Enzo di Villafiore in “l’en dehors” (1924-1925)

Bibilography:
  • Enzo di Villafiore, “Réalisme et idéalisme anarchiste,” L’En dehors 3 no. 29/30 (20 Février 1924): 1.
  • Enzo di Villafiore, “L’Individualisme et l’anarchie,” L’En dehors 3 no. 35 (15 Mai 1924): 4.
  • Enzo di Villafiori et E. Armand, “Nos ‘Associations d’égoïstes’: Ce que j’entends par individualisme anarchisme,” L’En dehors 3 no. 45/46 (20 Octobre 1924): 1-2.
  • E. A., “Aux compagnons,” L’En dehors 3 no. 47 (5 Novembre 1924): 4. [includes part of a letter by Enzo di Villafiore]
  • Enzo di Villafiori et E. A., “La blasphème de l’Antéchrist,” L’En dehors 3 no. 49/50 (20 Décembre 1924): 2.
  • Enzo di Villafiori, “La blasphème de l’Antéchrist,” L’En dehors 4 no. 51 (15 Janvier 1925): 2.
  • Enzo di Villafiori, “Ma polémique avec E. Armand,” L’En dehors 4 no. 57 (): 4.
  • E. Armand, “Discutons…,” L’En dehors 4 no. 52 (5 Février 1925): 3.
  • E. Armand, “Notre point de vue,” L’En dehors 4 no. 58 (7 Mai 1925): 3-4.
  • P. Calmettes, “Correspondance : A propos des thèse d’Enzo de Villafiore,” L’En dehors 4 no. 60 (12 Juin 1925): 3.
  • Enzo di Villafiore, “Méditations vagabondes,” L’En dehors 4 no. 61/62 (30 Juin 1925): 2.
  • Enzo di Villafiore, “Les finalités esthétiques de l’anarchisme,” L’En dehors 4 no. 64 (8 Août 1925): 1-2.

Réalisme et Idéalisme Anarchiste

Tous les idéalistes ont sucé le lait de la déesse Morale et sous l’influence des fameux principes humanitaires et altruistes, se laissent entrainer à des conclusions qui ne sont pas de nature, certes, à satisfaire aucun anarchiste…

Je pourrais pratiquement rappeler tout le dommage qu’ont causé au mouvement libertaire ces préjugés néfastes qui ont été les causes prépondérantes de notre impuissance à l’égard du fascisme, pour citer un exemple, et de la réaction en général. Je me contenterai pour l’instant de traiter la question théoriquement et je poserai cette question : L’Anarchisme et la Morale sont-ils des conceptions antithétiques ou des termes corrélatifs et inséparables ?

On me répondra sans doute avec des arguments plusieurs fois énoncés et on me répétera que si bourgeois et prolétaires, réactionnaires et subversifs sont également dépourvus de toute retenue morale, ce serai à désespérer de l’humanité, ou plutôt il faudrait reporter toute son espérance dans la « bonne petite femme » qui ignore tout de la politique et de la lutte de classes, mais qui souffre et qui pleure quand elle voit souffrir.

Laissons à d’autres, le culte du piétisme et des « bonnes petites femmes » et abordons le problème avec notre conscience iconoclaste. L’anarchisme, c’est de l’amoralisme. « L’anarchie — disait Renzo Novatore — est pour moi un moyen d’arriver à la réalisation de l’individu, et non l’Individu un moyen pour réaliser l’anarchisme. S’il en était ainsi, l’anarchie serait aussi un fantôme ». Admise done l’essence individualiste de la philosophie anarchiste, on ne peut méconnaitre que pour libérer la personnalité de toute tyrannie et de tout frein, il est nécessaire d’abattre non seulement l’Etat et la Religion, mais de nier et détruire toute forme de morale.

Car l’éthique — chrétienne ou bourgeoise humanitaire où socialiste — vise toujours à réclamer de l’individu le sacrifice de son égoïsme sur l’autel du renoncement et sa soumission passive à une abstraction quelconque.

La Morale impose d’accomplir certains actes et de s’abstenir de certains autres, de faire ce qu’elle appelle le Bien et de faire ce qu’elle dénomme Mal, enchaînant ainsi l’individu au dedans des limites étroites et moroses du licite et de l’illicite. Les normes objectives, les idées générales de Bien et de Mal ne sont qu’une pure émanation de l’esprit théologique. « Nulle chose n’est bonne ni mauvaise en soi-même — enseignait le philosophe Timon — c’est l’homme qui la juge ceci où cela ». Tout individu a une manière à lui, originale, qui lui appartient en propre, de sentir et de réfléchir le monde ; et ce que l’un considère « bien » — ou autrement dit utile ou satisfaisant pour son « moi » — peut être blâmé ou détesté par l’autre.

Ainsi, créer une Loi Morale à laquelle tous les hommes devraient conformer leur vie — défendre cette loi contre les hérétiques qui n’y croient pas — cet acte est logique et explicable pour un dogmatique où un autoritaire, mais illogique pour un anarchiste, qu’un tel geste situe hors de l’anarchisme.

Mais ce n’est pas tout. La Morale implique les principes de Droit et de Devoir, criantes antithèses de la Liberté individuelle.

Au fait, qu’est-ce que le Droit ? C’est la permission, l’autorisation qu’un Etre supérieur (Dieu ou l’Etat, la Société où l’Humanité) me concède. Par conséquent, je ne puis faire ce que je veux et ce que je me sens apte à accomplir, mais seulement ce qui m’est permis. Je ne puis avoir tout ce que je Suis capable de Conquérir, mais Seulement le mesuré qui m’est concédé. En un mot, je suis esclave d’un Père éternel où d’un Supérieur quelconque qui règle mes actions, commande à ma personne et me dispense à titre de droit le peu d’indépendance qu’il lui convient de m’octroyer.

Et qu’est.ce que le Devoir? L’obligation d’accomplir certains actes, même alors qu’ils sont en contradiction avec mes intérêts, mes sentiments, ma volonté. Par exemple, j’ai le devoir d’honorer mes parents, de respecter les lois, d’aimer mon prochain où de l’égorger quand la grandeur de la patrie l’exige, etc. Et toutes ces choses, je dois les faire même si elles heurtent mes passions ou portent tort à ma personne.

Mais je ne suis pas une victime expiatoire. Je ne vis pas pour obéir à un maitre ou pour accomplir un dessein sacré, mais simplement pour satisfaire mes besoins, pour contenter mes désirs, pour développer mon individualité.

Max Stirner, dans son immortel Unique a amplement démontré que l’homme n’a pas plus de devoirs où de vocation que ne peut en avoir une plante où un animal… Pour l’anarchiste, donc, n’existent ni Droit ni Devoirs, ni Bien ni Mal, ni licite ni illicite; il est la pensée et l’action libre, « la flèche du désir lancée vers l’autre rive », la proue d’un corsaire qui traverse la tempête en défiant la furie des flots courroucés.

L’anarchiste ne reconnait aucune autorité divine ou humaine au-dessus de soi, il ne reconnait aucune limite à sa personnalité débridée qui veut s’affirmer et jouir, renversant tous les obstacles, abattant toutes les barrières qui l’empêchent d’avancer.

On me répliquera une fois de plus que je suis « un bon garçon qui aime se déguiser en brigand qui philosophe » (sic). Et je répondrai ne les paroles mêmes d’un de mes meilleurs amis, le compagnon Erinne Viviani :

« Au-dessus de l’Anarchisme organisateur, prophétique, christianisant et monomaniaque de ceux qui, comme le petit frère d’Assises, prêchent la théorie de l’amour et de la mansuétude, selon laquelle notre moi doit gagner en se perdant et s’exalter en se soumettant — existe l’anarchisme du libre instinct, vierge et rebelle des réfractaires, des nihilistes, des novateurs, des iconoclastes, des amoralistes, des aristocrates, des individualistes, à laquelle race, fière, indomptable et immortelle, j’appartiens. »

Enzo di Villafiore.


