Max Nettlau, La Lutte contre l’Etat (1908)

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La Lutte contre l’Etat

[Les Temps Nouveaux, 13 no. 51 (18 avril 1908) : 3-4.]

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Ce qui suit n’est pas une traduction, mais un résumé libre et en partie amplifié d’un article écrit par moi pour la revue Mother Earth de New-York (décembre 1907, pp. 433-444), et comme j’ai été amené à faire des digressions nouvelles, la responsabilité littéraire des camarades qui publient cette revue est complètement dégagée du présent écrit.

 

I

Je m’étais souvent demandé pourquoi les idées anarchistes qui nous paraissent si claires et qui ajoutent tant à la joie de vivre de ceux qui les embrassent, ne sont, après tout, acceptées que par si peu de personnes, même là où une propagande de longues années a rencontré le moins d’entraves. Tant que j’avais foi dans la possibilité pour ainsi dire mécanique d’une propagation illimitée d’idées par les moyens pédagogiques d’éducation et d’agitation, le succès si restreint me paraissait énigmatique et écœurant. Depuis, je suis arrivé à l’explication suivante :

Quelle est, en effet, l’essence de l’anarchisme ? Nous observons, dans tout organisme, trois tendances : celle de s’approprier et de s’assimiler autant que possible des matières environnantes qui sont les plus utiles pour son bien-être matériel ; celle d’étendre sa propre sphère d’action par une expansion qui surmonte autant que possible tous les obstacles et celle de se différencier, de se créer une individualité en rapport avec l’hérédité, le milieu, etc. Dans l’humanité, ce sont le désir du bien-être matériel, l’amour de la liberté et le développement de l’individu qui se dégage peu à peu de la masse plus homogène, plus grégaire des temps passés. Le but de cette évolution est évidemment un état de choses dans lequel la plus grande liberté et le plus grand bien-être sont accessibles à chaque individu, sous la forme qui correspond le mieux à son individualité et lui permet de s’approcher à la plus grande perfection possible — et c’est là l’Anarchie.

L’Anarchie est donc l’état du plus grand bonheur dont chacun serait capable. Il est évident que cette vraie Anarchie ne s’établira pas sur la base d’un unique système économique et social, mais qu’il y aura autant de manières de s’arranger que d’individus. Il faut encore tenir compte de ce que, pendant la longue période de temps qu’exigera la conversion à l’anarchie des plus récalcitrants, les premiers anarchistes ne resteront pas sur place, mais marcheront en avant de leur côté. Il n’y aura donc jamais, dans l’avenir, un état de développement économique, moral, etc., égal pour tous, pas plus que cette égalité n’existe de nos jours ou n’a jamais existée.

Elle ne peut pas exister, par cette simple raison, que les hommes sont différents entre eux, et ils sont, à l’exception de ceux que la cruelle oppression du passé et du présent anéantit encore presque entièrement dans leurs développements, en voie de se différencier davantage. Tous désirent le bien-être et la liberté, mais chacun dans un degré et dans une proportion différente. Si certaines causes : la position sociale commune, la persuasion, la propagande, la suggestion; l’enthousiasme des grands moments diminuent ces différences, d’autres, comme l’hérédité, le milieu, l’âge, tant d’accidents de la vie de tous les jours ont l’effet contraire, et c’est une illusion funeste que celle de croire qu’il suffit de remuer les masses à l’instar de nos gouvernants, qui y arrivent encore, parce qu’ils font vibrer la corde de tous les préjugés, de toutes les méchancetés accumulées durant tant de siècles; trop souvent un faible écho seulement nous répond, à nous, qui ne comptons que sur ce qui est noble et généreux.

Chacun de nous contribue au succès de nos idées d’une manière différente, selon la proportion du désir de liberté et de bien-être matériel qui est en lui. L’un est poussé par l’amour de la liberté au plus grand sacrifice ; l’autre vit tranquillement et ne sera capable d’un effort extraordinaire pour la liberté que dans des moments d’enthousiasme général. La propagande, la lutte contre l’autorité demandent un tempérament combattif qui n’est pas donné à tous, et beaucoup de personnes, qui ne sont disposées à se manifester que par des actes d’un éclat moindre, ne font rien, puisqu’aucune occasion de le faire ne paraît se présenter pour elles. Il faudrait créer un champ d’action accessible pour ceux-là aussi.

