E. Armand, “Réflexions sur la situation de l’anarchisme actuel” (1931)

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Bibliography:

  • E. Armand, “Réflexions sur la situation de l’anarchisme actuel,” La Voix libertaire 4 no. 118 (30 Mai 1931): 2.
  • E. Armand, “Réflexions sur la situation de l’anarchisme actuel,” La Voix libertaire 4 no. 122 (27 Juin 1931): 2.
  • E. Armand, “Réflexions sur la situation de l’anarchisme actuel,” La Voix libertaire 4 no. 131 (29 Août 1931): 2.
  • E. Armand, “Réflexions sur la situation de l’anarchisme actuel,” La Voix libertaire 4 no. 144 (28 Novembre 1931): 2.

Réflexions sur la situation de l’anarchisme actuel

I.

En commençant cette série d’articles sur la situation de l’anarchisme actuel je n’émets pas la prétention de plaire à tout le monde, j’ignore même où j’aboutirai. Mon intention est uniquement de signaler quelques faits observés au cours d’une vie de propagandiste qui commence à s’allonger. Puis, ces faits analysés, examinés, d’en tirer des conclusions,

Dans lé département où j’habite — par occasion — une américaine déambule, colportant de porte en porte une brochure d’un prix modique — 1 fr. 80 je crois — éditée par une secte américaine rattachée à la doctrine adventiste. Cette américaine, une jeune femme, parlé un français assez incorrect et entaché d’accent ; cela ne l’empêche pas d’entrer en conversation avec ceux qui la reçoivent — et beaucoup de gens l’accueillent — et d’exposer sa chose, mais je ne puis m’empêcher d’admirer le courage de cette missionnaire qui ne se contente pas de prêcher à des convertis, à ses corrélégionnaires, mais s’en va hardiment offrir sa littérature à des « inconnus ».

À des « inconnus », c’est-à-dire à ceux qui n’ont point entendu rabâcher mille fois les mêmes sermons eL les mêmes exhortations — des « inconnus », c’est-à-dire l’espérance et la possibilité d’action et de réalisation — des « inconnus », c’est-à-dire la perspective d’infuser un sang nouveau dans un corps déjà vieilli et usé.

On se plaint que les journaux anarchistes ne jouissent que d’un tirage restreint, que les lecteurs auxquels ils s’adressent sont des convaincus, et rien que cela; que les idées anarchistes ne recrutent pas d’éléments nouveaux, en résumé que le point de vue anarchiste de la vie n’intéresse pas, n’entraine pas, le milieu ambiant ; le vaste, l’immense milieu archiste,

Mais n’y ail pas de le faute et des propagandistes anarchistes et des animateurs de leurs organes ?

Quand les anarchistes se sont-ils méthodiquement résolus à faire une propagande rationnelle et raisonnée, ayant en vue d’atteindre les « inconnus », — répétons-nous — ceux qui ne fréquentent pas les grandes réunions publiques, passent devant les affiches en haussant les épaules où sans lire, ceux encore qui n’ont jamais entendu parler des anarchistes ou n’en savent que ce qu’en dit la presse de droite, du centre ou de gauche.

Quand les anarchistes sont-ils partis, un à un, deux à deux, les jours ouvrables ou les jours de fête, avec un stock de brochures dans leur musette, choisissant les heures où l’on rencontre chez eux paysans et villageois, frappant de porte en porte, offrant le contenu de leur sac et liant conversation ?

Ne vaut-il pas la peine, pour la propagande d’idées qui vous sont chères, de renoncer de temps à autre, au gain d’une journée de travail, au farniente d’une journée de repos ?

Quand les anarchistes se sont-ils décidés à diviser une ville, un quartier, en îlots ; puis à visiter chaque maison, chaque étage, chaque demeure de cet îlot ?