L’individualisme et l’Anarchie

Georges Palante, dans son Précis de Sociologie, expose que l’individualisme est une doctrine qui, au lieu de subordonner l’individu à la collectivité, établit comme principe que l’individu trouve sa propre fin en lui-même ; qu’en fait et en droit il possède une valeur propre et une existence autonome, et que l’idéal social consiste dans la libération la plus complète de l’individu. L’individualisme, ainsi compris, est identique à ce que l’on a aussi coutume d’appeler philosophie sociale libertaire.

Cette définition est la synthèse des idées anarchistes, contre lesquelles s’acharne de temps à autre la phobie réactionnaire des philosophes conservateurs.

Se constituant les défenseurs des doctrines éthiques, métaphysiques et sociales qui nient l’indépendance et la liberté individuelle à étouffer, sous les sophismes d’une artificieuse dialectique une vérité qui est la force animatrice de tout mouvement ascendant d’émancipation et de progrès.

— L’individual — disent-ils = n’est rien. Tout au plus peut-on le considérer comme un atome qui se perd dans la foule, comme une molécule disciplinée du grand organisme social. Par conséquent il doit s’humilier et obéir, servir un principe supérieur (qu’il s’appelle Dieu, L’Etat, Humanité ou Patrie), et sacrifier à ce principe ses propres désirs, ses propres intérêts, sa propre volonté de vie et de puissance.

Ces théories liberticides, implantées sur l’idée-mère du collectivisme platonique, sont dans la réalité, facilement réfutables. Il n’y a qu’à réfléchir que l’individu est le principe et la fin de toute activité, la source de toute énergie — que les actions les plus sublimes et les découvertes les plus avantageuses sont dues au génie, au courage, à l’initiative individuels — on reconnaitra. sans peine que la valeur de, « l’unique » ne peut être méconnue.

L’individualisme qui pense et qui.agit, qui crée et qui détruit, qui transforme et qui innove, est supérieur à toutes choses ; il ne peut être subordonné à une abstraction quelconque, il a droit à la liberté et à l’indépendance la plus illimitée.

L’égoïsme, force motrice de l’homme, est légitime et juste en tant qu’il signifie l’amour et le respect que l’individu éprouve pour soi-même, et la revendication véhémente d’étendre et d’affirmer sa propre personnalité.

C‘est pourquoi ceux qui ont conscience de leur moi répètent Stirner : Que si le divin concerne Dieu, l’humanité concerne l’homme. Que leur cause n’est ni divine ni humaine. Que le vrai, le bon, le juste, le libre n’existent pas par eux-mêmes. Que ce qui existe, c’est le « moi », non point général, mais unique, comme chacun est unique. Rien n’est au-dessus du « moi ».

L’individualisme, doctrine de vie et de joie, trouve sa complète satisfaction en l’anarchisme.

Dans la société bourgeoise — de même que dans a société social-communiste — l’individu est étouffé entre les brancards ignominieux du légalisme et de l’autorité.

Or, en l’absence de tout gouvernement, de toute loi, de tout lien disciplinaire, l’individu croit et se développe en raison directe de ses propres capacités al de sa propre énergie volitive.

Pour ce motif, individualisme et anarchisme sont des termes qui se confondent, qui se complètent réciproquement; aussi, iconoclastes, combattons-nous — partisans convaincus que nous sommes de la lutte pour la libération individuelle — de toutes nos forces pour briser les chaînes qui nous contristent et nous oppriment.

Nous luttons contre l’Etat — instrument de tyrannie s’il en fut jamais — qui, sous prétexte de maintenir l’ordre, saigne et asservit l’individu, tue en lui l’esprit d’indépendance, le transforme en automate, en jouet entre les mains des despotes.

Nous bataillons contre les lois, contre les préjugés, contre l’abominable esprit grégaire et la non moins abominable morale, laquelle constitue une nouvelle forme d’oppression, un. mensonge qui, inoculé dans l’âme de l’homme, lui impose d’étouffer l’appel de son instinct ou de ses sentiments, sa volonté même. Et cela en hommage à un fantôme inexistant.

Nous pensons que de même que «l’esprit scientifique lutte incessamment contre l’autorité au sein de la société, il luttera également contre l’autorité au sein de la conscience ».

Nous ne visons pas à réaliser le conformisme ou le monisme moral, pas plus que le paradis terrestre ou la christianisation universelle. C’est pourquoi nous sommes d’accord avec E. Armand, lorsqu’il écrit dans l’en dehors que les individualistes n’entrevoient_pas, dans un avenir indéfini, une humanité parfaite, devenue absolument juste par l’équivalence de toutes les consciences ; — que rien ne leur ferait davantage horreur qu’un milieu où s’équilibreraient toutes les consciences, à cause de l’absence de la variété des expériences individuelles, tous les composants de ce milieu se répétant moralement.

Ce que nous voulons, donc, est tout simplement l’anarchie, c’est-à-dire un régime où toutes les individualités qui tendent à la vie libre ne seront opprimées ni par les gouvernants, ni par les préjugés, ni par les conventions sociales. Car l’Individualisme anarchiste est re suprême de toutes les libertés et quant à l’Individualiste, c’est celui qui, conscient de sa propre valeur. et incapable de supporter un frein quelconque, ne sacrifie pas son « moi » et ne se résigne pas à la servitude, mais lutte pour « sa » cause et pour son complet triomphe.

Enzo di Villafiore.


Nos « Associations d’égoïstes »

En même temps que nous recevions Fede et Pensiero e Volontà annonçant qu’Enzo di Villafiore était passé au fascisme, une lettre de ce dernier nous parvenait avec l’article ci-dessous. Nous nous informons pour savoir à quoi nous en tenir exactement sur cote nouvelle étrange. Comme on le verra d’ailleurs la thèse présentée par Enzo di Villañore nous permet de nous expliquer plus clairement. en- core sur la façon dont, à l’en dehors, nous concevons l’individualisme anarchiste.

Ce que j’entends par individualisme anarchisme

I

Mon cher E. Armand,

J’ai suivi dans l’en dehors ta polémique avec Malatesta concernant l’Individualisme et le Communisme dans l’anarchie. Je déclare franchement que je ne suis d’accord ni avec tes conclusions ni avec celles de ton contradicteur. L’anarchisme de Malatesta est tout simplement enfantine. Il semble avoir été engendré par le cerveau de quelque bon Tobie provincial, ou de quelque bien pensant pacifiste qui se berce aux souffles des rêves roses des illusions humanitaires. Son optimisme à longue portée, qui croit en la possibilité d’une future harmonie sociale caractérisée par la disparition absolue de tout contraste violent; son unilatéralisme économique, sa morale décrépite farcie de préjugés bourgeois et de renoncement chrétien, tout cela démontre pleinement que le communisme libertaire des Kropotkine et des Malatesta ne répond en rien aux exigences de l’esprit anarchiste. Mais, d’autre part, ton individualisme solidariste prête le flanc à la critique. Tu rejettes la solidarité obligatoire et tu revendiques pour l’individu la plus complète liberté de vivre isolé ou associé comme mieux lui convient. Mais « en concevant la camaraderie comme une sorte d’assurance volontaire que souscrivent entre eux les individualistes pour s’épargner la, souffrance évitable ou inutile », tu arrives à cette conclusion que, soit-aujourd’hui dans la société bourgeoise, soit demain dans le monde anarchiste, les individualistes devront tous pratiquer la solidarité. Ils veulent réaliser intégralement leurs besoins physiques et intellectuels. Or, ceci est de l’unilatéralisme. Car, s’il est clair que dans quelques circonstances l’individu se développe et s’affirme à travers l’aide mutuelle et la coopération, il n’est pas moins vrai qu’en maintes autres circonstances, la personnalité réalise son propre bien par la lutte et par la conquête.

Je ne suis ni pour la collaboration perpétuelle ni pour la guerre continuelle. Mais je veux que l’individualiste se serve alternativement de l’un ou l’autre de ses moyens, selon que l’un ou l’autre peuvent le mieux satisfaire ses appétits. Et je veux surtout que dans la multiformité d’une vie anarchique, les diverses tendances et les variétés personnelles puissent spontanément se manifester en contraste où en harmonie, sans qu’un dogmatisme théorique vienne étouffer les dissidences trop ardentes et atténuer les teintes trop accentuées, afin de calfeutrer l’unité humaine dans le cachot d’une forme unique, fixe, constante.

