orgueil et sans tristesse, c’est-à-dire sans péché. Ainsi, nous ne devenons pas justes en faisant ce qui est juste ; mais, étant devenus justes, nous faisons ce qui est juste.

Ce principe admis, la question de l’éducation se réduit pour tout chrétien, et, nous le verrons bientôt, pour tout esprit religieux, à enseigner à l’homme, avec les préceptes de la morale, qui par eux-mêmes resteraient impuissants, les pratiques sacramentelles ou justifiantes, dont la dispensation constitue la spécialité propre de l’Église.

Eh bien ! cette doctrine injurieuse, commune à toutes les religions jusqu’au déisme inclusivement, qui fait de l’homme un sujet incapable à priori de penser ses modes, de les vouloir, de les produire, d’y rester fidèle, un sujet réfractaire à sa propre essence ; cette contradiction psychologique, peut-être ma raison, accablée du déluge de crimes qui couvre la terre, n’y eût-elle pas répugné, si du moins il était vrai qu’elle apportât à la tyrannie du péché quelque allégement. Mais voilà précisément ce que je nie : je soutiens que, si par nature nous sommes vicieux et pervers, la religion, par sa méthode de justification, nous rend pires.

 

CHAPITRE II.

L’homme dans son for intérieur. — Symbolique du culte et de la prière. — Double conscience.

V. — La pédagogie de l’Église, de même que son économie et sa politique, a donc pour point de départ le dogme de notre malice innée, qu’il est utile en ce moment que je rappelle.

L’homme, par l’infection de sa nature, ne peut de luimême vouloir efficacement et pratiquer le bien.

Il n’y a point, disait Luther d’après saint Paul, dans l’homme non justifié par le Christ, de vertu morale sans orgueil et sans tristesse, c’est-à-dire sans péché. Ainsi, nous ne devenons pas justes en faisant ce qui est juste; mais, étant devenus justes, nous faisons ce qui est juste.

Ce principe admis, la question de l’éducation se réduit pour tout chrétien, et, nous le verrons bientôt, pour tout esprit religieux, à enseigner à l’homme, avec les préceptes de la morale qui par eux-mêmes resteraient impuissants, les pratiques sacramentelles ou justifiantes, dont la dispensation constitue la spécialité propre de l’Église.

Eh bien, cette doctrine injurieuse, commune à toutes les religions jusqu’au déisme inelusivement, qui fait de l’homme un sujet incapable à priori de penser ses modes, de les vouloir, de les produire, d’y rester fidèle, un sujet réfractaire à sa propre essence; cette contradiction psychologique, peut-être ma raison, accablée du délage de crimes qui couvre la terre, n’y eüt-eHe pas répugné, si du moins il était vrai qu’elle apportât à la tyrannie du péché quelque allégement. Mais voilà précisément ce que je nie : je soutiens que, si par nature nous sommes vicieux et pervers, la religion, par sa méthode de justification, nous rend pires.

VIII

 

Reportons-nous par la pensée à ces sociétés naissantes, où les mœurs se dessinent à peine, où la conscience se cherche encore. Un homme paraît, poëte, devin, sacrificateur, maître de cérémonies. Il offre au vulgaire étonné, vis-à-vis des puissances surnaturelles, sa médiation officieuse. D’abord, il s’empare des imaginations par des formes imposantes : ou le voit se prosterner, se relever, invoquer le ciel, comme s’il parlait à un personnage visible pour lui seul. Il commande la soumission par la terreur, il capte la confiance par le mystère. Puis, et c’est ici la partie décisive, durable, de son ministère, il s’attache à créer dans la masse des habitudes de piété, à mouler les volontés et les intelligences au moyen de symboles et de rites destinés à rappeler sans cesse au peuple, non la loi morale, que lui-même, prêtre du Très-Haut, ne connaît guère plus que ceux au nom desquels il officie, mais le Sujet transcendantal de haute moralité et de toute loi. — Mettons-nous en présence de Dieu, dit le prêtre, Introïbo ad altare Dei : c’est le résumé de toute la religion antique. Si bien que la Justice, science de vérité, dont le nom était gravé sur le rational d’Aaron ; la morale, promise par le prêtre, et seulement figurée dans l’adoration, se trouve remplacée par un autre sentiment, la crainte de Dieu, les œuvres de justice par les actes de latrie, la vertu par la foi.

Qu’est-ce maintenant que le christianisme, cette loi de réparation qui devait réformer et compléter l’ancienne, ajoute à cela ? Reprenez-moi, Monseigneur, si je manque d’un iota : car pour vous, comme pour la Révolution, il y va d’un gros intérêt.

Toute votre science religieuse, comme celle des bonnes femmes qui guérissent au moyen de formules secrètes, comme celle des magnétiseurs qui agissent par émanations fluidiques, se réduit à un répertoire de gestes et de formules verbales, dans lesquels vous supposez, sur la foi de vos révélations, et pourvu qu’il s’y joigne une intention sincère, la propriété de guérir l’âme du péché et de la ramener à la sagesse.

Quelle conscience que celle du chrétien, avec son arsenal de paroles magiques, d’incantations, d’obsécrations et de talismans, contre la multitude innombrable des péchés et des démons ! — Celui-ci, dit quelque part le Réformateur évangélique, parlant d’un mauvais esprit que ses disciples n’avaient pu expulser, celui-ci ne se peut vaincre par la seule invocation du Père, du Fils et de l’Esprit, pas même par le nom efficace de Jéhovah : il y faut la prière et le jeûne ! — Pour réfréner l’ardeur du jeune Tobie, l’ange Raphaël (le nom de Raphaël signifie médecine de Dieu), après avoir enfumé la chambre nuptiale avec le foie du poisson péché dans l’Euphrate, prescrit au nouvel époux de passer la première nuit de ses noces en prières, à genoux sur un prie-Dieu, à côté de sa femme. Pour telle autre diablerie on conseille l’aumône. Mais voyez la pente ! la vertu de l’aumône a aussi ses bornes : donnez alors, donnez à l’Église ce qui, donné aux pauvres, ne vous aura pas réussi…. Je m’abstiens de tout commentaire.

VI. — Reportons-nous par la pensée à ces sociétés paissantes, où les mœurs se dessinent à peine, où la conscience se cherche encore. Un homme paraît, poëte, devin, sacrificateur, maître de cérémonies. H offre au vulgaire étonné, vis-à-vis des paissances suraaturelles, sa médiation officieuse. D’abord, il s’empare des imaginations par des gestes imposaats : on le voit se prosterner, se relever, invoquer le ciel, comme s’il parlait à un personnage visible pour lui seul. Il commande la soumission par la terreur, il capte la confiance par le mystère. Puis, et c’est ici a partie décisive, durable, de son ministère, il s’attache | à créer dans la masse des habitudes de piété, à mouler les volontés et les intelligences au moyen de symboles et de rites destinés à rappeler sans cesse au peuple, non la doi morale, que lui-même, prêtre du Très-Haut, ne conmaît guère plus que ceux au nom desquels il oficie, mais le Sujet transcendantal de toute moralité et de tonte loi. — Mettons-nous en présence de Dieu, dit le prêtre, Introïbo ad altare Dei : c’est le résumé de toute la religion antique. Si bien que la Justice, science de vérité, dont le nom était gravé sur le rational d’Aaron; la morale, promise par le prêtre, et seulement figurée dans l’adoration, se trouve remplacée par un autre sentiment, la crainte de Dieu, les œuvres de justice par les actes de latrie, la vertu par la foi.

Qu’est-ce maintenant que le christianisme, cette loi de réparation qui devait réformer et compléter l’ancienne, ajoute à cela? Reprenez-moi, Monseigneur, si je manque d’un iota : car pour vous, comme pour la Révolution, il y va d’un gros intérêt.

Toute votre science religieuse, comme celle des bonnes femmes qui guérissent au moyen de formules secrètes, comme celle des magnétiseurs qui agissent par émanations fluidiques, se réduit à un répertoire de gestes et de formules verbales, dans lesquels vous supposez, sur la foi de vos révélations, et pourvu qu’il s’y joigne une intention sincère, la propriété de guérir l’âme du péché et de la ramener à la sagesse.

Quelle conscience que celle du chrétien, avec son arsenal de paroles magiques, d’incantations, d’obsécrations et de talismans, contre la multitude innombrable des péchés et des démons! — Celui-ci, dit quelque part le Réformateur évangélique, parlant d’un mauvais esprit que ses disciples n’avaient pu expulser, celui-ci ne se peut vaincre par la seule invocation du Père, du Fils et de l’Esprit, pas même par le nom efficace de Jéhovah : il y faut la prière et le jeûne! — Pour réfréner l’ardeur du jeune Tobie, l’ange Raphaël (le nom de Raphaël signifie médecine de Dieu), après avoir enfumé la chambre nuptiale avec le foie du poisson pêché dans l’Euphrate, prescrit au nouvel époux de passer la première nuit de ses noces en prières, à genoux sur un prie-dieu, à côté de sa femme. Pour telle autre diablerie on conseille l’aumône. Mais voyez la pente! L’efficacité de l’aumône a aussi ses bornes : Donnez alors, donnez à l’Église ce qui, donné aux pauvres, ne vous aurait pas réussi. Je m’abstiens de tout commentaire.

IX

 

Arrêtons-nous un moment sur cette théurgie, inséparable de tout système religieux.

L’homme qui, après avoir par l’activité de son entendement formé le concept de Dieu, fait intervenir ensuite ce concept dans sa raison pratique comme sujet, motif et sanction de la Justice ; cet homme-là, ai-je dit (2e étude), sera conduit tôt ou tard à mettre son concept en harmonie avec la fonction que sa conscience lui assigne, c’est-à-dire qu’il le réalisera en âme et en corps, et finalement s’en fera une idole.

La substantification du concept divin, par suite son animation, sa personnalité, son incarnation, son histoire, toutes ces concrétions mystérieuses dont se compose la théologie dogmatique, ont leur origine dans l’attribution que l’homme primitif fait à un sujet métaphysique, autre que lui-même, de l’autorité justicière, qui est sa prérogative.

La même évolution, de l’abstrait au concret, s’observe dans les actes du culte.

Le Dieu créé pour le besoin imaginaire de sa conscience, le croyant en conclut, il ne peut pas ne pas en conclure, qu’une communication, un rapport, existe entre son âme et la divinité. Ce rapport, que les théistes discrets renferment dans les profondeurs de la conscience, et auquel ils attribuent les inclinations vertueuses de l’âme, l’homme d’une foi plus rayonnante ne tarde pas à le découvrir hors de la conscience, dans les facultés de son être et les phénomènes de la nature. Tout est, pour le vrai croyant, manifestation de la divinité. Et, comme la distinction entre les choses spirituelles et les corporelles est une pure fiction de la dialectique, le théiste, qui admet l’existence de rapports entre lui et la divinité, tend invinciblement à extériorer ces rapports, à en saisir la trace dans certains faits matériels, symboles, signes ou véhicules de l’action divine, auxquels il attribue par conséquent la même efficacité qu’à une impression immédiate de Dieu.

La foi aux sacrements est donc partie intégrante de la foi à la divinité : ce qui rentre dans la proposition antérieurement démontrée, que toute religion naturelle, pour peu qu’elle ait de racines et qu’elle prenne de développement, deviendra tôt ou tard religion révélée ; toute adoration en esprit se traduira en génuflexion.

Or, le sacrement, qu’est-il autre chose qu’un pur fétichisme ? De la profession de foi du Vicaire savoyard à celle du sauvage il n’y a que la distance du principe à la conséquence : par où l’on voit que le plus raisonnable des deux ne serait pas le philosophe, si ce n’était une loi pour la philosophie de commencer toujours par l’inconséquence.

VII. — Arrétons-nous un moment sur cette théurgie, inséparable de tout système religieux.

L’homme qui, après avoir par l’activité de son entendement formé le concept de Dieu, fait intervenir ensuite ce concept dans sa raison pratique comme sujet, motif et sanction de la Justice; cet homme-là, ai-je dit (2e étude), sera conduit tôt ou tard à mettre son concept en harmonie avec la fonction que sa conscience lui assigne, c’est-à-dire qu’il le réalisera en âme et en corps, et finalement s’en fera une idole.

La substantification du concept divin, par suite son animation, sa personnalité, son incarnation, son histoire, toutes ces concrétions mystérieuses dont se compose la théologie dogmatique, ont leur origine dans l’attribution que l’homme primitif fait à un sujet métaphysique, autre que lui-même, de l’autorité justicière, qui est sa prérogative.

La même évolution, de l’abstrait au concret, s’observe dans les actes du culte.

Le Dieu créé pour le besoin imaginaire de sa conscience, le croyant en conclut, il ne peut pas ne pas en conclure, qu’une communication, un rapport, existe entre son âme et la divinité. Ce rapport, que les théistes discrets renferment dans les profondeurs de la conscience, et auquel ils attribuent les inclinations vertueuses de l’âme, l’homme d’une foi plus rayonnante ne tarde pas à le découvrir hors de la conscience, dans les facultés de son être et les phénomènes de la nature. Tout est, pour le vrai croyant, manifestation de la divinité. Et, comme la distinction entre les choses spirituelles et les corporelles est une pure fiction de la dialectique, le théiste, qui admet l’existence de rapports entre lui et la divinité, tend invinciblement à extériorer ces rapports, à en saisir la trace dans certains faits matériels, symboles, signes ou véhicules de l’action divine, auxquels il attribue par conséquent la même efficacité qu’à une impression immédiate de Dieu.

La foi aux sacrements est donc partie intégrante de la foi à la divinité : ce qui rentre dans la proposition antérieurement démontrée, que toute religion naturelle, pour peu qu’elle ait de racines et qu’elle prenne de développement, deviendra tôt ou tard religion _révélée_, toute adoration en esprit se traduira en génuflexion.

Or, le sacrement, qu’est-il autre chose qu’un pur fétichisme? De la profession de foi du Vicaire savoyard à celle du sauvage il n’y a que la distance du principe à la conséquence : par où l’on voit que le plus raisonnable des deux ne serait pas le philosophe, si ce n’était une condition de la philosophie de commencer toujours par l’inconséquence.

X

Comme l’eau lave le corps de ses souillures, ainsi, dit le sacramentaire, l’ablution faite suivant le rite sacré, avec la foi, ou seulement l’intention voulue, purifie l’âme de sa tache d’origine. Que nous enseigne la religion par ce mystère ? C’est qu’en principe toute la nature est pénétrée de Dieu ; que les phénomènes qui nous entourent sont des rapports, non-seulement de l’ordre physique, mais aussi de l’ordre divin ; que par conséquent, pour obtenir la grâce par le véhicule des phénomènes, il suffit de nous unir d’intention à la divine Miséricorde, en même temps que nous remplissons, de corps, la condition de la phénoménalité. C’est pour cela que dans le sacrement la matière est plus qu’un signe ou un symbole ; elle acquiert une vertu surnaturelle, qui la rend nécessaire à l’accomplissement du mystère. Il est si vrai, par exemple, que l’eau est indispensable à la régénération chrétienne, que, si vous supprimez de la profession de foi du néophyte l’infusion liquide, malgré toutes les invocations il n’y a pas de baptême, et le péché subsiste. Au contraire, qu’un incrédule, un juif, un mahométan, ondoie le nouveau-né, en prononçant sur lui la formule : Je te baptise, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, l’enfant est chrétien, il est entré en grâce ; que la mort le frappe, il verra Dieu.

Ainsi la pensée religieuse, après avoir conçu le monde transcendantal, fait produire à ce monde, par l’intermédiaire des créatures visibles, des effets surnaturels. De là les miracles opérés par le nom de Jéhovah, par le manteau d’Élie, le bâton d’Élisée, les clous de la vraie Croix, les ossements des saints ; de là la vertu attribuée au saint chrême, aux saintes huiles, aux images, médailles, scapulaires, etc., dans lesquels toute l’Église considère, suivant le plaisir de Dieu, des intermédiaires, instruments ou véhicules de l’action du ciel. De là, enfin, chez les ministres du culte, et généralement chez tous les croyants, une certaine disposition à se contenter, de la part des indifférents, des démonstrations extérieures : ils espèrent toujours que par l’efficace qu’il a plu à Dieu d’attacher aux symboles de son culte, l’acte matériel, réagissant sur la volonté, déterminera la foi. Une seule comparution à la messe, un semblant de confession, un rien, suffit à leur piété. On les accuse d’hypocrisie ; on se trompe. Ce que le mondain traite ici de grimace, et qui de sa part serait une indignité, prouve précisément la sincérité du fidèle.

VIII. — Comme l’eau lave le corps de ses souillnres, ainsi, dit le sacramentaire, l’ablution faite suivant le rit sacré, avec la foi, ou seulement avec l’intention voulue, purifie l’âme de sa tache d’origine. Que nous enseigne la religion par ce mystère? C’est qu’en principe toute la nature est pénétrée de Dieu ; que les phénomènes qui nous entourent sont des rapports, non-seulement de l’ordre physique, mais aussi de l’ordre divin; que par conséquent, pour obtenir la grâce par le véhicule des phénomènes, il suffit de nous unir, d’intention, à la divine Miséricorde, en même temps que nous remplissons, de corps, la condition de la phénoménalité. C’est pour cela que, dans le sacrement, la matière est plus qu’un signe ou un symbole; elle acquiert une vertu surnaturelle, qui la rend nécessaire à l’accomplissement du mystère. Il est si vrai, par exemple, que l’eau est indispensable à la régénération chrétienne, que, si vous supprimez de la profession de foi du néophyte l’infusion liquide, malgré toutes les invocations il n’y a pas de baptême, et le péché subsiste. Au contraire, qu’un incrédule, un juif, un mahométan, ondoie le nouveau-né, en prononçant sur lui la formule : Je te baptise, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, l’enfant est chrétien, il est entré en grâce ; que la mort le frappe, il verra Dieu.

Ainsi la pensée religieuse, après avoir conçu le monde transcendantal, fait produire à ce monde, par l’intermédiaire des créatures visibles, des efets surnaturels. De Jà les miracles opérés par le nom de Jéhovah, par le manteau d’Élie, le bâton d’Elisée, les elous de la vraie Croix, les ossements des saints; de là la vertu attribuée au saint chrême, aux saintes huiles, aux images, médailles, scapulaires, etc., dans lesquels toute l’Église considère, suivant le plaisir de Dieu, des intermédiaires, instruments ou véhicules de l’action du ciel. De là, enfin, chez les ministres du culte, et généralement chez tous les croyants, une certaine disposition à se contenter, de la part des indifférents, des démonstrations extérieures : ils espèrent toujours que par l’eflicace qu’il a plu à Dieu d’attacher aux symboles de sou culte, l’acte matériel, réagissant sur la volonté, déterminera la foi. Une seule comparution à la messe, un semblant de confession, un rien, suflit à leur piété. On les accuse d’hypocrisie ; on se trompe. Ce que lemondain traite ici de grimace, etqui de sa part serait une indignité, prouve précisément la sincérité du fidèle.

XI

 

En 1848, quand les pétitions pleuvaient à l’assemblée nationale des quatre coins de la France, demandant que je fusse expulsé comme athée, je reçus une lettre envoyée de province. L’écriture était belle, l’orthographe irréprochable ; assez de distinction dans le style. Ni signature, ni adresse ; l’auteur cependant était une femme, de plus, disait-elle, jeune encore, vivant dans le monde, qui allait au bal, quand il y avait des bals, et qui, depuis la République apparemment, ne s’occupait plus que des choses de Dieu. Dans le pli de la lettre, une médaille de la Vierge, attachée à un cordon de soie.

« Vous ne voulez pas de Dieu, me disait-elle. Malheureux ! que voulez-vous donc ?… Vous ne me connaissez pas, et probablement vous ne me connaîtrez jamais ; mais vous m’avez fait bien du mal… Je vous le demande en grâce, Monsieur, portez cette petite médaille, bien précieuse pour moi, et notre bonne Mère vous sauvera malgré vous. Je vous l’envoie à l’insu de mon mari, bien que sans doute il m’eût approuvée. Comme vous, Monsieur, il est un homme d’intelligence, mais avec la différence que lui croit en Dieu et l’adore. »

Sur-le-champ, j’ôte mon habit, ma cravate, et je passe sous ma chemise la petite médaille…. Aujourd’hui que le temps est loin, je ne puis m’empêcher de frémir encore de mon imprudence. Se figure-t-on l’athée portant une pièce bénie ?… Supposez qu’un soir, ramassé dans la rue, mort ou blessé, le médecin du quartier eût découvert sur ma peau cette relique ! Quel scandale ! Comme les conjectures seraient allées !… J’étais un homme perdu. Eh ! dures cervelles, comme disait le Christ, corps sans âmes, si j’ai perdu la foi à Dieu, j’ai gagné la foi à l’humanité, cette foi qui se définit Justice et Indulgence. Que me fait la dévotion plus ou moins superstitieuse d’une femme ? Que pèsent à mes yeux ses prétentions à la sainteté et à la littérature ? Je ne crois pas plus à son génie qu’à ses miracles ; mais je crois à son héroïsme, à son dévoûment, à cette tendresse surhumaine, qui, malgré la foi, proteste en elle contre la damnation de l’athée ; j’attends tout de la vertu de son sacrifice, et j’adore en elle la conscience du genre humain. Ce cordon, cette médaille, brimborions ridicules, mais chargés des effluves d’une âme dolente et passionnée, devenaient pour moi un talisman qui devait me garantir de l’excès de ma colère vis-à-vis de l’homme, et de l’ironie à l’égard de la femme. Certes le miracle attendu par ma pieuse donatrice ne s’est pas accompli ; elle saura du moins, si elle lit ces lignes, que je n’ai pas failli à son vœu, et que je pourrai me vanter, au tribunal du grand Juge, d’avoir eu dans ma vie un quart d’heure de bonne volonté.

IX.— En 1848, quand les pétitious pleuvaient à l’assemblée nationale des quatre coins de la France, demandant que je fusse expulsé comme athée, je reçus une lettre envoyée de province. L’écriture était belle, l’orthographe irréprochable; assez de distinction dans le style. Ni signature, ni adresse; l’auteur cependant était une femme, de plus, disait-elle, jeune encore, vivant dans le monde, qui allait au bal, quand il y avait des bals, et qui, depuis la République apparemment, ne s’occupait plus que des choses de Dieu. Dans le pli de la lettre, une médaille de la Vierge, attachée à un cordon de soie.

« Vous ne voulez pas de Dieu, me disait-elle, Malheureux ! que voulez-vous donc? Vous ne me connaissez pas, et probablement vous ne me connaîtrez jamais; mais vous m’avez fait bien du mal… Je vous le demande en grâce, Monsieur, portez cette petite médaille, bien précieusé pour moi, et notre bonne Mère vous sauvera malgré vous. Je vous l’envoie à l’insu de mon mari, bien que sans doute il m’eût approuvée. Comme vous, Monsieur, il est un homme d’intelligence, mais avec la différence que lui croit en Dieu et l’adore »

Sur-le-champ, j’ôte mon habit, ma cravate, et je passe sous ma chemise la petite médaille. Aujourd’hui que le temps est loin, je ne puis m’empêcher de frémir encore de mon imprudence. Se figure-t-on l’athée portant une pièce bénite ? Supposez qu’un soir, ramassé dans la rue, mort ou blessé, le médecin du quartier eût découvert sur ma peau cette relique : quel scandale! Comme les conjectures seraient allées ! J’étais un homme perdu. Eh! dures cervelles, comme disait le Christ, corps sans âmes, si j’ai perdu la foi à Dieu, j’ai gagné la foi à l’humanité, cette foi qui se définit Justice et indulgence. Que me fait la dévotion plus ou moins superstitieuse d’une femme? Que pèsent à mes yeux ses prétentions à la sainteté et à la littérature? Je ne crois pas plus à son génie qu’à ses miracles; mais je crois à son héroïsme, à son dévouement, à cette tendresse surhumaine, qui, malgré la foi, proteste en elle contre la damnation de l’athée; j’attends tout de la vertu de son sacrifice, et j’adore en elle la conscience du genre humain. Ce cordon, cette médaille, brimborions ridicules, mais chargés des efluves d’une âme dolente et passionnée, devenaient pour moi un talisman qui devait me garantir de l’excès de ma colère vis-à-vis de l’homme, et de l’ironie à l’égard de la femme. Certes le miracle attendu par ma pieuse donatrice ne s’est pas accompli; elle saura du moins, si elle lit ces lignes, que je n’ai pas failli à son vœu, et que je pourrai me vanter, au tribunal du grand Juge, d’avoir eu dans ma vie un quart d’heure de bonne volonté.

XII

 

Je ne voudrais pas qu’on m’accusât de plaisanter sur un sujet qui prête tant au ridicule : le libertinage en matière de religion est usé depuis Voltaire. Mais qui ne voit que le christianisme, dernier terme du paganisme, du théisme, est là tout entier ? Sans la foi aux sacrements, aux reliques, aux images, il n’y a point de religion. Et comme il n’y a pas de limites dans l’absolu, pas de distinction entre le monde de la nature et le monde de la grâce, la même pensée qui a fait imaginer cette thérapeutique de l’âme a suggéré, pour la satisfaction des intérêts matériels, une foule de pratiques également autorisées, sinon commandées par l’Église : en sorte que nous pouvons juger par le caractère de celles-ci de la valeur de celles-là.

Celui qui a pouvoir de nous sauver du péché, se sont dit les dévots, peut nous préserver aussi de toutes maladies et accidents. Ce principe posé, le recours à la Divinité n’a plus de bornes. Il y a donc des formules contre l’influence du mauvais esprit, pour toutes les circonstances de la vie : naissance, puberté, fiançailles, mariage, grossesse, accouchement, relevailles, sevrage, maladies, mort ; — pour toutes les actions : lever, coucher, travail, repos, visites, promenades ; — pour tous les temps : solstices, équinoxes, nouvelles lunes, semaines, matin, midi, soir ; — pour toutes les affaires : quand le roi va à la guerre et quand il revient de la guerre, quand on installe un préfet, quand on intronise un évêque, quand on bâtit une maison, quand on ouvre une mine, quand on lance un navire, quand on dédie une église ou qu’on fond une cloche ; — pour tous les accidents, intempéries et calamités, pluie et sécheresse, tonnerre, grêle, gelée, inondation, incendie, famine, peste, épizootie, etc. Les journaux racontaient naguères qu’un exploiteur de carrière, ayant fait bénir ses travaux par l’évêque de Viviers, assisté de tout son clergé, il se détacha de la montagne une masse de cent mille tonnes de pierre : il est vrai qu’on avait eu soin de mettre le feu à une charge de poudre de 10,300 kilogrammes.

Il y a des saints doués, par permission divine, de prérogatives spéciales pour la préservation des fléaux et maladies : naufrages, bêtes féroces, insectes, fièvres, blessures, écrouelles, gale, lèpre, pustule maligne, dyssenterie, épilepsie, hydrophobie ; des saints pour la clavelée, le farcin, le tournil, les rhumatismes, les hémorrhoïdes ; des patrons pour tous les métiers, corporations, paroisses, cités, provinces et royaumes. Le Christianisme ne laissait rien à faire à la politique, ni à l’économie, ni à l’assurance, ni à la médecine, ni à la stratégie ; il avait pourvu à tout par ses recettes : Ite, docete omnes gentes.

X. — Je ne voudrais pas qu’on m’accusât de plaisanter sur un sujet qui prête tant au ridicule : le libertinage en matière de religion est usé depuis Voltaire. Mais qui ne voit que le christianisme, dernier terme du paganisme, du théisme, est là tout entier? Sans la foi aux sacrements, aux reliques, aux images, il n’y a point de religion. Et comme il n’y a pas de limites dans l’absolu, pas de distinction entre le monde de la nature et le monde de la grâce, la même pensée qui a fait imaginer cette thérapeutique de l’ämé a suggéré, pour la satisfaction des intérêts matériels, une foule de pratiques également autorisées, sinon commandées par l’Église : en sorte que nous pouvons juger par le caractère de celles-ci de la valeur de celles-là.

Celui qui a pouvoir de nous sauver du péché, se sont dit les dévots, peut nous préserver aussi de toutes maladies et accidents. Ce principe posé, le recours à la Divinité n’a plus de bornes. Il ÿ a donc des formules contre l’influence du mauvais esprit, pour toutes les circonstances de la vie : naissance, puberté, fiançailles, mariage, grossesse, accouchement, relevailles, sevrage, maladies, mort; — pour toutes les actions : lever, coucher, travail, repos, visites, promenades ; — pour tous les temps : solstices, équinoxes, nouvelles lunes, semaines, matin, midi, soir; — pour toutes les affaires : quand le roi va à la guerre et quand il revient de la guerre, quand on installe un préfet, quand on intronise un évêque, quand on bâtit une maison, quand on ouvre une mine, quand on lance un navire, quand on dédie une église ou qu’on fond une cloche ; — pour tous les accidents, intempéries et calamités, pluie et sécheresse, tonnerre, grêle, gelée, inondation, incendie, famine, peste, épizootie, etc. Les journaux racontaient naguère qu’un exploiteur de carrière ayant fait bénir ses travaux par l’évêque de Viviers, assisté de tout son clergé, il se détacha de la montagne, au moment de la bénédiction, une masse de cent mille tonnes de pierres : il est vrai qu’on avait eu soin de mettre le feu à une charge de poudre de 40,000 kilogrammes.

Il y a des saints doués, par permission divine, de prérogatives spéciales pour la préservation des fléaux et maladies : naufrages, bêtes féroces, insectes, fièvres, blessures, écrouelles, gale, lèpre, pustule maligne, dyssenterie, épilepsie, hydrophobie; des saints pour la clavelée, le farcin, le tournil, les rhumatismes, les hémorrhoïdes; des patrons pour tous les métiers, corporations, paroisses, cités, provinces et royaumes. Le Christianisme ne laissait rien à faire à la politique, ni à l’économie, ni à l’assurance, ni à la médecine, ni à la stratégie ; il avait pourvu à tout par ses recettes : Ite, docete omnes gentes.

XIII

 

Est-ce de lui-même que l’homme, cette créature si belle en son corps, si sublime en son âme, destinée à devenir le type généreux de la vie morale, se plonge avec une sorte de délice dans cet océan de superstitions !…. Agit-il sous l’instigation d’un esprit jaloux, par un châtiment de la Divinité, ou par un horrible complot du sacerdoce ?

Vous me prendriez pour quelque voltairien attardé, Monseigneur, si, après avoir effleuré d’un sourire votre Instruction religieuse, je n’en donnais la raison psychologique ; si je ne montrais, jusque dans cet abaissement où l’homme peut être conduit par la Foi, la grandeur de sa pensée et la poésie de sa conscience.

Disons-le donc, pour l’instruction d’une Église ignorante de ses propres mystères : il n’y a véritablement à redresser ici qu’un quiproquo. Changez l’adresse, et toute cette déraison apocalyptique devient l’épopée de l’humaine vertu.

Cette source de tout bien et de toute sainteté, que l’âme religieuse appelle son Seigneur, son Christ, son Père, c’est elle-même qu’elle contemple dans l’idéal de sa puissance et de sa beauté. Virgile le dit en propres termes, Dieu est la puissance éternelle de l’humanité :

Ô Pater, ô hominum divûmque æterna potestas !

Ces génies, ces anges, ces saints, qui forment la cortége du Très-Haut, ce sont toutes les facultés de cette âme, qu’elle réalise et personnifie, pour les invoquer ensuite comme ses patrons et ses protecteurs. Ce monstre d’ignominie qu’elle nomme Satan, c’est encore elle, dans l’idéalité de sa laideur. Et cette adoration sans fin, inintelligible au prêtre comme au vulgaire, est l’hymne perpétuel qu’elle se chante pour s’exhorter à bien penser, bien aimer, bien dire et bien faire ; la rapsodie, toujours nouvelle, de ses luttes, de ses misères et de ses triomphes ; le battement d’ailes qui l’élève vers les sublimités de la Justice.

Une pareille hallucination, direz-vous, serait plus merveilleuse que la religion même, dont on prétend expliquer ainsi le mystère.

Rien de plus naturel, cependant : vous allez en juger.

Du moment que l’homme, incapable dans les premiers temps de démêler en soi la Justice dont il éprouve le sentiment, est entraîné par la constitution de son entendement à lui chercher hors de sa conscience un sujet en qui elle réside, ainsi que je l’ai expliqué déjà (2e Étude, chap. 2), il est tout simple qu’il invoque ce juste Juge, aussi bien contre les ennemis qui le menacent que contre ses propres inclinations ; qu’il lui demande conseil, qu’il le prie de le fortifier, de le soutenir, de le purifier, de l’élever dans la vertu. C’est donc elle-même que l’âme invoque, prie et conjure ; c’est à sa propre conscience qu’elle fait appel ; et, de quelque façon que soit tournée la prière, elle ne sera que l’expression du moi qui s’adjure sous le nom de Dieu ; elle n’aura même de sens, elle ne sera intelligible que par cette prosopopée.

Un exemple, familier à tous mes lecteurs, et qui résume à lui seul toute la religion, tout le bréviaire, fera comprendre cette aliénation de l’âme humaine, qui, se prenant pour un Autre, s’appelle, s’adore comme l’Ève de Milton, sans se connaître.

XI. — Est-ce de lui-même que l’homme, cette créature si belle en son corps, si sublime en son âme, destinée à devenir le type généreux de la vie morale, se plonge avec une sorte de délice dans cet océan de superstitions ? Agit-il sous l’instigation d’un esprit jatoux, par un châtiment de la Divinité, ou par un horrible complot du sacerdoce ?

Vous me prendriez pour quelque voltairien attardé, Monseigneur, si, après avoir efleuré d’un sourire votre Instruction religieuse, je n’en donnais la raison psychologique; si je ne montrais, jusque dans cet abaissement où l’homme peut être condait par la Foi, la grandeur de sa pensée et la poésie de sa conscience.

Disons-le done, pour l’instruction d’une Église ignorante de ses propres mystères : il n’y a véritablement à redresser ici qu’un quiproquo. Changez l’adresse, et toute cette déraison apocalyptique devient l’épopée de l’humaine vertu.

Cette source de tout bien et de toute sainteté, que l’âme religieuse appelle son Seigneur, son Christ, son Père, c’est elle-même qu’elle contemple dans Fidéal de sa puissance et de sa beauté. Virgile le dit en propres termes, Dieu est la puissance éternelle de l’humanité :

O Pater, d hominum divèmque æterna potestas (A)!

Ces génies, ces anges, ces saints, qui forment le cortége du Très-Haut, ce sont toutes les facultés de cette âme, qu’elle réalise et personnifie, pour les invoquer ensuite comme ses patrons et ses protecteurs. Ce monstre d’ignominie qu’elle nomme Satan, c’est encore elle, dans l’idéalité de sa laideur. Et cette adoration sans fin, inintelligible au prêtre comme au vulgaire, c’est l’hymne perpétuel qu’elle se chante pour s’exhorter à bien penser, à bien aimer, à bien dire et à bien faire, la rapsodie, toujours nouvelle, de ses luttes, de ses misères et de ses triomphes, le battement d’ailes qui l’élève vers les sublimités de la Jusnice.

Une pareille halucination, direz-vous, serait plus merveilleuse que la religion même, dont on prétend expliquer ainsi le mystère, Rien de plus naturel, cependant : vous allez en juger.

Du moment que l’homme, incapable, dans les premiers temps, de déméler en soi la Justice dont il éprouve le sentiment, est entraîné par la constitution de son entendement à lui chercher hors de sa conscience un sujet en qui elle réside, ainsi que nous l’avons expliqué déjà (2 Étude, chap. 2), il est tout simple qu’il invoque ce juste Juge, aussi bien contre les ennemis qui le menacent que contre ses propres inclinations; qu’il lui demande conseil, qu’il le prie de le fortifier, de le soutenir, de le purifier, de l’élever dans la vertu. C’est donc elle-même que l’âme invoque, prie et conjure; c’est à sa propre conscience qu’elle fait appel; et, de quelque façon que soit tournée la prière, elle ne sera que l’expression du moi qui s’adjure sous le nom de Dieu; elle n’aura même de sens, elle ne sera intelligible que par cette prosopopée.

Un exemple, familier à tous mes lecteurs, et qui résume à lui seul toute la religion, tout le bréviaire, fera comprendre cette aliénation de âme humaine, qui, se prenant pour un Autre, s’appelle, s’adore comme l’Éve de Milton, sans se connaître.

XIV

 

Vous qui donnez la confirmation aux chrétiens, Monseigneur, vous savez votre Pater, sans doute ; mais, avez-vous jamais rien compris ?

Appel à la souveraine perfection, acte de soumission à l’ordre éternel, de dévouement à la Justice, de foi en son règne, de modération dans les désirs, de regret des fautes commises, de charité envers le prochain ; reconnaissance du libre arbitre, invocation à la vertu, anathème au vice, affirmation de la vérité : la morale de quarante siècles est résumée dans ces humbles et émouvantes paroles, que la tradition chrétienne attribue à son Homme-dieu.

Que de douleurs apaisées, de courages affermis, de ressentiments vaincus, de doutes évanouis, par la récitation de cette prière, plus accessible aux cœurs qu’aux intelligences ! Quand le pauvre, avili, menteur, fainéant, nous aborde, la prière sur les lèvres, telle est la grâce de cette parole vraiment évangélique, que nous nous sentons portés, malgré nous, à l’aumône. Pater noster !… Hélas ! à l’exception de quelques privilégiés de la science, c’est tout ce que le peuple sait de ses droits et de ses devoirs. Après le Décalogue et l’Oraison Dominicale, néant. Trente-quatre lignes en trente-quatre siècles ! Dites-moi donc, Monseigneur, à quoi servent les sacerdoces ?

Prise au sens littéral, comme fait l’Église, l’Oraison Dominicale n’est qu’un tissu d’idées niaises, contradictoires, immorales même et impies. On peut en extraire une douzaine d’hérésies, condamnées par le saint-siége ; et c’est peut-être en s’appuyant sur le Pater, entendu à la manière des prêtres, que Jérôme Lalande conclut que son auteur était athée.

Mais pénétrez sous la lettre, toujours absurde quand il s’agit de prière, et cette même oraison va vous paraître d’une morale et d’une rationalité incomparables.

Père ! — Père de qui, père de quoi ? Le Dieu chrétien engendre-t-il à la manière de Jupiter, qu’Homère appelle à si bon droit père des hommes et des dieux ? Cette interprétation ne saurait s’admettre. Faut-il prendre la chose au sens psychique, et dire que l’âme, émanation de la divinité, affirme ici son origine céleste ? Mais la génération des âmes par le Très-Haut ne se comprend pas plus, ne paraît pas mieux fondée que celle des corps ; d’ailleurs, la théorie de l’émanation a été condamnée par l’Église, et je ne crois pas que la philosophie songe à la remettre en honneur. Dira-t-on que Père a ici le sens de Créateur ? L’idée, en effet, est orthodoxe ; mais nul doute que l’âme religieuse, en parlant à son Père, n’entende que ce père est aussi l’auteur de toute chose. Le Créateur n’explique donc pas le Père ; et la suite du discours, l’intention évidente du texte, exige davantage. Que reste-t-il, sinon de prendre le nom de Père comme synonyme de Souverain, patron, maître à la fois et modèle, suivant ce que dit ailleurs l’Écriture, Soyez saints comme je suis saint ; régisseur et pourvoyeur de l’âme et de la société ? Or, quel est-il ce père, protecteur et prototype de l’âme qui le prie ? Suivant l’Église, c’est Dieu, un être à part, que nous supposons tout bon, tout sage, tout-puissant, à l’image duquel nous sommes créés, et seul capable de nous entendre et d’exaucer nos désirs. Je soutiens que ce Père n’est autre chose que l’âme elle-même, agrandie à ses propres yeux par la conception de l’idée sociale ou de la Justice, élevée par cette conception du droit à l’égal de la société même, et qui, incapable de se reconnaître tout d’abord avec ce caractère sublime, s’interpelle sous un nom cabalistique, et se provoque à la vertu par la contemplation de son idéal. Qu’après cela elle conçoive ce Père comme créateur de la nature, cela revient à dire qu’ayant atteint par la Justice le sentiment de l’infini, se posant elle-même comme infini, elle fait rentrer dans cet infini toute cause, toute idée, toute puissance, toute vie, parce que l’infini doit tout comprendre, et que l’infini est un.

Qui es aux cieux. — Quelqu’un dans le ciel ! Le Juif, qui faisait le ciel de métal, et y logeait comme en un palais son Jéhovah, pouvait le croire ; païens et chrétiens du premier siècle, de même. De nos jours, cette localisation matérielle est impossible. Le ciel, c’est partout et nulle part ; au pied de la lettre, un non-sens. Il faut donc recourir encore à la figure : le ciel est le sommet de la création, la plus haute pointe de l’Olympe à plusieurs sommets, comme dit Homère, Ἀϰροτάτη ϰορύφη πολυδείραδος Οὸλυμποιο, tout ce qu’il y a de plus élevé dans les règnes réunie de la nature. Père qui êtes aux cieux, cela signifie donc : Souveraine essence, source de toute Justice, élevée au-dessus de toutes les créatures !… C’est Dieu, direz-vous encore. Vous allez vite en interprétation, et vous vous contentez de bien peu de chose. L’âme ne peut croire, connaître et affirmer que ce dont elle a le sentiment ou l’expérience ; et la seule chose dont elle ait ici le sentiment, c’est elle-même ; c’est son moi, que rien n’égale dans le monde visible, et qu’elle découvre à travers le télescope de la contemplation transcendantale. L’âme agit ici comme l’enfant qui, apprenant à parler, avant de dire moi, se désigne à la troisième personne : conclurez-vous, sur la parole naïve de cet enfant, qu’il est double ?…

Que ton nom soit sanctifié. — Le nom, suivant l’énergie du style oriental, est la même chose que la définition, c’est-à-dire l’essence. Or, à qui peut convenir ici le vœu de sanctification ? À Dieu ? c’est impossible. Dieu, malgré tous les blasphèmes et toutes les idolâtries, est inviolable. L’âme pense donc en réalité autrement qu’elle ne s’exprime ; et quand elle dit à son Père : Que ton nom soit sanctifié, c’est comme si elle se disait : Que par la contemplation de ma pure essence je me sanctifie et me rende de plus en plus semblable à moi-même, à mon type, à mon idéal ! C’est, en autres termes, ce que l’oracle de Delphes recommandait, avec moins d’emphase, à l’homme pieux, quand il lui disait : Connais-toi toi-même. Quelque violence qu’on fasse aux mots, nous ne sommes plus dans le ciel ; le sanctificetur nous fait descendre dans l’humanité : l’Évangile et la Pythie sont d’accord.

Que ton règne arrive. — Le règne de Dieu est éternel, dit l’Écriture ; il ne tombe pas dans le temps. La proposition ne saurait donc regarder encore que l’homme, être progressif, susceptible de s’avancer indéfiniment dans la Justice, et pour qui le règne de Dieu n’est autre chose que l’exaltation de sa propre essence, et le développement de sa liberté. Dieu, dans ce règne, n’a rien à faire.

Que ta volonté soit faite, sur la terre comme dans le ciel. — La volonté du Tout-Puissant ne peut pas rencontrer d’obstacle : prise dans la rigueur du terme, la prière serait une impertinence. D’autre part, l’assimilation de la terre au ciel ne s’entend pas mieux, à moins que la terre ne soit prise dans un sens figuré, comme nous avons vu tout à l’heure que le ciel était pris lui-même. Supposons donc qu’il s’agisse de la volonté de l’âme juste, volonté sans reproche comme celle de Dieu, qui en est la figure ; la pensée, qui tout à l’heure semblait dépourvue de sens, devient sublime. Que ta volonté, ô mon âme, s’accomplisse dans la région inférieure de ma conscience, comme elle se produit dans les hauteurs de mon entendement ! Je vois le bien et je l’approuve, dit le poëte, video meliora proboque ; pourquoi faut-il que je suive le mal ? deteriora sequor ! Est-ce le hasard qui a formé dans le Pater, d’un côté cette suite incohérente de pensées inintelligibles ; de l’autre, cette chaîne merveilleuse d’interprétations morales, autant que rationnelles ?

Donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien. — L’espèce humaine, courbée sous le péché, est mendiante : c’est tout son argument en faveur de la Providence. Mais il est impossible, avec la foi la plus robuste, d’admettre une divinité occupée de ces soins quotidiens. Dieu a établi, dès l’éternité et pour l’éternité, l’ordre du monde ; il ne le change pas au gré de nos désirs, pas plus que selon notre mérite ou notre démérite. Nous tombons donc de plus en plus dans l’anthropomorphisme, inadmissible à la foi orthodoxe. Mais ce redoublement, aujourd’hui et quotidien, pour dire au jour le jour, à fur et mesure, si choquant en Dieu, l’Être absolu, est d’une haute philosophie appliqué à l’être qui passe, à l’humanité. Il signifie, en se reportant aux propositions antérieures, que, si l’ordre moral (divin), considéré dans son ensemble, est réglé selon l’éternité, dans l’application il ne se réalise que selon le temps. Donne-moi aujourd’hui mon pain quotidien, c’est-à-dire fais-moi connaître aujourd’hui, et dans toutes les circonstances de ma vie, ce que j’ai à faire pour obéir à l’ordre éternel. Le Christ ne dit-il pas qu’il est le pain de vie ? C’est la loi de travail pour les individus, de transition pour les sociétés, la plus disciplinaire, la plus morale de toutes les lois.

Et remets-nous nos dettes. — Quel compte entre Dieu et l’homme ? Quel bail passé entre le fini et l’infini, le nécessaire et le contingent, l’absolu et le relatif ? Où est écrit ce contrat ? Qui en a rédigé les articles ? Qui l’a signé pour moi ? Qui en réglera les parties ? Quelle redevance stipulée entre l’auteur des choses et son fermier ? Je ne revendique point le domaine éminent de cette terre que je laboure en la trempant de mes sueurs : la nature qui m’y a jeté, et le travail dont elle me fait une loi, sont tous mes titres. Mais je ne connais pas le propriétaire… Ce premier membre de phrase est inintelligible : voyons la suite.

Comme nous les remettons à nos débiteurs. — La corrélation est flagrante. Ainsi mes rapports avec Dieu sont établis en raison de mes rapports avec mes semblables. Comme je leur aurai fait, il me fera. Pour la seconde fois l’ordre d’en haut est déclaré être la contre-partie de celui d’en bas, mais avec cette différence, que tout à l’heure c’était ma volonté qui devait se régler sur celle de son Dieu, son modèle, sicut in cœlo et in terrâ ; et que maintenant c’est la volonté de ce Dieu qui annonce devoir agir selon la mienne. Qui nous expliquera cette énigme ?

Restez dans la littéralité, et je vous défie d’en trouver la clef. Revenez au sens tropique, et vous vous inclinerez une fois de plus. L’âme qui prie s’exhorte au bien par la contemplation de sa beauté essentielle ; mais en même temps elle se reconnaît sujette à faillir, dans les luttes quotidiennes de la vie animale. Comment se relèvera-t-elle de ses chutes ? Par l’amour. Point de justification pour l’homme qui n’aime pas, c’est-à-dire qui ne pardonne point, car c’est tout un ; qui ne cherche pas tout à la fois la réalisation de la Justice en lui-même et dans ses frères. Un tel homme n’est pas un saint ; c’est un hypocrite, un apostat. Sauvez-vous par la charité ; cette parole de l’Évangile, mise en chanson, est le principe de la Justice nouvelle, qui arrive à la purification par le pardon, à l’encontre de la Justice des anciens temps, qui ne savait que haïr et se venger.

Et ne nous laisse pas choir dans la tentation, mais délivre-nous… — Ceci n’a plus besoin de commentaire. Que le sentiment de notre céleste beauté nous ravisse à la tyrannie des attractions inférieures : voilà le sens. C’est une reprise des premières phrases de l’Oraison, une ritournelle dans le goût des antiennes religieuses, et d’après les règles de la versification hébraïque. Les théologiens ont bâti là-dessus leur théorie de la grâce efficace, sans laquelle l’homme ne peut faire le bien ni se relever de ses chutes, mais qui ne manque jamais à celui qui la demande : littéralisme absurde, destructif de toute morale, comme de toute philosophie,

Du Malin. — Au dernier mot, l’allégorie se montre à découvert. Comme l’idéalité vertueuse a été personnifiée sous le nom de Père, l’idéalité contraire est personnifiée sous celui du Mauvais. L’une des deux personnifications emporte l’autre ; et la prière, allant de la thèse à l’antithèse, mais en restant toujours sur le terrain de l’allégorie, finit comme elle a commencé. Les chrétiens, à l’exemple des mages, ont fait du péché un être réel, créé selon les uns, incréé selon les autres, irréconciliable ennemi du Père, dont toutes les facultés, passions et jouissances sont pour le mal, comme celles du Père sont pour le bien. C’était logique. Qui affirme Dieu, affirme le Diable ; mais comme le siècle ne croit plus au diable, et que l’Église elle-même semble en avoir honte, on me permettra de dire à mon tour que qui nie le diable nie Dieu, en tant du moins que précepteur, modèle et juge de notre moralité : car sur tout le reste je l’abandonne.

Amen. — Mot hébreu qui signifie vraiment. Quoi ! vraiment, cette enfilade d’idées mystagogiques, incompréhensibles, je parle de l’Oraison dominicale d’après l’interprétation chrétienne ; cette apocalypse, ce galimatias, ce serait là le sommaire de ma foi, la règle de ma raison, le soutien de ma vertu, le gage de mon immortalité ! Ô Père, qui es dans le ciel ! vraiment, si j’étais chrétien, je te réciterais sept fois le jour la prière que le Christ, ton fils putatif, nous a apprise, seulement pour en obtenir de toi l’intelligence.

XII. — Vous qui donnez la confirmation aux chrétiens, Monseigneur, vous savez votre Pater, sans doute; mais y avez-vous jamais rien compris ?

Appel à la souveraine perfection, acte de soumission à l’ordre éternel, de dévouement à la Justice, de foi en son règne, de modération dans les désirs, de regret des fautes commises, de charité envers le prochain; reconnaissance du libre arbitre, invocation à la vertu, anathème au vice, afirmation de la vérité : la morale de quarante siècles est résumée dans ces humbles et émouvantes paroles, que la tradition chrétienne attribue à son Homme-dieu.

Que de douleurs apaisées, de courages affermis, de ressentiments vaincus, de doutes évanouis, par la récitation de cette prière, plus accessible aux cœurs qu’aux intelligences! Quand le pauvre, avili, menteur, fainéant, nous aborde, la prière sur les lèvres, telle est la grâce de cette parole vraiment évangélique, que nous nous sentons portés, malgré nous, à l’aumône. Pater noster ! Hélas! à l’exception de quelques privilégiés de la science, c’est tout ce que le peuple sait de ses droits et de ses devoirs. Après le Décalogue et l’Oraison Dominicale, néant. Trente-quatre lignes en trente-quatre siècles! Dites-moi donc, Monseigneur, à quoi servent les sacerdoces ?

Prise au sens littéral, comme fait l’Église, l’Oraison dominicale n’est qu’un tissu d’idées niaises, contradictoires, immorales même et impies. On peut en extraire une douzaine d’hérésies condamnées par le saint-Siége; et c’est peut-être en s’appuyant sur le Pater, entendu à la manière des prêtres, que Jérôme Lalande conclut que son auteur était athée.

Mais pénétrez sous la lettre, toujours absurde quand il s’agit de prière, et cette même oraison va vous paraître d’une morale et d’une rationalité incomparables.

Père ! — Père de qui, père de quoi? Le Dieu chrétien engendre-t-il à la manière de Jupiter, qu’Homère appelle à si bon droit père des hommes et des dieux ? Cette interprétation ne saurait s’admettre. Faut-il prendre la chose au sens psychique, et dire que l’âme, émanation de la divinité, affirme ici son origine céleste? Mais la génération des âmes par le Très-Haut ne se comprend pas plus, ne paraît pas mieux fondée que celle des corps; d’ailleurs, la théorie de l’émanation a été condamnée par l’Église, et je ne crois pas que la philosophie songe à la remettre en honneur. Dira-t-on que Père a ici le sens de Créateur? L’idée, en effet, est orthodoxe; mais nul doute que l’âme religieuse, en parlant à son Père, n’entende que ce père est aussi l’auteur de toute chose. Le Créateur n’explique donc pas le Père; et la suite du discours, l’intention évidente du texte, exige davantage. Que reste-t-il, sinon de prendre le nom de Père comme synonyme de souverain, patron, maître à la fois et modèle, suivant ce que dit ailleurs l’Écriture, Soyez saints comme je suis saint ? c’est ainsi que dans lesanaisons religieuses, le chef est dit abbé, ou Père; que dans la confession, la pénitente appelle le prêtre, mon père; que nous disons les Pères de l’Église, etc. Or, quel est-il ce père, régisseur et prototype de l’âme qui le prie? Suivant l’Église, c’est Dieu, un être à part, que nous supposons tout bon, tout sage, tout-puissant, à l’image duquel nous sommes créés, et seul capable de nous entendre et d’exaucer nos désirs. Je soutiens que ce Père n’est autre chose que l’âme elle-même, agrandie à ses propres yeux par la conception de l’idée sociale ou de la Justice, élevée, par cette conception du droit, à légal de la société même, et qui, incapable de se reconnaître tout d’abord avec ce caractère sublime, s’interpelle sous un nom cabalistique, et se provoque à la vertu par la contemplation de son idéal. Qu’après cela elle conçoive ce Père comme créateur de la nature, cela revient à dire qu’ayant atteint par la Justice le sentiment de l’infini, se posant elle-même comme infini, elle fait rentrer dans cet infini toute cause, toute idée, toute puissance, toute vie, parce que l’infini doit tout comprendre, et que l’infini est un. L’âme alors, c’est le Moi absolu de l’égal, c’est Dieu.

Qui es aux cieux. — Quelqu’un dans le ciel! Le Juif, qui faisait le ciel de métal, et y logeait comme en un palais son Jéhovah, pouvait le croire; païens et chrétiens du premier siècle, de même. De nos jours, cette localisation matérielle est impossible. Le ciel, c’est partout et nulle part : au pied de la lettre, un non-sens. Il faut donc recourir encore à la figure : le ciel est le sommet de la création, la plus haute pointe de l’Olympe à plusieurs sommets, comme dit Homère, Ἀϰροτάτη ϰορύφη πολυδείραδος Οὸλυμποιο, tout ce qu’il y a de plus élevé dans les règnes réunis de la nature. Père qui es aux cieux, cela signifie donc : Souveraine essence, source de toute Justice, élevée au-dessus de toutes les créatures! — C’est Dieu, direz-vous encore. — Vous allez vite en interprétation, et vous vous contentez de bien peu de chose. L’âme ne peut croire, connaître et affirmer que ce dont elle a le sentiment ou l’expérience; et la seule chose dont elle ait ici le sentiment, c’est elle-même, c’est son moi, que rien n’égale dans le monde visible, et qu’elle découvre à travers le télescope de la contemplation transcendantale. L’âme agit ici comme l’enfant qui, apprenant à parler, avant de dire moi, se désigne à la troisième personne : conclurez-vous, sur la parole naïve de cet enfant, qu’il est double?

Que ton nom soit sanctifié. — Le nom, suivant l’énergie du style oriental, est la même chose que la définition, c’est-à-dire l’essence. Or, à qui peut convenir ici le vœu de sanctification? A Dieu? C’est impossible. Dieu, malgré tous les blasphèmes et toutes les idolâtries, est inviolable. L’âme pense donc en réalité autrement qu’elle ne s’exprime, et quand elle dit à son Père : Que ton nom soit sanctifié, c’est comme si elle se disait : Que par la contemplation de ma pure essence je me sanctifie et me rende de plus en plus semblable à moi-même, à mon type, à mon idéal! C’est, en autres termes, ce que l’oracle de Delphes recommandait, avec moins d’emphase, à l’homme pieux, quand il lui disait : Connais-toi toi-même. Quelque violence qu’on fasse aux mots, nous ne sommes plus dans le ciel. Le sanctificetur nous fait descendre dans l’humanité : l’Évangile et la Pythie sont d’accord.

Que ton règne arrive. — Le règne de Dieu est éternel, dit l’Écriture; il ne tombe pas dans le temps. La proposition ne saurait donc regarder encore que l’homme, être progressif, susceptible de s’avancer indéfiniment dans la Justice, et pour qui le règne de Dieu n’est autre chose que l’exaltation de sa propre essence, et le développement de sa liberté. Dieu, dans ce règne, n’a rien à faire.

Que ta volonté soit faite, sur la terre comme dans le ciel. — La volonté du Tout-Puissant ne peut pas rencontrer d’obstacle : prise dans la rigueur du terme, la prière serait une impertinence. D’autre part, l’assimilation de la terre au ciel ne s’entend pas mieux, à moins que la terre ne soit prise dans un sens figuré, comme nous avons vu tout à l’heure que le ciel était pris lui-même. Supposons donc qu’il s’agisse de la volonté de l’âme juste, volonté sans reproche comme celle de Dieu, qui en est la figure; la pensée, qui tout à l’heure semblait dépourvue de sens, devient sublime. Que ta volonté, à mon âme, s’accomplisse dans la région inférieure de ma conscience, comme elle se produit dans les hauteurs de mon entendement ! Je vois le bien et je l’approuve, dit le poëte, video meliora proboque ; pourquoi faut-il que je suive le mal? deteriora sequor ! Est-ce le hasard qui a formé dans le Pater, d’un eôté cette suite incohérente de pensés inintelligibles ; de l’autre, cette chaîne merveilleuse d’interprétations morales, autant que rationnelles?

Donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien. — L’espèce humaine, courbée sous le péché, est mendiante : c’est tout son argument en faveur de le Providence. Mais il est impossible, avec la foi la plus robuste, d’admettre une divinité occupée de ces soins quotidiens. Dieu a établi, dès l’éternité et pour l’éternité, l’ordre du monde; il ne le change pas au gré de nos désirs, pas plus que selon notre mérite ou notre démérite. Nous tombons donc de plus en plus dans l’anthropomorphisme, inadmissible à la foi orthodoxe. Mais ce redoublement aujourd’hui et quotidien, pour dire au jour le jour, à fur et mesure, si choquant en Dieu, l’Étre absolu, est d’une haute philosophie appliqué à l’être qui passe, à l’humanité. Il signifie, en se reportant aux propositions antérieures, que, si l’ordre moral (divin), considéré dans son ensemble, est réglé selon l’éternité, dans l’application il ne se réalise que selon le temps. Donne-moi aujourd’hui mon pain quotidien, c’est-à-dire fais-moi connaître, aujourd’hui, et dans toutes les circonstances de ma vie, ce que j’ai à faire pour obéir à l’ordre éternel. Le Christ ne dit-il pas qu’il est le pain de vie ? C’est la loi de travail pour les individus, de transition pour les sociétés, la plus disciplinaire, la plus morale de toutes les lois.

Et remets-nous nos dettes. — Quel compte entre Dieu et l’homme? Quel bail passé entre le fini et l’infini, le nécessaire et le contingent, l’absolu et le relatif? Où est écrit ce contrat? Qui en a rédigé les articles ? Qui l’a signé pour moi? Qui en réglera les parties? Quelle redevance stipulée entre l’auteur des choses et son fermier? Je ne revendique point le domaine éminent de cette terre que je laboure en la trempant de mes sueurs : la nature qui m’y a jeté, et le travail dont elle me fait une loi, sont tous mes titres. Maisjeneconnais pas le propriétaire. Ce premier membre de phrase est inintelligible : voyons la suite.

Comme nous les remettons à nos débiteurs. — La corrélation est flagrante. Ainsi mes rapports avec Dieu sont établis en raison de mes rapports avec mes semblables. Comme je leur aurai fait, il me fera. Pour la seconde fois l’ordre d’en haut est déclaré être la contre-partie de celui d’en bas, mais avec cette différence que, tout à l’heure c’était ma volonté qui devait se régler sur celle de son Dieu, son modèle, sicut in cœlo et in terrâ, et que maintenant c’est la volonté de ce Dieu qui annonce devoir agir selon la mienne. Qui nous expliquera cette énigme?

Restez dans la littéralité, et je vous défie d’en trouver la clef. Revenez au sens topique, et vous vous inclinerez une fois de plus. L’âme qui prie s’exhorte au bien par la contemplation de sa beauté essentielle; mais en même temps elle se reconnaît sujette à faillir, dans les luttes quotidiennes de la vie animale. Comment se relèverat-elle de ses chutes? Par l’amour. Point de justification pour l’homme qui n’aime pas, c’est-à-dire qui ne pardonne point, car c’est tout un, qui ne cherche pas tout à la fois la réalisation de la Justice en lui-même et dans ses frères. Un tel homme n’est pas un saint; c’est un hypocrite, un apostat. Sauvez-vous par la charité, cette parole de l’Évangile, mise en chanson, est le principe de la Justice nouvelle, qui arrive à la purification par le pardon, à l’encontre de la Justice des anciens temps, qui ne savait que haïr et se venger.

Et ne nous laisse pas choir dans la tentation, mais délivre-nous… — Ceci n’a plus besoin de commentaire. Que le sentiment de notre céleste beauté nous ravisse à la tyrannie des attractions inférieures : voilà le sens. C’est une reprise des premières phrases de l’Oraison, une ritournelle dans le goût des antiennes religieuses, et d’après les règles de la versification hébraïque. Les théologiens ont bâti là-dessus leur théorie de la grâce efficace, sans laquelle l’homme ne peut faire le bien ni se relever de ses chutes, mais qui ne manque jamais à celui qui la demande : littéralisme absurde, destructif de toute morale comme de toute philosophie.

Du Malin. — Au dernier mot, l’allégorie se montre à découvert. Comme l’idéalité vertueuse a été personnifiée sous le nom de Père, l’idéalité contraire est personnifiée sous celui du Mauvais. L’une des deux personnifications emporte l’autre; et la prière, allant de la thèse à l’antithèse, mais en restant toujours sur le terrain de l’allégorie, finit comme elle a commencé. Les chrétiens, à l’exemple des mages, ont fait du péché un être réel, créé selon les uns, incréé selon les autres, irréconciliable ennemi du Père, dont toutes les facultés, passions et jouissances sont pour le bien. C’était logique. Qui afirme Dieu, affirme le diable ; mais comme le siècle ne croit plus au diable, et que l’Église elle-même semble en avoir honte, on me permettra de dire à mon tour que qui nie le diable nie Dieu, en tant du moins que précepteur, modèle et juge de notre moralité : car sur tout le reste je l’abandonne.

Amen. — Mot hébreu qui signifie vraiment. Quoi ! vraiment, celte enfilade d’idées mystagogiques, incompréhensibles, je parle de l’Oraison dominicale d’après l’interprétation chrétienne; cette apocalyse, ce galimatias, ce serait là le sommaire de ma foi, la règle de ma raison, le soutien de ma vertu, le gage de mon immortalité! O Père qui es dans le ciel! Vraiment, si j’étais chrétien, je te réciterais sept fois le jour la prière que le Christ, ton fils putatif, nous a apprise, seulement pour en obtenir de ti l’intelligence.

