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L’Initiateur ou les disciples d’Emmaüs
… Alors leurs yeux s’ouvrirent et ils le reconnurent, mais il disparut de devant eux. Et ils se dirent l’un à l’autre : Notre cœur ne brülait-il pas au dedans de nous, lorsqu’il nous parlait en chemin… (Evangile dit selon Saint-Luc, XXIV, 31,32). Quelle que soit l’opinion qu’on puisse professer à l’égard du Christianisme primitif et des biographies de Jésus de Nazareth – appelées d’ordinaire Evangiles, c’est-à-dire « bonnes nouvelles » – on ne saurait nier qu’ils renferment de nombreux récits marqués au coin d’une fraîcheur telle que deux mille ans ne sont pas parvenus à en altérer la saveur ; on peut nier la réalité de l’existence du fils de Marie ; on peut soumettre à une critique impitoyable les documents relatifs à la vie du propagandiste galiléen ; on peut montrer qu’une fois faite la part du feu – c’est-à-dire de la légende – la vogue du christianisme se comprend mal. On peut même affirmer que les Évangiles ont été composés ou rédigés après coup, alors que la grande majorité des chrétiens des premiers temps étaient descendus au tombeau, il n’en reste pas moins exact que le succès des récits les plus connus qui les émaillent est incontestablement dû à ce qu’ils parlent au sentiment.
Le premier homme ou la première femme qui crut, fut un pauvre hère en quête de consolation ou d’appui. Ce fut un homme qui tremblait, la nuit, lorsque le vent secouait les arbres de la forêt. Ce fut une femme auquel un fauve venait d’arracher le jeune qu’elle allaitait. Ce furent, aux âges plus cultivés, la longue théorie d’êtres humains que l’épreuve courba sous son sceptre d’airain. Sous tous les cieux, des hommes ont souffert, de par la faute des éléments, de par la faute de leurs semblables ; sous tous les cieux, il y eut des malheureux, des victimes, des sacrifiés et à ceux la religion apporta l’illusion – l’illusion qui fait qu’on oublie les tourments de l’existence. Oublier la vie et ses soucis quotidiens – s’évader de la vie et de ses tracas – voilà ce que réclament les hommes depuis qu’ils ont éprouvé la grande douleur de la vie. Et comme la multitude des humains est ignorante, les Religions leur ont versé l’oubli à peu de frais. Tantôt grâce aux cérémonies du culte qui produisaient un étourdissement, qui procuraient une ivresse périodique, tantôt grâce à la doctrine elle-même : redressement des torts dans l’au delà, égalité devant le juge suprême des vivants et des morts. Mais dans l’un ou l’autre cas, en même temps que l’oubli, les Religions – instruments aux mains des Privilégiés – versaient aussi la résignation. Et c’est leur grand tort à l’égard des Individus qui y ont placé leur confiance.
C’est vrai que l’on peut dire que la résignation est un aspect de l’oubli – qu’elle est une consolation par elle-même !!!
Mais ce n’est point de l’influence des religions sur le développement de l’être individuel dont je veux entretenir mes lecteurs aujourd’hui. Je ne sais pourquoi, remarquant, sur le calendrier, que s’approchait la fête de Pâques autrement dit la célébration de l’anniversaire de la prétendue résurrection de Jésus-Christ d’entre les morts, je me suis souvenu de l’aventure des disciples d’Emmaüs, bien connue de tous ceux qui sont au courant de la vie de Jésus.
On sait de quoi il s’agit : deux des disciples du Galiléen sont en route, le troisième jour après sa mort, vers un village éloigné d’environ trois lieues de Jérusalem. Ils s’entretiennent tristement des évènements qui se sont succédés, du jugement, de la condamnation, de la mise en Croix, du trépas du Maître ; soudain celui-ci les rejoint et fait route avec eux. Mais « leurs yeux n’étaient pas en état de le reconnaître ». Il leur demande la cause de leur tristesse. Le premnant pour un étranger, l’un des disciples lui fait le récit des récents événements ; il raconte même ce fait que leur maître doit malgré tout être vivant, à en croire les bruits colportés sous le manteau. Jésus toujours inconnu d’eux s’aperçoit qu’ils n’ont pas compris grad’chose à csa mission et il se met à leur expliquer ce qui le concerne, naturellement « selon les Écritures ». – Le temps passe, les voici à Emmaüs, le village vers lequel les disciples se dirigeaient, et le Christ fait mine d’aller plus loin. Toujours sans le reconnaître, ils le pressent de rester avec eux, car, disent-ils, le jour est à son déclin. Il y consent, se met à table avec eux, et au moment même où il rompt le pain et le leur distribue, il disparaît à leurs yeux. C’est alors que reconnaissant à qui ils ont eu à faire, ils se demandent comment il se fait qu’en l’écoutant, leur cœur ne brûlait pas au-dedans d’eux.
Je laisse à penser que ce récit a fait couler d’encre, les uns y voyant la preuve manifeste que Jésus était ressuscité, et les autres la preuve non moins évidente qu’on l’avait enlevé de la croix et qu’il n’était jamais mort. Sans compter que parmi les partisans de la résurrection, il y a deux écoles : l’une qui prétend que Jésus est ressuscité en chair et en os, et l’autre qui maintient qu’il est ressuscité comme un pur esprit. Or, le personnage apparu sur la route d’Emmaüs a bien rompu et distribué le pain, mais il n’a eu garde d’y toucher. De sorte que les deux écoles se maintiennent sur leur terrain. D’ailleurs, comme il semble que la nuit était tombée au moment du repas, sa disparition peut s’être effectuée d’une façon toute naturelle…
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Mais il n’est pas dans mon intention non plus, d’entraîner ceux qui me lisent dans le labyrinthe de l’exégèse. Il y a peut-être de ce récit ou de cette légende – mettons de ce récit légendaire – une application à tirer pour notre profit personnel. Ne nous est-il pas arrivé souventes fois de rencontrer sur notre route non plus un personnage de légende, mais un Initiateur en chair et en os, un Initiateur que nous avons méconnu et ignoré, un Initiateur que nous n’avons reconnu qu’au moment où il prenait congé de nous, fatigué de notre imbécillité, lassé de nos hésitations, rebuté de notre lente compréhension ?
Ne nous souvient-il pas d’avoir été mis en présence de quelqu’un qui s’est intéressé à nos curiosité, à nos aspirations, à nos désirs ? Tout comme les disciples d’Emmaüs, nous l’avons traité en étranger, alors qu’il était celui dont nous étions en peine. Patiemment, longuement, en revenant à la charge, il a entrepris de dissiper nos incertitudes, d’illuminer les ténèbres où se débattait notre intelligence, de nous libérer de nos derniers préjugés… Rien n’y faisait. Il parlait, sa voix était prenante, sa conversation nous plaisait – le temps passait. Mais toujours nous manquions de reconnaître en lui celui que nous cherchions, celui dont nous attendions qu’il nous intitie à la connaissance, à la vie conçue en marge du bien et du mal. En l’écoutant, nous sentions nos objections tomber ; nos difficultés se trouvaient résolues ; l’obscur était disparu ; c’était la pleine lumière dans notre cerveau et dans notre cœur.
Et voici que l’heure du départ a sonné. Oh ! comme nous aurions voulu le garder près de nous ; l’Etranger. Nous aurions voulu le retenir. Nous invoquions la nuit qui s’approchait, les routes mal fréquentées, le pays peu sûr – que sais-je encore ? Nous aurions voulu rester sous le charme de sa présence un moment encore, un moment de plus. Mais ce dernier moment, le moment ultime était venu, il nous a quitté. Et dans le lointain de la route, au moment où le soir tombait décidément, sa silhouette s’est confondue avec l’ombre de l’horizon.
Et alors, ç’a été une révélation. Mais c’était lui, l’Initiateur que nous réclamions à grands cris : O insensés que nous étions ! C’était lui, celui qu’attendait notre cerveau ou qu’espéraient nos sens ! Comment ne l’avions nous pas reconnu ? Qui d’autre que celui-là aurait pu ainsi calmer notre angoisse ou résoudre les questions qu’en foule nous lui posions ? Et les heures avaient passé, trop courtes, à l’entendre, sans que rien en nous ne trahit, ne décelât sa personnalité ! Comme nous sommes alors sortis sur la route, tout de suite, emplissant la nuit de nos appels, sans entendre d’autre réponse à nos cris qu’un écho persifleur !
Modeste passant, n’étant pas de ceux qui s’imposent quand on ne le reconnaît point, l’Initiateur s’était enfoncé dans les ténèbres, allant on ne sait où, vers on ne sait qui de proche ou de loin, éternel Méconnu, éternel Etranger – mais libérateur quand même et toujours.
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Nous manquons souvent de discernement et de jugement sous ce rapport, avouons-le. Nous soupirons après une vie qui nous sorte du terre à terre banal et journalier. Que ne donnerions-nous pas pour trouver quelqu’un qui nous tende la main pour nous évader de cet enlisement ? Nous le rencontrons, un jour, mais parce qu’il n’est pas vêtu comme nous le voudrions, qu’il parle un langage auquel nous ne sommes pas accoutumés – qu’il est trop âgé ou pas assez – ou que ses allures nous scandalisent – voici que nous le considérons en étranger. Nous ne faisons pas l’effort nécessaire pour le comprendre. Nous le laissons partir dans la nuit, l’âme meurtrie de tant de lourdeur et de cruauté. Et je vous le dis en vérité, mes camarades, plusieurs qui ont laissé passer l’occasion ont vu peu à peu leur corps se dessécher, leur esprit s’atrophier, au point qu’ils ne sont plus que des cadavres vivants que charrient les eaux mornes de l’indifférences et de l’ennui quotidiens.
E. Armand, 1931
David ou les Éternels sacrifiés
Tous ceux qui se trouvaient dans la détresse, qui avaient des créanciers ou qui étaient mécontents se rassemblèrent auprès de lui et il devint leur chef. (1. Samuel : XXII, 2)
Les lignes placées en exergue sont extraites d’un des livres historiques de la Bible et se rapportent à un épisode de la vie du Souverain hébreu dont le souvenir est rappelé avec le plus de vénération et même de tendresse dans la tradition juive : le roi David, un croyant doublé d’un musicien et d’un poète, qui a laissé au peuple dont il dirigea les destinées pendant plusieurs siècles un recueil d’hymnes religieuses connues parmi les israélites et les chrétiens sous le nom de Psaumes. Il n’entre point dans mes intentions de soulever la question de l’authenticité de ces Psaumes, mais il est un fiat indéniable, ‘est que chaque fois que leurs rois – ou plutôt leurs sultans – abandonnaient le culte de Jéhovah – le dieu national – pour celui des idoles étrangères un nom venait spontanément sur les lèvres des prêtres, des docteurs, des prophètes, des fidèles des douze tribus : celui de David, l’homme selon le cœur de l’Eternel, l’exemple de la itié et l’image du repentir, l’oint du seigneur, de la postérité duquel devait sortir le Messie. Ceux qui ont lu les Evangiles dits synoptiques savent quelle peine se sont donnée deux des auteurs de ces biographies (?) pour établir que le fondateur du Christianisme eut parmi ses ancêtres David, lequel descendait lui-même en droite ligne d’Adam, fils de Dieu. Aucune des sectes entre lesquelles s’éparpille le christianisme orthodoxe, n’a révoqué en doute cette descendance davidique du Crucifié et du Golgotha.
Je ne désire nullement faire ici œuvre d’exégète. Me tenant sur le terrain purement historique, je voudrais uniquement insister sur ce fait que le roi David ne fut pas toujours le monarque pieux et glorieux, dont les Israélites dispersés se rappelaient avec émotion les prophéties et les chants dans les tristes heures de l’exil et de la captivité. Plusieurs années durant, il du jouer le rôle d’un prétendant doublé d’un aventurier, pourchassé qu’il était par le sultan régnant – son beau-père d’ailleurs – qui voulait s’en débarrasser à la mode orientale, tant il redoutait la popularité qu’avaient acquise à ce jeune homme ses dons naturels et ses exploits. Pour échapper à la jalousie de Saül, pour sauver son existence, David du s’enfuir vers des lieux lointains, déserts, peu ou mal fréquentés, contrefaire l’insensé et subir toute les tribulations qui assaisonnent les jours d’un proscrit.
C’est à ce moment pénible de sa carrière que nous le voyons entouré de gens plus ou moins avouables – sort commun à tous les aventuriers de son espèce. A en croire le texte que nous avons sous les yeux ceux qui se rassemblèrent autour de lui appartenaient à trois catégories : – d’abord, à ceux qui se trouvaient dans la détresse, les déshérités sociaux – ensuite, ceux qui avaient des créanciers et fuyaient les rigueurs des lois mosaïques, les hors-la-loi – enfin, les mécontents, ceux qui pour une raison quelconque avaient à se plaindre ou à souffrir du régime dominant alors en Israël.
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David réunit autour de lui, nous et-il dit, tous ceux qui étaient en proie à la détresse : les malheureux, les misérables, les irrémédiablement pauvres. – Il est évident que ce ne sont pas ceux à qui les circonstances matérielles sourient qui se mêleront, à part rares exceptions, à une aventure du genre de celle dont il est question ici. Ces derniers risquent en effet de perdre ce qu’ils ont acquis – plus ou moins légalement, plus ou moins honnêtement, c’est entendu – mais enfin ce qu’ils possèdent, dans toute tourmente ébranlant un peu l’édifice social. Dès qu’on a de la fortune, dès qu’on s’est engagé en quelque entreprise promettant de rapporter profits et honneurs, dès qu’on s’est embusqué en quelque situation de tout repos, on devient inévitablement un conservateur de ‘ordre de choses établi.
Au contraire, ceux qui ne possèdent rien en propre ; ceux dont les tentatives d’affranchissement économique n’ont jamais réussi ; ceux qui n’ont jamais pu nouer les deux bouts ; ceux que la misère poursuit, pourchasse et déloge successivement de tous leurs lieux de refuge ; ceux qui se demandent au lever du soleil comment ils s’y prendront durant la journée qui s’ouvre pour se procurer de quoi se mettre sous la dent ; ceux qui par manque de souplesse,, et parfois par incapacité, ne peuvent jamais demeurer longtemps chez le même patron ; ceux dont désespèrent et qu’ont abandonnés les œuvres d’assistance religieuse ou laïque, voire les syndicats – et cela sous prétexte de fainéantise incurable ou d’incorrigible indiscipline ; ceux qui n’ont plus de vêtements présentables à se mettre ; ceux qui s’en vont par les rues, la tête baissée, l’œil atone, les souliers bâillant ; tous ceux, en un mot, que la détresse talonne et qui, de quelque côté qu’ils se tournent, l’aperçoivent à leurs trousses, tous ceux-là s’enrôlent facilement dans un mouvement révolutionnaire ou à la suite d’un agitateur habile.
Il me semble les voir défiler, immense procession traînant sur la route poudreuse de la vie leurs pauvres pieds ensanglantés, las de s’être arrêtés tant de fois devant tant de portes, sans avoir jamais rencontré un seuil accueillant… il me semble les voir défiler, hâves, miteux, navrés, troupe innombrable : les sans-ressources, les sans-avenir, les sans-allègresse, ceux qui n’ont jamais eu à eux un sou de trop à dépenser pour se procurer quelque objet d’agrément : un vêtement neuf, un livre cher, un voyage de quelques semaines à la mer ou à la montagne – tous les besogneux auxquels la nécessité, l’horrible nécessité n’a jamais concédé une minute de trêve. Que le tocsin de l’insurrection ébranle les airs, que la voix d’un meneur entreprenant jette un cri de ralliement, ceux d’entre eux auxquels il demeure un reste d’énergie redresseront leur taille courbée et accourront à l’appel ! Ils n’ont rien à perdre que leur pitoyable vie et elle leur a tant pesé qu’ils la regretteront à peine.
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Mais il y avait un autre élément dans la bande dont le futur roi-prophète devint le conducteur. Elle ne comprenait pas que des pauvres et des misérables, elle comptait aussi des hors-la-loi : on en voit figurer dans toutes les éditions. Il s’est trouvé à toutes les périodes du développement des sociétés civilisées des êtres humains qui n’ont pu ou su s’astreindre aux conditions légales de l’existence dans les milieux policés où les circonstances les avaient fait naître ; ces hommes ne se sont jamais accommodés des métiers ou des professions qui y étaient tolérés ou regardés comme honorables ; ils n’ont montré aucun respect pour la propriété d’autrui, faisant à l’occasion bon marché de sa vie, et ont violé sans vergogne toutes les règles sur lesquelles reposent les rapports économiques entre honnêtes gens. Je ne veux pas rechercher ici pourquoi des hommes arrivent à s’évader des obligations imposées pour que subsiste l’ordre social. S’agit-il de tempéraments expansifs auxquels le milieu social n’a pu ou n’a su fournir un champ d’activité adéquat à leurs aptitudes ? – de natures rebelles qui n’ont pas accepté de se résigner aux traits et aux coups d’un sort adverse ? – d’une simple conséquence d’échecs répétés, de désillusions, de réflexions provoquées par la façon singulière dont la société est constituée, se comporte et évolue ? La résolution de ces questions m’entraînerait trop loin, mais tout le monde sait que dans les groupements humains dont l’organisation s’apparentait ou s’apparente à ceux où nous végétons, il a existé des délinquants et des juges, des lois et des échelles de répression, des prisons et des bourreaux.