C’est là, à la campagne et dans la ville, dans ces maisons paysannes, dans ces logements et appartements urbains, que se trouve peut-être le sang nouveau qui revivifiera le mouvement, l’idéologie, la presse nanarchiste, C’est là que gitent les « inconnus », ceux qui incarnent l’espérance et les possibilités d’action et de réalisation !

Prêcher les convertis, la besogne n’est pas difficile ! Le curé de chez nous n’en fait pas davantage.

Tour journal anarchiste qui se crée — et j’ai derrière moi une expérience de trente ans — se préoccupe surtout de racoler ses lecteurs et raccrocher ses abonnés parmi « la clientèle » des organes qui existaient avant lui. Ses créateurs s’efforcent de se faire étayer par les publications lues dans un milieu souvent saturé de littérature analogue, et dont la capacité d’absorption et de solidarité est tendue à l’extrême limite !

Cinquante millions d’êtres humains comprennent le français. Les journaux des diverses tendances anarchistes sont lus par vingt-cinq mille personnes au grand maximum… Si cela continue, dans deux générations, on ne parlera plus ni de l’anarchisme ni des anarchistes. C’est-à-dire qu’on en parlera comme l’on discourt des langues mortes où des peuples disparus. Cela naturellement ne veut pas dire que la tournure d’esprit anarchiste ne subsistera pas à l’état latent dans l’espèce humaine. Je suis convaincu qu’en fin de compte c’est la conception libertaire de la vie qui triomphera. Mais ce ne sera plus comme résultat d’un mouvement ou de mouvements anarchistes nettement caractérisés et orientés. (Ce qui à peu d’importance, après tout.)

Les anarchistes — individualistes comme communistes — l’auront bien voulu. Ni leurs journaux, ni leurs propagandistes, ne veulent s’adresser aux « inconnus »… qu’ils portent donc la peine de leur négligence ou de leur insouciance : Mettons qu’au lieu de 50 millions de personnes comprenant le français il n’y en ait que vingt-cinq, que dix susceptibles d’être atteints. De ces dix millions soustrayons les vingt-cinq mille lecteurs directs ou indirects des publications individualistes où communistes. anarchistes, il reste neuf millions et 975.000 lecteurs possibles.

Qu’ont fait les anarchistes, les jeunes anarchistes en particulier, pour leur faire savoir qu’il existait une littérature étendue et diverse où l’on exposait, affirmait, soutenait que l’Etat, le Gouvernement, ses lois, sa morale, ses institutions, n’étaient pas du tout nécessaires pour asseoir et maintenir les rapports et les relations entre humains ?

Répondre que personne ne s’intéresse à ces choses où qu’on ne rencontre partout qu’indifférence n’est pas répondre. C’est se dérober. A part réunions et distribution de tracts assimilés trop souvent à des prospectus, à quelle tactique ont recours les anarchistes pour éveiller l’intérêt des « inconnus » quant à la solution anarchiste du problème humain et susciter leur intérêt quant à cette solution ?

Avant de geindre parce que la presse et la littérature anarchistes n’ont pas de lecteurs — où si peu — qu’on réponde d’abord à cette question ?

II

Si les anarchistes se montrent indifférents ou tièdes concernant la propagande de leurs opinions où la diffusion de leur littérature, ils s’intéressent extensivement, par contre, aux menus et aux grands détails de l’existence des composants de leurs milieux, surtout de ceux que leur activité place, comme on dit, « en vedette ».

Ce n’est pas outrager la vérité que de constater que l’esprit « pipelet » dominé éxagérément là foulée anarchiste. Non seulement esprit de curiosité, mais esprit de dénigrement, esprit de « procureur général ». Je prédis un beau succès à l’audacieux affairiste qui s’amuserait à rassembler et à recueillir les potins et les ragots courant sur le compte des anarchistes un peu en vue et à les servir tout chauds chaque semaine à la clientèle libertaire, individualiste, comme communiste, omnivore, comme herbivore : celui-là n’aurait pas besoin de faire appel sur appel à la solidarité de ses lecteurs.