XV

 

Que le Pater soit réellement de la composition de Jésus, comme le veulent les compilateurs des Évangiles officiels ; ou qu’il ne faille y voir qu’un assemblage de formules d’oraison ayant cours depuis longtemps dans les eucologes, ainsi que le soutient la critique moderne, peu importe à mon objet. C’est l’inspiration que je regarde, non le style. Postérieure de quinze siècles au Décalogue quant à la pensée et à la date, on peut dire que l’Oraison dominicale lui est antérieure de quinze siècles quant à la forme. C’est de la morale en mythe, comme le discours du serpent à Ève et le sacrifice d’Abraham. Entre Moïse faisant parler Jéhovah comme un préteur romain sur son tribunal, Tu ne tueras pas, Tu ne voleras pas, Tu ne feras point de faux témoignage, et le Christ priant son Père, il y a aussi loin qu’entre les légendes d’Hercule, Persée, Bellérophon, chantées par les poëtes, et la guerre du Péloponèse, racontée par Thucydide.

Est-il donc si difficile de comprendre que l’homme qui prie Dieu est comme le poëte qui invoque la muse, celui-ci faisant appel à son génie, celui-là à sa conscience ? Depuis le vieil Homère, et probablement dès longtemps avant Homère, nous ne sommes plus dupes de la fiction poétique ; le serons-nous encore longtemps de la fiction sacerdotale ? Notre raison n’a rien perdu, certes, pour s’être mise à parler en prose ; avons-nous peur que notre sens moral ne succombe parce que nous cesserons de réciter des patenôtres ?

Lorsque Sapho, dans son ode à Vénus, conjure la déesse de la beauté de lui ramener son amant infidèle, et qu’elle lui dit : Combats avec moi ; c’est comme si elle parlait à son propre sexe, dont l’invincible attrait est méconnu dans sa personne. Lorsque Hippocrate, dans ce magnifique serment qui est comme l’hymne de la conscience médicale, invoque Hygie, Esculape, toutes les divinités de la médecine, c’est comme s’il jurait sur sa propre vie, dont les mystérieuses puissances font l’objet de son étude. Lorsque Socrate recommande à son disciple Antisthène de sacrifier aux Grâces, c’est comme s’il lui disait : Il est permis au philosophe d’être pauvre ; il ne l’est jamais d’être malplaisant et malpropre. Le culte chrétien ferait-il exception à cette série ? Mais sur quoi donc en établissez-vous la preuve ?

XIII. — Que le Pater soit réellement de la composition de Jésus, comme le veulent les compilateurs des Evangiles officiels; ou qu’il ne faille y voir qu’un assemblage de formules d’oraison ayant cours depuis longtemps dans les eucologes, ainsi que le soutient la critique moderne, peu importe à mon objet. C’est l’inspiration que je regarde, non le style. Postérieure de quinze siècles au Déca logue quant à la pensée et à la date, on peut dire que l’O raison dominicale lui est antérieure de quinze siècles quant à la forme. C’est de la morale en mythe, comme le discours du serpent à Êve et le sacrifice d’Abraham. Entre Moïse faisant parler Jéhovah commme un préteur romain sur son tribunal, Tu ne tueras pas, Tu ne voleras pas, Tu ne feras point de faux témoignage, et le Christ priant son Père, il y a aussi loin qu’entre les légendes d’Hercule, de Persée, de Bellérophon, chantées par les poëtes, et la guerre du Péloponèse, racontée par Thueydide.

Est-il donc si difficile de comprendre que l’homme qui prie Dieu est comme le poëte qui invoque la muse, celuici faisant appel à son génie, celui-là à sa conscience ? Depuis le vieil Homère, et probablement dès longtemps avant Homère, nous ne sommes plus dupes de La fiction poétique; le serons-nous encore longtemps de la fiction sacerdotale? Notre raison n’a rien perdu, certes, pour s’être mise à parler en prose; avons-nous peur que notre sens moral ne succombe paree que nous cesserons de réciter des patenôtres?

Lorsque Sapho, dans son ode à Vénus, conjure la déesse de la beauté de lui ramener son amant infidèle, et qu’elle lui dit : Combats avec moi ; c’est comme si elle parlait à son propre sexe, dont l’invincible attrait est méconnu dans sa personne. Lorsque Hippocrate, dans ce magnifique serment qui est comme l’hymne de la conscience médicale, invoque Hygie, Eseulape, toutes les divinités de la médecine, c’est comme s’il jurait sur sa propre vie, dont les mystérieuses puissances font l’objet de son étude. Lorsque Socrate recommande à son disciple Antisthène desacrifier aux Grâces, c’est comme s’il lui disait : Il est permis au philosophe d’être pauvre; il ne l’est jamais d’être malplaisant et malpropre. Le culte chrétien ferait-il exception à cette série. Mais sur quoi donc en établissez-vous la preuve?

XVI

 

Tout le monde connaît avec le Pater le menu de la dévotion chrétienne : Credo, Confiteor, Benedicite, Gratias, Veni Creator, Veni Sancte, Sub tuum, Angelus, De Profundis, Gloria patri, l’office paroissial, les heures, visites, rosaires, etc. Eh bien ! il n’y a pas une de ces récitations mystiques, dont le fond est commun à tous les cultes, qui ne serve de couverture à quelque pensée morale, que la réflexion a fait entrevoir, mais dont la théologie fait perdre la trace.

Chacun a entendu parler de l’eau bénite, des cierges bénits, rameaux bénits, saintes huiles, saint chrême, médailles, scapulaires, reliquaires, croix et signes de croix, génuflexions, prosternements, élévations de cœur, oraisons jaculatoires. En ce moment l’Église travaille à remettre en vigueur les jours chômés et ouvrables, gras et maigres, mariables et non mariables ; les avents, carêmes, neuvaines, vigiles ou veilles, lendemains et octaves. Quant aux jeûnes, cilices, disciplines, abstinences, vœux à temps ou perpétuels, on ne les connaît plus que dans les maisons de profession. Eh bien ! encore, il n’y a pas une de ces pratiques, d’une dévotion vétilleuse ou cruelle, qui n’ait été à l’origine le symbole de quelque vertueux exercice, imaginé pour tenir l’âme en haleine, et dont le matérialisme clérical a fait avec le temps une superstition absurde.

Que n’a-t-on pas dit pour et contre les indulgences, conception ridicule, de quelque côté qu’on la prenne, quand on l’entend au sens de l’Église ; idée sublime indignement travestie, quand on se place au point de vue de l’âme humaine, conçue comme sujet-objet de toute religion ?

Il est impossible que l’homme se mêle à la vie sociale sans qu’il en reçoive quelque souillure, et perde quelque chose de son innocence et de sa Justice. Faut-il pour cela s’abstenir, aller au désert, vivre en solitaire ? Ce serait de l’égoïsme, et c’est impossible. Il faut agir, combattre, soutenir la lutte contre le mal, avec le moins de défaillance qu’il se pourra, sans doute, mais au risque des plus tristes chutes. Honneur à ceux qui ont vaincu, et pardon aux tombés ! Mais honte aux puritains qui s’abstiennent, et prétendent, après la bataille, gourmander leurs frères et leur commander !… Le premier et le plus grand sacrifice que l’homme doive à ses frères est celui de sa propre sainteté : qu’il reçoive donc, par avance, l’absolution de ses fautes, à charge par lui, bien entendu, de ne rien négliger pour se préserver du mal.

Tetzel déshonorait les indulgences ; Luther, plus fanatique encore que Tetzel, en méconnaissait la mythologie. Luther voulait être plus chrétien que le pape, c’est assez dire. Pour moi, à défaut d’autre sagesse, je préférerais Rabelais et le pantagruélisme à toute la Réforme.

Les personnes les moins versées dans la science des Écritures savent aujourd’hui ce que fut, dans son institution, le sacrement d’eucharistie : un repas fraternel, une commémoration, un engagement. Chez tous les peuples, la participation au foyer, à la table, au pain, au sel, fut le symbole de l’hospitalité, et comme le sceau de ce premier contrat. De toutes les cérémonies de ce genre, la plus solennelle était l’immolation d’une victime, dont la chair, offerte aux dieux, puis mangée, semblait une incorporation du serment. Moïse, ayant donné la loi aux Israélites, immole une victime, du sang de laquelle il asperge la multitude. Ceci est le sang de l’alliance que Jéhovah a faite avec vous, leur dit-il ; et par cette aspersion il les lie à la loi. Jésus, se posant en réformateur du mosaïsme, se sert d’une formule semblable ; au lieu de la chair et du sang des animaux, il prend le pain et le vin : Ceci, dit-il en élevant la coupe, est le sang de la nouvelle alliance. Il emploie à dessein les expressions de Moïse, afin que l’on entende mieux sa pensée, et que l’on ne prenne pas le change sur la métaphore ; il va jusqu’à expliquer que pain et vin, chair et sang, ne sont que de la matière, des signes par eux-mêmes sans valeur ; que le véritable aliment dont le fidèle doit se nourrir, c’est la parole, mieux que cela, l’idée, aliment intelligible de l’âme. Pas un mot, dans les quatre évangélistes, qui ne se rapporte à cette interprétation, et offre la moindre difficulté.

Mais un pareil rationalisme eût été la destruction de la foi messianique. Jésus mort, on commença par faire de lui un messie rédempteur ; de cette idée on passa à celle de victime expiatoire ; comme victime, il devait être mangé conformément au rite ancien, d’après lequel la victime offerte pour le péché devait être mangée par le pécheur : comme si, dans ces corps de chrétiens et de juifs, la Justice, la morale, la réhabilitation, n’eussent pu entrer qu’à la condition d’être mangées. Et il en sera de même de tout théisme conséquent. De même que l’idée de Dieu, auteur et garant de la Justice, implique celle de la déchéance de l’homme, elle implique en outre l’idée de sacrements : sacrement de régénération, c’est le baptême ; sacrement d’expiation, c’est la pénitence ; sacrement de justification, par la communion ou manducation de Dieu : c’est l’eucharistie. Si Dieu est le principe de notre Justice, le père de nos âmes, le gardien de nos consciences, l’eucharistie est une vérité. De là, ce dogme prodigieux de la transsubstantiation, que l’on voit poindre dans saint Paul, fanatique qui n’avait pas entendu le maître et dogmatisait pour son propre compte ; qui arrive à sa perfection dans le concile de Trente, et fait divaguer pendant deux siècles et demi l’Église et la Réforme ; de là, enfin, ce fétichisme eucharistique, pour lequel le clergé réserve toutes ses pompes, et qui n’a pas encore aujourd’hui cessé d’être une occasion de sacrilége, de persécution et de scènes bouffonnes.

J’ai parlé de cet arrêt de la cour de Rouen qui condamne à six mois de prison un jeune homme pour communion indigne. Pendant que j’étais au collége, un élève s’avisa de cacheter une lettre avec l’hostie qu’il avait conservée de sa communion, et il paraît que le même fait s’est produit ailleurs plus d’une fois. Cet étourdi, dont je pourrais dire le nom, fut puni d’une façon bien autrement sévère que celui d’Yvetot : il s’est fait jésuite !… Tout cela n’est rien auprès de ce vicaire qui, ne pouvant décider un malade à recevoir le sacrement, l’administra malgré lui, en faisant infuser une hostie dans sa tisane. Quand rougirez-vous, chrétiens, de toutes les bévues où vous pousse votre superstition ?

Lou bon Due, ç’ost lou chaud ; le bon Dieu, c’est le soleil, disait un vieux vigneron de quatre-vingts ans, qui tous les dimanches, pendant que les autres étaient à la messe, prenait sa hotte, et allait par les rues ramasser des crottins qu’il portait ensuite à sa vigne. Peu de gens, dans notre pays de christianisme, ont vu des idolâtres : j’ai connu celui-là. Mais l’était-il plus que le concile de Trente, transformant en Dieu le pain consacré ; plus que Luther, mettant son Dieu dans le pain ; plus que Calvin, prétendant à son tour que Dieu était seulement figuré par le pain ?…

L’humanité produit ses dieux, comme elle produit ses rois et ses nobles ; elle fait sa théologie, de même que son économie et sa politique, par une sorte d’infatuation d’elle-même : c’est toujours l’histoire de Nabuchodonozor, qui s’extasie dans sa gloire et finit par manger de l’herbe..

Un homme, chez les sauvages, a-t-il observé fidèlement pendant sa vie les rites des jongleurs, respecté le tabou, offert aux jours prescrits les sacrifices, débité assidûment ses prières, il est un saint ; son âme est reçue dans le séjour des bienheureux, pendant que celle de l’impie est précipitée dans le noir abîme. La même croyance règne dans l’Inde, au Thibet, à la Chine, dans les pays soumis à l’Islam, partout ; ce fut celle de tous les peuples jadis attachés au polythéisme, et le christianisme n’y a guère ajouté. Au lieu de voir dans cette universalité de superstition les rayons épars d’une révélation primitive, n’est-il pas plus judicieux d’y saisir le mouvement de l’âme humaine, qui, se contemplant dans le miroir de la conscience, s’affirme d’abord comme autre, en attendant que l’analyse lui apprenne à se reconnaître ?

 

XIV. — Tout le monde connaît avec le Pater le menu de la dévotion chrétienne : Credo, Confiteor, Benedicite, Gratias, Veni Sancte, Sub tuum, Angelus, De Profundis, Gloria patri, l’office paroissial, les heures, visites, rosaires, etc. Eh bien, il n’y a pas une de ces récitations mystiques, dont le fond est commun à tous les cultes, qui ne serve de couverture à quelque pensée morale, que la réflexion a fait entrevoir, mais dont la théologie fait perdre la trace.

Chacun a entendu parler de l’eau bénite, des cierges bénits, rameaux bénits, saintes huiles, saint chrême, médailles, scapulaires, reliquaires, croix et signes de croix, génuflexions, prosternements, élévations de cœur, oraisons jaculatoires. En ce moment l’Église travaille à remettre en vigueur les jours chômés et ouvrables, gras et maigres, mariables et non mariables; les avents, carêmes, neuvaines, vigiles ou veilles, lendemains et octaves. Quant aux jeünes, cilices, disciplines, abstinences, vœux à temps ou perpétuels, on ne les connaît plus que dans les maisons de profession. Eh bien, encore, il n’y a pas une de ces pratiques, d’une dévotion vétilleuse ou cruelle, qui n’ait été, à l’origine, le symbole de quelque vertueux exercice, imaginé pour tenir l’âme en haleine, et dont le matérialisme clérical a fait avec le temps une superstition absurde.

Que n’a-t-on pas dit pour et contre les indulgences, conception ridicule, de quelque côté qu’on la prenne, quand on l’entend au sens de l’Église; idée sublime indignement travestie, quand on se place au point de vue de l’âme humaine, conçue comme sujet-objet de toute religion ?

Il est impossible que l’homme se mêle à la vie sociale sans qu’il en reçoive quelque souillure, et sans qu’il perde quelque chose de son innocence et de sa Justice. Faut-il pour cela s’abstenir, aller au désert, vivre en solitaire? Ce serait de l’égoïsme, et c’est impossible. Il faut agir, combattre, soutenir la lutte contre le mal, avec le moins de défaillances qu’il se pourra, sans doute, mais au risque des plus tristes chutes. Honneur à ceux qui ont vaincu, et pardon aux tombés! Mais honte aux puritains qui s’abstiennent, et qui prétendent, après la bataille, gourmander leurs frères et leur commander! Le premier et le plus grand sacrifice que l’homme doive à ses frères est celui de sa propre sainteté : qu’il reçoive donc, par avance, l’absolution de ses fautes, à charge par lui, bien entendu, de ne rien négliger pour se préserver du mal.

Tetzel déshonorait les indulgences; Luther, plus fanatique encore que Tetzel, en méconmaissait la mythologie. Luther voulait être plus chrétien que le pape, c’est assez dire. Pour moi, à défaut d’autre sagesse, je préférerais Rabelais et le pantagruélisme à toute la Réforme.

Les personnes les moins versées dans la science des Écritures savent aujourd’hui ce que fut, dans son institution, le sacrement d’eucharistie : un repas fraternel, une commémoration, un engagement. Chez tous les peuples, la participation au foyer, à la table, au pain, au sel, fut le symbole de l’hospitalité, et comme le sceau de ce premier contrat. De toutes les cérémonies de ce genre, la plus solennelle était l’immolation d’une victime, dont la chair, offerte aux dieux, puis mangée, semblait une incorporation du serment. Moïse, ayant donné la loi aux Israélites, immole une victime, du sang de laquelle il asperge la multitude. Ceci est le sang de l’alliance que Jéhovah a faite avec vous, leur dit-il; et par cette aspersion il les lie à la loi. Jésus, se posant en réformateur du mosaïsme, se sert d’une formule semblable; au lieu de la chair et du sang des animaux, il prend le pain et le vin : Ceci, dit-il en élevant la coupe, est le sang de la nouvelle alliance. I emploie à dessein les expressions de Moïse, afin que l’on entende mieux sa pensée, et que l’on ne prenne pas le change sur la métaphore; il va jusqu’à expliquer que pain et vin, chair et sang, ne sont que de la matière, des signes par eux-mêmes sans valeur; que le véritable aliment dont le fidèle doit se nourrir, c’est la parole, mieux que cela, l’idée, aliment intelligible de l’âme. Pas un mot, dans les quatre évangélistes, qui ne se rapporte à cette interprétation, et offre la moindre difficulté.

Mais un pareil rationalisme eût été la destruction de la foi messianique. Jésus mort, on commença par faire de lui un messie rédempteur; de cette idée on passa à celle de victime expiatoire ; comme victime, il devait être mangé conformément au rit ancien, d’après lequel la victime offerte pour le péché devait être mangée par le pécheur : comme si, dans ces corps de chrétiens et de juifs, la Justice, la morale, la réhabilitation, n’eussent pu entrer qu’à la condition d’être mangées. Et il en sera de même de tout théisme conséquent. De même que l’idée de Dieu, auteur et garant de la Justice, implique celle de la déchéance de l’homme, elle implique en outre l’idée de sacrements : sacrement de régénération, c’est le baptême ; sacrement d’expiation, c’est la pénitence; sacrement de justification, par lacommunion ou manducation de Dieu, c’est l’eucharistie. Si Dieu est le principe de notre Justice, le père de nos âmes, le gardien de nos consciences, l’eucharistie est une vérité. De là ce dogme prodigieux de la transsubstantiation, que l’on voit poindre dans saint Paul, fanatique qui n’avait pas entendu le maître et dogmatisait pour son propre compte; qui arrive à sa perfection dans le concile de Trente, et fait divaguer pendant deux siècles et demi l’Église et la Réforme; de là, enfin, ce fétichisme eucharistique, pour lequel le clergé réserve toutes ses pompes, et qui n’a pas encore aujourd’hui cessé d’être une occasion de sacrilége, de persécution et de scènes bouffonnes.

J’ai parlé de cet arrêt de la cour de Rouen qui condamne à six mois de prison un jeune homme pour communion indigne. Pendant que j’étais au collége, un élève s’avisa de cacheter une lettre avec l’hostie qu’il avait conservée de sa communion, et il paraît que le même fait s’est produit ailleurs plus d’une fois. Cet étourdi, dont je pourrais dire le nom, fut puni d’une façon bien autrement sévère que celui d’Yvetot : il s’est fait jésuite! Tout cela n’est rien auprès de ce vicaire qui, ne pouvant décider un malade à recevoir le sacrement, l’administra malgré lui, en faisant infuser une hostie dans sa tisane. Quand rougirez-vous, chrétiens, de toutes les bévues où vous pousse votre superstition?

Lou bon Due ç’ost lou chaud, le bon Dieu c’est le soleil, disait un vieux vigneron de quatre-vingts ans, qui tous les dimanches, pendant que les autres étaient à la messe, prenait sa hotte, et allait par les rues ramasser des crottins qu’il portait ensuite à sa vigne. Peu de gens, dans notre pays de christianisme, ont vu des idolâtres : j’ai connu celui-là. Mais l’était-il plus que le concile de Trente, transformant en Dieu le pain consacré; plus que Luther, mettant son Dieu dans le pain; plus que Calvin, prétendant à son tour que Dieu était seulement figuré par le pain?

L’humanité produit ses dieux, comme elle produit ses rois et ses nobles; elle fait sa théologie, de même que son économie et sa politique, par une sorte d’infatuation d’ellemême : c’est toujours l’histoire de Nabuchodonosor, qui s’extasie dans sa gloire et finit par manger de l’herbe.

Un homme, chez les sauvages, a-t-il observé fidèlement pendant sa vie les rites des jongleurs, respecté le tabou, offert aux jours prescrits les sacrifices, débité assidûment ses prières, il est un saint; son âme est reçue dans le séjour des bienheureux, pendant que celle de l’impie est précipitée dans le noir abîme. La même croyance règne dans l’Inde, au Thibet, à la Chine, dans les pays soumis à l’Islam, partout; ce fut celle de tous les peuples jadis attachés au polythéisme, et le christianisme n’y a guère ajouté. Au lieu de voir dans cette universalité de superstition les rayons épars d’une révélation primitive, n’est-il pas plus judicieux d’y saisir le mouvement de l’âme humaine, qui, se contemplant dans le miroir de la conscience, s’affirme d’abord comme autre, en attendant que l’analyse lui apprenne à se reconnaître?

XVII

 

Je conclus : la religion, quel qu’en soit le Dieu, esprit ou fétiche ; quel qu’en soit le dogme, théisme ou panthéisme, vitalisme ou socialisme, se résolvant en une mythologie de la pensée, divise la conscience : par conséquent elle détruit la morale, en substituant à la notion positive de Justice une notion sous-introduite et illégitime.

Il n’y aurait qu’un cas où la religion pourrait faire exception à cette règle, ce serait celui où elle aurait pour symbole ou divinité la conscience même, ou, pour mieux dire, la Justice, dans l’idéalité abstraite de sa notion ; mais alors la religion serait identique à la Justice, ce qui détruit l’hypothèse.

C’est pour cela que le christianisme, dont le Dieu est pris pour autre que la conscience, bien qu’il soit une figuration de la conscience ; qui, par conséquent, constitue en nous une double conscience, la conscience naturelle et la conscience théologale, ne possède, en fait de morale, que les rudiments de la vérité, plus une symbolique ou séméiologie, c’est-à-dire une affirmation figurative de la Justice et de la morale ; mais de morale véritable, aucune. La science des mœurs et l’efficacité du sens moral ne peuvent naître que par la cessation du mythe, par le retour de l’âme à soi, ce qui est, à proprement parler, la fin du règne de Dieu.

Ainsi l’homme, en tant qu’il obéit à sa raison connue comme telle, est moral ; et il le deviendra d’autant plus que, sa raison s’étendant chaque jour davantage, il en embrassera la loi avec un courage plus viril. Sa maxime de vertu est : Les œuvres, sans la foi.

Mais en tant que l’homme suit sa vision religieuse prise pour un commandement supérieur, je dis qu’il est immoral ; et, comme il ne peut pas plus s’arrêter dans la fable que dans la vérité, son immoralité sera d’autant plus profonde qu’il servira son idole avec un plus complet abandon de lui-même, avec une plus entière religion. Le dernier mot de sa piété sera ainsi : La foi sans les œuvres.

Duplicité de la conscience, c’est-à-dire anéantissement de la conscience, tel est l’écueil fatal de toute église, de toute religion. Ce que l’on nomme esprit de parti, esprit de secte, de caste, de corporation, d’école, de système, aussi bien que l’esprit théologique, aboutit là…

Or, la conscience détruite, la Justice abîmée, cause occasionnelle de la raison théologique, la religion s’évanouit à son tour et fait place à l’athéisme, non plus cet athéisme scientifique qui consiste, dans l’intérêt de la vérité et de la Justice, à éliminer de la conscience toute considération de l’ordre surnaturel ; mais cet athéisme père du crime, particulier aux sujets à qui l’on a enseigné que la religion était toute la morale, et qui, ayant usé leur foi, passent sans hésiter de la contemption de leur idole à la contemption de l’humanité.

Je n’irai pas chercher dans les petits séminaires, les sacrés-cœurs, et autres maisons d’éducation pour les deux sexes dirigées par le clergé, des exemples à l’appui de ma thèse. Chacun sait ce que deviennent ces avortons de la pédagogie chrétienne, quand, le temps des éclosions généreuses passé, la défaillance de la foi les livre sans défense aux flammes de l’immoralité. Mais la société moderne, si hypocrite, si lâche, si désespérée, n’est-elle donc pas fille de l’Église ? Nos pères ne furent-ils pas élevés par elle selon les principes de cette prophylactique sacrée ? Et n’avons-nous pas aussi, depuis un siècle, par la critique, la science, la liberté, épuisé ce que nous avions de ferveur ? Or, à présent que l’indifférence nous a tous envahis, n’est-il pas vrai qu’une corruption universelle nous dévore, corruption de l’esprit, corruption du cœur, corruption des sens ; des vices qu’une imagination jadis pieuse pouvait seule inventer, et que le monde, sans la religion, sans l’idéal qui est son essence, n’eût jamais connus ?…

 

XV. — Je conclus : la religion, quel qu’en soit le Dieu, esprit ou fétiche; quel qu’en soit le dogme, théisme ou panthéisme, vitalisme ou socialisme, se résolvant en une mythologie de la pensée, divise la conscience : par conséquent elle détruit la morale, en substituant à la notion positive de Justice une notion sous-introduite et illégitime.

I n’y aurait qu’un cas où la religion pourrait faire exception à cette règle, ce serait celui où elle aurait pour symbole ou divinité la conscience même, ou, pour mieux dire, la Justice, dans l’idéalité abstraite de sa notion; mais alors la religion serait identique à la Justice, ce qui détruit l’hypothèse.

C’est pour cela que le christianisme, dont le Dieu est pris pour autre que la conscience, bien qu’il soit une figuration de la conscience, qui par conséquent constitue en nous une double conscience, la conscience naturelle et la conscience théologale, ne possède, en fait de morale, que les rudiments de la vérité, plus une symbolique ou séméiologie, c’est-à-dire une affirmation figurative de la Justice et de la morale, mais de morale véritable, aucune. La science des mœurs et l’efficacité du sens moral ne peuvent naître que par la cessation du mythe, par le retour de l’âme à soi, ce qui est, à proprement parler, la fin du règne de Dieu.

Ainsi l’homme, en tant qu’il obéit à sa raison connue comme telle, est moral ; il le deviendra d’autant plus que, sa raison s’étendant chaque jour davantage, il en embrassera la loi avec un courage plus viril. Sa maxime de vertu est : Les œuvres, sans la foi.

Mais en tant que l’homme suit sa vision religieuse, c’est-à-dire sa raison prise pour le commandement d’en haut, je dis qu’il est immoral; et, comme il ne peut pas plus s’arrêter dans la fable que dans la vérité, son immoralité sera d’autant plus profonde qu’il servira son idole avec un plus complet abandon de lui-même, avec une plus entière religion. Le dernier mot de sa piété sera donc : La foi sans les œuvres.

Duplicité de la conscience, c’est-à-dire anéantissement de la conscience, tel est l’écueil fatal de toute église, de toute religion. Ce que l’on nomme esprit de parti, esprit de secte, de caste, de corporation, d’école, de système, aussi bien que l’esprit théologique, aboutit là.

Or, la conscience détruite, la Justice, cause occasionnelle de la raison théologique, abimée, la religion s’évanouit à son tour et fait place à l’athéisme, non plus cet athéisme scientifique qui consiste, dans l’intérêt de la vérité et de la Justice, à éliminer de la conscience toute considération de l’ordre surnaturel ; mais cet athéisme père du crime, particulier aux sujets à qui l’on a enseigné que la religion était toute la morale, et qui, ayant usé leur foi, passent sans hésiter de la contemption de leur idole à la contemption de l’humanité.

Je n’irai pas chercher dans les petits séminaires, les sacrés-cœurs et autres maisons d’éducation pour les deux sexes dirigées par le clergé, des exemples à l’appui de ma thèse. Chacun sait ce que deviennent ces avortons de la pédagogie chrétienne, quand, le temps des éclosions généreuses passé, la défaillance de la foi les livre sans défense aux flammes de l’immoralité. Mais la société moderne, si hypocrite, si lâche, si désespérée, n’est-elle donc pas fille de l’Église ? Nos pères ne furent-ils pas élevés par elle selon les principes de cette prophylactique sacrée ? Et n’avons-nous pas aussi, depuis unsiècle, par la critique, la science, la liberté, épuisé ce que nous avions de ferveur? Or, à présent que l’indifférence nous a tous envahis, n’est-il pas vrai qu’une corruption insanable nous dévore, corruption du cœur et corruption des sens; des vices qu’une imagination jadis pieuse pouvait seule inventer, et que le monde, sans la religion, sans l’idéal qui est son essence, n’eût jamais connus ?

XVIII

 

La Religion et la Justice sont entre elles comme les deux extrémités du balancier : quand l’une s’élève, l’autre descend ; cela est fatal. Ne criez pas au paradoxe : c’est le plus pur de la doctrine des mystiques et des ascètes que je viens de résumer dans cette image.

Ce n’est pas assez pour le parfait de tendre à la possession de Dieu par l’inutilité de sa vie et l’anéantissement de sa volonté ; il faut qu’il prouve son amour par l’anéantissement de sa Justice propre, fausse lueur, selon lui, incapable de l’éclairer dans le chemin de la sainteté et de la béatitude. Comme il est mort au monde, à la philosophie, à la volupté, à l’orgueil, le parfait doit mourir encore à la conscience ; il serait indigne du ciel, sa vertu ferait tache à la Divinité, s’il conservait le moindre rayon qui ne fût pas de celle-ci. Ainsi, entre le réprouvé que la Justice divine livre à l’enfer et l’élu accueilli par la Miséricorde il n’y a pas, au point de vue de la moralité, de différence : tous deux sont également parvenus, l’un par le sacrifice, l’autre par l’impiété, celui-ci pour la gloire, celui-là pour la honte, au dépouillement moral, au néant de la conscience.

Sans doute tant que le baptisé, le rédimé, le confessé, le communié, le confirmé conservera la foi, on peut espérer qu’il ne fera le mal qu’à moitié : car, quant à la vraie Justice, chez le fidèle il n’y en a pas. Mais qu’arrivera-t-il tout à l’heure, si ce vase d’élection manque de persévérance ? La foi ayant passé, la Justice ne reviendra plus ; et nous aurons chez un être vivant ce que toute la malice humaine serait incapable par elle-même de produire, une âme entièrement gangrenée, pourrie.

L’extinction absolue du sens moral, impossible chez l’homme que la religion n’a pas fourbu, est le mal propre des dévots ; c’est la plaie du sacerdoce. Ce n’est guère que parmi les prêtres et les pontifes que se rencontrent ces monstres en qui la pratique raisonnée du crime est un effet de l’athéisme, effet lui-même de la double conscience. Les temps effroyables des Alexandre VI et des Léon X sont passés : la Révolution nous en sépare à jamais. Grâce à elle, l’Église purifiée ne reviendra pas à ces mœurs de Sodome. Mais que la Révolution faiblisse, et, les révélations quotidiennes des cours d’assises ne le disent que trop, on verrait bientôt repulluler ce clergé, de tout rang et de tout ordre, que la religion, d’abord embrassée avec extase, puis perdue sans retour, a rompu au mépris de toute loi sociale, et à qui l’exploitation de la multitude, les jouissances du ventre, le viol, l’inceste, l’adultère, la pédérastie, tiennent lieu de sacrements et de mystères. Le secret de la Compagnie de Jésus, déguisé sous sa fameuse devise, Ad majorent Dei gloriam, m’a toujours paru être un pacte de tyrannie et de débauche, fondé sur la superstition populaire et l’athéisme sacerdotal. Que je me trompe, c’est le plus ardent de mes vœux, bien que les faits qui se passent en ce moment en Belgique ne soient pas de nature à me faire revenir de mon jugement. Le prêtre qui croit à la vertu par religion peut toujours, tant qu’il croit, devenir un citoyen et un juste ; le prêtre que l’impiété a rendu immoral est au-dessous du supplice : il ne reste qu’à l’étouffer dans le fumier.

Cette triste fin de l’éducation religieuse semble avoir été pressentie par les apôtres même du christianisme ; quelque chose leur disait que la foi est le tombeau de la morale. De là la dispute ardente qui s’éleva entre Pierre, Jacques et Jean, d’une part, et Paul, l’illuminé de Damas, de l’autre, sur la prépondérance de la Foi et de la Justice. Les trois premiers, disciples immédiats du Christ, témoins de ses invectives contre l’hypocrisie pharisaïque faisaient des bonnes œuvres toute la religion ; l’apôtre des Gentils, plus fort dans la dialectique, soutenait que la foi seule donnait la vertu aux bonnes œuvres, et, prenant ses adversaires par leurs propres maximes, il leur montrait qu’il fallait ou abandonner la loi du Christ et de Dieu même comme inutile, ou reconnaître avec lui que l’homme ne se justifiait que par la grâce, et que le premier acte du chrétien était de mourir à sa propre vertu. Nous tous qui avons reçu le baptême du Christ, disait-il, nous nous sommes enterrés avec lui ; notre baptême est l’acte mortuaire de notre âme : Quicumque baptizati sumus in Christo, consepulti sumus cum illo per baptismum in mortem. Cela se chante dans toute l’Église, le jour de Pâques, à la procession aux fonts baptismaux : l’Église attestant par cette cérémonie qu’elle s’est rangée à l’opinion de Paul, suivant laquelle l’homme ne devient enfant de Dieu que par le renoncement à sa conscience.

XVI. — La Religion et la Justice sont entre elles comme les deux extrémités du balancier : quand l’une s’élève, l’autre descend ; cela est fatal. Ne eriez pas au paradoxe : c’est le plus pur de la doctrine des mystiques et des ascètes que je viens de résumer dans cette image.

Ce n’est pas assez pour le parfait de tendre à la possession de Dieu par l’inutilité de sa vie et l’anéantissement de sa volonté; il faut qu’il prouve son amour par l’anéantissement de sa Justice propre, fausse lueur, selon lui, incapable de l’éclairer dans le chemin de la sainteté et de la béatitude. Commeil est mort au monde, à la philosophie, à la volupté, à l’orgueil, le parfait doit mourir encore à la conscience : il serait indigne du ciel, sa vertu ferait tache à la Divinité, s’il conservait le moindre rayon qui ne fût pas de celle-ci. Ainsi, entre le réprouvé que la Justice divine livre-à l’enfer et l’élu accueilli par la Miséricorde il n’y a pas, au point de vue de la moralité, de différence : tous deux sont également parvenus, l’un par le sacrifice, l’autre par l’impiété, celui-ci pour la gloire, celui-là pour la honte, au dépouillement moral, au néant de la conscience.

Sans doute tant que le baptisé, le rédimé, le confessé, le communié, le confirmé conservera la foi, on peut espérer qu’il ne fera le mal qu’à moitié : car, quant à la vraie Justice, chez le fidèle il n’y en a pas. Mais qu’arrivera-t-il tout à l’heure, si ce vase d’élection manque de persévérance? La foi ayant passé, la Justice ne reviendra plus; et nous aurons chez un être vivant ce que toute la malice humaine serait incapable par elle-même de produire, une âme entièrement gangrenée, pourrie.

L’extinction absolue du sens moral, impossible chez l’homme que la religion n’a pas fourbu, est le mal propre des dévots ; c’est la plaie du sacerdoce. Ce n’est guère que parmi les prêtres et les pontifes que se rencontrent ces monstres en qui la pratique raisonnée du crime est un effet de l’athéisme, effet lui-même de la double conscience. Les temps effroyables des Alexandre VI et des Léon X sont passés : la Révolution nous en sépare à jamais. Grâce à elle, l’Église purifiée ne reviendra pas à ces mœurs de Sodome (B). Mais que la Révolution faiblisse, et, les révélations quotidiennes des cours d’assises ne le disent que trop, on verrait bientôt repulluler ce clergé, de tout rang et de tout ordre, que la religion, d’abord embrassée avec extase, puis perdue sans relour, a rompu au mépris de toute loi sociale, et à qui l’exploitation de la multitude, les jouissances du ventre, le viol, l’inceste, l’adultère, la pédérastie, tiennent lieu de sacrements et de mystères. Le secret de la Compagnie de Jésus, déguisé sous sa fameuse devise, Ad majorem Dei gloriam, m’a toujours paru être un pacte de tyrannie et de débauche, fondé sur la superstition populaire et l’athéisme sacerdotal (C). Que je me trompe, c’est le plus ardent de mes vœux, bien que les faits qui se passent en ce moment en Belgique ne soient pas de nature à me faire revenir de mon jugement. Le prêtre qui croit à la vertu par religion peut toujours, tant qu’il croit, devenir un citoyen et un juste; le prêtre que l’impiété a rendu immoral est au-dessous du supplice : il ne reste qu’à l’étouffer dans le fumier.

Cette triste fin de l’éducation religieuse semble avoir été pressentie par les apôtres mêmes du christianisme ; quelque chose leur disait que la foi est le tombeau de la morale. De là la dispute ardente qui s’éleva entre Pierre, Jacques et Jean, d’une part, et Paul, l’illuminé de Damas, de l’autre, sur la prépondérance de la Foi et de la Justice. Les trois premiers, disciples immédiats du Christ et témoins de ses invectives contre l’hypocrisie pharisaïque, faisaient des bonnes œuvres toute la religion; l’apôtre des Gentils, plus fort dans la dialectique, soutenait que la foi seule donnait la vertu aux bonnes œuvres, et, prenant ses adversaires par leurs propres maximes, il leur montrait qu’il fallait ou abandonner la loi du Christ et de Dieu même comme inutile, ou reconnaître avec lui que l’homme ne se justifiait que par la grâce, et que le premier acte du chrétien était de mourir à sa propre vertu. Nous tous qui avons reçu le baptême du Christ, disait-il, nous nous sommes enterrés avec lui; notre baptême est l’acte mortuaire de notre âme : Quicumque baptizati sumus in Christo, consepulti sumus cum illo per baptismun in mortem. Cela se chante dans toute l’Église, le jour de Pâques, à la procession aux fonts baptismaux : l’Église attestant par cette cérémonie qu’elle s’est rangée à l’opinion de Paul, suivant laquelle l’homme ne devient enfant de Dieu que par l’ensevelissement de sa conscience.

CHAPITRE III.

L’homme devant la société. — Loi du respect violée par l’éducation ecclésiastique.
 

XIX

 

Qui veut la fin veut le moyen.

Voulons-nous former des citoyens ou des sujets ? des travailleurs ou des gueux ? des héros ou des bons hommes ? Nous avons deux routes à suivre. Si l’éducation procède de la double conscience, ce sera le servilisme et l’hypocrisie, et rien que cela ; si elle a pour point de départ la Justice, sans considération transcendantale, ce sera la liberté et la vertu, et ce ne pourra pas être autre chose.

Quel chemin donc va prendre l’Église ?

À une société telle que l’Église la peut concevoir d’après son dogme, il faut des individus de divers calibres : les uns taillés pour les fonctions serviles et abjectes, qui sont naturellement en plus grand nombre ; les autres pour les conditions moyennes ; quelques-uns pour le commandement, l’administration, la fortune. Tous du reste devront être façonnés de telle sorte, qu’à défaut de zèle leurs intérêts, leurs préjugés, leurs vices même, concourent au but général.

L’éducation ecclésiastique aura donc pour objet :

1o L’enseignement du culte, c’est-à-dire la création dans les âmes d’une seconde conscience, dominant la conscience naturelle : j’ai traité ce point dans la première partie de cette étude ;

2o L’accommodation à l’esprit de l’Église de toutes les études, dites profanes, et, autant que possible, leur suppression, le caractère positif et franc de ces études les rendant incompatibles avec la piété et la foi. C’est de quoi. Monseigneur, j’ai à m’entretenir maintenant avec vous.

Commençons par l’enseignement primaire.

CHAPITRE III.

L’homme devant la société. — Loi du respect violée par l’éducation ecclésiastique.

XVII. — Qui veut la fin veut le moyen.

Voulons-nous former des citoyens ou des sujets ? des travailleurs ou des gueux ? des héros ou des bons hommes ? Nous avons deux routes à suivre. Si l’éducation procède de la double conscience, sa route sera le servilisme et l’hypocrisie, et pas d’autre; si elle a pour point de départ la Justice, sans considération transcendantale, elle cheminera par la liberté et la vertu, et elle ne courra pas risque de s’égarer. .

Quel chemin donc va prendre l’Église ?

A une société telle que l’Église la peut concevoir d’après son dogme, il faut des individus de divers calibres : les uns taillés pour les fonctions serviles et abjectes, qui sont naturellement en plus grand nombre; les autres pour les conditions moyennes; quelques-uns pour le commandement, l’administration, la fortune. Tous du reste devront être façonnés de telle sorte, qu’à défaut de zèle leurs intérêts, leurs préjugés, leurs vices même, concourent au but général.

L’éducation ecclésiastique aura donc pour objet :

1° L’enseignement du culte, c’est-à-dire la création dans les âmes d’une seconde conscience, dominant la conscience naturelle : traité ce point dans la première partie de cette étude; –

2° L’accommodation à l’esprit de l’Église de toutes les études, dites profanes, et, autant que possible, leur suppression : le caractère positif et franc de ces études les rendant incompatibles avec la piété et la foi. C’est de quoi, Monseigneur, j’ai à m’entretenir maintenant avec vous.

Commençons par l’enseignement primaire.

XX

 

Il y a quarante ans, quelques amis du peuple avaient cherché à introduire en France la méthode d’enseignement mutuel, dite méthode de Lancaster. Ils avaient compris que les éléments du savoir ne devaient pas se borner aux signes graphiques ; que chez l’enfant, comme chez l’homme, la raison ne peut être scindée, et qu’à la lecture, à l’écriture, à la grammaire, aux règles du calcul, il importait de joindre quelques notions de philosophie pratique, d’autant mieux reçues qu’elles arrivaient à l’âme de l’enfant sans le secours du maître, et par le frottement seul de ses camarades.

À ce propos, je dirai que je suis loin d’accorder autant d’importance qu’on le fait généralement à ce que l’école de Fourier appelait Éclosion et développement des aptitudes, et que la pédagogie chrétienne nomme simplement Recherche de la vocation. Je ne nie pas qu’il y ait utilité pour tout le monde à ce que l’individu tire de ses facultés et rende à ses semblables le meilleur service possible ; mais je pense que, la vie étant un combat, l’homme un être libre, c’est pour le combat qu’il importe de l’armer ; ce qui se fera beaucoup moins encore par l’esprit que par le caractère. Il faut donc qu’un homme soit préparé pour toutes les situations, et qu’il sache s’y montrer digne et heureux, sinon triomphant, à peine de n’être qu’un instrument dans la main de la fatalité, ou, comme dit le chrétien, de la Providence.

M. de Lamartine écrit dans son Cours familier de Littérature, numéro de février 1857 :

« J’aurais peut-être chanté un poème épique si c’eût été le siècle de l’épopée. Mais qui est-ce qui fait ce qu’il aurait pu faire, dans ce monde où tout est construit contre nature ? Ce n’est pas moi. Nous rêvons des pyramides, et nous ébauchons quelques taupinières. Rien n’est que fragments dans notre destinée, et nous ne sommes nous-mêmes qu’une rognure de ces fragments : tout homme, quelque bien doué qu’il paraisse être, n’est qu’une statue tronquée. »

M. de Lamartine a été élevé par les jésuites : cela se devinerait à son style, quand même il ne prendrait pas soin de nous l’apprendre. Quel pauvre citoyen que celui qui maudit son siècle parce que ce siècle n’a pas fait de lui un Homère ! Eh ! qui vous empêchait, grand homme manqué, d’être un Cincinnatus ? Cela n’eût-il pas mieux valu pour votre gloire et pour le salut de la République ?

« Ce mode d’enseignement, lisais-je, à propos de l’école mutuelle, dans un article du Moniteur du 30 janvier 1853 par M. Rendu, très-médiocre quant à l’instruction, est tout-puissant pour l’éducation, en ce qui concerne le caractère. Aussi est-ce le système anglais par excellence. Pour moi, disait un instituteur, je cherche à couler du fer dans l’âme des enfants. »

Quinze cents écoles mutuelles existaient sous la Restauration : toutes ont disparu peu à peu, par l’ordonnance du 8 avril 1824, qui a ôté l’instruction primaire à l’Université pour la donner aux évêques. J’ai passé par cette école, qu’avaient établie à Besançon MM. Ordinaire : comme le remarque M. Rendu, les écoliers n’étaient pas écrasés de leçons ; nul d’entre eux n’aspirait à devenir président d’une démocratie ou chantre d’une Iliade : ils avaient l’air de petits citoyens.

Depuis 1824, les Ignorantins ou Frères de la Doctrine chrétienne ont tout envahi. Je ne dirai rien de leur enseignement, où l’histoire sainte, le catéchisme, les exercices de piété, tiennent une si grande place, où tout est subordonné au mètre de la foi. Chacun sait que l’année de première communion est perdue pour l’étude ; c’est pour les enfants du peuple comme un avant-goût de la conscription. Mais ce qu’il est permis d’affirmer, c’est qu’à la place de cette éducation libérale et fière que promettait la méthode de Lancaster, le peuple reçoit, grâce aux Ignorantins, une éducation telle que la demandent l’Église et le despotisme. L’enfant, que retenait la censure de ses camarades, que stimulait si heureusement leur suffrage, n’a plus de mobile qu’une superstition précoce, la crainte des humiliations, voire même des coups. Fouets, mignettes, genouillères, supplices de toute sorte, telle est la discipline ecclésiastique, pour l’école et pour le couvent. Le prêtre aime à châtier, corriger, punir, frapper ; affliction de l’âme en même temps que du corps, par la mise à genoux, la prison, la ridiculisation. Les mœurs du siècle mettent un frein à cette pénitencerie afflictive et infamante ; mais attendons la fin.

« Un arrêt de la Cour de Paris, rendu en 1838, constate que dans l’établissement de Saint-Nicolas, où plus de trois cents enfants de six à quinze ans étaient réunis sous l’abbé Bervanger, on avait comme instruments de punition des genouillères à bords tranchants, et pour les fautes plus graves des genouillères perfectionnées. L’usage de ces genouillères était fréquent, disent dans leur rapport les inspecteurs. » (A. Guillard, Éléments de statistique.)

On n’a pas oublié l’histoire de ce cuistre enfroqué qui, dans un de nos établissements d’Algérie, faisait attacher à la queue d’un cheval les élèves qui avaient encouru une punition.

L’Église, qui enseigne si peu, ne tient nullement aux caractères. Son but, hautement avoué, est l’abêtissement. Loin qu’elle veuille couler du fer dans l’âme des enfants, elle travaille à en faire une cire molle. Quand l’évêque Gaume, dans son Ver rongeur, déclame contre les classiques, d’autres, plus hardis, achèvent sa pensée et dénoncent la lecture. La science, disent-ils, est mauvaise à la religion et à l’ordre : quel besoin que des bergers, des valets de ferme, des manœuvres, sachent lire ? Le pâtre qui gardait sur l’Apennin le bétail de la noblesse romaine, l’esclave enchaîné dans l’ergastule, ne lisaient pas. Personne dans le sénat n’eût proposé de leur montrer les lettres, pas plus que de leur apprendre les armes. On sait le mot de Pascal, l’inventeur de l’abêtissement par principe de religion : Je ne trouve pas bon pour la foi, disait-il, qu’on approfondisse le système de Copernic. Ce qu’a dit Pascal de l’astronomie, on l’applique à toute espèce de livres. On ne se soucie pas que le peuple prenne des habitudes de lecture ; c’est pour cela qu’on autorise le moins qu’on peut les journaux, les revues, les brochures, même inoffensifs et simplement utiles. On parle de soumettre au cautionnement et au timbre les petits journaux littéraires. Contre le socialisme, a dit M. Thiers, sans doute avec plus d’ironie que de haine, je ne vois qu’un remède, la guerre au dehors et la suppression des écoles primaires.

XVII. — Il y a quarante ans, quelques amis du peuple avaient cherché à introduire en France la méthode d’enseignement mutuel, dite méthode de Lancaster. Ils avaient compris que les éléments du savoir ne devaient pas se borner aux signes graphiques ; que chez l’enfant, comme chez l’homme, la raison ne peut être scindée, et qu’à la lecture, à l’écriture, à la grammaire, aux règles du calcul, dl importait de joindre quelques notions de philosophie pratique, d’autant mieux reçues qu’elles arrivaient à l’âme de l’enfant sans le secours du maître, et par le frottement seul de ses camarades.

A ce propos, je dirai que je suis loin d’accorder autant d’importance qu’on le fait généralement à ce que l’école de Fourier appelait Éclosion et développement des aptitudes, et que la pédagogie chrétienne nomme simplement Recherche de la vocation. Je ne nie pas qu’il n’y ait utilité pour tout le monde à ce que l’individu tire de ses facultés et rende à ses semblables le meilleur service possible ; mais je pense que, la vie étant un combat, l’homme un être libre, c’est pour le combat qu’il importe de l’armer, ce qui se fera beaucoup moins par l’esprit que par le caractère. Il faut donc qu’un homme soit préparé pour toutes les situations, et qu’il sache s’y montrer digne et joyeux, sinon triomphant, à peine de n’être qu’un instrument dans la main de la fatalité, ou, comme dit le chrétien, de la Providence.

M. de Lamartine écrivait dans son Cours familier de Littérature, numéro de février 1857 :

« J’aurais peut-être chanté un poëme épique si c’eût été le siècle de V’épopée, Mais qui est-ce qui a e qu’il aurait pu faire, dans ce monde où tout est construit contre nature? n’est pas moi. Nous révons des pyramides, et nous ébauchons quelques taupinières. Rien n’est que fragments dans notre destinée, et nous ne sommes nous-mêmes qu’une rognure de ces fragments : tout homme, quelque bien doué qu’il paraisse être, n’ést qu’une statue tronquée. »

M. de Lamartine a été élevé par les jésuites : cela se devinerait à son style, quand même il ne prendrait pas soin de nous l’apprendre. Quel pauvre citoyen que celui qui maudit son siècle parce que ce siècle n’a pas fait de lui un Homère! Eh! qui vous empêchait, grand homme manqué, d’être un Cincinnatus? Cela n’eût-il pas mieux valu pour votre gloire et pour le salut de la République ?

« Ce mode d’enseignement, lisais-je, à propos de l’école mutuelle, dans un article du Moniteur du 20 janvier 1853, par M. _Rendu_, très-médiocre quant à l’instruction, est tontpuissant pour l’éducation, en ce qui concerne le caractère. Aussi est-ce le système anglais par excellence. Pour moi, dist un instituteur, je cherche à couler du fer dans l’âme des enfants. »

Quinze cents écoles mutuelles existaient sous la Restauration : toutes ont disparu peu à peu, par Fordonnance du 8 avril 4824, qui a ôté l’instruction primaire à l’Université pour la donner aux évêques. J’ai passé par cette école, qu’avaient établie à Besançon MM. Ordinaire : comme le remarque M. Rendu, les écoliers n’étaient pas écrasés de leçons; nul d’entre eux n’aspirait à devenir président d’une démocratie ou chantre d’une Iliade : ils avaient l’air de petits citoyens.

Depuis 4824, les IgnorantinsFrères de la Doctrine chétienne ont tout envahi. Je ne dirai rien de leur enseignement, où l’histoire sainte, le catéchisme, les exercices de piété, tiennent une si grande place, où tout est subordonné au mètre de la foi. Chacun sait que l’année de prerière communion est perdue pour l’étude ; c’est pour les enfants du peuple comme un avant-goût de la conscription. Mais ce qu’il est permis d’affirmer, c’est qu’à la place de cette éducation libérale et fière que promettait la méthode de Lancaster, le peuple reçoit, grâce aux Ignorantins, une éducation telle que la demandent l’Église et le despotisme. L’enfant, que retenait la censure de ses camarades, que stimulait si heureusement leur suffrage, n’a plus de mobile qu’une superstition précoce, la crainte des humiliations, voire même des coups. Fouets, mignettes, genouillères, supplices de toute sorte, telle est la discipline ecclésiastique, pour l’école et pour le couvent. Le prêtre aime à châtier, corriger, punir, frapper; afliction de l’âme en même temps que du corps, par la mise à genoux, la prison, la ridiculisation. Les mœurs du sièele mettent un frein à cette pénitencerie aflictive et infamante; mais attendons la fin.

* Un arrêt de la Cour de Paris, rendu en 1838, constate que dans l’établissement de Saint-Nicolas, où plus de trois cents enfants de six à quinze aus étaient réunis sous l’abbé Bervanger, on avait comme instruments de punition des genouillères à bords tranchants, et pour les fautes plus graves des genouillères perfectionnées. L’usage de ces genouilières était fréquent, disent dans leur rapport les inspecteurs. » (A. _Guillard_, Eléments de statistique.)

On n’a pas oublié l’histoire de ce cuistre enfroqué qui, dans un de nos établissements d’Algérie, faisait attacher à la queue d’un cheval les élèves qui avaient encouru une punition.

L’Église, qui enseigne si peu, ne tient nullement aux caractères. Son but, hautement avoué, est l’abétissement. Loin qu’elle veuille couler du fer dans l’âme des enfants, elle travaille à en faire une cire molle. Quand l’évêque Gaume, dans son Ver rongeur, déclame contre les classiques, d’autres, plus hardis, achèvent sa pensée et dénoncent la lecture. La science, disent-ils, est mauvaise à la religion et à l’ordre : quel besoin que des bergers, des valets de ferme, des manœuvres, sachent lire? Le pâtre qui gardait sur l’Apennin le bétail de la noblesse romaine, l’esclave enchaîné dans l’ergastule, ne lisaient pas. Personne dans le sénat n’eût proposé de leur montrer les lettres, pas plus que de leur apprendre les armes. On sait le mot de Pascal, l’inventeur de l’abétissement par principe de religion : Je ne trouve pas bon pour la foi, disait-il, qu’on approfondisse le système de Copernic. Ce qu’a dit Pascal de l’astronomie, on l’applique à toute espèce de livres. On ne se soucie pas que le peuple prenne des habitudes de lecture; c’est pour cela qu’on autorise le moins qu’on peut les journaux, les revues, les brochures, même inoffensifs et simplement utiles. On parle de soumettre au cautionnement et au timbre les petits journaux littéraires. Contre le socialisme, a dit M. Thiers, sans doute avec plus d’ironie que dé haine, je ne vois qu’un remède, la guerre au dehors et la suppression des écoles primaires.

XXI

 

Dans certain département qu’il est inutile que je nomme, et je n’ai pas besoin non plus de relater l’époque, le préfet, étant de tournée, rassemble un jour les maires de tout un arrondissement. Il les félicite de la bonne tenue de leurs champs et de leurs prés, les exhorte à la persévérance, et ajoute à peu près ce qui suit :

« En bien travaillant, mes amis, vous vous enrichissez, et, vous enrichissant, vous servez le pays et l’État. Restez dans votre condition de laboureurs ; gardez-vous, pour vos enfants, des prestiges d’une science inutile, propre tout au plus à faire des ambitieux et des mécontents. Un bon agriculteur doit savoir lire et signer ses contrats : plus de savoir ne peut que l’induire à mal. C’est la prétention au savoir qui fait les perturbateurs ; c’est de là que nous viennent tant de gens d’opposition et de révolutionnaires. Si parmi vous il se rencontrait de pareils sujets, je vous engage à me les faire connaître ; je saurai, en vingt-quatre heures, en débarrasser vos communes. »

Les maires se regardent, ne sachant que dire. Enfin, le plus hardi prend la parole ; il remercie M. le préfet de ses encouragements, dont il est fier :

« Mais, ajoute-t-il, il est un point sur lequel nous ne pouvons être d’accord avec vous, monsieur le préfet, celui de l’instruction à donner à nos enfants. Permettez-moi de vous en dire les motifs.

« Nous cultivons mieux que ne faisaient nos pères, nous savons cela ; mais nous savons aussi que c’est à l’instruction qu’ils nous ont donnée que nous en sommes redevables. Nous croyons donc que, comme nos pères ont eu raison de vouloir que leurs fils en sussent plus qu’eux, nous n’avons pas tort nous-mêmes de vouloir que nos enfants en sachent plus que nous. Le progrès de notre agriculture dépend de là.

« Vous avez remarqué, monsieur le préfet, avec quel soin nos canaux d’irrigation étaient construits, nos héritages délimités, entourés de fossés. Or, nous n’aurions pu exécuter tous ces travaux si nous ne possédions quelques notions de géométrie, car il nous serait impossible de payer des géomètres.

« Vous paraissez craindre que l’instruction acquise ne nous porte à prendre l’agriculture en dégoût et à quitter nos champs. Détrompez-vous, monsieur le préfet : c’est juste le contraire qui nous arrive. Nous savons apprécier notre position et estimer à sa juste valeur la condition des habitants des villes, et si nous aspirons à nous instruire davantage, c’est pour nous attacher toujours plus à notre profession de laboureurs.

« Quant à l’esprit d’opposition que vous redoutez, nous sommes convaincus, monsieur le préfet, qu’un grand État se gouverne comme un petit ; et notre habitude est de mettre dans notre administration municipale beaucoup de douceur, de conciliation, surtout de régularité, appelant du reste tout le monde au conseil. C’est le seul moyen de faire que chacun soit content, d’éviter les jalousies et les haines, et de vivre entre nous comme si nous ne faisions qu’une famille… »

Lequel des deux, du préfet ou du paysan, pensez vous, Monseigneur, qui soit l’homme moral et l’homme d’État ?

Mais que vous demandé-je ? Votre opinion n’est pas douteuse : vous êtes l’un des principaux agents de la persécution organisée contre la science. En Franche-Comté, c’est sous vos yeux et avec votre autorisation que ceci se passe, les curés font la perquisition dans les écoles, en enlèvent tous les livres qu’ils trouvent incompatibles avec l’esprit de l’Église, ou inutiles. Niez-vous le fait, Monseigneur ?… On me cite, entre autres, l’arrondissement de Montbéliard, où les enfants de la campagne ne sont plus reçus dans les écoles passé l’âge de quatorze ans. Je le tiens d’un bourgeois de mes amis, caractère prudent et circonspect, le plus honnête homme de la ville…. Ailleurs, c’est un instituteur qui me l’assure, il est défendu d’enseigner l’arithmétique dans ces écoles primaires ; on ménage le monopole du calcul aux fils des bourgeois. En Lombardie, sous la protection du sabre autrichien, les évêques, mauvais citoyens, mais dévoués à l’empereur et au saint-siége, ne font pas pis. Protestez donc, archevêque, contre ces faits dont tout Français peut aujourd’hui dresser une liste ; protestez, vous dis-je, non pas seulement par une dénégation revêtue de votre seing, de votre sceau, et du contre-seing de votre grand vicaire, mais par une organisation vigoureuse de l’enseignement, conforme aux droits de l’homme et du citoyen.

On dit aussi que les jeunes gens de votre collége ont beaucoup de peine à obtenir leurs diplômes. C’est sans doute que les professeurs donnent trop de temps à la façon du chrétien, et pas assez à la façon de l’homme. J’ai connu dans mes classes des jeunes gens revenus des Jésuites, de jolis petits tartuffes, ma foi : ils n’avaient pas seize ans, qu’ils roulaient les yeux et avaient pris le pli de l’hypocrisie. On ne peut pas être à la science et au salut ; et je doute que les beaux garçons qu’on a envoyés de Paris à Chartres, pour la procession de la Vierge noire, fassent des héros ni des génies.

« À l’école primaire, dit M. de Magnitot, l’enseignement doit être dirigé de manière à ne produire aucun déclassement. »

M. Blanc Saint-Bonnet demande formellement, pour opérer la Restauration française, quatre choses :

Liberté illimitée pour l’Église ;

Liberté limitée pour tout le reste de la nation ;

Instruction supérieure pour l’aristocratie, à condition que l’Église la donne ;

Ignorance pour la plèbe.

Et pour assurer cette dernière, il conseille : 1o D’opérer une saisie en France de tous les mauvais livres ; 2o De congédier immédiatement tous les instituteurs primaires provenant des écoles normales.

Cela se publie en bel in-8o ; et il n’y a chrétien qui proteste, prêtre qui désapprouve, journaliste à qui le sang monte au cerveau, et qui ose appeler sur les auteurs de pareils outrages la foudre de la réprobation publique ! ! !

XIX. Dans certain département qu’il est inutile que je nomme, et je n’ai pas besoin non plus de relater l’époque, le préfet, étant de tournée, rassemble un jour les maires de tout un arrondissement. Il les félicite de la bonne tenue de leurs champs et de leurs prés, les exhorte à la persévérance, et ajoute à peu près ce qui suit :

« En bien travaillant, mes amis, vous vous enrichissez, et, vous enrichissant, vous servez le pays et l’État. Restez dans votre condition de laboureurs ; gardez-vous, pour vos enfants, des prestiges d’une science inutile, propre tout au plus à faire des ambitieux et des mécontents. Un bon agriculteur doit savoir lire et signer ses contrats : plus de savoir ne peut que l’induire à mal. C’est la prétention au savoir qui fuit les perturbateurs; c’est de là que nous viennent tant de gens d’opposition et de révolutionnaires. Si parmi vous il se rencontrait de pareils sujets, je vous engage à me lesfaire connaître ; jesaurai, en vingt-quatre heures, en débarrasser vos communes. »

Les maires se regardent, ne sachant que dire. Enfin, le plus hardi prend la parole; il remercie M. le préfet de ses encouragements, dont il est fier :

« Mais, ajoute-t-il, il est un point sur lequel nous ne pouvons être d’accord avec vous, monsieur le préfet, celui de l’instruction à donner à nos enfants. Permettez-moi de vous en dire les motifs

« Nous cultivons mieux que ne faisaient nos pères, nous sa vous cela; mais nous savons aussi que c’est à l’instruction qu’ils nous ont donnée que nous en sommes redevables. Nous croyons donc que, comme nos pères ont eu raison de vouloir que leurs fils en sussent plus qu’eux, nous n’avons pas tort nous-mêmes de vouloir que nos enfants en sachent plus que nous. Le progrès de notre agriculture dépend de là.

« Vous avez remarqué, monsieur le préfet, avec quel soin nos canaux d’irrigation étaient construits, nos héritages délimités, entourés de fossés. Or, nous n’aurions pu exécuter tous ces travaux si nous ne possédions quelques notions de géométrie, car il nous serait impossible de payer des géomètres.

« Vous paraissez craindre que l’instruction acquise ne nous porte à prendre l’agriculture en dégoût et à quitter noschamps Détrompez-vous, monsieur le préfet : c’est juste le contraire qui nous arrive. Nous savons apprécier notre position et estimer à sa juste valeur la condition des habitants des villes, et si nous aspirons à nous instruire davantage, c’est pour nous attacher toujours plus à notre profession de laboureurs.

« Quant à l’esprit d’opposition que vous redoutez, nous sommes convaincus, monsieur le préfet, qu’un grand état se gouverne comme un petit; et notre habitude est de mettre dans notre administration municipale beaucoup de douceur, de conciliation, surtout de régularité, appelant du reste tout le monde au conseil. C’est le seul moyen de faire que chacun soit content, d’éviter les jalousies et les haines, et de vivre entre nous comme si nous ne faisions qu’une famille… »

Lequel des deux du préfet ou du paysan pensez-vous, Monseigneur, qui soit l’homme moral et l’homme d’état?