Quant aux masses ouvrières en général, elles pensent avant tout à améliorer leur position matérielle et relèguent la liberté au second rang. C’est là l’effet de l’âge commercial et de l’oppression étatiste séculaire. Je crains que le désir des masses ouvrières ne soit surtout la revanche contre la société capitaliste et qu’elles ne veuillent être les maîtres à leur tour, pour perpétuer la domination d’une classe et l’autorité d’un nouvel État ouvrier, de même que les bourgeois de la Révolution, après avoir vaincu le féodalisme, ne voulurent plus de liberté mais seulement la domination exclusive de leur classe. Ces tendances prévaudront peut-être sur celles des anciens socialistes de bonne foi qui survivent encore ; et que pourront les anarchistes contre cette action des masses énormes qui échappent au contrôle de ceux qui ne veulent ni les diriger ni les dominer mais les voir aller d’elles-mêmes dans la voie de la liberté ? Les anarchistes ne pourront que continuer la besogne de nos jours, celle d’éveiller les forces latentes qui tendent vers la liberté, et de lutter, alors et toujours contre l’autorité.

Ces véritables tendances des masses ont déjà amené à la décomposition du socialisme qui est arrive à voir qu’il est impossible de les grouper pour autre chose que des luttes électorales paisibles ou des organisations syndicales qui ne font que s’éloigner de tout socialisme réel. D’autre part l’Etat, si discrédité qu’il soit, tend à gagner de nouveau la confiance des masses par toutes sortes de lois ouvrières, retraites pour la vieillesse, protection contre les travailleurs étrangers, etc. Je suis loin d’oublier ce fait qu’il s’est créé dans divers pays un syndicalisme révolutionnaire, que des grèves générales de corporations, de localités, ou même plus étendues, peuvent y éclater d’un moment à l’autre ; mais là aussi, il arrive toujours que ce pas si simple et si logique : le pas décisif qui, de la grève générale, mène à la révolution, n’est pas fait ; il n’a même pas été fait en Russie, au mois d’octobre 1905, et cela amena toutes ces défaites et tous ces désastres du mouvement russe que nous voyons maintenant. Pourquoi les grèves les plus enthousiastes ont-elles toujours fini par l’accalmie et le retour au travail paisible ? C’est parce que les masses ne veulent pas, en réalité, aller plus loin, et que les quelques personnes qui le voudraient sont impuissantes.

L’initiative des minorités, l’action des militants ont leurs limites. Une nouvelle idée, une nouvelle expérience se fait jour d’abord là où des circonstances favorables le permettent ; dans ce sens tout progrès est naturellement dû aux minorités, aux isolés d’abord. Mais imposer cette nouvelle idée à la majorité par la force, est un acte d’autorité, identique à l’oppression qu’exerce la majorité sur les minorités. C’est là un point qui avant tout intéresse les anarchistes ; car si une minorité tyrannique a mille moyens pour imposer ses volontés à une majorité, nous qui voulons la liberté, comment la donnerions-nous à des gens qui ne s’en soucient pas assez pour la prendre eux-mêmes ?

Voyez la science et l’ignorance : la science ne raisonne pas avec l’ignorance ; elle marche en avant, montre ses résultats et fait que peu à peu les moins ignorants la suivent. Voyez encore la libre pensée et les religions : si quelques-uns se libèrent des absurdités religieuses, des masses énormes y restent encore attachées. Dans ces deux cas on a fini par trouver un modus vivendi par une espèce de tolérance mutuelle. Comparons la brutalité infâme de la bigoterie ignorante des siècles passés dirigée contre la science et la libre pensée à l’état d’indifférence relative de nos jours. Je sais bien que ce n’est là qu’une paix armée et que la réaction guette tout moment propice pour regagner le terrain perdu, mais la position est tout de même infiniment différente de celle d’autrefois ; la science et la libre pensée, mises autrefois hors la loi, ont aujourd’hui une position, petite encore, mais ferme et inconquérable. Faisons de même pour l’anarchie !