Savoir comment Tartempionne et Tartempion s’y prend pour boire, manger, dormir, procurer où non du plaisir à ses amis où amies. si elle ou il se couche sur le côté droit où le côté gauche, en pyjama ou nu comme l’enfant qui vient de naitre. Savoir comment ils se conduisent avec ceux qui cohabitent avec eux, avec leurs patrons, avec leurs clients, avec leurs fournisseurs… savoir la couleur de leurs sous-vêtements, s’ils se teignent où non les cheveux, si leurs dents sont réelles ou factices. Ah ! si on pouvait soulever le couvercle crânien et déchiffrer les rêves, les aspirations secrètes, les désirs intimes que recèle le cerveau ! Et tant pis si l’on ne connaît rien, si l’on ne peut rien découvrir broder, forger, inventer, prendre pour « arrivé » le fruit de son imagination et, en parlant de là, débiter des racontars ou qui n’ont aucune base réelle ou qui sont grossièrement exagérés dès l’origine…

« Ah ! tu sais, l’intérieur de Tartempionne est celui d’une bourgeoise, où [on] prend une douche parfumée, où elle mange du lapin aux pruneaux… où elle s’insoucie come poisson d’une pommé de la santé de son mari. » Tartempion est trop coulant où trop sévère avec sa copine ; quand il part en voyage, il enferme sa compagne à clé : il est dépensier vu ladre, impuissant ou vérolé. « On l’a rencontré, hier, prenant son apéritif avec un flic en civil ».…
Je le tiens de sa copine. C’est son propre frère qui me l’a affirmé. »

Neuf fois sur dix, ceux qui potinent sur Tartempionne ou Tartempion n’ont jamais vécu en leur compagnie huit jours, que dis-je… une journée. Il peut se faire qu’ils n’aient jamais aperçu l’un où l’autre que… par oui dire. Il se produit que d’un bout à l’autre du monde anarchiste, on sait par le détail les us et coutumes de Tartempionne et de Tartempion, us et coutumes décrits par dés « rapporteurs » qui n’ont qu’un seul défaut : ignorer ce qu’ils rapportent.

Chaque fois que je fais une tournée de causeries, je rencontre de vieux camarades qui ont ni par délaisser les groupes et cessé de s’intéresser à aucune propagande, lassés par les histoires qu’on laissait courir sur leur compté et sur celui d’autrui. A quoi bon — m’ont-ils dit — se préoccuper d’un mouvement qui s’affiche comme éducateur et aboutit trop souvent à créer des mentalités cancanières ?

Il est comique, quand on se trouve en présence d’une mentalité de cet acabit, de se remémorer que les anarchistes s’affirment volontiers. déterministes… C’est comme j’ai l’avantage de vous l’écrire. Comment se déclarer déterministe et reprocher à autrui de se conduire selon son déterminisme ? Comment peut-on se dire individualiste et blâmer un autre individualiste parce que, dans une circonstance donnée, il s’est conduit autrement que soi, où se serait conduit ?

Qu’on ne s’affiche pas déterministe, au moins ! Qu’on adhère à la doctrine du libre arbitre et qu’on en accepte toutes les conséquences.

Simon, c’est ignorance ou mauvaise foi.

Accuser quelqu’un d’inconséquente est facile, comme l’est toute critique, d’ailleurs. Ce qui l’est moins, c’est de démontrer que l’accusé est inconséquent quant à son étalon, à lui, de conduite personnelle ; ou quant à la ligne de conduite de l’association à laquelle il appartient.

Cette démonstration, l’accusateur… En camaraderie se garde bien de la fournir.

D’ailleurs, vouloir ou prétendre que chaque unité, chaque association se conduise, pour l’obtention des résultats qu’elle poursuit, ou son développement, relativement à un étalon uniforme, t’est de l’archisme tout pur.