Mais que vous demandé-je? Votre opinion n’est pas douteuse : vous êtes l’un des principaux agents de la persécution organisée contre la science. En Franche-Comté, c’est sous vos yeux et avec votre autorisation que ceci se passe, les curés font la perquisition dans les écoles, en enlèvent tous les livres qu’ils trouvent incompatibles avec l’esprit de l’Église, ou inutiles. Niez-vous le fait, Monseigneur? On me cite, entre autres, l’arrondissement de Montbéliard, où les enfants de la campagne ne sont plus reçus dans les écoles passé l’âge de quatorze ans. Je le tiens d’un bourgeois de mes amis, caractère prudent et circonspect, le plus honnête homme de la ville. Ailleurs, c’est un instituteur qui me l’assure, il est défendu d’enseigner l’arithmétique dans les écoles primaires; on ménage le monopole du calcul aux fils des bourgeois. En Lombardie, sous la protection du sabre autrichien, les évêques, mauvais citoyens, mais dévoués à l’empereur et au saint Siége, ne font pas pis. Protestez done, archevêque, contre ces faits dont tout Français peut aujourd’hui dresser une liste; protestez, vous dis-je, non pas seulement par une dénégation revêtue de votre seing, de votre sceau et du contre-seing de votre grand vicaire, mais par une organisation vigoureuse de l’enseignement, conforme aux droits de l’homme et du citoyen.

On dit aussi que les jeunes gens de votre collége ont beaucoup de peine à obtenir leurs diplômes. C’est sans doute que les professeurs donnent trop de temps à la façon du chrétien, et pas assez à la façon de l’homme. J’ai connu dans mes classes des jeunes gens revenus des Jésuites, de jolis petits tartufes, ma foi : ils n’avaient pas seize ans, qu’ils roulaientles yeux et avaient pris le pli de l’hypocrisie. On ne peut pas être à la science et au salut, et je doute que les beaux garçons qu’on a envoyés, de Paris à Chartres, pour la procession de la Vierge noire, fassent des héros ni des génies.

« A l’école primaire, dit M. de Magnitot, l’enseignement doit être dirigé de manière à ne produire aucun déclassement. »

M. Blanc Saint-Bonnet demande formellement, pour opérer la _Restauration française_, quatre choses :

Liberté illimitée pour l’Église ;

Liberté limitée pour tout le reste de la nation ;

Instruction supérieure pour l’aristocratie, à condition que l’Église la donne;

Ignorance pour la plèbe.

Et pour assurer cette dernière, il conseille : 1° D’opérer une saisie en France de tous les mauvais livres ; 2° De congédier immédiatement tous les instituteurs primaires provenant des écoles normales.

Cela se publie en bel in-8°; et il n’y a chrétien qui proteste, prêtre qui désapprouve, journaliste à qui le sang monte au cerveau, et qui ose appeler sur les auteurs de pareils outrages la foudre de la réprobation publique!!!

XXII

 

Puisque l’Église, par l’organe de M. Blanc Saint-Bonnet, reconnaît qu’une somme d’instruction est indispensable, au moins pour les aristocrates, il faut voir ce qu’est cette instruction octroyée par l’Église à ses prédestinés.

Le croira-t-on ? elle est pire que l’ignorance réservée aux pauvres. En voici le programme, recueilli d’après une série de faits plus ou moins rendus publics, et d’actes officiels :

a) Suppression des cours de philosophie et d’histoire.

b) Application de l’impôt progressif aux études. Imité du gouvernement pontifical.

« L’université de Rome, dit M. A. Guillard, n’est abordable qu’aux seigneurs. Pour y être admis, il faut justifier d’un revenu de… scudi ; le nombre nous échappe, qu’importe ? Il suffit que le désir de s’instruire soit taxé et réprimé comme besoin de luxe. »

c) Défense aux professeurs laïques de donner des leçons particulières.

d) Recommandation aux professeurs de mathématiques de se borner à l’enseignement du calcul, et d’éviter les considérations philosophiques touchant la certitude et la méthode. J’ai recueilli l’aveu d’un professeur et les plaintes de plusieurs élèves de l’École polytechnique et du Conservatoire.

e) Pour plus de sûreté, établissement partout de colléges ecclésiastiques, petits séminaires, institutions religieuses, en concurrence avec les lycées et en remplacement des maisons laïques. D’après l’Almanach du Clergé de France pour 1856, cité par le Siècle, le nombre des colléges, institutions et pensionnats possédés par le clergé français, s’élevait, au commencement de l’année dernière, à cent soixante-six, non compris les petits séminaires ou écoles secondaires ecclésiastiques, les grands séminaires, les innombrables établissements dirigés par des corporations religieuses, les écoles tenues par les frères de la doctrine chrétienne. Dans le seul département de Saône-et-Loire il existe, m’a-t-on assuré, seize établissements de jésuites.

f) Destitution des professeurs suspects de philosophisme. À Gand, l’Université a été mise en interdit par le pape jusqu’à expulsion de deux professeurs désignés comme hostiles à l’Église et à la foi. Mais la Belgique est une terre de bénédiction. Quelle merveille que les Jésuites destituent les philosophes, là où ils se croient assez forts pour rétablir la main-morte ! Chez nous, il n’y aura bientôt plus de philosophes dans l’enseignement ; il n’y aura que des thuriféraires.

g) Émendation de l’histoire, d’après le système Loriquet.

h) Expurgation des sciences, conformément aux textes de la Bible.

i) Mutilation et travestissement des auteurs. Voir dans la Revue des Deux-Mondes, article de M. Cyprien Robert, professeur au collége de France, de quelle façon le clergé latin a dévasté les monuments de la littérature slave, partout où il a pu les atteindre. Et qu’on ne croie pas la dévotion protestante moins sujette au vandalisme, là où les intérêts de sa foi lui semblent compromis. Un de mes amis, qui a visité l’Égypte, m’a raconté que le célèbre philologue Richard Lepsius, envoyé par sa majesté le roi de Prusse pour étudier les monuments hiéroglyphiques, ne manquait jamais, après avoir pris copie des inscriptions, de briser à coups de marteau ces vénérables caractères : moyen sûr de couper court à toute discussion ultérieure. Les hiéroglyphes pouvaient servir à confirmer le dire de Manéthon, qui, assignant à Mènès plus de six mille ans de date, le reportait par conséquent bien au-delà du déluge et de la création elle-même. M. Lepsius a rectifié cette chronologie, et n’a pas peur qu’un autre rectifie la sienne. Malheureusement, la fraude est connue, et M. Lepsius peut se vanter d’avoir travaillé, comme nous disons de ce côté-ci du Rhin, pour le roi de Prusse.

j) Émendation des classiques ; dans certains petits colléges, on les supprime purement et simplement, selon le système Gaume.

k) Brûlement des livres : il existe des sociétés pour le rachat des bouquins dangereux, lesquels sont immédiatement livrés aux flammes. Le jour viendra où les bibliothèques publiques seront triées, et les ouvrages signalés à la vindicte religieuse jetés au pilon. Déjà, note est prise à la Bibliothèque impériale de la nature des livres demandés, pour la communication desquels on exige que les lecteurs donnent leur signature.

l) Censure des libraires : un libraire, à qui un littérateur en détresse offrait sa bibliothèque, refusa d’acheter Diderot, Voltaire, Volney, etc., disant que la vente de ces auteurs était interdite.

m) Police du colportage : sous prétexte de protéger les mœurs, on interdit la circulation de tout écrit opposé au système. (Voir la circulaire de l’archevêque de Milan, du 25 décembre 1855.)

n) Obligation pour les élèves et les professeurs de remplir les devoirs du culte. À Péronne, le recteur exige de ses subordonnés qu’ils aillent à confesse et fassent leurs pâques. Bientôt le professorat sera mis au régime des instituteurs, soumis à des retraites générales, comme celle qui a eu lieu dernièrement à Lons-le-Saulnier, et dont ils sortent, sinon meilleurs, à coup sûr épuisés d’esprit et de corps.

o) Défense de recevoir dans les mêmes écoles des élèves de différents cultes. (Voir la circulaire de Mgr l’évêque d’Arras, dans la Presse du 8 août 1856.) Moyen renouvelé de Louis XIV, après la révocation de l’édit de Nantes : Point de dissidence, ou point d’école.

p) Proscription des sujets distingués, à moins de soumission entière à l’Église. — Deux élèves ont été refusés au concours pour l’École normale à cause de leur capacité hors ligne.

g) Formation de sujets à la dévotion du clergé pour remplir dans toutes les facultés, à fur et mesure des vacances, les fonctions du professorat.

Du reste, l’Église traite ses bergers comme ses brebis. On me cite un jeune ecclésiastique qui n’a pu obtenir de son évêque l’autorisation de prendre son diplôme de bachelier ès sciences ; il lui a fallu pour cela changer de diocèse.

À ces moyens de prévention se joignent les encouragements, je me sers du terme honnête, et, si l’encouragement ne suffit pas, la répression.

Pour les maîtres, il y a les promotions, cumuls, priviléges universitaires, monopoles classiques, brevets et pensions ; — pour les élèves, les diplômes, nominations, exemptions du service militaire, mariages riches, etc.

Tout est combiné pour rendre les études à la fois onéreuses, intolérables, insuffisantes. D’un côté, les professeurs se plaignent de l’abaissement de l’instruction publique ; de l’autre, les élèves crient contre les conditions excessives imposées pour l’obtention des diplômes. On traite la jeunesse des écoles comme les chasseurs d’Afrique, soumis à une gymnastique épuratoire, où succombent les moyens et les faibles. N’en a-t-on pas de reste ?

Et notez qu’on ne saurait accuser de cet obscurantisme le gouvernement de l’empereur, plutôt que celui de Louis-Philippe, plutôt que celui de la Restauration. C’est un système qui vient de plus haut, qui emporte le pays et l’État. Dans certain chef-lieu de département existent côte à côte un collège de jésuites et un lycée impérial : le préfet, obéissant à l’esprit de l’époque plus qu’à celui de son emploi, mauvais courtisan mais excellent chrétien, confie son fils aux révérends pères ; il assiste à la distribution des prix du collége, et ne paraît point à celle du lycée. N’est-il pas clair que l’empire n’est rien, que la contre-révolution est tout ?…

À Paris, les institutions de jeunes filles seront bientôt tenues exclusivement par des religieuses. Pour celles-ci, on n’exige pas de diplômes, aucune condition de savoir, de moralité, ni de méthode ; l’habit tient lieu de tout ; pas d’inspections : une jeune fille peut être mise dans l’in pace sans que ni la famille ni le procureur impérial en sachent rien. Au contraire, pour les institutrices laïques, des examens répétés, formidables ; des diplômes chèrement achetés ; des visites fréquentes, sévères, depuis la salle d’études jusqu’à la cuisine. La qualité de laïque, dans l’enseignement, est une cause de suspicion.

 

XX. — Puisque l’Église, par l’organe de M. Blanc Saint-Bonnet, reconnaît qu’une somme d’instruction est indispensable, au moins pour les aristocrates, il faut voir ce qu’est cette instruction octroyée par l’Église à ses prédestinés. Le croira-t-on? Elle est pire que l’ignorance réservée aux pauvres. En voici le programme, recueilli d’après une série de faits plus ou moins rendus publics, et d’actes ofliciels :

a) Suppression des cours de philosophie et d’histoire.

b) Application de l’impôt progressif aux études. Imité du gouvernement pontifical :

« L’université de Rome, dit M. A. Guillard, n’est abordable qu’aux seigneurs. Pour y être admis, il faut justifier d’un revenu de … scudi; le nombre nous échappe, qu’importe? Il suffit que le désir de s’instruire soit taxé et réprimé comme besoin de luxe. »

c) Défense aux professeurs laïques de donner des leçons particulières.

d) Recommandation aux professeurs de mathématiques de se borner à l’enseignement du caleul, et d’éviter les considérations philosophiques touchant la certitude et la méthode. J’ai recueilli l’aveu d’un professeur et les plaintes de plusieurs élèves de l’École polytechnique et du Conseryatoire.

e) Pour plus de sûreté, établissement partout de colléges ecclésiastiques, petits séminaires, institutions religieuses, en concurrence avec les lycées et en remplacement des maisons laïques. D’après l’Almanach du Clergé de France pour 1856, cité par le Siècle, le nombre des colléges, institutions et pensionnats possédés par le clergé français, s’élevait, au commencement de l’année dernière, à cent soixante-six, non compris les petits séminaires ou écoles secondaires ecclésiastiques, les grands séminaires, les innombrables établissements dirigés par des corporations religieuses, les écoles tenues par les frères de la doctrine chrétienne. Dans le seul département de Saône-et-Loire il existe, m’a-t-on assuré, seize établissements cléricaux.

f) Destitution des professeurssuspects de philosophisme. A Gand, l’université a été mise en interdit par le pape jusqu’à expulsion de deux professeurs désignés comme hostiles à l’Église et à la foi. Chez nous, il n’y aura bientôt plus de philosophes dans l’enseignement; il n’y aura que des thuriféraires.

g) Émendation de l’histoire, d’après le système Loriquet.

h) Expurgation des sciences, conformément aux textes de la Bible.

i) Mutilation et travestissement des auteurs. Voir dans la Revue des Deux-Mondes, article de M. Cyprien Robert, professeur au collége de France, de quelle façon le clergé latin a dévasté les monuments de la littérature slave, partout où il a pu les atteindre. Et qu’on ne croie pas la dévotion protestante moins sujette au vandalisme, là où les intérêts de sa foi lui semblent compromis. Un de mes amis qui a visité l’Égypte, m’a raconté que le célèbre philologue Richard Lepsius, envoyé par sa majesté le roi de Prusse pour étudier les monuments hiéroglyphiques, ne manquait jamais, après avoir pris copie des inscriptions, de briser à coups de marteau ces vénérables caractères : moyen sûr de couper court à toute discussion ultérieure. Les hiéroglyphes pouvaient servir à confirmer le dire de Manéthon, qui, assignant à Ménès plus de six mille ans de date, lereportait par conséquent bien au delà du déluge et de la création elle-même. M. Lepsius, achevant l’œuvre d’Eusèbe, l’abréviateur de Manéthon, a rectifié cette chronologie, et n’a pas peur qu’un autre rectifie la sienne. Malheureusement, la fraude est connue, et M. Lepsius peut se vanter d’avoir travaillé, comme nous disons de ce côté-ci du Rhin, pour le roi de Prusse (D).

j) Émendation des classiques : dans certains petits colléges, on les supprime purement et simplement, selon le système Gaume.

k) Brûlement des livres : il existe des sociétés pour le rachat des bouquins dangereux, lesquels sont immédiatement livrés aux flammes. Le jour viendra où les bibliothèques publiques seront triées, et les ouvrages signalés à la vindicte religieuse jetés au pilon. Déjà note est prise à la Bibliothèque impériale de la nature des livres demandés, pour la communication desquels on exige que les lecteurs donnent leur signature.

l) Censure des libraires : un libraire, à qui un littérateur en détresse offrait sa bibliothèque, refusa d’acheter Diderot, Voltaire, Volney, etc., disant que la vente de ces auteurs était interdite.

m) Police du colportage : sous prétexte de protéger les mœurs, On interdit la circulation de tout écrit opposé au système. (Voir la circulaire de l’archevêque de Milan, du 25 décembre 1883. Voir aussi l’application de la loi sur le colportage, dans tout empire français) (E).

n) Obligation pour les élèves et les professeurs de remplir les devoirs du culte. A Péronne, le recteur exige de ses subordonnés qu’ils aillent à confesse et fassent leurs pâques. Bientôt le professorat sera mis au régime des instituteurs, soumis à des retraites générales, comme celle qui a eu lieu dernièrement à Lons-le-Saulnier, et dont ils sortent, sinon meilleurs, à coup sûr épuisés d’esprit et de Corps.

o) Défense de recevoir dans les mêmes écoles des élèves de différents cultes. (Voir la circulaire de Mgr. l’évêque d’Arras, dans la Presse du 8 août 1836.) Moyen renouvelé de Louis XIV, après la révocation de l’édit de Nantes : point de dissidence, ou point d’école.

p) Proscription des sujets distingués, à moins de soumission entière à l’Église. — Deux élèves ont été refusés au concours pour l’Ecole normale à cause de leur capacité hors ligne.

q) Formation de sujets à la dévotion du clergé pour remplir dans toutes les facultés, à fur et mesure des vacances, les fonctions du professorat.

Du reste, l’Église traite ses bergers comme ses brebis. On me cite un jeune ecclésiastique qui n’a pu obtenir de son évêque l’autorisation de prendre son diplôme de bachelier ès sciences; il lui a fallu pour cela changer de diocèse.

A ces moyens de prévention se joignent les encouragements, je me sers du terme honnête, et, si l’encouragement ne suffit pas, la répression. Pour les maîtres, il y a les promotions, cumuls, priviléges universitaires, monopoles classiques, brevets et pensions ; — pour les élèves, les diplômes, nominations, exemptions du service militaire, mariages riches, ete.

Tout est combiné pour rendre les études à la fois onéreuses, intolérables, insuffisantes. D’un côté, les professeurs se plaignent de l’abaissement de l’instruction publique; de l’autre, les élèves crient contre les conditions excessives imposées pour l’obtention des diplômes. On traite la jeunesse des écoles comme les chasseurs d’Afrique, soumis à une gymnastique épuratoire où succombent les moyens et les faibles. N’en a-t-on pas de reste?

Et notez qu’on ne saurait accuser exclusivement de cet obscurantisme le gouvernement de l’empereur, plutôt que celui de Louis-Philippe, plutôt que celui de la Restauration. Le pouvoir a sa part de responsabilité que j’entends bien lui laisser : mais le système vient de plus haut, et emporte le pays et l’État. Dans certain chef-lieu de département existent côte à côte un collége de jésuites et un lycée impérial : le préfet, obéissant à l’esprit de l’époque plus qu’à celui de son emploi, mauvais courtisan mais excellent chrétien, confie son fils aux révérends pères, il assiste à la distribution des prix du collége, et ne paraît point à celle du lycée. N’est-il pas clair que l’empire n’est qu’un instrument que dirige la contre-révolution ?

A Paris, les institutions de jeunes filles seront bientôt tenues exclusivement par des religieuses. Pour celles-ci, on n’exige pas de diplômes, aucune condition de savoir, de moralité, ni de méthode; l’habit tient lieu de tout. Pas d’inspections : une jeune fille peut être mise dans l’in-pace sans que ni la famille ni le procureur impérial en sachent rien. Au contraire, pour les institutrices laïques, des examens répétés, formidables; des diplômes chèrement achetés; des visites fréquentes, sévères, depuis la salle d’études jusqu’à la cuisine. La qualité de laïque, dans l’enseignement, est une cause de suspicion.

XXIII

 

Ce qu’a fait l’ancienne Église, aux époques mémorables des Constantin, des Théodose et des Attila : destruction des livres, monuments, inscriptions, tableaux, statues, temples ; condamnation des idées, persécution des auteurs, l’Église moderne le recommence, avec autant de fureur et plus d’habileté que jamais. Et l’œuvre de ténèbres avance rapidement, si toutefois il est permis de juger des effets de l’obscurantisme d’après ceux de l’instruction, comme on juge du contraire par son contraire.

M. O’Moore, ancien vice-roi d’Irlande, disait devant moi que dans vingt ans le catholicisme aurait disparu de l’île. Le moyen employé pour cela est simple : on a fondé des écoles primaires nombreuses, d’une puissance supérieure, dans lesquelles, à raison de la différence des cultes, il a été convenu qu’on ne parlerait pas de religion aux enfants. L’instruction religieuse forme un objet à part, réservée aux prêtres et aux ministres, comme dans nos lycées à l’aumônier. Le temps de l’écolage écoulé, le protestantisme fait appel à ces jeunes raisons, qui lui doivent de pouvoir lire et penser par elles-mêmes ; il distribue ses bibles, provoque l’examen : pour des âmes catholiques, le protestantisme est l’émancipation ; autant de lecteurs, autant de défectionnaires. Il suffit à un dogme de faire appel à la raison pour que la raison le préfère, et, à défaut de philosophie, s’y attache. Déjà, en 1852, M. O’Moore avait observé que, sur une population de cent mille âmes, l’Église catholique n’avait béni que quatre ou cinq mariages, tandis que dans les années précédentes elle était encore à plusieurs cents.

Ce système de neutralité des écoles a été adopté en Hollande : là aussi le catholicisme rencontre pour adversaires la lumière et la liberté.

« Dans la plus grande partie de l’Allemagne, les lois obligent les parents à envoyer les enfants à l’école, ou à fournir la preuve de l’instruction qu’ils reçoivent au logis. Ces lois datent de l’origine du protestantisme. En Saxe, l’électeur Maurice convertit les grands couvents en écoles, sans toucher à leurs dotations ; la prébende qui nourrissait des moines oisifs et inutiles à l’État entretient maintenant les fonctionnaires qui lui rendent les plus utiles et les plus laborieux services. » (A. Guillard ; Éléments de statistique.)

En France nous suivons un système diamétralement inverse.

Depuis l’expédition de Rome, en 1849, la grande nation semble avoir pris à tâche d’opérer la contre-révolution sur le globe : pour commencer, elle s’enfroque, se déchausse, se rase, s’encapuchonne, se jésuitise. Dans les derniers conseils de révision, on a remarqué que le nombre des jeunes gens qui ne savent pas lire a augmenté. En même temps qu’on amoindrit la condition des professeurs et des maîtres d’école, on augmente les dotations et traitements du clergé ; on livre l’enseignement, l’avenir, à une corporation qui en 1851 comptait 82,000 sujets, et dont le revenu, en propriétés, casuel, assignations sur le budget des communes et de l’État, atteint au moins cent millions de francs.

Avec un personnel de 82,000 agents, qui dans vingt ans aura doublé ;

Avec un revenu de 100 millions, qui triplera ;

Avec le privilége de l’instruction primaire, l’adultération et la répression de l’enseignement supérieur, le bâillonnement de la presse, la censure des livres, le triage des bibliothèques, la corruption du corps enseignant ;

Avec la connivence de la bourgeoisie et l’appui de quatre cent mille baïonnettes,

L’Église, en vingt ans, aura fait de la France émasculée et domptée ce qu’elle a fait de l’Italie, de l’Espagne, de l’Irlande, ce qu’elle est en train de faire de la Belgique, une nation abêtie : société composée de prolétaires, de privilégiés et de prêtres, qui, ne produisant plus ni citoyens ni penseurs, destituée de sens moral, armée seulement contre les libertés du monde, finira par soulever contre elle l’indignation des races dissidentes, et se faire jeter aux gémonies de l’histoire.

XXI. — Ce qu’a fait l’ancienne Eglise, aux époques mémorables des Constantin, des Théodose et des Attila, destruction des livres, des monuments, inscriptions, tableaux, statues, temples; condamnation des idées, persécution des auteurs : l’Église moderne le recommence, avec autant de fureur et plus d’habileté que jamais. Et l’œuvre de ténèbres avance rapidement, si toutefois il est permis de juger des effets de l’obscurantisme d’après ceux de l’instruction, comme on juge du contraire par son contraire.

M. O’Moore, ancien vice-roi d’Irlande, disait devant moi que dans vingt ans le catholicisme aurait disparu de l’île, ce qui veut dire que la nation irlandaise sera tout à fait dénationalisée. Le moyen employé pour cela est simple : on a fondé des écoles primaires nombreuses, d’une puissance supérieure, dans lesquelles, à raison de la différence des cultes, il a été convenu qu’on ne parlerait pas de religion aux enfants. L’instruction religieuse forme un objet à part, réservée aux prêtres et aux ministres comme dans nos lycées à l’aumônier. Le temps de l’écolage écoulé, le protestantisme fait appel à ces jeunes raisons, qui lui doivent de pouvoir lire et penser par elles-mêmes; il distribue ses bibles, provoque l’examen : pour des âmes catholiques, le protestantisme est l’émancipation; autant de lecteurs, autant de défectionnaires. Il sufit à un dogme de faire appel à la raison pour que la raison le préfère. Déjà, en 1852, M. O’Moore avait observé que, sur une population de cent mille âmes l’Église catholique n’avait béni que quatre ou cinq mariages, Landis que dans les années précédentes elle était encore à plusieurs cents (F).

Ce système de neutralité des écoles a été adopté en Hollande : là aussi le catholicisme rencontre pour adversaires la lumière et la liberté.

« Dans la plus grande partie de l’Allemagne, les lois obligent les parents à envoyer les enfants à l’école, ou à fournir la preuve de l’instruction qu’ils reçoivent au logis. Ces lois datent de l’origine du protestantisme (G). En Saxe, l’électeur Maurice convertit les grands couvents en écoles, sans toucher à leurs dotations; la prébende qui nourrissait des moines oisifs et inutiles à l’État entretient maintenant les fonctionnaires qui lui rendent les plus utiles et les plus laborieux services. » (A. _Guillard_, Éléments de statistique.)

En France, nous suivons un système diamétralement inverse.

Depuis l’expédition de Rome, en 4849, la grande nation semble avoir pris à tâche d’opérer la contre-révolution sur le globe : pour commencer, elle s’enfroque, se déchausse, se rase, s’encapuchonne, se jésuitise. Dans les derniers conseils de révision, on a remarqué que le nombre des jeunes gens qui ne savent pas lire a augmenté. En même temps qu’on amoindrit la condition des professeurs et des maîtres d’école, on augmente les dotations et traitements du clergé; on livre l’enseignement, l’avenir, à une corporation qui en 4851 comptait 82,000 sujets, et dont le revenu, en propriétés, casuel, assignations sur le budget des communes et de l’État, atteint au moins cent millions de francs.

Avec un personnel de 82,000 agents, qui dans vingt ans aura doublé;

Avec un revenu de 400 millions, qui triplera ;

Avec le privilége de l’instruction primaire, l’adultération et la répression de l’enseignement supérieur, le bâillonnement de la prese, la censure des livres, le triage des bibliothèques, la corruption du corps enseignant ;

Avec la connivence de la bourgeoisie et l’appui de quatre cent mille baïonnettes,

L’Église, en vingt ans, aura fait de la France émasculée et domptée ce qu’elle a fait de l’Italie, de l’Espagne, de l’Irlande, ce qu’elle est en train de faire de la Belgique, une nation abétie : société composée de prolétaires, de privilégiés et de prêtres, qui, ne produisant plus ni citoyens ni penseurs, destituée de sens moral, armée seulement contre les libertés du monde, finira par soulever contre elle l’indignation des races dissidentes, et se faire jeter aux gémonies de l’histoire.

XXIV

 

Ce que l’Église s’efforce d’inculquer aux intelligences par ce qu’elle nomme son enseignement, elle le montre aux imaginations dans les figures et cérémonies de son culte.

Pour relever le vieux monde et le maintenir sur sa base, si jamais on vient à bout de cette grande entreprise, la première chose, selon l’esprit chrétien, est de rétablir, avec le principe d’autorité, le principe d’hiérarchie.

« Quand l’aristocratie d’une société est perdue, dit M. Blanc Saint-Bonnet, tout est perdu.

« Quand un peuple ne peut plus fournir d’aristocratie, c’est qu’il est épuisé. Et c’est un signe de décadence quand un peuple porte envie à son aristocratie.

« Il faut, pour nous sauver, que la bourgeoisie s’anoblisse : c’est la noblesse qui a fondé la nation. » (De la Restauration française, livre 3.)

Et pour faire de la bourgeoisie une nouvelle féodalité, nous savons la marche à suivre (voir le Manuel du Spéculateur à la Bourse) : il n’y manque que la consécration sacerdotale, elle ne fera pas faute.

Qu’est-ce que le culte ? Une représentation de la société.

L’homme qui, suivant la prescription de l’Apôtre, s’est dépouillé de sa conscience naturelle, et qui a revêtu comme une cuirasse la foi théologale, n’est plus qu’une marionnette dansant devant son idole, comme David dansait devant l’arche, à la grand’pitié de sa femme Michol.

Entrons à l’église pendant l’office, un jour de grande fête. Les places sont distribuées suivant les dignités : banc-d’œuvre, stalles pour les fabriciens, marguilliers, préfets de congrégations, autorités civiles et militaires ; la moyenne classe a des chaises payées au jour et à l’an ; la multitude, debout ou accroupie, s’entasse derrière les piliers, au fond des chapelles, hors de la vue du maître-autel et de la chaire.

Au prône, si le seigneur, prélat ou prince, y assiste, le prédicateur, qui est censé parler pour tout le monde, lui adresse nominativement la parole.

À l’offerte, les sommités reçoivent l’encens chacune à part ; tandis que le peuple en masse est régalé le dernier de trois coups d’encensoir.

C’est ainsi que l’Église fait entrer dans les âmes le respect de la hiérarchie. Que de fois, mais en vain, la conscience du peuple en murmure !

En 1830, quelques jours avant la révolution de Juillet, la duchesse d’Angoulême passant à Besançon, je fus témoin du scandale que causa à nos vignerons, les Boussebots, Mgr le cardinal de Rohan, lorsqu’il reçut la princesse sous le porche de la cathédrale avec l’encens et le dais : il leur semblait qu’un tel honneur dût être réservé à Dieu. La Révolution, on le vit quelques semaines plus tard, infectait ces têtes-là !…

Qui n’a observé l’ordre des processions ? La plèbe en avant, par âges, sexes et corporations ; les ordres religieux ensuite ; puis le clergé, massé près du dais, entouré de la magistrature, des chefs de l’armée, comme de gardes du corps. Toujours la gradation des rangs et des castes. Pendant que la jeunesse de qualité, poudrée, frisée, revêtue d’aubes éblouissantes, ceinte de ceintures d’argent et d’or, porte devant le saint-sacrement les cassolettes où brûlent les parfums, de petits pauvres pris parmi les charbonniers et forgerons sont chargés de la braise et des pincettes. Je me souviens qu’un jour, pas un gamin ne voulant de la commission, je m’offris bravement avec un camarade pour remplir cet office, la procession ne pouvant pas plus se passer du réchaud que de l’ostensoir. Il me semblait qu’à l’exemple de je ne sais plus quel ancien à qui ses concitoyens avaient confié le curage des égoûts, j’allais illustrer ma charge. Tout le monde, les abbés comme les autres, se moqua de moi. À quoi pensais-je de m’imaginer que les chrétiens fussent égaux devant le saint-sacrement ? J’avais choisi d’être méprisé dans la maison du Seigneur, Elegi abjectus esse in domo Domini, et j’étais méprisé ; c’était justice.

La procession de la Fête-Dieu a fourni à Châteaubriant la plus belle de ses amplifications. Ce n’est pas sans une colère concentrée que j’ai lu, à vingt ans, les ouvrages de ce phraseur sans conscience, sans philosophie, et dont toute la dignité fut dans la faconde. Voilà donc, me disais-je, avec quoi l’on mène les nations ! Ceux de 89, témoins de la tyrannie féodale et des corruptions du sacerdoce, n’eussent pas été dupes de ce clinquant ; il suffit, en 1804, qu’un soldat jacobin se dît empereur, pour changer les sentiments et les idées. Ceux qu’avait émancipés la raison philosophique furent séduits à leur tour par la fantasia littéraire. Quel génie, en effet, dans le christianisme ! Quelle poésie dans ce monde féodal ! Les belles choses que les carillons, la crécelle, la bûche de Noël, la fève des Rois, la cendre du Carême ! Ces misérables classiques, pendant trois siècles, n’y avaient pas pensé ; les romantiques en vivront quinze ans. Ô saintes demeures des moines, relevez-vous ! Les pères vous ont mises à l’encan dans leur folie ; les fils vous rétabliront dans leur repentir…

L’insulte hiérarchique poursuit l’homme jusqu’au cimetière.

Les enterrements, comme les mariages, sont de plusieurs classes. Dans un village de Picardie, le curé, afin de marquer l’échelle des rangs, s’est avisé de faire suivre aux convois funèbres deux chemins différents : l’un raide, étroit, et en ligne droite, pour les pauvres ; l’autre développé en une large et superbe courbe, pour les riches. Le maire, esprit libéral, de qui je tiens l’anecdote, veut s’opposer à cet abus de distinction ; il ordonne que la grande route sera suivie par tout le monde. Dénonciation du maire au préfet par le curé ; interpellations du préfet ; explications données par le chef municipal. Le prêtre gagne son procès ; et le maire, suspect de révolutionnarisme, est contraint de donner sa démission.

 

XXII. — Ce que l’Église s’efforce d’inculquer aux intelligences par ce qu’elle nomme son enseignement, elle le montre aux imaginations dans les figures et les cérémonies de son culte.

Pour relever le vieux monde et le maintenir sur sa base, si jamais on vient à bout de cette grande entreprise, la première chose, selon l’esprit chrétien, est de rétablir, avec le principe d’autorité, le principe de hiérarchie.

« Quand l’aristocratie d’une société est perdue, dit M. Blanc Saint-Bonnet, tout est perdu.

« Quand un peuple ne peut plus fournir d’aristocratie, c’est qu’il est épuisé. Et c’est un signe de décadence quand un peuple porte envie à son aristocratie.

« Il faut, pour nous sauver, que la bourgeoisie s’anoblisse : c’est la noblesse qui a fondé la nation. » (De la Restauration française, livre 3.)

Et pour faire de la bourgeoisie une nouvelle féodalité, nous savons la marche à suivre (Voir le Manuel du Spéculateur à la Bourse) : il n’y manque que la consécration sacerdotale. Elle ne fera pas faute.

Qu’est-ce que le culte? Une représentation de la société.

L’homme qui, suivant la prescription de l’Apôtre, s’est dépouillé de sa conscience naturelle, et qui a revêtu comme une cuirasse la foi théologale, n’est plus qu’une marionnette dansant devant son idole comme David dansait devant l’arche, à la grand’pitié de sa femme Michol.

Entrons à l’église pendant l’office, un jour de grande fête. Les places sont distribuées suivant les dignités : banc-d’œuvre, stalles pour les fabriciens, marguilliers, préfets de congrégations, autorités civiles et militaires; la moyenne classe a des chaises payées au jour et à l’an; la multitude, debout ou accroupie, s’entasse derrière les piliers, au fond des chapelles, hors de la vue du maîtreautel et de la chaire.

Au prône, si le seigneur, prélat ou prince, y assiste, le prédicateur, qui est censé parler pour tout le monde, lui adresse nominativement la parole.

A l’offerte, les sommités reçoivent l’encens chacune à part; tandis que le peuple en masse est régalé le dernier de trois coups d’encensoir.

C’est ainsi que l’Église fait entrer dans les âmes le respect de la hiérarchie. Que de fois, mais en vain, la conscience du peuple en murmure !

En 1830, quelques jours avant la révolution de Juillet, la duchesse d’Angoulême passant à Besançon, je fus témoin du scandale que causa à nos vignerons, les Boussebots, Mgr le cardinal de Rohan, lorsqu’il reçut la princesse sous le porche de la cathédrale avec l’encens et le dais : il leur semblait qu’un tel honneur dût être réservé à Dieu. La Révolution, on le vit quelques semaines plus tard, à la démolition de la croix de mission, infectait ces têtes-là.

Qui n’a observé l’ordre des processions? La plèbe en avant, par âges, sexes et corporations; les ordres religieux ensuite; puis le clergé, massé près du dais, entouré de la magistrature, des chefs de l’armée, comme de gardes du corps. Toujours la gradation des rangs et des castes. Pendant que la jeunesse de qualité, poudrée, frisée, revêtue d’aubes éblouissantes, ceinte de ceintures d’argent et d’or, porte devant le saint-sacrement les cassolettes où brûlent les parfums, de petits pauvres pris parmi lés charbonniers et forgerons sont chargés de la braise et des pincettes. Je me souviens qu’un jour, pas un gamin ne voulant de la commission, je m’offris bravement avec un camarade pour remplir cet oflice, la procession ne pouvant pas plus se passer du réchaud que de l’ostensoir. I me semblait qu’à l’exemple de je ne sais plus quel ancien à qui ses concitoyens avaient confié le curage des égouts, j’allais illustrer ma charge. Tout le monde, les abbés comme les autres, se moqua de moi. À quoi pensais-je de m’imaginer que les chrétiens fussent égaux devant le saint-sacrement? J’avais choisi d’être méprisé dans la maison du Seigneur, Elegi abjectus esse in domo Domini, et j’étais méprisé; c’était justice.

La procession de la Fête-Dieu a fourni à Chateaubriand la plus belle de ses amplifications. Ce n’est pas sans une colère concentrée que j’ai lu, à vingt.ans, les ouvrages de ce phraseur sans conscience, sans philosophie, et dont toute la dignité fut dans la faconde. Voilà donc, me disais-je, avec quoi l’on mène les nations! Ceux de 89, témoins de la tyrannie féodale et des corruptions du sacerdoce, n’eussent pas été dupes de ce clinquant; il a sui, en 4804, qu’un soldat jacobin se dit empereur, pour changer les sentiments et les idées. Ceux qu’avait émancipés la raison philosophique furent séduits à leur tour par la fantasia littéraire. Quel génie, en effet, dans le christianisme! Quelle poésie dans ce monde féodal! Les belles choses que les carillons, la crécelle, la bâche de Noël, la fève des Rois, la cendre du Carême! Ces misérables classiques, pendant trois siècles, n’y avaient pas pensé; les romantiques en vivront quinze ans. O saintes demeures des moines, relevez-vous! Les pères vous ont mises à l’encan dans leur folie, les fils vous rétabliront dans leur repentir.

L’insulte hiérarchique poursuit l’homme jusqu’au cimetière. Les enterrements, comme les mariages, sont de plusieurs classes. Dans un village de Picardie, le curé, afin de marquer l’échelle des rangs, s’est avisé de faire suivre aux convois funèbres deux chemins différents : l’un roide, étroit, et en ligne droite, pour les pauvres; l’autre développé en une large et superbe courbe, pour les riches. Le maire, esprit libéral, de qui je tiens l’anecdote, veut s’opposer à cet abus des distinctions ; il ordonne que la grande route sera suivie par tout le monde. Dénonciation du maire au préfet par le curé; interpellations du préfet ; explications données par le chef municipal. Le prêtre gagne son procès, et le maire, suspect de révolutionnarisme, est contraint de donner sa démission.

XXV

 

J’ai lu deux volumes publiés par Mgr Dupanloup, évèque d’Orléans, sur la Haute Éducation intellectuelle ; et, quelque peu disposé que soit ce prélat à me rendre justice pour justice, je n’hésite point à dire que j’ai trouvé dans son livre de fort bonnes choses.

J’admets avec lui la prépondérance des Humanités sur les sciences. Je crois seulement qu’il est possible, sans fatiguer les élèves, de fondre dans les Humanités, à partir de la septième, une dose de science plus considérable qu’on ne faisait autrefois. Ce qui est mauvais pour les jeunes têtes, ce qui les accable et les étouffe, ce n’est pas tant la multitude des choses qu’on leur enseigne que la multiplicité des cours, facultés et divisions.

Je sais gré aussi à Mgr Dupanloup d’avoir voulu réparer, autant qu’il est en lui, les torts de Mgr Gaume à l’endroit des classiques, bien qu’au fond Mgr Gaume me paraisse plus conséquent dans sa manière de voir et plus chrétien que Mgr Dupanloup.

J’applaudis de plus, et sans réserve, à ce que le savant évêque dit de l’Autorité et du Respect dans l’éducation, et ne suis nullement effrayé du nom de Dieu, qu’il place, comme une épigraphe, en tête de son excellente pédagogie. Il est si aisé de traduire le nom de Dieu, de donner à ce signe une interprétation rationnelle, sociale, psychologique, physique même, qu’il faudrait être bien vétilleux pour chercher chicane à ce propos au pieux Directeur.

Oui, c’est dans la famille et dans l’école que l’autorité a son foyer : qu’elle s’y renferme, elle ne sera jamais à craindre. Et cette autorité, je n’ai pas besoin pour l’expliquer de la rapporter à une source mystérieuse, divine ; elle résulte de la faiblesse et de l’inexpérience de l’enfant, de l’affection du père qui le représente, de la responsabilité de ceux à qui le père a confié l’enfant, de la loi de nature qui a ainsi soudé les générations les unes aux autres, des conditions de l’esprit humain, qui commence toujours par croire sur parole ce que plus tard il devra affirmer par raison ; enfin de la solidarité sociale. Oui, enfin, je proclame avec Mgr Dupanloup que la base de toute morale est dans le respect : qu’est-ce donc que la Justice que je défends, sinon le respect de l’homme ?…

Mais ici j’arrête mon auteur et je lui demande :

Croyez-vous sérieusement que le respect puisse exister dans le catholicisme ? Et, quelque mal que vous vous donniez dans vos séminaires pour en inculquer la maxime, pouvez-vous nier qu’elle ne soit à chaque instant contredite par votre pratique sociale, par votre discipline et par votre dogme ?

Peut-il y avoir respect dans un système où les conditions sont déclarées, par autorité divine, inégales ? dans un système où l’éducation donnée à la multitude, en vue de la hiérarchie, consiste en une espèce de castration morale et intellectuelle ; où les petits du peuple sont élevés pour l’exploitation, comme les petits des animaux pour la consommation ?

Qu’est-ce que le respect ? Mgr Dupanloup, si habile latiniste, le sait mieux que personne : c’est l’égalité de considération. — Respectus, de re-spicere, regarder en se tournant, de manière à voir de face la personne qu’on regarde. Le regard de côté est un signe de fatuité, de fourberie ; comme le regard en dessous, suspicio, en est un de méfiance et de haine.

Qu’est-ce que le mépris, en latin despectio ? L’inégalité de considération. — Despectio, de de-spicere, regarder du haut en bas.

Du mépris au respect, la différence est de l’oblique à l’horizontale.

Quel respect donc, je ne dis pas du maître à l’élève, du père à l’enfant, puisque, par la nature des choses, l’élève doit être un jour l’égal de son maître, l’enfant tôt ou tard remplacer son père ; — mais de l’individu de condition supérieure à celui de condition inférieure, si le second ne doit jamais s’élever au niveau du premier, sauf la faveur du prince ou la prédestination de Dieu ?

Quel respect du noble au roturier ?

Quel respect du riche au pauvre ?

Quel respect du bourgeois maître-juré au prolétaire qu’il salarie ?

Quel respect de l’officier élevé à grands frais, dans les écoles spéciales de l’État, pour les grades et pour la gloire, au conscrit qui ne sait pas lire et ne demande que son congé ?

Quel respect du croyant au libre-penseur, du théologien de la Sacrée-Congrégation au philosophe dont il condamne les écrits ?…

M. Guizot, qui a toujours de grands mots à son service quand il s’agit d’affirmer une contre-vérité, a osé écrire :

« Le catholicisme est la plus grande et la plus sainte école de respect que le monde ait eue. »

Oui, si par respect vous entendez les salutations, génuflexions, et toutes les grimaces de la civilité puérile et chrétienne. Le suprême bon ton pour un grand seigneur n’est-il pas de savoir dire bonjour ! en autant de manières différentes qu’il y a de degrés sur l’échelle hiérarchique ? M. Guizot appelle cette science de simagrées respect ! Pour nous, hommes de la Révolution, c’est de l’insolence. Hélas ! la dynastie d’Orléans régnerait encore si son premier ministre, quand il montait à la tribune, n’avait pas eu deux façons de saluer, si M. Guizot ne s’était courbé si bas en parlant du roi, tandis qu’il se tenait si raide en répondant à la nation….

 

XXII. — J’ai lu deux volumes publiés par Mgr Dupanloup, évêque d’Orléans, sur la Haute Éducation intellectuelle ; et, quelque peu disposé que soit ce prélat à me rendre justice pour justice, je n’hésite point à dire que j’ai trouvé dans son livre de fort bonnes choses.

J’admets avec lui la prépondérance des Humanités sur les sciences. Je crois seulement qu’il est possible, sans fatiguer les élèves, de fondre dans les Humanités, à partir de la septième, une dose de science plus considérable qu’on ne faisait autrefois. Ce qui est mauvais pour les jeunes têtes, ce qui les accable et les étouffe, ce n’est pas tant la multitude des choses qu’on leur enseigne que la multiplicité des cours et des facultés.

Je sais gré aussi à Mgr Dupanloup d’avoir voulu réparer, autant qu’il est en lui, les torts de Mgr Gaume à l’endroit des classiques, bien qu’au fond Mgr Gaume me paraisse plus conséquent dans sa manière de voir et plus chrétien que Mgr Dupanloup.

J’applaudis de plus, et sans réserve, à ce que le savant évêque dit de l’Autorité et du Respect dans l’éducation, et ne suis nullement effrayé du nom de _Dieu_, qu’il place, comme une épigraphe, en tête de son excellente pédagogie. Il est si aisé de traduire le nom de Dieu, de donner à ce signe une interprétation rationnelle, sociale, psychologique, physique même, qu’il faudrait être bien vétilleux pour chercher chicane à ce propos au pieux Directeur.

Oui, c’est dans la famille et dans l’école que l’autorité a son foyer : qu’elle s’y renferme, elle ne sera jamais à craindre. Et cette autorité, je n’ai pas besoin, pour l’expliquer, de la rapporter à une source mystérieuse, divine; elle résulte de la faiblesse et de l’inexpérience de l’enfant, de l’affection du père qui le représente, de la responsabilité de ceux à qui le père a confié l’enfant, de la loi de nature qui a ainsi soudé les générations les unes aux autres, des conditions de l’esprit humain, qui commence toujours par croire sur parole ce que plus tard il devra aflirmer par raison, enfin de la solidarité sociale.

Oui, enfin, je proclame avec Mgr Dupanloup que la base de toute morale est dans le respect : qu’est-ce donc que la Justice que je défends, sinon le respect de l’homme ?

Mais ici j’arrête mon auteur et je lui demande :

Croyez-vous sérieusement que le respect puisse exister dans le catholicisme? Et, quelque mal que vous vous donniez dans vos séminaires pour en inculquer la maxime, pouvez-vous nier qu’elle ne soit à chaque instant contredite par votre pratique sociale, par votre discipline et par votre dogme ?

Peut-il y avoir respect dans un système où les conditions sont déclarées, par autorité divine, inégales? dans un système où l’éducation donnée à la multitude, en vue de la hiérarchie, consiste en une espèce de castration morale et intellectuelle; où les petits du peuple sont élevés pour l’exploitation, comme les petits des animaux pour la consommation?

Qu’est-ce que le respect? Mgr Dupanloup, si habile latiniste, le sait mieux que personne : c’est l’égalité de considération. — Respectus, de re-spicere, est le regard de l’homme qui en marchant se retourne, de manière à saluer de face la personne qui passe à côté de lui. Celui qui va droit son chemin, sans regarder personne, comme le soldat à l’exercice, manque au respect. Le regard de côté est un signe de fatuité, de fourberie, comme le regard en dessous, suspicio, en est un de méfiance et de haine. De même le mépris, en latin despectio, est l’inégalité de considération. Despectio, de de-spicere, regarder du haut en bas. Du mépris, de la haine ou de la ruse au respect, la différence est de l’oblique à l’horizontale.

Quel respect donc, je ne dis pas du maître à l’élève, du père à l’enfant, puisque, par la nature des choses, l’élève doit être un jour l’égal de son maître, l’enfant tôt ou tard remplacer son père; — mais de l’individu de condition supérieure à celui de condition inférieure, si le second ne ne doit jamais s’élever au niveau du premier, sauf la faveur du prince ou la prédestination de Dieu?

Quel respect du noble au roturier ?

Quel respect du riche au pauvre ?

Quel respect du bourgeois maître-juré au prolétaire qu’il salarie?

Quel respect de l’officier élevé à grands frais, dans les écoles spéciales de l’État, pour les grades et pour la gloire, au conscrit qui ne sait pas lire et ne demande que son congé?

Quel respect du croyant au libre-penseur, du théologien de la Sacrée-Congrégation au philosophe dont il condamne les écrits ?

M. Guizot, qui a toujours de grands mots à son service quand il s’agit d’affirmer une contre-vérité, a osé écrire :

« Le catholicisme est la plus grande et la plus sainte école de respect que le monde ait eue. »

Oui, si par respect vous entendez les salutations, génuflexions, et toutes les grimaces de la civilité puérile et chrétienne. Le suprême bon ton pour un grand seigneur n’est-il pas de savoir dire bonjour ! en autant de manières différentes qu’il y a de degrés sur l’échelle hiérarchique? M. Guizot appelle cette science de simagrées respect. Pour nous, hommes de la Révolution, c’est de l’insolence. Hélas ! la dynastie d’Orléans régnerait encore si son premier ministre, quand il montait à la tribune, n’avait pas eu deux façons de saluer, si M. Guizot ne s’était courbé si bas en parlant du roi, tandis qu’il se tenait si roide en répondant à ses collègues.

XXVI

 

Mais je m’aperçois que nous ne nous entendons plus. Ce que le langage humain, avec plus ou moins d’exactitude, nomme respect, dérive, selon le prêtre, de la religion, c’est-à-dire, pour parler comme la féodalité, de l’hommage-lige, qui, commençant à Dieu, finit au bâtard de la fille esclave, et implique nécessairement inégalité. Selon nous, au contraire, le respect découle du jus, c’est-à-dire de la dignité virile, déclarée par la Révolution identique et adéquate entre tous les hommes.

Fils de la Révolution, nous affirmons l’égalité, que nient, au nom de leur foi, les fils de la religion. C’est pour cela qu’ils nous accusent d’avoir détruit le respect, et qu’ils nous regardent comme infâmes, dans notre vie, dans notre âme et dans notre corps, à peine dignes, après notre mort, d’être enlevés par l’entrepreneur des immondices.

Pas de jour qu’ils ne nous en jettent l’outrage.

La Révolution, en déclarant la liberté de conscience, a fait des cimetières une propriété publique. L’Église, non contente d’y conduire par des chemins divers le riche et le pauvre, revendique cette propriété comme sainte, et prétend en écarter les mécréants. À Chelles (Seine-et-Marne), un vieux colonel refuse, à son lit de mort, les secours de la religion. Le curé fait jeter le cadavre dans un coin réputé infâme depuis l’inhumation d’un guillotiné. Il fallut que le maire, revêtant son écharpe, ordonnât de creuser une fosse dans un lieu décent, et par son intervention officielle sauvât le corps du libre penseur de l’outrage du prêtre.

Il semble pourtant que, le Concordat ayant réglé, avec l’approbation du pape, les rapports de la Révolution et de l’Église, le clergé devrait respecter cette loi, reçue par lui avec tant de joie. Il n’en est rien.

À Saint-Étienne, il existe un collège de jésuites, sous l’invocation de saint Michel. Or, de même que l’Église aime les processions, les révérends pères adorent le théâtre. J’ai sous les yeux un bulletin de spectacle, la Vendée militaire, drame en cinq tableaux, avec chants, joué par des jeunes gens du collége, appartenant aux premières familles du pays. Tous les parents et amis, au nombre de cinq ou six cents personnes, assistèrent à la représentation, qui sans doute ne fut pas ignorée de la police. Mais le pouvoir ne se fâcha que lorsque les étudiants, exaltés par leurs rôles, s’émancipèrent jusqu’à briser le buste de l’Empereur et à le traîner dans la boue. La Vendée, en effet, n’est-ce pas Cadoudal, et l’Empereur l’usurpation ?

Ainsi, après une paix de plus d’un demi-siècle, l’Église rallume la guerre ; en même temps qu’elle ruine et transporte les républicains, elle forme dans ses colléges des généraux pour une Vendée future. À elle, pour attaquer la Révolution, toute latitude, toute faveur ; à nous, proscrits, pour la défendre, le bâillon et Cayenne. C’est ainsi qu’elle enseigne, qu’elle pratique le respect.

Toute nation divisée en elle-même périra, dit l’Évangile. La classe aristocratique, élevée par les prêtres, va d’un côté ; la plèbe, en qui l’esprit révolutionnaire domine de plus en plus, tire de l’autre : à moins que le neuf n’emporte le vieux, la déchirure est inévitable.

Me promenant au Luxembourg, j’entendais une troupe de gamins lisant et commentant entre eux un petit livre populaire, les Mystères de l’Inquisition. — Comment ! disait le plus énergique de la bande, est-ce que le bon Dieu veut qu’on tue ainsi le monde ? — Bien sûr, répondait un autre, qui savait sur le bout du doigt son Histoire sainte ; et il citait les exemples fameux de Moïse, de Samuel, du prophète Élie, de Mathathias. — Eh bien ! c’est égal, reprenait l’autre, je te dis que, si ce temps-là revenait, mon père prendrait tout de suite son fusil !… Oh ! oui, nous aurons encore des coups de fusil, et malheur alors, malheur à Jérusalem !… L’autorité du prêtre sur les enfants du peuple est perdue, me disait un juge de paix de campagne ; la parole du père l’emporte, et la première communion, qui pour le plus grand nombre est la dernière, a pris la signification d’un divorce.

XXIV. — Mais je m’aperçois que nous ne nous entendons plus. Ce que le langage humain, avec plus ou moins d’exactitude, nomme respect, dérive, selon le prêtre, de la religion, c’est-à-dire, pour parler comme la féodalité, de l’hommage-lige, qui, commençant à Dieu, finit au bâtard de la fille esclave, et implique nécessairement inégalité. Selon nous, au contraire, le respect découle du jus, c’est-àdire de la dignité virile, déclarée par la Révolution identique et adéquate entre tous les hommes. Fils de la Révolution, nous affirmons l’égalité, que nient, au nom de leur foi, les fils de la religion. C’est pour cela qu’ils nous accusent d’avoir détruit le respect, et qu’ils nous regardent comme infâmes, dans notre vie, dans notre âme et dans notre corps, à peine dignes, après notre mort, d’être enlevés par l’entrepreneur des immondices. Pas de jour qu’ils ne nous en jettent l’outrage.

La Révolution, en déclarant la liberté de conscience, a fait des cimetières une propriété publique. L’Église, non contente d’y conduire par des chemins divers le riche et le pauvre, revendique cette propriété comme sainte, et prétend en écarter les mécréants. A Chelles (Seine-et-Marne), un vieux colonel refuse, à son lit de mort, les secours de la religion. Le curé fait jeter le cadavre dans un coin réputé infâme depuis l’inhumation d’un guillotiné. Il fallut que le maire, revêtant son écharpe, ordonnät de creuser une fosse dans un lieu décent, et par son intervention officielle sauvât le corps du libre penseur de l’outrage du prêtre.

Il semble pourtant que, le Concordat ayant réglé, avec l’approbation du pape, les rapports de la Révolution et de l’Église, le clergé devrait respecter celle loi, reçue par lui avec tant de joie. Il n’en est rien.

A Saint-Étienne, il existe un collége de jésuites, sous l’invocation de saint Michel. Or, de même que l’Église aime les processions, les révérends pères adorent le théàtre. J’ai sous les yeux un bulletin de spectacle, la _Vendée militaire_, drame en cinq tableaux, avec chants, joué par des jeunes gens du collége, appartenant aux premières familles du pays. Tous les parents et amis, au nombre de cinq ou six cents personnes, assistèrent à la représentation, qui sans doute ne fut pas ignorée de la police. Mais le pouvoir ne se fâcha que lorsque les étudiants, exaltés par leurs rôles, s’émancipèrent jusqu’à briser le buste de l’empereur et à le traîner dans la boue. La Vendée, en effet, n’est-ce pas Cadoudal, et l’empereur l’usurpation ?

Ainsi, après une paix de plus d’un demi-siècle, l’Eglise rallume la guerre; en même temps qu’elle ruine et transporte les républicains, elle forme dans ses colléges des généraux pour une Vendée future. A elle, pour attaquer la Révolution, toute latitude, toute faveur; à nous, proscrits, pour la défendre, le bäillon et Cayenne. C’est ainsi qu’elle enseigne, qu’elle pratique le respect.

Toute nation divisée en elle-même périra, dit l’Évangile. La classe aristocratique, élevée par les prêtres, va d’un côté; la plèbe, en qui l’esprit révolutionnaire domine de plus en plus, tire de l’autre : à moins que les nouveaux n’entraînent les vieux, la scission est inévitable.

Me promenant au Luxembourg, j’entendais une troupe de gamins lisant et commentant entre eux un petit livre populaire, les Mystères de l’Inquisition. — Comment ! disait le plus énergique de la bande, est-ce que le bon Dieu veut qu’on tue ainsi le monde? — Bien sûr, répondait un autre, qui savait sur le bout du doigt son Histoire sainte ; et il citait les exemples fameux de Moïse, de Samuel, du prophète Elie, de Mathathias. — Eh bien, c’est égal, reprenait l’autre, je te dis que, si ce temps-là revenait, mon père prendrait tout de suite son fusil ! Oh ! oui, nous aurons encore des coups de fusil, et malheur alors, malheur à Jérusalem ! L’autorité du prêtre sur les enfants du peuple est perdue, me disait un jugede paix de campagne; la parole du père l’emporte, et la première communion, qui pour le plus grand nombre est la dernière, a pris la signification d’un divorce.

XXVII

 

Comme tant d’autres, je me suis maintes fois étonné de cette duplicité ecclésiastique, dont on a voulu, mais à tort, faire l’apanage de la Compagnie de Loyola. Il me répugnait de penser qu’un corps aussi considérable que le clergé catholique, dans ses relations avec les puissances de la société, qui sont la Philosophie, la Science, le Travail, aussi bien que l’État, ne reculât pas devant la trahison et le meurtre, là où il ne peut réussir par la captation et la ruse.

J’ai fini par me rendre compte de ce phénomène. Ce ne sont pas les individus qu’il faut accuser : c’est l’Église.

Dans l’individu, prêtre ou laïc, la conscience naturelle vient sans cesse redresser les aberrations de la conscience transcendantale ; et, hors les cas rares d’une perversion absolue, on peut dire que l’homme est toujours meilleur que le croyant.

Mais les collectivités ne se comportent pas comme les individus. Elles n’obéissent qu’à leur idée, à leur raison sociale, si je puis ainsi dire, sans se laisser distraire par aucun autre sentiment.

L’Église est une collectivité formée seulement par et pour la foi, en qui disparaissent les affections humaines, et où la conscience religieuse reste seule, parlant et ordonnant au nom de Dieu.

Or, qu’est-ce que Dieu, dans l’ordre de la conscience, suivant l’Église ?

Dieu est le maître absolu de l’univers, qu’il gouverne par son bon plaisir, et conduit par des routes connues de lui seul. Dieu, qui, suivant les théologiens, pouvait créer une infinité d’univers différents de celui-ci, serait-il enchaîné par des lois ? Dieu fera-t-il avec l’homme un pacte irrévocable ? Insensé qui le pense ! Dieu fait ce qu’il veut, et nul n’a le droit de lui demander des comptes.

Du tombeau, quand tu veux, tu sais nous rappeler.
Tu frappes et guéris ; tu perds et ressuscites !
Ils ne s’assurent point en leurs propres mérites,
Mais en ton nom sur eux invoqué tant de fois,
En tes serments, jurés au plus saint de leurs rois ;
En ce temple, où tu fais ta demeure sacrée,
Et qui doit du soleil égaler la durée.

Or, gouvernement de Dieu et gouvernement de l’Église, c’est même chose.

C’est à la prière de l’Église que Dieu tue les Sennachérib, les Balthazar, les Antiochus, les Dèce, les Galère, les Julien : pourquoi l’Église qui maudit, dont la prière donne la mort, ne mettrait-elle pas la main à l’exécution ?

Est-ce que la conscience de l’Église, qui est la conscience même de Dieu, se gouverne par la Justice des hommes ?…

L’Église a la main sur toute âme qui manque à la foi, Arius ou Jean Hus, Savonarola ou Henri IV. Qui donc, s’il n’est athée, pourrait lui demander compte de la manière dont elle exécute ses sentences ?

Depuis près de soixante-dix ans l’Église ne cesse d’élever à Dieu ses prières contre la Révolution, comme les Juifs pendant la captivité de Babylone. Que parlons-nous de concordat ? Une feuille de papier, dont il a plu à Dieu de se servir, comme de l’édit de Cyrus, pour affranchir son peuple, mais qui ne saurait servir de titre à une nouvelle captivité. Un pape, un homme, par prudence, par nécessité, a pu donner les mains à cette transaction ; l’Église, dont la collectivité représente Dieu même, n’est pas liée par cette signature ?

Ainsi l’Église, dans tout ce qu’elle fait, agit consciencieusement. Ce qui nous paraît crime en elle, est devoir. C’est par devoir qu’elle dépouille et proscrit le paganisme, après que ses apologistes ont tant de fois réclamé la tolérance païenne ; par devoir qu’elle brûle les philosophes, après que l’Apôtre a déclaré que la foi doit être rationnelle et libre ; par devoir qu’elle égorge la Révolution, après que Pie VII a pactisé avec la Révolution.

L’Église est la double conscience de l’humanité.

De même que la société civile a droit de Justice sur tous ceux qui violent les lois de la conscience naturelle, qui est elle-même ; de même l’Église s’attribue droit de Justice sur tous ceux qui, même innocents au point de vue de la conscience naturelle, pèchent contre la conscience religieuse, qui est aussi elle.

Et c’est ce qui nous explique, enfin, comment dans l’âme humaine la plus grande scélératesse peut s’unir à une profonde religion : ce phénomène n’a pas d’autre cause que l’étouffement de la conscience naturelle par la conscience transcendantale.

Caligula, Néron, Héliogabale, les plus lâches, les plus infâmes de tous les tyrans, furent des modèles de piété. Tibère, sans respect pour les dieux, est fataliste : une superstition en vaut une autre ; c’est le monstre des monstres. Balthazar Gérard, Jacques Clément, Ravaillac, furent des saints. C’est cette alliance de la religion avec le crime qui constitue l’hypocrisie, du grec ὑποκριτὴς, comédien, comme qui dirait conscience de théâtre, le vice par excellence des âmes chrétiennes. Tartuffe est un vrai dévot, n’en doutez pas : ce monstre croit si bien en Dieu et à l’enfer qu’il en a perdu le sens moral. Molière, disciple de Gassendi, le savait, bien qu’il eût donné pour sous-titre à la pièce, l’Imposteur ; mais ses successeurs ne l’ont pas compris, et c’est pour cela qu’ils ne savent plus jouer Tartuffe. Napoléon ne s’y trompait pas non plus, lorsque, plein de ses idées de restauration religieuse, il disait : Si Tartuffe avait été composé sous mon règne, je n’en aurais pas permis la représentation. Que Dieu pardonne au grand Napoléon, puisqu’il s’est fié à lui ! Mais le chef d’État qui, pouvant élever haut la conscience du peuple, la replaça sous le joug de l’Église, comptera avec la postérité.

 

XXV. — Comme tant d’autres je me suis maintes fois étonné de cette duplicité ecclésiastique, dont on a voulu, mais à tort, faire l’apanage de la Compagnie de Loyola. Il me répugnait de penser qu’un corps aussi considérable que le clergé catholique, dans ses relations avec les puissances de la société, qui sont la Philosophie, la Science, le Travail, aussi bien que l’État, ne reculât pas devant la trahison et l’égorgement, là où il ne peut réussir par la captation et la ruse. J’ai fini par me rendre compte du phénomène. Ce ne sont pas les individus qu’il faut accuser, c’est l’Église.

Dans l’individu, prêtre ou laïque, la conscience naturelle vient sans cesse redresser les aberrations de la conscience transcendantale; et, hors les cas rares d’une perversion totale, on peut dire que l’homme est toujours meilleur que le croyant.

Mais les collectivités ne se comportent pas comme les individus. Elles n’obéissent qu’à leur idée, à leur raison sociale, si je puis ainsi dire, sans se laisser distraire par aucun autre sentiment.

L’Église est une collectivité formée seulement par et pour la foi, en qui disparaissent les affections humaines, et où la conscience religieuse reste seule, parlant et ordonnant au nom de Dieu.

Or, qu’est-ce que Dieu, dans l’ordre de la conscience, suivant l’Église ?