**

Mon individualisme est équidistant donc du communisme de Malatesta et du solidarisme d’E. Armand. Mon individualisme s’apparente en quelques points au surhumanisme nietzschéen et en quelques autres au chaotisme futuriste; pour tout le reste, mon individualisme est purement original. Je nie les idées de Justice, de Morale, de Droit, de Devoir;d’Humanité, d’Egalité, que je considère comme des émanations de ce maudit christianisme dont la fin ultime est l’annihilation de la joie terrestre et de la liberté personnelle.

J’estime la Force et la Beauté comme les seules valeurs de la Vie. J’admire profondément ces individus supérieurs — tyrans ou révoltés — qui ont franchi les étroites frontières du Bien et du Mal et ont su mettre leurs propres passions et leur propre orgueil au-dessus de toutes les morales. Mon type idéal s’appelle Conrard Brando ou Jules Bonnot, en tant qu’homme ; Messaline, comme femme. Et la liberté que je revendique pour l’unique n’est pas la liberté tronquée qui finit où commence la liberté de l’autre individu ; non, c’est l’arbitraire débridé qui nous permet de faire tout ce qui nous convient et nous plait, pourvu que nous soyons assez forts. Je déteste cette misérable civilisation démocratique dont les croyances, les lois et l’industrialisme mécanique ont lié les hommes les uns aux autres, indissolublement, et les ont rendus esclaves d’une interdépendance nauséabonde. Sur les ruines de cette civilisation, je voudrais célébrer les rites iconoclastes de la destruction pour le complet triomphe de l’Individualisme barbare, de l’Egoïsme intégral, de l’Audace guerrière, de l’Instinct sauvage et primitif, de l’Art libre, de l’Héroïsme. L’Anarchie est pour moi le formidable chaos où tourbillonnent confusément toutes les potentialités énergétiques et volitives qui se sont émancipées de l’oppression des règles artificielles et des liens sociaux. L’Anarchie est la source génératrice des nouvelles « élites» du courage et du génie, desquelles nous pourrons attendre quelque chose de vraiment grand. L’Anarchie signifie la négation du Christianisme, de la Démocratie et du Socialisme. Elle signifie l’exaltation de ce moi anticollectiviste et aristocratique que l’un des plus nobles et des plus géniaux individualistes, Renzo Novatore, chanta dans ses magnifiques poèmes.

Mes idées sont en désaccord avec celles de la majorité des anarchistes, je le sais bien… Mais je crois pourtant qu’elles reflètent mieux et davantage l’esprit individualiste que ces théories morbides qui vont de la Négation de la Violence hanrynérienne à la Violence pour abattre la Violence de Malatesta.

Enzo di Villafiore.

II

Il y a beaucoup de mots dans l’exposé d’Enzo de Villafioré. Non pas que les mots m’effraient. Je me souviens des paroles de Platon: « Quand la Pythie délire elle parle pour tous les hommes et, quand est parti son délire; elle ne parle plus que pour elle ». Cependant, je trouve qu’on parle, qu’on écrit beaucoup et qu’on réalisé fort peu parmi nous. Puisque nous en sommes à exprimer nos désirs, je voudrais un Individualisme plus réalisateur que celui que je connais, un Individualisme anarchiste qui ne se contente pas d’éditer des journaux, des revues, des livres, des brochures, mais qui s’efforce de réaliser et de se réaliser. Un Individualisme qui ne mène pas seulement ceux qui en font profession à se griser de leurs paroles, comme les chrétiens se saoûlent du sermon qu’ils entendent à l’église ou au temple mais qui les conduise à se procurer Le maximum de plaisirs et de jouissances possibles compatibles avec in conception anarchiste. Cette parenthèse fermée, revenons-en à Enzo de Villafiore dont on ne sait pas bien si les objurgations dont il est coutumier s’adressent au milieu social en général ou à ses camarades (?) Individualistes. Si c’est au troupeau social qu’il en lui abandonne volontiers, du dictateur ou du tyran au dernier des électeurs ou des partisans. Qu’il fasse montre à son. égard d’individualisme “barbare”, “d’audace guerrière”, d’instinct “sauvage et primitif”, etc. Je ne suis pas en peine du troupeau social. Il se défendra bien. En écrivant que “par rapport à l’archiste, prolétaire où bourgeois, l’individualiste anarchiste est constamment en état de légitime défense” j’énonçais une attitude qui n’a rien de morbide en sol, j’imagine. Et cet état de légitime défense, c’est à chaque individualiste de le concevoir selon son tempérament. Vouloir que tous les tempéraments individualistes anarchistes — c’est-à-dire antiautoritaires — soient forcément barbares, guerriers, sauvages, héroïques, c’est faire de l’unilatéralisme. Vouloir que tous les individualistes soient des Bonnot, des Renzo Novatore, voire des Messaline, c’est du dogmatisme. Seront des Bonnot, des Reuzo Novatore, des Messaline ceux que leur composé uniquement d’unités pensant et agissant comme Enzo de Villafiore (1) et E. Armand, par exemple, serait un monde plus qu’unilatéral — assommant.

Bonnot et Renzo Novatore représentent pour Enzo de Villafiore des individualistes-types. Je n’y contredis point. Il y a des individualistes qui pensent pas comme lui à ce sujet. Ils ont raison pour eux. Lorsque Stirner écrit: Ich liebe die Menschen auch, nicht bloss einzelnen sondern jeden. Aber ich liebe sie mit dem Bewusstiein des Egoismus. Ich lebe sie weil die Liebe mich glücklich macht, Ich liebe weil mir das Lieben natürlich ist, weil mir’s gefall. « Moi aussi, j’aime les hommes; non seulement quelques-uns, mais chacun d’eux ; mais je les aime avec la conscience de mon égoïsme. J’aime parce qu’il m’est naturel et agréable d’aimer », cela aussi est de l’individualisme et du meilleur.

Enzo de Villafiore place sur le même plan le tyran ou le rebelle. Je ne puis placer même plan le tyran où le rebelle sans faire le jeu du tyran contre le rebelle. Le tyran, le dictateur sont des manifestations de l’archisme, des incarnations de l’esprit archiste. Le rebelle, le révolté — tout au moins l’acte qu’ils accomplissent — sont des manifestations de l’anarchisme, des incarnations de esprit anarchiste. Leurs situations sont antinomiques. Je suis toujours du côté du rebelle qui veut abattre le tyran ; je me réjouis de son succès, sa défaite me navre. Je ne suis, je ne puis être du côté du tyran. Je ne puis l’être sans me mentir à moi-même. Mon multilatéralisme ne saurait étreindre en même temps et l’opprimé at l’oppresseur.

L’individualisme de Nietzsche l’avait conduit à une conception qui n’est pas très éloignée de l’idée de 1a Société des Nations. D’ailleurs dans son Morgenrôthe (Aurore) il avait indiqué trois thèses, comme bases d’une société aristocratique, d’une société de. surhommes : 1. Es gibt keinen Got. 2. Keinen Lohn und Strafe für Gutes und Böses. 3. Gut und Böse gilt je nach dem Ideal und der Richtung in der wir leben.… « 1. Point de Dieu. 2. Ni récompense ni punition pour le bien où le mal. 3. Le bien et le mal valent d’après l’idéal et le sens de notre vie ». Il y a là un énoncé de conceptions communes à un milieu qui peuvent servir à l’élaboration de bases de rapports entre ses constituants. Ces rapports seront conçus par delà le bien et le mal conventionnels. c’est entendu. Ce n’en seront pas moins des rapports, orientant la façon de se comporter à l’égard les uns des autres des membres formant la société des surhommes.

De Sade lui-même, un des plus discutés prédécesseurs de Nietzsche, voulait des lois qui aient pour but la “tranquillité du citoyen, son bonheur, et l’éclat de la République”.