Dans ces groupements, quiconque a eu maille à partir avec « la justice » n’est pas en odeur de sainteté auprès des « soutiens de la société », des citoyens notables et paisibles. Le hors-la-loi, le repris de justice – caractères déjà en révolte contre l’environnement social, aigri par les châtiments qu’on lui a infligés, ou rendu désespéré par traque dont il est l’objet – se trouve dans la situation d’esprit voulue pour se joindre à tout mouvement de désordre. Il y est porté par instinct, d’abord – son désir de vengeance y trouve ensuite son compte. Le misérable se jette dans une révolte avec l’espoir inavoué, secret, que sa réussite lui acquerra, tout au moins momentanément, un bien-être qu’il ne connaît guère que par ouï-dire. Le hors-la-loi s’y précipite, lui, comme quelqu’un qui n’a plus rien à attendre, plus rien à espérer. Le malheureux donnera à une émeute la tournure d’une revanche prise sur la misère. Le hors-la-loi lui imprimera un caractère plus impitoyable, plus féroce, plus tragique, hanté qu’il est par le souvenir des avanies et des humiliations qui ont rendu sa peine dix fois plus insupportable qu’elle aurait pu être. Les flammes des incendies, le sang coulant en ruisseaux lui sembleront une compensation insuffisante aux mille et un affronts dont il a été abreuvé – les menottes qui lui brisaient les poignets lorsqu’encadrés par des policiers ou des gendarmes il traversait la rue sous les huées de la population effarée les imprécations des petits boutiquiers ou des ouvrières honnêtes, lorsqu’il s’efforçait d’échapper à la force armée qui lui donnait la chasse – les gestes de congé des employeurs lorsqu’en guise de certificats de travail, il n’avait à montrer qu’un casier judiciaire plus ou moins noirci. Inutile de lui demander de la pitié pour ceux qui l’ont accablé de tant de mépris et de tant de dédains – mieux vaudrait supplier un tigre de faire montre de miséricorde. L’espoir d’une journée de mise à sac ferait affronter à un hors-la-loi les périls les plus effrayants.
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Mais un soulèvement n’englobe pas seulement des malheureux et de hors-la-loi – des prolétaires et des illégaux, il comprend fatalement un troisième élément : les mécontents du régime qui déteint le pouvoir, ceux qui n’ont pas obtenu la place qu’ils convoitaient et ceux auxquels on a retiré leur emploi, ceux qui ne se croient pas récompensés selon leurs mérites et ceux auxquels on en a préféré d’autres, moins talentueux, affirment-ils, mais mieux protégés ; ceux enfin dont l’avenir a été compromis par quelque faute, par quelque méprise. Du haut en bas de l’échelle où s’étage la faveur des groupements – ou de ceux qui ont voix au chapitre de la distribution des dignités, des fonctions, des situations – le nombre est immense des hommes qui ont eu à se plaindre d’injustices, de passe-droits réels ou imaginaires. Si la majorité des mécontents garde le silence, se résigne, ou tout au moins ronge sournoisement son frein – quelques-uns par contre s’en vont, faisant claquer les portes derrières eux et rejoignent ceux à qui une mise en vedette trop accentuée a valu d’être mis à la retraite avec plus ou moins de fracas. Qu’une vague d’irritation naisse, se propage dans les bas-fonds sociaux, qu’elle se grossisse de toutes les colères accumulées et comprimées par les forces de menace répressive qui sont à la disposition des dirigeants – les mécontents ne tarderont pas, à leur tour, à emboîter le pas au premier aventurier qui s’avisera de canaliser à son profit la marée montante du courroux débridé de ceux qui n’ont jamais vu en « la société » qu’une marâtre.
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Les hommes réunis autour du futur sultan d’Israël étaient une poignée – une minorité infime – quelques centaines de brigands « perdus de dettes et de crimes ». Contre eux se dressaient toutes les forces du conservatisme social. Ces forces-là pèsent toujours sur le plateau de la balance chaque fois qu’une tempête menace de perturber l’ordre social – elles y pèsent d’autant plus lourdement qu’il s’y agrège l’immense multitude des indifférents et des insensibles, qui s’inclinent toujours du côté où souffle le vent. Les heureux de la vie, les nantis, les satisfaits, les gens honnêtes et ceux de bonne vie et mœurs – ceux dont les affaires prospèrent, ceux dont les coffres-forts regorgent de bonnes créances ou dont le dépôt en banque défie toute crise – ceux que rien n’oblige à fuir au désert, ni la peur de la maréchaussée, ni la crainte des huissiers – ceux qui ne sont jamais allés, n’iront jamais en prison – ceux dont on ne vendra jamais à l’encan le mobilier, la maison ou la terre – et la masse innombrable de ceux qui en dépendent ; tous ceux-là se retrouvent toujours unis pour le maintien du statu quo économique ou politique chaque fois que les fauteurs de désordre manifestent l’intention d’entrer en campagne. Ils savent pourtant qu’ils ont à leur service de formidables puissances : institutions, gouvernants, fonctionnaires, force armée. Mais cela même ne suffit pas à les rassurer quand tout au fond des derniers cercles de l’enfer social quelques damnés font mine de se rebeller contre leur effroyable destin.
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Malgré sa faiblesse, David finit par avoir le dessus. Son cruel beau-père perdit l’existence dans une bataille livrée à un peuple voisin et le royaume fut divisé en deux parties ; notre aventurier fut appelé à régner sur l’une d’elles en attendant que les circonstances lui permissent de réunir tout le territoire d’Israël sous son sceptre. Il n’y a aucun doute que, selon la coutume, ceux de ses anciens acolytes qui vivaient encore à ce moment-là reçurent une récompense, à la condition, bien entendu, de rompre avec leurs habitudes de déprédation. Mais on ne lit nulle part que tant que David régna, le sort des irréguliers et des hors-la-loi fut amélioré. On nous fait bien comprendre que l’ancien chef de bande devint un législateur et un consolidateur de l’ordre social, qu’il rendait la justice selon les formes légales usitées de son temps. Affermi sur son trône, certain de le léguer à sa dynastie, le souvenir de ses jours de vagabondage et de banditisme du s’effacer de sa mémoire ou n’y apparaître que comme une fumée légère, dernier vestige d’un passé à jamais enseveli. Il s’adapta à sa nouvelle situation comme s’adaptent à leur nouveau rang dans la société, les détrousseurs de grand chemin mis en possession d’un héritage qui les décharge de tout souci matériel. Il fut un grand sultan, un roi fameux dont la postérité invoqua le nom, nous l’avons dit, comme synonyme de piété et de religiosité exemplaires.
Mais ce n’est pas comme protecteur ou comme vengeur de ceux que la société met à son ban qu’il apparaît dans l’histoire du peuple hébreu. Il arriva sans nul doute pour les hors-la-loi qui l’avaient accompagné aux sombres heures de sa carrière, ce qui est de règles pour tous les indésirables de leur espèce. Après avoir servi de tremplin à l’ascension d’un prétendant chanceux, ceux d’entre eux qui ne renoncèrent pas à leurs mœurs et à leurs gestes se virent oubliés quand vint le succès.
Heureux, en vérité, durent-ils s’estimer, de ne point se voir exterminer ou déporter, afin qu’il ne restât aucune trace de leur intervention ! Et nous ignorons même si cette récompense ne fut pas l’unique dont ils furent gratifiés.
E. Armand, 1931
Max Stirner, le prophète de l’Unique
An grossen wie an befreundeten Menschen, kümmertuns Allest, selbs das Unbedeutendste, und wer uns Kund von ihnen bringt, erfreut uns sicherlich.
I
Un mien ami, un ami pour de vrai – de ceux dont l’amitié ne vous abandonne pas à l’heure où les convenances sociales exigeraient qu’on s’éloigne, me communique quelques articles envoyés par lui au Théosophe et publiés par ce journal. Dans l’un d’eux intitulé : « Vers la Synarchie », il donne manifestement la priorité aux œuvres sur les individus A l’en croire « l’étude biographique des créateurs, les faits divers de leur chair et de leurs muscles » devraient « être abandonnés aux recherches de certains spécialistes ». A la foule, au contraire, ces enfants, petits et grands, il convient de présenter les belles œuvres et ce, afin de susciter leur admiration pour tout ce qui est magnifique dans tous les domaines. Je ne puis discuter à fond actuellement le point de vue où se place l’auteur de cet article, dont j’ai seulement cité une phrase. Par tempérament, comme aboutissant également de mes expériences – je préfère les quelques lignes de Max Stirner que j’ai placées en tête de cette étude et dont voici la traduction : « Des grands hommes comme de ceux auxquels nous lie l’amitié, tout nous intéresse, même le plus insignifiant, et qui nous en apporte des nouvelles sûrement nous réjouit »…
Plus j’approfondis la réalité des choses et plus en effet m’apparaît – ceci n’est pas une lapalissade – qu’il n’est point d’œuvres sans ouvriers pour les concevoir ou les mener à réalisation. C’est le fait élémentaire, primordial que j’aperçois évident dans tout ce qui me tombe sous la main. Qu’on l’explique comme on voudra, physiquement ou métaphysiquement, qu’on considère l’initiative comme une résultante de l’acquis héréditaire auquel sont venus s’adjoindre les perceptions nouvelles de la personnalité actuelle, – qu’on envisage, à l’exemple de cet ami, l’être humain comme le récepteur « des ondes de pensée et de force psychique baignant notre planète » – le résultat demeure le même : point d’œuvre ou de matérialisation intellectuelle ou manuelle sans un être qui projette et agisse, sans une pensée pour la concevoir, sans des mains pour l’achever.
C’est parce que dans l’œuvre ce qui me retient est l’ouvrier, qu’un être remarquable ne m’intéresse pas seulement par ce qu’il a couché sur le papier. Je me passionne aussi, je l’avoue « aux faits divers de sa chair et de ses muscles ».
Je suis de ceux qu’enthousiasment de suivre pas à pas une évolution cérébrale ; de compter, pour ainsi dire, les moments de la vie de l’intelligence ; de les voir se succéder, comme des pulsations, jusqu’au jour où, sous la poussée des transformations qui s’enchaînent et la sollicitent, la pensée accouche d’une œuvre conséquente, somme et résumé de toutes les expériences intellectuelles de « l’être qui m’intéresse ». J’aime à m’arrêter devant les premières ébauches, les essais imparfaits, à faire halte au pied des premiers jalons. Plus tard, avec la même attention, je parcourrai les stades ultérieurs : répétitions, commentaires, amplifications de l’œuvre maîtresse – peut-être aussi contradictions et négations.
Dans tout cela, j’aperçois et je sens la manifestation de la vie intellectuelle individuelle. On peut comparer la vie individuelle intellectuelle qui vibre sans contrainte à ces fleuves qui tantôt débordent de leur lit tantôt en sont réduits à un mince filet d’eau, ce qui ne signifie point que la source soit tarie. Cela veut dire simplement que les circonstances provoquant à la production sont différentes : les affluents sont momentanément desséchés. Qu’il survienne quelque orage et les ondes enfleront à nouveau, prêtes derechef à franchir les digues et à renverser les obstacles.
Mais l’être considéré intellectuellement n’est pas l’unique qui me retienne. J’aime à le voir descendre de on piédestal de « cérébral » et à savoir comment il s’est comporté le long de son voyage de la vie quotidienne. J’aime à connaître les choses qui lui advinrent ; avant tout parce qu’en lui tout m’intéresse : ses victoires, ses chutes, ses inconséquences, ses incohérences. Ici, sa vie matérielle quotidienne se confondit avec sa vie intellectuelle, là en différa totalement. Là, il fut égal ou supérieur aux thèses qu’il émit, aux opinions qu’il défendit ; ici il leur fut décidément inférieur. Qu’il fut fort sur ce point-ci et faible sur cet autre ! Je n’ai jamais éprouvé satisfaction pareille à celle que me procure la lecture d’une biographie sincère, autrement dit une toile vierge sur laquelle apparaissent l’une après l’autre, vigoureusement tracées, des scènes se superposant, se juxtaposant, se compensant,, des scènes de joie et de tristesse qui finissent par se fondre en une sorte d’horizon brumeux aux teintes dégradées, tandis qu’au premier plan demeure, en pleine lumière, l’expérience ou l’aventure principale, celle qui domine le stade actuel de l’existence de « celui qui m’intéresse ».
Ce n‘est pas par curiosité je le réitère. C’est par intérêt. Ce n’est pas par désir de dénigrer ou d’encenser, manie de blâmer, ou d’admirer avec l’arrière pensée de ramener en bien ou en mal la conduit de cet être à mon étalon personnel de l’utile ou du nuisible. Tant mieux si l’intérêt persiste jusqu’à se faire prolonger la vibration qui s’est établie au début, entre les expériences présumées de cette vie et les miennes. Ma halte durera plus longtemps. Je vivrai plus intensément. Sans doute, je ne comprendrai pas toujours le pourquoi de tel geste. Modestement, je me souviendrai que je ne puis analyser, comparer, discerner, qu’à l’aide de mon propre cerveau et que je n’ai aucune qualité pour prescrire à qui que ce soit d’agir dans telle ou telle conjecture comme je l’aurai s probablement fait. J’essayerai de me placer dans le milieu où l’être dont il s’agit a vécu et évolué. Et des réflexions que m’auront suggéré les faits divers de son existence, des conclusions auxquelles elles m’auront amené, j’essayerai de profiter moi-même en enrichissant mes connaissances, donc en augmentant mon acquis personnel. Et si le besoin m’y pousse, je communiquerai à autrui tout ou partie de ce nouvel acquis.
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Résolument hostile au culte des morts, en adversaire que je suis de tout empiètement sur le « moi », y compris l’autorité de ceux qui ne sont plus sur ceux qui sont, je n’en comprends pas moins toute la peine qu’a prise John Henry Mackay pour mettre au point la seconde édition de Max Stirner, sa vie et son œuvre (*). On sait que Mackay a fait le possible et l’impossible pour faire connaître l’Unique et sa Propriété, et que c’est grâce à lui que cette œuvre capitale est sortie d’un oubli relatif ! Oui, je comprends les motifs intimes qui l’ont poussé à entreprendre ces recherches patientes dont plusieurs pourraient paraître puériles ; – son désir d’entrer en relations avec tous ceux qui de près ou de loin on connu l’homme, – son besoin de nous communiquer ce qu’il a pu apprendre de son physique, de ses habitudes, de ses fréquentations. Je crois aussi que ce travail aide singulièrement à faire comprendre l’œuvre et, sous ce rapport, je préfère mille fois et l’étude consacrée par Mackay au groupe des « Affranchis » et son analyse de « l’Unique » à une dissertation interminable sur les rapports de la philosophie de Stirner avec celles alors en vogue en Allemagne. Quand je lis l’Unique et sa Propriété, c’est l’œuvre de Stirner que je parcours et non celle d’un Kant, d’un Hegel ou d’un Feuerbach.
Personne ne s’étonnera, malgré l’impartialité de Mackay, qu’il ait fait jouer à son héros le beau rôle. Il lui était difficile de faire autrement. Ce n’est pas impunément qu’il a considéré Max Stirner comme le plus audacieux et le plus important des penseurs allemands – qu’il l’a placé à la suite d’un Newton et d’un Darwin, non à celle d’un Bismarck – qu’il lui fait éclipser Nietzsche lui-même. Au Gymnase, il nous le montre appliqué, studieux, méritant des témoignages de satisfaction de ses supérieurs son admiration l’accompagnera au cours de sa vie, au point de mettre peut être trop en saillie tout ce qui peut atténuer les faiblesses de l’auteur de « l’Unique. » Stirner a dû jouer manifestement de temps à autre le vilain rôle. Je l’espère, afin de ne pas me sentir écrasé par sa perfection.
Johann Kaspar Schmidt, de son nom de plume Max Stirner, naquit à Bayreuth, en 1806. Disons tout de suite que son surnom Stirner est un sobriquet dû à son front développé (Stirn en allemand) et qu’il a conservé pour ses écrits. Passons sur ce qui a trait à ses études, à sa carrière de professeur libre, à son premier mariage incolore, brisé prématurément par la mort de sa femme, et arrivons à ses relations avec le fameux groupe ou cercle des « Affranchis ».
Un singulier groupement que ce club ou réunion, qui tenait ses assises chez un certain Hippel, cabaretier renommé pour la bonne qualité de ce qu’il débitait et dont la maison était située sur une des voies les plus passantes de Berlin, la « Friedrichstrasse. » Sans règlement, sans président, on y dédaignait toutes les critiques et on y riait de toutes les censures. Les discussions les plus passionnantes s’y poursuivaient au milieu de la fumée que dégageaient les longues pipes de faïence bien connues à ceux qui ont fréquenté les brasseries d’outre-Rhin ; on discutait en vidant force chopes. Toutes sortes de personnages s’y rencontraient – les permanents, fixes à leur poste des années durant, puis les passagers, qui venaient, s’en allaient, revenaient, disparaissaient. Pour bien comprendre l’histoire de ce groupe, il faudrait se mettre « dans la peau » du monde intellectuel allemand de 1830 à 1850. L’Allemagne était bouleversée alors de fond en comble et par la critique en matière religieuse – la Vie de Jésus de Strauss date de cette époque – et par les aspirations vers la liberté politique qui devait aboutir à la révolution de 1848.
On discutait de tout et sur tout : sur la censure, sur le socialisme (sous sa forme communiste), sur l’antisémitisme (qui commençait à poindre), sur la théologie, sur l’autorité. Des théologiens comme Bruno Bauer voisinaient avec des journalistes libéraux, des poètes, des écrivains, des étudiants heureux d’échapper à l’enseignement ex cathedra, quelques officiers capables de parler d’autre chose que de chevaux et de femmes et possédant assez de tact pour laisser morgue et cravache à la porte. On y voyait aussi quelques « dames. » Karl Marx et Engels y fréquentèrent, mais ne s’y attardèrent pas.
Les « Affranchis » n’eurent pas toujours bonne renommée, on a prétendu que chez Hippel se commettaient de véritables « orgies » – à l’Allemande. Un de leurs visiteurs d’occasion, Arnold Ruge, leur cria un jour : « Vous voulez être des affranchis et vous ne remarquez même pas la boue puante où vous êtes plongées. Ce n’est pas avec des saletés (Schweinereien) qu’on affranchit les hommes et les peuples. – Nettoyez-vous avant que de vous atteler à pareille besogne. » L’abondance ne régnait pas toujours dans la « bande à Hippel » ; certains soirs où le brasseur se refusa à « pomper », nécessité fut d’aller tendre le chapeau « sous les Tilleuls, » Bruno Bauer comme les autres. Un généreux étranger se trouva parfois qui comprit la situation et, amusé autant qu’intéressé, fournit le subside nécessaire à l’extinction de la dette.