Dieu est le maître absolu de l’univers, qu’il gouverne par son bon plaisir et conduit par des routes connues de lui seul. Dieu qui, suivant les théologiens, pouvait créer une infinité d’univers différents de celui-ci, serait-il enchaîné par des lois? Dieu fera-t-il avec l’homme un pacte irrévocable? Insensé qui le pense! Dieu fait ce qu’il veut, et nul n’a le droit de lui demander des comptes.

Du tombeau, quand tu veux, tu sais nous rappeler.
Tu frappes et guéris ; tu perds et ressuscites !
Ils ne s’essurent point en leurs propres mérites,
Mais en ton nom sur eux invoqué tant de fois,
En tes serments, jurés au plus saint de leurs rois;
En ce temple, où tu fais ta demeure sacrée,
Et qui doit du soleil égaler la durée.

Or, gouvernement de Dieu et gouvernement de l’Église, c’est même chose.

C’est à la prière de l’Eglise que Dieu tue les Sennachérib, les Balthazar, les Antiochus, les Dèce, les Galère, les Julien : pourquoi l’Eglise, qui maudit, dont la prière donne la mort, ne mettrait-elle pas la main à l’exécution?

Est-ce que la conscience de l’Église, qui est la conscience même de Dieu, se gouverne par la Justice des hommes?

L’Église a la main sur toute âme qui manque à la foi, Arius ou Jean Huss, Savonarole ou Henri IV. Qui donc, s’il n’est athée, pourrait lui demander compte de la manière dont elle exécute ses sentences?

Depuis plus de soixante-dix ans, l’Église ne cesse d’élever à Dieu ses prières contre la Révolution, comme les Juifs pendant la captivité de Babylone. Que parlons-nous de concordat? Une feuille de papier, dont il a plu à Dieu de se servir, comme de l’édit de Cyrus, pour affranchir son peuple, mais qui ne saurait servir de titre à une nouvelle captivité. Un pape, un homme, par prudence, par nécessité, a pu donner les mains à cette transaction; l’Église, dont la collectivité représente Dieu même, n’est pas liée par cette signature?

Ainsi l’Église, dans tout ce qu’elle fait, agit consciencieusement. Ce qui nous paraît crime en elle, est devoir. C’est par devoir qu’elle dépouille et proscrit le paganisme, après que ses apologistes ont tant de fois réclamé la tolérance païennne; par devoir qu’elle brûle les philosophes, après que l’Apôtre a déclaré que la foi doit être rationnelle et libre; par devoir qu’elle égorge la Révolution, après que Pie VII a pactisé avec la Révolution.

L’Église est la double conscience de l’humanité.

De même que la société civile a droit de Justice sur tous ceux qui violent les lois de la conscience naturelle, qui est elle-même; de même l’Église s’attribue le droit de Justice sur tous ceux qui, même innocents au point de vue de la conscience naturelle, pèchent contre la conscience religieuse, qui est aussi elle (H).

Et c’est ce qui nous explique, enfin, comment dans l’âme humaine la plus grande scélératesse peut s’unir à une profonde religion : ce phénomène n’a pas d’autre cause que l’étouffement de la conscience naturelle par la conscience transcendantale.

Caligula, Néron, Héliogabale, les plus lâches, les plus infâmes de tous les tyrans, furent modèles de piété. Tibère, sans respect pour les dieux, est fataliste : une superstition en vaut une autre; c’est le monstre des monstres. Balthazar Gérard, Jacques Clément, Ravaillac, furent des saints. C’est cette alliance de la religion avec le crime qui constitue l’hypocrisie, du grec ὑποκριτὴς, comédien, comme qui dirait conscience de théätre, le vice par excellence des âmes chrétiennes. Tartufe est un vrai dévot, n’en doutez pas : ce monstre croit si bien en Dieu et à l’enfer qu’il en a perdu le sens-moral. Molière, disciple de Gassendi, le savait, bien qu’il eût donné pour sous-titre à sa pièce, l’Imposteur ; mais ses successeurs ne l’ont pas compris, et c’est pour cela qu’ils ne savent plus jouer Tartufe. Napoléon ne s’y trompait pas non plus, lorsque, plein de ses idées de restauration religieuse, il disait : Si Tartufe avait été composé sous mon règne, je n’en aurais pas permis la représentation. Que Dieu pardonne à Napoléon, puisque le grand homme s’est fié à Dieu! Mais le chef d’État qui, pouvant élever haut la conscience du peuple, la replaça sous le joug de l’Église, comptera avec la postérité (I).

XXVIII

 

Concluons sur ce chapitre.

Le catholicisme, qui se vante de moraliser l’homme, n’aboutit, par la double conscience qu’il crée en son âme, et par l’éducation factice qui en est la conséquence, qu’à faire de lui un caractère sournois, hypocrite, plein de fiel, un ennemi de la société et du genre humain.

Or, ce qui est vrai du catholicisme le sera de toute autre église, puisque la loi de toute église est de s’organiser en vertu d’un dogme, pris pour règle et sanction du droit, conséquemment de scinder la conscience et de fausser l’éducation.

Donnez l’éducation de la jeunesse à Saint-Simon, à Fourier, à Cabet, à Robespierre : chacun d’eux l’accommodera à son système ; donnez-la à M. Cousin, il vous fera des éclectiques ; donnez-la à un maréchal de France, il vous fera des enfants de troupe.

C’est cette pensée, commune à toutes les sectes, qui depuis soixante ans a fait proscrire en France la liberté de l’enseignement. Comme en politique on est partisan de la centralisation, en matière d’enseignement on l’est de l’Université. L’Église, pensent les universitaires, ne durera pas toujours, et nous hériterons de sa position. Mieux vaut attendre que risquer de tout perdre. — Aussi, comme, en attaquant l’Église, on a soin de ménager le monopole ! On ne veut pas d’une pédagogie qui formerait l’homme pour lui-même, en l’affranchissant de tout préjugé, de tout dogmatisme, de toute hallucination transcendantale. On craindrait, si l’esprit de la jeunesse devenait libre, qu’il n’y eût plus d’emploi pour les génies qui s’arrogent le gouvernement de l’âge viril. La dépravation de l’enfant est le gage de la servilité de l’adulte.

Je traiterai de l’enseignement industriel dans la VIe Étude.

XXVI. — Concluons sur ce chapitre.

Le catholicisme, qui se vante de moraliser l’homme, n’aboutit, par la double conscience qu’il crée en son âme, et par l’éducation factice qui en est la conséquence, qu’à faire de lui un caractère sournois, hypocrite, plein de fiel, un ennemi de la société et du genre humain.

Or, ce qui est vrai du catholicisme le sera de toute autre église, puisque la loi de toute église est de s’organiser en vertu d’un dogme, pris pour règle et sanction du droit, conséquemment de scinder la conscience et de fausser l’éducation.

Donnez l’éducation de la jeunesse à Saint-Simon, à Fourier, à Cabet, à pierre : chacun d’eux l’accommodera à son système, donnez-la à M. Cousin, il vous fera des éclectiques; donnez-la à un maréchal de France, il vous fera des enfants de troupe.

C’est cette pensée, commune à toutes les sectes, qui depuis soixante ans a fait proscrire en France la liberté de l’enseignement. Comme en politique on est partisan de la centralisation, en matière d’enseignement on l’est de l’Université. L’Église, pensent les universitaires, ne durera pas toujours, et nous hériterons de sa position. Mieux vaut attendre que risquer de tout perdre. — Aussi, comme, en attaquant l’Église, on a soin de ménager le monopole! On ne veut pas d’une pédagogie qui formerait l’homme pour lui-même, en l’affranchissant de tout préjugé, de tout dogmatisme, de toute hallucination transcendantale. On craindrait, si l’esprit de la jeunesse devenait libre, qu’il n’y eût plus d’emploi pour les génies qui s’arrogent le gouvernement de l’âge viril. La dépravation de l’enfant est le gage de la servilité de l’adulte.

Nous traiterons de l’enseignement industriel dans la VIe Étude.

CHAPITRE IV.

L’homme au sein de la nature.
 

XXIX

 

Jusqu’ici nous avons considéré les mœurs de l’humanité comme formant une section à part dans la constitution de l’univers.

Mais la raison dit, et c’est une des plus belles intuitions de la philosophie moderne, que la morale humaine est partie intégrante de l’ordre universel ; de sorte que, malgré des discordances, plus apparentes que réelles, que la science doit apprendre à concilier, les lois de l’une sont aussi celles de l’autre.

De ce point de vue supérieur, l’homme et la nature, le monde de la liberté et le monde de la fatalité, forment un tout harmonique : la matière et l’esprit sont d’accord pour constituer l’humanité et tout ce qui l’environne des mêmes éléments, soumis aux mêmes lois.

Monument indissoluble, dont l’univers fournit les fondements, dont la Terre est le piédestal, et l’Homme la statue.

 

CHAPITRE IV.

L’homme au sein de la nature.

XXVII. — Jusqu’ici nous avons considéré les mœurs de l’humanité comme formant une section à part dans la constitution de l’univers.

Mais la raison dit, et c’est une des plus belles intuitions de la philosophie moderne, que la morale humaine est partie intégrante de l’ordre universel ; de sorte que, malgré quelques dissonances, plus apparentes que réelles, que la science doit apprendre à concilier, les lois de l’une sont aussi celles de l’autre.

De ce point de vue supérieur, l’homme et la nature, le monde de la liberté et le monde de la fatalité, forment un tout harmonique : la matière et l’esprit sont d’accord pour constituer l’humanité et tout ce qui l’environne des mêmes éléments soumis aux mêmes lois. Monument indissoluble, dont l’univers fournit les fondements, dont la Terre est le piédestal, et l’Homme la statue.

XXX

 

Appliquée à l’économie et à la Justice, cette manière d’envisager les choses conduit à des solutions aussi importantes qu’inattendues.

Sans examiner si les différentes races sont originairement sorties de la même souche, comment ensuite, sous l’influence du climat, elles ont reçu leurs physionomies respectives : il est certain au moins que chacune d’elles peut et doit être regardée comme indigène au sol où elle a été trouvée, ni plus ni moins que les plantes qui y croissent et les animaux qui y vivent.

Par cet indigénat, l’homme et la terre deviennent immanents l’un à l’autre, je veux dire, non pas enchaînés comme le serf et la glèbe, mais doués des mêmes qualités, des mêmes énergies, et si j’ose le dire, de la même conscience.

C’est ce qu’exprime ce principe d’économie et de droit, pour lequel il n’est plus besoin désormais d’épuiser les ressources de la controverse : La terre appartient à la race qui y est née, aucune autre ne pouvant lui donner mieux la façon qu’elle réclame. Jamais le Caucasien n’a pu se perpétuer en Égypte ; nos races du Nord ne réussissent pas mieux en Algérie ; l’Anglo-Saxon s’étiole en Amérique ou devient Peau-Rouge. Quant aux croisements, là où ils peuvent s’opérer, loin de détruire l’indigénat, ils ne font que le rafraîchir, lui donner plus de ton et de vigueur : on sait aujourd’hui que les sangs se mêlent, mais ne se fusionnent pas, et toujours une des deux races finit par revenir à son type et absorber l’autre.

De cette parenté de la race et du sol, fondement de toute possession territoriale collective, il est aisé de déduire la possession individuelle, soumise d’ailleurs à des conditions beaucoup plus compliquées que la possession nationale.

Enfin la possession collective et individuelle conduit à un troisième principe, aperçu plutôt que défini par les anciens législateurs, sacrifié par tous les utopistes, et que la société moderne est en train de perdre, tout en faisant des efforts désespérés pour le retenir, la transmission héréditaire.

Ainsi l’homme et la terre, comme l’Adam et l’Ève de la Genèse, peuvent se dire l’un à l’autre : Os de mes os, et chair de ma chair ! Unis par mariage, solidaires dans leur destinée et dans leurs mœurs, ils produisent en commun leurs générations ; et l’on ne sait lesquels, des fils de la femme ou des produits du sol, peuvent être réputés davantage enfants de la terre ou enfants de l’humanité.

La Révolution devait donner à cet antique contrat la forme solennelle ; mais ici, comme partout, la foi commence par mettre l’homme en contradiction avec la morale.

Sans doute vous ne pensez pas, Monseigneur, que ce soit par hasard que l’Église rencontre sans cesse sur son chemin la Révolution, et moi je ne le crois pas non plus. Et lux in tenebris lucet, dit Jean. Si la lumière rayonnait également de partout, ou que les corps ne donnassent pas d’ombre et fussent translucides, comment aurions-nous la sensation de lumière ? De même, sans le divorce de la conscience, comment aurions-nous compris la liberté ? Sans les fictions de la théologie et les exhibitions du culte, comment aurions-nous découvert la morale ? Sans l’Église, comment se serait produite la Révolution ?

Nous allons voir que sans le christianisme nous n’eussions jamais su ce que c’est que la possession de la terre, à la place de laquelle nous avons mis le divorce de propriété.

XXVIIL. — Appliquée à l’économie et à la Justice, cette manière d’envisager les choses conduit à des solutions aussi importantes qu’inattendues.

Sans examiner si les différentes races sont originairement sorties de la même souche; comment ensuite, sous l’influence du climat, elles ont reçu leurs physionomies respectives : il est certain au moins que chacune d’elles peut et doit étre regardée comme indigène au sol où elle a été trouvée, ni plus ni moins que les plantes qui y croissent et les animaux qui y vivent.

Par cet indigénat, l’homme et la terre deviennent immanents l’un à l’autre, je veux dire, non pas enchaînés comme le serf et la glèbe, mais doués des mêmes qualités, des mêmes énergies, et si j’ose le dire, de la même conscience.

C’est ce qu’exprime ce principe d’économie et de droit, pour lequel il n’est plus besoin désormais d’épuiser les ressources de La controverse : La terre appartient à la race qui y est née, aucune autre ne pouvant lui donner mieux la façon qu’elle réclame. Jamais le Caucasien n’a pu se perpétuer en Égypte; nos races du Nord ne réussissent pas mieux en Algérie; l’Anglo-Saxon prend une autre physionomie en Amérique et devient Peau-Rouge. Quant aux croisements, là où ils peuvent s’opérer, loin de détruire l’indigénat, ils ne font que le rafraîchir, lui donner plus de ton et de. vigueur : on sait aujourd’hui que les sangs se mélent, mais ne se fusionnent pas, et toujours une des deux races finit par revenir à son type, et absorber l’autre.

De cette parenté de la race et du sol, fondement de toute possession territoriale collective, il est aisé de déduire la possession individuelle, soumise d’ailleurs à des conditions beaucoup plus compliquées que la possession nationale.

Enfin la possession collective et individuelle conduit à un troisième principe, aperçu plutôt que défini par les anciens législateurs, sacrifié par tous les utopistes, et que la société moderne est en train de perdre, tout en faisant des efforts désespérés pour le retenir, la transmission héréditaire.

Ainsi l’homme et la terre, comme l’Adam et l’Éve de la Genèse, peuvent se dire l’un à l’autre : Os de mes os, et chair de ma chair ! Unis par mariage, solidaires dans leur destinée et dans leurs mœurs, ils produisent en commun leurs générations ; et l’on ne sait lesquels, des fils de la femme ou des produits du sol, peuvent être réputés davantage enfants de la terre ou enfants de l’humanité.

La Révolution devait donner à cet antique contrat la forme solennelle; mais ici, comme partout, la foi intervient pour mettre l’homme en contradiction avec la morale.

Sans doute vous ne pensez pas, Monseigneur, que ce soit par hasard que l’Église rencontre sans cesse sur son chemin la Révolution, et moi je ne le crois pas non plus. Et lux in tenebris lucet, dit Jean. Si la lumière rayonnait également de partout, ou que les corps ne donnassent pas d’ombre et fussent translucides, comment aurions-nous la sensation de lumière? De même, sans le divorce de la conscience, comment aurions-nous compris laliberté? Sans les fictions de la théologie et les exhibitions du culte, comment aurions-nous découvert la morale? Sans l’Eglise, comment se serait produite la Révolution? Nous allons voir que sans le christianisme nous n’eussions jamais su ce que c’est que la possession de la terre, à la place de laquelle nous avons mis le divorce de propriété.

XXXI

 

Le christianisme est la religion de la séparation universelle, de la scission sans fin, de l’antagonisme irréconciliable, de l’isolement absolu, des abstractions impossibles.

Après avoir séparé l’esprit de la matière, comme le Dieu de la Genèse sépare le sec de l’humide, la lumière d’avec l’ombre ; après avoir distingué les âmes d’avec les corps, posé le bon principe en face du mauvais, élevé le ciel au dessus de la terre, créé dans l’homme une double conscience, et institué ce système d’hypocrisie qui fait de Tartuffe un bienheureux et de Socrate un réprouvé, le voici qui scinde l’homme d’avec la nature, afin que, comme il l’a rendu malheureux dans sa conscience, il le rende fugitif et déshérité sur la terre.

La terre ! comment le chrétien l’aimerait-il, cette terre sacrée, que les anciens entourèrent d’un culte plein de tendresse, et qui est pour nous, à elle seule, presque toute la nature ? Aimer la terre, la posséder, en jouir dans une légitime union, avec cette vigueur d’amour qui appartient à l’âme humaine, le chrétien en est incapable : ce serait de l’impiété, du panthéisme, un retour à d’idolâtrie primitive, pis que cela, une rechute dans le chaos, en horreur au polythéisme même.

La haine du monde extérieur est essentielle au christianisme ; elle découle du dogme même de la création, et des antinomies qu’il traîne à sa suite.

Pour le chrétien instruit par la Bible, la terre, comme le soleil, la lune et toutes les sphères, est chose morte, vile matière, instrument des manifestations divines, mais qui n’a rien de commun avec l’Être divin, ni par conséquent avec l’âme de l’homme, sa fille immortelle.

Car tel est le rapport que la religion établit entre Dieu et l’univers ; tel il sera, par la marche nécessaire de l’idée, entre l’homme et la terre. La révélation elle-même a pris soin de nous le dire. Pourquoi le Décalogue défend-il d’adorer rien de ce qui est en haut au ciel, ou en bas sur la terre, si ce n’est parce que le ciel et la terre, et tout ce qu’ils contiennent, sont réputés créatures, œuvres de fabrique, dépouillées par conséquent de toute vie propre, de volonté, d’intelligence, de substance même ? Au fond, ce sont des néants.

Quel cas pourrions-nous donc faire d’une nature que Dieu définit, non point comme partie de lui-même, mais œuvre de ses doigts ?

Comment y verrions-nous une mère, une nourrice, une sœur, une épouse, alors que lui daigne à peine la toucher du bout du pied ?

La terre est à Jéhovah, dit le psalmiste, et tout son mobilier : Domini est terra et plenitudo ejus. — Et qu’en fait-il de cette terre, ô sublime chantre des grandeurs de Dieu ? Admirez la réponse du Juif : Jéhovah, maître de toute la terre, y a choisi un petit coin, le mont Moriah, pour s’y faire bâtir un temple et y rendre ses oracles !… Quis ascendet in montem Domini ?

Ainsi, de Dieu à l’univers visible le rapport, selon le chrétien, est celui d’un maître absolu sur sa chose : c’est le contraire de ce qu’affirment le fétichisme, le panthéisme, l’animisme, toutes les opinions qui, sans nier absolument la Divinité, tendent à la faire rentrer dans le système général des existences. Il ne peut pas être question aujourd’hui de ressusciter ces vieilles théories, en face desquelles le christianisme devait se produire comme antithèse ; mais toute antithèse, n’étant par elle-même qu’une face de l’idée, doit suivre le sort de la thèse, se sauver avec elle ou périr : ce qui implique également que le dogme chrétien est insuffisant, et la morale qui s’en déduit fausse.

Pourquoi l’homme est-il sujet à la mort ? C’est, dit le spiritualiste, qu’il est composé d’esprit et de terre, le premier destiné au ciel, d’où il est tiré ; la seconde, à la masse inerte d’où elle est sortie : Revertatur pulvis ad terram suam unde erat, et spiritus redeat ad Deum qui dedit illum. La terre cause première de notre mortalité ! quelle métaphysique !

Aussi le sacerdoce n’a-t-il rien négligé pour exalter le mépris du croyant envers cette vieille mère : il sentait qu’il y avait là, pour son fantôme, une rivale à craindre.

Que la terre te soit maudite, dit la Genèse ; qu’elle te pousse des ronces et des épines. Ceux qui ont visité les lieux où jadis régna le dogme biblique peuvent dire s’il ne semble pas que la malédiction ait passé par là.

La terre est une vallée de larmes, que notre plus ardent désir doit être de quitter.

L’Ecclésiaste compte les joies dont la nature comble l’homme ; il passe en revue les merveilles de la création, et à chacune il répète ce cri lamentable : Vanité ! Et de vanité en vanité il conclut par ce mot, qui donne le secret de sa tristesse : Souviens-toi de ton Créateur, Memento Creatoris tui ! Il n’est pas gai, le Dieu de la Bible !

Le christianisme enchérit sur cette désolation :

« Veux-tu être parfait, dit Jésus, d’après le premier Évangile, au jeune homme riche ? Va, vends tout ce que tu as, donne-le aux pauvres, prends ta croix, et suis-moi. »

Les mots Prends ta croix, mis dans la bouche de Jésus avant que la croix fût devenue le symbole de la secte, indiquent assez que ce n’est pas le Galiléen qui parle, mais l’Église, la fille de la Synagogue, race pure d’Aaron et d’Esdras.

« Amassez-vous, dit-il ailleurs, des trésors dans le ciel, et non pas sur la terre ; ceux-là ne craignent ni la rouille ni les voleurs. »

Cette théorie du détachement revient sans cesse. La haine des riches, qui attirait à la secte tant de misérables, y est bien pour quelque chose, ainsi que le témoigne Jacques, en son épître catholique, chap. v. Mais le fonds de la doctrine est la haine même de la richesse, la haine du bien-être, la haine de la possession territoriale, haine basée sur la séparation théologique de Dieu et de la nature, de l’âme et du corps.

« Ce que c’est que la mort ! s’écrie le Pensez-y bien. C’est une séparation générale de toutes les choses de ce monde. Quand vous serez venu à ce moment fatal, il n’y aura plus pour vous ni plaisirs, ni charges, ni parents, ni richesses, ni grandeurs, ni amis. (Il n’y aura plus que le prêtre !) Eussiez-vous à votre disposition tous les biens du monde, tout cela ne vous accompagnera que jusqu’au tombeau. Un suaire et un cercueil est tout ce que vous emporterez de cette vie. Pensez-y bien ! »

Les missionnaires ne cessent de retourner ce tableau funèbre, dont la conclusion est prévue :

« Si la mort doit nous priver pour toujours des biens passagers de ce monde, dont nous ne saurions jouir que quelques années, pourquoi donc les rechercher avec tant d’empressement ? Pourquoi les posséder avec tant d’attache ? Ne vaudrait-il pas mieux en faire dès à présent ton sacrifice à Dieu ? »

C’est-à-dire à l’Église, n’est-il pas vrai, Monseigneur ? Car ce qui est mauvais pour l’homme est bon pour l’Église : le premier passe comme l’ombre ; la seconde ne jouit ni ne meurt, c’est pour cela qu’elle a reçu de Dieu la puissance et la propriété sur tout le globe.

Il faut voir de quelles histoires le Pensez-y bien assaisonne sa morale !

« Le grand Saladin, avant de mourir, appela celui qui portait devant lui sa bannière dans les batailles, et lui commanda d’attacher au bout d’une lance le drap dans lequel on devait l’ensevelir, de le lever comme l’étendard de la mort qui triomphe d’un si grand prince, et de crier, en le montrant au peuple : Voilà tout ce que le grand Saladin emporte de ses conquêtes. »

Si le grand Saladin a fait cela, je déclare qu’il n’avait plus sa tête, sans quoi il faudrait avouer qu’il n’avait été pendant toute sa vie qu’un imbécile. Je passe sur les exemples du grand Charles-Quint, du grand saint François de Borgia, du grand Antiochus, du grand Balthazar, du grand prince indien Josaphat, et sur une foule d’autres, tirés du Comte de Valmont et des Pères. Ces pitoyables rapsodies se vendent avec votre approbation, Monseigneur, et avec l’approbation de vos collègues : ce sont les leçons dont vous remplissez l’esprit du peuple, qui du reste en prend à son aise, et vous aurait bientôt et pour jamais abandonnés, si, destitué de capital, de crédit, de propriété, de science, privé de toutes les garanties de la nature et de la société, dans ce système où il est forcé de vivre, le désespoir ne le ramenait sans cesse aux pieds de votre miséricorde.

XXIX. — Le christianisme est la religion de la séparation universelle, de la scission sans fin, de l’antagonisme irréconciliable, de l’isolement absolu, des abstractions impossibles.

Après avoir séparé l’esprit de la matière, comme le Dieu de la Genèse sépare le sec de l’humide, la lumière d’avec l’ombre; après avoir distingué les âmes d’avec les corps, posé le bon principe en face du mauvais, élevé le ciel au-dessus de la terre, créé dans l’homme une double conscience, et institué ce système d’hypocrisie qui fait de Tartufe un bienheureux et de Socrate un réprouvé, le voici qui scinde l’homme d’avec la nature, afin que, comme il l’a rendu malheureux dans sa conscience, il le rende fugitif et déshérité sur la terre.

La terre ! Comment le chrétien l’aimerait-il cette terre sacrée, que les anciens entourèrent d’un culte plein de tendresse, et qui est pour nous, à elle seule, presque toute la nature? Aimer la terre, la posséder, en jouir dans une légitime union, avec cette vigueur d’amour qui appartient à l’âme humaine, le chrétien en est incapable : ce serait de l’impiété, du panthéisme, un retour à l’idolâtrie primitive, pis que cela, une rechute dans le chaos, en horreur au polythéisme même.

La haine du monde extérieur est essentielle au christianisme; elle découle du dogme même de la création, et des antinomies qu’il traîne à sa suite.

Pour le chrétien instruit par la Bible, la terre, comme le soleil, la lune et toutes les sphères, est chose morte, vile matière, instrument des manifestations divines, mais qui n’a rien de commun avec l’Étre divin, ni par conséquent avec l’âme de l’homme, sa fille immortelle.

Car tel est le rapport que la religion établit entre Dieu et l’univers, tel il sera, par la marche nécessaire de l’idée, entre l’homme et la terre. La révélation elle-même a pris soin de nous le dire. Pourquoi le Décalogue défend-il d’adorer rien de ce qui est en haut au ciel, ou en bas sur la terre, si ce n’est parce que le ciel et la terre, et tout ce qu’ils contiennent, sont réputés créatures, œuvres de fabrique, dépouillées par conséquent de toute vie propre, de volonté, d’intelligence, de substance même? Au fond, ce sont des néants.

Quel cas pourrions-nous donc faire d’une nature que Dieu définit, non point comme partie de lui-même, mais comme œuvre de ses doigts?

Comment y verrions-nous une mère, une nourrice, une sœur, une épouse, alors que lui, qui en est le père, daigne à peine la toucher du bout du pied?

La terre est à Jéhovah, dit le Psalmiste, et tout son mobilier : Domini est terra et plenitudo ejus. — Et qu’en fait-il de cette terre, à sublime chantre des grandeurs de Dieu? Admirez la réponse du Juif : Jéhovah, maître de toute la terre, y a choisi un petit coin, le mont Moriah, pour s’y faire bâtir un temple et y rendre ses oracles? Quis ascendet in montem Domini ?

Ainsi, de Dieu à l’univers visible le rapport, selon le chrétien, est celui d’un maître absolu sur sa chose : c’est le contraire de ce qu’afirment le fétichisme, le panthéisme, l’animisme, toutes les opinions qui, sans nier absolument la Divinité, tendent à la faire rentrer dans le système général des existences. Il ne peut pas être question aujourd’hui de ressusciter ces vieilles théories, en face desquelles le christianisme devait se produire comme antithèse; mais toute antithèse, n’étant par elle-même qu’une face de l’idée, doit suivre le sort de la thèse, se sauver avec elle ou périr : ce qui implique également que le dogme chrétien est insuffisant, et la morale qui s’en déduit fausse.

Pourquoi l’homme est-il sujet à la mort? C’est, dit le spiritualiste, qu’il est composé d’esprit et de terre, le premier destiné au ciel, d’où il est tiré; la seconde, à la masse inerte d’où elle est sortie : Revertatur pulvis ad terram suam unde erat, et spiritus redeat ad Deum qui dedit illum. La terre cause première de notre: mortalité! quelle métaphysique !

Aussi le sacerdoce n’a-t-il rien négligé pour exalter le mépris du croyant envers cette vieille mère : il sentait qu’il y avait là, pour son fantôme, une rivale à craindre.

Que la terre te soit maudite, dit la Genèse; qu’elle te pousse des ronces et des épines. Ceux qui ont visité les lieux où jadis régna le dogme biblique peuvent dire s’il ne semble pas que la malédiction ait passé par là.

La terre est une vallée de larmes, que notre plus ardent désir doit être de quitter.

L’Ecclésiaste compte les joies dont la nature comble l’homme; il passe en revue les merveilles de la création, et à chacune il répète son cri lamentable : Vanité ! Et de vanité en vanité il conelut par ce mot, qui donne le secret de sa tristesse : Souviens-toi de ton Créateur, Memento Creatoris tui ! Il n’est pas gai le Dieu de la Bible.

Le christianisme enchérit sur cette désolation :

« Veux-tu être parfait, dit Jésus, d’après le premier Évangile, au jeune homme riche? Va, vends tout ce que tu as, donne-le aux pauvres, prends ta croix, et suis-moi. »

Les mots Prends ta croix, mis dans la bouche de Jésus avant que la croix fût devenue le symbole de la secte, indiquent assez que ce n’est pas le Galiléen qui parle, mais l’Église, la fille de la Synagogue, race pure d’Aaron et d’Esdras.

« Amassez-vous, dit-il ailleurs, des trésors daus le ciel, et non pas sur la terre; ceux-là ne craignent ni la rouille ni les voleurs. »

Cette théorie du détachement revient sans cesse. La haine des riches, qui attirait à la secte tant de misérables, y est bien pour quelque chose, ainsi que le témoigne Jacques, en son Épitre catholique, chap. v. Mais le fond de la doctrine est la haine même de la richesse, la haine du bien-être, la haine de la possession territoriale, haine basée sur la séparation théologique de Dieu et de la nature, de l’âme et du corps.

« Ce que c’est que la mort! s’écriele Pensez-y bien. C’estune séparation générale de toutes les choses de ce monde. Quand vous serez venu à ce moment fatal, il n’y aura plus pour vous ni plaisirs, ni charges, ni parents, ni richesses, ni grandeurs, ni amis. (Il n’y aura plus que le prêtre!) Eussiez-vous à votre disposition tous les biens du monde, tout cela ne vous accompagnera que jusqu’au tombeau. Un suaire et un cercueil est tout ce que vous emporterez de cette vie. Pensez-y bien!

Les missionnaires ne cessent de retourner ce tableau funèbre, dont la conclusion est prévue :

« Si la mort doit nous priver pour toujours des biens passagers de ce monde, dont nous ne saurions jouir que quelques années, pourquoi donc les rechercher avec tant d’empressement? Pourquoi les posséder avec tant d’attache? Ne vaudrait-il pas mieux en faire dès à présent un sacrifice à Dieu? »

C’est-à-dire à l’Église, n’est-il pas vrai, Monseigneur? Car ce qui est mauvais pour l’homme est bon pour l’Eglise : le premier passe comme l’ombre; la seconde ne jouit ni ne meurt, c’est pour cela qu’elle a reçu de Dieu la puissance et la propriété sur tout le globe.

Il faut voir de quelles histoires le Pensez-y bien assaisonne sa morale!

« Le grand Saladin, avant de mourir, appela celui qui portait devant lui sa bannière dans les batailles, et lui commanda d’attacher au bout d’une lance le drap dans lequel on devait l’ensevelir, de le lever comme l’étendard de la mort qui triomphe d’un si grand prince, et de crier, en le montrant au peuple : Voilà tout ce que le grand Saladin emporte de ses conquêtes. »

Si le grand Saladin a fait cela, je déclare qu’il n’avait plus sa tête, sans quoi il faudrait avouer qu’il n’avait été pendant toute sa vie qu’un imbécile. Je passe sur les exemples du grand Charles-Quint, du grand saint François de Borgia, du grand Antiochus, du grand Balthazar, du grand prince indien Josaphat, et sur une foule d’autres, tirés du Comte de Valmont et des Pères. Ces pitoyables rapsodies se vendent avec votre approbation, Monseigneur, et avec l’approbation de vos collègues : ce sont les leçons dont vous remplissez l’esprit du peuple, qui du reste en prend à son aise, et vous aurait bientôt et pour jamais abandonnés, si, destitué de capital, de crédit, de propriété, de science, privé de toutes les garanties de la nature et de la société, dans ce système où il est forcé de vivre, le désespoir ne le ramenait sans cesse aux pieds de votre miséricorde.

XXXII

 

La terre, dit l’Église à ses enfants, vaut-elle la peine que vous vous querelliez pour sa possession ? mérite-t-elle votre amour ? Hommes d’un jour ! que vous importe que pendant votre courte vie ce lambeau soit inscrit sous votre nom ou sous le nom d’autrui ? Qu’y a-t-il dans cette boue, dans cette roche, dans ces buissons, dans ces ajoncs, qui vous charme ? La mangerez-vous, cette vile matière ? En ferez-vous votre maîtresse, votre reine ? Quoi de commun enfin entre l’homme, être spirituel, fait pour aimer et servir Dieu, et cette terre, propre tout au plus à produire de l’herbe pour votre bétail, du pain dur pour votre estomac, et qui un jour couvrira votre cadavre ?

Et, avec ce raisonnement à la Sénèque, l’homme a perdu le sentiment de la nature ; il s’est éloigné d’elle comme d’un impur limon. À la place de cet amour inné que tout être vivant a pour les choses placées dans son usage et son accoutumance, se sont développés des sentiments factices, des mœurs étranges ; et pour avoir insulté la nature, nous avons vu défaillir de plus en plus en nous-mêmes l’intelligence et la Justice.

L’intelligence d’abord.

Le philosophe chrétien est incapable, tant qu’il reste dans la foi, de s’élever à une notion exacte de l’ordre dans l’univers, et conséquemment de la science.

Du principe, en effet, que le monde a été créé, il suit qu’il est créé pour une fin surnaturelle, la fin de l’être devant être en rapport avec le principe de l’être et son expression complémentaire. Conséquemment, toute philosophie qui chercherait la fin de l’univers en lui-même serait en contradiction avec le principe spiritualiste, si hardiment formulé par Descartes, et dont la foi orthodoxe n’est que le développement.

Pour le théologien, le monde n’est et ne peut être autre chose qu’un monument élevé par l’Être suprême à sa propre gloire, un témoignage incessant de son existence ; c’est un livre à chaque page duquel il lit le nom de Dieu. Telle est la conception de Bossuet, de Fénelon, de Bonnet, et de tous ceux qui, partant de l’idée d’un Dêmi-ourgos, et plaçant le principe ou la cause efficiente du monde hors du monde, se mettent dans l’impuissance de trouver au monde ni raison ni fin, et sont obligés, à tous les points de vue, de les rapporter à Dieu. D’où résulte que le monde doit être considéré comme un tout fragile et passager, qui ne subsiste momentanément que parce que le souffle de Dieu l’alimente et que sa main l’empêche de tomber. Supposer, ce qu’a démontré Laplace, que l’univers subsiste par lui-même, et qu’il suffit, pour en produire les merveilles, du jeu d’un petit nombre d’éléments, c’est faire disparaître la Divinité, et avec elle la religion.

De cette idée étrange d’une finalité ultrà-mondaine du monde, ou de la non-existence en soi et pour soi de l’univers, est sortie l’opinion de la fin du monde, qu’Ovide, par une fiction ingénieuse, fait surgir pour la première fois dans le cerveau de Jupiter. Il convenait en effet que le Dêmi-urgos tirât lui-même les conséquences de son principe, et usât des droits que lui assure son titre. Jupiter, dit le poëte, voyant les crimes des hommes, se disposait, de concert avec les dieux, à les foudroyer. Mais il réfléchit qu’il courait le risque d’incendier le ciel ; que d’ailleurs un jour viendrait où, les destins étant accomplis, la machine du monde devait se briser et être livrée aux flammes ; en conséquence, au lieu du feu, il se contenta d’employer l’eau. Ceux que la Providence n’a pas su gouverner, elle les noie : était-ce la peine de changer de religion pour transformer en article de foi cette légende bouffonne ?

Esse quoque in fatis reminiscitur affore tempus
Quo mare, que tellus correptaque regia cœli
Ardeat, et mundi moles operosa laboret.

XXX. — La terre, dit l’Église à ses enfants, vaut-elle la peine que vous vous querelliez pour sa possession? Mérite-t-elle votre amour? Hommes d’un jour! que vous importe que pendant votre courte vie ce lambeau soit inscrit sous votre nom ou sous le nom d’autrui? Qu’y a-t-il dans cette boue, dans cette roche, dans ces buissons, dans ces ajoncs, qui vous charme? La mangerez-vous, cette vile matière? En ferez-vous votre maîtresse, votre reine ? Quoi de commun enfin entre l’homme, être spirituel, fait pour aimer et servir Dieu, et cette terre, propre tout au plus à produire de l’herbe pour votre bétail, du pain dur pour votre estomac, et qui un jour couvrira votre cadavre ?

Et, avec ce raisonnement à la Sénèque, l’homme a perdu le sentiment de la nature; il s’est éloigné d’elle comme d’un impur limon. A la place de cet amour inné que tout être vivant a pour les choses placées dans son usage et son accoutumance, se sont développés des sentiments factices, des mœurs étranges; et pour avoir insulté la nature, nous avons vu défaillir de plus er plus en nous-mêmes l’intelligence et la Justice.

L’intelligence d’abord.

Le philosophe chrétien est incapable, tant qu’il reste dans la foi, de s’élever à une notion exacte de l’ordre dans l’univers, et conséquemment de la science.

Du principe, en effet, que le monde a été cée, il suit qu’il est créé pour une fin surnaturelle, la fin de l’être devant être en rapport avec le principe de l’être et son expression complémentaire. Conséquemment, toute philosophie qui chercherait la fn de l’univers en lui-même serait en contradiction avee le principe spiritualiste, si hardiment formulé par Descartes, et dont la foi orthodoxe n’est que le développement.

Pour le théologien, le monde n’est et ne peut être autre chose qu’un monument élevé par l’Étre suprême à sa propre gloire, un témoignage incessant de son existence; c’est un livre à chaque page duquel il lit le nom de Dieu. Telle est la conception de Bossuet, de Fénelon, de Bonnet, et de tous ceux qui, partant de l’idée d’un Démi-ourgos, et plaçant le principe ou la cause efliciente du monde hors du monde, se mettent dans l’impuissance de trouver au monde ni raison ni â8, et sont obligés, à tous les points de vue, de les rapporter à Dieu. D’où résulte que le monde doit être considéré comme un tout fragile et passager, qui ne subsiste momentanément que parce que le souflle de Dieu l’alimente et que sa main l’empêche de tomber. Supposer, ce qu’a démontré Laplace, que l’univers subsiste par lui-même, et qu’il suffit, pour en produire les merveilles, du jeu d’un petit nombre d’éléments, c’est faire disparaître la Divinité, avec elle la religion.

De cette idée étrange d’une finalité ultra-mondaine du monde, ou de la non-existence en soi et pour soi de l’univers, est sortie l’opinion de la fin du monde, qu’Ovide, par une fiction ingénieuse, fait surgir pour la première. fois dans le cerveau de Jupiter. Il convenait en effet que le Démi-ourgos tirât lui-même les conséquences de son principe, et usât des droits que lui assure son titre. JuPiter, dit le poëte, voyant les crimes des hommes, se disposait, de concert avec les dieux, à les foudroyer. Mais il réfléchit qu’il courait le risque d’incendier le ciel, que d’ailleurs un jour viendrait où, les destins étant accomplis, la machine du monde devait se briser et être livrée aux flammes; en conséquence, au lieu du feu, il se contenta d’employer l’eau. Ceux que la Providence n’a pas su gouverner, elle les noie : était-ce la peine de changer de religion pour transformer en article de foi cette légende bouffonne? Les vers d’Ovide sont trèsbeaux :

Esse quoque in fatis reminiscitur affore tempus
Quo mare, quo tellus eorreptaque regia cœli
Ardeat, et mundi moles operosa laboret.

XXXIII

 

Mais ce qui n’est qu’absurdité en philosophie, transporté dans l’ordre de la Justice, devient dépravation. Tel dogme, telle morale : comme la terre est aux regards de Dieu, elle sera pour le législateur.

De toutes les distinctions qu’a engendrées le principe théologique, la plus funeste peut-être est celle qui, après avoir séparé dans le droit civil la possession de la propriété, a eu la prétention de poursuivre dans la pratique jusqu’à ses dernières conséquences cette distinction.

Le droit quiritaire a fait périr la république romaine : c’est lui qui menace d’engloutir la société moderne.

C’est ce domaine éminent, imité de l’omnipotence divine, qui, fondé uniquement sur la volonté, se conservant par la volonté, se transmettant par la volonté, ne pouvant se perdre que par le défaut de volonté ; c’est ce droit d’user et d’abuser, que le siècle s’efforce de retenir et avec lequel il ne peut plus vivre, qui produit de nos jours la désertion de la terre et la désolation de la société.

La métaphysique de la propriété a dévasté le sol français, découronné les montagnes, tari les sources, changé les rivières en torrents, empierré les vallées : le tout avec autorisation du gouvernement. Elle a rendu l’agriculture odieuse au paysan, plus odieuse encore la patrie.

Non que l’exploitation s’arrête : la nécessité de la subsistance mettra toujours à la merci de l’exploitant moderne plus de travailleurs que l’antique propriété n’eut d’esclaves ; et l’agriculture, s’industrialisant de jour en jour, saura bien faire rendre au sol, cultivé même par des mains serviles, tout ce qu’elle peut donner.

Je veux dire que l’homme, riche comme pauvre, propriétaire aussi bien que colon, se détache cordialement de la terre. Les existences sont, pour ainsi dire, en l’air : on ne tient plus au sol, comme autrefois, parce qu’on l’habite, parce qu’on le cultive, qu’on en respire les émanations, qu’on vit de sa substance, qu’on l’a reçu de ses pères avec le sang, et qu’on le transmettra dans sa race ; parce qu’on y a pris son corps, son tempérament, ses instincts, ses idées, son caractère, et qu’on ne pourrait pas s’en séparer sans mourir. On tient au sol comme à un outil, moins que cela, à une inscription de rentes au moyen de laquelle on perçoit chaque année, sur la masse commune, un certain revenu. Quant à ce sentiment profond de la nature, à cet amour du sol que donne seule la vie rustique, il s’est éteint. Une sensibilité de convention particulière aux sociétés blasées, à qui la nature ne se révèle plus que dans le roman, le salon, le théâtre, a pris sa place. Si quelques cas de nostalgie s’observent encore, c’est chez de bons bourgeois qui, sur la foi de leur feuilleton ou par ordonnance du médecin, étaient allés prendre retraite à la campagne. Après quelques semaines ils se trouvent exilés : les champs leur sont odieux ; la ville et la mort les réclament.

Cette scission entre l’homme et la terre, dont la cause première est dans le dogmatisme théologique et ses interminables antinomies, se manifeste par les pratiques les plus diverses, souvent même les plus opposées : l’agglomération et le morcellement, la mainmorte, le colonat, l’emphytéose, le fermage, le métayage, l’abandon des cultures, la dépopulation spontanée, la vaine pâture, tour à tour autorisée et défendue, la conversion du sol arable en pacage, le déboisement, l’industrialisme, l’hypothèque, la mobilisation, l’exploitation en commandite.

Tous les économistes en ont fait la remarque : le fléau qui perdit autrefois l’Italie, la démoralisation de la possession foncière, sévit sur les nations modernes avec un surcroît de malignité. L’homme n’aime plus la terre : propriétaire, il la vend, il la loue, il la divise par actions, il la prostitue, il en trafique, il en spécule ; — cultivateur, il la tourmente, il la viole, il l’épuise, il la sacrifie à son impatiente cupidité, il ne s’y unit jamais.

C’est que nous avons perdu le goût de la nature : comme la pie aime l’or qu’elle dérobe, ainsi notre génération aime les champs et les bois. On les recherche comme placement d’espèces, fantaisie bucolique et maison de santé ; ou bien pour l’orgueil de la propriété, pour dire : Ceci est à moi ! Mais ces attractions puissantes, cette communauté de vie que la nature a mise entre elle et l’homme, nous ne les sentons plus : le sirocco chrétien, en passant sur nos âmes, les a desséchées.

Antée est mort, le géant, fils de la Terre, qui, chaque fois qu’il touchait sa mère, reprenait une nouvelle force ; il a été étranglé par le Brigand, et ses fils maudissent la glèbe à laquelle ils sont attachés. Qui ressuscitera Antée ? Qui délivrera ses enfants ?

XXXI. — Mais ce qui n’est qu’absurdité en philosophie, transporté dans l’ordre de la Justice, devient dépravation. Tel dogme, telle morale : comme la terre est aux regards de Dieu, elle sera pour le législateur.

De toutes les distinctions qu’a engendrées le principe théologique, la plus funeste peut-être est celle qui a séparé dans le droit civil la possession de la propriété.

Le droit quiritaire de propriété, poursuivi jusqu’aux dernières conséquences, et indépendamment de toute possession effective, à fait périr la république romaise : c’est lui qui menace d’engloutir la société moderne.

C’est ce domaine éminent, imié de l’omnipotence divine, qui, fondé uniquement sur la volonté, se conservant par la volenté, se transmettant par la volonté, ne pouvant se perdre que par le défaut de la volonté; c’est ce droit d’user et d’abuser, que le siècle s’efforce de retenir et avec lequel il ne peut plus vivre, qui produit de nos jours la désertion de la terre et la désolation sociale.

La métaphysique de la propriété a dévasté le sol français, découronné les montagnes, tari les sources, changé les rivières en torrents, empierré les vallées : le tout avec autorisation du gouvernement. Elle a rendu l’agriculture odieuse au paysan, plus odieuse encore la patrie; elle pousse à la dépopulation.

Non que l’exploitation s’arrête tout à fait : le paupérisme croissant mettra toujours à la merci de l’exploitant moderne plus de travailleurs que l’antique propriété n’eut d’esclaves ; et l’agriculture, s’industrialisant de jour en jour, trouve dans la machine de quoi suppléer la servitude.

Je veux dire que l’homme, riche comme pauvre, propriétaire aussi bien que colon, se détache cordialement de la terre. Les existences sont, pour ainsi dire, en l’air : on ne tient plus au sol, comme autrefois, parce qu’on l’habite, parce qu’on le cultive, qu’on en respire les émanations, qu’on vit de sa substance, qu’on l’a reçu de ses pères avec le sang, et qu’on le transmettra dans sa race; parce qu’on ya pris son Corps, son tempérament, ses instincts, ses idées, son caractère, et qu’on ne pourrait pas s’en séparer sans mourir. On tient au sol comme à un outil, moins que cela, à une inscription de rentes au moyen de laquelle on perçoit chaque année, sur la masse commune, un certain revenu. Quant à ce sentiment profond de la nature, à cet amour du sol que donne seule la vie rustique, il s’est éteint. Une sensibilité de convention particulière aux sociétés blasées, à qui la nature ne se révèle plus que dans le roman, le salon, le théâtre, a pris sa place. Si quelques cas de nostalgie s’observent encore, c’est chez de bons bourgeois qui, sur la foi de leur feuilleton ou par ordonnance du médecin, étaient allés prendre retraite à la campagne. Après quelques semaines ils se trouvent exilés : les champs leur sont odieux; la ville et la mort les réclament.

Cette scission entre l’homme et la terre, dont la cause première est dans le dogmatisme théologique et dans ses interminables antinomies, se manifeste par les pratiques les plus diverses, souvent même les plus opposées : l’agglomération et le morcellement, la mainmorte, le colonat, l’emphytéose, le fermage, le métayage, l’abandon des cultures, la dépopulation spontanée, la vaine pâture, tour à tour autorisée et défendue, la conversion du sol arable en pacage, le déhoisement, l’industrialisme, l’hypothèque, la mobilisation, l’exploitation en commandite.

Tous les économistes en ont fait la remarque : le fléau qui perdit autrefois l’Italie, la démoralisation de la possession foncière, sévit sur les nations modernes avec un surcroît de malignité. L’homme n’aime plus la terre : proPriétaire, il la vend, il la loue, il la divise par actions, il la prostitue, il en trafique, il en fait l’objet de spéculations; cultivateur, il la tourmente, il la viole, il l’épuise, il la sacrifie à son impatiente cupidité, il ne s’y unit jamais.

C’est que nous avons perdu le goût de la nature : comme la pie aime l’or qu’elle dérobe, ainsi notre génération aime les champs et les bois. On les recherche comme placement d’espèces, fantaisie bucolique et maison de santé; ou bien pour l’orgueil de la propriété, pour dire : Ceci est à moi! Mais ces attractions puissantes, cette communauté de vie que la nature a mise entre elle et l’homme, nous ne les sentons plus : le sirocco chrétien, en passant sur nos âmes, les a desséchées.

Antée est mort, le géant, fils de la Terre, qui, chaque fois qu’il touchait sa mère, reprenait une nouvelle force. Il a été étranglé par le Brigand, et ses fils maudissent la &lèbe à laquelle ils sont attachés. Qui ressuscitera Antée ? Qui délivrera ses enfants ?

XXXIV

 

Et cependant il y a dans le cœur de l’homme, pour cette nature qui l’enveloppe, un amour intime, le premier de tous ; amour que je ne me charge pas d’expliquer, — qui m’expliquera l’amour ? — mais amour réel, et qui, comme tous les sentiments vrais, eut aussi sa mythologie.

Qu’est-ce, je vous prie, que ce culte adressé au Ciel, aux astres, à la Terre surtout, cette grande mère des choses, magna parens rerum, Cybèle, Tellus, Vesta, Rhée, Ops, si ce n’est un chant d’amour à la Nature ?

Que sont ces nymphes des montagnes, des forêts, des fontaines, ces fées, ces ondines, et tout ce monde fantastique, si ce n’est encore l’amour ?

Personnification des forces naturelles, direz-vous, idolâtrie ! Soit ; mais en personnifiant les forces, ou, ce qui revient au même, en prêtant une âme à chaque puissance de la nature, l’homme ne fait que manifester sa propre âme et exprimer son amour. Idolâtrie, culte des formes, c’est précisément la morale. Pourquoi cette Cybèle est-elle si bonne, si bonne qu’elle se laisse aimer des bergers ? Pourquoi ces nymphes sont-elles si belles, ces génies si charmants. Si ce n’est que l’âme humaine les crée, comme le Dieu de l’Oraison dominicale, du plus pur de ses affections ?

Or, l’amour de la nature ne passe pas, croyez-moi, avec la mythologie, pas plus que le sens moral ne s’éteint avec la prière dans le cœur du philosophe, pas plus que le culte de la beauté ne se flétrit en présence du cadavre dans l’âme de l’anatomiste.

Quand M. de Humboldt mesurait le Chimboraço, croyez-vous que ce chiffre de 6,000 mètres, — une lieue et demie, pas davantage, — détruisit en lui le sentiment de l’infini qu’il éprouvait à la vue des Cordillères ?

Quand Linnée, de Jussieu, par une patiente analyse, inventaient leurs classifications, pensez-vous qu’ils restassent insensibles à cette beauté impérissable qui, à chaque printemps, éclate avec tant de profusion dans les végétaux ?

Tous ces hommes, je vous le dis, Monseigneur, sont amants, ils sont idolâtres ; et c’est parce qu’ils sont idolâtres qu’ils sont moraux ; c’est parce qu’ils ont commencé par l’idolâtrie qu’ils ont porté si haut le culte de la science, et que l’humanité reconnaissante les place à leur tour parmi les génies et les dieux.

Mais vous, iconoclaste par principe, insulteur des formes éternelles, blasphémateur d’idées, brûleur de livres, comment pourriez-vous reconnaître cette consanguinité de l’homme et de la nature, condition nécessaire, premier degré de toute moralité ?

Car si, comme je l’ai dit au commencement de ce chapitre, il n’y a pas communauté d’essence entre l’homme et le monde ; si notre âme, radicalement distincte de la matière, doit être conçue comme chose simple, et par conséquent amorphe, dont le mouvement en tous sens est l’unique attribut, il s’ensuit que l’homme, réduit à la liberté pure, ne doit se laisser conditionner par aucune loi ; que, comme Dieu même, qui, avant de produire par sa toute-puissance la matière de l’univers, en avait produit les lois par son intelligence, il n’a de morale que son bon plaisir ; conséquemment que la condition de l’homme sur la terre, est celle d’un tyran, ou plutôt, puisqu’il ne saurait détruire l’œuvre de Dieu, d’une âme captive et déchue ; qu’ainsi sa personne n’a de dignité que celle qu’elle reçoit de sa religion ; que du reste, comme la domination de l’esprit pur sur la matière inerte et passive est absolue, il n’existe pas de formes authentiques et obligatoires ni pour l’ordre économique ni pour l’ordre politique, et que l’état naturel des sociétés est l’arbitraire.

XXXII. — Et cependant il y a dans le cœur de l’homme, pour cette nature qui l’enveloppe, un amour intime, le premier de tous; amour que je ne me charge pas d’expliquer, — qui m’expliquera l’amour ? — mais amour réel, et qui, comme tous les sentiments vrais, eut aussi sa mythologie.

Qu’est-ce, je vous prie, que ce culte adressé au Ciel, aux astres, à la Terre surtout, cette grande mère des choses, magna parens rerum, Cybèle, Tellus, Vesta, Rhée, Ops, si ce n’est un chant d’amour à la Nature?

Que sont ces nymphes des montagnes, des forêts, des fontaines, ces fées, ces ondines, et tout ce monde fantastique, si ce n’est encore l’amour ?

Personnification des forces naturelles, direz-vous, idolâtrie! Soit; mais en personnifiant les forces, ou, ce qui revient au même, en prêtant une âme à chaque puissance de la nature, l’homme ne fait que manifester sa propre âme et exprimer son amour. Idolâtrie, culte des formes, c’est précisément la morale. Pourquoi cette Cybèle estelle si bonne, si bonne qu’elle se laisse aimer des bergers? Pourquoi ces nymphes sont-elles si belles, ces génies si charmants, si ce n’est que l’âme humaine les crée, comme le Dieu de l’Oraison dominicale, du plus pur de ses affections?

Or, l’amour de la nature ne passe pas, croyez-moi, avec la mythologie, pas plus que le sens moral ne s’éteint avec la prière dans le cœur du philosophe, pas plus que le culte de la beauté ne se flétrit, en présence du cadavre, dans l’âme de l’anatomiste.

Quand A. de Humboldt mesurait le Chimboraco, croyez-vous que ce chiffre de 6,000 mètres, — une lieue et demie, pas davantage, — détruisit en lui le sentiment de l’infini qu’il éprouvait à la vue des Cordillères?

Quand Linné, de Jussieu, par une patiente analyse, inventaient leurs classifications, pensez-vous qu’ils restassent insensibles à cette beauté impérissable qui, à chaque printemps, éclate avec tant de profusion dans les végétaux?

Tous ces hommes, je vous le dis, Monseigneur, sont amants, ils sont idolâtres; et c’est parce qu’ils sont idolâtres qu’ils sont moraux; c’est parce qu’ils ont commencé par l’idolâtrie qu’ils ont porté si haut le culte de la science, et que l’humanité reconnaissante les place à leur tour parmi les génies et les dieux.

Mais vous, iconoclaste par principe, insulteur des formes éternelles, blasphémateur d’idées, brüleur de livres, comment pourriez-vous reconnaître cette consanguinité de l’homme et de la nature, condition nécessaire, premier degré de toute moralité?

Car si, comme je l’ai dit au commencement de ce chapitre, il n’y a pas communauté d’essence entre l’homme et le monde ; si notre âme, radicalement distincte de la matière, doit être conçue comme chose simple, et par conséquent amorphe, dont le mouvement en tous sens est l’unique attribut, il s’ensuit que l’homme, réduit à la liberté pure, ne doit se laisser conditionner par aucune loi; que, comme Dieu même, qui, avant de produire par sa toute-puissance la matière de l’univers, en avait produit les loïs par son intelligence, il n’a de morale que son bon plaisir; conséquemment que la condition de l’homme sur la terre est celle d’un tyran, ou plutôt, puisqu’il ne saurait détruire l’œuvre de Dieu, d’une âme captive et déchue; qu’ainsi sa personne n’a de dignité que celle qu’elle reçoit de sa religion; que du reste, comme la domipation de l’esprit pur sur la matière inerte et passive est absolue, il n’existe de formes authentiques et obligatoires ni pour l’ordre économique ni pour l’ordre politique, et que l’état naturel des sociétés est l’arbitraire.

XXXV

 

Faut-il que ce soit moi qui aujourd’hui vous donne de semblables leçons ! Faut-il qu’après avoir montré par quelle loi d’équilibre se légitime la propriété, j’aie à défendre encore, au point de vue de la psychologie, cette possession de la terre sans laquelle la vie de l’homme n’est plus, comme la propriété elle-même, qu’une abstraction !

Rien de métaphysique, d’irréel, de purement abstrait et nominal, ne peut faire partie de l’ordre pratique et positif des choses humaines. Cela se déduit nettement de nos axiomes, et la Révolution a mis fin à toutes ces fictions de la transcendance.

Conception pure du moi, expression hautaine de son absolutisme, la propriété, nous l’avons dit (Étude IIIe, ch. vi), est indispensable à l’économie sociale ; mais elle n’entre dans le commerce du genre humain qu’à deux conditions ; l’une, de se soumettre à la commune balance des valeurs et des services ; l’autre, de se réaliser dans une possession effective. Sans cette condition, elle resterait immorale.

Eh quoi ! le Pouvoir social, cette puissance de collectivité qui, sous les noms mystiques de monarchie, aristocratie, gouvernement, autorité, etc., a été prise si longtemps, tantôt pour une action du ciel, tantôt pour une fiction de l’esprit, nous l’avons trouvée chose réelle ; l’Économie, nous l’avons reconnue pour une science réelle ; la Justice elle-même nous est apparue comme une réalité : ce n’est qu’à cette condition de réalisme que nous avons pu jeter les bases du droit et de la morale, et nous dégager de la corruption antique, et la propriété resterait à l’état de fantôme, ce ne serait toujours qu’un mot, servant à exprimer le dévergondage du cœur et de l’esprit, une négation !… C’est inadmissible.

Je dis donc que, si la propriété est, comme elle doit être, quelque chose de réel, elle le devient par cette possession, que le Code et toute la jurisprudence distinguent nettement de la propriété ; possession que j’ai toujours défendue, et qui n’a rien de commun avec le vieux droit caïnite, né d’un faux regard de Jéhovah. C’est par la possession que l’homme se met en communion avec la nature, tandis que par la propriété il s’en sépare ; de la même manière que l’homme et la femme sont en communion par l’habitude domestique, tandis que la volupté les retient dans l’isolement.

Car il ne suffit pas, pour le succès du laboureur et pour la félicité de sa vie, qu’il ait une connaissance générale de son art, des différentes natures de terrain, et des éléments chimiques qui le composent ; il ne lui suffit pas même de ce titre de propriétaire, si cher à l’orgueil ; il faut qu’il connaisse de longue main, par tradition patrimoniale et pratique quotidienne, la terre qu’il cultive ; qu’il y tienne, si j’ose ainsi dire, à la manière des plantes, par la racine, par le cœur et par le sang : tout comme il ne suffit pas à un homme, pour faire ménage avec une femme, de connaître la physiologie du sexe et de porter le titre de mari ou servant ; il faut qu’il s’assimile son épouse, qu’il la sache par cœur, qu’il la possède d’instinct, de telle sorte que, présent ou absent, elle ne pense que lui, ne reflète que son action et sa volonté. Que ne puis-je évoquer ici le témoignage de ces millions d’âmes rustiques et simples, qui, sans se demander d’où leur viennent la santé et la joie, vivent dans l’affection de la nature, et ne se doutent pas que le Catéchisme et le Code soient justement les deux ennemis qui sans cesse travaillent à la leur faire perdre !

Vous avez étudié la psychologie au séminaire, Monseigneur ; aussi vous ne connaissez rien à l’âme du peuple. Vous ne l’avez pas vue, cette âme, sortir de terre, comme la graine semée par les vents d’automne, et qui lève au printemps ; vous n’en avez pas suivi, comme moi, l’efflorescence : car vous n’avez pas vécu avec le peuple, vous n’êtes pas de lui, vous n’êtes pas lui. Permettez donc que je vous cite, en ma personne, un échantillon de cette existence que l’Église, depuis dix-huit siècles, s’efforce d’étouffer sous ses badigeonnages. C’est plus intéressant, je vous assure, que vos orgues, vos cloches, vos vitraux peints, vos ogives, et toute votre architecture.

XXXIIL. — Faut-il que ce soit moi qui aujourd’hui vous donne de semblables leçons! Faut-il qu’après avoir montré par quelle loi d’équilibre se légitime la propriété, j’aie à défendre encore, au point de vue de la psychologie, cette possession de la terre sans laquelle la vie de l’homme n’est plus, comme la propriété elle-même, qu’une abstraction!

Rien de métaphysique, d’irréel, de purement abstrait et nominal, ne peut faire partie de l’ordre pratique et positif des choses humaines. Cela se déduit nettement de nos axiomes, et la Révolution a mis fin à toutes les fictions de la transcendance.

Conception pure du moi, expression hautaine de son absolutisme, la propriété, nous l’avons dit (Éruve Ille, ch. vi), est indispensable à l’économie sociale; mais elle n’entre dans le commerce du genre humain qu’à deux conditions : l’une, de se soumettre à la commune balance des valeurs et des services; l’autre, de se réaliser dans une possession effective. Sans cette double condition, elle resterait immorale.

Eh quoi! le Pouvoir social, cette puissance de collectivité qui, sous les noms mystiques de monarchie, aristocratie, gouvernement, autorité, etc., a été prise si longtemps, tantôt pour une puissance du ciel, tantôt pour une fiction de l’esprit, nous l’avons trouvée chose réelle; l’Économie, nous l’avons reconnue pour une science réelle; la Justice elle-même nous est apparue comme une réalité. Ce n’est qu’à cette condition de réalisme que nous avons pu jeter les bases du droit et de la morale, et nous dégager de la corruption antique: et la propriété resterait à l’état de fantôme ; ce ne serait toujours qu’un mot, servant à exprimer le dévergondage du cœur et de l’esprit, une négation! C’est inadmissible.

Je dis donc que, si la propriété est, comme elle doit être, quelque chose de réel, elle le devient par cette possession, que le Code et toute la jurisprudence distinguent nettement de la propriété; possession que j’ai toujours défendue, et qui n’a rien de commun avec le vieux droit caïnite, né d’un faux regard de Jéhovah. C’est par la possession que l’homme se met en communion avec la nature, tandis que par la propriété il s’en sépare; de la même manière que l’homme et la femme sont en communion par l’habitude domestique, tandis que la volupté les retient dans l’isolement.