***

Entrons dans le vif de la question : Je considère tout autant qu’Enzo de Villafiore le bien, le mal, la justice, l’égalité, le droit, le devoir, comme des foutaises dont, en tous temps et en tous lieux, les tyrans et les dictateurs ont fait usage pour mater les rebelles et bâillonner les libérés de pensée. Autant que lui, je ne pose aucun frein à mes désirs, aucune limite à mes appétits. J’entends, égoïste, me placer au bénéfice des idées que j’expose et en profiter dans la recherche de a satisfaction de mes convoitises. Je hausse les épaules quand j’entends parler de “ restrictions ”ou de “ moralité ”. Il y a déjà longtemps que j’ai fait table rase de tous les fantômes religieux ou éthiques dont démocrates et social-communistes bourrent le crane de leurs ouailles. Je suis avide de jouissances, tout autant par delà le bien et le mal que peut l’imaginer le nietzschéen le plus fieffé. Rien ne saurait m’épouvanter ni m’effrayer dans cette direction. Et je considère comme un ennemi mortel, quiconque s’interpose entre mes vouloirs et leur réalisation. Ceci bien compris, je sais que je fais partie d’un milieu, d’un ensemble, d’un monde dont les constituants sont, eux aussi, animés de besoins, d’appétits semblables aux miens — ou différents — qu’ils veulent également satisfaire par delà le bien et le mal. Lequel milieu, ensemble, monde est caractérisé par cette résolution que pour se sentir vivre, c’est-à-dire jouir de la vie le plus pleinement possible, c’est-à-dire pour être heureux, ils ne feront appel ni à l’autorité de l’Etat, ni à l’intervention du gouvernement, ni à la médiation de la loi. C’est pourquoi ils s’intitulent individualistes anarchistes.

Car on ne peut faire dire au mot anarchie autre chose que ce qu’il signifie : négation de l’autorité. Je conçois qu’on soit un individualiste non anarchiste. Je ne comprends pas qu’un individualiste qui se dit anarchiste soit partisan de l’autorité sous une forme quelconque. Si c’est là de l’unilatéralisme, je n’y puis rien.

Avec les autres individualistes anarchistes à ma façon, débarrassés de préjugés comme moi, avides de jouir comme moi, s’insouciant comme moi de Dieu, du Code, du Bon, du Mauvais, de la Coutume, de la Décence— avec les individualistes à ma façon force sera que j’établisse des rapports sur une base qui me permette de réaliser mes désirs, d’assouvir mes appétits. Car je ne me fais aucune illusion : ce n’est pas dans le milieu légal, moral, social, tachiste que je trouverai la satisfaction de mes besoins. C’est dans notre milieu, mon milieu, monde individualiste anarchiste, qu’il me sera possible de tenter les expériences multiformes qu’implique la vie anarchiste… Sera ce par la violence, les coups, la matraque, qu’antiautoritaire je contraindrai les composants de mon milieu à s’unir avec moi pour tenter ou réaliser telle ou telle expérience? Cela ne se soutient pas.

Donc entre nous “ en dehors”, entre nous antidémocrates, anti social-communistes, nous adopterons une base de rapports. Une base qui sera à mon avantage naturellement. « Je m’associerai avec mon semblable (Mitmensch) — écrit Stirner — afin d’augmenter ma puissance par cette entente, afin que nos forces réunies produisent plus que l’une d’elles, prise isolément (um durch die Uebereinkunft MEINE MACHT zu ver- starken und durch gemeinsame Gewalt
mehr zu leisten als die einzelne bewirken könnte) « Mon semblable » — le premier venu peut-être. Or, ce n’est pas de mon semblable qu’il s’agit ici, c’est de mon camarade.

J‘ai indiqué, dans l’Initiation individualiste sur quelles bases déterminer ces rapports pour qu’ils soient à mon avantage et à celui de mon camarade en individualisme anarchiste. Il n’y a pas de doute que c’est dans la réciprocité que réside cet avantage puisque c’est la seule méthode qui permette de recevoir autant qu’on a donné. Et la réciprocité s’exercera, parmi nous, en raison du plus ou moins d’efforts manifestés ; du plus ou moins de peine que l’effort a coûté à celui qui l’a produit. En écrivant ceci, je reste dans la note individualiste anarchiste la plus pure. Relisons Warren et Stephen Andrews, si vous voulez bien. Cost is the limit of price… And by cost is meant the amount of labour bestowed on its production, that measure being again measured by the painfulness or the repugnance of. the labour itself. « La limite du prix c’est le coût (ce que le produit a demandé de peine)… Et par coût, on entend la somme de travail consacrée à sa production — cet étalon se mesurant par la nature pénible ou répugnante du travail ». Plus l’effort a coûté de peines, de difficultés à tenter ou réaliser, plus il postule de contre-partie.

Réciprocité, somme toute, est synonyme de solidarité volontaire. Définir la camaraderie comme une sorte d’assurance volontaire que souscrivent entre eux les individualistes pour s’épargner de la souffrance inutile et évitable, c’est tout bonnement tirer les conséquences qui se dégagent de la notion de réciprocité.

Je vais m’expliquer clairement pour ne laisser place à aucune obscurité dans la thèse que je développe.

Je prends tel des nôtres qui à passé cinq, sept, dix années de sa vie en prison, période qui a laissé-des traces sur sa santé. Il aurait pu être un fonctionnaire, passer ses jours paisiblement en attendant sa mise à la retraite. Ou réussir dans l’industrie ou le négoce, comme y sont parvenus d’autres, bien moins doués que lui. Toute sa vie a été consacrée à recruter de nouveaux membres à son milieu, ce qui a permis à un plus grand nombre de constituants de son monde de tenter ou de réaliser davantage d’expériences. Il a même pu arriver que ce camarade ait non seulement eu à souffrir de la part des archistes, ses ennemis naturels, mais qu’il ait dû encore subir les assauts de certains pseudo-anarchistes incapables d’admettre qu’en certaines circonstances de sa vie individualiste, il ait fait montre d’une attitude autre que celle qu’ils s’imaginent qu’ils auraient prise eux-mêmes. Prétendre que suffit le plaisir « moral » qu’il a éprouvé à accomplir l’effort est une affirmation d’ordre spirituel qui ferait hausser les épaules à tout bon individualiste stirnerien. La notion de la réciprocité postule que ce camarade trouve en son milieu la totale satisfaction de tous ses besoins, fussent-ils les plus hors-convenances ou les plus « à l’encontre du bon sens ». Sinon, il aura donné plus qu’il n’aura reçu. Et je ne la réclame pas pour lui seulement cette totale satisfaction de tous les besoins individuels. Je la réclame pour tous les:constituants du milieu individualiste anarchiste dont la plupart, pour vivre leur vie, se sont fermé les avenues qui conduisaient aux situations sociales en vue. Dans notre milieu individualiste, nous ne voulons pas plus avoir donné davantage que nous n’avons reçu, que recevoir un “tant pis pour toi” comme réponse à nos besoins. Nous avons donc formé ou voulons créer une ou plusieurs « associations d’égoïstes » qui, tout en se tenant sur la défensive-offensive à l’égard du milieu archiste, ont décidé entre eux de se procurer la plus grande somme de joies et de jouissances compatibles avec la notion anarchiste de la vie. Vu la diversité des tempéraments qui composent le milieu individualiste anarchiste (et dont la plupart ne se sont pas encore révélés à eux-mêmes) il n’est pas possible qu’en son sein ne se trouve pas la satisfaction de tous les désirs amoraux, alégaux, asociaux que peuvent concevoir des êtres qui nient les dieux et les maîtres dans tous les domaines.