S’ils n’ont jamais été extérieurement des affranchis, dans le sens absolu du mot, au moins ces hommes-là s’efforçaient-ils de le paraître intérieurement. En tous cas, ils vivaient tous dans l’espoir certain d’entrer bientôt dans une vie de liberté.
Max Stirner les fréquenta dix ans. Il y portait son sourire ironique, le regard rêveur et pénétrant à la fois que derrière ses lunettes émettaient ses yeux bleus. On l’y voyait froid, impassible, n’éprouvant le besoin de se livrer à personne, ne laissant rien savoir de lui-même à ceux mêmes avec lesquels il était à tu et à toi – rien de ses joies, rien de ses douleurs, rien des détails de sa vie quotidienne. A vrai dire, on n’a connu à Stirner ni amis intimes, ni ennemis acharnés. Son caractère ne l’a jamais porté, semble-t-il, ni à aimer ni à haïr passionnément. Simple, mais correct, sobre, sans guère de besoins, sans goûts à part, sauf une prédilection pour les bons cigares, tel il apparaissait à ceux qui pouvaient l’approcher de plus près. Fort et concentré en soi.
***
Au moment où – en 1843 – il se maria avec Marie Daehnhardt, sa seconde femme, un Mecklembourgeoise avenante, blonde, rêveuse, sentimentale, possédant quelque aisance, Max Stirner atteignit son apogée. Dans quelques mois, en effet, l’Unique et sa Propriété allait paraître.
D’une éducation distinguée, libre d’allures, la jeune femme fréquentait également chez les « Affranchis ». Elle aussi, elle appréciait les cigares, fumait la longue pipe chère aux étudiants et vidait volontiers les chopes du père Hippel. Le mariage ne fut pourtant pas heureux. De quelles calomnies ne fut-ils pas la source pour Max Stirner ? On l’a accusé d’avoir vécu « aux crochets » de sa femme. Marie Daehnhardt n’a pas été la dernière à l’accuser d’avoir dépensé son bien dans le jeu et les plaisirs. Quand Mackay la retrouva, bien des lustres après, elle lui raconta que « son sang bouillait à la pensée qu’un homme possédant semblable culture et pareille éducation ait pu tirer profit de la situation d’une pauvre femme comme elle, et tromper sa confiance jusqu’à disposer de sa dot à sa guise ». Quelle aubaine pour les moralistes soutiens de l’Etat, pasteurs ou magistrats sans le sous, en quête d’héritières, politiciens, pot de viniers ou fonctionnaires prévaricateurs. D’autres qu’elle ont été jusqu’à insinuer que cet égoïste parmi les égoïstes avait éprouvé on ne sait quelle joie infernale à conduire sa femme aux « Affranchis » pour l’y voir s’y infecter et s’y corrompre matériellement et moralement.
Qu’y a-t-il de vrai dans tout cela ? Romanciers et psychologues exposent qu’à part de rares exceptions, à moins d’être une femme réellement supérieure, la femme qui cesse d’aimer considère comme un monstre sans égale celui dont elle ne veut plus ; il n’est pires calomnies ou mésinterprétations des faits, ragots de concierges ou on-dits de valets qu’elle ne soit prête à ramasser pour s’en faire un bouclier ou une justification. Elle voudrait que celui qu’elle a aimé fût moralement à mille pieds sous terre. Elle n’éprouve de satisfaction comparable à celle que lui procure la nouvelle, qu’à force de raconter à qui veut l’entendre que son amant d’hier a perdu son estime et ne mérite plus que son mépris, un ami s’est détaché de lui. Ces psychologues ajoutent qu’il ne servirait à rien de s’en étonner. A la fois nerveuse et calculée, dévouée à la folie et mesquinement intéressée, capricieuse et fidèle, sensible et perverse, extrême et se faisant arme même de sa faiblesse, la « femme ordinaire » surmonte difficilement sa tendance à considérer les faits autrement que sous leur aspect particulier et momentané. Elle serait ainsi faite qu’elle passerait sans transition de l’amour profond à une haine insondable, quitte à revenir plus bas sur ses pas. S’il est capable de s’irriter, de se livrer spontanément à un acte de vengeance, « l’homme ordinaire », au moins ne garde pas rancune, porté qu’il est en général à considérer toute femme sincèrement aimée comme ayant droit sur son cœur, même après consommation de la rupture. C’est ainsi que la compensation entre les sexes s’établirait. Pour réelles ou arbitraires qu’elles soient, toutes les analyses qu’on fera du caractère féminin n’empêcheront pas l’amour de s’en rire et d’accomplir son dessein.
Inexpérimentés tous deux en matière financière – surtout Max Stirner qui vécut toujours pauvre – la vérité probable c’est que l’argent leur glissa entre les doigts à tous deux. Sans doute aussi, la sensible Marie Daehnhardt ne su pas comprendre le penseur profond. Sans doute encore elle ne trouva pas en lui l’ami espéré bien qu’il ne fut pas un insensible. Peu de temps après leur mariage ils vivaient plutôt « en commun » que comme « époux ». Vint une heure où la séparation s’imposa : provoquée par elle, elle eut lieu en 1845.
Marie Daehnhardt s’en fut en Angleterre. Bien accueillie à Londres, elle tint un instant une place en vue dans un cercle où fréquentaient Louis Blanc, Herzen, etc. Elle écrivit quelques lettres à une feuille allemande où elle se moquait de la pruderie anglaise et ridiculisait la sanctification dominicale comme on la pratiquait alors au-delà du détroit. Après une aventure amoureuse, nous la rencontrons en Australie, malheureuse, remariée plus tard à un ouvrier, tombant dans les filets du catholicisme, devenue moins que l’ombre intellectuelle d’elle-même. C’est à Londres que Mackay la retrouva, bigote, vieillie, jargonnant le patois de Chanaan, préparée, disait-elle à la mort. Elle s’éteignit en effet à 84 ans « en Dieu » – ayant oublié ou presque qu’elle avait été la compagne d’un homme auquel on ne peut refuser pourtant d’avoir été l’un des premiers penseurs d’une race de penseurs !
***
Max Stirner, lui, était mort en 1856.Loin d’être un paresseux – appeler un paresseux l’homme qui a écrit l’Unique, c’est un comble ! – Stirner continuait à produire. Contrairement à ce qui se passe bien souvent, ni son mariage, ni ses déboires n’avaient éteint en lui la fertilité. L’Unique et sa Propriété date de la fin de 1844. Il a successivement publié de 1845 à 47 une traduction allemande en huit volumes des maîtres-ouvrages de J.-B. Say et d’Adam Smith avec notes et remarques ; en 1852 une « Histoire de la Réaction » en deux volumes, toute de sa plume ; en 1852 encore, la traduction d’un essai de J.-B. Say sur le Capital et l’Intérêt, avec des remarques… Puis il ne publia plus rien. La misère le talonnait, persistante. On ne le voyait plus. Il ne fréquentait personne, il fuyait ses anciens amis. Il vivait au jour le jour comme il pouvait. Il s’intitulait bien encore publiciste, professeur, docteur en philosophie – voire rentier – il était en réalité commissionnaire, porteur de messages. Il connut ainsi des années de détresse. Il recourut aux expédients. La prison pour dettes l’eut deux fois pour hôte. Il errait de garni en garni. Le 25 juin 1856, il avait près de cinquante ans, il succombait à une infection charbonneuse.
Des nouvelles recherches de Mackay, il ne semble pourtant pas que ses deux dernières années aient été aussi misérables ou dépourvues d’amitié qu’on l’a cru.
Telle fut la fin obscure de l’homme qui basant « sa cause sur rien » avait dressé le « moi » en face des « fantômes » qui rendent trouble la vision de l’horizon individuel – humanité, religion, état, parti, nation, faille, etc. – l’homme pour qui « rien n’était sacré, car tout ce qui est sacré est un lien ou une chaîne, » – l’homme qui a défini la capacité de puissance individuelle comme consistant à prendre ce dont le « moi » a besoin, et le « moi » a besoin d’autant qu’il peut atteindre, – l’homme qui a hardiment opposé à la société (Gesellschaft) imposée l’association (Verein) libre, où le « moi » individuel peut seul conserver toute sa valeur. – « Je suis propriétaire de ma Force, si je me sais l’Unique. » Tout ce qui est au-dessus de moi – dieu ou homme – disparaît devant ce sentiment conscient. « Sur moi l’Unique, j’ai basé ma cause ».
Max Stirner est mort oublié, mais fier. Il n’a pas « fini », casé dans quelque sinécure profitable. Nous savons que ce qu’il a écrit, il l’a fait pour son plaisir, non pour le nôtre. Il ne nous a rien demandé : ni notre admiration, ni notre sympathie, ni nos remerciements. Nous ne lui devons rien. Le tribut que nous lui accordons, c’est de notre propre volonté, parce que cela nous agrée. Et c’est pourquoi – malgré les critiques ou les calomnies, les envieux ou les moralitéistes – il nous apparaît comme suprêmement désintéressé.
(*) Chez Bernard Zack, à Treptow, près Berlin.
II
La bourgeoisie se reconnaît à ce qu’elle pratique une morale étroitement liée à son essence. Ce qu’elle exige avant tout, c’est qu’on ait une occupation sérieuse, une profession honorable, une conduite morale. Le chevalier d’industrie, la fille de joie, le voleur, le brigand et l’assassin, le joueur, le bohême sont immoraux, et le brave bourgeois éprouve à l’égard de ces « gens sans mœurs » la plu vive répulsion. Ce qui leur manque à tous, c’est cette espèce de droit de domicile dans la vie que donnent un commerce solide, des moyens d’existence assurés, des revenus stables, etc. : comme leur vie ne repose pas sur une base sûre, ils appartiennent au clan des « individus » dangereux, au dangereux prolétariat : ce sont des « particuliers » qui n’offrent aucune « garantie » et n’ont « rien à perdre » et rien à risquer. (Stirner : L’UNIQUE ET SA PROPRIÉTÉ.)
Pour bien comprendre cette citation de Stirner, il faut se remémorer et la mentalité et l’existence de celui qui en est l’auteur. Stirner ne fut pas un producteur massif et acharné comme Proudhon, aux préjugés de bourgeois moyen et généreux. Il ne vint pas de l’antique noblesse comme Michel Bakounine, un officier d’artillerie devenu professeur de philosophie, type de l’agitateur-globe trotter révolutionnaire et enfant au point d’organiser chez un Cafiero un feu d’artifice pour célébrer l’arrivée de son épouse. Il n’est pas descendu « vers le peuple » comme le prince Kropotkine, qui garda toujours le ton vulgarisateur d’un professeur de sciences appliquées. Ce n’est pas non plus un huguenot à l’âme d’évangéliste comme Elisée Reclus, dont la main droite ignora toujours que ce que sa main gauche avait donné hier avait profité à un « estampeur ». Stirner n’a rien de commun avec le romancier-gentillhomme campagnard Léon Tolstoï, tourmenté vingt-cinq ans durant par son incapacité à rompre les liens qui l’attachaient à une famille qui le tenait en cage. Il n’y a pas non plus de parallèle à établir entre l’auteur de l’Unique et sa Propriété et « le chantre génial et fou » de Zarathoustra, un romantique malgré lui, un lyrique incendié par le paganisme de la Grèce, un impratique avant tout. Non, pas de comparaison entre Nietzsche, l’homme des solitudes, et Stirner, le protagoniste de l’association des égoïstes !
Eh bien oui ! Stirner n’est pas de si haute lignée et ses ailes ont moins d’envergure. Il est logique, il est pratique, il possède de l’expérience. C’est l’un de nous. C’est le camarade obligé à faire toutes sortes de besognes pour gagner sa croûte : hier professeur, aujourd’hui laitier, demain commissionnaire. Il a une compagne qui ne le comprend pas, qui le quitte, qui lui en veut d’avoir englouti son avoir dans une affaire commerciale qui n’a pas réussi, qui aurait bien voulu ne l’avoir jamais connu. Il vit n’importe comment, il emprunte et ne paie pas ses dettes, ce qui lui vaut d’être jeté en prison. Stirner n’est pas mort dans l’apothéose d’un militant révolutionnaire exilé, banni, emprisonné tant de fois qu’on ne saurait les nombrer. Il ne s’est pas évadé du bagne, par terre ou par eau. C’est un homme qui s’est très mal débrouillé, qui a connu les hauts et les bas de la vie, qui a eu de l’argent dans sa poche et qui a touché le fond de l’extrême misère. Il a su ce que c’était que de se trouver sans moyen d’existence, de battre le pavé à la recherche d’un problématique emploi. Il est mort, non pas entouré d’une famille, ou sachant qu’à sa porte des disciples pleuraient à la pensée de ne plus le revoir. Non, il a succombé seul, victime d’une enflure générale (allgemeiner Geschwulst), dans une pension de famille de troisième ordre. Voilà le destin de Stirner, l’un des nôtres, vous dis-je.
Il convient de faire remarquer que Stirner n’a été ni un voleur, ni un brigand, ni un assassin, mais il apprit à connaître le monde bourgeois. Il subit par la suite toutes les rebuffades que ce milieu décoche à l’homme qui n’offre aucune garantie. De grands révolutionnaires peuvent avoir porté la livrée du prisonnier ou du bagnard, avoir été mis hors la loi ou leur pays ; cela n’empêche qu’ils offrent certaines garanties morales qui leur assurent un domicile dans la vie. Les bourgeois les considèrent comme des leurs malgré tout, ce sont des fils de famille qui ont mal tourné, voilà tout.
Stirner, parce qu’il sait à quoi s’en tenir sur son compte, a défini l’esprit bourgeois beaucoup plus exactement que ne le fit plus tard Flaubert, un bourgeois lui-même. Définir un bourgeois « celui que pense bassement » est une définition purement esthétique,, qui ne définit rein du tout, parce qu’elle exige, au préalable, qu’on s’entende sur ce qu’est une pensée basse et une pensée élevée. C’est de l’abstraction. La définition de Stirner est concrète : elle ne laisse palace à aucun équivoque. Nous savons que ce qui caractérise le bougeois, ce n’est pas uniquement de porter un vêtement à la mode, parler un langage raffiné, faire montre de belles manières, posséder une galerie de tableaux de maîtres authentiques ou falsifiés. Non, ce qui caractérise le monde bourgeois, c’est que ceux qui le composent ont une occupation s&rieuse, une profession honorable, de la moralité, bref, ce qui constitue un droit de domicile dans la vie. Le bourgeois peut être ouvrier ou rentier ; il peut se dire républicain, radical, socialiste, syndicaliste, communiste, anarchiste ; il peu appartenir à une Loge, à la Ligue des Droits de l’Homme, à un comité électoral socialiste, à une cellule communiste ; il peut même payer sa cotisation au « parti » anarchiste révolutionnaire. Tant que sa vie repose sur une base sûre, tant qu’il offre des garanties morales, bourgeois il est et bourgeois il reste. Voilà comment je comprends ce qu’a voulu dire Stirner.
Sans avoir approfondi ou peut-être lu Stirner, les anarchiste s de la période héroïque étaient imprégnés de cet esprit. Qu’il s’agît d’un Ravachol, d’un Vaillant, d’un Pini, d’un Emile Henry, d’un Clément Duval, d’un Mécislas Goldberg – plus tard d’un Libertad – leur vie ne reposait pas sur une base sûre ; ils n’étaient pas certains du lendemain. Ils faisaient partie de la catégorie cataloguée « gens de mauvaises mœurs ».
E. Armand, 1931
Tolstoï, chrétien slave
Un à un disparaissent de la scène du monde les hommes dont les livres furent des jalons dans le chemin de l’évolution de certains d’entre nous. Après Herbert Spencer, après Elisée Reclus, voici que Tolstoï a payé son tribut à la nature. Il ne m’appartient pas de chercher quelle place il occupera parmi les écrivains dont l’œuvre surnage à travers les siècles et j’estime que c’est la puérilité pure. Si personne plus que lui n’a soulevé les critiques et provoqué les louanges, bien peu ont connu la mauvaise fortune qui fut sienne d’être en butte à l’admiration de nombre d’hommes qui ne surent que le mécomprendre, alors même qu’ils n’exploitèrent pas sa renommée. Ses critiques, eux, venaient des côtés opposés de l’horizon : croyants et moralistes lui reprochaient d’être un athée et un immoral, révolutionnaires et matérialistes lui en voulaient de répudier la violence et de nier les joies charnelles.
Je fais allusion bien entendu aux critiques sérieuses, non à celles nées d’une mauvaise foi insigne. Nous avons connu de ces batteurs d’estrade, à l’affût de la réclame, qui se dressaient contre Tolstoï pour se tailler à ses dépens on ne sait quelle popularité de mauvais aloi. A l’affût du fait social quotidien pour en tirer prétexte à de soi disant conférences dont la variété n’a d’égale que le superficiel, nous les avons vus, dis-je, invectiver le grand penseur russe, le traiter de « chiqueur », eux dont la vie d‘agitateur (?) n’a été qu’un perpétuel « chiqué ». Il y a quelque vingt ans que je m’en entretenais avec Elisée Reclus, un savant dont la science « vraie » s’appariait à une modestie aussi réelle. Se tenant à égale distance de Nietzsche et de Tolstoï, sa critique abondait en objections dont j’ai par la suite reconnu le bien-fondé. Il me disait donc, faisant allusion à ces professionnels des réunions publiques, que tous les grands mouvements ont connu de ces mouches du coche qui s’imaginent jouer un rôle important, alors qu’au total leur activité se résout en un grand nombre de gesticulations oratoires. Ces critiques-là font un peu l’effet de la bave que les limaces laissent derrière elles quand elles se promènent sur le granit.
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Je crois que pour apprécier un grand écrivain à sa valeur, il convient de ne pas le séparer de son origine, de son environnement. Pour universels que soient devenus un Montaigne, un Molière, un Pascal, un Voltaire ou même un Alexandre Dumas, leur œuvre conserve un goût de terroir qu’aucune traduction digne de ce nom ne saurait atténuer sans enlever à leur œuvre son originalité. Mirabeau n’est point Pitt, pas plus que Balzac n’est Dickens, ou que Talleyrand n’est Machiavel. Alighieri, Pétrarque, Savonarole sont des italiens d’abord ; Shakespeare, Cromwell, John Wesley, des Anglais. Tolstoï est un russe, et non un russe de Saint-Pétersbourg où les influences allemande et française étaient si fortes, si envahissantes. Il est né au sud de Moscou, en pleine Grande-Russie.