Car il ne suffit pas, pour le succès du laboureur et pour la félicité de sa vie, qu’il ait une connaissance générale de son art, des différentes natures de terrain, et des éléments chimiques qui le composent; il ne lui suflit pas même de ce titre de propriétaire, si cher à l’orgueil. Il faut qu’il connaisse de longue main, par tradition patrimoniale et pratique quotidienne, la terre qu’il cultive ; qu’il y tienne, sij’ose ainsi dire, à la manière des plantes, par la racine, par le cœur et par le sang : tout comme il ne suffit pas à un homme, pour faire ménage avec une femme, de connaître la physiologie du sexe et de porter le titre de mari ou servant; il faut qu’il s’assimile son épouse, qu’il la sache par cœur, qu’il la possède d’instinct, de telle sorte que, présent ou absent, elle ne pense que lui, ne reflète que son action et sa volonté. Que ne puis-je évoquer ici le témoignage de ces millions d’âmes rustiques et simples, qui, sans se demander d’où leur viennent la santé et la joie, vivent dans l’affection de la nature, et ne se doutent pas que le catéchisme et le Code soient justement les deux ennemis qui sans cesse travaillent à la leur faire perdre!

Vous avez étudié la psychologie au séminaire, Monseigneur; aussi vous ne connaissez rien à l’âme du peuple. Vous ne l’avez pas vue, cette âme, sortir de terre, comme la graine semée par les vents d’automne, et qui lève au printemps; vous n’en avez pas suivi, comme moi, l’efflorescence : car vous n’avez pas vécu avec le peuple, vous n’êtes pas de lui, vous n’êtes pas lui. Permettez donc que je vous cite, en ma personne, un échantillon de cette existence que l’Église, depuis dix-huit siècles, s’efforce d’étouffer sous ses badigeonnages. C’est plus intéressant, je vous assure, que vos orgues, vos cloches, vos vitraux peints, vos ogives, et toute votre architecture.

XXXVI

 

Mon biographe m’adresse tel étrange reproche :

« Au collége, comme plus tard à l’atelier, il refuse de partager les jeux de ses camarades, fait bande à part, dédaigne les amis, se livre, entre les heures de travail, à des promenades solitaires, etc. »

Sans doute je méditais dès lors la destruction de la famille et de la propriété. La sottise réactionnaire ayant fait de moi, en 1848, un ogre, il a bien fallu me trouver une jeunesse d’ogre, et je ne serais point surpris qu’il se rencontrât des gens prêts à jurer qu’ils m’ont connu ogrillon.

Au fait, j’ai pu paraître, de douze à vingt ans, un peu farouche. La faute n’en était pas à mon cœur, mais au système chrétien, qui, pervertissant les notions, atrophiant les instincts, travestit l’homme et lui impose des sentiments factices, à la place de ceux que lui a donnés la nature.

Qu’il me serait aisé, en effaçant ce que la malveillance a mis de fausses couleurs dans ce tableau de ma jeunesse, de me poser en philosophe imberbe, fuyant la corruption des villes, et méditant dans la solitude sur les misères de l’humanité !

La vérité m’est beaucoup moins favorable ; c’est pour cela qu’elle est plus instructive, et que je tiens à la rétablir.

Jusqu’à douze ans, ma vie s’est passée presque toute aux champs, occupée tantôt de petits travaux rustiques, tantôt à garder les vaches. J’ai été cinq ans bouvier. Je ne connais pas d’existence à la fois plus contemplative et plus réaliste, plus opposée à cet absurde spiritualisme qui fait le fond de l’éducation et de la vie chrétienne, que celle de l’homme des champs. À la ville, je me sentais dépaysé. L’ouvrier n’a rien du campagnard ; patois à part, il ne parle pas la même langue, il n’adore pas les mêmes dieux ; on sent qu’il a passé par le polissoir ; il loge entre la caserne et le séminaire, il touche à l’Académie et à l’hôtel de ville. Quel exil pour moi quand il me fallut suivre les classes du collége, où je ne vivais plus que par le cerveau, où, entre autres simplicités, on prétendait m’initier à la nature que je quittais, par des narrations et des thèmes !…

Le paysan est le moins romantique, le moins idéaliste des hommes. Plongé dans la réalité, il est l’opposé du dilettante, et ne donnera jamais trente sous du plus magnifique tableau de paysage. Il aime la nature comme l’enfant aime sa nourrice, moins occupé de ses charmes, dont le sentiment ne lui est pas étranger cependant, que de sa fécondité. Ce n’est pas lui qui tombera en extase devant la campagne de Rome, ses lignes majestueuses et son superbe horizon ; comme le prosaïque Montaigne, il n’en apercevra que le désert, les flaques pestilentielles et la mal’aria. Il n’imagine pas qu’il existe de poésie et de beauté là où son âme ne découvre que famine, maladie et mort : d’accord en cela avec le chantre des Géorgiques, qui, en célébrant la richesse des campagnes, n’imagina point sans doute, avec les rimeurs efflanqués de notre temps, qu’elle en fût l’élément antipoétique. Le paysan aime la nature pour ses puissantes mamelles, pour la vie dont elle regorge. Il ne l’effleure pas d’un œil d’artiste ; il la caresse à pleins bras, comme l’amoureux du Cantique des cantiques : Veni, et inebriemur uberibus ; il la mange. Lisez Michelet racontant la tournée du paysan, le dimanche, autour de sa terre : quelle jouissance intime ! quels regards !… Il m’a fallu du temps et de l’étude, je l’avoue, pour trouver de l’agrément à ces descriptions de lever et de coucher de soleil, de clairs de lune et des quatre saisons. J’avais vingt-cinq ans que le précepteur d’Émile, le prototype du genre, ne me paraissait encore, en ce qui regarde le sentiment de la nature, qu’un maigre fils d’horloger. Ceux qui parlent si bien jouissent peu ; ils ressemblent aux dégustateurs qui, pour apprécier le vin, le prennent dans l’argent et le regardent à travers le cristal.

Quel plaisir autrefois de me rouler dans les hautes herbes, que j’aurais voulu brouter, comme mes vaches ; de courir pieds nus sur les sentiers unis, le long des haies ; d’enfoncer mes jambes, en rechaussant (rebinant) les verts turquies, dans la terre profonde et fraîche ! Plus d’une fois, par les chaudes matinées de juin, il m’est arrivé de quitter mes habits et de prendre sur la pelouse un bain de rosée. Que dites-vous de cette existence crottée, Monseigneur ? Elle fait de médiocres chrétiens, je vous assure. À peine si je distinguais alors moi du non-moi. Moi, c’était tout ce que je pouvais toucher de la main, atteindre du regard, et qui m’était bon à quelque chose ; non-moi était tout ce qui pouvait nuire ou résister à moi. L’idée de ma personnalité se confondait dans ma tête avec celle de mon bien-être, et je n’avais garde d’aller chercher là-dessous la substance inétendue et immatérielle. Tout le jour je me remplissais de mûres, de raiponces, de salsifis des prés, de pois verts, de graines de pavots, d’épis de maïs grillés, de baies de toutes sortes, prunelles, blessons, alises, merises, églantines, lambrusques, fruits sauvages ; je me gorgeais d’une masse de crudités à faire crever un petit bourgeois élevé gentiment, et qui ne produisaient d’autre effet sur mon estomac que de me donner le soir un formidable appétit. L’alme nature ne fait mal à ceux qui lui appartiennent.

Hélas ! je ne pourrais plus aujourd’hui faire de ces superbes picorées. Sous prétexte de prévenir les dégâts, l’administration a fait détruire tous les arbres fruitiers des forêts. Un ermite ne trouverait plus sa vie dans nos bois civilisés. Défense aux pauvres gens de ramasser jusqu’aux glands et aux faînes ; défense de couper l’herbe des sentiers pour leurs chèvres. Allez, pauvres, allez en Afrique et dans l’Orégon :

……. Veteres migrate coloni !

Que d’ondées j’ai essuyées ! que de fois, trempé jusqu’aux os, j’ai séché mes habits sur mon corps, à la bise ou au soleil ! Que de bains pris à toute heure, l’été dans la rivière, l’hiver dans les sources ! Je grimpais sur les arbres ; je me fourrais dans les cavernes ; j’attrapais les grenouilles à la course, les écrevisses dans leurs trous, au risque de rencontrer une affreuse salamandre ; puis je faisais sans désemparer griller ma chasse sur les charbons. Il y a, de l’homme à la bête, à tout ce qui existe, des sympathies et des haines secrètes dont la civilisation ôte le sentiment. J’aimais mes vaches, mais d’une affection inégale ; j’avais des préférences pour une poule, pour un arbre, pour un rocher. On m’avait dit que le lézard est ami de l’homme, et je le croyais sincèrement. Mais j’ai toujours fait rude guerre aux serpents, aux crapauds et aux chenilles. — Que m’avaient-ils fait ? Nulle offense. Je ne sais ; mais l’expérience des humains me les a fait détester toujours davantage.

Aussi comme je pleurais en lisant les adieux de Philoctète, si bien traduits de Sophocle par Fénelon :

« Ô jour heureux, douce lumière, tu te montres enfin, après tant d’années ! Je t’obéis, je pars après avoir salué ces lieux. Adieu, cher antre ! adieu, nymphes de ces prés humides ! Je n’entendrai plus le bruit sourd des vagues de cette mer. Adieu, rivage, où tant de fois j’ai souffert des injures de l’air ! Adieu, promontoire, où Écho répéta tant de fois mes gémissements !Adieu, douces fontaines, qui me fûtes si amères ! Adieu, ô terre de Lemnos ! laisse-moi partir heureusement, puisque je vais où m’appelle la volonté des dieux et de mes amis. »

Ceux qui, n’ayant jamais éprouvé ces illusions puissantes, accusent la superstition des gens de la campagne, me font parfois pitié. J’étais grandelet que je croyais encore aux nymphes et aux fées ; et si je ne regrette pas ces croyances, j’ai le droit de me plaindre de la manière dont on me les a fait perdre.

 

XXXIV. — Mon biographe m’adresse cet étrange reproche :

« Au collége, comme plus tard à l’atelier, il refuse de partager les jeux de ses camarades, fait bande à part, dédaigne les amis, se livre, entre les heures de travail, à des promenades solitaires, ete. »

Sans doute je méditais dès lors la destruction de la famille et de la propriété. La sottise réactionnaire ayant fait de moi, en 1848, un ogre, il a bien fallu me trouver une jeunesse d’ogre, et je ne serais point surpris qu’il se rencontrât des gens prêts àjurer qu’ils m’ont connu ogrillon.

Au fait, j’ai pu paraître, de douze à vingt ans, un peu farouche. La faute n’en était pas à mon cœur, mais au système chrétien, qui, pervertissant les notions, atrophiant les instincts, travestit l’homme et lui impose des sentiments factices, à la place de ceux que lui a donnés la nature.

Qu’il me serait aisé, en effaçant ce que la malveillance a mis de fausses couleurs dans ce tableau de ma jeunesse, de me poser en philosophe imberbe, fuyant la corruption des villes, et méditant dans la solitude sur les misères de l’humanité !

La vérité m’est, beaucoup moins favorable; c’est pour cela qu’elle est plus instructive, et que je tiens à la rétablir.

Jusqu’à douze ans, ma vie s’est passée presque toute aux champs, occupée tantôt de petits travaux rustiques, tantôt à garder les vaches. J’ai été cinq ans bouvier. Je ne connais pas d’existence à la fois plus contemplative et plus réaliste, plus opposée à cet absurde spiritualisme qui fait le fond de l’éducation et de la vie chrétienne, que celle de l’homme des champs. A la ville, je me sentais dépaysé. L’ouvrier n’a rien du campagnard ; patois à part, il ne parle pas la même langue, il n’adore pas les mêmes dieux; on sent qu’il a passé par le polissoir ; il loge entre la caserne et le séminaire, il touche à l’Académie et à l’hôtel de ville. Quel exil pour moi quand il me fallut suivre les classes du collége, où je ne vivais plus que par le cerveau, où, entre autres simplicités, on prétendait m’initier à la nature, que je quittais, par des narrations et des thèmes !

Le paysan est le moins romantique, le moins idéaliste des hommes. Plongé dans la réalité, il est l’opposé du dilettante, et ne donnera jamais trente sous du plus magnifique tableau de paysage. Il aime la nature comme l’enfant aime sa nourrice, moins occupé de ses charmes, dont le sentiment ne lui est pas étranger cependant, que de sa fécondité. Ce n’est pas lui qui tombera en extase devant la campagne de Rome, ses lignes majestueuses et son superbe horizon; comme le prosaïque Montaigne, il n’en apercevra que le désert, les flaques pestilentielles et la mal’aria. Il n’imagine pas qu’il existe de poésie et de beauté là où son âme ne découvre que famine, maladie et mort : d’accord en cela avec le chantre des Géorgiques, qui, en célébrant la richesse des campagnes, n’imagina pas sans doute, avec les rimeurs efllanqués de notre temps, qu’elle en füt l’élément antipoétique. Le paysan aime la nature pour ses puissantes mamelles, pour la vie dont elle regorge. I ne l’effleure pas d’un œil d’artiste; il la caresse à pleins bras, comme l’amoureux du Cantique des cantiques, Veni, et inebriemur uberibus, il la mange. Lisez Michelet racontant la tournée du paysan, le dimanche, autour de sa terre : quelle jouissance intime! quels regards! Il m’a fallu du temps et de l’étude, je l’avoue, pour trouver de l’agrément à ces descriptions de lever et de coucher de soleil, de clairs de lune et des quatre saisons. J’avais vingt-cinq ans que le précepteur d’Émile, le prototype du genre, ne me paraissait encore, en ce qui regarde le sentiment de la nature, qu’un maigre fils d’horloger. Ceux qui parlent si bien jouissent peu ; ils ressemblent aux dégustateurs qui, pour apprécier le vin, le prennent dans l’argent et le regardent à travers le cristal.

Quel plaisir autrefois de me rouler dans les hautes herbes, que j’aurais voulu brouter, comme mes vaches; de courir pieds nus sur les sentiers unis, le long des haies; d’enfoncer mes jambes, en rechaussant (rebinant) les verts turquies, dans la terre profonde et fraîche! Plus d’une fois, par les chaudes matinées de juin, il m’est arrivé de quitter mes habits et de prendre sur la pelouse un bain de rosée. Que dites-vous de cette existence crottée, Monseigneur? Elle fait de médiocres chrétiens, je vous assure. A peine si je distinguais alors moi du non-moi. Moi, c’était tout ce que je pouvais toucher de la main, atteindre du regard, et qui m’était bon à quelque chose; non-moi était tout ce qui pouvait nuire ou résister à moi. L’idée de ma personnalité se confondait dans ma tête avec celle de mon bien-être, et je n’avais garde d’aller chercher là-dessous la substance inétendue et immatérielle. Tout le jour je me remplissais de mûres, de raiponces, de salsifis des prés, de pois verts, de graines de pavots, d’épis de maïs grillés, de baies de toutes sortes, prunelles, blessons, alises, merises, églantines, lambrusques, fruits sauvages; je me gorgeais d’une masse de crudités à faire crever un petit bourgeois élevé gentiment, et qui ne produisaient d’autre effet sur mon estomac que de me donner le soir un formidable appétit. L’alme nature ne fait mal à ceux qui lui appartiennent.

Hélas! je ne pourrais plus aujourd’hui faire de ces superbes picorées. Sous prétexte de prévenir les dégâts, l’administration à fait détruire tous les arbres fruitiers des forêts. Un ermite ne trouverait plus sa vie dans nos bois civilisés. Défense aux pauvres gens de ramasser jusqu’aux glands et aux faînes; défense de couper l’herbe des sentiers pour leurs chèvres. Allez, pauvres, allez en Afrique et dans l’Orégon :

… Veteres migrate coloni!

Que d’ondées j’ai essuyées! Que de fois, trempé jusqu’aux os, j’ai séché mes habits sur mon corps, à la bise ou au soleil! Que de bains pris à toute heure, l’été dans la rivière, l’hiver dans les sources! Je grimpais sur les arbres; je me fourrais dans les cavernes; j’attrapais les grenouilles à la course, les écrevisses dans leurs trous, au risque de rencontrer une affreuse salamandre ; puis je faisais sans désemparer griller ma chasse sur les charbons. Il ya, de l’homme à la bête, à tout ce qui existe, des sympathies et des haines secrètes dont la civilisation Ôte le sentiment. J’aimais mes vaches, mais d’une affection inégale; j’avais des préférences pour une poule, pour un arbre, pour un rocher. On m’avait dit que le lézard est ami de l’homme, et je le croyais sincèrement. Mais j’ai toujours fait rude guerre aux serpents, aux crapauds et aux chenilles. — Que m’avaient-ils fait ? Nulle offense. Je ne sais; mais l’expérience des humains me les a fait détester toujours davantage.

Aussi comme je pleurais en lisant les adieux de Philoctète, si bien traduits de Sophocle par Fénelon :

« O jour heureux, douce lumière, tu te montres enfin, après tant d’années? Je t’obéis, je pars après avoir salué ces lieux. Adieu, cher antre ! adieu, nymphes de ces prés humides ! Je n’entendrai plusle bruit sourd des vagues de cette mer. Adieu, rivage, où tant de fois j’ai souffert des injures de l’air! Adieu, promontoire, où Écho répéta tant de fois mes gémissements | Adieu, douces fontaines, qui me fûtes si amères! Adieu! ô terre de Lemnos ! laisse-moi partir heureusement, puisque je vais où m’appelle la volonté des dieux et de mes amis. »

Ceux qui, n’ayant jamais éprouvé ces illusions puissantes, accusent la superstition des gens de la campagne, me font parfois pitié. J’étais grandelet que je croyais encore aux nymphes et aux fées; et si je ne regrette pas ces croyances, j’ai le droit de me plaindre de la manière dont on me les a fait perdre.

XXXVII

 

Certes, dans cette vie toute de spontanéité, je ne songeais guère à l’origine de l’inégalité des fortunes, pas plus qu’aux mystères de la foi. Point de famine, point d’envie. Chez mon père, nous déjeunions le matin de bouillie de maïs, appelée gaudes ; à midi, les pommes de terre ; le soir, la soupe au lard, et cela tout le long de la semaine. En dépit des économistes qui vantent le régime anglais, nous étions, avec cette alimentation végétale, gros et forts. Savez-vous pourquoi ? C’est que nous respirions l’air de nos champs et que nous vivions du produit de notre culture. Le peuple a le sentiment de cette vérité quand il dit que l’air de la campagne nourrit le paysan, au lieu que le pain qu’on mange à Paris ne tient pas la faim.

Sans le savoir, et malgré mon baptême, j’étais une sorte de panthéiste pratique. Le panthéisme est la religion des enfants et des sauvages ; c’est la philosophie de tous ceux qui, retenus par l’âge, l’éducation, la langue, dans la vie sensitive, ne sont pas arrivés à l’abstraction et à l’idéal, deux choses que, selon moi, il est bon d’ajourner le plus possible.

Je ne suis donc pas de l’avis de Rousseau, qui, de crainte de superstition, voulant précisément fonder la foi sur le raisonnement et la conscience, défendait de parler de Dieu à son élève avant la vingtième année, puis le livrait à la théologie : excellente méthode pour éterniser la superstition ! La notion de Dieu, comme celle de substance et de cause, est primitive, propre surtout aux intelligences inexercées, et doit perdre son empire à mesure qu’elles s’élèvent à la vraie science. Laisses donc les enfants parler à leur aise, tout leur soûl, de Dieu, des anges, des âmes, des fées, des griffons, des hercules, comme des rois et des reines ; laissez leur entendement jeter sa gourme, condition nécessaire aux spéculations positives de la virilité. Pendant le premier âge, les conceptions du mysticisme, si facilement reçues par l’imagination, servent de supplément et comme de préparation à la métaphysique. Veillez seulement à ce que ces conceptions, tournant au fanatisme, n’usurpent dans leur cœur la place que la Justice seule doit y occuper. Le moment venu, elles s’évanouiront d’elles-mêmes, et votre prudence n’aura pas à craindre de ce côté de questions indiscrètes. Pierre Leroux s’écrie quelque part : Que répondrez-vous à votre jeune fille quand elle vous demandera : Qu’est-ce que Dieu ? — Eh ! digne philosophe, je lui demanderai à mon tour : Qu’est-ce que Croquemitaine ?

Que faut-il, en effet, pour changer les conceptions idolâtriques de l’enfance en philosophie sociale ? Montrez au jeune homme, par le rapport des lois et l’analogie des formes, la chaîne des êtres ; pénétrez son intelligence de cette vérité sublime, que les lois de la nature sont les mêmes que celles de l’esprit et de la Justice, et que, si cet idéal suprême que la religion appelle Dieu a sa réalité quelque part, c’est dans le cœur de l’honnête homme. C’est ainsi que vous ferez passer votre élève de la sphère de la sensation dans celle de la morale.

Et qu’est-ce que la morale, après tout, chez les êtres à qui le frottement de leurs semblables n’a pas encore donné la notion exacte des rapports et développé le sens juridique, sinon cet amour universel, très-peu classique, je l’avoue, et encore moins romantique, peu raffiné, peu sentimental, mais réel, souverain, fécond ; où se forme le génie, où se trempe le caractère, où se constitue la personnalité, où s’éteignent la superstition et le mysticisme ; amour divin, qui ne se réduit pas à toucher du bout des lèvres cette mère nature, comme la religieuse qui reçoit l’hostie, ou comme Pyrame donnant un baiser à Thisbé à travers la grille du jardin.

 

XXXV. — Certes, dans cette vie toute de spontanéité, je ne songeais guère à l’origine de l’inégalité des fortunes, pas plus qu’aux mystères de la foi. Point de famine, point d’envie. Chez mon père, nous déjeunions le matin de bouillie de maïs, appelée gaudes ; à midi, les pommes de terre ; le soir, la soupe au lard, et cela tout le Tong de la semaine. En dépit des économistes qui vantent le régime anglais, nous étions, avec cette alimentation végétale, gros et forts. Savez-vous pourquoi? C’est que nous respirions l’air de nos champs et que nous vivions du produit de notre culture. Le peuple a le sentiment de cette vérité quand il dit que l’air de la campagne nourrit le paysan, au lieu que le pain qu’on mange à Paris ne tient pas la faim.

Sans le savoir, et malgré mon baptême, j’étais une sorte de panthéiste pratique. Le panthéisme est la religion des enfants et des sauvages ; c’est la philosophie de tous ceux qui, retenus par l’âge, l’éducation, la langue, dans la vie sensitive, ne sont pas arrivés à l’abstraction et à l’idéal, deux choses que, selon moi, il est bon d’ajourner le plus possible.

Je ne suis donc pas de Favis de Rousseau, qui, de crainte de superstition, voulant précisément fonder la foi sur le raisonnement et la conscience, défendait de parler de Dieu à son élève avant la vingtième année, puis le livrait à la théologie : excellente méthode pour éterniser la superstition. La notion de Dieu, comme celle de substance et de cause, est primitive, propre surtout aux intelligences inexercées, ct doit perdre son empire à mesure qu’elles s’élèvent à la vraie science. La métaphysique, par ellemême, n’est que la superficie du savoir. Laissez donc les enfants parler à leur aise, tout leur soûl, de Dieu, des anges, des âmes, des fées, des griffons, des hercules, comme des rois et des reines; laissez leur entendement jeter sa gourme, condition nécessaire aux spéculations positives de la virilité. Pendant le premier âge, les conceptions du mysticisme, si facilement reçues par l’imagination, servent de supplément et comme de préparation à la raison : elles forment le premier degré de l’escalier intellectuel, dont la métaphysique est le second. Veillez seulement à ce que ces conceptions, tournant au fanatisme, n’usurpent dans leur cœur la place que la Justice seule et la vérité doivent occuper. Le moment venu, elles s’évanouiront d’elles-mêmes, et votre prudence n’aura pas à craindre de ce côté des questions indiscrètes. Pierre Leroux s’écrie quelque part : Que répondrez-vous à votre jeune fille quand elle vous demandera : Qu’est-ce que Dieu ? — Eh! digne philosophe, je lui demanderai à mon tour : Qu’est-ce que Croquemitaine ?

Que faut-il, en effet, pour changer les conceptions idolâtriques de l’enfance en philosophie sociale? Montrez au jeune homme, par le rapport des lois et l’analogie des formes, la chaîne des êtres; pénétrez son intelligence de cette vérité sublime, que les lois de la nature sont les mêmes que celles de l’esprit et de la Justice, et que, si cet idéal suprême que la religion appelle Dieu a sa réalité quelque part, c’est dans le cœur de l’honnête homme. C’est ainsi que vous ferez passer votre élève de la sphère de la sensation dans celle de la morale.

Et qu’est-ce que la morale, après tout, chez les êtres à qui le frottement de leurs semblables n’a pas encore donné la notion exacte des rapports et développé le sens juridique, sinon cet amour universel, très-peu classique, je J’avoue, et encore moins romantique, peu rafliné, peu sentimental, mais réel, souverain, fécond; où se forme le génie, où se trempe le caractère, où se constitue la personnalité, où s’éteignent la superstition et le mysticisme ; amour divin, qui ne se réduit pas à toucher du bout des lèvres cette mère nature, comme la religieuse qui reçoit l’hostie, ou comme Pyrame donnant un baiser à Thisbé à travers la grille du jardin.

XXXVIII

 

Sorti des études, j’avais atteint ma vingtième année. Mon père avait perdu son champ ; l’hypothèque l’avait dévoré. Qui sait s’il n’a pas tenu à l’existence d’une bonne institution de crédit foncier que je restasse toute ma vie paysan et conservateur ? Mais le crédit foncier ne fonctionnera, d’une manière vigoureuse, que si la Révolution y met la main…. Force me fut de prendre un état. Devenu correcteur d’imprimerie, que vouliez-vous que je fisse entre les heures de travail ? La journée était de dix heures. Il m’arrivait quelquefois de lire, dans cet intervalle, en première épreuve, huit feuilles in-12 d’ouvrages de théologie et de dévotion : travail excessif, auquel je dois d’être devenu myope. Empoisonné de mauvais air, de miasmes métalliques, d’émanations malsaines ; le cœur affadi d’une lecture insipide, je n’avais rien de plus pressé que d’aller hors de ville secouer cette infection. Vîtes-vous jamais paysans sortir de la grand’messe au moment du sermon ? Ainsi je fuyais, à travers champs, cette officine ecclésiastique où s’engloutissait ma jeunesse. Pour avoir l’air plus pur, je scandais, terme de collége, les hauts monts qui bordent la vallée du Doubs, et ne manquais pas, quand il y avait de l’orage, de m’en donner le spectacle. Blotti dans un trou de rocher, j’aimais à regarder en face Jupiter fulgurant, cœlo tonantem, sans le braver ni le craindre. Croyez-vous que je fusse là en savant ou en artiste ? Pas plus l’un que l’autre. Je ne déciderai point lequel des deux est le plus digne de mon admiration, du peintre qui se fait attacher au grand mât d’un navire afin de mieux saisir l’ouragan, ou du physicien qui reconnaît et enchaîne la foudre ; du paysagiste qui me montre sur un mètre carré de toile une vue des Alpes, ou de Saussure qui calcule à quelques toises près la hauteur du Mont-Blanc. Ce que je sentais, dans ma contemplation solitaire, était autre chose. La foudre, me disais-je, et son tonnerre, les vents, les nues, la pluie, c’est encore moi…. À Besançon, les bonnes femmes ont l’habitude, quand il éclaire, de se signer. Je croyais trouver la raison de cette pratique pieuse dans le sentiment que j’éprouvais, que toute crise de la nature est un écho de ce qui se passe dans l’âme de l’homme.

Ainsi s’est faite mon éducation, éducation d’un enfant du peuple. Tous ne jouissent pas, j’en conviens, de la même force de résistance, de la même activité investigatrice ; mais tous sont dans les mêmes dispositions. C’est ce contraste de la vie réelle suggérée par la nature, et de l’éducation factice donnée par la Religion, qui a fait naître en moi le doute philosophique, et m’a mis en garde contre les opinions des sectes et les institutions des sociétés.

Depuis, il a bien fallu me civiliser. Mais l’avouerai-je ? le peu que j’en ai pris me dégoûte. Je trouve que dans cette prétendue civilisation, saturée d’hypocrisie, la vie est sans couleur ni saveur ; les passions sans énergie, sans franchise ; l’imagination étriquée, le style affecté ou plat. Je hais les maisons à plus d’un étage, dans lesquelles, à l’inverse de la hiérarchie sociale, les petits sont guindés en haut, les grands établis près du sol ; je déteste, à l’égal des prisons, les églises, les séminaires, les couvents, les casernes, les hôpitaux, les asiles et les crèches. Tout cela me semble de la démoralisation. Et quand je me rappelle que le mot païen, paganus, signifie paysan ; que le paganisme, la paysannerie, c’est-à-dire le culte des divinités champêtres, le panthéisme rural, est le dernier nom sous lequel le polythéisme a été vaincu et écrasé par son rival ; quand je songe que le christianisme a condamné la nature en même temps que l’humanité, je me demande si l’Église, à force de prendre le contre-pied des religions déchues, n’a pas fini par prendre le contre-pied du sens commun et des bonnes mœurs ; si sa spiritualité est autre chose que la combustion spontanée des âmes ; si le Christ, qui devait nous racheter, ne se trouve pas plutôt nous avoir vendus ; si le Dieu soi-disant trois fois saint n’est pas au contraire le Dieu trois fois impur ; si, tandis que vous nous criez : La tête en haut, Sursùm, regardez le ciel, vous ne faites pas précisément tout ce qu’il faut pour nous jeter, la tête en bas, dans le puits.

Voilà, et depuis longtemps, ce que je me demande, et sur quoi j’appelle instamment, Monseigneur, votre attention. Montrez-moi, au point de vue des intelligences et des caractères, des relations de famille et de cité, du monde intérieur qui est la conscience, et du monde extérieur qui est la nature, montrez-moi la moralité et l’efficacité de l’éducation ecclésiastique ; et non-seulement vous aurez bien mérité de la civilisation et du peuple, mais, ce qui vaut mieux pour vous et ne sera pas moins décisif, vous aurez arraché à l’incrédulité son argument le plus péremptoire.

XXXVI. — Sorti des études, j’avais atteint ma vingtième année. Mon père avait perdu son champ; l’hypothèque l’avait dévoré. Qui sait s’il n’a pas tenu à l’existence d’une bonne institution de crédit foncier que je restasse toute ma vie paysan et conservateur? Mais le crédit foncier ne fonctionnera d’une manière vigoureuse, que si la Révolution y met la main. Force me fut de prendre un état. Devenu correcteur d’imprimerie, que vouliez-vous que je fisse entre les heures de travail ? La journée était de dix heures. Il m’arrivait quelquefois de lire, dans cet intervalle, en première épreuve, huit feuilles in-12 d’ouvrages de théologie et de dévotion : travail excessif, auquel je dois d’être devenu myope. Empoisonné de mauvais air, de miasmes métalliques, d’émanations humaines ; le cœur affadi d’une lecture insipide, je n’avais rien de plus pressé que d’aller hors de ville secouer cette infection. Vites-vous jamais paysans sortir de la grand’messe au moment du sermon? Ainsi je fuyais, à travers champs, cette officine ecclésiastique où s’engloutissait ma jeunesse. Pour avoir l’air plus pur, je scandais, terme de collége, les hauts monts qui bordent la vallée du Doubs, et ne IManquais pas, quand il y avait de l’orage, de m’en donner le spectacle. Blotti dans un trou de rocher, j’aimais à regarder en face Jupiter fulgurant, cælo tonantem, sans le braver ni le craindre. Croyez-vous que je fusse là en savant ou en artiste? Pas plus l’un que l’autre. Je ne déciderai point lequel des deux est le plus digne de mon admiration, du peintre qui se fait attacher au grand mât d’un navire enfin de mieux saisir l’ouragan, ou du physicien qui reconnaît et enchaîne la foudre; du paysagiste qui me montre sur un mètre carré de toile une vue des Alpes, ou de Saussure qui calcule, à quelques toises près, la hauteur du Mont-Blanc. Ce que je sentais, dans ma contemplation solitaire, était autre chose. La foudre, me disais-je, et son tonnerre, les vents, les nues, la pluie, c’est encore moi… A Besançon, les bonnes femmes ont l’habitude, quand il éclaire, de se signer. Je croyais trouver la raison de cette pratique pieuse dans le sentiment que j’éprouvais, que toute crise de la nature est un écho de ce qui se passe dans l’âme de l’homme.

Ainsi s’est faite mon éducation, éducation d’un enfant du peuple. Tous ne jouissent pas, j’en conviens, de la même force de résistance, de la même activité investigatrice; mais tous sont dans les mêmes dispositions. C’est ce contraste de la vie réelle suggérée par la nature, et de l’éducation factice donnée par la religion, qui a fait naître en moile doute philosophique, et m’a mis en garde contre les opinions des sectes et les institutions des sociétés.

Depuis, il a bien fallu me civiliser. Mais l’avouerai-je ? le peu que j’en ai pris me dégoûte. Je trouve que dans cette prétendue civilisation, saturée d’hypocrisie, la vie est sans Couleur ni saveur, les passions sans énergie, sans franchise; l’imagination étriquée, le style affecté ou plat. Je hais les maisons à plus d’un étage, dans lesquelles, à l’inverse de la hiérarchie sociale, les petits sont guindés en haut, les grands établis près du sol; je déteste, à légal des prisons, les églises, les séminaires, les couvents, les casernes, les hôpitaux, les asiles et les crèches. Tout cela me semble de la démoralisation. Et quand je me rappelle que le mot païen, paganus, signifie paysan ; que le paganisme, la paysannerie, c’est-à-dire le culte des divinités champêtres, le panthéisme rural, est le dernier nom sous lequel le polythéisme a été vaincu et écrasé par son rival ; quand je songe que le christianisme a condamné la nature en même temps que l’humanité, je me demande si l’Église, à force de prendre le contre-pied des religions déchues, n’a pas fini par prendre le contre-pied du sens commun et des bonnes mœurs; si sa spiritualité est autre chose que la combustion spontanée des âmes; si le Christ, qui devait nous racheter, ne se trouve pas plutôt nous avoir vendus; si le Dieu soi-disant trois fois saint n’est pas au contraire le Dieu trois fois impur; si, tandis que vous nous criez : La tête en haut, Sursum, regardez le ciel, vous ne faites pas précisément tout ce qu’il faut pour nous jeter, la tête en bas, dans le puits.

Voilà et depuis longtemps, ce que je me demande, et sur quoi j’appelle instamment, Monseigneur, votre attention. Montrez-moi, au point de vue des intelligences et des caractères, des relations de famille et de cité, du monde intérieur qui est la conscience, et du monde extérieur qui est la nature, montrez-moi la moralité et l’eflicacité de l’éducation ecclésiastique; et non-seulement vous aurez bien mérité de la civilisation et du peuple, mais, ce qui vaut mieux pour vous et ne sera pas moins décisif, vous aurez arraché à l’incrédulité son argument le plus péremptoire.

CHAPITRE V.

L’homme en face de la mort.
 

XXXIX

 

La mort est l’épreuve décisive de la valeur de l’éducation et de la moralité d’une société.

Dites-moi la mort d’un homme, et je vous dirai sa vie ; réciproquement, dites-moi la vie de cet homme, et je vous prédirai sa mort. Je fais abstraction des trépas subits, qui ne laissent pas aux mourants la conscience de leur état, comme des existences sur lesquelles pèse une tyrannie ou une fatalité invincible.

Ce sujet est grave : nous en chercherons les éléments à travers l’histoire.

Les anciens, tout religieux qu’ils fussent, spéculaient peu : comme il convient à une civilisation naissante, ils pratiquaient davantage. Point de phrases sur la mort, non plus que sur la vie ; pas de dédain de celle-ci, pas de jactance vis-à-vis de celle-là. De même qu’on s’efforçait de vivre sa vie le mieux qu’il fût possible, on mourait sa mort naturellement, avec calme, sans peur ni regret.

La religion, qui s’occupait de tant de choses, ne disait rien, presque rien de la mort ; elle ne paraissait qu’aux funérailles.

Il y avait bien quelque mythe vague, obscur, qui parlait du royaume souterrain, du séjour des ombres, de leur transmigration, de leurs apparitions, de leur renaissance ; mais ce mythe, négligé, grossier, comme on le voit dans Homère, conçu au bord des fosses, à la vue de cadavres, ou en face des bûchers qui les consumaient, ne paraît pas avoir exercé sur la pratique d’influence sérieuse. Il y a dans l’Iliade, au commencement du premier livre, un mot qui fait voir le peu d’estime qu’on faisait de l’âme, le peu de place qu’ele tenait dans l’existence des héros :

« Chante, Muse, cette colère funeste qui précipita dans le Tartare une foule d’âmes généreuses de héros, et les livra eux-mêmes en pâture aux chiens et aux oiseaux. »

Eux-mêmes, αὐτοὺς, c’est-à-dire les corps, par opposition aux âmes, ψυχας !

Il semble même que, dès les temps les plus anciens, la croyance aux mânes fût méprisée : c’est elle que les Romains désignaient par le mot de superstition, formé de superesse ou superstare, comme qui dirait la foi à la survivance, ou mieux la foi aux revenants. La croyance à l’immortalité des âmes ne faisait pas partie de la religion ; elle en était au contraire une dégénérescence honteuse.

Quant au mosaïsme, il est notoire que les sadducéens, qui en représentaient la pure tradition, niaient la distinction de l’âme, et, à plus forte raison, sa survivance. Cette opinion fut introduite, après la captivité de Babylone, par les pharisiens, mot qui signifie, suivant l’une ou l’autre des deux étymologies qu’on lui donne, hérétiques, ou sectateurs du parsisme, c’est-à-dire de la doctrine de Zoroastre.

CHAPITRE V.

L’homme en face de la mort.

XXXVII. — La mort est l’épreuve décisive de la valeur de l’éducation et de la moralité d’une société.

Dites-moi la mort d’un homme, et je vous dirai sa vie; réciproquement, dites-moi la vie de cet homme, et je vous prédirai sa mort. Je fais abstraction des trépas subits, qui ne laissent pas aux mourants la conscience de leur état, comme des existences sur lesquelles pèse une tyrannie ou une fatalité invincible.

Ce sujet est grave : nous en chercherons les éléments à travers l’histoire.

Les anciens, tout religieux qu’ils étaient, spéculaient peu : comme il convient à une civilisation naissante, ils pratiquaient davantage. Point de phrases sur la mort, non plus que sur la vie; pas de dédain de celle-ci, pas de jaclance vis-à-vis de celle-là. De même qu’on s’efforçait de vivre sa vie le mieux qu’il fût possible, on mourait sa mort naturellement, avec calme, sans peur ni regret.

La religion, qui s’occupait de tant de choses, ne disait rien, presque rien de la mort; elle ne paraissait qu’aux funérailles.

Il y avait bien quelque mythe vague, obscur, qui parlait duroyaume souterrain, du séjour des ombres, de leur transmigration, de leurs apparitions, de leur renaissance; mais ce mythe, négligé, grossier, comme on le voit dans Homère, conçu au bord des fosses, à la vue des cadavres, ou en face des bûchers qui les consumaient, ne paraît pas avoir exercé sur la pratique d’influence sérieuse. Il y a dans l’Iliade, au commencement du premier livre, un mot qui fait voir le peu d’estime qu’on faisait de l’âme, le peu de place qu’elle tenait dans l’existence des héros :

« Chante, Muse, cette colère funeste qui précipita dans le Tartare une foule d’âmes généreuses de héros, et les livra _eux-mêmes_ en pâture aux chiens et aux oiseaux. »

Eux-mêmes, αὐτοὺς, c’est-à-dire les corps, par opposiion aux âmes, ψυχας (J) !

Il semble même que, dès les temps les plus anciens, la croyance aux mânes fût méprisée : c’est elle surtout que les Romains désignaient par le mot de superstition, formé de superesse ou superstare, comme qui dirait la foi à la survivance, ou mieux la foi aux revenants (K). La croyance à l’immortalité des âmes ne faisait pas partie de la religion; elle en était au contraire une dégénérescence honteuse.

Quant au mosaïsme, il est notoire que les saducéens qui en représentaient la pure tradition, niaient la distinction de l’âme, à plus forte raison sa survivance. Cette opinion fut introduite, après la captivité de Babylone, par les pharisiens, mot qui signifie, suivant l’une ou l’autre des deux étymologies qu’on lui donne, hérétiques ou sectateurs du parsisme, c’est-à-dire de la doctrine de Zoroastre.

XL

 

N’attendant rien de la religion, la bonne mort, l’euthanasie, chez les anciens, résultait de deux causes : la plénitude de l’existence, et la communion sociale.

Il mourut plein de jours, dit la Bible, entendant par ce mot, non pas tant le nombre des années que la parfaite ordonnance, congruité et beauté de la vie, dans toutes ses périodes et manifestations.

La mort, ainsi obtenue, est la dernière des béatitudes. Loin qu’elle paraisse amère, elle exclut toute addition de bonheur, par conséquent tout supplément de vie. C’est l’idée rendue par La Fontaine :

Rien ne trouble sa fin, c’est le soir d’un beau jour.

Voilà, en douze syllabes, toute la pratique des anciens sur le bien mourir ; voilà leur sacrement.

La seconde cause qui leur rendait la mort heureuse était le sentiment de la communion sociale dans laquelle ils expiraient.

Il y en a un bel exemple dans le distique de Simonide gravé au passage des Thermopyles sur la tombe des trois cents Spartiates : Passant, va dire à Lacédémone que nous sommes morts ici pour obéir à ses lois.

Point d’allusion à une vie ultérieure, point d’exaltation vaine. Le fait pur et simple, sublime dans sa simplicité : Ici nous sommes morts, mais nous vivons à Lacédémone.

C’est dans ce sens qu’il faut entendre la chanson d’Harmodius : Je porterai mon épée dans une branche de myrte, comme firent Harmodius et Aristogiton, lorsqu’ils frappèrent le tyran Hipparque, aux fêtes des Panathénées… Non, cher Harmodius, tu n’es pas mort ; tu vis dans les îles bienheureuses, en compagnie d’Achille et de Diomède… Ici, c’est le citoyen qui se met en communion avec les anciens héros, toujours vivants au sein de la patrie, et que ni le fer de l’ennemi, ni la rage des tyrans, ne saurait atteindre.

Athènes avait fait de cette idée une institution ; c’était l’oraison funèbre des citoyens morts pour la patrie, dont les noms étaient gravés sur les marbres publics, et les enfants élevés aux frais du trésor. Croit-on que cela ne valût pas notre Requiem ?

Communion sociale, exprimée par la famille, organisée par la cité, par la confédération ou l’amphictyonie ; vie qui se prolongeait au delà du tombeau par la participation à la vie des ancêtres et à celle des descendants ; c’est ainsi que la mort disparaissait englobée dans la perpétuité de la patrie, et que le dernier soupir s’échappait dans le ravissement de la fraternité.

« Chez les Romains, dit M. Franz de Champagny, l’homme unissait sa vie à celle de ses aïeux et à celle de ses descendants. Au lieu de prolonger sa vie dans une douteuse éternité, il la prolongeait par le sentiment plus intime de l’hérédité. Pour lui, l’immortalité de la famille, de la tribu, de la patrie, remplaçait l’immortalité de l’âme… L’élysée du Romain, c’était la grandeur future de Rome. La vertu, le patriotisme et la gloire antique viennent de là : ce sont des vertus civiques transformées en vertus religieuses. » (Les Césars.)

Famille, tribu, patrie : quelle maigre immortalité pour nous autres chrétiens !… Il faut croire cependant que cette idée de communion sociale et de vie collective n’était pas sans quelque réalité pour les anciens, puisqu’elle leur fit produire tant d’actes d’héroïsme, qui, en dépit de nos prétentions à la sainteté et de notre verbiage, restent encore nos modèles.

Inutile d’observer, du reste, que de ces deux conditions desquelles dépendait la bonne mort, savoir la plénitude de la vie et la communion sociale, la première suppose la seconde. Pas de vie pleine pour l’esclave, pour le condamné, pour le banni, pour celui dont la patrie était envahie par l’étranger, déchirée par la guerre civile, ou asservie par le tyran. Pour celui-là, vide absolu de l’existence ; conséquemment, la mort avec toutes ses horreurs.

 

XXXVIII. — N’attendant rien de la religion, la bonne mort, l’euthanasie, chez les anciens, résultait de deux causes : la plénitude de l’existence, et la communion sociale.

Il mourut plein de jours, dit la Bible, entendant par ce mot, non pas tant le nombre des années que la parfaite ordonnance, congruité et beauté de la vie dans toutes ses périodes et manifestations.

La mort, ainsi obtenue, est la dernière des béatitudes. Loin qu’elle paraisse amère, elle exclut toute addition de bonheur, par conséquent tout supplément de vie. C’est l’idée rendue par La Fontaine :

Rien ne trouble sa fin, c’est le soir d’un beau jour.

Voilà, en douze syllabes, toute la pratique des anciens sur le bien mourir.

La seconde cause qui leur rendait la mort heureuse était le sentiment de la communion sociale dans laquelle ils expiraient.

Il y en a un bel exemple dans le distique de Simonide gravé au passage des Thermopyles sur le monument des trois cents Spartiates : Passant, va dire à Lacédémone que nous sommes morts ici pour obéir à ses lois.

Point d’allusion à une vie ultérieure, point d’exaltation vaine. Le fait pur et simple, sublime dans sa simplicité : Ici nous sommes morts, mais nous vivons à Lacédémone.

C’est dans ce sens qu’il faut entendre la chanson d’Harmodius : Je porterai mon épée dans une branche de myrte, comme firent Harmodius et Aristogiton, lorsqu’ils frappèrent le tyran Hipparque, aux fêtes des Panathénées… Non, cher Harmodius, tu n’es pas mort ; tu vis dans les îles bienheureuses, en compagnie d’Achille et de Diomède. Ici, c’est le citoyen qui se met en communion avec les anciens héros, toujours vivants au sein de la patrie, et que ni le fer de l’ennemi, ni la rage des tyrans, ne saurait atteindre.

Athènes avait fait de cette idée une institution : c’était l’oraison funèbre des citoyens morts pour la patrie, dont les noms étaient gravés sur les marbres publics, et les enfants élevés aux frais du trésor. Croit-on que cela ne valût pas notre Requiem ? Quelle commémoration a été faite, en France, des soldats tués à Sébastopol ?

Communion sociale, exprimée par la famille, organisée par la cité, par la confédération ou l’amphictyonie; vie qui se prolongeait au delà du tombeau par la participation à la vie des ancêtres et à celle des descendants : c’est ainsi que la mort disparaissait englobée dans la perpétuité de la patrie, et que le dernier soupir s’échappait dans le ravissement de la fraternité.

« Chez les Romains, dit M. Franz de Champagny, l’homme unissait sa vie à celle de ses aïeux et à celle de ses descendants, Au lieu de prolonger sa vie dans une douteuse éternité, il la prolongeait par le sentiment plus intime de l’hérédité. Pour lui, l’immortalité de la famille, de la tribu, de la patrie, remplaçait l’immortalité de l’âme… L’élysée du Romain, C’était la grandeur future de Rome. La vertu, le patriotisme et la gloire antique viennent de là : ce sont des vertus civiques transformées en vertus religieuses. » (Les Césars)

Famille, tribu, patrie : quelle maigre immortalité pour nous autres chrétiens! Il faut croire cependant que cette idée de communion sociale et de vie collective n’était pas sans quelque réalité pour les anciens, puisqu’elle leur fit produire tant d’actes d’héroïisme, qui, en dépit de nos prétentions à la sainteté et de notre verbiage, restent encore nos modèles.

Inutile d’observer, du reste, que de ces deux conditions desquelles dépendait la bonne mort, savoir la plénitude de la vie et la communion sociale, la première suppose la seconde. Pas de vie pleine pour l’esclave, pour le condamné, pour le banni, pour celui dont la patrie était envahie par l’étranger, déchirée par la guerre civile, ou asservie par le tyran. Pour celui-là, vide absolu de l’existence; conséquemment, la mort avec toutes ses horreurs.

XLI

 

Aussi, quel désespoir saisit la société antique, quand par l’effet des révolutions le lien social vint à se rompre, et qu’il n’y eut plus de communion ! C’est un des phénomènes les plus saisissants de l’histoire, et en même temps le moins compris, pour ne pas dire le moins aperçu. À mesure que la vie collective se dissout, que la vie individuelle perd de sa plénitude, on voit s’accroître l’angoisse de la mort. Il semble que les âmes désolées, autrefois si calmes, si vivantes dans la mort, crient sous son aiguillon. Le grand Pan est mort ; les âmes sont dans la consternation, elles remplissent l’air de leurs gémissements !

Alors commence la période de dissolution : la conscience, isolée, perdue, cherche un remède à l’horreur qui la tourmente, et tâche en vain de s’étourdir. C’est une déroute, un sauve-qui-peut. La poésie rêve de squelettes ; les francs-maçons d’Éleusis offrent leurs mystères, les philosophes leurs abstractions. Qui nous délivrera de cette atroce pensée de la mort ? Car, hélas ! plus de patrie, plus d’euthanasie : la vie et la mort sont toutes deux absurdes.

C’est par l’Ionie que commence la débâcle.

Les Grecs d’Ionie sont tombés sous la domination persane. Pour comble de misère, entre eux et le grand roi se place la tyrannie indigène. Plus de communion : des enrichis et des esclaves, pour qui la vie libidineuse remplace l’héroïsme. Les poésies d’Anacréon sont remplies de cette épouvante : rien ne fait mal à voir comme ce poëte octogénaire appelant sans cesse, contre la mort, l’étourdissement de la volupté :

Elles m’ont dit, les femmes 😐
Anacréon, tu es vieux !
Prends un miroir, et regarde
Tes cheveux : il n’y en a plus.
Et ton front est ras !
— Moi, s’il me reste des cheveux
Ou si tous sont partis,
Je l’ignore ; mais je sais bien
Que c’est un devoir au vieillard
De mener joyeuse vie
Plus il approche de la mort.

Ainsi, la vie inimitable, comme la nommèrent Antoine et Cléopâtre, cette recette du désespoir, était pratiquée en Asie dès le temps d’Anacréon, cinq siècles avant J.-C.

Après la grande guerre médique, la Grèce se déchire par la guerre civile ; chaque république appelle l’étranger, et toute liberté expire sous les Macédoniens. Épicure paraît, et ce qu’avait chanté Anacréon, son école le met en théorie.

C’est cette théorie qui, jointe au scepticisme de Carnéade, excita d’abord la réprobation des Romains.

Mais la grande république penche à son tour vers sa ruine ; l’empereur remplace la communion latine : vainqueurs et vaincus deviennent les pâles sujets de la mort. Lucrèce place sa philosophie sous l’invocation de Vénus. Horace se range sans façon dans la grande étable, avec Mécénas et ses amis. Toute la noblesse, l’ordre équestre, épuisés, haletants, embrassent la religion du plaisir. Virgile, qui chanta la régénération romaine, le messianisme de César, appelle tour à tour à son aide la philosophie d’Épicure, la science d’Archimède et la métaphysique de Platon. Pas plus que les autres il ne croit à la vertu patriotique, et se sauve dans l’humanité.

Quelques-uns protestent en faveur des mœurs antiques, par haine du prince, dégoût de la multitude, regret de leurs honneurs : ils sont si bien de leur siècle, qu’ils ne pensent même pas que cette vieille république, si elle pouvait renaître, serait le seul et efficace remède à la peur de la mort.

 

XXXIX. — Aussi, quel désespoir saisit la société antique, quand par l’effet des révolutions le lien social vint à se rompre, et qu’il n’y eut plus de communion ! C’est un des phénomènes les plus saisissants de l’histoire, et en même temps le moins compris, pour ne pas dire le moins aperçu. À mesure que la vie collective se dissout, que la vie individuelle perd de sa plénitude, on voit s’accroître l’angoisse de la mort. Il semble que les âmes désolées, autrefois si calmes, si vivantes dans la mort, crient sous son aiguillon. Le grand Pan est mort; les âmes sont dans la consternation, elles remplissent l’air de leurs gémissements.

Alors commence la période de dissolution : la conscience, isolée, perdue, cherche un remède à l’horreur qui la tourmente, et tâche en vain de s’étourdir. C’est une déroute, un sauve-qui-peut. La poésie rêve de squelettes ; les francs-maçons d’Éleusis offrent leurs mystères, les philosophes leurs abstractions. Qui nous délivrera de cette atroce pensée de la mort? Car, hélas! plus de patrie, plus d’euthanasie : la vie et la mort sont toutes deux absurdes.

C’est par l’Ionie que commence la débâcle.

Les Grecs d’Ionie sont tombés sous la domination persane. Pour comble de misère, entre eux et le grand roi se place la tyrannie indigène. Plus de communion : des enrichis et des esclaves, pour qui la vie libidineuse remplace l’héroïsme. Les poésies d’Anacréon sont remplies de cette épouvante : rien ne fait mal à voir comme ce poëte octogénaire appelant sans cesse, contre la mort, l’étourdissement de la volupté :

Elles m’ont dit : les femmes :
Anacréon, tu es vil
Prends un miroir, et regarde
Tes cheveux : il n’y en a plus,
Et ton front est ras!
— Moi, s’il me reste des cheveux
Ou si tous sont partis,
Je l’ignore ; mais je sais bien
Que c’est un devoir au vieillard
De mener joyeuse vie
Plus il approche de la mort.

Ainsi, la vie inimitable, comme la nommèrent Antoine et Cléopâtre, cette recette du désespoir, était pratiquée en Asie dès le temps d’Anacréon, cinq siècles avant J.-C.

Après la grande guerre Médique, la Grèce se déchire par la guerre civile; chaque république appelle l’étranger, et toute liberté expire sous les Macédoniens. Épicure paraît, et ce qu’avait chanté Anacréon, son école le met en théorie. C’est cette théorie qui, jointe au scepticisme de Carnéade, excita d’abord la réprobation des Romains.

Mais la grande république penche à son tour vers sa ruine; l’empereur remplace la communion latine : vainqueurs et vaincus deviennent les päles sujets de la mort. Lucrèce place sa philosophie sous l’invocation de Vénus. Horace se range sans façon dans la grande étable, avec Mécénas et ses amis. Toute la noblesse, l’ordre équestre, épuisés, haletants, embrassent la religion du plaisir. Virgile, qui chanta la régénération romaine, le messianisme de César, appelle tour à tour à son aide la philosophie d’Épicure, la science d’Archimède et la métaphysique de Platon. Pas plus que les autres il ne croit à la vertu patriotique, et il se sauve dans l’humanité.

Quelques-uns protestent en faveur des mœurs antiques, par haine du prince, dégoût de la multitude, regret de leurs honneurs : ils sont si bien de leur siècle, qu’ils ne pensent même pas que cette vieille république, si elle pouvait renaître, serait le seul et efficace remède à leur peur de la mort.

XLII

 

Nous touchons à la transition qui amènera bientôt le christianisme. À défaut d’une communion qui n’est plus, et dont on ne sait même pas se rendre compte, on demande une foi ! Le stoïcisme apporte son dogme, aussi impuissant que celui d’Épicure.

Sorte de platonisme pratique et sévère, le stoïcisme prend le contre-pied d’Épicure : il foule aux pieds la volupté ; il nie que la douleur soit un mal ; dans la vertu seule il découvre le souverain bien, dans le vice la souveraine misère, et enseigne à mépriser la mort, en élevant à la hauteur d’une déduction métaphysique la vieille, l’impure croyance aux revenants, la Superstition !

Avec quel art il la décore !

« Le monde est un être animé, vivant ; Dieu en est l’âme : et comme l’âme et le corps de l’homme forment un sujet unique, de même Dieu et le monde forment un tout inséparable, qui est l’Absolu.

« De cet Absolu font partie les corps et les âmes, dont l’union constitue notre vie, dont notre mort n’est que la séparation. Après le trépas, le principe animique rentre en Dieu, âme universelle ; le corps est rendu aux éléments. »

C’est ainsi que les stoïciens essayent de relever les mœurs, et de guérir les courages.

Il faut voir avec quelle timidité ils sont accueillis ! Les honnêtes gens, les hommes d’une vertu déterminée, voudraient qu’ils eussent raison ; ils n’osent s’y livrer. Cicéron les admire, les favorise ; mais Carnéade lui ôte la foi !

Caton lit et relit, avant de mourir, son Phédon, non pas tant pour s’encourager, comme on l’a dit : celui-là, qui avait conservé les mœurs anciennes n’avait certes pas plus peur de la mort qu’un Cassius, un Pétronius, et tant d’autres épicuriens qui moururent avec honneur ; Caton cherchait à se consoler de la république, il cherchait si la perte de la liberté n’avait pas quelque raison dans l’ordre éternel.

Thraséa fait comme Caton. Avant de recevoir sa condamnation, il cause avec Démétrius de la séparation de l’âme et du corps. Puis, quand le questeur arrive, porteur de l’ordre fatal, le Romain dit adieu au philosophe, ordonne à sa femme de se conserver pour sa fille, heureux que son gendre ne partage pas son supplice ; et tout entier à cette communion sacrée de la famille et de la patrie, dont il est le dernier représentant, il se fait ouvrir la veine, et offre son sang, comme une libation, — à l’immortalité de l’âme ? non, à Jupiter libérateur.

Tacite, à la fin de la vie d’Agricola, son beau-père, s’écrie, dans un mouvement de tendresse poétique :

« S’il est un séjour aux mânes des saints ; si, comme le veulent les philosophes, les grandes âmes ne périssent pas avec les corps. »

On voit qu’il s’agit pour Tacite d’une opinion nouvelle, que les anciens n’avaient pas connue, et dont leur religion n’avait pas éprouvé le besoin. On a dit que les lois étaient le signe de la décadence des nations : comment se fait-il que la croyance à une vie future se répande parmi les hommes, juste aux époques où ils ne valent plus rien pour celle-ci ?

XL. — Nous touchons à la transition qui amènera bientôt le christianisme. A défaut d’une communion qui n’est plus, et dont on ne sait même pas se rendre compte, on demande une foi! Le stoïcisme apporte son dogme, aussi impuissant que celui d’Épicure.

Sorte de platonisme pratique et sévère, le stoïcisme prend le contre-pied d’Épicure : il foule aux pieds la volupté; il nie que la douleur soit un mal ; dans la vertu seule il découvre le souverain bien, dans le vice la souveraine misère, et enseigne à mépriser la mort, en élevant à la hauteur d’une déduction métaphysique la vieille, l’impure croyance aux revenants, la superstition.

Avec quel art il la décore!

« Le monde est un être animé, vivant; Dieu en est l’âme : et comme l’âme et le corps de l’homme forment un sujet unique, de même Dieu et le monde forment un tout inséparable, qui est l’Absolu.

« De cet Absolu font partie les corps et les âmes, dont lunion constitue notre vie, dont notre mort n’est que la séparation. Après le trépas, le principe animique rentre en Dieu, âme universelle ; le corps est rendu aux éléments (L).

C’est ainsi que les stoïciens essayent de relever les mœurs et de guérir les courages.

Il faut voir avec quelle timidité ils sont accueillis! Les honnêtes gens, les hommes d’une vertu déterminée, voudraient qu’ils eussent raison ; ils n’osent s’y livrer. Cicéron les admire, les favorise ; mais Carnéade lui Ôte la foi.

Caton lit et relit, avant de mourir, son Phédon, non pas tant pour s’encourager, comme on l’a dit : celui-là, qui avait conservé les mœurs anciennes, n’avait certes pas plus peur de la mort qu’un Cassius, un Pétronius, et tant d’autres épicuriens qui moururent avec honneur. Caton cherchait à se consoler de la république, il cherchait si la perte de la liberté n’avait pas quelque raison dans l’ordre éternel.

Thraséa fait comme Caton. Avant de recevoir sa condamnation, il cause avec Démétrius de la séparation de l’âme et du corps. Puis, quand le questeur arrive, porteur de l’ordre fatal, le Romain dit adieu au philosophe, ordonne à sa femme de se conserver pour sa fille, heureux que son gendre ne partage pas son supplice; et tout entier à cette communion sacrée de la famille et de la patrie, dont il est le dernier représentant, il se fait ouvrir la veine, et offre son sang, comme une libation, — à l’immortalité de l’âme? non, à Jupiter libérateur.

Tacite, à la fin de la vie d’Agricola, son beau-père, s’écrie, dans un mouvement de tendresse poétique :

« S’il est un séjour aux mânes des saints ; si, comme le veulent les philosophes, les grandes âmes ne périssent pas avec les corps. »

On voit qu’il s’agit pour Tacite d’une opinion nouvelle, que les anciens n’avaient pas connue, et dont leur religion n’avait pas éprouvé le besoin. On a dit que les lois étaient le signe de la décadence des nations : comment se fait-il que la croyance à une vie future se répande parmi les hommes, juste aux époques où ils ne valent plus rien pour celle-ci?

XLIII

 

Mais nous n’avons fait encore qu’effleurer ce funèbre sujet.

En supposant que la théorie de la dissociation des âmes et des corps ait pu être, aussi bien que celle d’Épicure, de quelque soulagement dans l’universelle épouvante, on comprendra que de tels remèdes n’étaient pas à la portée du vulgaire, et que, le jour où les masses réclameraient à leur tour un antidote contre l’ennui de la mort, les poèmes érotico-bachiques d’Anacréon, d’Alcée, d’Horace, de même que les spéculations platoniques et stoïciennes, seraient d’un médiocre effet.

Or, ce jour-là était venu. La société romaine dissoute, la plèbe, aussi bien que le patriciat, était dans le vide ; les âmes vulgaires, comme les âmes d’élite, pendaient en l’air, ouvertes au vent, comme des vessies crevées ; c’est le tableau qu’en fait Virgile :

… Aliæ panduntur inanes
Suspensæ ad ventos.

Qui viendrait au secours de cette multitude ?

Il y a des médecins pour toutes les fortunes.

La Grèce, dont la gloire et la décadence avaient devancé de plusieurs siècles celles de Rome, avait produit, à l’usage des classes inférieures, une philosophie péremptoire. Il n’est pas permis à tout le monde d’aller à Corinthe, disait Démosthènes. — Non, répliqua Diogène ; mais il est permis à tout le monde de n’y pas aller, et de se passer de Corinthe.

Les cyniques trouvent ici, dans le naufrage général, leur emploi, et, sans qu’il y paraisse, c’est leur système qui a le plus de vogue. Trop peu de gens sont à même de prendre les dragées d’Épicure, un plus petit nombre encore pourrait digérer les pilules transcendantales de Zénon ; la besace de Diogène est accessible à tout le monde.

La plèbe césarienne, quatre à cinq cent mille lazzaroni partageant l’empire avec César, nourrie par la frumentation, c’est-à-dire à peu près pour rien, baignée pour rien, contente de sa gueuserie, prend le parti héroïque de mépriser cordialement une existence dont elle a perdu, en se donnant à César, le sentiment, la dignité, l’exercice, l’objet, la signification.

Pour se fortifier contre la mort, elle s’habitue à ne faire nul cas de la vie : chose facile, sous le gouvernement de César. La vie, en effet, pour cette multitude, est devenue un non-sens. Au lieu de la plénitude des jours, qui faisait la félicité des anciens, on a le spleen. Si donc ce n’est plus rien de vivre, dans cette société en poussière, comment serait-ce quelque chose de mourir ? Écoutez le cri du prétorien à Néron fugitif, tremblant devant la mort : Usque adeone mori miserum est ? Ton règne est fini, meurs donc : cela est-il si difficile ?

Analysez le caractère du peuple romain des derniers temps de la république et de ceux de l’empire : au fond, vous ne trouvez que le cynisme ; c’est le cynisme, dans la majesté du Capitole, qui fait le tempérament du peuple-roi, la vie morale de Rome, le génie de César.