Des cas se produisent — trop fréquemment — où l’on se trouve en face d’une mauvaise foi calculée. Il s’agit d’abattre un concurrent gênant… On est hélas ! parfois un concurrent gênant pour son camarade… Comme discuter ses idées dépasse la capacité du gêné, il préfère diffamer où calomnier.. Il en reste toujours quelque chose, Basile dixit.

L’attaqué, le calomnié répond ; le diffamé se redresse, naturellement. Il me veut pas se laisser faire. Tu me prétends ceci ou cela, mais toi, n’es-tu pas cela ou ceci ? Balaye donc le devant de la porte avant de t’occuper si ma façade est repeinte. Il y a une paille dans mon œil, mais la poutre qui est dans le tient !

Ah ! le beau scandale. Et toute la galerie de s’esclaffer !

Mais donnez-moi un peu des nouvelles de la propagande sérieuse accomplie avec des journaux où l’on s’entredéchire à belles dents. S’il en tombe un exemplaire entre les mains de ce fameux « anarchiste qui s’ignore », il en concluera que dans le milieu où on le convie à entrer, c’est la même chose que dans tous les autres milieux, qu’on s’y débine et qu’on s’y ridiculise à qui mieux mieux. Les procédés de polémique en usage y sont les mêmes que ceux dont se servent les bourgeois. On proclame la paix universelle et on commence par se faire la guerre « entre soi ».

Le Voilà, l’inconséquence cardinale !

Comme s’il n’existait pas assez de place pour que les divers propagandistes anarchistes et leurs propagandes ne puissent œuvrer et se développer, chacun de son côté, sans gêner, sans déranger, sans troubler l’effort des autres.

Votre propagande personnelle n’intéresse pas les autres œuvres, les autres propagandistes.… la belle affaire ! Votre vanité peut en souffrir momentanément, mais croyez-moi, si votre effort répond à un besoin évident, à une nécessité certaine, elle percera, envers et contre tous. Soyez un peu moins pressé, surtout, et ne vous illusionnez pas sur la portée vraie de votre tentative. Vous ne resservirez jamais que de l’ancien neuf. Nihil novum sub sole.

J’aperçois trois causes à la persistance des polémiques personnelles, selon le cliché :

1° L’infidélité des œuvres anarchistes à leur rôle éducateur : la polémique de personnes, diffamation ou calomnie n’émancipe pas, ne libère pas, n’affranchit pas : elle laisse le lecteur vautré dans la boue de sa barbarie instinctive, primordiale. Sauf dans des circonstances exceptionnelles, une publication anarchiste ne répondra que par quelques lignes conciliantes aux attaques dont elle peut être l’objet de la part de personnalités où œuvres libertaires ;

2° L’emballement du diffamé ou du polémiqué qui, au lieu de regimber, devrait tout bonnement répondre à son agresseur que, n’ayant pas passé d’engagements avec lui quant à sa façon de se comporter en telle ou telle circonstance ou de faire sa propagande, il ne lui doit aucune explication ;

3° La veulerie des abonnés ou lecteur des journaux où l’on fait de la polémique personnelle, où l’on démolit, où l’on « esquinte » les militants. Au lieu de se désintéresser massivement des publications qui commencent l’attaque, de leur couper les vivres, ils leur permettent de continuer leur louche besogne en leur envoyant leurs gros sous.

Tant pis si le « copain qui s’ignore », en présence de cet entr’égorgement… en toute cordialité, bien entendu. préfère continuer à s’ignorer. Qui lui donnerait tort ?

III

Que cette question a fait couler d’encre ! Et les « Qu’est-ce qu’un anarchiste ? » de rivaliser avec les « ce que nous sommes », les « ce que nous voulons », etc. Même quand le titre n’y est pas, l’esprit y domine. Au fait : qu’est-ce donc qu’un anarchiste ?