Qu’on se représente l’immense plaine qu’est la Russie, sans une montagne, sans même une colline qui dépasse trois ou quatre cents mètres. Du pays plat et encore et toujours à perte de vue du pays plat. Des forêts immenses. Des fleuves lents et majestueux qui parcourent des milliers de kilomètres avant de s’aller achever en quelque mer intérieure. Comment isoler les habitats de cette vaste contrée, de leur environnement ? Les écrivains, de la race à laquelle ils appartiennent ? Le russe sera donc contemplateur, fuyant et un peu mystérieux comme la steppe dont les contours mal définis s’évanouissent dans un vague lointain. Il aimera la terre. Il sera fataliste, ayant appris que rien ne sert de regimber contre les saisons mauvaises et qu’il faut accepter le temps comme il vient. Il observera la nature autour de lui ; il vivra parmi les fleurs, les récoltes, les arbres, les animaux, d’une vie peut-être aussi désespérément dépourvue de relief que le sol natal.
Voilà un aspect du caractère russe qui ressort nettement de la lecture de ses poètes et de ses romanciers les plus célèbres. Qu’à cela on ajoute – trait caractéristique – que les russes constituent un peuple jeune, dont le véritable tempérament, en tant que race, ne s’est dégagé que très tard – qui a rejeté le joug asiatique depuis très peu de siècles, comparativement parlant, et qui n’est somme toute qu’à son début dans la vie mondiale : race jeune, elle est portée aux extrêmes dans un sens comme dans l’autre. Elle oscille entre l’autocratie et le nihilisme, car le marxisme, d’importation germanique, n’a d’abord recruté la majorité de ses adhérents en Russie que parmi les Juifs – des non-assimilés. Les Russes vont à l’extrême aussi bien dans ce qu’on est convenu d’appeler le vice, la cruauté, la corruption, la débauche que dans ce qu’on a coutume de dénommer héroïsme, générosité, dévouement. Comme les jeunes donc, ils iront facilement vers l’absolu : absolu d’en bas ou absolu d’en haut, ils seront mystiques raffinés ou grossiers jouisseurs.
Si on ne connaît pas tant soit peu le tempérament russe, on est à notre avis mal placé pour parler de Tolstoï. Surtout de Tolstoï moraliste. Car dans les œuvres qu’il composa dans la seconde partie de sa vie c’est surtout comme moraliste que Tolstoï apparaît au monde. Le message qu’il lui a apporté, c’est un message d’ordre moral, c’est un appel à l’action individuelle. Tandis que l’évolution moderne et surtout contemporaine indique à l’homme souffrant et inquiet, que sa guérison et son bonheur dépendent des circonstances externes, d’un régime parlementaire, d’un gouvernement meilleur, d’une répartition équitable de la production parmi les consommateurs, de la civilisation poussée à outrance : Tolstoï, lui, a crié que le salut était en nous, dans un ressaisissement de l’être individuel, dans le retour à une sorte de naturisme, mystique si on veut, puisque tendant à détacher le vivant de la vie de la société.
***
Tolstoï avait commencé par se faire de la morale à lui-même. Il ne s’est jamais pardonné, je crois bien, d’être né noble et d’avoir mené joyeuse vie dans sa jeunesse. Son premier et grand tourment, c’est d’appartenir à une classe autre que le vulgaire, c’est plus tard de s’être trouvé contraint d’y demeurer. Lorsque, le mois dernier, il s’enfuit de chez les siens heureux de respirer un peu d’air libre, je suppose que c’est avec délices qu’il monta dans le compartiment de troisième classe, ouvert à tous les vents, mais où il se trouvait en compagnie de ces moujiks, dont il avait voulu être le congénère intellectuel. Peut-être eut-il la sensation que son rêve allait se réaliser ; ce rêve qu’il avait jadis ébauché lorsqu’il fabriquait ses bottes, conduisait sa charrue ou fauchait son blé : le voici enfin devenu un moujik parmi les moujiks, pour de vrai cette fois –ci et non plus au milieu d’un confortable luxueux ou de convives amenés des quatre coins de l’Europe par des trains princiers.
Du froid le vieillard n’avait cure et c’est presque avec irritation, j’imagine, qu’il repoussa le cheminot qui la main à la casquette plate, l’invitait à prendre place dans de deuxième classe : « Je ne suis pas plus que les autres » – au diable l’importun ! Et Tolstoï continua à vivre son rêve, insoucieux de la congestion qui menaçait le poumon et dont il ne se releva pas, tout taillé qu’il fût pour vivre centenaire. Et l’obsession d’être traité autrement qu’un autre le poursuivit jusqu’à la fin. Ce n’est pas à l’avenir du tolstoïsme, – Tolstoï n’a jamais voulu en entendre parler – ni à ce qui resterait de ses œuvres, qu’il s’intéressa jusqu’au dernier moment. Apercevant plusieurs médecins à son chevet, on se rappelle qu’il demanda pourquoi on s’occupait tellement de lui, alors que tant d’autres existaient dont on s’occupait si peu.
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La civilisation n’avait pas suscité chez Tolstoï le regret des années dépensées, selon lui, en pure perte. De là, peut-être, son horreur pour elle. Ce n’est point un ennemi irraisonné de la science. Non pas. La civilisation ne profite qu’à un petit nombre,à une minorité de dominateurs et d’exploiteurs, tandis que le plus grand nombre vit misérablement et envie, dans sa misère, le sort de ceux qui vivent à ses dépens. La civilisation, c’est aussi l’organisation sociale, c’est l’Etat, c’est l’armée, c’est le mercantilisme, c’est la prostitution, c’est le clinquant, le trompe-l’œil. C’est par la violence, la force brutale, qu’elle s’est développée et qu’elle s’est imposée. Mieux vaut, au pis aller, dédaigner l’acquis scientifique puisque la preuve est palpable, qu’il n’a fait qu’empirer le mal. Ce qui est nécessaire aux travailleurs de la terre, après tout, c’est de la bonne terre, des engrais, des moyens d’irrigation, du soleil, de la pluie, des bois, de bonnes récoltes, et des instruments aratoires peu compliqués, susceptibles d’être fabriqués sur les lieux mêmes.
Et dans sa réprobation de la civilisation, Tolstoï englobe l’art et la femme, deux mensonges, deux falsifications, deux produits de la course à l’apparence contemporaine.
Puisque l’organisation sociale, fille de la civilisation, est basée sur la contrainte, toute récolte contre elle, toute résistance au mal qu’elle incarne doit reposer sur la répudiation de la violence. Ainsi conclut logiquement Tolstoï. Ce n’est pas par la révolte collective et brutale qu’on détruira ou annihilera le mal, mais c’est par une opposition individuelle toute morale, mais irréductible. On ne portera pas les armes, on ne paiera pas l’impôt, on ne remplira pas de fonctions publiques, on ne paraîtra pas devant les tribunaux et on n’y assignera personne. Et ainsi de suite.
Tolstoï avait attribué à la lecture des Evangiles son changement de vie. Peut-être y avait-il été préparé par Rousseau. Quoi qu’il en soit, il demeura chrétien mais d’un christianisme tellement émondé et corrigé que de tout e qu’on a attribué à Jésus de Nazareth, il n’avait gardé que le « Sermon sur la Montagne » et encore avait-il réduit celui-ci aux deux préceptes qui recommandent l’amour mutuel et la non-résistance au méchant. Il y avait chez Tolstoï, mêlés, se contredisant et se contrebalançant du panthéisme, du bouddhisme, du confucianisme et on conçoit que le Saint Synode ait fini par excommunier comme athée le moraliste qui traduisait Dieu par des abstractions telles que Raison, Entendement, Amour.
Tolstoï a beaucoup produit. Non pas tant je crois parce qu’il aimait écrire, mais surtout parce que n’ayant pas su ou pu se soustraire aux circonstances de son environnement, il trouvait comme une sorte de revanche et de consolation à dénoncer âprement les méfaits de cette civilisation où il était retenu, où il se sentait emprisonné. Il est hors de doute – j’ai des raisons pour en être convaincu – qu’il eut préféré mille fois la vie parmi les Doukhobors du Canada, à l’existence bourgeoise qu’il menait à Yasnaïa Poliana. Mais il a voulu rester fidèle au principe qu’il avait posé, ne pas résister par la violence, à ce qui lui paraissait le mal. Ne pas opposer un acte de violence personnelle à la pression de son entourage. Un jour est venu où la coupe a débordé. Il s’aperçut que les concessions qu’on fait à son milieu ne servent qu’à celui-ci et qu’il en profite pour river plus fortement les chaînes de qui lui cède. Les siens avaient fini par le considérer pour quelque chose, leur propriété, comme un bon vieillard au cerveau puissant mais tourmenté par une marotte, auquel il ne fallait pas laisser prendre trop de liberté. C’était l’échec de la doctrine qu’il avait défendue contre tant d’ennemis et d’objections.
Ne pas résister ne lui avait servi à rien – qu’à se faire traiter d’inconséquent ou d’hypocrite. Son geste dernier fut un geste de révolte, de libération. Il n’est pas mort en Sibérie, en exil, comme ses détracteurs l’auraient voulu, mais il est venu échouer dans une gare obscure, au fond de la province russe. Il ne s’est pas éteint dans l’apothéose d’un proscrit politique, mais il a fini comme un vagabond, en rupture de foyer familial, après avoir voulu mettre en pratique ce qu’il avait prêché, au rebours de tant d’autres qui commencent par là et finissent en arrivistes, gorgés d’honneurs et gavés de richesses.
E. Armand, Décembre 1910.
Après avoir lu Nietzsche
Oh Mensch ! Gieb Acht ! Was spricht die tiefe Mitternacht ? „ Ich schlief, ich schlief -, „Aus tiefem Traum bin ich erwacht : - „Die Welt ist tief, „Und tiefer als der Tag gedacht. „Tief ist ihr Weh -, „Lust – tiefer noch als Herzeleid : „Weh spricht : Vergeh ! „Doch alle Lust will Ewigkeit -, „- will tiefe, tiefe Ewigkeit ! O homme ! prends garde ! Que raconte donc minuit profond « J’ai dormi, j’ai dormi ! « D’un profond rêve je me suis éveillé. « Le monde est profond « et plus profond que ne le pensait le jour. « Profonde est sa douleur « Mais la joie est plus profonde encore que la peine. « La douleur dit : renonce, passe, « Mais toute joie veut l’éternité, « veut la profonde éternité ! »
Cet après-midi-là, j’avais médité sur les dernières strophes du Chant de l’Ivresse, le poème sur lequel s’achève, comme on sait : « Ainsi parlait Zarathoustra. » Je m’étais appesanti longtemps sur un fac-similé en ma possession de l’écriture de Nietzsche, fac-similé qui comporte la strophe placée en tête de cet article. En pensant à la sombre destinée du poète-philosophe de Sils-Maria, je scrutais cette écriture droite, où la tendance est de détacher, de scander chaque lettre des mots qui se succèdent sur le papier, – est-ce le signe d’une pensée qui se suit, qui se recueille, qui se comprime avant de s’élancer, de s’extérioriser comme un torrent en délire ? Le crépuscule s’annonçait, mettant fin à mes réflexions : L’heure était venue de quitter la ville.
***
Le long des quais, je croise à tout instant des jeunes filles s’appuyant langoureuses, pâmées, sur le bras d’un compagnon. Oh ! la belle soirée ! Il y a dans l’air de la douceur, de la volupté, des promesses de germination. Bientôt il fait nuit Dans les haies, dans les vergers des maisons bordant le canal qu’il me faut suivre pour me rendre à ma destination, des arbustes sont déjà en fleurs : prunelliers, pommiers, pêchers, etc. Les peupliers, les ormes, les hêtres commencent à se parer. Des pâquerettes, des coucous, des violettes, d’autres fleurs encore étoilent le gazon. La lune, toute pleine, argentée, illumine le sol ; les arbres se mirent dans l’eau clapotante ; les crêtes des vagues menues, éclairées davantage, dansent, se trémoussent sans répit. Qu’il fait bon respirer l’atmosphère de cette nuit de veille de printemps ! Certes le monde est profond, plus profond que ne le pense le jour, le jour où s’en donnent à cœur joie les dominants et les dirigeants, le jour où, pour que les exploiteurs vivent leur vie, les exploités renoncent à la leur. Le monde est plus profond que ne e pensait le jour, car le jour c’est le royaume de la peine et de la douleur. Et le monde n’est pas que douleur et souffrance. Il est aussi joie, et cette joie, on ne la comprend bien que lorsqu’on se sent comme réveillé d’un profond sommeil, sur les minuit, alors que c’est le calme, la solitude, le silence qui prédominent ; lorsqu’a disparu la dernière des rumeurs du monde où l’on sue et où l’on peine, lorsqu’a cessé l’appel des tâches ininstinctives, des labeurs desséchants, des astreintes mutilantes. Oui, c’est au cœur de la nuit qu’on éprouve, qu’on goûte, qu’on apprécie la joie d’être un vivant, d’aimer la vie en passionné, la joie de vivre sa vie pour soi-même.
Jamais, je n’ai tressailli comme cette nuit-ci sur ce chemin étroit qui file tout droit entre les eaux pailletées du canal et les haies d’aubépines, de coudriers, de prunelliers qui frémissent sous la caresse primevérale toute proche. Jamais je n’avais – je ne dis pas compris – mais appréhendé, saisi, conçu le sens contenu, celé en cette strophe du merveilleux chantre de Zarathoustra. Je me la répète, cette strophe, en français, en allemand, une fois, deux fois, dix fois. Je crois bien que je la chante, que je la rythme à haute voix, à plein gosier. Sûrement je suis plein, cette nuit, de l’ivresse de Zarathoustra. Sûrement, je communie avec l’état d’esprit de Nietzsche au moment où il composait ce poème.
– o –
Pourquoi faut-il qu’en pleine ivresse quelque chose d‘incommode, me gêne ? Quelque chose comme une bête sale et visqueuse qui passerait sur mon visage. Quelque chose de semblable à une morsure de pou ou de punaise. Comme une sensation de laideur rappelant « la peine du jour ». Qu’est-ce donc ? Ce n’est pourtant pas un spectre qui s’est dressé en travers de mon chemin. Non ! C’est dans ma mémoire qu’il me semble voir se détacher en caractère de bave et de fange quelques mots qui ne sont pourtant pas de mise en ce moment ineffable où mon être, tout mon être bat à l’unisson de la raison d’être des choses qui vivent, se confond avec elle, c’est-à-dire aspire à pleins poumons la joie d’exister, de réaliser que le but de l’existence est de savourer la jouissance de vivre.
Ah ! Les vilains mots, les mots déprimants qui me remontent à la mémoire en cette nuit-ci : « Où il nous faudrait de réalistes, nous avons des poètes ».
Des « réalistes »… Mais c’est un mot du « jour », du jour où l’on pleure, où l’on trime, où l’on crève justement pour la plus grande gloire et le plus grand profit des « réalistes » : détacheurs de coupons et encaisseurs de dividendes, détenteurs-accapareurs des moyens de production, manieurs d’argent et brasseurs d’affaires, joueurs et spéculateurs en bourse et en banque. Ah ! certes, « réalistes », ceux-là, et comment ! Réalistes les Monopoleurs et les Privilégiés qui se disputent sur le dos de millions de victimes insensées les marchés commerciaux du monde exploitable. « Réalistes », bien sûr, les capteurs de sources de pétroles et les Comités des Forges d’en deçà comme d’au-delà du Rhin. « Réalistes » les chemises noires du pseudo-César transalpin ou les rouges galonnards de la Moscovie soviétique.
« Réalistes » aussi les « copains » roublards à la recherche d’une combine impérilleuse – n’importe laquelle – pourvu que ça rapporte – l’argent n’a pas d’odeur – fût-ce celle de solliciter leur inscription sur la liste des émargeurs aux guichets de publicité des emprunts de l’Etat qui prépare et fomente la guerre, ou de la Haute Banque qui profite de la Barbarie universelle. Ne leur parlez pas des poètes, à ceux-là !
***
« Où il nous faudrait des réalistes nous avons des poètes ».
Pauvres poètes, vous n’êtes pas des « réalistes », on ne le sait que trop. Assurément vous ne connaissez ni la popularité, ni le succès, ni la fortune des « réalistes ». Sans doute, vous ne mourez pas de faim tous les jours et ce n’est pas quotidiennement que vous vous réfugiez dans le repos du suicide. Le plus souvent vous vous contentez – je pense ici aux vrais poètes – d’agoniser lentement votre vie durant. Vous n’êtes jamais assez pratiques pour décrocher la « combine », la vraie combine de tout repos, qui vous permettrait de finir vos jours bien doucement. Cependant, avec votre misère chronique, votre inguérissable façon de ne point savoir vous y prendre, votre insurmontable gaucherie, vos enthousiasmes et vos chutes, vos caprices et votre irritabilité, vous êtes mile fois plus près des sources primitives, originelles de la vie des hommes que les plus roués « réalistes ». C’est instinctivement que vous chantez, que vous aimez que vous souffrez, que vous vous réjouissez. Vous prêtez l’oreille au bouillonnement de vos désirs, vous ; vous ne repoussez pas les séductions de vos sensations, vous ne restez pas sourds à la voix des émotions qui vous tentent. Vus êtes plus vibrant, plus frais, plus neufs, plus libérés que le reste des hommes. Plus nature. Oui, plus nature. Et à cause de cela, vous heurtez sans cesse et toujours la croûte, le moule de la respectabilité d’expressions on veut vous engeôler le bon sens réaliste. Vous le heurtez tant et si bien – ô vrais poètes – que vous finissez par le faire éclater en mille morceaux. Et votre imagination s’échappe et galope bride abattue dans les campagnes de l’originalité créative. Poètes vrais – vous êtes individualistes – vous n’entendez vous exprimer que comme vous sentez, comme il vous plaît personnellement. Poètes vrais – lyriques ou cyniques – Vous êtes anarchistes – vous vous riez de toutes les servitudes de la pensée. Que vous êtes peu nombreux sur la planète, ô vrais poètes, irremplaçables animateurs d’humanités.