Or, quand le peuple se mêle de quelque chose, philosophie ou religion, amour de Dieu ou mépris de la vie, il arrive à des conceptions fantastiques, il crée des géants et des monstres. Les fils de la louve, prenant la besace, et se mettant en tête de combattre la mort et ses terreurs, devaient accoucher d’une idée horrible, qui ferait frémir l’histoire.

Le suicide n’avait plus rien de neuf ; depuis longtemps on avait appris, par de nobles exemples, à l’honorer ; on savait qu’il était le refuge de la dignité contre toute injure de la tyrannie ou de la fortune : mérite vulgaire, bagatelle, dont on ne parlait plus. La république morte, le suicide se trouva usé.

Qu’est-ce donc que découvrit la ferocitas romana ? — Les combats de gladiateurs.

XLI. — Mais nous n’avons fait encore qu’eflleurer ce funèbre sujet.

En supposant que la théorie de la séparation des âmes et des corps ait pu être, aussi bien que celle d’Épicure, de quelque soulagement dans l’universelle épouvante, on comprendra que de tels remèdes n’étaient pas à la portée du vulgaire, et que, le jour où les masses réclameraient à leur tour un antidote contre l’ennui de la mort, les poëmes érotico-bachiques d’Anacréon, d’Alcée, d’Horace, de même que les spéculations platoniques et stoïciennes, seraient d’un médiocre effet.

Or, ce jour-là était venu. La société romaine dissoute, la plèbe, aussi bien que le patriciat, était dans le vide; les âmes vulgaires, comme les âmes d’élite, pendaient en l’air, ouvertes au vent, comme des vessies crevées; c’est le tableau qu’en fait Virgile :

…Aliæ panduntur inanes

Suspensæ ad ventos,

Qui viendrait au secours de cette multitude?

Il y a des médecins pour toutes les fortunes.

La Grèce, dont la gloire et la décadence avaient devancé de plusieurs siècles celles de Rome, avait produit, à lusage des classes inférieures, une philosophie péremptoire. Il n’est pas permis à tout le monde d’aller à Corinthe, disait Démosthènes. — Non, répliqua Diogène; mais il est permis à tout le monde de n’y pas aller et de se passer de Corinthe.

Les cyniques trouvent ici, dans le naufrage général, leur emploi, et, sans qu’il y paraisse, c’est leur système qui a le plus de vogue. Trop peu de gens sont à même de prendre les dragées d’Épicure, un plus petit nombre encore pourrait digérer les pilules transcendantales de Zénon ; la besace de Diogène est accessible à tout le monde.

La plèbe césarienne, quatre à cinq cent mille lazzaroni partageant l’empire avec César, nourrie par la frumentation, c’est-à-dire à peu près pour rien, baignée pour rien, contente de sa gueuserie, prend le parti héroïque de mépriser cordialement une existence dont elle a perdu, en se donnant à César, le sentiment, la dignité, l’exercice, l’objet, la signification.

Pour se fortifier contre la mort, elle s’habitue à ne faire nul cas de la vie : chose facile, sous le gouvernement de César. La vie, en effet, pour cette multitude, est devenue un non-sens. Au lieu de la plénitude des jours, qui faisait la félicité des anciens, on a le spleen. Si donc ce n’est plus rien de vivre, dans cette socié’é en poussière, comment serait-ce quelque chose de mourir? Écoutez le cri du prétorien à Néron fugitif, tremblant devant la mort : Usque adeone mori miserum est ? Ton règne est fini, meurs donc : cela est-il si difficile ?

Analysez le caractère du peuple romain des derniers temps de la république et de ceux de l’empire : au fond, vous ne trouvez que le cynisme. C’est le cynisme, dans la majesté du Capitole, qui fait le tempérament du peupleroi, la vie morale de Rome, le génie de César.

Or, quand le peuple se mêle de quelque chose, philosophie ou religion, amour de Dieu ou mépris de la vie, il arrive à des conceptions fantastiques, il crée des géants et des monstres. Les fils de la louve, prenant la besace, et se mettant en tête de combattre la mort et ses terreurs, devaient accoucher d’une idée horrible, qui ferait frémir l’histoire.

Le suicide n’avait plus rien de neuf; depuis longtemps on avait appris, par de nobles exemples, à l’honorer; on savait qu’il était le refuge de la dignité contre toute injure de la tyrannie ou de la fortune : mérite vulgaire; bagatelle, dont on ne parlait plus. La république morte, le suicide se trouva usé.

Qu’est-ce donc que découvrit la ferocitas romana ? — Les combats de gladiateur.

XLIV

 

Certaines gens blâment les combats de taureaux, comme entretenant la cruauté ; la sévère Albion a renoncé à sa boxe. Que dirions-nous si le gouvernement, au lieu d’envoyer à l’échafaud les condamnés à mort, s’avisait, pour le divertissement du peuple, de les faire battre en plein hippodrome jusqu’à ce que mort s’ensuivît ?…

Mais ce n’étaient pas deux hommes, deux criminels, dont Rome se donnait le régal ; c’étaient des centaines, des milliers de prisonniers, de vraies boucheries, où le sang coulait à flots comme aux champs de Pharsale et de Philippe. Sous la république, il était défendu de donner à la fois plus de cent gladiateurs. Auguste, voulant plaire au peuple, éleva ce nombre à soixante couples par représentation. La rage de ces spectacles croissant toujours, le chiffre de cent vingt hommes fut bientôt dépassé, sur l’exigence du peuple et par la complaisance du sénat ; sans compter que ces massacres avaient lieu partout : les moindres cités avaient leur cirque, avec leurs casernes de gladiateurs. Le roi de Judée Agrippa fit battre un jour quatorze cents condamnés. Gordien, étant édile, donnait régulièrement de cent cinquante à cinq cents paires. Trajan, dans un seul jour, fit paraître dix mille gladiateurs ; et dans la grande naumachie qui eut lieu, sous l’empire de Claude, sur le lac Fucin, il y eut jusqu’à dix-neuf mille combattants. Au triomphe de Probe, six cents hommes étaient destinés au cirque : de ce nombre, quatrevingts, s’étant échappés, attaquèrent les spectateurs, se répandirent dans la ville, et furent enfin terrassés par les légionnaires, après avoir vendu chèrement leur vie. Ce fut un scandale énorme.

Les historiens qui ont touché cette question, tels que Châteaubriand, ne manquent pas en général de l’exploiter au profit du christianisme : comme si les combats de gladiateurs, dont la corruption romaine s’assouvit pendant plus de cinq siècles, étaient de l’essence du paganisme, comme s’il ne fallait pas chercher ailleurs la raison de ce sanglant phénomène !

D’après Cicéron, Sénèque, Pline, Juvénal, et les auteurs contemporains, on voit que l’opinion les regardait comme une école de courage, où les citoyens apprenaient à mépriser le sang et la mort. Sous un empereur, je crois que ce fut Septime-Sévère, comme on songeait à réformer les mœurs, les jurisconsultes qui formaient le conseil impérial soutinrent avec force les combats du cirque, nécessaires, disaient-ils, pour entretenir le courage militaire et former l’âme du soldat.

Mais il est évident que cette allégation ne contient que la moitié de la vérité : comment le soldat de l’empire avait-il besoin de cet excitant, dont s’étaient passés les guerriers de la république ? La vraie cause, je le répète, est dans la désorganisation universelle, qui, laissant l’homme sans liberté, sans droit, sans communion, sans patrie, n’offrant à sa solitude pour toute compensation que César, le poussait au mépris de la vie en même temps qu’elle le livrait sans défense aux affres de la mort.

L’influence, telle quelle, des combats de gladiateurs sur les courages, se manifeste chez les martyrs trop vantés du christianisme. C’est le même sang-froid devant la mort, la même bravoure ou crânerie, la même impassibilité. Ils meurent, ces combattants du Christ, comme des gladiateurs. C’est l’éloge qu’en font les écrivains ecclésiastiques : la comparaison revient sans cesse dans les récits du martyrologe et dans les hymnes. Quand des hommes libres, des chevaliers, des sénateurs, des femmes, s’élançaient dans le cirque, sans autre but que de faire montre de leur courage dans un combat à outrance, comment des fanatiques, unis contre l’empereur par leur foi au Messie éternel, n’auraient-ils pas su mourir pour leur Église et pour leur Dieu ?…

XLII. — Certaines gens blâment les combats de taureaux, comme entretenant la cruauté; la sévère Albion a renoncé à sa boxe. Que dirions-nous si le gouvernement, au lieu d’envoyer à l’échafaud les condamnés à mort, s’avisait, pour le divertissement du peuple, de les faire battre en plein hippodrome jusqu’à ce que mort s’ensuivit?

Mais ce n’étaient pas deux hommes, deux criminels, dont Rome se donnait le régal; c’étaient des centaines, des milliers de prisonniers, de vraies boucheries, où le sang coulait à flots comme aux champs de Pharsale et de Philippe. Sous la république, il était défendu de donner à la fois plus de cent gladiateurs. Auguste, voulant plaire au peuple, éleva ce nombre à soixante couples par représentation. La rage de ces spectacles croissant toujours, le chiffre de cent vingt hommes fut bientôt dépassé, sur l’exigence du peuple et par la complaisance du sénat. Sans compter que ces massacres avaient lieu partout : les moindres cités avaient leur cirque, avec leurs casernes de gladiateurs. Le roi de Judée Agrippa fit battre un jour quatorze cents condamnés. Gordien, étant édile, donnait régulièrement de cent cinquante à cinq cents paires. Trajan, dans un seul jour, fit paraître dix mille gladiateurs; et dans la grande naumachie qui eut lieu, sous l’empire de Claude, sur le lac Fucin, il y eut jusqu’à dixneuf mille combattants. Au triomphe de Probe, six cents hommes étaient destinés au cirque : de ce nombre, quatrevingts s’étant échappés, attaquèrent les spectateurs, se répandirent dans la ville, et furent enfin terrassés par les légionnaires, après avoir vendu chèrement leur vie. Ce fut un scandale énorme.

Les historiens qui ont touché cette question, tels que Chateaubriand, ne manquent pas en général de l’exploiter au profit du christianisme : comme si les combats de gladiateurs, dont la corruption romaine s’assouvit pendant plus de cinq siècles, étaient de l’essence du paganisme, comme s’il ne fallait pas chercher ailleurs la raison de ce sanglant phénomène!

D’après Cicéron, Sénèque, Pline, Juvénal, et les auteurs contemporains, on voit que l’opinion les regardait comme une école de courage, où les citoyens apprenaient à mépriser le sang et la mort. Sous un empereur, je crois que ce fut Septime-Sévère, comme on songeait à réformer les mœurs, les jurisconsultes qui formaient le conseil impéral soutinrent avec force les combats du cirque, nécessaires, disaient-ils, pour entretenir le courage militaire et former l’âme du soldat.

Mais il est évident que cette allégation ne contient que la moitié de la vérité : comment le soldat de l’empire avait-il besoin de cet excitant, dont s’étaient fort bien passés les guerriers de la république? La vraie cause, je le répète, est dans la désorganisation universelle, qui, laissant l’homme sans liberté, sans droit, sans communion, sans patrie, n’offrant à sa solitude pour toute compensation que César, le poussait au mépris de la vie en même temps qu’elle le livrait sans défense aux affres de la mort (M).

L’influence, telle quelle, des combats de gladiateurs sur les courages, se manifeste chez les martyrs trop vantés du christianisme. C’est le même sang-froid devant la mort, la même bravoure ou crânerie, la même impassibilité. Ils meurent, ces combattants du Christ, comme des gladiateurs. C’est l’éloge qu’en font les écrivains ecclésiastiques : la comparaison revient sans cesse dans les récits du martyrologe et dans les hymnes. Quand des hommes libres, des chevaliers, des sénateurs, des femmes s’élançaient dans le cirque, sans autre but que de faire montre de leur courage dans un combat à outrance, comment des fanatiques, unis contre l’empereur par leur foi au Messie éternel, n’auraient-ils pas’ su mourir pour leur Eglise et pour leur Dieu?

XLV

 

Mais j’ai hâte à de savoir comment le christianisme entreprit de mettre fin à cette panique, qui plus que les massacres du cirque et toutes les débauches déshonora la fin de la société païenne.

Le premier mot du christianisme fut un cri de victoire. Que parlez-vous, cyniques, de votre mépris de la vie ? vous, stoïciens, de votre indifférence pour la douleur et la mort ? vous tous, héritiers des anciens sages, interprètes des dieux, de l’évaporation des âmes et des mânes impalpables ? Que nous vantes-tu, troupe d’Épicure, tes joies au désespoir ? et toi, plèbe affamée de Romulus, tes combats de gladiateurs ? Écoutez ces hommes, venus de Judée, que Néron fit enduire de poix et flamber dans ses jardins, en guise de lampions. Ils annoncent… la résurrection des corps !

C’était par là, en effet, que débutaient les nouveaux sectaires.

Le christianisme, par ses origines, avait plus d’un rapport avec les sectes qui s’étaient donné mission de rendre aux Romains le calme et la sérénité de leurs aïeux. Des cyniques, il avait l’affectation de pauvreté et de détachement ; des stoïciens, il prenait la gravité et déjà le spiritualisme ; des épicuriens, il retenait, pour l’époque qui suivrait le retour du Christ, l’espoir des voluptés matérielles. Mais il les surpassait tous par son prodigieux dogme de la résurrection des corps, sans lequel l’immortalité des âmes n’eût paru elle-même qu’une fiche de consolation.

Certes, ce ne fut pas la moindre addition que Paul et les autres se permirent à la doctrine du Galiléen. Mais ainsi se forment les religions. Une religion est un symbole, ce qui veut dire une cotisation. Le pharisaïsme devait payer son écot dans celle-ci : Jésus, qui pendant sa vie n’avait cessé de le poursuivre, lui dut après sa mort l’avantage, sans lequel il ne fût pas devenu dieu, de ressusciter.

Un cœur de Juif pouvait-il goûter la survivance de l’âme à la façon métaphysique des stoïciens ? Qu’est-ce que cela, une âme ?… Cela peut-il manger, boire et faire l’amour ?… Le pharisaïsme affirmait donc l’immortalité, non plus par une creuse et obscure métempsycose, non par la conservation, au sein de l’éther, de cette particule de la divinité, divinæ particulam auræ, comme disaient les philosophes, qui forme la quintessence de notre être, mais au moyen d’une belle et bonne résurrection en corps et âme, et, ce qui valait mieux, très-prochaine.

Tous ceux qui seraient morts dans la foi du Christ devaient ressusciter pour régner avec lui ; la génération contemporaine ne passerait point avant que cette résurrection arrivât. Au deuxième siècle, les rédacteurs des Évangiles, qui n’ont rien vu encore, croient néanmoins devoir répéter la promesse. Puis on ajourne la résurrection au troisième siècle, puis on la calcule pour le cinquième. De siècle en siècle, le millénarisme refait ses supputations. Enfin, l’attente étant toujours trompée, on prit le parti de retourner l’annonce. On avait dit d’abord que le Messie, revenant peu de temps après son ascension, ressusciterait les morts et régnerait avec ses fidèles pendant mille ans, après quoi tout finirait ; on prétendit désormais que cette venue messianique ne devait avoir lieu qu’à la fin du monde, comme la conclusion de toutes choses.

Quoi qu’il en soit, en dépit de la physique, en dépit de Descartes, qui a fondé le nouveau spiritualisme par sa distinction des substances, l’Église a conservé le dogme de la résurrection des corps et l’enseigne dans son catéchisme. Ce n’est plus, il est vrai, comme autrefois, le pivot de la propagande ; mais c’est toujours un article, l’avant-dernier, de la profession de foi, carnis resurrectionem.

Qu’on se figure l’étonnement des Romains à cette idée étrange, quand pour la première fois elle se fit jour dans la capitale de l’Empire, que Tacite, justement à cette occasion, compare à une sentine des folies humaines !

Ces hommes, qui n’osaient en croire les stoïciens sur l’immortalité des âmes, que devaient-ils penser à cette idée inouïe de la résurrection des corps ? La foi aux mânes était traitée par eux de superstition : que serait-ce de la revenance des cadavres ? Une seule chose peut donner l’idée du dégoût qu’ils durent éprouver, c’est la croyance aux vampires, encore répandue chez les peuples slaves, et qui n’a pas d’autre origine que la résurrection. Exitiabilis superstitio, dit Tacite, qui se console presque, à cette idée, du supplice atroce par lequel Néron fit périr ces misérables.

XLIIL. — Mais j’ai hâte de savoir comment le christianisme entreprit de mettre fin à cette panique, qui plus que les massacres du cirque et toutes les débauches déshonora la fin de la société païenne.

Le premier mot du christianisme fut un cri de victoire. Que parlez-vous, cyniques, de votre mépris de la vie? vous stoïciens, de votre indifférence pour la douléur et la mort? vous tous, héritiers des anciens sages, interprètes des dieux, de l’évaporation des âmes et des mânes impalpables? Que nous vantes-tu, troupe d’Épicure, tes joies au désespoir? et toi, plèbe affamée de Romulus, tes combats de gladiateurs? Écoutez ces hommes, venus de Judée, que Néron fit enduire de poix et flamber dans ses jardins, en guise de lampions. Ils annoncent… la résurrection des corps !

C’était par là, en effet, que débutaient les nouveaux sectaires.

Le christianisme, par ses origines, avait plus d’un rapport avec les sectes qui s’étaient donné mission de rendre aux Romains le calme et la sérénité de leurs aïeux. Des cyniques, il avait l’affectation de pauvreté et de détachement; des stoïciens, il prenait la gravité et déjà le spiritualisme; des épicuriens, il retenait, pour l’époque qui suivrait le retour du Christ, l’espoir des voluptés matérielles. Mais il les surpassait tous par son prodigieux dogme de la résurrection des corps, sans lequel l’immortalité des âmes n’eût paru elle-même qu’une fiche de consolation.

Certes, ce ne fut pas la moindre addition que Paul et les autres se permirent à la doctrine du Galiléen. Mais ainsi se forment les religions. Une religion est un symbole, ce qui veut dire une cotisation. Le pharisaisme devait payer son écot dans celle-ci : Jésus, qui pendant sa vie n’avait cessé de le poursuivre, lui dut après sa mort l’avantage, sans lequel il ne füt pas devenu dieu, de ressusciter.

Un cœur de Juif pouvait-il goûter la survivance de l’âme À la façon métaphysique des stoïciens? Qu’est-ce que cela, une âme? Cela peut-il manger, boire et faire l’amour? Le pharisaïsme affirmait donc l’immertalité, non plus par une creuse et obscure métempsycose, non par la conservation au sein de l’éther de cette particule de la divinité, divinæ particulam auræ, comme disaient les philosophes, qui forme la quintessence de notre être, mais au moyen d’une belle et bonne résurrection en corps et âme, et, ce qui valait mieux, très-prochaine.

Tous ceux qui seraient morts dans la foi du Christ devaient ressusciter pour régner avec lui; la génération contemporaine ne passerait point avant que cette résurrection arrivât. Au commencement du second siècle, les rédacteurs des Évangiles, qui ne voient rien venir, croient d’autant plus à la promesse. Puis on ajourne la résurrection au troisième siècle, puis on la calcule pour le cinquième. De siècle en siècle, le millénarisme refait ses supputations. Enfin, l’attente étant toujours trompée, on prit le parti de retourner l’annonce. On avait dit d’abord que le Messie, revenant peu de temps après son ascension, ressusciterait les morts et régnerait avec ses fidèles pendant mille ans, après quoi tout finirait; on prétendit désormais que cette venue messianique ne devait avoir lieu qu’à la fin du monde, comme la conclusion de toutes choses. –

Quoi qu’il en soit, en dépit de la physique, en dépit de Descartes, qui a fondé le nouveau spiritualisme par sa distinction des substances, l’Église a conservé le dogme de la résurrection des corps et l’enseigne dans son catéchisme. Ce n’est plus, il est vrai, comme autrefois, le pivot de la propagande; mais c’est toujours un article, l’avant-dernier, de la profession de foi, carnis resurrectionem.

Qu’on se figure l’étonnement des Romains à cette idée étrange, quand pour la première fois elle se fit jour dans la capitale de l’Empire, que Tacite, justement à cette occasion, compare à une sentine des folies humaines !

Ces hommes, qui n’osaient en croire les stoïciens sur l’immortalité des âmes, que devaient-ils penser à cette idée inouïe de la résurrection des corps? La foi aux mânes était traitée par eux de superstition : que serait-ce de la revenance des cadavres? Une seule chose peut donner l’idée du dégoût qu’ils durent éprouver, c’est la croyance aux vampires, encore répandue chez les peuples slaves, et qui n’a pas d’autre origine que la résurrection. Exitiabilis superstitio, dit Tacite, qui se console presque, à cette idée, du supplice atroce par lequel Néron fit périr ces misérables.

XLVI

 

Me demanderez-vous, après cela, si le cordial offert par le christianisme contre la peur de la mort produisit de l’effet ?

Hélas ! la maladie était de celles qui ne se guérissent point par des conjurations et des actes de foi. Ni le taurobole, ni le baptême, les infusions de sang pas plus que les immersions dans l’eau, n’y pouvaient rien.

Avec le christianisme, le monde parut comme une fantasmagorie.

« Et je vis, dit l’Apocalypse, un cheval pâle, et celui qui le montait avait nom la Mort, et l’Enfer le suivait. »

Une société qui ne vivait plus que dans l’espoir de la résurrection était morte en effet ; ses cités, ses palais, ses théâtres, étaient des cimetières, ses temples des catacombes. Morte de son épouvante, ou morte de sa nouvelle religion, lequel pensez-vous qui soit plus à la gloire du nom chrétien ?

Tant que dura la persécution, la lutte soutenant les courages, l’Église vécut de la vie de l’ancienne société : l’ère des martyrs, qui commence et finit en même temps que celle des gladiateurs, est la plus vivante de l’histoire ecclésiastique.

Mais quand César se fut converti, quand on vit les empereurs, atteints sous la pourpre de la maladie universelle, se munir, à leurs derniers moments, des sacrements des morts, toute vertu s’évanouit. D’un côté, la résurrection ajournée à la fin des siècles, les âmes, en attendant l’heure de la réunion aux corps, gardées dans les limbes ; d’autre part, la terreur des jugements de Dieu, tout cela, loin d’atténuer le mal, ne fit que l’empirer. Peu s’en fallut que le monde chrétien, à peine installé, ne s’enfuît, tant la vie lui était triste, tant la mort lui donnait de tremblement. Les uns, comme Antoine, partent à dix-huit ans pour le désert, se dépouillent de leur vie, apaisent Dieu par une mort de cinquante et de quatre-vingts années. D’autres, comme Jérôme, sans quitter tout à fait le monde, s’exténuent d’abstinences, s’abîment de travaux et de veilles, poursuivis qu’ils sont par la trompette du dernier jour.

Les siècles se sont écoulés, et l’humanité continue de marcher dans son propre deuil : le moyen âge tout entier est un long enterrement. L’Homère de la société féodale est Dante : il chante l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis. Son philosophe est l’auteur de l’Imitation : il préconise les jouissances intimes de la solitude, les voluptés du dévêtissement, l’égoïsme du cercueil. Sans doute le quinzième, le seizième siècle, ramenant la philosophie, les sciences, les lettres, les arts, l’industrie et ses découvertes, vont, aux cris puissants de la Renaissance et de la Réforme, mettre fin à ce pèlerinage d’outre-tombe, changer en une civilisation joyeuse l’Église de ténèbres et ses fêtes nocturnes. Rien : la philosophie et les muses sont encore des revenants. Drapées dans leur suaire et faisant le signe de la croix, elles raffinent sur la mort ; elles nous apprennent à la savourer, à la goûter, comme n’avaient pas su les martyrs, comme ne le soupçonnèrent jamais les Pères du désert.

Lisez nos sermonnaires, nos auteurs ascétiques et mystiques, nos livres de menue et haute dévotion : toujours l’épouvantement de l’autre vie, la dramaturgie de la mort. La Mort ! l’Éternité ! le Jugement ! le Paradis ou l’Enfer ! Y avez-vous pensé à ces quatre fins dernières ?… Il est un livre, modèle du genre, qui circule encore par les campagnes : c’est le Trésor des âmes du Purgatoire. Tout plein d’apparitions de morts et de damnés, on ne saurait imaginer le mal qu’a fait cet abominable ouvrage, de quelle pusillanimité il a rempli l’âme du peuple.

On demandait à César quelle mort lui semblait préférable : La plus prompte et la plus inopinée, répondit-il. Tous les Romains pensaient comme lui. Fais vite, c’est l’unique prière qu’adressaient aux bourreaux les condamnés de la tyrannie impériale. La guillotine les aurait ravis d’aise.

Le christianisme, au contraire, a fait de la mort subite un symptôme de damnation, le plus grand des malheurs. Avant d’expirer, ne faut-il pas que le chrétien se reconnaisse ? Il y a une oraison de sainte Brigitte tout exprès, pour conjurer ce danger. J’ai connu, dans ma première jeunesse, un jeune homme qui, à la suite d’un violent exercice, saisi tout à coup d’un vomissement de sang, criait dans sa détresse : Vite un médecin et un prêtre ! Pas un mot, ni pour ses amis, ni pour sa famille ; il oubliait jusqu’à sa mère. La peur de la mort, exaltée par celle de l’enfer, étouffait en lui tous les sentiments humains. Jamais je n’oublierai ce cri de suprême égoïsme : Vite un médecin et un prêtre !…

La peur de la mort est un moyen pour l’Église de gouvernement et de captation. Elle dit à la jeune fille : Songe à la mort ! étouffe cette pensée d’amour, pensée de damnation ; épouse de Jésus-Christ, le plus beau des enfants des hommes, porte-lui ta virginité et ta dot ; et tu seras sauvée ! et tu seras sainte ! et tu seras canonisée ! La pauvrette écoute : Si j’allais me damner ! pense-t-elle. Elle sent le vide de son existence sans amour ; et ce vide, dont elle triompherait si aisément par le mariage, fait qu’elle s’enterre dans le célibat. Toute vive elle embrasse la mort, comme la fauvette fascinée par le serpent, et qui se précipite en criant dans son gosier.

XLIV.— Me demanderez-vous, après cela, si le cordial offert par le christianisme contre la peur de la mort produisit de l’effet?

Hélas! la maladie était de celles qui ne se guérissent point par des conjurations et des actes de foi. Ni le taurobole, ni le baptème, les infusions de sang pas plus que les immersions dans l’eau, n’y pouvaient rien.

Avec le christianisme, le monde parut comme une fantasmagorie.

« Et je vis, dit l’Apocalypse, un cheval pâle, et celui qui le montait avait nom la _Mort_, et l’Enfer le suivait. »

Une société qui ne vivait plus que dans l’espoir de la résurrection était morte en effet ; ses cités, ses palais, ses théâtres, étaient des cimetières, ses temples des catacombes. Morte de son épouvante, ou morte de sa nouvelle religion, lequel pensez-vous qui soit le plus à la gloire du nom chrétien ?

Tant que dura la persécution, la lutte soutenant les courages, l’Église vécut de la vie de l’ancienne société : l’ère des martyrs, qui commence et finit presque en même temps que celle des gladiateurs, est la plus vivante de l’histoire ecclésiastique.

Mais quand César se fut converti, quand on vit les empereurs, atteints sous la pourpre de la maladie universelle, se munir, à leurs derniers moments, des sacrements des morts, toute vertu s’évanouit. D’un côté, la résurrection ajournée à la fin des siècles, les âmes, en attendant l’heure de la réunion aux corps, gardées dans les limbes; d’autre part, la terreur des jugements de Dieu, tout cela, loin d’atténuer le mal, ne fit que l’empirer. Peu s’en fallut que le monde chrétien, à peine installé, ne s’enfuit, tant la vie lui était triste, tant la mort lui donnait de tremblement. Les uns, comme Antoine, partent à dix-huit ans pour le désert, se dépouillent de leur vie, apaisent Dieu par une mort de cinquante et de quatre-vingts années. D’autres, comme Jérôme, sans quitter tout à fait le monde, s’exténuent d’abstinences, s’abiment de travauxet de veilles, poursuivis qu’ils sont par la trompette du dernier jour.

Les siècles se sont écoulés, et l’humanité continue de marcher dans son propre deuil : le moyen âge tout entier est un long enterrement. L’Homère de la société féodale est Dante : il chante l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis. Son philosophe est l’auteur de l’Imitation : il préconise les jouissances intimes de la solitude, les voluptés du dévêtissement, l’égoisme du cercueil. Sans doute le xv°, le xvi® siècle, ramenant la philosophie, les sciences, les lettres, les arts, l’industrie et ses découvertes, vont, aux cris puissants de la Renaissance et de la Réforme, mettre fin à ce pèlerinage d’outre-tombe, changer en une civilisation joyeuse l’Église de ténèbres et ses fêtes nocturnes. Rien : la philosophie et les muses sont encore des revenants. Drapées dans leur suaire et faisant le signe de la croix, elles raffinent sur la mort; elles nous apprennent à la savourer, à la goûter, comme ne l’avaient pas su les martyrs, comme ne le soupçonnèrent jamais les Pères du désert.

Lisez nos sermonnaires, nos auteurs ascétiques et mystiques, nos livres de menue et de haute dévotion : toujours l’épouvantement de l’autre vie, la dramaturgie de la mort. La Mort ! l’Éternité ! le Jugement ! le Paradis ou l’Enfer! Y avez-vous pensé, à ces quatre fins dernières?.… Il est un livre, modèle du genre, qui circule encore par les campagnes : c’est le Trésor des âmes du Purgatoire. Tout plein d’apparitions de morts et de damnés, on ne saurait imaginer le mal qu’a fait cet abominable ouvrage, de quelle pusillanimité il a rempli l’âme du peuple.

On demandait à César quelle mort lui semblait préférable : La plus prompte et la plus inopinée, répondit-il. Tous les Romains pensaient comme lui. Fais vite, c’est l’unique prière qu’adressaient aux bourreaux lescondamnés de la tyrannie impériale. La guillotine le saurait ravis d’aise.

Le christianisme, au contraire, a fait de la mort subite un symptôme de damnation, le plus grand des malheurs. Avant d’expirer, ne faut-il pas que le chrétien se reconnaisse? I] y a une oraison de sainte Brigitte tout exprès pour conjurer ce danger. J’ai connu, dans ma première jeunesse, un jeune homme qui, à la suite d’un violent exercice, saisi tout à coup d’un vomissement de sang, criait dans sa détresse : Vite un médecin et un prêtre ! Pas un mot, ni pour ses amis, ni pour sa famille; il oubliait jusqu’à sa mère. La peur de la mort, exaltée par celle de l’enfer, étouffait en lui tous les sentiments humains. Jamais je n’oublierai ce cri de suprême égoïsme : Vite un médecin et un prêtre !

La peur de la mort est pour l’Église un moyen de gouvernement et de captation. Elle dit à la jeune fille : Songe à la mort! Étouffe cette pensée d’amour, pensée de damnation : épouse de Jésus-Christ, le plus beau des enfants des hommes, porte-lui ta virginité et ta dot; et tu seras sauvée! et tu seras sainte! et tu seras canonisée! La pauvrette écoute. Si j’allais me damner! pense-t-elle. Elle sent le vide de son existence sans amour; et ce vide, dont elle triompherait si aisément par le mariage, fait qu’elle s’enterre dans le célibat. Toute vive, elle embrasse la mort, comme la fauvette fascinée par le serpent, et qui se précipite en criant dans son gosier.

XLVII

 

Passez en revue les morts illustres parmi les chrétiens : c’est là qu’il faut voir l’effet de cette exitiabilis susperstitio, comme l’appelle Tacite. Je m’en tiens aux exemples classiques.

Pascal, comme saint Jérôme, poursuivi par une hallucination mortifère, renonce au mariage, se fait moine, et expire dans l’épouvante.

La Fontaine, atteint par la contagion, porte à ses derniers moments un cilice.

Racine abdique son génie, se met à rimer des psaumes, et fait avec ses enfants des petites chapelles.

Le grand Condé, c’est Bossuet qui le raconte dans son oraison funèbre, s’encourage lui-même à quitter la vie par l’espérance de voir Dieu « comme il est, face à face », sicuti est, facie ad faciem. L’homme dont le courage avait étonné les plus courageux, atteint des terreurs chrétiennes, fléchit devant le prêtre, et tremble. Il n’y avait rien dans cette âme, qui n’avait connu ni la patrie ni la Justice, et qu’avait ensorcelée la foi.

Turenne converti se tient prêt à mourir, tous les jours faisant ses dévotions, si bien, dit madame de Sévigné, que personne, ni à la cour, ni à la ville, ni à l’armée, n’eut la moindre inquiétude de son salut.

La mort de Fénelon, racontée par le cardinal de Beausset, est lamentable. Frappé dans ses affections, dans son ambition légitime, exilé par un roi despote, condamné par le pape, trahi par madame de Maintenon, séparé de la société religieuse, de la société politique, de toute société, il traîne dans le deuil une existence désolée. Parvenu à sa dernière heure, il ne cesse de s’exhorter par des textes de la Bible. Lui, l’homme de charité par excellence ! après tant de persécutions injustes, d’espérances trompées, de déchirements atroces dans le cœur et dans l’esprit, la terreur des jugements éternels le poursuit encore. Plus il a été juste, pieux, aimant, sympathique à tous, dévoué à son pays et à son prince, plus sa religion lui verse d’amertume. Oh ! quand je n’aurais contre le christianisme que cette mort de Fénelon, ce serait assez pour ma haine : jamais je ne pardonnerais à ce Dieu.

Bossuet, l’Hercule du sacerdoce, Bossuet, au lit de mort, rappelle le pécheur mourant raconté par Massillon dans son Petit-Carême. Quelle peine à mourir !… Usque adeòne mori miserum est ? À chaque douleur il murmure un verset du bréviaire, celui surtout que Jésus agonisant répétait au Jardin des Oliviers : « Que ta volonté se fasse, non la mienne ! » Fiat voluntas tua ! Après une vie glorieuse et pleine, chargé d’ans et de travaux, la mort lui est cruelle, il gémit, comme ce gros et gras roi des Amalécites que fit tuer le juge Samuel : Siccine separat amara mors !… Après avoir soutenu si longtemps sur ses robustes épaules l’édifice chrétien, le héros gallican sent le vide du système : point de famille, point de communion sociale, pas même de vie catholique ; l’évêque de Meaux n’est pas plus pour l’Église que le dernier des fidèles. Fiat voluntas tua ! Que le Christ, qui passa par cette agonie, lui vienne en aide !

« La nuit du jeudi au vendredi 11 avril fut si mauvaise, les douleurs furent si vives pendant la matinée jusqu’à midi, que tous les assistants crurent que Bossuet allait rendre le dernier soupir. L’abbé Bossuet, son neveu, se jeta alors au pied de son lit pour lui demander sa bénédiction. Bossuet était plein de l’Esprit de Dieu, parlant peu, mais toujours avec piété. L’abbé Ledieu lui exprima en même temps sa profonde reconnaissance pour toutes ses bontés, en le suppliant de penser quelquefois aux amis qu’il laissait sur la terre, et qui étaient si dévoués à sa personne et à sa gloire. À ce mot de gloire, Bossuet, déjà entré dans le tombeau, déjà étranger à la terre, saisi d’effroi en la présence du juge suprême dont il attendait l’arrêt, se soulevant à demi de son lit de douleur, et ranimé par une sainte indignation, retrouva la force de prononcer distinctement ces paroles : Cessez ces discours, et demandez pour moi pardon à Dieu de mes péchés. » (Histoire de Bossuet, par le cardinal de Beausset.)

C’est ainsi qu’est mort, l’année dernière, l’évêque de Nîmes, Mgr Cart, encore un saint ; et c’est ainsi que vous mourrez à votre tour, Monseigneur : car vous aussi vous êtes chrétien sincère, dévoué à la gloire de l’Église et prosterné devant les jugements de Dieu.

XLV. — Passez en revue les morts illustres parmi les chrétiens : c’est là qu’il faut voir l’effet de cette exitiabilis superstitio, comme l’appelle Tacite. Je m’en tiens aux exemples classiques.

Pascal, comme saint Jérôme, poursuivi par une hallucination mortifère, renonce au mariage, se fait moine, et expire dans l’épouvante.

La Fontaine, atteint par la contagion, porte à ses derniers moments un cilice.

Racine abdique son génie, se met à rimer des psaumes, et fait avec ses enfants de petites chapelles.

Le grand Condé, c’est Bossuet qui le raconte dans son oraison funèbre, s’encourage lui-même à quitter la vie par l’espérance de voir Dieu « comme il est, face à face », siculi est, facie ad faciem. L’homme dont le courage avait étonné les plus courageux, atteint des terreurs chrétiennes, fléchit devant le prêtre, et tremble. Il n’y avait rien dans cette âme, qui n’avait connu ni la patrie ni la Justice, et qu’avait ensorcelée la foi.

Turenne converti se tient prêt à mourir, tous les jours faisant ses dévotions, si bien, dit madame de Sévigné, que personne, ni à la cour, ni à la ville, ni à l’armée, n’eut la moindre inquiétude de son salut.

La mort de Fénelon, racontée par le cardinal de Beausset, est lamentable. Frappé dans ses affections, dans son ambition légitime, exilé par un roi despote, condamné par le pape, trahi par madame de Maintenon, séparé de la société religieuse, de la société politique, de toute société, il traîne dans le deuil une existence désolée. Parvenu à sa dernière heure, il ne cesse de s’exhorter par des textes de la Bible. Lui, l’homme de charité par excellence, après tant de persécutions injustes, d’espérances trompées, de déchirements atroces dans le cœur et dans l’esprit, la terreur des jugements éternels le poursuit encore. Plus il a été juste, pieux, aimant, sympathique à tous, dévoué à son pays et à son prince, plus sa religion lui verse d’amertume. Oh! quand je n’aurais contre le christianisme que cette mort de Fénelon, ce serait assez pour ma haine : jamais je ne pardonnerais à ce Dieu.

Bossuet, l’Hercule du sacerdoce, Bossuet, au lit de mort, rappelle le pécheur mourant raconté par Massillon dans son Petit-Carême. Quelle peine à mourir! Usque adedne mori miserum est ? A chaque douleur il murmure un verset du bréviaire, celui surtout que Jésus agonisant répétait au Jardin des Oliviers : « Que ta volonté se fasse, non la mienne! » Fiat voluntas tua ! Après une vie glorieuse et pleine, chargé d’ans et de travaux, la mort lui est cruelle. Il gémit, comme ce gros et gras roi des Amalécites que fit tuer le juge Samuel : Siccine separat amara mors ! Après avoir soutenu si longtemps sur ses robustes épaules l’édifice chrétien, le héros gallican sent le vide du système : point de famille, point de communion sociale, pas même de vie catholique ; l’évêque de Meaux n’est pas plus pour l’Église que le dernier des fidèles. Fiat voluntas tua ! Que le Christ, qui passa par cette agonie, lui vienne en aide !

« La nuit du jeudi au vendredi 11 avril fut si mauvaise, les douleurs furent si vives pendant la matinée jusqu’à midi, que tous les assistants crurent que Bossuet allait rendre le dernier soupir. L’abbé Bossuet, son neveu, se jeta alors au pied de son lit pour lui demander sa bénédiction. Bossuet était plein de l’Esprit de Dieu, parlant peu, mais toujours avec piété. L’abbé Ledieu lui exprima en même temps sa profonde reconnaissance pour toutes ses bontés, en le suppliant de penser quelquefois aux amis qu’il laissait sur la terre, et qui étaient si dévoués à sa personne et à sa gloire. À ce mot de gloire, Bossuet, déjà entré dans le tombeau, déjà étranger à la terre, saisi d’effroi en la présence du Juge suprême dont il attendait l’arrêt, se soulevant à demi de son lit de douleur, et ranimé par une sainte indignation, retrouva la force de prononcer distinctement ces roles : Cessez ces discours, et demandez pour moi pardon à Dieu de mes péchés. » (Histoire de Bossuet, par le cardinal de _Beausset_.)

C’est ainsi qu’est mort, l’année dernière, l’évêque de Nimes, Mgr Cart, encore un saint; et c’est ainsi que vous mourrez à votre tour, Monseigneur : car vous aussi vous êtes chrétien sincère, dévoué à la gloire de l’Église, et prosterné devant les jugements de Dieu.

XLVIII

 

Concluons maintenant.

L’existence normale de l’homme, considéré comme individu, comme chef ou membre de famille, comme citoyen et patriote, comme savant, artiste, industriel, ou soldat, suppose une mort qui s’y harmonie, c’est-à-dire calme, douce, satisfaite, plutôt joyeuse qu’amère.

Or, sous le christianisme, depuis son origine jusqu’à nos jours, pas plus que sous les derniers siècles du paganisme, la mort de l’homme n’a été heureuse.

Il y a donc anomalie dans l’existence et dans l’éducation des chrétiens, comme dans celle des païens de la décadence ; et s’il se trouve que la mauvaise mort est essentielle au christianisme, à son dogme, à sa foi, il faut nécessairement en conclure que le christianisme n’est pas une religion morale, c’est une religion de démoralisation.

XLVI. — Concluons maintenant.

L’existence normale de l’homme, considéré comme individu, comme chef ou membre de famille, comme citoyen et patriote, comme savant, artiste, industriel, ou soldat, suppose une mort qui s’y harmonise, c’est-à-dire calme, douce, satisfaite, plutôt joyeuse qu’amère.

Or, sous le christianisme, depuis son origine jusqu’à nos jours, pas plus que sous les derniers siècles du paganisme, la mort de l’homme n’a été heureuse.

Il y a donc anomalie dans l’existence et dans l’éducation des chrétiens, comme dans celle des païens de la décadence; et s’il se trouve que la mauvaise mort est essentielle au christianisme, à son dogme, à sa foi, il faut nécessairement en conclure que le christianisme n’est pas une religion morale; c’est une religion de démoralisation.

CHAPITRE VI.

L’Homme en face de la mort. (Suite.)
 

XLIX

 

Que nous enseigne à son tour la philosophie révolutionnaire sur cette grave question du bien mourir ?

J’essaierai d’en présenter la déduction, en gardant la réserve que réclame une doctrine qui se produit pour la première fois, et qui, par conséquent, doit se contenter de poser ses jalons.

J’écarte d’abord, comme étrangère au sujet, la question de l’immortalité de l’âme, que j’abandonne au mysticisme, la vraie science ne me permettant ni de la rejeter ni de l’admettre.

S’il est ou s’il n’est pas un Dieu, personnalité souveraine, âme de l’univers, de qui la nature est le produit et l’humanité la fille, la science, qui procède par observation, n’en peut rien dire. Elle n’affirme ni ne nie ; elle ne sait point, ne comprend même pas, et ne s’en inquiète nullement. Qu’importe à la Justice, qui doit exister par elle-même et se démontrer à la conscience sans adminicule étranger, cette hypothèse ?

Pareillement, s’il est ou non une survivance pour l’humanité, un recommencement de vie pour les âmes et les corps, la science n’en dit rien, et la morale s’en soucie aussi peu. Comme elle existe indépendamment de l’idée de Dieu et abstraction faite de son existence, elle existe aussi abstraction faite de l’immortalité ; elle n’a pas plus besoin de ce mythe que de l’autre.

L’euthanasie ou le bien mourir, faisant partie de la morale, doit se passer, comme le bien vivre, de toute considération de survivance ; c’est une fin de non-recevoir contre l’immortalité ou migration des âmes, qu’elle se présente comme consolation de la mort.

La Révolution, en réformant l’économie sociale et organisant l’égalité, assure à chaque homme la plénitude de ses jours : première condition de la mort heureuse. — En rétablissant la Justice dans l’État, elle assure la communion universelle : deuxième condition de l’euthanasie.

Mais qu’est-ce que la mort en elle-même ? qu’est-ce que mourir ? Telle est la question que la philosophie se pose, et dont la solution préalable est requise par la morale, à peine de laisser planer le doute sur ce que nous regardons, avec les sages de tous les temps, comme les signes de la bonne mort, la plénitude de l’existence et la communion sociale.

CHAPITRE VI.

L’Homme en face de la mort. (Suite.)

XLVII. — Que nous enseigne à son tour la philosophie révolutionnaire sur cette grave question du bien mourir ?

J’essaierai d’en présenter la déduction, en gardant la réserve que réclame une doctrine qui se produit pour la première fois, et qui, par conséquent, doit se contenter de poser ses jalons.

J’écarte d’abord, comme étrangère au sujet, la question de l’immortalité de l’âme, que j’abandonne au mysticisme, la vraie science ne me permettant ni de la rejeter ni de l’admettre.

S’il est ou s’il n’est pas un Dieu, personnalité souveraine, âme de l’univers, de qui la nature est le produit et l’humanité la fille, la science, qui procède par observation, n’en peut rien dire. Elle n’afirme ni ne nie; elle ne sait point, ne comprend même pas, et ne s’en inquiète nullement. Qu’importe à la Justice, qui doit exister par elle-même et se démontrer à ia conscience sans adminicule étranger, cette hypothèse ?

Pareillement, s’il est ou non une survivance pour l’humanité, un recommencement de vie pour les âmes et les corps, la science n’en dit rien, et la morale s’en soucie aussi peu. Comme elle existe indépendamment de l’idée de Dieu et abstraction faite de son existence, elle existe aussi abstraction faite de l’immortalité ; elle n’a pas plus besoin de ce mythe que de l’autre.

L’euthanasie ou le bien mourir, faisant partie de la morale, doit se passer, comme le bien vivre, de toute considération de survivance; c’est ane fin de non-recevoir contre l’immortalité ou migration des âmes, qu’elle se présente comme consolation de la mort.

La Révolution, en réformant l’économie sociale et organisant l’égalité, assure à chaque homme la plénitude de ses jours : première condition de la mort heureuse. — En rétablissant la Justice dans l’État, elle assure la communion universelle : deuxième condition de l’euthanasie.

Mais qu’est-ce que la mort en elle-même? qu’est-ce que mourir? Telle est la question que la philosophie se pose et dont la solution préalable est requise par la morale, à peine de laisser planer le doute sur ce que nous regardons, avec les sages de tous les temps, comme les signes de la bonne mort, la plénitude de l’existence et la communion sociale.

L

 

Les écrivains spiritualistes, préoccupés de leurs rêves d’immortalité, ne manquent pas de dire que la mort n’est pas une fin, mais bien une suspension, une transition, ou transformation de l’existence.

On a appelé la mort le sommeil éternel, ce qui promet une immortalité peu agissante ; d’autres font la mort sœur du sommeil, consanguineus leti sopor ; puis on dit le sommeil de la mort ; enfin, sommeil et mort sont pris pour synonymes : « Déjà le sommeil ferme mes yeux noyés », dit dans Virgile Eurydice, pour la seconde fois expirante, conditque natantia lumina somnus.

Les modernes, empruntant leurs comparaisons à l’histoire naturelle, comparent l’existence de l’homme aux évolutions de l’insecte qui de chenille ou ver devient chrysalide, et ensuite papillon. Notre mort serait ainsi une renaissance, l’instant où nous quittons cette enveloppe grossière, pour revêtir les ailes de l’immortalité. M. Jean Reynaud pense même qu’il est des mondes où le passage d’une vie à l’autre se fait sans interruption du sentiment, sans changement brusque du corps, sans solution de continuité.

« Je ne trouve rien d’impossible à ce qu’il y ait dans l’univers d’heureux quartiers où la loi régnante soit de s’élever d’un monde à l’autre, moyennant une transformation correspondante des appareils organiques, sans aucun acte de scission, et en mariant, pour ainsi dire, par une transition insensible, la mort avec la renaissance. C’est ainsi que nous voyons l’insecte, après avoir vécu premièrement dans l’obscurité de la terre, rampé ensuite sur le sol, remanier lentement ses membres, se métamorphoser à vue d’œil, et s’élancer enfin de lui-même, muni d’ailes brillantes, et plein d’une ardeur nouvelle, au milieu de la population légère du monde aérien. Mon imagination (son imagination !) ne se refuse nullement à se représenter, au sein de ces énormes rassemblements d’étoiles que nous découvrons dans le lointain du ciel, des êtres acquérant de leur vivant, par l’exercice de leurs vertus, des organes d’une nature plus relevée, à l’aide desquels, sans perdre un instant conscience d’eux-mêmes, ils se transporteraient successivement, avec d’inexprimables ravissements, en compagnie de leurs amis, d’une résidence à une résidence meilleure. » (Terre et Ciel, p. 300.)

Quelques-uns appellent à leur aide la chimie organique. Ils voient dans la vie et la mort un double phénomène de composition et de décomposition animale, sous l’action tour à tour croissante et décroissante d’un principe inconnu, âme, esprit ou vie. Ce principe s’empare de la matière, s’en façonne un corps, lutte quelque temps avec succès contre les réactions chimiques qui tendent à le dissoudre, puis, vaincu à la fin par leur accumulation, se sépare de cet organisme usé pour recommencer ailleurs le même exercice.

Je regrette de troubler toute cette poésie ; mais la morale, pas plus que les sciences naturelles, ne vit d’imaginations, et il est impossible de voir autre chose dans toutes ces palingénésies.

D’abord, l’espèce d’antithèse qu’on établit entre le principe chimique et le principe vitaliste, ramené au point de vue qui nous occupe, en dit trop ou pas assez. L’immortalité, ou pour mieux dire la métempsycose, serait ainsi commune à l’homme et aux bêtes ; que dis-je ? aux plantes elles-mêmes, ce qui tombe dans l’absurde. Mais quand j’admettrais la transmigration de la vie sensitive et végétative, qu’en pourrait-il résulter pour la détermination de mes mœurs ? qu’importe à ma Justice ? qu’importe surtout à la félicité de mes derniers instants ?

Quant à l’induction tirée des différentes phases de l’évolution organique, notamment chez les insectes, outre qu’elle est tout à fait gratuite, elle me paraît manquer encore de logique, en ce que ces phases indiquent une ascension continue dans la vie de l’animal, tandis que la mort est une cessation générale, amenée par une décroissance régulière. Ainsi, le passage du ver à l’état de chrysalide, dans lequel on voit un analogue de la mort, n’est autre chose que la puberté de l’animal : la nature, en lui conférant avec la faculté génératrice de nouveaux organes, ou transformant les anciens, ne fait rien au fond de plus pour l’insecte que ce qu’elle fait pour l’homme lui-même, chez qui la virilité se produit aussi avec un déploiement, pour ne pas dire un supplément d’organisme. La phase de puberté a son opposition très-marquée chez la femme, dans la cessation du flux menstruel : ce qui achève de nous démontrer que, les phénomènes qui amènent la mort étant radicalement inverses de ceux qui produisent la vie, il est contre toute logique de les assimiler, et par conséquent, d’en tirer un argument en faveur de la survivance.

Cette observation sur la puberté des insectes, que je présente avec toute la réserve que me commande mon incompétence, va nous mettre sur le chemin de la vérité.

XLVIII. — Les écrivains spiritualistes, préoccupés de leurs rêves d’immortalité, ne manquent pas de dire que la mort n’est pas une _fin_, mais bien une suspension, une transition, ou transformation de l’existence.

On a appelé la mort le sommeil éternel, ce qui promet une immortalité peu agissante; d’autres font la mort sœur du sommeil, consanguineus leti sopor ; puis on dit le sommeil de la mort; enfin, sommeil et mort sont pris pour synonymes : « Déjà le sommeil ferme mes yeux noyés », dit dans Virgile Eurydice pour la seconde fois expirante, conditque natantia lumina somnus.

Les modernes, empruntant leurs comparaisons à l’histoire naturelle, comparent l’existence de l’homme aux évolutions de l’insecte qui de chenille ou ver devient chrysalide et ensuite papillon. Notre mort serait ainsi une renaissance, l’instant où nous quittons cette enveloppe grossière, pour revêtir les ailes de l’immortalité. M. Jean Reynaud pense même qu’il est des mondes où le passage d’une vie à l’autre se fait sans interruption du sentiment, sans changement brusque du corps, sans solution de continuité.

« Je ne trouve rien d’impossible à ce qu’il y ait dans l’univers d’heureux quartiers où la loi régnante soit de s’élever d’un monde à l’autre, moyennant une transformation correspondunte des appareils organiques, sans aucun acte de scission, et en mariant, pour ainsi dire, par une transition insensible, la mort avec la renaissance. C’est ainsi que nous voyons l’insecte, après avoir vécu premièrement dans l’obscurité de la terre, rampé ensuite sur le sol, remanier lentement ses membres, se métamorphoser à vue d’œil, et s’élancer enfin de luimême, muni d’ailes brillantes, et plein d’une ardeur nouvelle, au milieu de la population légère du monde aérien. Mon imagination (son imagination !) ne se refuse nullement à se représenter, au sein de ces énormes rassemblements d’étoiles que nous découvrons dans le lointain du ciel, des êtres acquérant de leur vivant, par l’exercice de leurs vertus, des organes d’une nature plus relevée, à l’aide desquels, sans perdre un instant conscience d’eux-mêmes, ilsse transporteraient successivement, avec d’inexprimables ravissements, en compagnie de leurs ais, d’une résidence à une résidence meilleure. » (Terre et Ciel, p. 800.)

Quelques-uns appellent à leur aide la chimie organique. Ils voient dans la vie et la mort un double phénomène de composition et de décomposition animale, sous l’action tour à tour croissante et décroissante d’un principe inconnu, âme, esprit ou vie. Ce principe s’empare de la matière, s’en façonne un corps, lutte quelque temps avec succès contre les réactions chimiques qui tendent à le dissoudre, puis, vaincu à la fin par leur accumulation, se sépare de cet organisme usé pour recommencer ailleurs le même exercice.

Je regrette de troubler toute cette poésie; mais la morale, pas plus que les sciences naturelles, ne vit d’imaginations, et il est impossible de voir autre chose dans toutes ces palingénésies.

D’abord, l’espèce d’antithèse qu’on établit entre le principe chimique et le principe vitaliste, ramené au point de vue qui nous occupe, en dit trop ou pas assez. L’immortalité, ou pour mieux dire la métempsycose, serait ainsi commune à l’homme et aux bêtes, que dis-je? aux plantes elles-mêmes, ce qui tombe dans l’absurde. Mais quand j’admettrais la transmigration de la vie sensitive et végétative, qu’en pourrait-il résulter pour la détermination de mes mœurs? qu’importe à ma Justice? qu’importe surtout à la félicité de mes derniers instants ?

Quant à l’induction tirée des différentes phases de l’évolution organique, notamment chez les insectes, outre qu’elle est tout à fait gratuite, elle me paraît manquer encore de logique, en ce que ces phases indiquent une ascension continue dans la vie de l’animal, tandis que la mort est une cessation générale, amenée par une décroissance régulière. Ainsi, le passage du ver à l’état de chrysalide, dans lequel on voit un analogue de la mort, n’est autre chose que la puberté de l’animal : la nature, en lui conférant avec la faculté génératrice de nouveaux organes, ou transformant les anciens, ne fait rien au fond de plus pour l’insecte que ce qu’elle fait pour l’homme lui-même, chez qui la virilité se produit aussi avec un déploiement, pour ne pas dire un supplément d’organisme. La phase de puberté a son opposition très-marquée chez la femme, dans la cessation du flux menstruel : ce qui achève de nous démontrer que, les phénomènes qui amènent la mort étant inverses de ceux qui produisent la vie, il est contre toute logique de les assimiler, et par conséquent d’en tirer un argument en faveur de la survivance.

Cette observation sur la puberté des insectes, que je présente avec toute la réserve que me commande mon incompétence, va nous mettre sur le chemin de la vérité.

LI

 

Toute existence qui commence de se produire a une fin.

J’entends ici par fin, non pas la cessation du mouvement vital, mais le but vers lequel ce mouvement est dirigé, et qui, une fois atteint, implique dans le sujet la cessation de la vie, devenue inutile.

Il suit de là que, la mort embrassant à la fois dans sa définition : 1o le terme le plus élevé de l’évolution organique, c’est-à-dire un phénomène positif ; 2o la cessation ou le ralentissement du mouvement qui en est la conséquence, c’est-à-dire un phénomène négatif, on ne connaît pas la mort, on n’en sait que la moitié, quand on ne la considère que sous ce dernier aspect ; pour en avoir l’idée complète, il faut l’envisager également sous l’autre.

La mort, en un mot, n’est pas le néant ; je n’hésite point à proclamer ce principe en tête de cette dissertation : car, je le répéterai ici avec le sens commun, et avec les inventeurs de l’immortalité eux-mêmes, rien ne se fait de rien, rien ne va à rien, rien n’est rien. Si le dogme de la survivance dépendait de l’application de ces axiomes, il n’y aurait rien de mieux assuré.

Qu’est-ce donc, enfin, que la mort ?

Dans la catégorie des êtres organisés, le terme positif, culminant, de la vie, est la reproduction.

L’individu s’éveille à la vie, sort de sa graine, grandit, fleurit, émet son germe ; puis il meurt insensiblement, naturellement, normalement, laissant peu à peu sa vie à ce germe, à qui elle finit par passer tout entière : voilà la loi, visible surtout dans les plantes annuelles.

Qui pourrait ici marquer le moment précis de la cessation vitale ? Qui ne voit que la mort est tout une moitié de la vie, la vie tout une moitié de la mort ? D’abord, cette vie est concentrée dans la semence ; placée dans les conditions voulues, elle se développe en une tige, le long de laquelle elle semble monter pour venir s’accumuler dans la fleur. Selon les circonstances, ce mouvement est plus ou moins rapide, sujet d’ailleurs à des intermittences périodiques, pendant lesquelles la vie se repose : le sommeil, pour tous les êtres vivants, est un retour momentané à l’état fétal. Alors s’accomplit l’ineffable mystère : la vie, ayant atteint son but, semble se partager entre deux êtres, le père et l’enfant. Pendant quelques jours, vous ne sauriez dire si elle est à l’un plus qu’à l’autre, on croirait qu’ils ne font qu’un ; mais bientôt vous la voyez passer tout entière à l’embryon, qui se détache, et quitter avec lui le père, qui est mort.

La mort, en un mot, est la transmigration de la vie d’un sujet à un autre sujet, par un acte particulier de la vie elle-même, qu’on appelle génération.

Chez les insectes, l’existence se comporte absolument de même : elle se termine par la génération. Beaucoup de mâles périssent dans l’accouplement ; les femelles ne survivent que le temps nécessaire à la ponte.

Les plantes pérennes ne font pas exception à cette loi. Toutes produisent des graines, et chez toutes le bourgeon séminifère, ou le fruit, s’éteint à la maturité de la graine. Seulement, tandis que dans les plantes annuelles la fructification emporte la mort complète du végétal, ici la tige et les racines conservent une vitalité qui leur permet de pousser l’année suivante de nouveaux bourgeons, comme si en une première efflorescence leur force productive n’avait pas été épuisée.

Il en est ainsi des grands animaux et de l’homme : ils survivent à la production de leur graine et à son éclosion, assez longtemps quelquefois pour voir les enfants de leurs enfants jusqu’à la troisième et quatrième génération,

Et natos natorum, et qui nascentur ab illis.

La raison de cette survivance est l’éducation de la progéniture.

De la durée de cette éducation résulte pour le sujet géniteur la faculté de multiplier ses générations : chose qui n’a pas lieu chez les plantes annuelles et les insectes, et qui semblerait une exubérance de la nature, une anomalie, si des considérations d’un autre ordre n’en expliquaient le mystère.

 

XLIX. — Toute existence qui commence de se produire à une fin.

J’entends ici par fin, non pas la cessation du mouvement vital, mais le but vers lequel ce mouvement est dirigé, et qui, une fois atteint, implique dans le sujet la cessation de la vie, devenue inutile.

Il suit de là que, la mort embrassant à la fois dans sa définition 1° le terme le plus élevé de l’évolution organique, c’est-à-dire un phénomène positif; 2° la cessation ou le ralentissement du mouvement qui en est la conséquence, c’est-à-dire un phénomène négatif, on ne connaît pas la mort, on n’en sait que la moitié, quand on ne la considère que sous ce dernier aspect : pour en avoir l’idée complète, il faut l’envisager également sous l’autre.

La mort, en un mot, n’est pas le néant ; je n’hésite point à proclamer ce principe en tête de cette dissertation : car, je le répéterai ici avec le sens commun, et avec les inventeurs de l’immortalité eux-mêmes, Rien ne se fait de rien, Rien ne va à rien, Rien n’est rien. Si le dogme de la survivance dépendait de l’application de ces axiomes, il n’y aurait rien de mieux assuré.

Qu’est-ce donc, enfin, que la mort?

Dans la catégorie des êtres organisés, le terme positif, culminant, de la vie, est la reproduction.

L’individu s’éveille à la vie, sort de sa graine, grandit, fleurit, émet son germe; puis il meurt insensiblement, naturellement, normalement, laissant peu à peu sa vie à ce germe, à qui elle finit par passer tout entière : voilà la loi, visible surtout dans les plantes annuelles.

Qui pourrait ici marquer le moment précis de la cessation vitale? Qui ne voit que la mort est toute une moitié de la vie, la vie toute une moitié de la mort? D’abord, cette vie est concentrée dans la semence; placée dans les conditions voulues, elle se développe en une tige, le long de laquelle elle semble monter pour venir s’accumuler dans la fleur. Selon les circonstances, ce mouvement est plus ou moins rapide, sujet d’ailleurs à des intermittences périodiques, pendant lesquelles la vie se repose : le sommeil, pour tous les êtres vivants, est un retour momentané à l’étal fétal. Alors s’accomplit l’ineffable mystère : la vie, ayant atteint son but, semble se partager entre deux êtres, le père et l’enfant. Pendant quelques jours, vous ne sauriez dire si elle est à l’un plus qu’à l’autre, on croirait qu’ils ne font qu’un. Mais bientôt vous la voyez passer tout entière à l’embryon, qui se détache, et quitter avec lui le père, qui est mort.

La mort, en un mot, est la transmigration de la vie d’un sujet à un autre sujet, par un acte particulier de la vie elle-même, qu’on appelle _génération_.

Chez les insectes, l’existence se comporte absolument de même : elle se termine par la génération. Beaucoup de mâles périssent dans l’accouplement; les femelles ne survivent que le temps nécessaire à la ponte.

Les plantes pérennes ne font pas exception à cette loi. Toutes produisent des graines, et chez toutes le bourgeon séminifère, ou le fruit, le carpe, les enveloppes, s’atrophient, se dessèchent et tombent à la maturité de la graine. Seulement, tandis que dans les plantes annuelles la fructification emporte la mort complète du végétal, ici la tige et les racines conservent une vitalité qui leur permet de pousser l’année suivante de nouveaux bourgeons, comme si en une première efllorescence leur force productive n’avait pas été épuisée.

Il en est ainsi des grands animaux et de l’homme : ils survivent à la production de leur graine et à son éclosion, assez longtemps quelquefois pour voir les enfants de leurs enfants jusqu’à la troisième et quatrième génération,

Et natos natorum, et qui nascentur ab illis.

La raison de cette survivance est l’éducation de la progéniture. De la durée de cette éducation résulte pour le sujet géniteur la faculté de multiplier ses générations : chose qui n’a pas lieu chez les plantes annuelles et les insectes, et qui semblerait une exubérance de la nature, une anomalie, si des considérations d’un autre ordre n’en expliquaient le mystère.