Qu’est-ce qui a amené la cessation relative de ces persécutions ? L’ignorance et la bigoterie voulant perpétuer leur domination, avaient cru pouvoir exterminer la science et la libre pensée par le feu et le sang: elles n’ont pas’ réussi ; on ne peut pas détruire une idée. La science et la libre pensée, de leur côté, ont également vu qu’elles se heurtaient aux préjugés solides des grandes masses et ont dû aller en avant de leur côté, en se limitant à accueillir à bras ouverts ceux qui se sentaient le plus rapprochés d’elles et qui y venaient. La libre pensée voudrait autant détruire toutes les religions que l’anarchie aimerait à détruire toute autorité, mais ce ne serait possible immédiatement que par la destruction matérielle de quatre-vingt-dix-neuf sur cent de l’humanité; et même cela fait, les persécuteurs seraient, par cette œuvre de persécution, changés en autoritaires infiniment pires que leurs victimes. Ainsi on a vu des deux côtés la nécessité de faire cesser une guerre de pure attaque, d’atténuer du moins les formes de la lutte et ceux qui désirent réellement quitter le champ des préjugés et de l’ignorance savent trouver tous les jours plus facilement le chemin vers la science et la libre pensée. Demain ils trouveront avec une facilité égale celui de l’anarchie.

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*    *

On est assez peu habitué, je crois, à l’espèce de raisonnement qui précède. D’habitude on n’envisage que la voie révolutionnaire. Supposons donc le régime capitaliste actuel détruit. Des minorités énergiques sont de haute importance au moment d’action ; supposons donc que les anarchistes aient contribué de leur mieux à cette victoire, que le prestige de l’anarchie soit énormément accru, que dans beaucoup d’endroits les vieux préjugés soient, oubliés et l’on se met à vivre en anarchie. Il n’y aura évidemment pour cela ni chef, ni règlements uniques ; ce qu’on fera sera donc très différent dans différents endroits. D’aucuns rejetteront toute organisation; d’autres l’accepteront à des degrés différents. Il y aura des groupes et des communes qui essayeront de pratiquer la liberté chacun à sa façon, de manière plus ou plus différente. Tout cela est excellent, et c’est précisément ce qu’il faut ; car l’expérience seule montrera peu à peu ce que convient le mieux et on procédera ainsi de l’imparfait au plus parfait. Mais entre temps, tous ces organismes existeront côte à côte en paix, et les essais d’imposer ceci ou cela autrement que par l’exemple n’éveilleront que le mépris général et le souvenir triste des temps passés de persécutions. Si, par conséquent, dans une société nouvelle, tous voulaient pratiquer l’anarchie, on en verrait mille nuances depuis l’anarchie la plus modérée jusqu’à la plus avancée, sans que personne trouve rien à redire.

Mais on m’accordera bien que c’est là supposer l’éventualité la plus favorable. Il se peut fort bien que le capitalisme soit vaincu dans des conditions telles que les ouvriers organisés, c’est-à-dire leurs chefs, arriveront au pouvoir; ce sera peut-être l’abolition du salariat, mais pas nécessairement la liberté ni le socialisme ; il se formerait une nouvelle bureaucratie qui d’administrative deviendrait dirigeante, gouvernante. Les anarchistes seront aussi mal vus de ces gens-là qu’ils le sont aujourd’hui des politiciens ouvriers de toutes étiquettes. Il faudrait lutter de nouveau contre cette société sans exploitation apparente mais aussi sans liberté, et personne ne peut dire si cette lutte sera plus facile (tout le monde, débarrassé des soucis économiques, s’acheminant vers la liberté), ou plus difficile (l’indifférence des rassasiés), que les luttes actuelles. Il est probable que certaines localités seront plus avancées que les autres et que l’anarchie se réalisera d’abord çà et là plus facilement qu’aujourd’hui puisque la terre et les instruments du travail seront plus accessibles, quoique là encore des difficultés surgiront par suite de l’existence d’une organisation autoritaire qui a toujours le désir d’accaparer tout et de nier le droit de sécession.