Voilà mon point de vue. Et qu’on me permette de citer encore une fois Stirner : Mir den Egoisten lient das Wohl dieser menschlischen Gesellschaft nicht am Herzen. Ich opfere ihr nichts. Ich benutze sie nur ; um sie aber vollständig benutzen zu können verwandle Ich sie vielmehr in mein Eigenthum und mein Geschöpf, d. h. Ich vernichte sie und bilde in ihrer Stelle den Verein von Egoisten. « Le bien de cette société ne me tient pas à cœur, à moi l’égoïste. Je ne me dévoue pas pour elle, je ne fais que m’en servir. Mais, afin de pouvoir complètement en user, je la convertis en ma propriété, je la transforme en ma créature, c’est-à-dire je l’anéantis et fonde à sa place l’Association des Egoïstes ». Y at-il Association d’Egoïstes plus caractérisée qu’un milieu “ ou tout besoin manifesté par l’un de ses constituants trouve (ou peut trouver) sa satisfaction ”, étant sous-entendu.que ce besoin a été précédé par un effort, celui, par exemple, de vouloir vivre sa vie, malgré les conventions, les préjugés, les écoles, le bon sens Social, etc.?

***

Des camarades m’écrivent, manifestant leur satisfaction du Programme d’action inséré dans le dernier numéro. On me dit même que « c’est la première fois qu’il a été présenté d’un seul coup tant d’objets de réalisation au milieu individualiste ». Cela est bel et bon. Mais ce sont des initiateurs, des animateurs que ces buts nécessitent pour devenir des réalités vivantes. Je rappelle ces buts ci-dessous :

1. Propagande individualiste intensive, autrement dit : propagande de démolition, de décomposition intellectuelle, morale, économique…, etc. Décomposition dans tous les domaines. Pour commencer, dans son proche entourage, puis auprès de tous ceux avec lesquels il est possible de venir en contact. Décomposition, c’est-à-dire sape et ruine, par l’exemple et par le verbe, des préjugés individuels et sociaux. Point d’épi si le grain ne subit pas de décomposition chimique préalable ; point d’âme nouvelle s’il n’est pas fait table rase de l’état d’esprit du vieil homme;

2. Reconstruction individuelle. Recherche de moyens permettant à chacun de vivre d’une existence le plus véritablement exempte de préjugés. Faciliter les expériences entreprises « par delà le bien et le mal » dans toutes les sphères de la pensée et de l’action ;

3. Faire connaitre, répandre, diffuser l’en dehors plus qu’il ne l’est (il pourrait être lu bien davantage). De même que nos livres et nos brochures (auxquels nos amis ne s’intéressent pas assez) ;

4. Garantir ceux qui veulent vivre en anarchistes, en « hors convenances », sans dieux ni maîtres, sans foi ni loi, contre les risques et les conséquences de leur attitude. Rééducation et reprise de contact avec leurs camarades de ceux que cette attitude a jetés pendant un temps hors la circulation;

5. Rapports et relations économiques entre ceux que le projet intéresse. Echanges de produits entre Consommateurs-producteurs des villes et producteurs-consommateurs des campagnes sans passer par aucun intermédiaire ;

6. Constitutions de milieux d’affinités depuis l’achat ou fa location d’une maison ou d’un terrain dans une banlieue de grande ville (pour s’y retrouver hebdomadairement ou quotidiennement), jusqu’à la location ou l’acquisition de terrains où de maisons en pleine campagne, chacun (individu, famille d’élection, groupe affinitaire à effectif restreint) vivant sur sa parcelle, en son logis particulier, bien entendu ;

7. Irréguliers du travail. Moyens de débrouillage individuel ou à plusieurs. Recherche d’occupations ou de besognes appropriées. Mise en rapports avec des cat les disposés à fournir renseignements sur le travail où à héberger les passagers ;

8. Mise en relations des les éloignés des grands centres de communication, soit avec l’association, soit avec d’autres solitaires ;

9. Etude des questions d’éducation dans un sens anarchiste. Livres, méthodes, « écoles »;

10. Etude des questions d’éducation et d’éthique sexuelles. Facilité des mœurs considérée comme un aspect de bonheur individuel, comme facteur de camaraderie plus efficace. Garantie contre les aléas de la pratique de la liberté dans ce domaine spécial ;

11. Mise en relations avec les associations poursuivant des buts semblables dans les autres pays.

Je rappelle encore que nous ne voulons intervenir en aucune manière dans la façon de se comporter ou de fonctionner des “ Associations volontaires ” qui pourraient se former à la suite de notre proposition. Nous nous offrons à leur servir de trait d’union, à insérer leurs avis et leurs communications, à publier le compte rendu de leurs efforts. Nous ne voulons ni les contrôler ni les influencer.

Nous sommes done prêts à insérer toute offre émanant d’un « initiateur » ou « animateur » connu et sérieux, demeurant porte où (et non seulement dans une grande ville) et se proposant comme disposé à recueillir dans ou hors de son entourage des adhésions pour constituer un groupe d’action rentrant dans le cadre d’une des activités indiquées ci-dessus. Dans une même localité et pour un même objet, plusieurs initiateurs peuvent simultanément se proposer.

Nous envisageons même, le cas échéant, et dans un lieu restant à désigner, une réunion de ces initiateurs ou animateurs.

E. Armand.

(1) A condition que Enzo de Villafiore soit encore anarchiste (?).


Aux compagnons

[…]

Fede, de Rome, dans son numéro du 2 novembre, publie une lettre de Enzo de Villafiore, dont nous extrayons ce qui suit:

« Dans un moment où il semblait que les éléments extrêmes du parti mussolinien voulussent attaquer la Constitution et le Statut (et par suite la monarchie), dans un moment où les militants fascistes tiraient à Naples sur les carabiniers du roi, tandis que s’accentuait la campagne contre les partis classiques et traditionnels du conservatisme et du légalitarisme bourgeois; moi, anarchiste individualiste et par conséquent partisan de tout acte qui tend à démolir les institutions en vigueur, j’ai eu des contacts avec des éléments outranciers du fascisme. Mais à peine me suis-je aperçu que les prétendues velléités anticonstitutionnelles et insurrectionnelles du fascisme se réduisaient à zéro, que j’ai mis fin à tout rapport quelconque et que je suis retourné à mon attitude nette et primitive d’opposition tant aux chemises noires qu’aux parlemen taires de l’Aventin. »

Je ne comprends pas, je l’avoue, qu’une organisation nationaliste comme celle des fascistes ait pu un seul moment faire illusion à un anarchiste individualiste. Le fascisme outrancier n’a pas plus à faire avec l’anarchisme individualiste que le bolchevisme outrancier. Même en leur outrance, ils sacrifient forcément, inévitablement — de par l’essence de leur doctrine — obligatoirement, l’individuel au social.

Tirer sur les carabiniers, faire campagne contre les partis classiques et traditionnels ne suffit pas pour qu’un anarchiste se mette à la remorque d’un parti, à moins de se déjuger ; un individualiste ne saurait s’identifier à aucun parti.

[…]


Le Blasphème de l’Antéchrist

La mia causa non è nè divina nèu mana, non è nè il vero nè il buono, nè il giusto, nè il libéro ; è cio che é il mio. Essa non è generala ma unica come io sono unico. Nulla v’è al disopro de me (1).

Max Stirner : L’Unico.

Avant de répondre à E. Armand et à son article « Nos associations d’égoïstes », j’éprouve le besoin d’éclairer ma position idéaliste devant les insinuations que m’ont tout récemment décochées les communistes libertaires italiens. En effet, il y a quelques semaines Fede et Pensiora e Volonta ont annoncé, avec une joie mal dissimulée qu’Enzo de Villafiore avait passé au fascisme. Je nie cette calomnie. J’ai toujours pensé et agi anarchiquement et mon prétendu passage au fascisme s’est réduit à ce qui suit :

Il y a quelques mois, à mon retour en Italie, il semblait que les éléments extrêmes du parti fasciste étaient sur le point de s’attaquer à la Constitution et au Statut (et de là à la monarchie); lorsque les miliciens fascistes mitraillaient à Naples les carabiniers du roi, tandis que s’accentuait la cam pagne contre les partis classiques et traditionnels du conservatisme et du légalitarisme bourgeois : francs-maçons, démocrates, populistes — alors, moi, en tant qu’anarchiste individualiste, c’est-à-dire partisan de tout acte qui tend à déraciner les institutions en vigueur, j’ai eu des contacts avec des éléments appartenant au fascisme outrancier. Et j’ai recherché ces contacts non pas parce je crois le fascisme capable de faire une révolution, mais parce que j’espérais qu’un choc entre les forces de la tyrannie mussolinienne, qui aspire à être seule maîtresse de l’Italie et celles des bourgeoisies antifascistes, groupées sous l’opposition constitutionnelle et désireuses de regagner la suprématie perdue, — parce que, dis-je, j’espérais que du choc toutes deux sortiraient affaiblies et que se produirait une de ces situations chaotiques nécessaires à la revanche des éléments subversifs.