E. Armand, 1931
Élisée Reclus, l’anarchiste huguenot
Un jour m’arriva un beau livre ; un beau livre imprimé avec soin, illustré avec goût, une véritable œuvre d’art – une de ces productions comme il n’en existe plus beaucoup dans l’ignoble et mercantile société actuelle, où on ne rencontre guère l’artisan qu’à titre de pièce de musée. Marges spacieuses, caractères elzéviriens, papier de qualité extra. Il s’agit là d’un travail accompli la nuit. Ce volume a été composé, tiré, relié par un camarade qui a pris les heures nécessaires sur son sommeil, aidé par sa compagne, une fois terminé son travail quotidien. Oh le beau livre, réconfortant, consolant, merveilleux ! Dix dollars, cet ouvrage de luxe tiré à 290 exemplaires, mais c’est pour rien, quand on considère la peine qu’il a coûté, et on sait que pour nous – individualistes anarchistes – la valeur d’un produit se relative à l’effort qu’il a exigé pour être amené à pied d’œuvre.
Je songe à la masse des livres qui encombrent, que dis-je, qui submergent les vitrines et les étalages des libraires. Il n’y en a pas un sur mille qui puisse être comparé à cette compilation. Il n’y en a pas un sur mille capable, comme celui-ci, de vous transporter – loin des querelles et des chamailleries de boutiques, de sectes, de paris, – là-bas, très-haut, où l’on est pris de pitié pour les mesquins intérêts qui font s’entre déchirer les nains qui grouillent dans la plaine.
Vous vous demandez ce que peut renfermer un volume capable à ce point de m’émouvoir ? – Ce n’est pas un manuel d’histoire, de littérature, de philosophie ; un cours de sciences exactes. Il s’agit du livre qu’édita, il y a quelque temps, notre ami Joseph Ishill et qui est tout entier consacré à la mémoire des frères Reclus : Elie et Elisée. Ils ont joué, surtout Elisée, un rôle important, des plus importants même, dans l’histoire du mouvement anarchiste. L’un et l’autre se complétaient. Elisée, c’était l’évangéliste, le propagandiste. Elie, c’était le saint, l’homme des recherches. Elisée, le premier géographe de son temps et sociologue éminent, extériorisait. Elie, l’anthropologue de grande envergure et le déchiffreur de mystères, intériorisait. C’est est pourquoi la foule a moins entendu parler de celui-ci que de celui-là. Inutile de dire que malgré leur valeur, nul ruban rouge ne tacha leur boutonnière. Ils ne durent rien au gouvernement. Ils tenaient farouchement à leur indépendance, de manière à n’avoir de dette envers personne.
Il y a plus de trente ans – comme c’est loin – que dans une bourgade arrosée par la Dordogne, j’entendis parler de la famille Reclus. Je militais dans une organisation protestante alors très agressive et j’ai déjà raconté comment ma rencontre avec un membre de cette famille orienta ma pensée vers l’anarchisme. Le souvenir du pasteur Reclus, le père de la grande famille des Reclus, était très vivace à Sainte-Foy-la-Grande ; où il n’y a pas un demi-siècle, on se battait encore entre parpaillots et catholiques romains. J’entendis donc parler du pasteur Reclus, de ses tournées d’évangélisation effectuées à cheval. J’entendis parler des filles et des fils Reclus, qui ne suivaient pas la voie du Seigneur, ce qui n’empêchait pas de raconter qu’en venant au monde, les fils Reclus étaient déjà des géographes éminents. Exagération à part, il était courant qu’à leurs examens, ils en remontraient à leurs examinateurs sous le rapport de la géographie. J’avais recueilli les concernant pas mal d’anecdotes qui me reviennent en foule, mais que je ne citerai pas, de crainte que ma mémoire me soit infidèle. Quoiqu’il en soit, dans le milieu où je fréquentais, si on était d’accord pour admettre qu’à une ou deux exceptions près, la famille Reclus sentait le fagot, on n’en parlait qu’avec affection et respect. Et puis, comme me disait un vieux darbyste, brave homme qui voulait faire de ses enfants de chrétiens en leur donnant à apprendre par cœur des versets de la Bible – qui avait bien connu le pasteur Jacques Reclus : – « et puis, les voies de Dieu son impénétrables et nous ne savons pas quelle œuvre il tient en réserve pour ces frères égarés ».
– o –
On peut donc s’imaginer quelle fut ma joie quand plus tard je rencontrai Elisée Reclus. Il n’aimait ni Tolstoï, ni Nietzsche, mais il comprenait qu’on pût être anarchiste chrétien, tout au moins comme préparation à l’anarchisme. Tout en ne professant pas l’individualisme, c’était un individualiste bien plus soucieux de sa sculpture individuelle, de la culture de sa personnalité, que maints de ceux qui s’affichent individualistes anarchistes. Il n’acceptait pas comme « parole d’évangile » – c’est le cas ou jamais de le dire – tout ce qu’énonçaient les doctrinaires du communisme anarchiste. Il y avait en lui de l’esprit du « chaque protestant pape, la Bible à la main ». Il professait un anarchisme à lui. Mais il croyait en l’anarchisme avec l’enthousiasme d’un huguenot de vieille roche, qui sait que c’est la foi qui sauve le juste, mais que sans l’œuvre individuelle, il n’y a pas de salut.
Ah ! parlez-moi de l’enthousiasme d’Elisée Reclus à 72, 73, 74 ans ! Il faut avoir conversé avec lui pour comprendre quelle influence il eut sur moi, à peine sorti de l’orthodoxie évangélique, que personne n’encourageait, et qui ne voyais pas bien clair sur mon sentier. Que ce soit chez Mme de B…, chez lui à Ixelles, ou ailleurs dans la rue, jamais je ne l’ai entendu émettre une réflexion pessimiste, un mot déprimant.
Elisée Reclus était resté puritain au fond de l’être. Ce n’était pas un timoré, mais ce n’était ni un épicurien, ni un rabelaisien. Mais il n’était pas sectaire. Je me souviens qu’un jour, à Bruxelles, il m’offrit à dîner dans un restaurant. Nous consommâmes selon notre goût, lui sa frugale pitance, moi ma « carne ». Son végétarisme n’était pas tyrannique, au moins.
***
La sympathie qu’Elisée Reclus a toujours montrée à l’égard des outlaws est digne d’être signalée. Il n’a jamais méprisé le voleur, par exemple, si le vol lui répugnait. Et encore ? ce qui lui aurait répugné surtout, ç’aurait été d’être l’auteur d’un vol. Là-dessus, il était resté chrétien et authentiquement. Nous nous entendions sur cette question, car j’avais jadis beaucoup aimé les pécheurs et je retrouvais un écho de cet amour pour les hors la loi dans le grand cœur d’Elisée Reclus. J’aimais la figure de David, ce prototype du Christ, poursuivi, traqué, mis au ban de la société, s’entourant de chenapans, de gens de sac et de corde, rassemblant les mécontents du royaume d’Israël. Je ne pouvais me représenter Jésus que mangeant et buvant parmi les péagers et les gens de mauvaise vie, marchant suivi par un cortège de bas tombés et de femmes perdues. A quelques exceptions près, je considérais que c’était la lie du peuple qui suivait le Fils de l’Homme, non point les honnêtes gens. Je ne puis m’empêcher, sentimentalement, de revenir à ma conception première du milieu qu’influençait le problématique fils de Marie. Elisée Reclus, donc, comprenait ma conception et je ne l’ai jamais entendu porter jugement définitif sur un geste illégaliste.
Non point qu’il n’eût été trompé, dupé, escroqué, mais il n’était pas de ces hommes qui tonnent contre la propriété individuelle et gueulent comme porcs qu’on égorge parce qu’on leur emprunte cent sous et qu’on ne les leur rend pas. Elisée Reclus avait le cœur trop haut placé pour fermer son huis au camarade nécessiteux parce que huit jours auparavant on lui avait dérobé un livre ou une pièce de vêtement.
C’était de tradition dans la famille. Le livre que j’ai sous les yeux raconte que le pasteur Jacques Reclus s’étant aperçu qu’on lui avait volé des pommes de terre dans un champ lui appartenant, s’en vint de nuit en déterrer une certaine quantité, les déposa au bord du chemin afin que celui qui en avait besoin pût les prendre sans être induit à les voler. Cela cadre bien avec des anecdotes qui couraient le milieu protestant de Sainte-Foy-la-Grande. Un jour, nous raconte le même volume, Elie Reclus fut cambriolé à Sèvres et on lui vola ses livres. « Bah ! dit-il, je ne les aurais pas donnés, on a bien fait de me les prendre ».
– o –
En écrivant ces lignes, j’ai présent à l’esprit certain soir où Elisée Reclus, chez Mme de B…, nous décrivait les péripéties d’un voyage effectué en Orient ; les termes dont il se servait étaient si peu recherchés qu’un enfant les aurait copris, mais chaque phrase révélai une érudition si profonde, une connaissance tellement sûre des hommes et des choses, des contrées qu’il nous dépeignait que nous demeurions immobiles et silencieux sur nos sièges, loin certes du lieu où nous nous trouvions réunis, à la vérité foulant de nos pieds le sol des régions dont le tableau nous enchantait.
Je me souviens d’une anecdote sur un certain derviche qu’Elisée Reclus avait rencontré sur un bateau faisant le service entre Stamboul et la côte asiatique ; par mégarde, notre ami s’était assis sur le pan de la robe du musulman et il nous racontait comment, sans proférer une parole, l’illuminé l’avait regardé. Ce à la fois pénétrant et doux, pacifique et chargé de reproches, avait suffi pour que le grand géographe sentît en son for intime qu’il avait causé quelque tort à son voisin. Il me semble encore entendre Elisée insistant sur la quiétude et l’acuité de ce regard. Nous n’étions plus à Bruxelles, c’était nous qu’éclairait le soleil de l’Hellespont, nous avions le sentiment d’être assis sur une banquette de ce steamer, voisinant avec des gens coiffés du turban et du fez ; c’était nous qui nous étions posés sur la robe du derviche et c’est encore nous que son regard fouillait jusqu’à l’âme pour nous reprocher notre manque de délicatesse.
C’est un très petit incident, mais de la manière dont Elisée Reclus l’amplifiait, nul doute qu’il ait souffert, profondément, de s’être trouvé l’auteur de cet incommensurable manque d’égards. Il se montrait là tout entier : idéaliste toujours et mystiquement affable.
En effet, s’il se déclarait, par la pensée et par le verbe, tellement éloigné du christianisme qu’il ne voyait de salut pour la France, qu’en sa « déchristianisation » – c’est son propre terme – il en était moins distant par l’esprit qu’il voulait qu’on le crût.
Edgar Poë, le conteur de l’extraordinaire
Il m’arriva un jour (1) d’ouvrir, faute de mieux, les « Contes extraordinaires d’Edgar Poë », ouvrage que j’avais lu maintes fois (2). Sur la dernière page, quelqu’un avait écrit au crayon : « Contes extraordinairement bêtes ». Je pensais, en lisant ce jugement rapide d’un inconnu qui révélait de façon manifeste son manque d’instruction, combien est relativement rare le nombre de lecteurs susceptibles, au cours d’une génération, d’apprécier à sa valeur un novateur, un original au point de vue littéraire. L’originalité – surtout au moment où il écrivait – une originalité particulière : l’originalité dans le bizarre, dans l’étrange, dans l’horrible, dans le terrifiant, voilà en effet ce qui distingue Edgar Poë. Non pas un bizarre inexplicable, un horrible surnaturel, un terrifiant résultant de quelque opération magique. Mais un « extraordianire » susceptible d’être analysé, réduit, démontré dans ses causes et dans ses effets.
Il y aurait une étude spéciale à consacrer à la vie d’Edgar Poë. Il vécut pauvre et on lui reproche non seulement de n’avoir réussi à exister que grâce à des expédients, mais encore de n’avoir écrit que sous l’influence de l’alcool. Poë, s’il a eu des détracteurs, n’a pas manqué de défenseurs, parmi lesquels notre ami Michaël Monahan, le distingué rédacteur de « Papyrus » – revue américaine aujourd’hui éteinte. Je n’ai l’intention ni de me mêler au débat, ni la documentation nécessaire pour le faire sérieusement. Je veux simplement reproduire deux ou trois réflexions que m’ont suggérées quelques-uns de ces « Contes extraordinaires ». Je ferai remarquer cependant que Poë a été un précurseur. Les romans-détectives du type Sherlock Holmes ont en lui leur source originale. Il a précédé Jules Verne et Wells, et les compositeurs des pièces émotionnantes que le Grand Guignol s’est fait une spécialité d’interpréter, ne sauraient nier qu’il est leur père spirituel.
Ce n’est point par esprit d’affectation, par une sorte de tournure d’esprit artificielle, que Poë vise à décrire l’extraordinaire et à provoquer le trouble dans l’esprit de ses lecteurs. C’est par suite du penchant naturel de son intellect, un penchant analytique, on s’en aperçoit bientôt. Son « extraordinaire » fera frissonner, dresser les cheveux sur la tête, jettera le doute dans la pensée, provoquera même une attaque de nerfs chez une jeune personne sensible, mais il ne sera ni incohérent, ni désordonné.
Au contraire, notre auteur s’efforcera toujours de ramener à une logique, à un raisonnement d’ordre scientifique les résultats extraordinaires auxquels il aura amené le lecteur. Je veux, pour le montrer, m’arrêter sur deux des Contes extraordinaires de Poë – qui ne sont ni les meilleurs ni les plus horrifiants – Le Portrait Ovale et Le Cas de M. Waldemar.
Voici la thèse du Portrait Ovale. Au cours d’un voyage en Italie, le narrateur, à la suite d’un grave accident, couche dans un château abandonné, un vieux manoir assez sombre. Installé dans un des chambres les plus petites du bâtiment seigneurial, il remarque que les prois en sont ornées de chefs-d’œuvre de peinture. Parmi ces tableaux se trouve un portrait de jeune femme – presque une jeune fille – qui produit sur lui une émotion indéfinissable. Après avoir longtemps réfléchi, il s’aperçoit que le charme qui se dégage du tableau provient de l’expression du portrait, expression tellement semblable à la vie qu’on le dirait animé. Curieux de savoir à quoi s’en tenir sur ce tableau, il consulte un livret-guide, y trouve la notice afférente au tableau et apprend que ce portrait est celui de la jeune femme d’un peintre qui avait mis toute sa gloire dans cette œuvre. Tout à son travail, l’artiste ne s’apercevait pas que le peu de lumière qui tombait dans la tour isolée qui lui servait d’atelier, ruinait la santé de celle qu’il aimait et dont il voulait immortaliser les traits, apportant à sa tâche une ardeur telle qu’il peignait la nuit et le jour. Tout en constatant que la jeune femme languissait de plus en plus, les visiteurs ne pouvaient s’empêcher d’être frappés par la merveilleuse ressemblance du portrait, double preuve du génie de l’artiste et de son amour pour sa femme. A la longue, l’œuvre touchant à sa fin, on n’admit plus personne dans la tour. Absorbé par son œuvre, l’artiste ne détournait plus les yeux de la toile, même pour regarder son modèle. Il ne voulait pas s’apercevoir que les couleurs qu’il étalait sur la toile étaient tirées des joues de celle qui, soumise et obéissante, posait près de lui. Le moment de la dernière touche arriva : pendant une minute l’artiste se tint en extase devant son œuvre, enfin achevée. Devenu subitement pâle, un frisson le secoua, et d’une voie vibrante, il s’écria : « en vérité c’est la vie elle-même ! » Il se retourna alors pour regarder son modèle : sa femme venait de rendre le dernier soupir.
L’idée de Poë est claire. Il met en scène un homme de génie , d’une énergie à toute épreuve, décidé à reproduire exactement la physionomie de la femme qu’il aime – femme jeune, de peu de santé, heureuse d’être choisie comme modèle par son mari. Peu à peu, la pensée de donner à ce portrait l’aspect de la vie amène l’artiste à exercer une telle influence hypnotique sur son modèle qu’il se produit une extériorisation de couleurs, de traits, de la force vitale elle-même, qui quittent pour ainsi dire la malheureuse pour aller se fixer sur la toile, pour « s’incarner » dans les couleurs qui y sont étalées. Au moment où le portrait est achevé, le modèle s’éteint comme une lampe qu’on aurait laissé allumée, mais dont l’huile aurait été transportée dans un autre récipient. L’élément vital a quitté le corps de la jeune femme, il s’est transporté sur la toile du tableau obéissant à la volonté du peintre. C’est un cas « extraordinaire » du transfert de l’élément vital d’un corps animé à une représentation de ce corps, dans laquelle le dit élément vital se trouve capté à l’état d’insensibilisation ou de sommeil hypnotique. Il n’y a rien de surnaturel dans l‘effet que ce portrait produit sur ceux qui arrêtent leurs yeux sur lui.