Les conditions dans lesquelles l’anarchie se réalisera peut-être un jour, seront donc en maints endroits plus ou moins différents et il se peut qu’il faudra, même alors, vivre à côté de personnes qui ne comprennent pas nos idées ou ne s’en approchent encore qu’à tâtons. Je me demande dès lors s’il n’est pas bon d’envisager cette situation future dès à présent et d’agir de manière à donner à l’anarchie les plus grandes chances possibles d’être pratiquée, expérimentée, respectée dans cette société future ?

Ce qu’il faut faire, me semble-t-il, c’est de s’habituer à l’idée d’une co-existence future temporaire, toujours moins sensible, mais d’une co-existence tout de même d’institutions anarchistes et non anarchistes ; en d’autres termes à l’idée d’une tolérance mutuelle. Il en est ainsi, forcément tous les jours pour nous tous, à l’exception de ceux qui se sentent poussés vers la révolte directe. Ce que j’entends, ce n’est pas le moins du monde la soumission à l’ordre actuel, tant politique que social. Je pense, au contraire, que les anarchistes doivent complètement négliger les lois que portent une entrave à leur liberté personnelle et obtenir la reconnaissance du droit d’agir ainsi par ceux qui, par des raisons qui sont leur affaire pour le moment, croient ou font semblant de croire dans la nécessité de ces lois pour eux-mêmes et ceux qui les suivent.

Je sais que ces paroles demandent quelques explications ; je regrette que je doive les différer à un article suivant.

(A suivre).

M. Nettlau.

 

La Lutte contre l’Etat

(Suite et fin.)

[Les Temps Nouveaux, 13 no. 52 (25 avril 1908) : 2-4.]

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II

L’idée exprimée dans mon premier article — que les anarchistes, reconnaissant la nécessité d’une co-existence temporaire avec des personnes moins avancées et leurs institutions et, par conséquent, la tolérance mutuelle, peuvent la mettre en pratique par le refus de se soumettre aux lois pour leur compte, tout en laissant à d’autres pleine liberté de se prosterner devant elles —cette idée paraitra d’abord utopique et irréalisable, mais, tôt ou tard, dès aujourd’hui ou dans un régime ouvrier sans capitalisme, il faudra y arriver si l’on veut réaliser enfin l’anarchie de la seule manière possible, c’est-à-dire, en commençant par le commencement. L’indépendance économique,–SI désirable pour cette lutte devant sous peut être acquise, soit par la coopération, soit après la chute du capitalisme, en prenant la terre et les outils tels qu’on les trouve. La tolérance qui est partant la plus simple des choses, ne se donnera pas d’elle-même, il faudra savoir la conquérir. Il y a des luttes qui ne conduisent qu’à un accroissement de haine mortelle, à une intolérance absolue; il en est d’autres qui, si elles n’aboutissent pas au respect mutuel qui est un degré supérieur, finissent au moins par la tolérance mutuelle; il faut donc lutter d’une façon telle, que ce soit la tolérance et non l’intolérance qui se trouve au but — c’est le fond de la question pour moi.

Ce que je proposerai, sur le terrain antiétatiste, les anarchistes le pratiquent du reste sur le terrain économique. Là, non pas depuis qu’existe le syndicalisme, mais de tous les temps ils sont solidaires avec tous les ouvriers qui se sentent exploités, sans même avoir le désir conscient d’un changement économique complet. Il faudrait établir une solidarité analogue entre tous ceux qui sont à un titre quelconque, adversaires de l’Etat, sans être arrivés ni à désirer nettement l’anarchie, ni d’avoir les mêmes conceptions économiques que nous — de même qu’aux ouvriers syndiqués contre le capital on ne demande pas qu’ils aient les mêmes conceptions politiques. Il y a la un vaste champ de travail presque inexploré et pas défriché. La haine pour l’Etat, le mépris des lois et du personnel qui vit sur les lois, la soif inassouvie de liberté; cette immense indignation qui s’accumule dans presque tous a chaque pas, lorsqu’on voit que malgré toutes les institutions soi-disant avancées, on ne jouit pas de la moindre liberté réelle, qu’on se heurte à chaque pas aux mille chicanes et tracasseries de l’Etatisme — de tout cela, il faudrait créer, à l’instar des syndicats, mais sur des bases plus libres et plus larges des groupements qui réunissent tous ceux qui, sans être anarchistes, commencent à se rapprocher de nous, par leur opposition à telle ou telle forme particulièrement odieuse de l’influence de l’Etat. Toutes les méthodes de la lutte syndicaliste actuelle, et de nouvelles encore, que l’on trouvera sans doute, seraient appliquées à cette lutte contre l’Etat, les lois, l’autorité. Il en résultera un courant antiétatiste qui, le jour de la victoire économique, empêchera de retomber dans les erreurs de l’autorité et permettra à l’anarchie, sinon une réalisation entière ou partielle qui peut être encore impossible, du moins une plus libre expérimentation.