Est-ce vouloir et poursuivre la transformation de la société selon un rythme et un programme réglé à l’avance ? Est-ce être syndicaliste, attendre du syndicalisme, qu’il résolve dans certaines conditions ce qu’on appelle la question sociale ? Est-ce être coopérateur, considérer le coopératisme comme l’instrument rénovateur des mentalités ?

Il est évident qu’on peut considérer le socialisme, le syndicalisme, le coopératisme à un point de vue anarchiste, à condition qu’on s’entende bien sur la signification des termes anarchie, anarchisme, anarchiste.

Quoi qu’en disent révolutionnaires, socialistes, communistes, coopérateurs el leurs théoriciens les plus en renom, anarchie ne veut pus dire autre chose qu’absence ou négation de l’archie, de l’autorité gouvernementale ou de toute autorité y ressemblant. Il n’y a pas un seul mot de français, ni dans les langues étrangères, composé avec la racine archie (arché) qui ne comporte cette signification d’autorité gouvernementale (monarchie ; gouvernement d’un Etat régi par un seul chef ; heptarchie : gouvernement simultané de sept rois ; tétrarchie : gouvernement simultané de quatre empereurs où rois ; éxarchat : gouvernement exercé par le représentant de l’empereur de Constantinople en Afrique ou en Asie ; archonte : premier magistrat des républiques grecques ; ethnarchie ; gouvernement d’un ethnarque, chef de province ; pentarchie : gouvernement simultané de cinq chefs ; hiérarchie ; ordre et subordination des autorités ecclésiastiques, civiles et militaires ; oligarchie : gouvernement où l’autorité est entre les mains de quelques familles puissantes). On ne saurait faire fi de la signification d’une racine aussi caractéristique sans s’exposer à se voir taxé d’ignorance. Et il semble alors préférable de se servir d’un autre terme où d’un mot nouveau.

Donc l’anarchie est un état d’être social qui ignore l’autorité gouvernementale, où s’en passe ; l’anarchisme est la philosophie ou la doctrine de cotte conception, l’anarchiste est celui qui, personnellement, et pour le milieu auquel il peut appartenir, nie l’autorité gouvernementale et s’en passe.

Comme l’autorité gouvernementale s’est toujours manifestée dans la politique, dans l’économie, dans les mœurs, dans l’instruction, dans l’éducation, dans les activités récréatives, décrétant, intervenant, réglementant, interdisant telle action, obligeant à telle autre, que ce soit où non d’accord avec les besoins ou les désirs des administrés (dont une minorité, au moins, l’est contre son gré), il s’ensuit que l’anarchiste est celui qui, au point de vue politique, économique, éthique, éducatif, récréatif, nie l’autorité gouvernementale ou l’ignore, ou s’en passe.

Cette définition est très intéressante parce qu’elle implique que se passer de toute autorité gouvernementale, c’est-à-dire imposée — el c’est ce qui caractérise l’archie, le commandement politique, le gouvernement — ne signifie pas ; vouloir se passer d’une réglementation acceptée, tels les articles d’un contrat passé entre un, deux, cent, mille individus quelconques, et un, deux, cent où mille autres individus, dès lors que le contrat est volontaire.

Et, puisque l’archie ou l’autorité gouvernementale régente aussi bien les mœurs que l’éducation, l’instruction ou les récréations, on peut aussi bien être anarchiste en matière de mœurs, d’éducation, d’instruction ou de récréations qu’on l’est en matière d’économie où de politique.

Celle remarque est très importante, car on rencontre des personnes qui limitent l’anarchie aux question politiques ou économiques

L’autorité gouvernementale ne s’exerce pas seulement, en effet, dans le domaine de la politique et de l’économie sociale, elle s’exerce aussi dans celui de la morale, de l’instruction, de l’éducation, des différents modes de récréation et de détente. C’est par celles-ci qu’elle rend plus acceptable l’archisme politique et économique.