LII

 

Mourir, en entendant par ce mot ce qu’indique l’observation physiologique, c’est-à-dire la seconde période de l’évolution vitale, signifie donc se reproduire ; et si l’on saisit le phénomène dans son instant caractéristique, mourir c’est accomplir la fonction essentielle de la vie, celle qui requiert le plus haut degré d’énergie et d’exaltation. Nous le sentons dans le spasme érotique, rapide comme l’éclair chez les individus vigoureux et qui savent conserver leur liberté dans la passion, mais qui chez les vieillards ressemble à un vrai trépassement, dont plus d’un ne se relève pas.

Relisez dans la Nouvelle Héloïse la description du baiser du bosquet, premier gage donné par l’amour, premier qui-vive de la mort.

Est-ce là finir ? Oui, assurément, si vous réduisez l’existence à l’individualité, moins que cela, à la fonction génératrice, dont les deux sexes forment par leur union le complet appareil ; non, si vous considérez l’existence dans la série des générations, dans leur solidarité, leur identité, ce qui veut dire, pour l’homme, dans leur vie morale et dans leurs œuvres.

Soit donc que je considère la mort du point de vue de la nature, soit que je l’envisage à celui de la Justice, elle m’apparaît comme la consommation de mon être ; et plus je consulte mon cœur, plus je m’aperçois que loin de la fuir avec effroi j’y aspire avec enthousiasme.

Passer d’un foyer à un autre, ou de père devenir enfant, pour la vie ce n’est pas finir ; et comme ce passage, ce devenir, pour tout être vivant le moment solennel, l’acte suprême de l’existence, il s’ensuit que la mort, dans le vœu de la nature, est adéquate à la félicité : la mort, c’est l’amour.

Celui qui aime veut mourir ; c’est la pensée du Cantique : Fortis ut mors dilectio, dit l’épouse. Quand ce serait pour mourir, rien ne m’empêchera de t’aimer. C’était la pensée de cet enthousiaste qui demandait à Cléopâtre une nuit, et consentait de mourir après.

Et vous n’avez plus ici à distinguer entre les espèces d’amour : le voluptueux et l’amant chaste, le sensualiste et le platonique, sont soumis à la même loi. Et le père, l’ami, le citoyen, pensent de même. Pour les uns comme pour les autres, quand la passion est arrivée à son paroxysme, quand la conscience est montée au diapazon de l’héroïsme, mourir n’est rien, aimer seul est quelque chose. M. Blanc-Saint-Bonnet, entrevoyant cette identité de la mort et de l’amour, a rencontré une belle pensée :

« Personne, dit-il, n’est entré plus avant dans l’amour que celui qui a vu plusieurs fois la mort. »

Au contraire, sevrez le cœur d’amour et la conscience de Justice, faites le vide dans l’âme, par le mépris et l’égoïsme, et vous aurez pour dénoûment la lâcheté, l’apostasie et toutes ses hontes.

Un homme s’est vu, de nos jours, comblé par la nature, la fortune et la célébrité, mais type d’égoïsme et d’orgueil, déshonorer ses derniers instants par une défection comme en compte peu la philosophie : cet homme est Henri Heine.

Après avoir longtemps courtisé la Révolution, caressé la Démocratie, savouré la popularité, chanté l’athéisme et le plaisir, devenu cul-de-jatte, n’ayant au cœur ni foi ni amour, sans communion ni avec la nature ni avec la société, il se fait déiste, il revient, dit-il, au sentiment religieux. La logique, sa misanthropie, ses terreurs secrètes, voudraient qu’il allât jusqu’au catholicisme ; il a honte : il a trop sifflé, trop blasphémé la religion du Christ ! Mais il préconise la Bible et le Judaïsme ; il admire Moïse et sa législation. Jamais, dit-il, la religion n’eut en lui un ennemi. Il se félicite de s’être marié à Saint-Sulpice, et d’avoir pris l’engagement de faire élever ses enfants dans la religion chrétienne. Il croit que le catholicisme durera encore bien des siècles, et comme M. Cousin il lui ôte son chapeau. On dirait que, n’osant par respect humain adresser au Christ sa prière, il essaie par des salamaleks de le corrompre. Protestant de son estime pour le prêtre, après avoir jeté le sarcasme à Hégel, à la Révolution, au peuple de Février, à la Réforme protestante, à la nouvelle exégèse allemande, il termine par l’éloge des jésuites.

Henri Heine est mort comme il avait vécu, en catin ; sa place est au charnier des Filles repenties : il ferait honte à la Salpétrière.

En regard de cette mort honteuse, mettez celle d’un révolutionnaire.

J’ai bien aimé, disait Danton en quittant la Conciergerie pour aller à la guillotine ; puis aussitôt, ravi au souvenir de ses deux femmes et de ses enfants par l’image plus grande de la patrie, il ajoutait : J’ai servi la révolution, j’ai renversé la royauté, j’ai fondé la république… Il avait répandu son âme, comme son amour : que lui pouvait la guillotine ?

Jésus, au moment décisif, agonise : à Dieu ne plaise que je l’accuse, avec Celse et Porphyre, d’avoir manqué de courage ! Si sa religion est devenue, par la terreur de la mort, le fléau de l’Humanité ; la faute n’en fut pas à lui, qui comprenait autrement la vie et prêchait d’exemple. Mais Jésus est célibataire ; il s’est sevré d’amour, il a tout donné à la secte, il ne s’est fait qu’une génération équivoque, et il ne sait pas même si cette génération, prête à le renier, à fuir, lui survivra ! Il manque de ce courage viril, que la conscience supplée, mais qu’elle ne remplace pas, et il n’a qu’une notion imparfaite de la Justice. Supérieur à Danton pour la sainteté, il lui est inférieur pour l’énergie que donnent à l’âme l’Amour, la Paternité et le Droit ; et c’est pourquoi nul homme devant la mort n’égala jamais Danton.

 

L. — Mourir, en entendant par ce mot ce qu’indique l’observation physiologique, c’est-à-dire la seconde période de l’évolution vitale, signifie donc _se reproduire_ ; et si l’on saisit le phénomène dans son instant caractéristique, mourir c’est accomplir la fonction essentielle de la vie, celle qui requiert le plus haut degré d’énergie et d’exaltation. Nous le sentons dans le spasme érotique, rapide comme l’éclair chez les individus vigoureux et qui savent conserver leur liberté dans la passion, mais qui chez les vieillards ‘ressemble à un vrai trépassement, dont plus d’un ne se relève pas.

Relisez dans la Nouvelle Héloïse la descriptiondu baiser du bosquet, premier gage donné par l’amour, premier qui-vive de la mort.

Est-ce là finir? Oui, assurément, si vous réduisez l’existence à l’individualité, moins que cela, à la fonction génératrice, dont les deux sexes forment par leur union le complet appareil; non, si vous considérez l’existence dans la série des générations, dans leur solidarité, leur identité, ce qui veut dire, pour l’homme, dans leur vie morale et dans leurs œuvres.

Soit donc que je considère la mort au point de vue de la nature, soit que je l’envisage à celui de la Justice, elle m’apparaît comme la consommation de mon être; et plus je consulte mon cœur, plus je m’aperçois que, loin de la fuir avec effroi, j’y aspire avec enthousiasme.

Passer d’un foyer à un autre, ou de père devenir enfant, pour la vie ce n’est pas finir; et comme ce passage, ce devenir, est pour tout être vivant le moment solennel, l’acte suprême de l’existence, il s’ensuit que la mort, dans le vœu de la nature, est adéquate à la félicité : la mort, c’est l’amour.

Celui qui aime veut mourir; c’est la pensée du Cantique : Fortis ut mors dilectio, dit l’épouse. Quand ce serait pour mourir, rien ne m’empêchera de t’aimer. C’était la pensée de cet enthousiaste qui demandait à Cléopâtre une nuit, et consentait de mourir après.

Et vous n’avez plus ici à distinguer entre les espèces d’amour : le voluptueux et l’amant chaste, le sensualiste et le platonique, sont soumis à la même loi. Et le père, l’ami, le citoyen, pensent de même. Pour les uns comme pour les autres, quand la passion est arrivée à son paroxysme, quand la conscience est montée au diapason de l’héroïsme, mourir n’est rien, aimer seul est quelque chose. M. Blanc-Saint-Bonnet, entrevoyant cette identité de la mort et de l’amour, a rencontré une belle pensée :

« Personne, dit-il, n’est entré plus avant dans l’amour que celui qui a vu plusieurs fois la mort. »

Au contraire, sevrez le cœur d’amour et la conscience de Justice ; faites le vide dans l’âme, par le mépris et l’égoïsme, et vous aurez pour dénoûment la lâcheté, l’apostasie et toutes ses hontes.

Un homme s’est vu, de nos jours, comblé par la nature, la fortune et la célébrité, mais type d’égoïsme et d’orgueil, déshonorer ses derniers instants par une défection comme en compte peu la philosophie : cet homme est Henri _Heine_.

Après avoir longtemps courtisé la Révolution, caressé la démocratie, savouré la popularité, chanté l’athéisme et le plaisir, devenu cul-de-jatte, n’ayant au cœur ni foi ni amour, sans communion ni avec la nature ni avec la s0ciété, il se fait déiste, il revient, dit-il, au sentiment religieux. La logique, sa misanthropie, ses terreurs secrètes, voudraient qu’il allât jusqu’au catholicisme ; il a honte : il a trop sifflé, trop blasphémé la religion du Christ. Mais, juif, il préconise la Bible et le Judaïsme ; il admire Moïse et sa législation. Jamais, dit-il, la religion n’eut en lui un ennemi. Il se félicite de s’être marié à Saint-Sulpice, et d’avoir pris l’engagement de faire élever ses enfants dans la religion chrétienne. Il croit que le catholicisme durera encore bien des siècles, et comme M. Cousin il lui ôte son chapeau. On dirait que, n’osant par respect humain adresser au Christ sa prière, il essaie par des salamalecs de le corrompre. Protestant de son estime pour le prêtre, après avoir jeté le sarcasme à Hégel, à la Révolution, au peuple de Février, à la Réforme protestante, à la nouvelle exégèse allemande, il termine par l’éloge des jésuites.

Henri Heine est mort comme il avait vécu, en catin; sa place est au charnier des Filles repenties : il ferait honte à la Salpétrière.

En regard de cette mort honteuse, mettez celle d’un révolutionnaire.

J’ai bien aimé, disait Danton en quittant la Conciergerie pour aller à la guillotine; puis aussitôt, enlevé au souvenir de ses deux femmes et de ses enfants par l’image plus grande de la patrie, il ajoutait : J’ai servi la Révolution, j’ai renversé la royauté, j’ai fondé la république… Il avait répandu son âme, comme son amour : que lui pouvait la guillotine?

Jésus, au moment décisif, agonise : à Dieu ne plaise que je l’accuse, avec Celse et Porphyre, d’avoir manqué de courage! Si sa religion est devenue, par la terreur de la mort, le fléau de l’Humanité ; la faute n’en fut pas à lui, qui comprenait autrement la vie et préchait d’exemple. Mais Jésus est célibataire; il s’est sevré d’amour, il a tout donné à la secte, il ne s’est fait qu’une génération équiyoque, et il ne sait pas même si cette génération, prête à le renier, à fuir, lui survivra ! Il manque de ce courage du sang, auquel la conscience supplée, mais qu’elle ne remplace pas toujours, et il n’a qu’une notion imparfaite de la Justice. Supérienr à Danton pour la sainteté, il lui est inférieur pour l’énergie que donnent à l’âme l’Amour, la Paternité et le Droit; et c’est pourquoi nul homme devant la mort n’égala jamais Danton.

LIII

 

Sur ces principes, nous pouvons maintenant fonder une théorie.

C’est un fait dont l’observation est vieille, que la mort est d’autant plus pénible que la vie a été plus destituée de jouissance. L’homme qui a vécu, comme nous disons dans un sens qui n’est pas ici le mien, est plus résolu pour le combat ; et une grande erreur de notre imagination est de croire que le célibataire est plus entreprenant, plus dévoué, plus prompt au sacrifice, que l’homme amant, époux, ou père de famille. La loi de Moïse exemptait du service militaire l’Israélite nouveau marié ou simplement fiancé : elle ne voulait pas d’un homme qui marchait à l’ennemi avec un regret. L’antiquité est pleine de cet esprit. Les fameux Dix mille avaient chacun sa compagnonne ; on ne voit pas qu’ils en fussent plus lâches. Et quelque dévouement qu’ait montré l’armée de Crimée, j’oserai dire que nos soldats auraient eu moins de désolation au cœur, si dans leurs souffrances ils avaient trouvé cet adoucissement de l’amour.

Mais si ce principe de courage en présence de la mort ne peut être méconnu, il est une autre sorte de satisfaction non moins puissante, celle qui jaillit du devoir accompli, de l’idée menée à exécution.

L’homme, être intelligent et ouvrier, le plus industrieux et le plus sociable des êtres, dont la dominante n’est pas l’amour, mais une loi plus haute que l’amour, l’homme ne produit, n’engendre pas seulement, comme les autres animaux, par la voie du sexe ; ses générations sont de plusieurs ordres : il engendre aussi par le travail, par l’intelligence, surtout par la Justice.

De là ces dévouements héroïques à la science, inconnus du vulgaire ; ces martyres du travail et de l’industrie, que dédaignent le roman et le théâtre ; de là le Mourir pour la patrie, tant répété depuis Tyrtée. Laissez-moi vous saluer, vous tous qui sûtes vous lever et mourir, en 89, en 92 et en 1830 ! Vous êtes dans la communion de la liberté, plus vivants que nous qui l’avons perdue.

De là aussi tous ces repentirs in extremis, que le prêtre attribue à l’efficacité de son ministère, et qui ne sont que le réveil de la Justice, le cri de la conscience, à l’approche de la mort.

Produire une idée, un livre, un poëme, une machine ; en un mot, faire, comme disent les compagnons de métier, son chef-d’œuvre ;

Servir son pays et l’Humanité, sauver la vie à un homme, produire une bonne action, réparer une injustice, se relever du crime par la confession et les larmes :

Tout cela est engendrer ; c’est se reproduire dans la vie sociale, comme devenir père est se reproduire dans la vie organique ; je dirais presque, s’il m’était permis de parler cette langue, c’est se rendre participant de la Divinité.

La destinée de l’homme est de se dépenser tout entier pour sa progéniture, naturelle et spirituelle ; et cela non-seulement dans l’acte générateur, mais dans l’initiation par le travail, qui en est le complément. Et cette dépense qu’il fait de son être est sa gloire, c’est sa béatitude, son immortalité.

Voilà ce qu’est la mort : acte d’amour final de la créature parvenue à la plénitude de l’existence physique, intellectuelle et morale, et rendant son âme dans un paternel baiser. Moïse, dit la légende, après avoir délivré son peuple de la servitude des Égyptiens, après l’avoir discipliné dans le désert et conduit victorieux dans la terre de Chanaan, mourut dans le baiser de Jéhovah.

Le psalmiste exprime la même idée, Beati qui in Domino moriuntur, c’est-à-dire, selon l’énergie du langage mythique, qui sous le nom de Dieu entend la collectivité sociale : Heureux ceux qui meurent dans l’accolade de leur peuple ! Qui ne voudrait ainsi mourir ?

En résumé, la vie humaine atteint sa plénitude, elle est mûre pour le ciel, comme dit Massillon, quand elle a satisfait aux conditions suivantes :

1. Amour, paternité, famille : extension et perpétuation de l’être par la génération charnelle, ou reproduction du sujet en corps et en âme, personne et volonté ;

2. Travail, ou génération industrielle : extension et perpétuation de l’être par son action sur la nature. Car comme je l’ai dit plus haut, l’homme a aussi un amour pour la nature ; il s’unit à elle, et de cette union féconde sort une génération d’un nouvel ordre ;

3. Communion sociale, ou Justice : participation à la vie collective et au progrès de l’Humanité.

L’amour et la paternité peuvent se suppléer par la consanguinité, par l’existence au sein d’une famille d’adoption, surtout par le travail. Le travail est le vrai suppléant de l’amour. L’homme, dans les affections même que fait naître en lui la vitalité, n’est point tellement asservi à l’organisme qu’il en doive fatalement remplir toutes les fonctions : l’amour chez les âmes d’élite n’a pas d’organes.

Le Travail et la Justice ne se remplacent point, ne se suppléent pas.

Si ces conditions sont violées, l’existence est anxieuse ; l’homme, ne pouvant ni vivre ni mourir, appartient à la misère.

Si au contraire ces mêmes conditions sont remplies, l’existence est pleine : c’est une fête, un chant d’amour, un perpétuel enthousiasme, un hymne sans fin au bonheur. À quelque heure que le signal soit donné, l’homme est prêt : car il est toujours dans la mort, ce qui veut dire dans la vie et dans l’amour.

 

LI. — Sur ces principes, nous pouvons maintenant fonder une théorie.

C’est un fait dont l’observation est vieille, que la mort est d’autant plus pénible que la vie a été plus destituée de jouissance. L’homme qui a véeu, comme nous disons dans un sens qui n’est pas ici le mien, est plus résolu pour le combat; et une grande erreur de notre imagitation est de croire que le célibataire est plus entreprenant, plus dévoué, plus prompt au sacrifice, que l’homme amant, époux, ou père de famille. La loi de Moïse exemptait du service militaire l’Israélite nouveau marié ou simplement fiancé : elle ne voulait pas d’un homme qui marchait à l’ennemi avec un regret. L’antiquité est pleine de cet esprit. Les fameux Dix mille avaient chacun sa compagnonne; on ne voit pas qu’ils en fussent plus lâches. Et quelque dévouement qu’ait montré l’armée de Crimée, j’oserai dire que nos soldats auraient eu moins de désolation au cœur, si dans leurs souffrances ils avaient trouvé cet adoucissement de l’amour.

Mais si ce principe de courage en présence de la mort ne peut être méconnu, il est une autre sorte de satisfaction non moins puissante, celle qui jaillit du devoir accompli, de l’idée menée à exécution.

L’homme, être intelligent et ouvrier, le plus industrieux et le plus sociable des êtres, dont la dominante n’est pas l’amour, mais une loi plus haute que l’amoyr, l’homme ne produit, n’engendre pas seulement, comme les autres animaux, par la voie du sexe; ses générations sont de Plusieurs ordres : il engendre aussi par le travail, par l’intelligence, surtout par la _Justice_.

De là ces dévouements héroïques à la science, inconnus du vulgaire; ces martyres du travail et de l’industrie, que dédaignent le roman et le théâtre; de là le Mourir pour la patrie, tant répété depuis Tyrtée.

Laissez-moi vous saluer, vous tous qui sûtes vous lever et mourir, en 89, en 92 et en 1830! Vous êtes dans la communion de la liberté, plus vivants que nous, génération du 2 Décembre, qui l’avons perdue.

De là aussi tous ces repentirs in extremis, que le prêtre attribue à l’efficacité de son ministère, et qui ne sont que le réveil de la Justice, le cri de la conscience, à l’approche de la mort.

Produire une idée, un livre, un poëme, une machine; en un mot, faire, comme disent les compagnons ge métier, son chef-d’œuvre;

Servir son pays et l’Humanité, sauver la vie à un homme, produire une bonne action, réparer une injustice, se relever du crime par la confession et les larmes :

Tout cela est engendrer; c’est se reproduire dans la vie sociale, comme devenir père est se reproduire dans la vie organique; je dirais presque, s’il m’était permis de parler cette langue, c’est se rendre participant de la Divinité.

La destinée de l’homme est de se dépenser tout entier pour sa progéniture, naturelle et spirituelle ; et cela nonseulement dans l’acte générateur, mais dans l’initiation par le travail, qui en est le complément. Et cette dépense qu’il fait de son être est sa gloire, c’est sa béatitude, son immortalité.

Voilà ce qu’est la mort : acte d’amour final de la créature parvenue à la plénitude de l’existence physique, intellectuelle et morale, et rendant son âme dans un paternel baiser. Moïse, dit la légende, après avoir délivré son peuple de la servitude des Égyptiens, après lavoir discipliné dans le désert et conduit victorieux dans la terre de Canaan, mourut dans le baiser de Jéhovah. Le psalmiste exprime la même idée, Beati qui in Domino morientur, c’est-à-dire, selon l’énergie du langage mythique, qui sous le nom de Dieu entend la collectivité sociale : Heureux ceux qui meurent dans l’accolade de leur peuple! Qui ne voudrait ainsi mourir?

LII. — En résumé, la vie humaine atteint sa plénitude, l’âme est mûre pour le ciel, comme dit Massillon, quand elle a satisfait aux conditions suivantes :

1. Amour, paternité, famille : extension et perpétuation de l’être par la génération charnelle, ou reproduction du sujet en corps et en âme, personne et volonté;

2. Travail, ou génération industrielle : extension et perpétuation de l’être par son action sur la nature. Car comme je l’ai dit plus haut, l’homme a aussi un amour pour la nature ; il s’unit à elle, et de cette union féconde sort une génération d’un nouvel ordre;

8. Communion sociale, ou Justice : participation à la vie collective et au progrès de l’Humanité.

L’amour et la paternité peuvent se suppléer par la consanguinité, par l’adoption, surtout par le travail. Le travail est le vrai suppléant de l’amour. L’homme, dans les affections mêmes que fait naître en lui la vitalité, n’est point tellement asservi à l’organisme qu’il en doive fatalement remplir toutes les fonctions : l’amour chez les âmes d’élite 1’a pas d’organes.

Le Travail et la Justice ne se remplacent point, ne se suppléent pas.

Si ces conditions sont violées, l’existence est anxieuse ; l’homme, ne pouvant ni vivre ni mourir, appartient à la misère.

Si au contraire ces mêmes conditions sont remplies, l’existence est pleine : c’est une fête, un chant d’amour, un perpétuel enthousiasme, un hymne sans fin au bonheur. A quelque heure que le signal soit donné, l’homme est prêt : car il est toujours dans la mort, ce qui veut dire dans la vie et dans l’amour.

LIV

 

Quel sens pourrait donc avoir pour moi, soit au point de vue de la morale, soit au point de vue de la destinée, cette hypothèse de désespoir, devenue un principe de religion dans les sociétés tyrannisées : S’il est une autre vie après la mort ?

Je conçois qu’une ontologie effarée, trouvant une contradiction dans ces deux termes qui embrassent toute vie, paraître et disparaître, cherche la solution de cette antinomie dans une éternité de l’être où les formes passagères se reproduisent sans fin ; où par conséquent les personnes et les physionomies se retrouvent ; où chaque moi, épuisé par une première évolution, ressuscite pour une autre ; où tout exemplaire de notre essence organique, donné à tel moment de la vie collective par un concours de circonstances qui ne doit pas revenir, et conçu comme individualité substantielle, âme, ou monade, reparaisse avec ses modes, ses facultés, son caractère, ses souvenirs, et le sentiment de son identité inviolable. Je conçois, dis-je, qu’une spéculation que rien n’arrête agite ces curiosités psycho-théologiques : de quelle utilité peuvent-elles être pour ma destinée présente, pour la règle de mes mœurs, pour la félicité de ma vie et la suavité de ma mort ?

Par ma naissance, par ma famille, par mes amours, je me sais en communion organique avec toute mon espèce ; par mon travail, je me sais en communion avec toute la nature ; par ma justice, je me sais en communion avec la société : je suis en communion avec tout l’univers. Grâce à cette communion, il n’est pas jusqu’aux petits enfants, dont la vie n’ait sa plénitude. Ils n’ont fait mal à personne ; ils nous ont comblés de joie. Nous avons recueilli leur sourire, leur regard, leur grâce si pure, leurs mots si jolis. Incapables de sentir la mort, ils ont atteint la perfection ; et si nous les avons aimés, nous n’avons rien perdu.

Qu’est-ce donc que votre immortalité peut ajouter à mon bonheur et à ma vertu ? Ne suis-je pas dès à présent immortel, pour parler votre style, puisque je suis dans le passé, dans le présent, dans l’avenir, dans l’infini ? Vous ne sauriez me donner plus que le sublime, soit que j’aime ou que je produise, soit que j’accomplisse les œuvres de la Justice. Or, ce sublime, je le possède ; il dépend de moi et de l’usage que je sais faire de mes facultés : votre immortalité ne le dépassera jamais.

Si c’est là ce que vous appelez être immortel, je le suis ; s’il s’agit d’autre chose, je ne vous comprends plus, ma pensée ne pouvant concevoir, mon âme désirer, rien au delà du sublime.

Il est dans la vie de l’homme un acte solennel qui traduit toute cette doctrine, acte aujourd’hui presque ignoré du peuple, mais que le Romain regardait comme sacré : c’est le Testament.

Que signifie ce monument des dernières volontés, par lequel l’homme agit au delà du tombeau ?

Ceci seulement, que le testateur, en mourant, affirme la continuation de sa présence dans la famille et la société au sein desquelles il s’évanouit.

L’antiquité, qui croyait peu à la survivance des âmes, était fort religieuse à l’endroit du testament : au moment de livrer bataille, tous les soldats romains faisaient le leur. Comme les trois cents de Léonidas, comme Moïse, ils mouraient dans le baiser de la patrie. Quand la Bible, racontant la mort des patriarches, conclut par ces mots : Il fut réuni à ses pères, elle exprime la haute pensée du testament. Quand Jésus sur la croix s’écrie : Mon Père, je remets mon âme entre tes mains, par cet acte de communion avec l’Humanité, désignée sous l’allégorie mystique du Père, il fait son testament. Le testament ! c’est le nom donné à la doctrine du Christ, comme à celle de Moïse.

Tous nous avons un testament à faire ; mais le chrétien parfait ne teste pas, à moins qu’il ne s’agisse de déshériter les siens et de laisser son bien à l’Église. Le chrétien au lit de mort n’a rien à dire à ses frères, si ce n’est cet adieu lugubre : Priez pour moi ! Ce n’est pas son âme qui nous reste, ce sont les nôtres qu’il invite à la suivre : quel renversement !

La mort, si l’on me permet cette figure empruntée à l’économie et qui n’a rien ici de déplacé, est la balance par laquelle se liquide notre carrière. Si cette carrière est pleine, il y a bénéfice ; c’est l’euthanasie, la mort dans le ravissement. Si au contraire le parcours s’est fait par le chemin du vice et de l’infortune, il y a déficit : c’est la mort dans le désespoir, la banqueroute à l’existence.

Aujourd’hui que la Révolution n’a guère fait encore que se montrer au monde, la mort heureuse est aussi rare que la liberté et la justice : nous finissons la plupart comme des malfaiteurs. Point de communion sociale, point de paix pour nos derniers instants. La famille nous soutiendrait encore : elle se dissout à son tour ; ceux qui en parlent le plus sont ceux qui la déshonorent davantage, et elle ne paraît à la dernière heure que pour l’assaisonner de regrets. Le travail, entouré de tout ce qui le rend répugnant et pénible, sans réciprocité pour le mercenaire, sans dignité pour le capitaliste et l’entrepreneur, qui n’y voient qu’un moyen de fortune, le travail réjouirait-il le moribond avec sa face de squelette ? Vides d’amour et de vertu nous arrivons à la fin de la journée, vides il faut nous endormir : est-il surprenant qu’à la place des joies de la plénitude, nous ne trouvions que l’agonie de la faim ?

LIII. — Quel sens pourrait donc avoir pour moi, soit au point de vue de la morale, soit au point de vue de la destinée, cette hypothèse de désespoir, devenue un principe de religion dans les sociétés tyrannisées : S’il est une autre vie après la mort ?

Je conçois qu’une ontologie effarée, trouvant une contradiction dans ces deux térmes qui embrassent toute vie, paraître et disparaître, en cherche la solution dans une éternité de l’être où les formes passagères se reproduisent sans fin; où par conséquent les personnes et les physionomies se retrouvent; où chaque moi, épuisé par une première évolution, ressuscite pour une autre; où tout exemplaire de notre essence organique, donné à tel moment de la vie collective par un concours de circonstances qui ne doit pas revenir, et conçu comme individualité substantielle, âme ou monade, reparaisse avee ses modes, ses facultés, son caractère, ses souvenirs, et le sentiment de son identité inviolable. Je conçois, dis-je, qu’une spéeulation que rien n’arrête agite ces curiosités psychothéologiques : de quelle utilité peuvent-elles être pour ma destinée présente, pour la règle de mes mœurs, pour la félicité de ma vie et la suavité de ma mort?

Par ma naissance, par ma famille, par mes amours, je me sais en communion organique avec toute mon espèce; par mon travail, je me sais en communion avec tonte la nature ; par ma justice, je me sais en communion avec la société: je suis en communion avec tout l’univers. Grâce à cette communion, il n’est pas jusqu’aux petits eafants dont la vie n’ait sa plénitude. Ils n’ont fait mal à persogne; ils nous ont comblés de joie. Nous avons recueilli leur sourire, lear régard, leur grâce si pure, leurs mots si jolis. Incapables de sentir la mort, ils ont atteint la perfection; et si nous les avons aimés, nous n’avons rien perdu.

Qu’est-ce donc que votre immortalité peut ajouter à mon bonheur et à ma vertu? Ne suis-je pas dès à présent immortel, pour parler votre style, puisque je suis dans le passé, dans le présent, dans l’avenir, dans l’infini? Vous ne sauriez me donner plus que le sublime, soit que j’aime ou que je produise, soit que j’accomplisse les œuvres de la Justice. Or, ce sublime, je le possède; il dépend de moi et de l’usage que je sais faire de mes facultés : votre immortalité ne le dépassera jamais.

Si c’est là ce que vous appelez être immortel, je le suis; sil s’agit d’autre chose, je ne vous comprends plus, ma pensée ne pouvant concevoir, mon âme désirer rien au delà da sublime.

Il est dans la vie de l’homme un acte solennel qui traduit toute cette doctrine, acte aujourd’hui presque ignoré du peuple, mais que le Romain regardait comme sacré : c’est le Testament.

Que signifie ce monument des dernières volontés, par kquel l’homme agit au delà du tombeau ?

Geci seulement, que le testateur, en mourant, agirme la continuation de sa présence dans la famille et la société au sein desquelles il s’évanouit.

L’antiquité, qui croyait peu à la survivance des âmes, était fort religieuse à l’endroit du testament : au moment de livrer bataille, tous les soldats romains faisaient le leur, Comme les trois cents de Léonidas, comme Moïse, ils mouraient dans le baiser de la patrie. Quand la Bible, racontant la mort des patriarches, conclut par ces mots : Il fut réuni à ses pères, elle exprime la haute pensée du testament (N). Quand Jésus sur la croix s’écrie : Mon père, je remets mon âme entre tes mains, par cet acte de comwunion avec l’Humanité, désignée sous l’allégorie mystique du Père, il fait son testament. Le testament! c’est le nom donné à la doctrine du Christ, comme à celle de Moïse.

Tous nous avons un testament à faire; mais le chrétien parfait ne teste pas, à moins qu’il ne s’agisse de déshériter les siens et de laisser son bien à l’Église. Le chrétien au lit de mort n’a rien à dire à ses frères, si ce n’est cet adieu lugubre : Priez pour moi ! Ce n’est pas son âme qui nous reste, ce sont les nôtres qu’il invite à la suivre : quel renversement !

La mort, si l’on me permet cette figure empruntée à l’économie et qui n’a rien ici de déplacé, est la balance par laquelle se liquide notre carrière. Si cette carrière est pleine, il y a bénéfice; c’est l’euthanasie, la mort dans le ravissement. Si au contraire le parcours s’est fait par le chemin du vice et de l’infortune, il y a déficit : c’est la mort dans le désespoir, la banqueroute à l’existence.

Aujourd’hui que la Révolution n’a guère fait encore que se montrer au monde, la mort heureuse est aussi rare que la liberté et la justice : nous finissons la plupart comme des malfaiteurs. Point de communion sociale, point de paix pour nos derniers instants. La famille nous soutiendrait encore : elle se dissout à son tour; ceux qui en parlent le plus sont ceux qui la déshonorent davantage, et elle ne paraît à la dernière heure que pour l’assaisonner de regrets. Le travail, entouré de tout ce qui le rend répugnant et pénible, sans réciprocité pour le mercenaire, sans dignité pour le capitaliste et l’entrepreneur, qui n’y voient qu’un moyen de fortune, le travail réjouirait-il le moribond avec sa face de squelette? Vides d’amour et de vertu, nous arrivons à la fin de la journée; vides il faut nous endormir : est-il surprenant qu’à la place des joies de la plénitude, nous ne trouvions que l’agonie de la fin?

LV

 

Fûtes-vous jamais, Monseigneur, témoin d’une belle mort ? Écoutez encore ce récit ; il ne s’agit ni d’un héros, ni d’un génie, mais d’un pauvre artisan, race pure de libres penseurs, qui finit dans la communion révolutionnaire comme jamais chrétien ne sut faire dans celle de l’Église :

Mon père, à soixante-six ans, épuisé par le travail, en qui la lame, comme on dit, avait usé le fourreau, sentit tout à coup que sa fin était venue. Jamais, je dois le dire, je ne remarquai en lui une parole, un geste, qui témoignât d’impiété pas plus que de dévotion. Il ne priait et ne blasphémait point, tout entier à ses affaires, n’attendant rien que de son travail, et n’importunant de ses sollicitations ni le ciel ni les hommes. Quelquefois aux grandes solennités, je l’ai vu faire comme tout le monde, aller à la messe : il s’y ennuyait, n’y comprenant rien, aussi étranger à la chose qu’un sourd-muet. Si le prêtre montait en chaire, il n’y tenait plus, et, sans rire ni faire aucune réflexion, il sortait vite. À coup sûr, le poids de ses dévotions était léger.

Le jour de sa mort, il eut, chose qui n’est pas rare, le sentiment arrêté de sa fin. Alors il voulut se préparer pour le grand voyage, et donna lui-même ses instructions. Les parents et amis sont convoqués ; un souper modeste est servi, égayé par une douce causerie. Au dessert, il commence ses adieux, donne des regrets à l’un de ses fils mort dix ans auparavant, mort avant l’heure. J’étais absent, pour le service…. de la famille. Son plus jeune fils, prenant mal la cause de son émotion, lui dit : Allons, père, chasse ces tristes idées. Pourquoi te désespérer ? N’es-tu pas un homme ? Ton heure n’a pas encore sonné.

— Tu te trompes, réplique le vieillard, si tu t’imagines que j’aie peur de la mort. Je te dis que c’est fini ; je le sens, et j’ai voulu mourir au milieu de vous. Allons, qu’on serve le café !… Il en goûte quelques cuillerées. — J’ai eu bien du mal dans ma vie, dit-il ; je n’ai pas réussi dans mes entreprises (l’innocent !) ; mais je vous ai aimés tous, et je meurs sans reproche. Dis à ton frère que je regrette de vous laisser si pauvres ; mais qu’il persévère…

Un parent de la famille, quelque peu dévot, croit devoir reconforter le malade, en disant, comme le catéchisme, que tout ne finit pas à la mort ; que c’est alors qu’il faut rendre compte, mais que la miséricorde de Dieu est grande…. Cousin Gaspard, répond mon père, je ne sais pas ce qu’il en est, et je n’y pense aucunement. Je n’éprouve ni crainte ni désir ; je meurs entouré de ce que j’aime, j’ai mon paradis dans mon cœur.

Vers dix heures il s’endormit, murmurant un dernier bonsoir, l’amitié, la bonne conscience, l’espérance d’une destinée meilleure pour ceux qu’il laissait, tout se réunissant en lui pour donner un calme parfait à ses derniers moments. Le lendemain mon frère m’écrivait avec transport : Notre père est mort en brave !… Les prêtres ne le canoniseront pas ; mais moi qui l’ai connu je le proclame à mon tour un brave, et ne souhaite pas pour moi-même d’autre oraison funèbre.

LIV. — Fütes-vous jamais, Monseigneur, témoin d’une belle mort? Écoutez encore ce récit : il ne s’agit ni d’un héros, ni d’un génie, mais d’un pauvre artisan, race pure de libres penseurs, qui finit dans la communion révolutionnaire comme jamais chrétien ne sut faire dans celle de l’Église.

Mon père, à soixante-six ans, épuisé par le travail, en qui la lame, comme on dit, avait usé le fourreau, sentit tout à coup que sa fin était venue. Jamais, je dois le dire, je ne remarquai en lui une parole, un geste, qui témoignât d’impiété pas plus que de dévotion. Il ne priait et ne blasphémait point, tout entier à ses affaires, n’attendant rien que de son travail, et n’importunant de ses sollicitations ni le ciel ni les hommes. Quelquefois, aux grandes solennités, je lai vu faire comme tout le monde, aller à la messe : il s’y ennuyait, n’y comprenant rien, aussi étranger àla chose qu’un sourd-muet. Si le prêtre montait en chaire, il n’y tenait plus, et, sans rire ni faire aucune réflexion, il sortait vite. A coup sûr, le poids de ses dévotions était léger.

Le jour de sa mort, il eut, chose qui n’est pas rare, le sentiment arrêté de sa fin. Alors il voulut se préparer pour le grand voyage, et donna lui-même ses instructions. Les parents et amis sont convoqués; un souper modeste est servi, égayé par une douce causerie. Au dessert, il commence ses adieux, donne des regrets à l’un de ses fils mort dix ans auparavant, mort avant l’heure. J’étais absent, pour le service. de la famille. Son plus jeune fils, prenant mal la cause de son émotion, lui dit : Allons, père, chasse ces tristes idées. Pourquoi te désespérer? Nes-tu pas un homme? Ton heure n’a pas encore sonné. — Tu te trompes, réplique le vieillard, si tu t’imagines que j’aie peur de la mort. Je te dis que c’est fini; je le sens, et j’ai voulu mourir au milieu de vous. Allons, qu’on serve le café! Il en goûte quelques cuillerées. — J’ai eu bien du mal dans ma vie, dit-il; je n’ai pas réussi dans mes entreprises (l’innocent!); mais je vous ai aimés tous, et je meurs sans reproche. Dis à ton frère que je regretté de vous laisser si pauvres; mais qu’il persévère…

Un parent de la famille, quelque peu dévot, croit devoir réconforter le malade, en disant, comme le catéchisme, que tout ne finit pas à la mort; que c’est alors qu’il faut rendre compte, mais que la miséricorde de Dieu estgrande… Cousin Gaspard, répond mon père, je ne sais pas ce qu’il en est, et je n’y pense aucunement. Je n’éprouve ni crainte ni désir; je meurs entouré de ce que j’aime, j’ai mon paradis dans mon cœur.

Vers dix heures il s’endormit, murmurant un dernier bonsoir, l’amitié, la bonne conscience, l’espérance d’une destinée meilleure pour ceux qu’il laissait, tout se réunissant en lui pour donner un calme parfait à ses derniers moments. Le lendemain mon frère m’écrivait avec transport : Notre père est mort en brave !… Les prêtres ne le canoniseront pas; mais moi qui l’ai connu, je le proclame à mon tour un brave, et ne souhaite pas pour moi-même d’autre oraison funèbre.

LVI

 

Comparez cette mort avec celle du chrétien, entouré de cierges, de crucifix, d’eau bénite ; à qui le confesseur parle des jugements de Dieu, que l’on frotte d’huiles saintes, qu’on accable d’exorcismes, comme si, sur le seuil de la tombe, commençait le supplice du réprouvé !

Eh quoi ! voici des hommes, les premiers par le génie et la gloire, comblés de l’admiration de leurs contemporains, sûrs de la postérité, et pour qui la mort est insupportable : ils sont chrétiens.

Et ce pauvre tonnelier, étranger à toutes les grandeurs, s’éteignant de lassitude dans une chaumière, sourit à sa dernière heure ; sa conscience lui tient lieu de tout ; il est heureux. Ce n’est pas un impie, l’homme du peuple ne connaît pas l’impiété ; mais ce n’est pas un chrétien non plus que celui qui, sur le bord de la tombe, donne une larme au fils qui n’est plus, parce que la mort de ce fils qui l’a devancé le diminue ; qui regrette ses entreprises malheureuses, parce qu’elles lui laissent un vide ; qui ne craint pas l’autre vie, mais qui n’en a pas besoin, parce qu’il la possède dans son cœur !

Regarder la mort en face, la saluer d’amour, remettre son âme entre les mains de ses enfants, et s’échapper dans la famille en laissant son corps à la terre comme une rognure, cela n’est ni spiritualiste, ni mystique, ni chrétien ; c’est tout simplement de la réalité sociale, c’est de la Justice.

Aujourd’hui, que l’on n’est ni avec le Christ ni avec la Révolution, on a inventé, pour les mourants, des façons hideuses. Autour du malade, tout conspire pour lui cacher son état : on l’amuse, on le trompe, on le chloroformise ; on fait si bien qu’il trépasse sans y avoir pensé. Point de dernières paroles, novissima verba ; point de transmission de l’âme, point de testament. Il crève comme un chien : Unus est finis hominis et jumenti.

Ô mort ! sœur aînée des amours, toujours vierge et toujours féconde, toi que j’ai reconnue dans le premier soupir de ma jeunesse, que j’ai ressentie à chaque élan de mon civique enthousiasme, à qui je puis offrir déjà trente années et plus de labeur, douce et heureuse Mort, pourrais-tu m’effrayer ? N’est-ce pas toi que j’adore dans l’amour et l’amitié ? toi que je médite dans la vérité éternelle ? toi que je cultive dans cette nature, dont la communion étouffe en mon cœur jusqu’au sentiment de ma pauvreté ? toi, enfin, à qui j’ai élevé un temple dans mon âme, et que je ne cesse d’invoquer, ô souveraine Justice !…

Si tu viens aujourd’hui, je suis prêt : j’aime les miens et j’en suis aimé ; j’ai bien combattu, bonum certamen certavi ; si j’ai commis des fautes, du moins je n’ai pas désespéré de la vertu, et je me suis relevé toujours. J’ai commencé mon testament, que d’autres achèveront, et j’ai la ferme confiance que quiconque l’aura lu comprendra cette forte parole, qu’il n’est pas de servitude pour celui qui a fait un pacte avec la mort. Si tu ne viens que demain, je serai encore mieux préparé ; j’aurai fait davantage, je t’embrasserai avec une effusion plus ardente d’un degré. Si tu tardes dix ans, je partirai comme pour le triomphe.

Ô mort ! si longtemps calomniée, et qui n’es terrible qu’aux méchants, seuls dignes d’être appelés immortels, ne serais-tu pas l’énigme fatidique dont le mot doit faire évanouir le sphinx des religions, en délivrant l’humanité de ses terreurs ? Tu ne m’as pas tout dit encore ; tu me gardes plus d’un secret. Enseigne-moi, et je redirai ta parole ; et toutes les nations confesseront que tu es le seul Christ, vivant et véritable.

LV. — Comparez cette mort avec celle du chrétien, entouré de cierges, de crucifix, d’eau bénite ; à qui le confesseur parle des jugements de Dieu, que l’on frotte d’huiles saintes, qu’on accable d’exorcismes, comme si, sur le seuil de la tombe, commençait le supplice du réprouvé!

Eh quoi! voici des hommes, les premiers par le génie et la gloire, comblés de l’admiration de leurs contemporains, sûrs de la postérité, et pour qui la mort est insupportable : ils sont chrétiens.

Et ce pauvre tonnelier, étranger à toutes les grandeurs, s’éteignant de lassitude dans une chaumière, sourit à sa dernière heure; sa conscience lui tient lieu de tout; il est heureux. Ce n’est pas un impie, l’homme du peuple ne connaît pas l’impiété; mais ce n’est pas un chrétien non plus que celui qui, sur le bord de la tombe, donne une larme au fils qui n’est plus, parce que la mort de ce fils qui l’a devancé le diminue; qui regrette ses entreprises malheureuses, parce qu’elles lui laissent un vide; qui ne craint pas l’autre vie, mais qui n’en a pas besoin, parce qu’il la possède dans son cœur.

Regarder la mort en face, le saluer d’amour, remettre son âme entre les mains de ses enfants, et se fondre dans la famille en laissant son corps à la terre comme une rognure, cela n’est ni spiritualiste, ni mystique, ni chrétien; c’est tout simplement de la réalité sociale, c’est de la Justice.

Aujourd’hui, que l’on n’est ni avec le Christ ni avec la Révolution, on a inventé, pour les mourants, des façons hideuses. Autour du malade, tout conspire pour lui cacher son état : on l’amuse, on le trompe, on le chloroformise; on fait si bien qu’il trépasse sans y avoir pensé. Point de dernières paroles, novissima verba ; point de transmission de l’âme, point de testament. Il crève comme un chien : Unus est finis hominis et jumenti (O).

O mort! sœur aînée des amours, toujours vierge et toujours féconde, toi que j’ai reconnue dans le premier soupir de ma jeunesse, que j’ai ressentie à chaque élan de mon civique enthousiasme, à qui je puis offrir déjà trente années et plus de labeur, douce et heureuse Mort, Pourrais-tu m’effrayer? N’est-ce pas toi que j’adore dans l’amour et l’amitié? toi que je médite dans la vérité éternelle? toi que je cultive dans cette nature, dont la communion étouffe en mon cœur jusqu’au sentiment de ma pauvreté? toi, enfin, à qui j’ai élevé un temple dans mon âme, et que je ne cesse d’invoquer, à souveraine _Justice_ !

Si tu viens aujourd’hui, je suis prêt : j’aime les miens et j’en suis aimé; j’ai bien combattu, bonum certamen certavi ; si j’ai commis des fautes, du moins je nai pas désespéré de la vertu, et je me suis relevé toujours. J’ai commencé mon testament, que d’autres achèveront, et j’ai la ferme confiance que quiconque l’aura lu comprendra cette forte parole, qu’il n’est pas de servitude pour celui qui a fait un pacte avec la mort. Si tu ne viens que demain, je serai encore mieux préparé; j’aurai fait davantage, je t’embrasserai avec une effusion plus ardente d’un degré. Si tu tardes dix ans, je partirai comme pour le triomphe.

O mort! si longtemps calomniée, et qui n’es terrible qu’aux méchants, seuls dignes d’être appelés immortels, ne serais-tu pas l’énigme fatidique dont le mot doit faire évanouir le sphinx des religions, en délivrant l’humanité de ses terreurs? Tu ne m’as pas tout dit encore; tu me gardes plus d’un secret. Enseigne-moi, et je redirai ta parole; et toutes les nations confesseront que tu es le seul Christ, vivant et véritable.

APPENDICE.

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

Note (A), page 26.

_Dieu, puissance de l’humanité_. — « Il n’est pas permis, nous fait observer un critique de nos amis, d’interpréter ainsi ce vers de Virgile. » — Métaphoriquement, non : le mot potestas, mot à mot puissance, à l’endroit cité (_Enéide_, liv. X, v. 18), est pris pour souverain. Mais s’il est un poëte auquel il soit permis quelquefois d’attribuer, en dehors du sens épique ou figuré, un sens philosophique, sens qui, dans le cas particulier, est d’ailleurs le sens littéral, c’est certainement Virgile. Virgile est le chantre d’une religion nouvelle, de la religion qui plus tard devint le christianisme, c’est-à-dire, la symbolique la plus complète de l’âme humaine et des destinées de l’Humanité. Suivant ce grand poëte, philosophe, hiérophante et novateur, un Esprit infini agite la matière, entretient la vie dans l’Univers, donne naissance à tous les êtres vivants. Nos âmes en sont des semences, semina, des émanations. En autres termes, Dieu, l’esprit infini, éternel, absolu, qui ne se révèle qu’en se particularisant et s’unissant, sous la forme d’âmes, à des corps organisés, Dieu est en nous, Dieu est chacan de nous, il est la puissance qui nous fait être; il est, Par conséquent, au point de vue épique, notre souverain. Le mot est à double sens, potestas. C’est le contraire de ce que dit saint Paul : Nous vivons en Dieu, nous nous mouvons, nous sommes en Dieu. La doctrine de Virgile a été abandonnée, bien que, sur ce point particulier, elle fût peut-être plus près de la vérité, — il s’agit ici de vérité métaphysique, —que celle de l’Apôtre.

Virgile, ainsi que nous le montrerons ailleurs (Étude IXe), en entreprenant son poëme, ne faisait pas œuvre de fantaisie pure ni de pure nationalité : sous les noms des dieux vulgaires, c’est La foi de l’avenir qu’il exprimait, comme il chantait, dans la gloire de Rome, la grandeur de la civilisation. Ceci admis, et personne ne le saurait contester, le poëme de Virgile, imitation, au premier coup d’œil, de ceux d’Homère, acquiert une originalité unique dans les fastes de la poésie. Les expressions que Virgile emprunte à l’Iliade et à l’Odyssée ont dans sa langue une portée qu’elles n’avaient pas dans le grec. Ainsi le titre de père et roi des hommes et des dieux donné à Zeus, n’implique pas son éternité : Zeus, fils de Kronos, n’est pas éternel ; en bonne mythologie, il ÿ aurait contradiction. Dans l’Énéide, au contraire, poëme à la fois historique et philosophique, national et humanitaire, traditionnel et palingénésiaque , Jupiter, bien que fils de Saturne, est appelé puissance éternelle, parce que le poëte, pleiu de son sujet autant que de son modèle, mêle à dessein, dans sa pensée, la mythologie et la métaphysique, Homère et Platon, et s’en crée un style à lui, qui deviendra peu à peu le style de la nouvelle théologie.

Note (B), page 43.

_Corruption de l’église de rome_. — L’immoralité, tout à fait hors ligne, qui à toutes les époques a distingué l’Église de Rome, est un des faits les plus considérables de l’histoire ecclésiastique, et, au point de vue religieux, le plus inexplicable. Ni le climat, ni la race, ni rien de ce qui, dans l’ordre de la nature et de la société, peut exciter la concupiscence et affaiblir l’énergie vertueuse, ne saurait être ici invoqué comme la cause de cette dissolution singulière et toute spéciale. L’antique Italie fut la pépinière de toutes les vertus : c’est par sa vertu, encore plus que par ses armes, que la république romaine triompha des nations; nulle part la famille ne parut plus sainte, le mariage plus chaste, les mœurs plus frugales ; la première enfin, parmi les cités, Rome s’éleva à la notion du droit universel et en fit la loi du monde. Qui donc a pu faire de la Rome papale le réceptacle sans fond de toutes les immondices? Comment le centre du christianisme est-il devenu le centre de la corruption? À cette question, ceux de nos lecteurs qui nous ont suivis peuvent faire la réponse : c’est justement que Rome est le siége de la Papauté, la capitale du catholicisme.

Dès lors qu’il est reconnu que le principe religieux, donné en apparence pour servir d’appui et de sauvegarde à l’humaine vertu, est le principe même de l’humaine dissolution, il s’ensuit que là où se trouve le foyer du culte, là est aussi le foyer de limmoralité. C’est le spectacle des corruptions romaines qui, depuis l’ère des martyrs jusqu’au moment présent, a soulevé contre Rome l’indignation des peuples, des réformateurs et des princes, en même temps qu’il lui attirait l’anathème des saints. Au XIIe siècle, saint Bernard déclarait le mal incurable. C’est la vue de cette corruption intense qui indigna Luther ; qui, deux siècles plus tard, amena l’enreprise réformatrice de Port-Royal, exterminée par le fer et le feu, à la sollicitation du Pape et des Jésuites. A cette époque, tous les chrétiens de marque, ceux-là même que la Papauté a canonisés, saint François de Sales, saint Vincent de Paul, saint Charles Borromée, le cardinal de Bérulle, l’évêque de Belley M. Camus, aussi bien que Jansénius et Saint-Cyran, gémissaient des abus et des plaies de la cour de Rome. Le temps marche, et l’affreux chancre ne diminue pas. Quelle morale attendre de gens soi-disant chargés des affaires de Dieu? C’est après avoir vu Rome, telle que l’avait vue trois cents ans auparavant Luther, que l’abbé de Lamennais écrivit ses Paroles d’un croyant, acte d’abjuration de la foi chrétienne. C’est le sentiment de cette immoralité qui en ce moment divise les orthodoxes et fait désirer aux plus fervents l’abolition du pouvoir temporel des papes comme un remède à l’infamie romaine, et l’unique moyen de prévenir la destruction imminente du catholicisme. Après 1848, n’a-t-il pas suffi que le gouvernement de la république française s’approchât de ce tronc pourri pour infecter toute la génération? Le changement à vue des mœurs du peuple français, cette douloureuse énigme de l’histoire contemporaine, date de là. Le 2 décembre est le fruit empoisonné que nous avons rapporté de l’expédition de Rome. Rome cédera-t-elle aux cris de ses amis qui la supplient à mains jointes d’accorder des réformes? Non : l’idée de réformer VÉglise est devenue plus que jamais irréalisable; l’abandon du temporel n’y servirait de rien. L’Église de Rome ne peut retrouver un semblant de sainteté qu’à la condition de n’être plus la mère et la maîtresse des autres églises, à la condition de revenir à la démocratie évangélique, bientôt absorbée par la démocratie sociale. Il faut que la chaire d’immoralité périsse ; ily va du salut du genre humain.

Note (C), page 43.

_Le secret des Jésuites_. — Il est horrible de le penser, mais il faut le dire, parce que la nécessité en fait une loi. Oublions les individus, tous plus ou moins inconscients de la pensée qui les mène; ne voyons que la corporation dans les points culminants de son histoire. À quoi tend la Société de Jésus? À l’asservissement de l’humanité, par la combinaison de l’ignorance, de la superstition, de la force, et de la corruption du cœur. Avant tout, pense la société de Jésus, il faut que l’homme obéisse, que le plus grand nombre serve le plus petit : la religion, comme le gouvernement, n’est donnée que pour cela. La compagnie de Jésus croit-elle à la vérité du christianisme? Que lui importe, au fond? Toute religion est bonne, qui remplit le but indiqué. Dompter la conscience et la raison, soumettre la volonté, se rendre maître de l’homme, c’est en cela que consiste la vérité religieuse. Christianisme ou paganisme, affaire de temps et de lieux. Les Jésuites se comportent en conséquence : ils sont prêts pour toutes les transactions; il n’y a que le but sur lequel ils ne varient pas. Par eux la foi du Christ s’est continuellement rapetissée; elle tourne au lamaïsme, à l’idolâtrie, favorisant, provoquant toutes les aberrations de l’esprit et des sens. Le peu de morale saine que le christianisme conservait dans ses institutions pénitencières, grâce aux Jésuites, fut partout corrompu. Avant Molinos et madame Guyon, ils propagèrent la doctrine de l’anéantissement moral, par lequel l’âme, quoi qu’elle fasse, ne pèche plus; ce sont eux qui ont le plus contribué à mettre à la mode les tendresses équivoques de la galanterie religieuse. Devant leurs effroyables ravages, Richelieu, au dire de Michelet, recula. Ce sont les Jésuites qui ont soufflé la guerre contre les Réformés, pourquoi? Parce que la Réforme était une protestation contre l’immoralité romaine, et que par son principe du libre examen elle était le premier pas vers l’émancipation des masses. Les Jésuites ont préparé la révocation de l’Édit de Nantes, pourquoi? Parce que la France réformée faisait honte à la France orthodoxe, et que de la réforme dans le spirituel à la réforme dans le temporel, il n’y a qu’un pas. Hors de l’orthodoxie, point de morale, disent les Jésuites; hors de la communion du Saint-Siége, point de gouvernement, point de propriété. Les-Jésuites ont organisé la persécution contre les Jansénistes et machinéla dévastation de Port-Royal, pourquoi ? Parce que Port-Royal et les Jansénistes avaient dénoncé les infamies de la morale jésuitique ; parce que, chrétiens fervents mais purs dans leurs mœurs, ils révaient de sauver le christianisme et l’Église, et qu’ils avaient osé, en s’appuyant sur saint Augustin, prononcer le mot de réforme. Saint-Cyran, Jansénins, Aroauld, Pascal, et leurs amis, aecusés de rigorisme, nt bien jugé leurs adversaire: ils se trompèrent en s’imaginant que, pour purger l’Église, il fallait commencer par démolir la compagnie de Jésus. L’Église est la nouvelle Babylone, dont les Jésuites sont les prétoriens.

D’autres avaient essayé de justifier le meurtre accompli, dans des cas extrêmes, pour le salut de la patrie, la revendication de la liberté, la sauvegarde de l’honneur, la répression du crime triomphant. Si le fait restait équivoque, l’excuse du moins était honnête. Aux Jésuites il était réservé d’organiser la persécution, d’aiguiser le poignard, de méler le poison, de répandre la calomnie contre toute espèce d’humaine vertu. Si la liberté, si la vérité, si la justice, ont-ils dit, osaient aspirer à l’existence en dehors de la foi, eh bien, périssent la liberté, la vérité et la justice! Toute vertu qui ne relève pas de l’Église tt abominable, et doit être poursuivie par le fer et par le feu. Guerre aux indépendants, guerre aux philosophes, guerre à mort aux âmes vertueuses qui ne vivent pas dans la foil Les régicides préchés, préconisés par les Jésuites, au xvie siècle, n’eurent pas d’autre sens.

Ce sont les Jésuites qui, dans leurs établissements du Parauay, où ils commandaient tout à la fois comme prêtres, comme propriétaires, comme généraux et comme sultans, ont donné le premier essai de ce communisme théocratique, militaire et monacal, auquel tend la France du 2 Décembre, et où la multitude abrtie, hommes, femmes, enfants, n’est plus entre les mains des maîtres qu’un instrament de lucre et de volupté. Les missions du Paraguay sont le crime d’un sacerdoce athée, conjuré tout à la fois contre la liberté, contre la science, contre le droit et contre la pudeur. Aujourd’hui, rentrés en France par la permission de l’Empereur et malgré la loi, les Jésuites sont les directeurs occultes de cette contrerévolution dont la pensée n’est autre que celle de Loyola : Étouffer toute pensée libre, toute vertu purement humaine, et réorganiser l’exploitation des masses ouvrières, pour la plus grande gloire de Dieu et la jouissance de ses élus.

Note (D), page 58.

_Chronologie égyptienne_. — D’après l’historien Manéthon, dont Eusèbe et le Syncelle ont conservé quelques fragments, la première dynastie égyptienne aurait été fondée, par Ménès, 5,867 ans avant J. C. (L’Egypte, par _Champollion-Figeac_, dans la collection de l’Univers pittoresque.) De Ménès à. Alexandre, 331 av. J.-C., le nombre des dynasties est de 31, celui des rois de 355, non compris ceux de la 15e dynastie qui dura 250 ans. Toute cette histoire de Manéthon a été anéantie par la conspiration épiscopale, comme contraire à la Bible. Pendant longtemps la chronologie égyptienne a été citée comme un exemple de la vanité des peuples, enclins à se forger des annales fabuleuses. Mais depuis la découverte de Champollion, le rapport de Manéthon est devenu plus croyable, et si les déchiffreurs d’hiéroglyphes n’admettent pas encore la date de 5,867 avant J.-C. pour Ménès, du moins l’on a pu constater déjà, pour quelqu’un de ses successeurs, celle de 4,500, qui nous reporte fort au delà du déluge biblique et de la création elle-même.

Note (E), page 56.

_Colportage_. — La Presse du 27 janvier 1859 contient ce qui suit :

« — Un procès curieux vient d’être jugé par le tribunal correctionnel de Colmar. Jacques Bessner, pensionnaire à l’hospice civil et vaguemestre ou facteur, a remis au sieur Corneille, cordonnier, une brochure intitulée Doctrine de l’Écriture-Sainte sur le culte de Marie, et dirigée principalement contre le dogme de l’Immaculée-Conception.

« Le parquet a poursuivi Jacques Bessner comme ayant commis une infraction à la loi qui défend la distribution et le colportage des écrits non revêtus de l’estampille officielle. C’est la première fois que l’application de la loi sur le colportage est reclamée dans ce cas.

« Le défenseur, Me Yves, a cherché à établir que l’article 6 de la loi du 18 juillet 1849 n’atteint que ceux qui font profession de colporter et de vendre des livres, qu’elle aseujettit ceux-là seuls à une autorisation préalable, mais qu’elle n’est point applicable à ceux qui, comme Bessner, ne font que tirer de leur bibliothèque un livre pour le prêter à un voisin ou à un ami ; que confondre celui qui ne fait que prêter sun livre dont il est propriétaire avec ceux qui font le commerce de colporter ou de vendre des livres, ce serait le renversement des saines notions du droit.

« Le tribunal a condamné Jacques Bessner à 50 f. d’amende et aux dépens. »

Voilà done, en vertu d’une interprétation arbitraire d’une li d’arbitraire, la magistrature française au service de l’Inquisition contre les contempteurs de la Conception immaculée ? C’est ce qu’on appelle aujourd’hui, en France, protéger la morale. Et tout va du même pas : la Justice, sous l’empire de Napoléon II, est sur le chevalet ; les magistrats sont les tortionnaires.

Note (F), page 57.

_L’Angleterre et l’Irande_. — Il ne faudrait pas s’imaginer, d’après les faits rapportés dans le texte, que l’Angleterre prenne sérieusement à cœur l’instruction des Irlandais : oh! non, sa philanthropie ne va pas jusque-là. Ce qu’elle en fait n’est à autre fin que de ruiner le catholicisme, et par là d’accélérer la destruction d’une nationalité qui ne veut pas se rendre. A la décatholicisation les Anglais ajoutent un moyen non moins efficace, et qui montre le cas qu’ils font, in petto, de leurs convertis : ce moyen est l’éviction. Voici ce que rapporte, à ce propos, le Nord du 2 mai 1860. Dénoncer l’hypocrisie anglaise, la corruption catholique et la tyrannie impériale, c’est toujours servir la même cause et bien mériter de la Révolution.

« Le Process server… est le constable qui va porter aux tenanciers (fermiers) les notices d’éviction, et son emploi n’est point une sinécure, l’habitude d’un certain nombre de landlords étant d’envoyer régulièrement de telles notices à leurs tenanciers, en se réservant la faculté de n’y point donner suite, et uniquement pour les tenir perpétuellement à leur merci. — Quant au driver, comme son nom l’indique, c’est à lui de faire exécuter lés sentences d’extermination (expulsion) et de chasser de leurs cabanes et de leurs terres (drive, pousser, chasser) les tenanciers dont le landlord veut se débarrasser.

« Le plupart du temps, ces agents ne suffisent pas à accomplir leur tâche ; — car il ne s’agit pas seulement de jeter dans le chemin les meubles de la pauvre cabane, ni de prendre dans ses couvertures cette malade qui tremble de la fièvre et de l’aller mettre sur le revers du fossé voisin; pour cela, c’est assez de deux hommes; — mais a des maisons à abattre, il y a surtout une population exaspérée à intimider et à contenir.

« Les constables seront donc convoqués pour prêter main forte aux drivers, et, s’il le faut, la milice elle-même prendra les armes à la réquisition du shérif. Les barres de fer et les leviers pour démolir les demeures des tenanciers, les baïonnettes pour imposer à une multitude au désespoir, c’est au milieu de cet appareil que s’exécutent souvent les sentences d’extermination, et on comprend que l’indignation populaire ait flétri du nom ignominieux et trop mérité de crowbar-brigade (milice du levier) tous ces agents d’une autorité brutale. 269,253 maisons ou cabanes détruites, tels sont, d’après les documents officiels et pour les dix années comprises entre 1841 et 1851, les états de service d’une armée qui, Dieu soit loué ! n’a point d’égale dans le monde. Plus de 50,000 familles ont été évincées dans la seule année 1849.