Si c’était là une méthode tout à fait nouvelle, je n’en parlerais pas; car il est impossible de créer quelque chose qui n’existe pas déjà en germe. Mais nous voyons qu’à chaque instant, dans la vie réelle, la” plupart des lois restent complètement ignorées; la vie, d’ailleurs, serait impossible autrement. Les lois les plus féroces sont à l’occasion foulées aux pieds, rendues impossibles par tout un peuple — l’histoire de l’Irlande, des abolitionnistes ennemis de l’esclavage en Amérique, au fond, l’histoire de tous les mouvements politiques en fait foi. S’il y avait une statistique des lois obéies et des lois auxquelles on n’obéit pas, l’absurdité de toute législation serait palpable ; car la société ne peut se développer qu’en foulant aux pieds, en balayant, à chaque pas, les obstacles qui ont noms lois et règlements.

Il existe même de faibles tentatives de reconnaître cet état de choses et de s’arranger conforme à lui. En Angleterre, il suffit, depuis quelques années de déclarer, qu’on a une « raison de conscience » (consciencious objection) contre la vaccination, pour être exempté du devoir d’obéir à la loi sur la vaccination obligatoire pour tous ; tout récemment on a réduit les formalités, qui existaient à cet égard, à une simple déclaration. C’est le résultat de longues luttes menées contre cette loi spéciale; les adversaires de la loi n’ont pas convaincus ses défenseurs au point de la faire abroger pour tous, mais ils ont obtenu qu’on les laisse tranquilles eux et qu’on donne à tous la possibilité de les imiter par simple déclaration. Ceci paraîtra sans grande importance ; mais si, sur d’autres points, des efforts avaient été faits, on aurait déjà conquis l’exemption d autres lois, ou au moins cette œuvre serait en bonne voie; mais jusqu’ici c’est toujours tout ou rien – et du principe d’exemption, basé sur le droit naturel de sécession, que chacun aille de son côté et agisse de sa façon, il n’est jamais question. L’Anglais Auberon Herbert préconisa le volontarisme relatif aux impôts — l’impôt payé par ceux qui s’intéressent à l’objet auquel l’argent devait être employé et pas exigeable des autres. Cela a l’air d’une utopie, mais la grève des impôts est une chose assez grave et qui serait plus populaire que le fait de surenchérir à qui inventerait un nouvel impôt comme font les étatistes, socialistes y compris. Les divers projets de représentation proportionnelle montrent que les anarchistes ne sont pas seuls à ne pas être indifférents envers l’écrasement des minorités par la démocratie traditionnelle. Nous voyons de même les petites nationalités qui se lèvent contre les grands Etats, lesquels doivent renoncer à jamais à l’espoir de les niveler et de les faire disparaître dans la vaste masse du bétail des contribuables et de la chair à canons. Je ne parle pas des personnes que le fanatisme religieux a toujours fait conquérir une situation en dehors des lois, des soldats qui refusent de toucher un fusil par conviction religieuse, etc., mais il me paraît résulter de tout cela que de vrais efforts déterminés ont toujours abouti à quelque solution, insuffisante peut-être, mais qui tout de même fait brèche dans le principe de l’écrasement égal de tous par la loi. Je reconnais que ce ne sont là encore que de faibles commencements ; tant d’autres mouvements, en effet, tendent à renforcer l’étatisme, cette tendance qui est si commode aux indolents et indifférents qui se soucient peu de leur liberté. Il y en a encore une preuve vivante, ces millions d’électeurs socialistes de tous les pays et l’on se tromperait fort en croyant que le syndicalisme puisse jamais faire cette œuvre anti-étatiste que nous réclamons, même s’il se dit anti-politique ou anti-parlementaire.