Dans La Vérité sur le cas de M. Valdemar, il s’agit d’un moribond que l’on hypnotise. Le moribond agonise et sous l’influence du sommeil hypnotique, il décrit les phases successives par lesquelles il passe. – « Laissez-moi mourir ! Je meurs ! » –A l’instant où nous prenons le récit, les médecins qui assistent à l’expérience sont d’avis que la mort va survenir dans les cinq minutes, et bien qu’ils expriment le désir de laisser le mourant tranquille jusqu’à la fin, l’hypnotiseur répète sa question : « Valdemar, dormez-vous toujours ? » A ce moment, les yeux roulent sous les paupières, le teint devient cadavéreux, la peau prend l’aspect du papier blanc, les deux taches hectiques des pommettes s’éteignent, la mâchoire inférieure tombe. Avec la saccade d’un bruit sec, la bouche demeure grande ouverte, montrant une langue noire, boursouflée. Les expérimentateurs pensent se trouver en face d’un cadavre, quand tout à coup la langue s’agite d’un mouvement vibratoire très marqué, et d’entre les mâchoires distendues jaillit une voix d’une intonation étrange, hideuse, indéfinissable, comme extra-terrestre. Or, cette voix répond à la question posée quelques minutes auparavant : « Oui. Non. J’ai dormi et maintenant je suis mort. »
Le premier moment de saisissement passé, médecins et hypnotiseur concluent que la mort ou ce que nous entendons par ce mot, est suspendue par le sommeil magnétique et qu’il convient de le laisser continuer. Sept mois se passent ainsi durant lesquels le corps demeure exactement dans le même état, sous l’incessante surveillance de gardes. Au bout de sept mois, le réveil est décidé. Les premières passes demeurent sans résultat, mais bientôt une modification de l’iris annonce la fin prochaine de la catalepsie. Mais voici que ce mouvement de l’œil s’accompagne du flux abondant d’un liquide jaunâtre coulant de dessous la paupière avec une odeur âcre insupportable. L’un des docteurs suggère à l’hypnotiseur de questionner Valdemar. On demande donc au sujet d’expliquer quels sont présentement ses sensations et ses désirs. A cette question, les taches hectiques se rallument aux pommettes. Et la même voix caverneuse et horrible interjecte : « Pour l’amour de Dieu, vite, vite, faites-moi dormir, ou bien vite, réveillez-moi ; vite, je vous dis que je suis mort ». Tout en faisant de vagues efforts pour calmer le sujet, l’hypnotiseur se décide presque involontairement pour le réveil. Au lieu de réveil, tandis que sans passer sur les lèvres, les cris mort, mort, font explosion sur la langue, et en moins d’une minute, le corps s’affaisse, s’émiette, tombe littéralement en pourriture, sous les yeux stupéfiés des assistants, entre les mains de l’hypnotiseur. Il ne reste sur le lit qu’une abominable putréfaction.
Là, « l’extraordinaire » du conte consiste dans la prolongation de la vie d’un être mort, sept mois durant, grâce à l’influence de l’action hypnotique exercée sur lui. Plongé dans un sommeil cataleptique, le sujet s’est maintenu pendant ce laps de temps dans l’état où il se trouvait au moment de son hypnotisation, y compris la conscience de son état d’être individuel. Rien de surnaturel, de magique ; un résultat de l’emploi d’une force naturelle.
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Il est évident que dans plusieurs autres de ses « Contes extraordinaires » les choses ne sont pas explicables aussi naturellement. Les coïncidences sont telles qu’elles côtoient un mystérieux très difficile à élucider, quoique produit par un enchaînement logique de faits exposés. Il semble hors de doute que Poë acceptait l’idée de la persistance de la vie de l’être spirituel après la mort de la vie individuelle de l’âme et de sa réincarnation en un être vivant choisi par lui. Il étendait même cette conception aux animaux. Par ailleurs, il y aurait une étude très intéressante à faire sur son point de vue de l’esprit de perversité dans l’homme ; là , il précédait Dostoïewsky et toute son école.
Dans deux contes que j’appellerai « détectives » : La Lettre volée et Le Double assassinat de la rue Morgue, Poë a donné sa philosophie de l’Analyste. Il fait dire à l’un de ses personnages qu’il conteste la puissance de tout raisonnement qui s’appuie sur un procédé social autre que la logique abstraite. « Je conteste surtout, dit-il, le raisonnement déduit de l’étude des mathématiques… Nous nous trompons surtout en estimant que les vérités qu’on nomme purement algébriques sont des vérités abstraites ou générales… Les axiomes mathématiques ne sont pas des axiomes d’une vérité générale. Ce qui est vrai de formes ou de quantités est souvent faux relativement à la morale, par exemple. Et dans la morale, il est absolument faux que la somme des fractions soit égale au tout… Dans l’appréciation d’une force motrice, l’axiome a tort également, car deux moteurs ayant chacun une puissance donnée, n’ont pas, quand ils sont associés, une puissance égale à la somme de leurs puissances, prises séparément. Une quantité d’autres vérités mathématiques ne sont des vérités que dans les limites du rapport… Mais le mathématicien raisonne toujours d’après ces vérités finies, comme si elles étaient générales… Bref, je n’ai jamais rencontré de mathématicien auquel on pût se fier en dehors de ses racines et de ses équations ».
Dans le Double assassinat de la rue Morgue, Poë explique, de la manière originale qui lui est propre, son idée de « l’analyste », tout en avertissant son lecteur que, selon lui, ce terme est impropre. L’analyste est une sorte d’artiste, dont « l’art » consiste, par un travail d’observations et de déductions, à pénétrer dans l’esprit de son adversaire, à s’identifier avec lui et à arriver au point de découvrir parfois d’un coup d’œil, le moyen de l’attirer dans un faux calcul. Notre auteur établit une différence entre la faculté d’analyse et la simple ingéniosité. Il arrive souvent que l’homme ingénieux est incapable d’une analyse tandis que « l’analyste » est nécessairement ingénieux. Cette ingéniosité révélée par le don de combinaison ou de constructivité se trahit parfois chez des êtres d’une intelligence voisine de l’idiotie. Entre l’ingéniosité et l’aptitude analytique, la différence est beaucoup plus grande qu’entre « l’imaginative » et l’invention. L’homme ingénieux est toujours plein d’imaginative, l’homme vraiment imaginatif est toujours un analyste.
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J’ai cité ces courts résumés pour donner une idée de la sphère où se mouvait la pensée d’Edgar Poë. Ce n’est certes pas moi qui contesterais que les vérités mathématiques ne sont vraies que si on les considère comme des rapports. Une calville et une reinette font deux pommes, sans doute, mais non deux objets d’un même volume ou d’un même poids. Je suis tout à fait d’accord avec lui sur ce point que c’est folie de vouloir résoudre l’être humain vivant, comme on résout une équation ou dissèque un cadavre. Le fait qu’un individu possède en détail telles et telles facultés à un certain degré, ne veut pas dire du tout qu’au total il soit meilleur, plus fort ou plus intelligent que tel autre chez lequel les mêmes facultés sont presque imperceptibles. Dans un autre ordre d’idées, il n’est pas exact qu’un père avare et une mère parcimonieuse donnent fatalement naissance à un enfant ladre. A et égard, je crois que le procès est jugé.
Quant à la conception ci-dessus exposée de l’art de l’analyste qui consiste, pour battre son adversaire, à s’identifier à lui à ce point de prévoir le moindre de ses gestes, de deviner la moindre de ses attaques, j’avoue qu’elle ne me plaît pas. Dans notre agrégation sociale, où la concurrence est un assaut de ruse et non un procédé ou un moyen d’émulation, peut-être cet art est-il utile ? Je songe à une « lutte pour la vie » tout autre où il ne saurait être question de « concurrencer » son prochain qu’en apportant à la confection de son produit, à soi, toute son attention, tout son talent, et non pas en s’ingéniant à dérober les secrets de la pensée de son concurrent.
J’avoue enfin que j’ai toujours regretté de voir des « individualistes », soit s’abaisser à servir de sujets à des hypnotiseurs, soit accepter de jouer ce dernier rôle. Je n’admets pas qu’on consente à se réduire à l’état d’automate ; je n’admets pas non plus qu’on y réduise autrui. Tout ce qui tend à faire un jouet de l’individu, à le dégrader au point de le rendre esclave de la volonté d’autrui, jure avec nos idées de respect de l’autonomie de la personnalité humaine.
En ce qui concerne l’analyste (j’appelle de ce nom le chercheur, le penseur qui considère les faits et les êtres en étudiant les déterminatives intérieures et extérieures qui les ont amenés à être ce qu’ils étaient au moment où il s’intéresse à eux : c’est ce procédé de recherche psychologique que j’appelle analyse), s’il s’agit d’un être humain, je ne puis supporter que cette recherche conduise à sa domination ou à son exploitation. Elle peut avoir pour but la connaissance approfondie du sujet qui retient l’attention, le plaisir du chercheur, l’intérêt de l’analyste, jamais, à mon sens, un sous-entendu d’oppression.
On trouverait bien autre chose à glaner dans l’œuvre d’Edgar Poë. J’avais, en écrivant ces lignes, voulu me soulager de l’irritation intérieure qui m’avait saisi à la lecture de ce qualificatif « extraordinairement bêtes », appliqué à des productions susceptibles de provoquer tant de réflexions. Ce n’est pas la seule fois où le jugement de « l’homme du peuple » s’est montré faux, injuste ou absurde. C’est pourquoi, si cela fait bien de parler de descendre vers le peuple en vue de l’éduquer, il convient de se demander si, à cette descente, on ne perd pas davantage qu’on gagne. Peut-être – davantage que cette boutade d’un malheureux sur un livre qu’il n’avait pas compris – peut-être les évènements actuels serviront-ils à juger sérieusement les effets de la propagande de ceux qui ont fait profession de s’adresser au peuple, en oubliant que c’est à l’individu qu’il convient d’abord de faire appel, si l’on veut escompter un résultat.
(1) C’était à la Maison Centrale de Nîmes.
(2) J’ai fait publier, il y a bien une trentaine d’années, une traduction des Contes extraordinaires, ainsi que des Aventures d’Arthur Gordon Pym. (Collection A.L. Guyot).
Un grand humaniste anglo-saxon : Havelock Ellis
Nous ne connaissons guère en France Havelock Ellis qui a atteint 70 ans le 2 février 1929, que par la traduction qu’a éditée le Mercure de France de ses « Etudes de Psychologie sexuelle » (Studies in Psychology of Sex) – son œuvre capitale, d’ailleurs. Le Mercure de France a publié également une traduction de son « Monde des Rêves » (World of Dreams) où il a anticipé Sigismond Freud. Mais ce serait mal connaître l’œuvre vraiment conséquente de ce grand penseur de ne voir en lui que le psychologue de la Sexualité. C’est un Libérateur, un Emancipateur dans le sens grandiose du mot. S’il a voulu réhabiliter la sexualité de l’opprobre où l’ont tenue et la tiennent encore les préjugés décorés du nom de sociaux, il s’est montré l’ardent défenseur des droits de la femme, non pas au point de vue politique exclusivement, non pas qu’il voulût qu’elle imite l’homme, mais il a revendiqué pour elle la liberté de développer sa féminité sans limites autres que celles tracées par sa nature de femme. Havelock Ellis a mené combat pour l’Eugénisme, pour la sélection en matière de procréation, non dans un sens étroit et réglementé, mais comme une conséquence de l’éducation personnelle. Il a enfin opposé avec véhémence la Nature à l’artificiel ou plutôt au compliqué de la civilisation, c’est-à-dire qu’il a proclamé la supériorité de l’état de nature sur l’état de civilisation en tant qu’hostile à la nature.
Havelock Ellis s’est occupé d’éthique philosophique (The New Spirit, The Soul of Spain, Philosophy of Conflict, Affirmations, Impressions and Comments. Little essays of Love and Virtue), d’art et de literature (British Men of Genius, the Dance of Life), de psychiâtrie (The Criminal). Il a même fait du roman (Kanga’s Creek), idylle australienne : il ne faut pas oublier qu’il a été quelque temps maître d’école dans la brousse de la grande île océanienne (1) et c’est aussi un poète de valeur. Descendant de marins, il a continué la tradition familiale en abordant à de nombreuses plages et en ne craignant pas, le plus souvent, d’explorer des régions où d’autres ne voulaient pas s’aventurer.
Apparenté aux Whitman, aux Carpenter, Havelock Ellis m’a toujours fait l’effet d’être une sorte de Léonard de Vinci anglo-saxon. A l’occasion de ses soixante-dix ans, un de mes amis, M. Joseph Ishill, auquel j’ai déjà fait allusion en parlant d’Elisée Reclus, a édité un volume qui n’a a été tiré qu’à 500 exemplaires, où des écrivains et des savants ont voulu rendre hommage au talent et à l’ampleur de vues du grand polygraphe qui nous occupe. Parmi les collaborateurs de cet ouvrage : Elie Faure, Hugh de Sélincourt, J.A. Hobson l’envisagent comme un humaniste et ce dernier dit de lui qu’il est « l’un des quelques grands humanistes de notre époque » – pour John Haynes Holmes, il est « la distillation parfaite de tout ce qu’il y a de mieux dans notre civilisation » – pour Annie G. Porritt, il est « le défenseur, le prophète, le voyant du mouvement féministe » – pour Margaret Sanger, il est « une des plus grandes forces génératrices de vie de notre siècle ». William Lloyd a vu en lui « le plus satisfaisant des grands hommes » qu’il ait jamais rencontrés – Pour Pierre Ramus, il est « le plus grand des investigateurs des mystères sexuels ». – Llewelyn aperçoit surtout en lui « une personnalité sensitive et au cœur tendre ».
N’est-ce pas un témoignage de la multilatéralité et de la fécondité de la pensée d’un auteur que les impressions différentes qu’il laisse chez des femmes et des hommes, dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils n’obéissent pas à des considérations irréfléchies.
Pour ma part, dans ce volume, j’ai envisagé Havelock Ellis comme un artiste, plus spécialement comme un prophète de la joie de vivre. Dans la Pensée, l’Expression écrite, la Danse, la Morale, la Science, la Religion, il distingue, il découvre autant d’arts différents ; il est l’un de ceux qui veulent que la vie collective et que la vie individuelle soient semblables à une œuvre d’art. Il se montre ainsi un vrai fils de la Renaissance, l’un de ceux qui demandent à la vie d’être autre chose qu’une vallée de larmes, qui l’envisagent comme une marche alerte et joyeuse vers des coteaux aux pentes couvertes d’ombrages riants et éternellement verts.
En pleine boucherie mondiale, l’optimiste qu’est Havelock Ellis ne désespérait pas. C’st ainsi que dans ses Essays in War-Time, – « Essais écrits en temps de guerre » – il s’écriait : « … La Guerre – dans le sens où la comprend l’humanité – semble être ignorée parmi les animaux vivant dans la Nature. Elle semble également avoir été ignorée, autant que les recherches permettent de s’en rendre compte, de la vie de l’homme primitif. Les hommes étaient bien trop occupés à combattre la nature pour se battre entre eux, bien trop absorbés à découvrir des méthodes d’autoconservation pour qu’il leur soit resté suffisamment d’énergie pour inventer des méthodes d’autodestruction. On supposait autrefois que les récits de guerre homériques représentaient un tableau de la vie à l’origine du monde. En fait, le tableau homérique correspond à un stade de la barbarie humaine, dans sa manifestation européenne, cela est certain, stade par lequel passait aussi l’Europe Septentrionale ; où en Bretagne, il y a environ quinze cents ans, le voyageur grec Posidonius rencontra les chefs de clan celtiques vivant à peu près comme les héros des temps homériques. Nous savons maintenant qu’Homère loin de nous ramener à un âge primitif représente l’achèvement d’un longue évolution de développement humain, marquée par un lent et constant accroissement de civilisation et dune vaste accumulation de luxe. La guerre est un luxe, en d’autres termes une manifestation d’énergie superflue, impossible aux âges primitifs où toutes les énergies de l’homme sont consacrées à la tâche primordiale de conserver et préserver la vie. La guerre a donc eu un commencement dans l’histoire humaine. Est-il déraisonnable d’imaginer qu’elle aura également une fin ?… »
Les hommes de notre siècle persécutent l’anormal, le non-conformiste. Quiconque s’écarte de al « Sagesse » contemporaine, ne veut pas s’incliner devant le culte de l’affairisme, est bon pour l’internement dans un asile d’aliénés ou taxé de demi-fou. Non sans ironie, dans ses Impressions and Comments – « Impressions et Commentaires » – Havelock Ellis leur rappelle l’origine de la civilisation et de la religion occidentales : « Si les asiles d’aliénés tels qu’on les comprend actuellement avaient existé il y a trois mille ans, nous aurions pu avoir ou ne pas avoir la Grèce ou Rome – c’est douteux – mais il est certain que nous n’aurions eu ni l’Ancien ni le Nouveau Testament. La religion hébraïque aurait péri par anémie et la religion chrétienne n’aurait pu voir le jour. Presque tous les prophètes des Juifs, à partir de Samuel, sont des clients pour les aliénistes et des candidats aux maisons de fous. S’il avait existé un asile d’aliénés dans les environs de Jérusalem, Jésus-Christ y aurait été infailliblement enfermé dès le début de sa carrière publique. Son entrevue avec Satan sur le sommet du Temple aurait suffi à le signaler, et tout ce qui est arrivé par la suite n’aurait eu pour effet que confirmer le diagnostic. Toute la conformation religieuse du monde moderne est due à l’absence, à Jérusalem, d’un asile d’aliénés. »
Dans sa préface à The New Spirit, il a expliqué qu’il voulait jeter sur le monde le coup d’œil d’un oiseau ; sa vie tout entière s’est passée, d’ailleurs, à s’élever « toujours plus haut » – on dirait la nostalgie d’un aigle captif. On sent cela dans certaines de ses phrases, même séparées de leur contexte : « un frémissement libérateur » – « une expansion joyeuse de tout l’être » – « une main qui se tend vers l’illimitable » – « le feu central de la vie lui-même » – « la somme des impulsions expansives et mises en liberté de tout notre être ». A mesure que nous parcourons l’œuvre de ce grand essayiste, nous éprouvons le sentiment d’être mis en présence d’un voyageur qui a visité de nombreux jardins, mais sans jamais se départir de son calme. Il a cueilli tout ce qu’il a rencontré sur son chemin : les bonnes comme les mauvaises herbes des expériences humaines, mais cela silencieusement, sans infliger condamnation, sans que la compassion ne cesse d’accompagner ses constatations. Havelock Ellis n’a rien du Vandale vindicatif qu’il nous semble souvent démasquer chez Nietzsche ni du Goth brutal sous les espèces duquel se présente fréquemment Bernard Shaw.