S’insurger contre l’autorité gouvernementale en matière d’éducation, d’instruction, de mœurs, etc., l’ignorer, s’en passer, soit seul, soit associé, c’est mettre en péril l’autoritarisme politique ou économique, diminuer son emprise, ébranler ses bases. C’est pourquoi les gouvernements sont disposés, par exemple, à la liberté des mœurs. Is se rendent compte que la désobéissance consciente en matière de mœurs frappe d’inutilité et de caducité les recommandations et les prescriptions archistes en fait de morale générale. Qui, par exemple, considère comme inopérants et asservissants les privilèges légaux et sociaux accordés à la virginité, à la fidélité conjugale, à la légitimité des: enfants conçus dans le mariage, à l’exclusivisme amoureux, aux relations sexuelles permises ou dites normales, à la monogamie, ou à la polygamie, selon les cas, en un mot aux bonnes mœurs, celui-là est beaucoup moins disposé à accepter comme doués de valeur les conventions ou les lois relatives à l’économie politique ou sociale, etc. Qui ne respecte pas le propriétarisme d’un seul sur le corps d’autrui, aura tendance à ne pas respecter le monopole d’un seul sur plus d’instruments de travail ou de sol qu’il n’est capable de faire valoir par et pour lui-même, Et ainsi de suite.

S’élever contre l’archisme en matière d’économie sociale ne signifie pas non plus l’adoption d’une conception unique en matière économique, n’implique pas fatalement qu’on soit communiste, syndicaliste, collectiviste, coopérateur, etc… En effet, le collectivisme, le communisme, le syndicalisme, le coopératisme, etc, peuvent coexister avec un gouvernement et l’exercice de l’autorité en matière gouvernementale.

Etre anarchiste en matière économique, cela, signifie qu’on veut résoudre de gré à gré avec autrui, isolément on associativement, sans intervention où immixtion gouvernementale, le problème de l’économie individuelle ou sociale. La question n’est pas la forme de la solution, mais la manière dont elle est appliquée : archiste, avec coercition ou contrôle de l’autorité gouvernementale — ou anarchiste, sans coercition où contrôle de l’autorité gouvernementale.

Voilà pourquoi on peut, anarchiste, être, économique parlant, individualiste ou communiste, partisan de l’une ou de l’autre de ces formules « à chacun selon son effort » ou « à chacun selon ses besoins » (donnant au mot effort ou besoins une signification relative à l’individu ou à l’association). Voilà pourquoi, étant anarchiste, on peut préconiser le système de la propriété du moyen de production et de la libre disposition de l’effort individuel ou associé, ou celui (sous une forme où une autre), de la mise et prise au tas — vouloir la remise de ce qu’on appelle les « services publics » à des associations concurrentes où à la collectivité (sous une forme où une autre). L’expérience montre et montrera lequel de ces systèmes développera davantage la mentalité anarchiste des individus et l’esprit anarchiste des associations. Vouloir, par les uns où les autres de ces systèmes, monopoliser le sol, les moyens de production, les facultés d’expression et de réalisation, c’est faire acte d’archisme. Comme c’est agir en archiste que d’entraver ou en empêcher la propagande. Toute organisation ou conception individualiste, socialiste, syndicaliste, collectiviste, communiste, coopérative ou autre, qui comporte une entrave quelconque à la propagande et à la réalisation d’une conception autre que la sienne, — alors que celle-ci implique la négation du l’ignorance de l’autorité gouvernementale (d’une autorité extérieure à l’unité humaine ou au groupe, ce qui est la même chose), — agit en archiste,

Cette affirmation est valable pour le présent el pour l’avenir, Elle s’entend de tous les lieux et de tous les temps. Tout milieu communiste anarchiste qui implique l’interdiction de la propagande individualiste anarchiste — et vice-versa — agit en archiste.