Mais à peine me suis-je aperçu que les prétendues velléités ou antisatutaires et insurrectionnelles
du fascisme – le plus outrancier soit-il — se réduisaient à zéro, que j’ai rompu tout rapport et que je suis retourné à mon attitude nette d’opposition irréductible tant contre les chemises noires que contre les gens de l’Aventin.

Voici done à quoi se réduit ma tant claironnée défection, (2).

[Je clos ici l’incident. Il nous est impossible d’ouvrir nos colonnes à la polémique personnelle que se livrent individualistes de la nuance Enzo de Villafiore et communistes anarchistes italiens. Je regrette qu’Enzo de V. ait eu des rapports quelconques avec des éléments du fascisme, tout avancés qu’ils fussent. Il y à mis un terme, n’en parlons plus. Pour le reste, j’ignore quand et où ont paru les qualificatifs adressés à Renzo Novatore (graphomane, mégalomane, criminel). A ce moment-là, je me rongeais entre les quatre murs d’une Maison centrale. Oui, tout cela est fâcheux, triste, décourageant même. Et cela se continuera, à la grande joie des archistes, tant que les camarades ne manifesteront pas pratiquement leur intention de ne plus voir dans nos journaux de polémiques personnelles entre anarchistes.]

Ce préambule achevé, je passe à la question qui a déterminé la présente polémique…

Avant tout, je n’hésite pas à déclarer que j’estime sincèrement E. Armand pour sa culture, sa valeur et son talent personnels, Mais je ne suis pas d’accord en tout et pour tout avec son individualisme qui me semble en certains points un peu trop accommodant.

Un jeune individualiste sicilien écrivait un jour que depuis dix ans E. Armand a mis beaucoup d’eau dans son vin et que c’est peut-être la raison pour laquelle les communistes libertaires le considèrent avec sympathie, alors qu’ils n’ont jamais eu que paroles amères pour moi, pour Renzo Novatore, pour tous les autres affirmateurs de l’individualisme extrémiste.

Il est évident que l’individualisme d’E. Armand finit, en ultime analyse, par se muer en sociétalisme. Il se préoccupe trop de l’association individualiste et dans l’élaboration de ce qu’il appelle « mon milieu », dans la création de sa Ligue des Egoïstes, il perd de vue l’individu anarchiste, c’est-à-dire l’individu sans loi, sans morale et sans devoir qui veut vivre égocentriquement sa propre vie, soit au détriment de toutes les sociétés, même celles individualistes de l’avenir,

Parce que, il est bon de le répéter, l’association n’est que l’un des multiples aspects de la pratique individualiste. Mais elle n’est pas la forme unique, générale, éternelle, sous laquelle se manifeste la vie individualiste.

Je suis d’accord avec E. Armand lorsqu’il soutient que l’individu libéré de toute tyrannie et de tout frein s’associera volontairement avec d’autres individus comme lui, désireux de vie et de joie et à l’égard desquels il pratiquera le do ut des de la réciprocité. Mais ceci ne m’empêche pas d’affirmer que dans d’autres cas, l’individu libre pourra se trouver en opposition avec ses semblables et, de ce fait, être contraint de recourir à la lutte pour réaliser ses propres intérêts. Ce n’est donc pas le principe de l’association volontaire que je nie; je reconnais au contraire qu’en maint cas, elle peut signifier une augmentation de puissance pour l’homme. Maïs je nie que l’association volontaire soit la norme unique et inviolable des rapports entre individualistes, parce que ces rapports peuvent être alternativement de camaraderie et de lutte impitoyable selon que se modifient les intérêts ou se transforment les passions.

(à suivre)

Enzo de Villafiore.

(1) J’ai préféré laisser en italien la citation choisie par Enzo de Villafiore et c’est sur son texte que je traduirai cette pores de L’Unique : « Ma cause n’est ni divine, ni humaine ; elle n’est ni le vrai, ni le bon, ni le juste, ni le libre. Elle est ce qui est le mien. Elle n’est pas générale, mais unique, comme je suis unique. Il n’est rien au-dessus de moi. » — E. A.

——

Avant d’aller plus loin, liquidons la question de ce jeune sicilien qui prétend que depuis dix ans j’ai mis de l’eau dans mon vin, ce qui — soit dit entre parenthèses — va réjouir le cœur des copains abstinents. Ce Sicilien est bien jeune. S’il avait lu les trois volumes que j’ai composés à 7 ou 8 ans d’intervalle les uns des autres (Qu’est-ce qu’un anarchiste ? 1908 — El Anarquismo Individualista, 1916 — L’Initiation individualiste, 1923) — et on écrit des livres à tête plus reposée que des articles — il se serait vite aperçu que mon associationisme du dernier de ces livres est en germe dans les deux autres. Dans Qu’est-ce qu’un anarchiste ?, je me déclare même anarchiste communiste et répudie l’individualisme pur; dans El Anarquismo Individualista où je précise mon évolution vers l’individualisme j’introduis la notion du contrat. Dans ces deux ouvrages, mes thèses des « anarchistes comme espèce » et de « ;a camaraderie » annoncent tout le développement ultérieur : réciprocité, garantisme, etc.

E. A.


Le Blasphème de l’Antéchrist

II

Supposons par exemple qu’E. Armand et moi, autrement dit, deux amis ayant en commun des affinités spirituelles et des analogies de goût — nous nous associions librement, convaincus que nos forces unies pourront rendre à chacun de nous plus qu’elles nous rendraient en travaillant isolément. Cette coopération sera parfaitement stirnérienne, individualiste égoïste. Pour nous, la société sera un moyen de nous réalise nous-mêmes ; nous ne deviendrons pas les esclaves de la société, comme c’est le cas aujourd’hui, nous en serons les dominateurs. Mais un jour E. Armand et moi, nous nous trouvons en opposition parce que nous tendons tous les deux à la possession exclusive d’une chose donnée qui nous passionne de telle façon que nous ne puissions y renoncer ; mus par égoïsme, nous nous combattrons férocement, cherchant à nous exterminer l’un l’autre. Or, dans le premier cas comme dans le second, nous serons toujours restés dans la sphère individualiste la plus pure ; lorsque l’accord mutuel nous était utile, nous l’avons pratiqué: quand la lutte nous convenait mieux, nous nous en sommes servis. Nos intérêts respectifs se modifiant, nous avons également changé les méthodes pour les satisfaire.

Dans une forme de vie anarchiste se réalisera vraisemblablement le triomphe de la variété et de la différenciation. Il y aura des individualités solitaires qui voudront vivre isolément en dehors de tous les milieux, et des individualités guerrières qui vivront d’une vie de rapines et de piraterie en lutte avec tous les groupes sociaux. Il y aura des individus qui s’uniront volontairement, plaçant à la base de leurs rapports la réciprocité chère à E. Armand et d’autres hommes qui, tout aussi volontairement, s’associeront dans la pratique du communisme libertaire. Un seul individu désireux de la variété des expériences pourra successivement passer par toutes les formes diverses de la vie libre. Les isolés pourront s’associer et se dissocier entre eux ; les groupes stipuler des alliances où les rompre. Le polyformisme le plus complet régnera dans ce chaos merveilleux où n’existeront plus ni gouvernements ni lois pour refréner les tendances et les volontés personnelles.