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J’ai dit que ses études de Psychologie Sexuelle (la traduction française est due à M. Van Gennep) était son œuvre maîtresse. La publication du premier tome donna lieu à des poursuites ridicules de la part de la police anglaise et les volumes qui suivirent durent être édités aux Etats-Unis. Il n’est aujourd’hui aucun médecin, aucun sociologue digne de ce nom, aucun sexologue qui ne se réfère à cet ouvrage, bourré de documentation. Ses travaux font autorité.
Tout le monde sait que tout en paraissant extérieurement très en avance pour tout ce qui concerne la vie sexuelle, la France est à la vérité un pays très retardataire en matière d’éducation et de psychologie sexuelles.
En France, certes, on jouit d’une certaine liberté sexuelle, dont l’amplitude dépend des dispositions du pouvoir ; mais tout ce qui a trait au sexuel devient facilement matière à plaisanterie, trop facilement, ou encore il est entendu que ce n’est pas un sujet dont on discute en bonne compagnie. Ceux-là même dont les mœurs indiquent qu’ils sont des émancipés montrent de la répugnance à discuter sincèrement de la question sexuelle, dès lors qu’on l’envisage autrement que sous l’angle pathologique.
Toutes les familles en France comptent un, deux, ou trois enfants au plus. Une foule de ménages sont sans enfants, y compris ceux des dirigeants politiques. Cela n’empêche pas les lois réprimant la propagande néo-malthusienne et l’avortement d’être ridiculement sévères.
Sans doute, en France, on fait de la psychologie sexuelle, c’est-à-dire qu’en de romans plus ou moins bien écrits, on analyse les états d’être et les mouvements de l’âme que peut susciter la passion amoureuse.
Ce que Havelock Ellis a entendu par psychologie sexuelle est tout autre chose que cette analyse romantique et sans portée. C’est pourquoi il convient de le remercier de la lumière qu’il a projetée sur la route si longtemps obscure et obscurcie sur laquelle se meut la sexualité.
C’est à la fois en biologiste et en philosophe que Havelock Ellis a considéré la psychologie sexuelle. Il part de ce principe que l’instinct sexuel est un fait humain dont il est vain de se dissimuler l’importance et les répercussions sur l’espèce et sur l’individu. La sexualité doit être étudiée dans toutes ses manifestations et il n’est aucune de ses manifestations dont l’étude ne puisse être avantageuse à l’esprit et au cœur de l’homme. Fermer les yeux devant le fait sexuel ou l’aborder avec des préjugés, c’est – selon lui – se comporter en insensé et en ignorant.
Dans ses « Petits Essais sur l’amour et la vertu » Havelock Ellis a répondu à ceux qui l’accusaient de faire œuvre de perversion en ces termes : « Le moraliste qui exclut la passion de la vie n’est pas de notre époque ; depuis longtemps sa place est parmi les morts. Car nous savons ce qui se passe dans le monde quand triomphent ceux qui rejettent la passion. Quand l’amour est disparu, c’est la haine qui prend sa place. Les orgies amoureuses les plus déréglées ne sont que fêtes innocentes comparées aux orgies de la haine. Les nations – qui auraient pu s’adorer l’une l’autre – se coupent mutuellement la gorge quand c’est la cruauté, la propre-justice, le mensonge, l’iniquité et toutes les puissances de Destruction qui ravagent le cœur humain : la terre est dévastée, les fibres de l’organisme humain se détendent, tous les idéaux de la civilisation s’avilissent. Si le monde n’est pas las de la haine à présent, il ne le sera jamais, mais quoi qu’il doive arriver au monde, souvenons-nous qu’il reste encore l’individu pour accomplir le labeur de l’amour : faire le bien, même dans un monde mauvais ».
J’ai été profondément frappé de la loyauté et du courage dont fait preuve Havelock Ellis en étudiant le délicat sujet de ce qu’on a coutume d’appeler les aberrations sexuelles. Grâce à son grand cœur, nous en sommes venus à nous demander si non seulement les soi-disant anormaux sexuels n’étaient pas des victimes innocentes de l’inimitié sociale, mais si, à cette inimitié – déjà lourde à porter – ne s’ajoutait pas, en plus, la réprobation personnelle provenant de l’ignorance où ils sont, eux, tenus, en général, des variations ou des déviations de l’instinct sexuel. N’est-il pas barbare d’admettre et de tolérer que l’anomalie sexuelle fasse de ceux qui en sont l’objet de véritables parias, alors que leur conduite quotidienne ordinaire ne présente aucune déformation ? Plus encore : les anomalies sexuelles ne doivent-elles pas être classées, tout simplement, parmi les divers aspects dont sont susceptibles l’instinct et l’impulsions sexuels et certaines d’entre elles, malgré leur bénignité, apparaîtraient-elles si horribles si leur « horreur » ne servait pas si bien les intérêts de ceux qui ne considèrent, dans le fait sexuel, que la manifestation procréatrice ?
Toutes ces questions, les ouvrages de Havelock Ellis incitent le penseur à se les poser. On peut ne pas partager toutes les conclusions de l’auteur des « Etudes de Psychologie sexuelle », on ne saurait contester qu’il ne nous conduise à de vastes clairières, où viennent déboucher toutes sortes de chemins imparfaitement tracés ou à peine entrevus jusqu’à lui.
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Havelock Ellis est aussi un naturiste, avons-nous dit. Il est toujours demeuré en contact étroit avec la nature. Les plus importants de ses ouvrages ont été composés dans un petit cottage, à Carbis Bay, sur la côte de Cornouailles, face à la mer. Il a toujours regretté d’être obligé de quitter ce séjour enchanteur pour retourner à la vie fiévreuse et agitée de Londres où l’appelaient ses recherches.
Qui douterait d’ailleurs de son « naturisme » après la lecture des passages ci-dessous, extraits de Impressions and Comments, 1re, 2e, et 3e séries : « Les enfants sont davantage que des ruisseaux murmurants, les femmes avantage que des fleurs odoriférantes, les hommes davantage que des arbres ambulants. Mais par un côté pourtant, ils font partie du spectacle et de la musique de la Nature, non pas simplement en tant que créateurs de tableaux et de mélodies, mais parce qu’ils sont plus essentiellement eux-mêmes et la musique et le spectacle. Nous ne saurions trop souvent nous rappeler que l’art de l’homme est non seulement un art créé par la Nature, mais que l’homme lui-même est la Nature. Par suite, dans la mesure où nous nourrissons cette foi et où nous cherchons à vivre en conséquence, nous justifions notre droit à la Terre et nous conservons nos relations vitales et saines avec la vie de la Terre. Les poètes se plaisent à voir des émotions humaines dans la succession des phénomènes économiques. Mais il nous faut apercevoir aussi la force du soleil et la poudre de la terre dans les jets saccadés du sang dans les artères de l’homme ». « La civilisation et la morale peuvent paraître nous tenir à l’écart de la nature. Le monde a été cependant – et littéralement parlant – planté en nos cœurs. Nous sommes de la même substance que l’Univers. En présence de ce fait, les Mœurs et la Civilisation s’effondrent dans le Néant ». « …Tout le jour, je suis resté étendu sur la falaise ou sur le sable, travaillant, tandis que de temps à autre, mes yeux, se levant, s’arrêtaient sur le spectacle d’un mère, pas trop éloignée, jouant avec son enfant. Le soleil et l’air, se mêlant à cette radieuse vision, s’infiltraient en mon sang, déversant une nouvelle vigueur en mes veines, une nouvelle inspiration en mes pensées… L’Inspiration ! C’est seulement ici que je me sens inspiré, que je respire véritablement, dans l’air pur et chaud qui vient de la mer, nourriture du corps et de l’âme, symbole de l’amour, vin enchanteur du monde ». « … Il fait une chaude journée, mais la chaleur est douce. La chaleur du soleil et la fraîcheur de l’air semblent, à cette époque délicatement équilibrée de l’année, alterner, de façon rythmique, en une délicieuse harmonie. Loin des yeux des hommes, nous sommes libres d’entr’ouvrir nos vêtements et de continuer, si nous le voulons, jusqu’à nous en débarrasser complètement, de sorte que le soleil et l’air puissent jouer délicieusement à travers notre chair ».
Il est une devise célèbre que Havelock Ellis a placée en tête d’une série e sonnets de sa composition, série intitulée Life and the Soul – la vie et l’âme – et que voici : « La Vie est davantage que l’aliment et le Corps plus que le vêtement ». Le choix de cette devise n’en fait-il pas un « naturiste intégral » ?
(1) Il faut aussi mentionner ses ouvrages d’éthique sexuelle. Love and Marriage, The object of Marriage, Man and Woman.
Le féminin dans l’œuvre d’Ibsen.
On ne saurait guère concevoir de théâtre sans que le féminin y joue le rôle qui lui convient. Un théâtre sans femmes serait un théâtre dont on bannirait la moitié du genre humain, c’est-à-dire la moitié des actions et réactions de l’humanité. Les tragiques grecs l’avaient bien compris qui avaient créé des types de femme qui, à vingt-cinq siècles de distance, n’ont épuisé ni leur fraîcheur ni leur capacité émotive. Il me semble les voir défiler, sanguinaires, orgueilleuses, jalouses, dévouées, aimantes ou déchues, sur la vaste scène où les ont projetées le génie d’un Eschyle, d’un Sophocle, d’un Euripide. Voici Clytemnestre, hypocrite, cruelle, adultère, vantarde ; Cassandre et son délire, plus prémonitoire que prophétique ; Glissia la nourrice à qui l’âge n’a pu faire oublier les gestes qu’eut au berceau celui qu’elle allaita. Voici Electre, la sœur tendre et la fille farouche ; Antigone, l’ange de la Pitié, la sainte païenne ; Eurydice, chez qui la mère l’emporte sur l’épouse ; Evadné, symbole de la fidélité amoureuse. Voici Médée que la jalousie torture et que la jalousie mènera jusqu’au crime ; Iphigénie la sacrifiée, image de la résignation à l’arbitraire des dieux ; Hécube, incarnation du deuil maternel ; Andromaque, qui personnifie la déchéance féminine sociale. Voici enfin Phèdre, Phèdre l’incestueuse, la victime d’Aphrodite, démonstration freudiste avant la lettre. Et à remarquer que dans la tragédie grecque, le sexuel précède le sentimental, l’amour romanesque n’apparaît en effet qu’avec Sophocle.
Les héroïnes du théâtre grec ne sont point présentées comme des surfemmes, mais comme des déterminées, des déterminées jusqu’à être des victimes. Heureuses ou malheureuses, elles accomplissent la volonté du destin, elles sont les victimes de l’inexorable Fatalité. Elles sont d’ailleurs très près de la nature, à la fois impulsives et rusées, dissimulées et franchement bestiales ou brutales ; elles ont à peine pris contact avec la civilisation naissante : – elles sont cruelles et implacables parce qu’il est dans leur nature d’être ainsi ; elles sont tendres et miséricordieuses parce que c’est leur tempérament. Chez elles la passion étouffe le raisonnement. Elles ne sont pas des poupées déféminisées par deux mille cinq cents ans d’artificialité. Je le répète, vingt-cinq siècles après les Grandes Dionysiaques, les clameurs, les lamentations, les supplications, les hurlements, les trépignements de ces femmes nous font tressaillir, nous émeuvent tout autant que si nous nous trouvions assis, à Athènes ou à Delphes ou à Corinthe, sur les gradins d’un théâtre en plein air. Ces cris et ces larmes, ces situations insolubles et inévitables, rencontrent un écho jusque dans les profondeurs de notre for intime, en notre subconscient où sont bouillantes et bien bouillantes les passions qui meuvent les personnages de la tragédie grecque.
Nul ne trouvera à redire, j’imagine, si je rattache les grands dramaturges scandinaves, les Björnson, les Strindberg, les Ibsen à leurs prédécesseurs, à leurs ancêtres de la Hellade. La scène est plus restreinte, je ne l’ignore pas, et le théâtre scandinave ne s’élève pas en pleine nature. Le drame grec a une portée plus sociale ou plus populaire, en ce sens que les faits et gestes de ses héros se répercutent plus souvent sur l’histoire locale ou nationale. Mais la tragédie grecque et la tragédie ibsénienne se rejoignent sur un sommet : la puissance avec laquelle l’une et l’autre savent découvrir, dépeindre, analyser les mouvements de la vie intérieure, les desseins et les ressorts secrets du mécanisme de l’action personnelle.
Ibsen a donc donné au féminin une place considérable et légitime dans son œuvre. Mais alors que chez les tragiques grecs, le féminin se présente sous les espèces d’une surfemelle, passionnée à l’instar d’une louve enragée, tendre comme une tourterelle plaintive ; chez le dramaturge norvégien, le féminin se produit sous l’aspect d’une surfemme en mal d’ascension intellectuelle ou spirituelle. La plupart des femmes ibséniennes ont désappris le langage de la nature ; ce n’est plus l’instinct qui les fait mouvoir, c’est le raisonnement plus encore que la raison. Même au cours de leurs élans le plus apparemment « nature », elles ne peuvent faire moins que raisonner, sinon symboliser. Le féminin, chez Ibsen, ignorant la femelle, s’éloigne de la femme pour … monter… vers la surfemme. Les femmes ibséniennes ne veulent plus du rôle que leur assignent et l’instinct et les conventions sociales ; elles veulent surmonter la femme qui gît en eux. Fi de la poupée sentimentale et traditionnelle à la cervelle d’oiselle ! La fièvre de la rébellion les embrase et les dévore, les problèmes les plus élevés et les plus angoissants les tourmentent et les tracassent. Leurs préoccupations sociales et intellectuelles en font presque des demis-déesses…
Et alors ?
Alors, après s’être élevées jusqu’au septième ciel de l’illusion, elles retombent, l’aile brisée. Leur ascension ne leur a servi à rien. Elles ne sont que combats, défaites, douleurs, inassouvissements.
Voici Hedda Gabler, la valkyrie, qui aurait tant voulu être l’inspiratrice d’une action noble et grande ; sa sensibilité raffinée ne l’empêchera pas d’aboutir à un échec lamentable. Voici Nora, la petite et frêle Nora, qui n’était pas une mal mariée cependant, mais qui veut s’évader du rôle de poupée qu’on lui a fait jouer jusque là ; elle s’est en vain située pour sauver son mari par delà la moralité bourgeoise, il l’en récompense si mal ; elle le quitte donc, mais en le quittant, elle abandonne ses enfants qui n’avaient pourtant pas demandé à naître. Si je soulève ce point, c’est qu’une autre des héroïnes d’Ibsen s’entendra reprocher par son fils de l’avoir mis au monde, son fils qui sombre dans les affres d’une maladie héréditaire. Voici Rebecca West, une femme supérieure certes, mais qui possède « un passé » ; malgré cette supériorité, elle devra se suicider pour convaincre Rosmer, son amant, qu’elle l’aimait d’un amour vrai et pur ; il est vrai que le doute avait enlevé à celui-ci le courage et l’énergie. A quoi a-t-il servi à Agnès, la douce Agnès, de se sacrifier pour son époux Brand, le fanatique du « tout ou rien » ? A quoi a-t-il servi à Solveig d’attendre Peer Gynt si longtemps, si longtemps, puisqu’en fin de compte, c’est un agonisant qui vient s’affaler en ses bras ? Une fois libre de choisir, la dame de la Mer se décide pour son prosaïque intérieur, pour la sécurité et le foyer conjugal. Je ne vois pas ce que Hilde a pu gagner à entendre les harpes célébrer dans l’air la délivrance spirituelle de maître Solness, alors que le corps de l’infortuné architecte s’écrasait sur le sol.
Somme toute, malgré leur prétention à la surfemme, leurs allures de demi-déesses, les femmes ibséniennes souffrent tout autant et font tout autant souffrir, le cas échéant, que les héroïnes des tragédies grecques. Dominées par l’instinct ou la cérébralité, jouets de la Fatalité ou de l’Illusion, le dénouement ne diffère pas sensiblement.
Un exemple tiré de la vie même d’Ibsen nous montrera peut-être le rôle qu’il destinait à la femme. A peine sexagénaire, il rencontra dans le Tyrol une jeune viennoise de dix-huit ans, Emilie Bardach, sur laquelle il dut faire sans doute une forte impression puisqu’il s’ensuivit de leur rencontre une correspondance qui dura un certain temps. Que voulait Emilie Bardach ? A l’exemple des héroïnes ibséniennes, s’était-elle créée un idéal de surfemme, celui de réchauffer, illuminer de sa jeune présence l’automne encore fécond du dramaturge norvégien ? Si, plus tard, dans John Gabriel Borkmann, Ibsen écrira : « avant tout vivez, vivez pleinement votre vie, voire amusez-vous pour un temps : la richesse, l’ambition, l’art ne valent pas qu’on leur sacrifie cela » – cette fois-là, il ne s’enquit même pas de ce qu’Emilie Bardach attendait de lui ; il la renvoya insatisfaite, non sans brusquerie, ayant sans nul doute brisé un rêve tenace, puisque dix-huit ans après leur rencontre, Mademoiselle Emilie Bardach était encore célibataire. Comme les créations d’Ibsen, elle échoua… mais en jouant le personnage au naturel. Qui sait si elle se consola à la pensée que les dernières pièces d’Ibsen se ressentent fortement de son apparition dans le soir de sa vie ?
***
D’après Carlo Molaschi, la conclusion à tirer du rôle des femmes dans l’œuvre d’Ibsen, c’est que l’amour ne résiste, ne vit, ne donne la joie que lorsqu’il s’étaye sur une illusion ; que cette illusion s’efface et le voilà mué en désespoir.
Nous sommes plusieurs qui voulons que la souffrance évitable disparaisse de nos milieux en particulier, du monde en général, car nous n’y apercevons qu’une expérience inutile. Nous n’adhérerons pas à cette conclusion du féminin chez Ibsen. Nous attendons, nous aussi, l’avènement du Troisième Règne, où il n’est plus ni chair ni esprit dominant exclusivement chez l’homme, mais bien la conscience de son humanité, à la fois et dans le même temps chair et esprit. Nous l’attendons, ce Troisième Règne, et autant que faire se peut, nous anticipons sa venue ; nous l’attendons et nous l’anticipons pour tous les hommes et pour toutes les femmes qui en éprouvent le besoin. Mais nous voulons, nous les hommes, courir à sa rencontre, non point accompagnés ou menés par des femelles ou des surfemmes, mais sentant qu’à nos côtés cheminent de vraies femmes. La vraie femme, pour nous, équilibre en elle et la sensualité et la cérébralité ; c’est la camarade, qui n’est ni inférieure ni supérieure à nous : qui nous complémente tout simplement, à cause des attributs dont l’a douée sa physiologie sexuelle, et qui lui crée une psychologie un peu spéciale, quelque peu différente de la nôtre.