On comprend que dans leurs organes et mêne dans leurs réunions, communistes ou individualistes anarchistes se limitent à certaines propagandes, en éliminent d’autres. On ne saurait admettre qu’il mettent une entrave quelconque à la propagande et à la réalisation d’aucune des conceptions de vie hors-autorité gouvernémentale qui se peuvent imaginer, en fait d’économie, d’intellectualisme, de mœurs, de récréations, etc. Et leur critique nécessairement s’arrêter au point où elle risque d’attirer l’attention de l’Etat (police, parquet, etc.) sur les propagandistes ou les réalisateurs de ces conceptions. Sinon, c’est consciemment ou inconsciemment du mouchardage.

On me dira que ces choses étaient connues depuis longtemps. J’estime, pour différentes raisons, qu’il n’était pas inutile de les répéter.

IV

J’arrive à la fin de cette série d’articles. Conclusion : Je ne pense pas que la solution anarchiste puisse prévaloir si elle n’est pas préparée de longue main par une transformation de la mentalité générale. Et ce ne sont pas les discussions interminables — et toutes théoriques —— sur la façon dont les anarchistes s’y prendront pour accomplir ou orienter ou mener à bonne fin la révolution qui me feront changer d’opinion.

Rédiger des programmes, composer des manifestés, tenir des congrès ne fera pas avancer le problème d’un pas. Quel chiffre réel d’anarchistes représentent les délégués de groupes dans un congrès ? Par combien de personnes sont lues les publications se réclamant d’un aspect quelconque de l’anarchisme ? Sur ces adhérents aux groupements anarchistes, sur ces lecteurs de périodiques anarchistes où anarchisants, sur les auditeurs des réunions libertaires, combien sont disposés à entreprendre une action efficace — disposés à risquer leur peau ?

Palabrer est bien, savoir, cela serait peut-être mieux, à mon sens bien entendu.

La vérité est que la presse anarchiste ne touche, n’atteint, qu’un nombre infime, insignifiant, de lecteurs. Tant qu’elle se cantonnera dans la doctrine, tant qu’elle ne s’occupera que de discussions sur ce qui est anarchiste (communiste, ou individualiste), ses communiqués seront toujours rédigés, de la même façon : « situation inchangé ».

Le grand public ne s’intéresse pas aux questions, de doctrine et les programmes le laissent indifférent. Qui croit à la valeur d’un programme ? Pour créer une mentalité anarchiste individualiste ou communiste — il faut autre chose que des manifestes et des proclamations, il faut démontrer l’inutilité et la nocivité de l’Etat. D’abord. I1 faut ensuite saper tous les préjugés intellectuels, économiques et moraux entretenus par les institutions anarchistes pour que se maintiennent au-pouvoir ceux qui en profitent : monopoleurs et privilégiés de toutes sortes.

Pour créer une mentalité anarchiste, il est nécessaire d’inspirer la haine de la domination partout où elle s’exerce, dans le domaine de l’économie comme dans celui de la moralité, en ce qui concerne l’éducation comme en ce qui à trait au plaisir. C’est évident, Mais insuffler la haine de l’archisme ne suffit pas — on ne construit un avec la haine — il faut démontrer l’inutilité de la domination étatiste et de l’économie capitaliste

Je ne conteste pas que la poignée d’anarchistes ou d’anarchisants. que nous sommes n’ait pas besoin de revues doctrinales, de périodiques idéologiques. Ne pas satisfaire ce besoin marquerait plus qu’un recul : une déroute.

Mais si l’on veut atteindre la masse ou une, partie suffisante de l’ensemble humain, il faut autre chose que de la doctrine ou de l’idéologie, il faut créer des feuilles populaires s’occupant chacune d’un sujet et poursuivant un hui concret et traitant la question à laquelle elle se consacre de façon absolument non-conformiste. Economie sociale, éducation, sexualisme, religion, hygiène, science, littérature, art, théâtre, divertissements, toutes les nécessités de l’unité sociale, toutes les branches du savoir humain. A quoi bon parler d’anarchisme : mais une attitude politique, anti-archiste, anti-religieuse, nettement matérialiste el mécaniste ; des publications qui soient rédigées par des femmes et des hommes ayant fait table rase — pour de vrai — de tout ce qu’enseignent, louent ou favorisent l’Etat, les églises ou les moralistes. Non par des partisans.