Ceci donc sera de l’anarchie! Mais croire que tous les individus/anarchistes a cepteront spontanément et pour toujours une règle unique de vie sociale, c’est une erreur grossière. Et c’est dans celle erreur que tombent Malatesta: et Kropotkine lorsqu’ils caressent le rêve de tous les hommes associés dans la commune, de toutes les communes associées dans la région, de toutes les régions associées dans la nation, de toutes les nations associées dans l’international : le rêve de l’humanité tout entière acceptant communisme libertaire, reconnaissant en cette conception la seule forme capable de satisfaire les nécessités intégrales de l’isolé et de la collectivité. C’est en une erreur semblable que tombe E. Amand lorsque, généralisant une conception qui lui est personnelle, il imagine tous les individualistes s’unissant dans son Association d’égoïstes, basée sur la réciprocité.

Pour ces raisons, je maintiens que l’individualisme de E. Armand, glissant inconsciemment sur la pente du conformisme, finira en dernier ressort, par se convertir au sociétarisme.

—o—

E. Armand m’accuse d’être un unilatéraliste parce que je considère Renzo Novatore et Bonnot comme des individualistes-types.

Eh bien, il est qu’en ce qui me concerne, le meilleur individualisme est justement l’individualisme barbare, sauvage, guerrier, héroïque. Oui, mon type d’individualiste idéal s’appelle Renzo Novatore, Conrad Brando, Jules Bonnot. Oui, mon âme de pécheur et de dissolu admire passionnément une Messaline ou une Clara, la magnifique protagoniste du « Jardin des Supplices ». Mais ceci ne constitue certes pas un crime d’unilatéralisme. Personne ne peut m’empêcher d’avoir de la sympathie pour celui-ci plutôt que pour celui-là. Mais j’admets qu’il y ait des individualistes différents de mon type idéal et je n’ai jamais aspiré à un monde anarchique composé uniquement d’unités pensantes et agissantes comme Enzo de Villafiore et E. Armand !

Armand me reproche encore d’avoir placé sur le même plan le tyran et le rebelle, alors qu’il se déclare, lui, toujours du côté du rebelle contre le tyran. Il faut ici nous entendre. Dans ma vie, je me suis toujours montré un adversaire implacable de tous les tyrans, j’ai toujours défendu quiconque s’insurgeait contre leur despotisme. Moi-même, dans toutes les manifestations de mon énergie individualiste, je me suis toujours montré un rebelle— contre la Société, contre l’Etat, contre la Morale. Mais j’estime que le tyran et le rebelle sont deux cas d’anomalie, deux exceptions heureuses par rapport à la grande masse aboulique, passive et soumise. Le tyran et le rebelle savent également mettre leur volonté de vie et de joie au-dessus de toutes les lois et de tous les préjugés : le premier pour commander, le second pour se libérer.

Tout en étant antagonistes l’un à l’autre, ils représentent cependant un supériorité par rapport au citoyen bien pensant qui vit uniquement pour obéir et être esclave. Voilà pourquoi je les ai placés sur un plan semblable.

E. Armand, finalement, manifesté le désir de créer un individualisme plus réalisateur que l’individualisme actuel. Je suis’ d’accord avec lai sur ce point-là, Moi aussi, je voudrais que les individualistes s’évadent de la mare stagnante des discus- sions improductives pour œuvrer plus efficacement dans le champ des réalisations.

Dans un écrit encore inédit, j’ai fait allusion à ce que devrait être notre action immédiate à l’heure actuelle. Ce n’est pas un programme que j’ai tracé (car l’action iconoclaste est trop vaste pour être renfermée dans les étroites limites d’un programme). Il s’agit de considérations, lesquelles extériorisées dans la pratique, pourraient se monter d’une certaine utilité dans l’évolution de notre mouvement. Je citerai quelques-unes de ces considérations :

I. — Il est nécessaire de procéder à la démolition de tous les ordres sociaux constitués, qui entravent le développement de l’activité personnelle. Cette démolition devra s‘opérer dans le domaine intellectuel, en démantelant, au moyen des arguments de la critique tous les idéaux, croyances, préjugés ; doctrines philosophiques, scientifiques, artistiques, qui contribuent à la conservation des Sociétés. Nous combattrons ces sociétés jusqu’à la dernière goutte de notre sang parce qu’elles tendent à transformer les énergies. de l’humanité. en d’autres énergies moins fertiles pour la joie et le bien-être et de l’humanité elle-même et des individus, |considérés isolément (comme c’est le cas pour lés énergies cosmiques qui vont se transformant en des formes toujours moins utilisables). C’est pourquoi if faudra nous montrer implacables dans la destruction de ces organisations sociales coactives, au sein desquelles nous sèmerons l’esprit de révolte, de transgression des lois, troublant de toutes les façons possibles le rythme normal de la vie civile .

II. — Nous devrons vivre nous-mêmes notre vie aussi intensément que possible, fût-ce au détriment du troupeau humain et de ses pasteurs. L’expropriation individuelle systématique, l’illégalisme érigé en doctrine, voilà les moyens les plus propres à parvenir auxdites fins. De même que la société sert de tous les armes pour nous annihiler, nous lui rendrons la pareille, ouvertement ou secrètement, selon des modes à déterminer d’après les circonstances.

III. — Tous les individualistes contraints à agir de la façon ci dessus entretiendront entre eux des rapports multiples et variés ; ils se consulteront librement sur la meilleure façon de mener leur guerre. Il va sans dire que les individualistes qui tomberont aux mains de l’ennemi ne seront jamais abandonnés par les camarades, qui s’efforceront par tous les moyens en leur pouvoir à les arracher à l’adversaire.

IV. — Affirmateurs de la liberté la plus débridée, ennemis irréductibles de ces mensonges moralistes qui ont nom Décence, Pudeur, etc., les individualistes ne mettront aucun frein à leur vie sensuelle. Outre les satisfactions qu’elles procurent à l’Unique, la pluralité des amours, la variété des plaisirs assènent un violent coup de pioche dans les fondations de cette hypocrite civilisation christiano-bourgeoise qui se base sur le renoncement et l’hypocrisie. En revendiquant les imprescriptibles droits de l’instinct, nous accomplirons une œuvre hautement libératrice en vue de la libération physique et intellectuelle de l’individu.

Ces idées, je le répété, n’ont pas la plus lointaine prétention de constituer la norme unique à quelle devraient se conformer tous les compagnons dans l’accomplissement de sa tâche démolisseuse. Elles représentent simplement un point de vue qui m’est propre, que j’ex pose aux individualistes — ces éternels briseurs de toute chaine sociale — auxquels il plairait de les traduire dans la pratique.

Alors la phalange des Antéchrists ferait sentir à la société, avec une vigueur centuplée, la puissance de ses coups.

Enzo de Villafiore.

Italie, novembre 1924.


Ma polémique avec E. Armand

Désordre, chaos, confusion. — Liberté sans frein de l’instinct. — Arbitraire individuel. — Triomphe absolu de la Force et de l’Audace. — Vie dynamique. — Polymorphisme. — Renversement de toutes les valeurs. — Négation de Ia loi, de l’autorité, de la morale. — Apogée de la diversité, de la variabilité et de l’impulsion : voici les éléments qui composent mon anarchie.