Car, enfin, cessons d’être hypnotisés par le syndicalisme. La résistance collective des ouvriers contre le capital est une nécessité absolue pour eux ; cette lutte demande à être faite selon les besoins de l’heure et n’a donc rien à faire avec la lutte contre la société actuelle tout entière du socialisme et de l’anarchie. Avec la disparition du capitalisme, le syndicalisme prendra nécessairement fin et s’il surgit des théories syndicalistes d’après lesquelles les matières premièreset instruments de travail entreraient après dans la possession des corporations des métiers particuliers, ce serait là un nouvel accaparement, un nouveau monopole qui contredirait le premier mot du socialisme qui dit que tout sera à tous. Le syndicalisme, excellent pour le moment, n’a donc aucun avenir; c’est une dictature militaire que la guerre contre un ennemi également concentré peut justifier pour le moment au point de vue strictement technique, mais dont personne ne voudrait la continuation après la bataille. Or, nous savons qu’il est dans la nature de toute autorité de vouloir se perpétuer ; un régime syndicaliste autoritaire est donc tout aussi possible comme l’a été la dictature des deux (Napoléon. Plébiscita, gouvernement direct du peuple par le peuple (la chimère de 1851 des Considérant, Ledru-Rollin et Rittinghausen) et action directe (non l’idéal, mais la réalité), ce sont des déplacements de l’autorité qui, du parlement, passe entre les mains d’une masse plus grande, de soi-disantes améliorations d’une chose incorrigible, la démocratie. Je sens mieux que je puis l’exprimer en paroles qu’entre tout cela et notre cher « fais ce que tu voudras » il y a un abîme. Le syndicalisme, du reste, est assez puissant et va son chemin, ne demandant pas mieux que d’être laissé tranquille des anarchistes et des socialistes qui ne l’intéressent pas; il se suffit à lui seul. Il est jeune en France et n’a pas encore entièrement englouti et assimilé les libertaires qui lui furent si utiles lorsqu’il fut encore faible. Il faut aller le voir en Angleterre et en Amérique où il est âgé de l presqu’un siècle, dénué de tout idéalisme que la aussi dés socialistes y ajoutaient à son origine, c’est l’égoïsme collectif succédant à l’égoïsme individuel, c’est le « trust du travail » comme on l’a appelé en Amérique. Le jeune devient vieux et le vieux ne se rajeunit plus — tant qu’on ne démolit pas ce fait naturel on ne me fera pas croire que les trades-unions deviendront syndicalistes révolutionnaires et que le syndicalisme révolutionnaire français restera toujours jeune.

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Un grand souffle d’autorité me parait sortir encore de tout mouvement collectif et plus que jamais je vois la nécessité d’une large propagande anti-étatiste en même temps que de la propagande la plus approfondie des idées de l’anarchie tout entière. Ici, ce qu’il faut beaucoup regretter c’est que l’idée anarchiste ait été pour ainsi dire dès son début accouplée à des hypothèses (1) économiques qui insensiblement passent à l’état de doctrines et théories. Pour prouver la possibilité pratique de l’anarchie, on échafauda des utopies économiques et l’anarchie se divisa en écoles communiste, collectiviste, individualiste, etc. C’est fort triste ; car d’une main on enlève le voile de l’avenir et nous montre le bonheur de la jouissance de la plus grande liberté et de l’autre on nous enchaîne à quelque doctrine économique dont je ne conteste pas le mérite mais qui ne peut être qu’une hypothèse non vérifiée. L’expérience nous manque et il est, du reste, absurde de croire qu’on puisse deviner ce qui conviendra à une société encore inconnue et de même qu’il puisse y avoir là une seule doctrine au lieu de l’expérimentation, sur la plus vaste échelle, de toutes les possibilités économiques conformes aux besoins de la liberté. Lorsqu’un nouveau venu arrive à l’anarchie, il ne trouve vraiment pas de groupe, pas de livre, pas de journal où l’on ne soit depuis longtemps rallié à l’une ou à l’autre des écoles économiques et ses doutes rencontrent peu de sympathie chez les croyants des systèmes et des solutions trouvées. Qu’on laisse donc tout cela de côté; l’œuvre d’action et de propagande anti-étatiste et anarchiste est si immense qu’il faut réunir tous ceux qui aiment la liberté sans vouloir tout de suite les endoctriner et unifier sur le terrain économique. Chacun se fera sa propre utopie et se groupera, si cela lui convient, avec ceux qui s’en rapprochent le plus.