« Ces 12,000 soldats démolisseurs sont répartis sur toute la surface de l’Irlande. Tout landlord magistrat peut, dans les sessions du grand jury, obtenir du gouvernement une ou plusieurs garnisons, suivant le nombre de casernes dont il dispose, et qu’il proportionne moins à l’étendue de ses terres qu’à la rigueur avec laquelle il use du droit d’éviction. C’est ainsi que tout récemment l’évêque protestant de Tuam, lord Plunket, trouvant insuffisantes les quatre casernes de constables qu’il avait déjà établies au milieu de ses domaines, a demandé et obtenu d’en avoir une cinquième. Si: tous les landlords d’Irlande limitaient, il y aurait bientôt nécessité pour le gouvernement d’augmenter les cadres de la crowbar-brigade.

« Extrait de lu séance de la Chambre des communes du 19 mars 1860. — M. Maguire interpelle le premier secrétaire d’Irlande (M. Cardwell) et lui demande s’il est vrai qu’un détachement du 15e hussards ait été envoyé à Castlebar, comté de Mayo, pour contribuer à l’éviction de plus de soixante familles de tenanciers représentant deux cent cinquante âmes, sur les propriétés de lord Plunket, évêque de Tuam, à Partry, dans ce comté. Le secrétaire d’Irlande sait-il que ces évictions ont été provoquées par le refus qu’ont fait les tenanciers exclusivement catholiques, d’envoyer leurs enfants aux écoles établies par lord Plunket dans un esprit anti-catholique ?

« M. Cardwelll. — Des troupes ont été, en effet, envoyées tlebar. Cette mesure avait été rendue nécessaire par L’état d’effervescence de cette partie de l’Irlande. »

Note (G), page 57.

_Enseignement obligatoire_. — L’année dernière, 1859, une tentative a été faite en Belgique, par le parti libéral jeune, our établir dans toutes les.communes l’enseignement obligaloire, à l’exemple de ce qui se pratique depuis l’origine du protestantisme dans une partie de l’Allemagne. Cette tentative à échoué, et, selon nous, il était inévitable qu’elle échouât. Non assurément que la proposition fût en elle-même mauYaise et inopportune : il est toujours bon et opportun d’instruire le peuple; mais c’est que les partisans de la proposition, afin de la rendre acceptable, avaient cru devoir lui ôter le caractère socialiste, qui en fait justement la valeur. En politique, toute proposition de réforme se rattache nécesSürement à un système d’idées qu’il faut d’abord reconnaître, in que le législateur, à qui la proposition est soumise, et qui 2 aussi son système, juge s’il lui convient de la repousser où d’y faire droit. Or, il n’était pas difficile de comprendre que depuis l’origine du protestantisme, dont les partisans de l’enseignement obligatoire invoquaient l’exemple, les circonstances n’étaient plus les mêmes ; que si les réformés du xvie sièele im posaient l’instruction au peuple, c’était en vue de la réforme et ur prévenir toute rechute en catholicisme; mais qu’aujourPhui, après l’explosion de 1848, la question de l’enseignement obligatoire se lie d’une manière indissoluble, non plus à la reliion, devenue libre et par conséquent chose secondaire, mais à question du droit au travail, c’est-à-dire à toute une révolution économique, et que prétendre les séparer l’une de l’autre, c’est tout à la fois manquer à la logique, méconnaître son époque, et, pour quelques-uns, renier son drapeau. La conclusion était forcée : puisque tout le monde, catholiques, libéraux vieux, libéraux jeunes, se prononce contre le socialisme, le mieux est de passer à l’ordre du jour.

Notre but, en écrivant cette note, a été, non de censurer le jeune parti libéral belge, mais de montrer, à propos de l’enseignement, que tout se lie dans la société comme dans lanature, et que le mélange des systèmes, l’éclectisme, ou comme on dit vulgairement le doctrinarisme, n’a pas plus de chances de réussir en politique qu’en physiologie. En cela, le jeune parti libéral belge, qu’on pourrait appeler le parti anti-doctrinaire, est d’accord avec nous. Comment donc n’a-t-il pas vu que sa prosition d’enseignement obligatoire, dans les circonstances où il la produisait, avec l’exolusion des idées socialistes et républicaines, se réduisait à un éclectisme? Proposer à la Belgique conservatrice, dans l’état actuel des choses, de rendre l’euseignement obligatoire, c’était proposer la transfusion du sang d’un taureau dans un corps d’homme. L’opération tuerait le malade, ou resterait sans effet.

Note (H), page 68.

_Sévices ecclésiastiques_. — L’Église, nous l’avons dit ailleurs, se plaît à sévir, à tuer au besoin : son génie est de martyriser. Cela lui vient de deux causes : de son dogme, d’abord, qui condamne la nature et pousse à l’affliction; pris de ce qu’elle ne croit qu’à ses propres martyrs, et qu’elle n’admet pas que des philosophes, des hérétiques, souffrent la mort plutôt que de renoncer à leurs opinions. Tu cries, Galilée ; donc il n’est pas vrai que la terre tourne : voilà le grand argument des controversistes chrétiens. Quiconque ne se rend pas à leurs raisons est déclaré par eux de mauvaise foi, par conséquent digne du supplice. L’inquisition d’Espagne est trop connue. Mais l’inquisition n’est pas seulement espagnole, elle est encore plus romaine, elle est de l’essence même du catholicisme. L’inquisition n’a pas été reçue en France ; mais l’Église gallicane a fait la croisade contre les albigeois, elle a fait les dragonnades, deux actes de la plus féroce inquisition. Ceux qui douteraient combien l’Église, en matière de croyances, aime à recourir à la force, peuvent lire le dernier écrit de Michelet, Louis XIV, et l’Histoire de Port-Royal, par Sainte-Beuve. Ils y verront que le clergé français a été complice des violences et spoliations commises contre les protestants après la Révocation de l’Edit de Nantes. Bossuet, Fénelon, ces deux noms dispensent d’en citer d’autres, approuvaient. Les disciples du tendre Vincent de Paul prétaient leur ministère. Les jansénistes eux-mêmes, profitant d’une heure de répit, faisaient chorus avec les jésuites : le grand Arnauld écrivait du fond de son exil pour appuyer la politique de Louis XIV, excuser, justifier ses rigueurs. L’Église prononcé; la vérité était établie : les huguenots n’avaient à se plaindre que de leur obstination. Aussi de quel droit, vingt-cinq ans plus tard, les jansénistes venaient-ils se laindre de la dévastation de leur couvent et de l’exhumation de leurs saints? L’archevêque de Noailles ne fit que leur appliquer les mesures prises contre les protestants, et le doux Fénelon, qui n’avait éprouvé nul frisson des dragonnades, applaudit avec bonheur à la destruction des jansénistes. Lui aussi avait eu à souffrir pour sa chère madame Gnyon et son absurde quiétisme : mais, une fois condamné par le Pape, il s’était soumis, il avait détesté son erreur, et c’était en parfaite sûreté de conscience qu’il appuyait les mesures de rigueur contre les janséuistes et les protestants. Que n’ouvraient-ils les yeux à la lumière! Croire, en effet, pour le chrétien, ce n’est pas seulement renoncer à sa raison, c’est renoncer à la charité envers quiconque ne croit pas ou croit autrement. Or, si l’on réfléchit que tous ces croyants communient, mangent le Christ, Dieu fait ‘homme, en même temps qu’ils s’exterminent, n’est-on pas fondé à dire que le christianisme est une variété de l’anthropophagie ?

Note (I), page 68.

_Dévotion et crime_. — Dans le dernier volume qu’il vient de publier, Louis XIV et la Révocation de l’édit de Nantes, M. Michelet a parfaitement saisi ce caractère de la dévotion chrétienne. Après avoir montré, dans le quiétisme, le molinosisme, l’illuminisme, l’alliance de la plus haute piété avec l’excès de la luxure, il fait voir, à propos de la fameuse madame de Brinvilliers, que l’illuminisme allait encore au delà, et ne reculait point devant l’assassinat et le parricide. Madame de Brinvilliers était dévote, archi-dévote; son principal complice et séducteur, le chevalier de Sainte-Croix, était dévot : tous les deux confits en mysticisme, lecteurs assidus de l’Imitation, des livres de Desmarets, de Bona, de Malaval, de Molinos. Penautier, ami de Sainte-Croix et de madame de Brinvilliers, qu’on ne voulut pas trouver coupable, était aussi dévot. On a la confession de madame de Brinvilliers, écrite par elle-même avant son arrestation, pendant sa retraite dans un couvent de Liége. « Elle y met à la suite, dit Michelet, sur la même ligne, des crimes épouvantables et des puérilités, et aussi des choses impossibles. Elle a brûlé une maison. Elle a empoisonné son père et ses frères. Elle a été violée à cinq ans par son frère (qui en avait sept). Plus, tels menus péchés de pe« tite fille. Tout cela pêle-mêle. File note surtout et accentue plus fortement ce qui est contre la loi canonique et les commandements de l’Église. » En un mot, le raffinement de dévotion lui a ôté le sentiment de la proportion entre les peccadilles de sa jeunesse et les forfaits de son âge mûr. Avec tous ses empoisonnements et ses adultères, elle conserve une certaine ingénuité comme une personne qui n’a pas le discernement du bien et du mal. On pourrait dire d’elle, au figuré, ce que Juvénal dit de la débauchée romaine :

Inguinis et capitis quæ sint discrimina nescit.

Le rôle de Tartufe a été conçu par Molière d’après cet esprit : Michelet le fait très-bien voir. Le jargon de ce misérable est tout composé d’expressions empruntées aux écrivains jésuites, quiétistes, à toute cette école impure vers laquelle inclinait Fénelon, quand il fut si rudement secoué par Bossuet. Tartufe est depuis 150 ans, en France, un chef-d’œuvre incompris. Sur la foi du sous-titre (_Tartufe_ ou l’Imposteur), nous en avons fait un escroc qui feint une piété qu’il n’a pas, tandis qu’il est positivement dévot, comme la Brinvilliers, Sainte-Croix, Penautier, Marie Alacoque, madame Guyon, Molinos, ete. : ce qui rend le personnage bien autrement dramatique et la plaie dénoncée par le grand comédien bien au‘trement effrayante.

Note (J), page 95.

_Ames et corps_. — À côté de ce passage d’Homère, faisant consister la réalité de l’être humain dans le corps, on peut citer un mot de Virgile non moins énergique. Au vie livre de l’Énéide, Énée rencontre aux enfers l’ombre de son ancien pilote Palinure, qui lui dit :

Nunc _me_ fluctus habet versantque in litiore venti ;

maintenant _je_ suis à la merci des flots, et les vents me ballottent contre le rivage.

Remarquez que ce n’est plus ici le poëte qui parle, comme dans l’Iliade; c’est l’âme elle-même. Un poëte chrétien n’eût qe manqué de faire dire à cette âme : Mon corps est à la merci des flots. Chez le païen c’est tout autre chose : l’âme n’est que l’ombre du corps, uneidée, un néant. Elle dit, parlant au nom du corps, et comme son représentant au royaume de la mort : _je_ suis à la merci des flots. Le célèbre passage de Job, c. XIX, 25-27, que nous rapportons plus bas (note N), doit s’entendre d’après ces données. Le même sentiment de réalisme a inspiré ce vers :

Mieux vaut goujat debout qu’empereur enterré.

Note (K), page 96.

_Superstition_. — L’étymologie, ou plutôt l’interprétation quenous donnons de ce mot a paru, à quelques personnes, hasardée. Le mot latin superstitio, nous dit-on, incontestablement formé de super-esse ou super-stare, correspondait, pour le sens, au grec δεισιδαιμονία, peur des esprits, et Cicéron l’explique par timor inanis deorum, crainte chimérique des dieux (De Nat. Deor. I, 42). Servius, sur le vers 815 du 12° livre de l’fnéide, l’explique de même : Superstitio est superstantium, id est cœlestium rerum, inanis et superfluus timor, crainte excessive et chimérique des choses supérieures, c’est-à-dire, célestes.

J’avoue que ces explications, rapprochées surtout du mot de Tacite cité plus bas dans le texte, mesemblent plutôt confirmer l’interprétation donnée page 96 que la démentir. Quelles sont ces choses supérieures, ou plutôt surexistantes, qui font l’objet de la crainte du superstitieux ? Ce n’est pas le soleil, ni la lune, ni les astres, ni la foudre, ni les nuages, objets du culte primitif : ces che n’ont rien de chimérique, et l’on pouvait les craindre sans être précisément atteint de superstition. Mais les esprits, les âmes des morts, ce qui reste après la dissolution du cadavre, voilà ce dont on a eu peur dans tous les temps, et qui a fait pâlir quelquefois les philosophes.

D’autres font venir le mot superstitio du grec [     ], le même que superstare, se tenir sur, protéger, ce qui se rapporterait à la croyance aux talismans, qui protégent ceux qui les portent. Il y a deux reproches à faire à cette interprétation d’un mot latin dont le sens est bien connu : le premier est qu’on le fait venir du grec, le second est que, de l’aveu de tous les commentateurs, il emporte une idée de terreur, telle que celle que cause, sur l’âme des mortels, l’apparition des esprits. Nul homme ne peut me voir, dit Dieu à Moïse, et vivre.

Note (L), page 100.

_La mort et l’immortalité_ (Opinions des anciens sur). — Il est certain que l’idée d’immortalité, par suite La croyance à une vie future, remonte plus haut que le christianisme : il n’est besoin pour le prouver que du mot αθάνατος, immortel, épithète donnée aux dieux, et qui date de l’origine de la religi elle-même. La crainte des esprits, δεισιδαιμονία, superstitio, n’est guère moins ancienne. Ce que nous avons voulu dire, en rapportant au christianisme la croyance à l’immortalité ou survivance, c’est que c’est à partir de la révolution chrétienne, des temps qui l’ont précédée et déterminée, et de ceux qui Font suivie, que l’immortalité de l’âme a pris une si grande place dans la vie, soit comme motif de vertu, soit comme moyen de consolation et d’encouragement.

Platon fait dire à Socrate, dans le Phédon : « Sachez bien que j’espère me réunir bientôt à des hommes justes, sans toutefois pouvoir l’affirmer entièrement. Mais quant à trouver de bons maîtres auprès des dieux, c’est ce que j’affirme… autant qu’on peut affirmer des choses de cette nature. » (On voit que Platon est dans le doute : il voudrait croire, il Jui manque quelque chose.) — « Voilà pourquoi je ne m’afflige pas de mourir comme on s’en afflige ordinairement ; mais j’ai bon espoir qu’il y aura une destinée pour les hommes après leur mort, et qu’elle sera meilleure pour les bons que pour les méchants, comme le promettent les traditions antiques. » — Et plus loin : « C’est une opinion bien ancienne que les âmes, en quittant le monde, vont dans les enfers; et que de là elles reviennent dans ce monde, retournant ainsi de la mort à la vie. »

Or, si Socrate en appelle aux traditions antiques, cela proue tout juste que de son temps on n’y croyait guère, et que métempsycose était une opinion de pure curiosité.

Cicéron n’est pas plus hardi que Platon. Pour appuyer l’opinion de l’immortalité des âmes, il dit (Tuscul., t. 1, ch. 12) : « J’ai à vous alléguer de fortes autorités. Je vous citerai d’abord toute l’antiquité. Plus elle touchait de près à l’origine des choses et aux premières productions des dieux, plus la vérité peut-être lui était connue. Or, la croyance générale des anciens était que la mort n’éteignait pas tout sentiment, et que l’homme, an sortir de cette vie, n’était pas anéanti : Unum illud erat insitum priscis illis… esse in morte sensum, neque ercessu vitæ sic deleri hominem ut funditüs interiret. »

Oui, aurait-on pu répondre à Cicéron, la superstition est vieille : elle tient à la distinction dans l’être humain de deux sortes de phénomènes, les phénomènes intellectuels et moraux, et les phénomènes corporels on physiologiques. Mais elle a ‘beaucoup baissé; et ceci tient au mousement de l’esprit humain et au développement de la morale. Maintenant, si vous n’y prenez garde, vous êtes en train de redevenir superstitieux, d’une superstition pire que celle de vos pères; et ce retour a sa cause dans l’état de la société, présentement en pleine décadence. Tout s’explique donc, et vous n’avez pas pour votre immortalité un commencement de probabilité. Quant à l’idée ue les anciens, étant plus près de l’origine des choses, posséaient plus de lumières, c’est une illusion de votre optique, areille à celle qui vous ferait croire que les premiers humains Arent plus innocents, parce que leur conscience plus neuve aurait reçu moins de mauvais exemples.

Cicéron, d’ailleurs, un peu plus haut, ch. 11, après avoir rapporté les différentes opinions des philosophes sur l’âme, ajoute : Harum sententiarum quæ vera sit, Deus aliquid viderit ; quæ verisimillima magna questio est ; Les dieux seuls savent au juste ce qu’il en est ; nous ne pouvons pe même, en pareille matière, décider ce qu’il y a de vraisemblable. Sur quoi M. Victor Leclerc fait cette remarque. « Il n’y a, en effet, que la révélation divine qui puisse nous instruire pleinement et infailliblement sur une matière si obscure d’elle-même. » À la bonne heure. Là-dessus M. Leclerc cite les décisions des conciles. Ce qui revient à dire, comme nous le disons nous-mêmes, que le christianisme est le véritable fondateur et vulgarisateur de la croyance à l’immortalité de l’âme.

Virgile, que l’on peut considérer comme une sorte de précurseur, est plus positif ; son enseignement est formel, et a quelque chose de comminatoire : Discite justitiam, moniti, et non lemnere divos.

Mais Virgile n’est qu’un poëte : les philosophes se tiennent sur la réserve : nous l’avons vu par l’exemple de Caton, de Thraséa, de Tacite. Sénèque n’affirme nulle part l’immortalité de l’âme. Il dit de la mort (Epist. CIV) : Maximum malum judicabis mortem? Cum in illà nihil sit mali, nisi, quod ante ipsam est, timeri. Regarderiez-vous la mort comme un mal? Mais le seul mal que vous lui puissiez reprocher, et qui n’est pas d’elle, puisqu’il la précède, c’est que vous en avez peur.

Il fallait évidemment le christianisme pour attester l’immortalité de l’âme, en faire un article de la foi vulgaire, une espérance pour les bons, et une terreur pour les méchants.

Note (M), page 105.

_Les Gladiateurs_. — Il est certain que la bravoure du soldat romain sous les empereurs n’était pas de la même espèce que celle du soldat de la république. L’esprit n’était plus le même : bien que, dans une action, le soldat du prétoire fit peut-être un aussi bon service que celui de Scipion, il est aisé de voir que l’héroïsme de celui-ci n’était plus que crânerie chez celui-là. Ce qui fait le héros est le sentiment moral : amour de la patrie et de la liberté, dévouement à la république et à ses institutions. Rien de semblable n’existait chez le prétorien, qui y suppléait par l’amour-propre, l’appât du butin, l’espoir des gratifications, le mépris des autres peuples, surtout par le peu de cas qu’il faisait d’une vie bornée aux seules jouissances matérielles. Sous tous ces rapports, le type du soldat romain sous l’empire est le gladiateur.

Le gladiateur dans son arène était autant et plus brave que le prétorien sur le champ de bataille. D’où lui venait cette bravoure? De la vanité, développée dans les salles d’escrime, exaltée par les applaudissements du cirque; de l’esprit de corps, des rivalités de casernes ou d’écoles, de l’entrainement habilement pratiqué sur des êtres dégradés pendant des mois, des années même; plus que tout, de l’insignifiance d’une vie dont la brutalité et la débauche avaient bientôt donné le dernier mot. (Voir le Gladiateur de Ravenne, étude dramatique traduite de l’allemand, insérée dans la Revue germanique de janvier et février 1858.) Beaucoup de ces gladiateurs étaient affranchis : ils ne quittaient pas pour cela leur métier.

Une révolution semblable s’est accomplie, sous le premier empire, dans l’armée française. Tous les historiens ont noté la différence profonde qu’il y avait entre les soldats de la république et ceux de l’empire; vertu civique d’un côté, orgueil militaire de l’autre. Depuis, l’esprit du soldat français s’est un peu amélioré; on l’a vu en 1830 et en 1848. Avec un empereur qui n’a rien du tout d’un guerrier, il est permis d’espérer qu’en présence de la nation indignée le soldat français retrouYerait son patriotisme,

Note (N), page 127.

_L’Euthanasie, ou la bonne mort_. — M. Renan, Préface de la traduction de Job, confirme tout ce que nous disons ici des sentiments des anciens sur la mort.

« Jusque vers le temps de Job (700 av. J.-C.), l’esprit sémitique s’était tenu dans une théorie de la destinée humaine d’une prodigieuse simplicité. L’homme, après sa mort, descendait au Scheol, séjour souterrain qu’il est souvent difficile de discerner du tombeau, et où les morts conservaient une vague existence analogue à celle des mânes de l’Antiquité grecque et latine, et surtout à celle des ombres de l’Odyssée. Le dogme de l’immortalité de l’âme, qui eût offert une solution immédiate et facile aux perplexités dont nous parlons, n’apperaît pas un instant, au moins dans le sens philosophique et moral que nous y donnons; la résurrection des corps n’est entrevue que de la façon la plus indécise. La mort ne réveillait aucune idée triste, quand l’homme allait rejoindre ses pères, et qu’il laissait après lui de nombreux enfants. A cet égard, nulle différence n’existait entre les Hébreux et les autres peuples de la haute antiquité.….. Mais toutes les idées furent troublées, quand des catastrophes comme celle de Job se racontèrent sous la tente jusque-là pure de tels scandales. Toute la vieille philosophie des pères fat en désarroi ; les sages de Théman, dont le premier principe était que l’homme reçoit ici-bes sa récompense ou son châtiment, se trouvèrent des esprits arriérés ; en présence de tels malheurs, ils ne surent que pleurer à terre en silence, durant sept jours et sept nuits. »

Ainsi les mêmes causes qui, au commencement de notre ère, démoralisaient les hommes, rendaient la mort insupportable, et faisaient circuler partout l’espoir d’une survivance réparatrice, ces causes, disons-nous, commençaient à agiter, 700 ans avant J.-C., la société du désert, et faisaient préluder au dogme résurrectionniste, qui ne devait arriver à sa pleine maturité et vulgarisation que sept siècles plus tard. « Je sais, dit Job dans l’exaltation de sa douleur, que celui qui doit me justifier est vivant, et qu’ilapparaîtra enfin sur la terre. Quand cette peau sera tombée en lambeaux, réduit à l’état de squelette, je verrai Dieu. Je le verrai par moi-même; mes yeux le contempleront, non ceux d’un autre : mes reins s’en consument d’attente au dedans de moi. » Job se flatte d’être réhabilité après sa mort par Dieu même, rendant son jugement en présence du cadavre du juste calomnié. Il ne s’agit ici, comme on l’a cru, ni d’immortalité, ni de résurrection ; Job n’espère pas de revenir à la vie. Mais il jouit par avance du témoignage de Dieu, qu’il croit voir déjà à travers ses orbites sans pupilles. Ses paroles nous rappellent celles d’Homère, faisant consister l’être, non dans l’âme, mais dans le corps; celles de Virgile, faisant dire à l’ombre de Palinure : Nunc me fluctus habet. Tel est le sens de ce passage qui a tant embarrassé les commentateurs.

M. Renan conclut comme nous :

« L’avenir (ultramondain) de l’homme n’est pas devenu plus clair, et peut-être est-il bon qu’un voile éternel couvre des s vérités qui n’ont leur prix que quand elles sont le fruit d’un cœur pur, Mais un mot, que ni Job ni ses amis ne prononcent, a acquis un sens et une valeur sublime : le Devoir (pourquoi ne pas dire la Justice?), avec ses incalculables conséquences philosophiques, en s’imposant à tous, résout tous les doutes, concilie toutes les oppositions, etsert de base s pour réédifier ce que la raison détruit ou laisse crouler. Grâce à cette révélation sans équivoque ni obscurité, nous saffirmons que celui qui aura choisi le bien aura été le vrai sage. Celui-là sera immortel ; car ses œuvres vivront dans le triomphe définitif de la Justice, le résumé de l’œuvre divine qui s’accomplit par l’humanité. L’humanité fait du divin comme l’araignée file sa toile ; la marche du monde est enveloppée de ténèbres, mais il va vers Dieu. Tandis que l’homme méchant, sot ou frivole, mourra tout entier, en ce sens qu’il ne laissera rien dans le résultat général du travail de son espèce, l’homme voué aux bonnes et belles choses participera à l’immortalité de ce qu’il a aimé. Qui vit aujourd’hui autant que le Galilée obscur qui jeta, il y a dix+ huit cents ans, dans le monde le glaive qui nous divise et la parole qui nous unit? Les œuvres de l’homme de génie et de l’homme de bien échappent seules à lacaducité universelle… » (Job, par E. _Renan_, 1860).

Note (O), page 132.

_Mort et Funérailles_. — Sur ce point, comme sur beauœup d’autres, la Révolution poursuit ss marche latente, et révèle ses progrès par de nombreux symptômes. A Paris et dans toute la France, nombre de personnes meurent sans l’assistance de l’Église; un plus petit nombre sont enterrées sans accompagnement du clergé. On est libre penseur dans la patrie de Voltaire; mais on n’a pas toujours le courage de sa libre pensée. La liberté d’association dont on jouit en Belgique a permis de faire un pas de plus.

Il existe à Bruxelles deux sociétés pour la pp son du service religieux dans les enterrements : la Société d’afranchissement, fondée le 21 août 1854, et la Société des Solidaires, qui paraît être un démembrement de la précédente, et ne remonte qu’au mois de décembre 1858. — La première « a pour but d’affranchir l’homme des préjugés, spécialement en ce qui concerne la manière dont les enterrements se sont faits jusqu’à aujourd’hui. — Les associés, ajoute l’art. ler des statuts, reconnaissent qu’ils n’ont pas besoin de l’intervention du clergé au moment de mourir. » La seconde a pour objet tout à la fois l’enterrement civil, l’assistance mutuelle et la propagande. Pour être admis dans la Société d’affranchissement, il faut être âgé de 15 au moins; dans la société des Solidaires, de 21. Dans les deux associations, tous les membres sont tenus d’assister aux enterrements, à peine d’une amende de 25 et 50 centimes dont le produit est employé en bonnes œuvres.

D’après les documents qui nous ont été fournis, la Société d’affranchissement a reçu, depuis son institution, plus de 600 membres, dont près de moitié sont éparpillés dans l’Amérique, l’Angleterre, la France et autres pays. Le recrutement se fait surtout dans la classe ouvrière. Les Solidaires sont au nombre de 60. Parmi les personnes enterrées par les soins des deux sociétés on distingue : Arnauld _Bataille_, rédacteur du journal le Prolétaire ; J.-B. _Langlois_, écrivain flamand ; J. de _Potter_, ancien membre du gouvernement provisoire de la Belgique; madame Amable _Lemaitre_, femme d’un réfugié français.

N’est-ce pas ainsi que commença le christianisme? Des gens de tous pays et de toutes langues, des hommes du peuple en majorité, parmi eux quelques lettrés et quelques bourgeois. L’idée court le monde : ce n’est encore qu’un germe, mais tout s’y trouve. La Révolution sociale, commencée depuis longtemps dans les idées, débute dans la pratique par les enterrements : l’enterrement hors de l’Église est le symbole de la résurrection sociale.

NOUVELLES DE LA RÉVOLUTION.

DES CAUSES DE L’HISTOIRE ET DE L’ENSEIGNEMENT MUTUEL DES PEUPLES.

I. — Le plus simple coup d’œil jeté sur les sociétés humaines sufit pour faire découvrir dans ces masses mouvantes un rapport, non seulement de supérieur à inférieur, de souverain à sujet, mais encore d’instituteur à disciple.

L’État, d’abord, l’État qui commande, combat, dirige, réprime, punit, est aussi un corps d’enseignement. L’État, avec ses pouvoirs législatif, judiciaire, exécutif, avec sa magistrature, est le type de l’_Université_, flanquée de ses facultés et de ses écoles.

Au-dessous de l’État, nous trouvons les corporations. Le prêtre, le noble, le bourgeois, de même que l’homme d’état et lemagistrat, remplissent également, chacun de leur côté, vis-àvis du laïque, du paysan, de l’ouvrier, le rôle d’instructeurs. Tel est le plan primitif, grandiose, de l’éducation dans l’humanité : là où nous établissons de rares et misérables écoles, d’humbles instituteurs mal payés, la spontanéité sociale a donné la casre, La caste! nous ne l’avons connue que par son insolence et ses prévarications. Mais nous nous ferions injure à nous-mêmes, si nous nous refusions à reconnaître dans le chef de clan, dans le seigneur entouré de ses varlets et de ses pages, dans le patricien suivi de sa clientèle, dans le bourgeois, honoré de la maîtrise, conduisant ses compagnons et ses apprentis, de même que dans le prêtre, apôtre, docteur, catéchiste, un homme d’enseignement. La nature dlle-même semble avoir présidé à cette organisation : l’éducaion est l’attribut par excellence de la paternité. Le mot disciple est synonyme de fils. Mon fils, dit la Sagesse, écoute la leçon de ton père; Fili mi, audi discipli patris tui. À ce point de vue, on peut dire que la moitié de la société est occupée à instruire l’autre.

De peuple à peuple, le même rapport n’est pas moinssensible.

Aussi haut que remontent les souvenirs historiques, paraissent des nations conquérantes et des nations conquises. Or, parmi toutes les calamités que la conquête traîne à sa suite, on ne peut lui refuser ce trait singulier, qu’elle est en même temps une propagande, L’Asie enfante ses religions; du même coup les grandes monarchies sont fondées, c’est-à-dire que d’immenses conquêtes ingugurent d’immenses pédagogies. es Égyptiens, les Indiens, les Assyriens, les Perses, furent tous apôtres de religions; à une époque plus rapprochée de nous, Mahomet continue cette tradition asiatique. Vainqueur des Perses, Alexandre devient initiateur à son tour. Les Juifs ont conservé dans leur théologie les traces de cette double initiation des Perses et des Grecs, et l’ont transmise aux Chrétiens. Rome conquérante édicte le droit universel : c’est le sujet du poëme de Virgile, Le christianisme, seul, semble protester contre cette vulgarisation par le sabre : Ma loi, dit le Christ, est une loi d’amour; Mon royaume n’est pas de ce monde. Mais quand l’empire des césars a succombé, on voit les chefs de la Barbarie, à mesure qu’ils embrassent le christianisme, devenir couquérants et convertisseurs. La France, enfin, publie sa Déclaration des Droits, et devient aussitôt conquérante : elle eût conquis le monde, si par sa fantaisie d’un empire renouvelé des césars elle n’avait été infidèle à son principe si d’ailleurs la Révolution et la conquête ne s’excluaient

L’histoire, dit Lessing, est l’éducation de l’Humanité. Ajoutons que cette éducation est un enseignement mutuel, donné, reçu, jusqu’à présent, à grands coups de lances et d’épées. Tous les peuples, après avoir joué le rôle de disciples, aspirent à celui de msîtres. Ils se passent et se repassent, toujours en combattant, les dogmes, les lois, les langues, la philosophie, la politique, la politique surtout ; ils s’agglomèrent, se fusionnent, s’incorporent, puis se démembrent, font des révolutions, se livrent des batailles furieuses, et, à travers ces baisers sanglants, se commuuiquent leurs préjugés, leurs superstitions, leurs idoles, leurs vertus et leurs vices, la tyrannie et la liberté.

Mais d’où les peuples tirent-ils la matière de leurs leçons? Les idées mènent l’humanité : nous avons eu déjà plus d’une occasion dans ces études d’en faire la remarque; les principes sont les fils dont est tissée l’histoire. Sans idées, sans principes, l’État vacille comme un homme ivre, et la société s’affaisse rapidement. Qui donne les idées et les principes? Comment surgissent-ils dans la spontanéité des nations? Chaque race produit-elle ses idées propres, comme la terre produit sa végétation, comme la plante pousse ses fleurs et ses graines ?

Cette question en soulève une autre : Comment, de peuple à peuple, les idées se font-elles accepter ? Qu’est-ce qui assure le succès de cet enseignement? Ce qui revient presque à dire : À quoi tient l’influence d’un peuple sur un autre peuple et sur la civilisation générale ; et qu’est-ce qui, dans certains cas, dés termine l’initiative, la prépondérance de celni-ci plutôt que de celui-là ?

À cette double question, voici notre réponse :

II. — Les idées, expression des faits généraux, produit du temps, résultat des situations, n’ont pas de patrie; elles sont universelles, impersonnelles, données dans le développement de tous les peuples, dont tout le mérite se borne à la priorité du besoin, excitateur de l’intelligence. Elles forment le trésor commun du genre humain; la propriété n’en peut être revendiquée par personne: c’est pour cela qu’elles s’imposent à tous, de gré on de force, et qu’elles sont susceptibles de se propager, même par la voie des armes; c’est ainsi, enfin, qu’elles assurent la supériorité de ceux qui les représentent, et qu’elles donnent leur sanction à la victoire.

Telle n’est pas cependant, il faut l’avouer, l’opinion qui régit, de nos jours encore, les peuples, les gouvernements, et jusqu’aux philosophes. Ces idées, qui servent de motif et de régulateur à l’histoire, on les regarde presque comme des créations particulières des races, des effets du tempérament et du climat ; on explique, en conséquence, les faits et gestes de l’histoire par une nature primordiale. par des inclinations innées, par un je ne sais quel génie antérieur à toute réflexion, génie qui constitue la loi propre de chaque nation, mais ne prouverait absolument rien pour les autres. De là, dit-on, les résistances acharnées, de là les conquêtes, puis les révolutions, et toute la scénographie de l’histoire. Bien loin qu’on recounaisse l’immanence et luniversalité des idées, on va jusqu’à faire intervenir la Divinité et son irréconciliable antagoniste, le diable. Les chrétiens sont convaincus que le peuple juif a été choisi de Dieu pour recevoir le dépôt des vérités morales et religieuses, tandis que les nations idolâtres étaient livrées aux suggestions des démons. Les Musulmans disent la même chose de Mahomet; les Chinois, de Bouddha. En dehors des opinions religieuses, ceux qui se sont permis de raisonner sur le mouvement de la civilisation n’ont guère fait autre chose que transporter au sol, au climat, au régime, dans le sens le plus matérialiste, l’honneur des premières révélations. Il y aurait ainsi, à en croire ces philosophes, des races aristocratiques et des races serviles; des contrées qui produisent spontanément le polythéisme, comme la terre Produit les champignons et les mousses, d’autres où croît et prospère le monothéisme; des tempéraments polygames, et des tempéraments monogames, La monarchie serait indigène en France, comme le chêne et le hêtre; le fédéralisme en Italie; toutes les idées qui animent les nations, enfin, auraient leur cause première dans le sang, élaborées, comme les globules, par les influences combinées de l’air, des eaux, de la lumière, dela nourriture, etc. En sorte que les mouvements de l’histoire seraient déterminés à priori par la constitution physiologique des races, et en dernier lieu par les influences de la terre, dans laquelle on pourrait dire qu’elles ont leur réservoir, avec le choléra, la fièvre jaune, le typhus, et toute espèce de miasmes.

Des anteurs s’imaginent avoir posé les fondements de la philosophie de l’histoire, quand ils ont redit, après mille autres, que les races du midi, par exemple, se distinguent par la mobilité de l’imagination, celles du nord par la fermeté du jugement; que le Français est vaniteux, inconstant, dissipateur, peu soucieux de la liberté, tandis que l’Anglais se fait remarquer par les qualités contraires, l’orgueil, la ténacité, l’économie, le respect du droit. On se ferait presque fort, avec ces portraits de fantaisie, de tracer l’horoscope des nations, comme on prétend en expliquer l’histoire; nous avons vu de ces physiognomistes qui, poussant jusqu’au bout le paradoxe, prononçaient, avec une gravité comique, des arrêts de damnation et d’apothéose. Le parti décembriste, sorti des Mémoires de Ste-Hélène, a juré la perte de la Babylone britannique ; d’autres, par représailles, déclarent le peuple français ennemi du genre humain. Cest ainsi que l’impertinence pédantesque, s’ajoutant à la superstition populaire, entretient entre les nations ces mépris homicides, ces préventions injurieuses et ces haines furibondes qui servent si merveilleusement les intrigants politiques et les usurpateurs.

Certes, nous ne voudrions pas nier que l’histoire ne se ressente du tempérament de ses acteurs, et qu’on ne retrouve dans la physionomie des masses, par conséquent dans leurs évolnlutions, que ue chose de ce qu’il est si aisé de noter sur la figure des individus. L’âme d’un peuple est donnée, d’abord, dins ses qualités physiques, puis dans sa langue, dans spontanéité de ses croyances et l’intimité de ses institutions. Tout cela peut jusqu’à certain point rendre compte des faits de la vie locale ; mais, dès qu’il s’agit d’histoire, tout cela n’est rien auprès des idées, qui revêtent un caractère de plus en plus dégagé de toute personnalité, et dont l’impulsion paraît même quelquefois d’autant plus irrésistible que Fur apparition semble plus inopinée et leur source plus étrangère.

Redisons donc encore une fois, à propos de l’éducation mutuelle des nations, ce que nous avons dit en parlant de la raison d’état (4° livraison, note (A), page 158):

La nature a donné l’homme et la terre, le premier avec ses facultés, la seconde avec ses règnes ; tous les deux unis par la solidarité de leurs aptitudes et de leur vie.

Mais l’homme seul, par le mouvement de son esprit, fait son éducation, et les moments de cette éducation composent son histoire. Histoire simple et nue, au commencement, comme la vie du patriarche, mais qui se complique, à mesure que les idées apparaissent et tendent à se réaliser. Ici la nature ne figure plus que comme auxiliaire; elle fournit les matériaux et les instruments, et tombe au second rang : l’initiative est laissée à l’esprit.

Il suit de là que les idées, de quelque part qu’elles surgissent, sont au fond identiques, universelles, impersonnelles ; ce ne sont pas des générations, mais des aperceptions, des abstractions; elles ne tiennent point à la race, elles ne sont pas un produit du climat, une sécrétion du sang. Ce sont des formules de rapports, qui, ne relevant que des lois de la raison et de la nécessité des choses, sont les mêmes chez tous les hommes. Ainsi les idées de Dieu, de religion, d’âme, de souveraineté, de propriété, de gouvernement, de patrie, de sacerdoce, de noblesse, de maîtrise, etc., sont de toutes les latitudes ; en s’émonçant par la parole, elles peuvent bien revêtir une couleur locale : ce n’est pas ce qui fait leur essence et leur valeur. Elles sont indigènes de tout le globe : c’est pourquoi elles mènent le monde, qui les reconnaît pour siennes, et qu’elles engendrent les événements. Parmi ces idées, il en est une qui sert aux autres de régulatrice et qui prime tout, c’est la Justice. Eh bien, la Justice est ce qu’il y a de plus essentiel à l’humanité, conséquemment de moins personnel aux races et aux individus. Le respect des nations:l’a rapportée à Dieu ; personne n’a jamais osé dire : Elle est mienne, et j’en réclame les émoluments. La Justice est le moteur suprême de la civilisation : sa consommation serait la consommation de l’histoire.

On comprend, d’après cela, comment les peuples peuvent être éducateurs les uns des autres, et comment ils s’entraînent dans la grande route de la civilisation. C’est que la Justice, les institutions qu’elle engendre, les idées qui la rappellent, sont communes à tous ; de l’universalité et de l’impersonnalité de ces idées naissent les obligations tacites qui relient les peuples entre eux, et dont le code forme ce que nous appelons Droit des gens.

Les nations, en vertu de la Justice qui leur est à toutes immanente, se doivent les unes aux autres respect, exemple, conseil, service et justice; comme elles sont toutes indépendantes et souveraines, elles forment, pour leurs différends, un jury, dans lequel chacune figure à la fois comme juré et comme justiciable. Voilà, en quelques mots, toute la substance du droit des gens : Ôtez aux idées leur caractère impersonnel, il n’y a plus rien. Si les idées n’étaient rien de plus qu’une suggestion particulière, un effet physiologique, une manifestation de la nature locale, sacun dot, aucun devoir n’en pourrait naître. Elles resteraïent incommunicables; chaque peuple suivrait séparément ss nature, comme le lion, l’aigle, le crocodile. Les populations se fuiraient, s’extermineraient; la guerre ne serait suivie d’aueune transaction, d’aucune trêve; un irréconciliæble antagonisme aurait depuis longtemps fait disparaître le genre humain.

Au lieu de cela, nous voyons que les nations s’entendent, ge cherchent même, de toute la puissance de leurs idées universelles; elles ne se repouésent que du moment où elles se rencontrent par leurs côtés particuliers. Ce qui les irrite les unes contre les autres, ce n’est pas la discipline, ce n’est pasla guerre ; l’idée, quand elle est juste, a toujours fait pardonner le victoire; c’est la prétention à l’autocratie, c’est l’insolence, l’exploitation, l’arbitraire.

Concluons donc que les dispositions physiques et animiques des races sont pour peu de chose dans l’histoire. Les nations sqnt au service des idées; elle n’en sont point maîtresses, propriétaires, encore moins produetrices. Elles valent par les idées et rien que par les idées : il se pourrait même que telle nation qui, dans l’histoire, aura joué le plus grand rôle, l’ait dû précisément à sa personnalité moins accusée, à sa facilité à s’emparer des idées et à les mettre en œuvre. Les intérêts viennent ensuite modifier, dans l’application, les données de l’idée; quant au tempérament et au caractère, leur action est de touies la plus faible. Il n’y a pas, en un mot, de racesinitiatrices dans le sens rigoureux du mot ; point de races privilégiées ni de races maudites, point de nations souveraines ni de nations sujettes. Il n’y a que des instruments, plus ou moins dociles, plus ou moius dévoués, selon leurs intérêts et les circonstances, du Progrès; des organes plus ou moins explicites de ce que les uns nomment Providence, les autres Destin, et qui pour nous est l’idée, et au-dessus de l’idée, le Droit.

Quelques souvenirs d’histoire, à l’appui de ces considérations, seront d’autant mieux accueillis de nos lecteurs qu’ils aideront à comprendre le temps actuel.

III. — Depuis près de 2,000 ans, le pays qui forme eujourd’hui la France a véeu des idées que le contre-coup des révolu tions du dehors a fait développer chez ses habitants, et qu’on croirait importées de l’étranger, tant la série des événements produit ici d’illusion. On ne sait presque rien de la Gaule avant l’arrivée de César. A l’époque de l’invasion romaine, le pays était divisé en une multitude de petits états, correspondant à autant de nationalités distinctes, qu’il est facile de reconnaître encore aujourd’hui. La Gaule en cela ressemblait à la Germanie : c’était une confédération. L’idée fédérative était commune aux deux pays, née de la juxtaposition en même temps que de la solidarité des territoires. Plus avancée cependant que la Germanie, la Gaule présentait dès lors, dans chacuu de ses petits états, cette division par classes qu’on retrouve, à certains moments, chez tous les peuples : noblesse, bourgeoisie, multitude, plus un clergé, les druides. Autant en eurent plus tard les Allemands, sans qu’ils aient eu besoin pour cela de demander de la semence à leurs voisins les Gaulois. La génération des idées est spontanée; elles poussent partout les mêmes, jaunes, bleues ou rouges, selon le terrain, au fond équivalentes et identiques ; l’influence étrangère n’y paraît, comme la pluie ou lg sécheresse, que pour hâter ou retarder la germination.

La distinction des classes donnée, leur antagonisme s’ensuit : sous ce rapport encore, point de distinction à faire entre les peuples. Au temps de César, la Gaule n’avait, en fait de divisions intestines, rien à envier à Rome même. Ce fut précisément ce qui détermina la conquête. À Rome, le patriciat était sur son déclin; la plèbe, ou comme nous disions il y a cent ans, le tiers-état était devenu prépondérant, César en était le chef. La conquête de la Gaule, facilitée par l’alliance de la bourgeoisie indigène avec le général romain, décida, dans les deux pays, le triomphe de la puissance plébéienne. Daus tout cela, je ne vois, d’aucun côté, le moindre vestige d’invention. Rome a triomphé, parce qu’elle portait, dans les plis de sa toge, l’idée révolutionnaire, qui était, à divers degrés de développement, celle de tous les peuples. Abstraction faite des motifs particuliers, qui ne furent certainement pas d’un entier désintéressement de la part des bourgeois des Gaules, cette révolntion était inévitable. Si elle n’avait commencé par l’Italie, elle aurait commencé par la Gaule : dans ce cas, le monde eût reçu la loi, non des Romains, mais des Gaulois.

Une conséquence de cette révolution fut d’introduire dansles Gaules l’unité politique : en cela encore Rome ne fit que répondre à la pensée de tous les peuples. L’unité était commandée d’abord par la solidarité des intérêts plébéiens, qui avaient à se défendre partout contre le retour offensif des nobles. Ce principe ne quittera plus la Gaule : un moment éclipsé par la féodalité, il reviendra, mais sans le secours de l’étranger, par le seul fait de l’alliance des communes avec la royauté; il sera porté à son maximum de puissance par le triomphe définitif du tiers-état.

Ainsi, en présence de l’idée romaine, universelle, juridique, impériale, plébéienne, la Gaule abdique son fédéralisme, se défait de son vieux culte, renonce à ses institutions nationales, substitue ou mêle le latin à sa langue. Tel est, dans l’histoire, le jeu des idées, tel est surtout le scepticisme des intérêts. Politiquement, il est vrai, la Gaule ne s’appartient plus : mais elle ne reste pas sans compensation : en pevenant province romaine, elle devient un des foyers de l’emire; à parlir de Dioclétien, l’empire, d’Occident est à vraire dire l’empire des Gaules.

Après l’influence latine, qui dégagea chez elle le principe bourgeois et unitaire, la Gaule subit l’influence chrétienne, qui l’arracha définitivement au polythéisme, tant romain qu’indigène. Ce n’est pas à mes lectears que j’ai besoin de dire que la Gaule reçut le christianisme, non point tant comme révélation venue de l’Orient, que parce qu’elle le retrouvait au fond de ses propres aspirations. Constantin était déiste, avant de se rallier à L Évangile ; tout ce qui, dans la Grèce, dans l’Italie et dans la Gaule, avait quelque valeur intellectuelle, quelque énergie de conscience, pensait de même. La Gaule n’accepta pas dans sa rigueur le dogme chrétien; fidèle à son esprit de modérantisme, elle prit une position mitoyenne entre saint Augustin et Pélage, en quoi on peut dire qu’elle fut suivie par la chrétienté tout entière. Le calvinisme, qui plus tard poussa jusqu’à l’extrême le principe de la prédestimation et de la grâce, aboutit à une contradiction : nonseulement il ne parvint pas à réaliser son dogme dans la pratique, il en fit sortir, chose tout à fait imprévue, le principe de la souveraineté du peuple. L’esprit gaulois fut plus logique : le même bon sens qui lui fit rejeter au ve siècle le rigorisme augustinien, lui fit repousser au XVIe le calvinisme, au XVIIe le jansénisme. La Papauté a suivi les mêmes errements : au fond, quoi qu’elle en dise, elle est semi-pélagienne. Si plus tard la France, par la révolution, s’est démocratisée, ce n’a pas été par une déduction du dogme chrétien, mais par le progrès de la raison philosophique qui est la négation même du christianisme.

Ainsi, même dans l’ordre de la foi, la Gaule, à peine baptisée, devient elle-même missionnaire; elle observe en tout ce tempérament qu’on est sûr de rencontrer là où la classe moyenne l’a emporté sur la noblesse et domine les masses. La Gaule chrétienne a rejeté, ex æquo, et les conséquences ultra-démocratiques que quelques-uns tiraient des paroles du Christ, et les prétentions théocratiques des ultramontains. Les Albigeois ont été traités en France comme les Donatistes l’avaient été en Afrique par Constantin, et c’est saint Louis qui a déclaré la puissance des rois indépendante de celle des Papes. Permis à qui voudra .d’accuser ici l’inconséquence forcée de l’esprit humain dans des questions insolubles : je défie qu’on y trouve ni vanité de ‘race, ni inconstance de tempérament, ni esprit de clocher. Ce sont toujours, à la suite des mêmes idées, les mêmes intérêts, les mêmes difficultés d’application, qui ramènent les mêmes phénomènes.

D’après ce que nous venons de dire, on peut se rendre compte des influences et des réactions de l’histoire.

La Gaule subit la révolution romaine de la plèbe, parce qu’elle en trouve le principe dans son propre sein. — perd en même temps sa nationalité, parce que le mouvement romain, qui était celui de l’Humanité même, rendait, pour un temps, toute nationalité, celle même de Rome, impossible.

La Gaule subit la réformation de l’Évangile, parce qu’elle en trouve en elle-même le principe et le besoin : elle l’a prouvé par son interprétation mitigée du dogme.

La Gaule, devenue la France, subit le système féodal, parce que les données en sont en elle, et que les circonstances en font une loi. — Mais tout aussitôt, la royauté et la bourgeoisie s’unissant, la France attaque la féodalité et refait son unité politique, redevenue nécessaire comme au temps de César.

Sur la fin du XVIIIe siècle, la France, qui depuis la conquête romaine a joué un rôle toujours grandissant, souvent même prépondérant, saisit tout à coup l’initiative : serait-ce par hasard que l’idée qui la dirige lui appartienne? Nullement : depuis plus de trois siècles, la Révolution française était préparée par la ruine de la féodalité, par la Renaissance, par la Réforme, par les révolutions d’Angleterre et des Pays-Bas; par le travail incessant de la philosophie, de la littérature, des sciences, enfin par l’éclosion des idées économiques. L’idée de 89 est universelle, impersonnelle : c’est pour cela qu’elle a envahi l’Europe. Si l’explosion ne s’en était faite en France, en 89, elle aurait eu lieu cinquante ans plus tard, en Allemagne; à défaut de l’Allemagne, elle eût retrouvé son antique foyer en Italie, son homme en Garibaldi.

Ainsi marchent les idées, ainsi les peuples se disciplinent les uns les autres, moniteurs de la raison universelle et exécuteurs de ses décrets. Supposez qu’à la place de cette raison universelle, une influence arbitraire, autocratique, insolente, s’arroge la direction des choses : à tant la protestation éclate de partout, les populations s’agitent frémissantes, les états se mettent sous les armes, et la civilisation retombe dans le marasme, jusqu’à ce que l’influence pestifère soit extirpée. Dans les principes de l’histoire, qui sont ceux du Droit des gens, l’idée aura pour sanction, au besoin, la conquête : l’arbitraire ramène les coalitions et les démembrements. Quand Rome eut épuisé son mandat, les Barbares l’envahirent de tous côtés; les populations soumises ressaisirent leur ini dance, et ce fut fait du nom Romain. Pareil exemple a été donné, au commencement de ce siècle, par l’éphémère puissance de Napoléon Ier; et si le despotisme de son héritier aspirait à s’étendre, la France, au lieu de donner la leçon aux autres peuples, finirait par la recevoir encore.

IV. — La France de 1789 fut pendant quinze ans l’organe principal du mouvement. Ses guerres étaient des guerres de propagande; ses idées, bien plus que le courage de ses soldats, firent ses succès. Les peuples accueillaient la révolution; les rois eux-mêmes avaient fini par se placer sous sa protection et lui demander conseil. En défendant la Révolution, la France était le moniteur du ps Avec l’empire, la situation fut changée; à la place de l’idée, il y eut un homme. Aussitôt tout redevient hostile : après avoir longtemps foulé les nations, la France impériale est deux fois envahie, et, pour unique châtiment, pour toute garantie de paix envers l’Europe coalisée, invitée à rétablir chez elle le gouvernement représentatif, œuvre principale de la Révolution. En 1814 et 1815, les alliés auraient pu non-seulement reprendre à la France toute: conquêtes, mais la démembrer elle-même, se contentèrent de faire pour elle ce que Jules-Oésar et ses légions firent, de 58 à 48 avant J.-C., pour la bourgeoisie gauloise, ce que fit Guillaume d’Orange en 1688 pour l’Angleterre. La coalition, en agissant ainsi, obéissait à un principe, au principe de l’équilibre européen. Aussi, et quoi qu’en ait dit la littérature bonapartiste, la France de 1814 remercia les alliés. On la crut alors, elle se crut elle-même guérie, revenue des séductions de la fausse gloire, réconciliée avec l’idée. Déception! Dix ans de despotisme avaient rendu la France personnelle, insensible à la liberté, dédaigneuse du droit. Pendant trente-six ans qu’elle jouit du gouvernement représentatif, elle ne sut que récriminer contre l’invasion, accuser les traités, menacer l’étranger. Le 2 Décembre est venu donner l’essor à ce détestable égoïsme : ce ne sont plus aujourd’hui les idées de 89 qui gouvernent la France : l’avarice, la vanité nationale, la soif des conquêtes, la fantaisie soldatesque, se sont emparées du domicile et y font le sabbat. Aussi, comme en 1813, l’Europe lui est redevenue hostile ; les peuples seretirentdenotre influence ; lItalieelle-même, notre affranchie d’hier, se méfie; il ne tiendrait qu’à l’Autriche qu’elle se séparât tout à fait, dès à présent, de nous. La France, toujours redoutée, parce que son armée est la plus formidable machine de destruction qui existe, la France ne tient plus la tête du mouvement. L’idée de 89, universelle, impersonnelle, formée de toutes les traditions libérales répandues dans le monde, résumé de la philosophie des nations, l’idée de 89 poursuit son cours en dehors de l’influence française; elle n’a même rien tant à redouter aujourd’hui que cette influence. Tandis que les peuples eutrent tous, l’un après l’autre, dans le tourbillon des nouveaux principes, la France, qui ne se comprend plus, suit une politique d’affolement. Plus de clarté dans l’esprit, plus de suite dans les desseins; la contradiction à chaque pas, partant l’impuissance.

Quelle singulière institutrice des nations que la France de 18521 Quelles idées que ses idées! Quelle morale que sa moralel Quels exemples que ses exemples Quelle initiative que son initiative !

Ce dont on s’entretient en France, depuis le 2 Décembre, c’est, d’abord, de la revanche à prendre de toutes nos défaites : revanche d’Aboukir et de Trafalgar, revanche de Moscou, revanche de Leipzig, revanche de Waterloo. Des revanches! Et pourquoi faire? En vertu de quel principe? Au nom de quelle idée? En quoi lacivilisation générale s’y trouve-t-elle intéressée, et le progrès des peuples en dépend-il ?

Puis on réclame pour la France ses frontières naturelles : on demande à refaire la carte politique de l’Europe. M. Jourdan, l’acolythe, le thuriféraire du père Enfantin, l’exige ; M. About, l’affirme : des hommes à idées, qu’en dites-vous ? Quand Dumouriez conquérait la Belgique, Pichegra la Hollande, Bonaparte l’Italie, et que le Directoire prononçait l’incorporation de ces provinces dans le territoire de la République : cela du moins avait sa justification. On savaitce que signifiaient le serment du jeu de Paume, la prise de la Bastille, la nuit du 4 août, le 21 janvier même et l’abolition des cultes. Mais le 2 Décembre, mais l’enlèvement de l’assemblée nationale, mais le pillage de la Banque, mais le massacre dans les rues de Paris, mais le parjure : qu’est-ce donc que tout cela veut dire ? Et quel enseignement pour l’Europe !

Je voudrais savoir ce que Napoléon III est allé proposer, à Bade, aux souverains de l’Allemagne réunis pour le recevoir. La médisance a prétendu que le seul but de cette visite était de rassurer, par une démonstration pacifique, les intérêts mécontents, et de faciliter un coup de Bourse au profit de la camarila. La Bourse, en effet, a monté, le jour de l’entrevue, de 50 centimes; les deux jours suivants elle retombait de 45. Mais ne soyons pas médisants.

Est-ce d’une idée nouvelle, utile au bonheur de l’humanité, que l’empereur des Français est allé faire part aux convives couronnés de Bade? — Mais Napoléon III, comme Napoléon Ier, tout le monde le sait, est idéophobe.

Est-ce un projet de paix perpétuelle, une nouvelle SainteAlliance, qu’il leur a portée? — Mais pour rien au monde il ne désarmerait, La conscription est toujours de 100,000 hommes; on a même réduit d’un ou de deux centimètres la taille des Conscrits ; on annonce, de la main de l’Empereur, une histoire de César et un livre sur l’artillerie.

Est-ce sa médiation qu’il offre à l’Allemagne, comme antrefois son oncle, non plus seulement pour faire le partage des brincipautés sécularisées, mais afin de constituer l’unité allemande, à l’instar de l’unité française? — Mais Napoléon III verrait un cas de guerre dans cette unité.

Est-ce une entente cordiale qu’il sollicite afin d’organiser en commun l’unité italienne? Mais il ne veut pas plus de l’unité italienne que de l’unité germanique.

Est-ce la reconstitution de l’empire ottoman qui le préoocupe? — Mais il recherche l’alliance russe.

Lors de son avénement à l’empire, Napoléon III a déclaré, en manière de remerciment au peuple français, que, par cela seul qu’il était rétabli sur le trône de son ongle, les traités de 1815 étaient déchirés, et que, dans cette abrogation, le Pays trouvait une première satisfaction, et le gage de sa prépondérance future. L’abrogation des traités serait-elle aussi, par hasard, le gage que l’empereur offre aux souverains réunis de ses intentious pacifiques? — A merveille, sire; mais, les traités déchirés, quel principe leur substituez-vous? Votre idée, votre droit, quel est-il? En 1854, vous avez fait la guerre à la Russie pour maintenir l’équilibre européen, ce qui ne signifiait pas aatre chose que les traités de 1815. Est-ce une révision seulement de ces traités que vous voulez? Mais ce serait les confirmer, vous déjuger : en auriez-vous le courage ?

La veille du jour où Napoléon III partait pour l’entrevue de Bade, un Te Deum se chantait à Paris, pour l’annexion de Nice et de la Savoie. L’annexion de ces deux provinces à la France, c’est le prix payé par Victor-Emmanuel pour la Lombardie et la Toscane. Voici donc que les peuples sont une marchandise dont les rois et les empereurs trafiquent, au gré de leur ambition particulière? Comment aceuser, après cela, le partage de 1815 ? Comment reprocher encore au Congrès de Vienne d’avoir distribué, parqué les nations comme des troupeaux ? Le Congrès n’a certes pas fait pis que Napoléon III et Viotor-Emmanuel? Est-ce le libre échange des territoires et des populations que l’empereur des Français est allé proposer à Bade?

Mais, nous fait-on observer, vous ne tenez pas compte du suffrage universel, par lequel a été confirmée, légitimée, sanctionnée l’annexion. On ne eut rien aujourd’hui que du consentement des nations elles-mêmes.

Le suffrage universel ! voilà donc l’idée que Napoléon III est allé soumettre à l’acceptation des princes à Bade !

En 1848 le suffrage universel passait, en effet, pour un principe. On y voyait la réalisation de la souveraineté du peuple, un progrès sur le système électoral de 1830. Mis à l’épreuve, le suffrage universel a donné la plus triste opiuion de sa capacité politique. En France, il a servi, pour la seconde fois, à établir et consolider le despotisme. Il est prouvé que la bourgeoisie censitaire de 1830 était de beaucoup plus libérale que ne l’a été le suffrage universel, avant et après le coup d’état. Ën Savoie et à Nice, le même suffrage, exercé sous la surveillance des autorités franco-piémontaises, a conduit le peuple à l’abjuration de la patrie, à l’abdication de la nationalité, de la souveraineté, de tout ce qi fait la dignité d’une race, la gloire de l’homme et du citoyen. Le suffrage universel, dans les eonditions du 2 Décembre, c’est le suicide. — Est-ce là le bienfait dont Napoléon III songe à faire jouir les peuples de l’Europe?

La masse, qui a fait l’empire, s’inquiète peu de ces contradictions. Plus il y a de gâchis, plus elle trouve que son empereut est un habile homme. Après tout, pense-t-elle, Napoléon IIT est sorti de mon sein : c’est l’homme de la Révolution. — Pourquoi donc, si l’empereur est l’homme de la Révolution, ne permet-il pas aux Romains, comme il l’a permis ä ceux de Toscane, de désigner, par le suffrage universel, le souverain de leur choix ?

Garibaldi part pour son expédition de Sicile. M. de Cavour ayant livré à l’enrpereur Nice, la ville natale de Garibaldi, le héros niçard, qui ne veut pas être sujet de l’empire, pas même membre du Corps législatif, est allé se chercher une autre patrie. Le premier jour, les journaux du gouvernenrent impérial le traitent de flibustier. Mais on s’aperçoit que cela produit un méebant effet dans le peuple, et le troisième jour on proclame Garibaldi un grand homme. Quelle est, à l’endroit de Garibaldi, la vraie pensée de Sa Majesté impériale ? Quant à cette brave multitude, dont l’admiration a déterminé le revirement de la presse, nous voudrions savoir, au cas où Garibaldi, vainqueur du roi de Naples, viendrait avec son armée redemander à l’empereur des Français sa chère Nice, que M. dé Cavour a méohamment retranchée de la patrie italienne, comment elle le récevrait ?

Si Napoléon III a pu, sur la demande de Victor-Emmaauel, intervenir contre l’Autriche, Garibaldi a pu aussi, sur là demande des Siciliens, intervenir contre le roi François; et les Anglais, appelés par Garibaldi et les Siciliens, peuvent intervenir à leur tour, d’autant mieux que c’est toujours pour la même cause. Pourquoi donc, à Paris, se montret-on si chatouilleux sur cette intervention éventuelle de l’Angleterre, contraire même au vœu des Siciliens, dans le cas où ils choisiraient pour leur roi Victor-Emmanuel?— L’unité de l’Italie, nous dit-on, ferait tort à l’unité française. — Tant pis pour la France : pourquoi l’Italie n’aurait-elle pas le droit de se constituer à l’image de la France ? N’est-elle pas sa protégée, sa fille? Le peuple français entend-il n’être entouré que de nations de second ordre? Cela trahirait de mauvaises intentions. — Mais le traité de Zurich!… — Ahl vous y revenez donc aux traités; ou pour mieux dire, vous affirmez les traités quand c’est vous qui les faites, et aussi longtemps qu’ils vons conviennent; vous les déchirez aussitôt qu’il vous gênent. Nous direz-vous, enfin, comment vous entendez accorder ensemble toutes ces formules : Intervention et non intervention, uuité et fédération, violation des traités et respect des traités, gouvernement impérial et gouvernement constitutionnel, respect des nationalités et frontières naturelles ?

Oh! que les ennemis de la grande nation la sifflent, nous nous couvrirons le visage : mais nous demanderons à notre tour s’il y a plus d’intelligence, plus de moralité autour de la France qu’en France même; s’il serait prudent de s’en fier à la Russie et à l’Autriche, quand elles invoquent les traités ou se livrent à des manifestations libérales; si l’on peut en croire l’Angleterre quand elle parle de la liberté des peuples ; si le suffrage universel, aussi stupide en Savoie et à Nice, où il abjure la patrie, qu’à Paris où il se donne un autocrate, serait plus sage en Belgique; si les nobles magyares, qui n’ont pas cessé de compter sur Napoléon III, sont aussi démocrates que l’assure l’ex-dictateur Kossuth ; si cette Italie elle-même, dont le patriotisme éclatant est aujourd’hui la seule vertu qui console Europe, n’est pas déjà angariée de tous côtés par ses vices séculaires et son incurable machiavélisme?

Nous l’avons dit : les idées seules font l’histoire, et, par elles, les peuples se servent mutuellement d’instituteurs. Mais aujourd’hui il n’y a plus d’idées; l’histoire contemporaine n’est autre chose quecelle de nosintrigues et de nos corruptions. La Révolution marche, oui, et le Progrès s’accomplit; mais par la force des choseset sansl’initiative de personne. Il mondo va da se.

FIN DE LA CINQUIÈME ÉTUDE.

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