Celle anarchie, c’est-à-dire celle forme future de vie libre dans laquelle l’individu s’affirmera dans la mesure de ses propres forces, présupposer la coexistence de la solidarité et de la guerre, que je considère toutes deux comme des moyens don l’homme se sert alternativement et selon que l’un ou l’autre réussit davantage à satisfaire ses exigences. E. Armand croit au contraire, que les contestations violentes disparaîtront dans un monde anarchiste parce que :

Il y a toujours intérêt pour des individualistes anarchistes à s’entendre et à résoudre leurs conflits par de mutuelles concessions — application du principe de réciprocité. Il n’y a aucun désir de possession exclusive d’une chose donnée qui surpasse l’intérêt que les individualistes ont à maintenir entre eux l’état de camaraderie. Il n’est pas si difficile — avec de la bonne volonté — de s’entendre pour posséder successivement ou alternativement cette chose si convoitée et si rare en même temps, qu’il n’en existe sans doute qu’un exemplaire unique? L’entente, je le répète, ‘est préférable à l’extermination du copain qui, lui non plus, n’a pas voulu céder. Elle est préférable, su point de vue égoïste le plus pur, au procédé d’extermination, d’abord parce que celui-ci me privera d’un camarade, et est-Îl un objet au monde qui compense, la perte d’un camarade ?…

Je regarde, quant à moi, les considérations d’E. Armand comme excessivement optimistes, pour ne pas dire presque chrétiennes. D’abord, il n’est pas toujours possible de concilier les divers égoïsmes en lutte et de parvenir à la solution des concessions mutuelles : il existe, en effet, des intérêts antithétiques, des antipathies invincibles, des sentiments de haine, des désirs de vengeance, toutes choses qui interdisent une entente pacifique. Il n’est pas toujours possible de posséder successivement et alternativement une chose convoitée par chacun de nous, parce qu’il y a des cas dans la vie où l’homme est guidé, non seulement par sa raison, mais encore par ses passions et par ses instincts. Il veut à tout prix jouir, exclusivement et jalousement, de l’objet qu’il aime et qu’il veut posséder, ou qu’il désire à un degré extrême. Puis, si dans une situation donnée, la violence peut me rendre davantage que l’entr’aide, pour quel motif ne m’en servirais-je pas? Parce que la méthode, d’extermination me prive d’un compagnon ? Mais celui qui fait obstacle à mes désirs, qui me barre la route, ce m’est pas pour moi un camarade, c’est un ennemi. Contre lui je me sers d’un moyen quelconque : la ruse, la violence, la force.

La violence n’est pas uniquement l’effet de causes déterminées par des situations spéciales, elle est aussi l’expression de tempéraments particuliers chez lesquels l’instinct hérité de Caïn est congénital et indestructible. C’est une illusion de croire que les individualités guerrières abandonneront la lutte et consacreront leur esprit belliqueux à doter de risques plus grands et d’une ardeur plus vive les expériences auxquelles elles s’adonneront. C’est comme si on pouvait croire qu’un voluptueux, habitué aux délices des embrassements les plus érotiques, pourrait assouvir sa lascivité dans la pratique de la masturbation.

De même que la lutte brutale, la lutte intellectuelle ne disparaîtra jamais. L’homo homini lupus de Hobbes est la suprême vérité en maint cas. C’est un commandement de la mature et parler aujourd’hui d’harmonie sociale, alors qu’une guerre des plus féroces a développé en l’homme les instincts sauvages et brutaux, c’est prêter le flanc au même ridicule dont est entaché ce pacifisme qui consacre périodiquement son impuissance dans des congrès internationaux où sur l’autel de l’incompréhension, la verbosité s’allie avec la poltronnerie.

E. Armand soutient que dans un monde anarchiste, pour vivre sa propre vie dans une complète liberté, force est que l’ambiance garantisse à l’individu qu’aucun n’empiétera ni sur son être ni sur son avoir personnels. Il me semble, à moi, que l’individualiste qui, pour se réaliser, a besoin de garanties, fait montre du même esprit de faiblesse et d’impuissance qui caractérise le citoyen bien pensant auquel est nécessaire la protection gouvernementale et légale, parce que seul, il ne saurait se défendre contre les attaques d’autrui. Mon individualiste anarchiste, lui, rejette dédaigneusement autant les garanties que les protections, parce qu’il sait que la Société ne les lui offre qu’en échange d’une partie de sa propre indépendance. Mon individualiste anarchiste est convaincu que sa liberté est fonction de sa force personnelle, attendu que dans la vie il n’aura que ce qu’il sera capable de conquérir et de conserver. Conséquemment, il cherche continuellement à augmenter sa puissance et à perfectionner ses énergies, certain que, seules, elles lui permettront de se conduire dans la vie comme mieux lui convient ; il s’associe avec les autres et les respecte quand cela lui plait, quitte à les combattre quand la lutte est plus conforme à ses goûts et à ses intérêts.

Le polymorphisme, la variété des expériences, la recherche de la nouveauté, découleront, en un milieu anarchiste, de la liberté conquise par la force. C’est pour cela, sans vouloir répéter la distinction stirnérienne entre l’individualité et la liberté, qu’il m’est possible d’affirmer que l’anarchie représentera le triomphe de l’arbitraire, c’est-à-dire de la liberté pure qui s’arrête uniquement où finit la puissance individuelle — non pas du concept abstrait et irréel de la liberté, que démocrates et moralistes ont juché au septième ciel.

E. Armand, pour justifier son solidarisme, affirme encore que la présence d’individualités guerrières dans un monde anarchiste, susciterait, chez les autres individus, la nécessité de s’armer pour pourvoir à leur propre défense. Comme il est impossible de se maintenir toujours sur le « qui vive », ces hommes finiraient par confier à d’autres la tâche de les protéger, de telle sorte que la police et le mécanisme judiciaires renaîtraient fatalement E. Armand oublie que la généralisation de la vie libre présuppose un état d’auto-conscience supérieur chez les individus. Parvenus au stade anarchiste, parce qu’ils sont avides de liberté et d’expansion, ils préféreraient pourvoir à leur propre défense, plutôt que de se replacer eux-mêmes sous la tutelle humiliante de la loi et de l’Etat. Pour quel motif l’homme qui n’est pas un lâche-né devrait-il mendier chez autrui quelques miettes de protection, alors que dans un milieu anarchiste, il pourrait se servir de tout moyen à sa portée pour se défendre et pour attaquer, jusqu’à s’associer avec d’autres unités humaines, usant de toutes les armes dont la morale et les règlementations en vigueur empêchent de se servir ?

Peut-être l’anarchie ne se réalisera-t-elle jamais comme forme de vie générale, parce que la foule et les peuples resteront éternellement inconscients et abouliques, parce qu’ils ne seront jamais compénétrés de ce désir illimité d’indépendance qui est le patrimoine des élites. Peut-être subsistera-t-elle au cours des siècles comme l’attitude anormale de quelques aristocrates anormaux qui opposeront leur non spasmodique, leur « non » de désespoir et de révolte à toutes les réglementations sociales constituées !

Mais si l’anarchie doit triompher comme norme de vie universelle, ce ne pourra être que sous la forme échevelée, chaotique, arbitraire que je conçois. Le communisme libertaire de Malatests,
l’associationnisme individualisant d’E. Armand, le mutualisme solidariste de Proudhon sont des conceptions sociales trop rigides et trop ordonnées pour que l’individu anarchiste puisse y déployer ses manifestations instinelives et irrefrénées. C’est dans le chaos que consiste la suprême anarchie. C’est vers le chaos que nous tendons avec toutes les énergies de notre esprit pervers et sacrilège.

—o—

Enfin, E. Armand reconnait pour nous, pécheurs et dissolus, le droit de s’associer librement et d’accomplir sans entraves notre œuvre de propagande et de persuasion.

Mais que demain nous fondions des « écoles de volupté », que nous élevions des « temples à Vénus », où nous enseignerions que le coït est une des choses les plus belles de la vie, que la polygamie est l’état naturel de l’amour, que les dépravations sexuelles sont les raffinements du plaisir, que l’inceste est normal parce qu’il n’est rien de prohibé dans les rapporté érotiques entre les individus, alors n’aurons-nous pas le droit de réagir par la force contre les tartuffes qui, au nom de la morale, de l’hygiène et semblables mensonges, voudraient interdire que se répande notre dissolution ? De même qu’elle n’a su créer des génies et des héros, la civilisation chrétienne n’a suscité de grands pécheurs. Phryné, Cléopatre, Messaline sont figures du temps passé. Nous qui, telle une Mme de Longueville, n’aimons pas « les plaisirs innocents »; nous qui, tel un Oscar Wilde, pensons que « celui qui invente un splendide péché est plus grand que celui qui découvre une nouvelle religion »— nous ferons en sorte que dans un monde anarchiste, côte à côte avec la libre association et la libre guerre, l’art libre et la vie dynamique, prospèrent le libre amour et l’autonomie
sexuelle.

Et dans la multiformité de ses dépravation accomplira, dans une ambiance renouvelée, un chef-d’œuvre de beauté.

Enzo de Villafiore.

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