Je sais bien que le sentiment altruiste est si développé dans la plupart des anarchistes qu’ils donneront pendant quelque temps encore tout leur appui au syndicalisme ; d’autres agiront en révoltés ou en propagandistes des idées dans leur ensemble. Mais ceux qui ne trouvent pas dans tout cela une satisfaction entière, qui veulent échapper à l’isolement relatif de la propagande pure et en même temps ne pas être engloutis par le syndicalisme, ceux-là trouveront peut-être un nouveau terrain d’action dans l’agitation anti-étatiste qui les mettra en contact avec autant de personnes que le syndicalisme et leur permettra une action libertaire plus prononcée que celui-ci. L’antimilitarisme est un excellent précédent ; il reste à porter de sentiments pareils dans des milieux encore plus larges et, en attaquant l’Etat, les lois, l’autorité sous toutes leurs formes, à créer ce courant d’opinion anti-étatiste et de sympathie anarchiste qui facilitera un jour la création d’un vrai milieu anarchiste. Du reste partout, sur le terrain de la lutte contre les préjugés de la vieille morale, pour la liberté de la pensée et de l’art, — il y a de vagues aspirations qui, par la propagande et l’action des libertaires, peuvent devenir plus conscientes, dirigées contre la source de tout le mal, l’autorité.

Je crois qu’on comprendra plus facilement mon point de vue si l’on songe encore une fois à ce que j’ai dit sur l’inévitabilité de la co-existence d’institutions de caractère divers. Il paraissait par exemple impossible aux temps passés qu’il y ait deux religions dans le même Etat, et il s’en suivirent des siècles de guerres religieuses ; aujourd’hui la libre pensée et toutes les religions existent côte à côte. Il en sera de même pour les systèmes sociaux. Le nouveau et l’ancien vivent toujours côte à côte. L’ancien veut étouffer le nouveau par des persécutions, le nouveau veut écraser l’ancien par de fières attaques. On se fait beaucoup de mal, mais aucun parti ne triomphe parce qu’il reste toujours des hommes attachés par toutes leurs dispositions, soit au nouveau, soit à l’ancien et que, du reste, les deux camps sont reliés entre eux par d’innombrables nuances intermédiaires. Un jour, on laissera donc les anarchistes aller de leur côté et se désintéresser autant de l’Etat que celui-ci se désintéressera d’eux, de la même façon dont sont aujourd’hui nettement séparées la libre pensée et les églises. Restent les bases économiques de cette indépendance — ce sera la coopération ou une partie du capital social exproprié. Toujours est-il que l’anarchie n’existera d’abord que pour les anarchistes et que les autres s’y rangeront aussi vite et aussi nombreux qu’ils voudront — juste comme il y a de moins en moins d’obstacles sérieux pour personne d’accepter la libre pensée ou l’union libre — on sortira de l’Etat comme on sort aujourd’hui de l’église ou de la morale de nos grands-pères. Cette évolution — désirable à mon opinion — sera secondée, accélérée, et peut-être seule rendue possible par l’existence de larges sympathies anti-étatistes qui seront également indispensables pour empêcher tout nouveau régime socialiste ou syndicaliste autoritaire. Il s’agit donc de créer ces sympathies et je me suis efforcé de démontrer comment, en appuyant de toutes nos forces, avec une tolérance et une patience extrêmes, toutes les tendances antiétatistes et anti-autoritaires qui se manifestent — et elles sont plus nombreuses que l’on ne croit. On donnerait alors des bases sérieuses à une vraie libération politique et on créerait le vrai appui nécessaire pour une émancipation économique définitive.

Février 1908.

M. Nettlau.

 

(1) Qui, du reste, n’ont jamais été données que comme des hypothèses et ne sont nullement les entraves qu’y voit le camarade Nettlau. N. D. L. R.

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