Qui ne s’aperçoit que la multitude est dégoûtée des journaux de parti et des querelles de partisans. Elle soupire après ce que nul journal ne lui à jamais donné : des périodiques où on ne prêche pas pour une chapelle.

Quel beau journal il reste à créer — un journal fait par des anarchistes et où l’on ferait de l’anarchisme sans jamais en parler, eh souffler un mot — un quotidien où les faits divers seraient présentés de telle façon, les reportages menés dé telle sorte, la politique traitée de telle manière que ceux qu’il atteindrait se dégoûteraient d’eux-mêmes de l’archisme et de ses souteneurs !

Ah ! si j’avais l’argent qu’il faut !

Ce que j’écris quant aux journaux s’applique évidemment aux réunions.

J’estime que des hebdomadaires genre « Canard Enchainé » (qui est loin cependant d’être parfait, feraient davantage pour créer une mentalité anarchiste dans les masses que cent journaux à l’usage des initiés.

Depuis trente ans que je consacre à l’anarchisme Je meilleur de moi-même — on fait ce que l’on peut — je vois toujours quatre ou cinq revues ou journaux se disputer les dix à quinze mille lecteurs qui constituent le fond de la clientèle anarchiste dé langue française (et ça ne se fait pas toujours très proprement), sans savoir s’ils auront les ressources nécessaires pour payer l’impression de leur prochain numéro.

Quelle influence le mouvement que représente cette presse peut-il avoir sur les 50 millions d’êtres humains qui parlent on comprennent la langue française ?

Pour les pays de langue anglaise la situation est bien pire. Sur plus de 170 millions d’habitants, la presse anarchiste n’est pas capable de réunir 5.000 lecteurs assidus et un grand nombre de ceux-ci ne sont pas des anglo-saxons d’origine. Un camarade américain m’écrivait, il y a peu de temps, que tirer à mille exemplaires pour un journal anarchiste est un véritable exploit. Et en Angleterre ?

Selon moi, le salut pour l’anarchisme n’est ni dans les congrès ni dans les programmes, mais dans la pénétration méthodique des différents milieux humains, considérés au point de vue de leurs activités, de leurs besoins, de leurs désirs, de leurs passions, de.leurs aspirations. Tant que l’on n’aura pas saturé la mentalité des humains de dégoût pour les idées religieuses et morales, en cours, tant qu’on ne l’aura pas convaincue de l’inutilité de l’autorité étatiste et de la nocivité de l’économie capitaliste, tant qu’on ne l’aura pas persuadé de l’avantage du volontaire sur l’imposé, il me semblera illogique et mal fondé de parler des possibilités d’instauration ou d’avènement d’un monde ou d’une société anarchiste de quelque envergure.

Il est vrai qu’on peut préférer, à quelques-uns, se gargariser de grands mots et de phrases sonores et aboutir, dans la pratique, à rester un tout petit milieu au sein d’un immense ensemble. Il est vrai qu’on peut poursuivre comme résultat unique de maintenir: vivants. des milieux sélectionnés. Cette tâche a sa valeur et je ne la conteste pas, mais pourquoi ne pas mettre franchement les choses au point?

En n’oubliant point que ces petits groupements de lecteurs ou, de doctrinaires ne subsistent que dans la mesure où l’ensemble accepte qu’on puisse penser, opiner ou œuvrer publiquement autrement que la majorité de ses constituants moyens.

Or, cette attitude, dans une société humaine quelconque, postule déjà une mentalité imbibée d’anarchiste. — E. Armand.

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