Nous voulons sentir à nos côtés la camarade et non pas seulement une camarade ; nous demandons qu’elle soit le complément de l’homme et non le complément d’un homme. Nous nous dressons contre le rapt d’une femme par un homme, contre l’absorption d’une femme dans un homme. Non pas seulement parce que cette approbation et cette mise à part restreignent l’acquis, l’amplitude des vibrations du féminin, le privent des richesses de l’expérience multiple, mais encore parce qu’aux jours de révolte à cause de ce rapt et de cette appropriation, la femme n’a su qu’être l’ennemie ou l’imitatrice de l’homme.
Si dans la société contemporaine, la femme est la domestique, la poupée, le prolongement du mâle, dans le Troisième Règne, le féminin remplit un tout autre rôle. Aucune inimitié ne la dresse contre l’homme. Elle n’accepte pas de réserver à un seul les attributs qui la rendent désirable au masculin. La femme du Troisième Règne, c’est la camarade chair et cerveau, instinct et intelligence, ni exclusive, ni jalouse, ni réservée, parce que n’étant ni propriété ni propriétaire. Si elle ne veut pas du rôle de poupée, elle n’entend pas non plus jouer à la surfemme. La femme du Troisième Règne, c’est celle qui a compris que la disparition de la souffrance évitable est fonction de l’harmonie entre le masculin et le féminin, harmonie réalisable seulement là où les deux sexes s’associent volontairement, en camarades, se complémentant par et dans l’infini des variétés et des pluralités amoureuses.
Le cauchemar
Jamais je n’avais entendu plaider Me Phlégor avec une telle fougue et une pareille éloquence. Ce n’était plus un avocat, c’était un artiste du verbe. Il y avait là cent lumières du barreau au moins dont les neuf dixièmes et peut être davantage, étaient hostiles aux opinions politique que leur confrère était connu pour professer ; parmi eux, pas un qui ne fût disposé à reconnaître et à proclamer que Me Phlégor s’était surpassé. On respirait dans la salle des assisses l’atmosphère des jours d’acquittement, comme une onde de mansuétude et de pardon qui baignait auditoire, jurés, magistrats. De l’air d’un capitaine qui bat en retraite, tout en reconnaissant la supériorité de son adversaire, l’avocat général referma quiètement son dossier ; et c’est sur un ton de voix machinal, que le président, tout en jouant avec un coupe-papier d’ivoire, laissa tomber les paroles coutumières : – Accusé, avez-vous à ajouter quelque chose pour votre défense ?
Fridovitch se leva et sans qu’on put expliquer ni comment ni pourquoi, l’ambiance de la salle fut transformée en un clin d’œil. On aurait dit que l’air venait d’être renouvelé tout à coup et entièrement, bien plus, que chacun des assistants venait de se réveiller d’un long sommeil. Fridovitch ne payait cependant pas de mine. Physionomie ordinaire ; ni trop grand ni trop petit. Pendant tout le procès, il n’avait joué qu’un rôle trop insignifiant pour être véridique. A force de l’entendre répondre par monosyllabes – pas toujours distinctes – aux questions du président ; de ne lui voir contester aucun des détails de l’acte d’accusation, la plus grande partie du public – mouchards et badauds – s’était demandé pourquoi un accusé aussi terne avait pu remplir tant de place dans les colonnes des journaux d’information. Il n’avait commencé à vivre qu’au moment où Me Phlégor avait pris la parole ; à l’homme effacé, brumeux, insignifiant, tassé sur le banc des accusés, l’avocat prestigieux avait donné de la consistance, du relief, de la couleur. Et voici que cette marionnette osait parler à la suite du maître vibrant et enflammé. Cette violation de la routine des audiences de Cour d’assises stupéfiait jusqu’au public occasionnel.
Fridovitch se leva donc, se tourna vers le jury, ouvrit la bouche.
« Je n’avais qu’à me taire et mon acquittement était certain. Cela, je le sais. Et je vous avouerai que depuis l’ouverture des débats, je me suis demandé plus de mille fois, si je ne ferais pas mieux de garder le silence. Vous n’êtres point des citoyens de « mon »monde – il n’existe probablement entre le cerveau d’aucun d’entre vous et le mien propre aucun point de contact idéologique – enfin ; vous m’avez été imposés. Je ne me sens devoir de comptes qu’à ceux que je choisis. Je ne vois pas raisonnablement pourquoi je vous expliquerais les motifs de mon acte, que je ne vous reconnais aucun « droit » de juger. Ce droit que vous vous arrogez justifie que j’use de ruse à votre égard. Si donc, je me prépare à infirmer les démonstrations que mon défenseur a échafaudées avec tant de génie, c’est d’abord parce que cela me fait plaisir – ensuite parce que je désire que mon geste serve de leçon.
« Me Phlégor a développé les raisons qui selon lui m’ont incité, au sortir de leur réunion hebdomadaire, m à jeter une bombe sur les cinq membres composant le Comité central de la Confédération anarcho-ouvriériste. Il vous a expliqué qu’ayant consacré – et sans aucun esprit de lucre- une existence tout entière à la propagande des idées qui me tenaient à cœur – aigri par les années de prison que m’avaient infligé les représentants de la société bourgeoise – un moment était venu où je n’avais pu résister plus longtemps à la rancœur que soulevaient en moi les calomnies et les mensonges que débitaient ou laissaient déverser sur mon compte les membres de ce Comité. Ç’a été le leitmotiv de sa plaidoirie. Durant deux heures il vous l’a expliqué de façon magistrale, vraiment. Grâce à son érudition et à sa faculté extraordinaire de vulgarisation, mon défenseur vous a fait parcourir une à une les stations de déchirement intérieur que peut gravir un être humain, atteint, blessé et froissé en ses sentiments les plus chers et les plus intimes. Il vous a montré comment la rancune peut s’accumuler, grossir, jusqu’à ce qu’elle donne naissance à un mouvement d’inimitié, de haine, de vengeance irrésistible qui finit par obnubiler tout frein, toute modération, tout raisonnement. Affalé su mon banc, je ne savais ce que je devais admirer le plus : ou la science ou le talent de Me Phlégor. J’en étais émerveillé. Comment ce magicien s’y prend-il donc pour douer cde matérialité des mobiles qui n’existent que par eux-mêmes ?
« Eh bien, non ! Je supplie mon avocat de m’excuser, mais ce n’est pas mû par un mesquin sentiment de vengeance – tout compréhensible et analysable serait-il – que j’ai projeté mon engin sur ces cinq êtres humains. Je l’ai fait parce que j’avais les preuves en mains que dans des circonstances déterminées, chacun d’eux – alors qu’il aurait pu l’éviter – a joué un rôle dans la perte ou la mort d’un de « mes » camarades, j’entends par là de l’un de ceux dont la vie se passe à combattre la mentalité, la tournure d’esprit, la conception de vie et les méthodes de répression bourgeoise. Il m’a fallu cinq années de longues et patientes recherches pour me procurer les preuves voulues. Mais je les possède et personne ne peut nier, dans les cas dont il va être question, la complicité de ceux que l’accusateur public dénomme mes « victimes ».
« Qu’on me permette de commencer par Midaïloff, secrétaire du Comité, facteur à la Compagnie des chemins de fer Proche-Orient, membre du Syndicat des travailleurs de la voie ferrée. Le 24 avril 1978, il lui passait entre les mains une caisse de cartouches de dynamite destinée à la direction générale de la police de sûreté de Maslovie. Midaïloff n’ignorait pas la vague de terrorisme qui décimait le pays. Il laissa néanmoins la caisse suivre sa destination. Le 3 mai suivant, à l’aide des munitions contenues en cette même caisse, 3978-B, une équipe d’agents de police faisait sauter une petite maison située dans un quartier retiré de Maslograde, 24, rue Saint-Stefan. Sous les décombres on a retrouvé, plus tard, la tête fracassée, les frères Damidoff, occupés justement à confectionner des passports de convention, qui devaient permettre à des amis spécialement visés de passer la frontière.
« Continuons par Martinerf, du Syndicat du bâtiment. De juin septembre 1980, il fut occupé dans l’entreprise qui s’était chargée de la construction de la maison centrale d’Ostroville. Il savait qu’elle était destinée à mettre en sûreté illégalistes économiques et illégalistes intellectuels. Martineff travaillé à la construction des cellules de la 2e section, la section située en contrebas du marias. L’humidité est continuelle dans ces cellules, mais elle aurait pu être atténuée par un revêtement adéquat, Martineff s’insouciat de ce revêtement et je ne sais même pas s’il pensa jamais à l’humidité des cellules du quartier où il maçonnait. Le 18 décembre, Nerval, l’agitateur dont vous vous souvenez tous, car vous avez eu souvent à le juger, fut envoyé dans la cellule 213, appartenant à cette 2e section. Les carnets de paie du maître-maçon fournissent la preuve que Martineff y a travaillé. L‘humidité dégouttait littéralement du plafond, le plâtre des parois tombait par morceaux. Les nombreux séjours que Nerval avait faits en prison, minaient sa force de résistance. Le 2 janvier, il prit froid. Soigné comme on l’est en prison, ne parvenant pas à se réchauffer au milieu de l’eau qui suintait de toutes parts, son état s’aggrava, dégénéra en phtisie galopante. Le 14 janvier on jetait sa carcasse amaigrie dans la sépulture commune. J’aperçois des militants dans cette salle. Qui, parmi eux, ne déplore pas la fin prématurée de l’orateur intéressé, talentueux, et irremplaçable qu’était Nerval ?
« Protoëff était boulanger syndiqué en 1972, lors de la grande guerre orientale. Je sais que s’il avait fait des démarches pour travailler de son métier, c’est parce qu’il ne voulait pas porter les armes. Vous vous rappelez que la famine sévissait tout autant dans les régiments rhodopiens que dans les nôtres. Quarante-huit heures encore, c’était la dislocation des troupes, la fraternisation, une paix blanche, sans conquête, sans annexions, sans indemnités – la fin du militarisme peut-être ! Comment une voiture chargée de farine arriva-t-elle jusqu’aux fours de campagne du 29e régiment de marche, où boulangeait Protoëff ? Toujours est-il qu’elle y parvint et que connaissant la situation, Protoëff fit du pain, sans mot dire. Vous savez la suite ; ravitaillé, seul de tout le front , le 29e régiment prit l’offensive ; dès qu’elles s’aperçurent de ce mouvement, les troupes qui lui faisaient vis-à-vis s’enfuirent, mourant de faim, entraînant dans leur débâcle toute l’armée rhodopienne. Vous savez également quelles misères, quelles perturbations notre victoire a produites dans la partie du continent où nous avons le malheur d’exister.
« Drachno, syndiqué des Cuirs et Peaux, travaillait en 1968 aux ateliers de la Compagnie Nil et Danube, section des chaussures d’enfants. Je me suis rendu compte que l’usage dans cette usine est de munir de semelles de carton apprêté les chaussures bon marché. En octobre 1968, une paire de chaussures d’enfants n° 397 IX – elle lui avait passé entre les mains – était achetée, au bazar du Centre, par la camarade Sofia Petrowa, pour son petit garçon. Sofia Petrowa avait trop écrit, trop donné de sa personne pour qu’elle pût jamais s’attendre à trouver un travail régulier et bien rétribué. Pourtant, elle voulait élever son enfant sans avoir recours aux subsides de quiconque. Ai-je besoin de rappeler les pluies qui ravagèrent la capitale pendant l’hiver 1968-1969 ? Un soir, au retour de l’école, dans le trajet qui la sépare d’un taudis de la rue du Nord, où vivaient mère et fils, le petit garçon perdit la semelle de son soulier droit. Les rues étaient muées en mares d’eau glacée, le pauvre petit rentra au logis, grelottant, toussant, et attendis que sa père revint de son travail. Il n’y avait pas de feu dans la misérable pièce. Aussi, à son retour, Sofia Petrowa trouva-t-elle un petit être frissonnant, fiévreux, délirant, elle s’empressa de le coucher, mais il était trop tard. Qui reprochera à Sofia Petrowa de s’être pendue le 17 décembre, le lendemain du jour où on avait porté son petit au cimetière, son petit auquel elle avait consacré tout ce qu’elle était, sentiment et volonté ?
« J’arrive à la dernière de mes victimes – style de l’homme vêtu de rouge qui a réclamé ma tête. Une femme , comme vous le savez : Octavie Betcherewa, du syndicat des employées des Postes et Télégraphes. En 1983, elle était occupée au Central Télégraphique ,à la transmission des dépêches. Nous étions alors préoccupés de faire réussir l’évasion des deux camarades norvégiens Rolf et Smid que votre justice a traînées de juridiction en juridiction, de prison en prison six années durant. Peu nous importait qu’ils fussent innocents ou coupables, ce que nous voulions, c’était les arracher à leur sort, plus affreux qu’une mise à mort brutale et immédiate. Notre projet ne pouvait ne pas réussir et nous en avions fixé l’exécution au 20 mai dans la nuit ; le Comité directeur était averti, certaines circonstances faisaient que le succès de notre plan était subordonné à l’aide qu’i nous apportait. Le 19 mai dans la nuit on remit à Octavie Betcherewa un télégramme émanant du Ministère de la justice et ordonnant, tout recours en grâce étant écarté, que « la justice suive son cours ». Elle le transmit tout de suite, malgré qu’elle sût notre plan. Le 20 mai au matin, ces deux camarades étaient pendus.
« Eh bien, j’ai estimé qu’en se rendant complices soit de l’envoi à une police de sûreté d’une caisse de dynamite – soit de la construction d’une prison – soit de la prolongation d’un état de guerre – soit de tromperies sur la marchandise vendue à bon marché et achetée nécessairement par de pauvres gens – soit de l’expédition e télégrammes ordonnant l’exécution de condamnés – les membre du Comité directeur de la Fédération anarcho-ouvriériste avaient menti à leur raison d’être. Je les ai estimés mille fois plus hypocrites et vils que les exécutifs de la vindicte bourgeoise dont on sait manifestement ce qu’il y a à attendre. C’est pourquoi j’ai frappé.
« Peut-être ne l’aurais-je pas fait si pendant les cinq années qu’ont duré mon enquête, je n’avais pas été dominé par une pensée obsédante, qui me poursuit et me hante comme un cauchemar – c’est que dans la société bourgeoise, tout producteur fortifie fatalement le régime capitaliste, fait inéluctablement le jeu des dirigeants.
« Oui, cette pensée m’a tenaillé et j’ai passé maintes nuits à douter, puis à me convaincre de son exactitude. A moins d’avoir directement en vue la fin de l’autorité, toute production humaine la maintient et la raffermit.
« Dans la cour de la maison où je loge, ruelle des Douze-Apôtres, habitent : au rez-de-chaussée, un souteneur du nom d’Alphonse Romanoff, au sixième un juif, un mendiant d’âge indéfinissable que je ne connais que sous le nom de Mathias. Alphonse Romanoff, est un voyou blême, à la démarche crapuleuse, au regard vide d’expression, qui partage son temps entre un cabaret enfumé, au plafond bas et aux murs crasseux, et les bacs de la Vingt-Troisième Avenue. Dans le cabaret, il ne cesse de jouer aux cartes avec des compagnons à l’œil aussi atone que le sien ; sur les bacs, il reste allongé tout de son long jusqu’à ce qu’un policier apparaisse et le fasse circuler. Jamais je ne lui ai vu un livre, un journal, une brochure entre les mains. Jamais, non plus, je ne l’ai vu travailler manuellement. – Quant à Matthias, il part le matin, une musette en bandoulière, habillé d’une houppelande graisseuse et frangée ; c’est un être sale, à la barbe parcourue de frissons suspects. On le rencontre parfois, aux petites heures du matin, écroulé sur la première marche de l’escalier, ronflant au milieu d’une mare de vomissements. Eh bien, j’ai étudié la vie de ces deux hommes, de ces deux parasites, j’ai entrepris une enquête minutieuse. Jamais ce souteneur ni ce mendiant n’ont été directement ou indirectement cause de la perte, de la mort ou de l’emprisonnement de militants éducateurs ou révolutionnaires ou de qui que ce soit touchant de près à ces derniers. Ils ne produisent pas.
« Ces deux êtres me répugnent. Je suis absolument étranger à la conception qu’ils se font de la vie, si toutefois ils s’en font une conception quelconque. Je ne leur ai jamais adressé la parole. Je ne voudrais pour rien au monde vivre en leur compagnie, à leur contact. Rien que d’y penser, je sens se contracter mon être physique et moral. Et cependant l’évidence est là : il est impossible de leur reprocher aucune action qui de loin ou de près ait nui aux miens.
« L’accusateur public a prononcé tout à l’heure une phrase caractéristique : « La société pardonnait à ces malheureux d’être des anarchistes, parce qu’ils étaient de bon producteurs : c’étaient des honnêtes gens – elle les estimait, parce qu’il répudiaient et combattaient l’odieuse doctrine de l’illégalisme. » – c’est parce que j’estimais que tout en prétendant combattre la société bourgeoise, ils en étaient les complices, ils en épousaient la mentalité, que rebuté et nanti de preuves de leur hypocrisie, moi, j’ai frappé… Ce que vous ferez de moi maintenant m’indiffère… La leçon est donnée. »
Fridovitch se rassit au milieu d’un silence pesant et sinistre. Le jury pénétra dans la salle des délibérations. Je ne sais plus combien de minutes ou d’heures s’écoulèrent sans qu’aucun bruit de voix ébranlât la lourde paix qui épaississait l’atmosphère de l’immense salle.
Tout à coup une sonnerie grêle et rapide retentit, puis tout disparut : auditoire, accusé, juges, gendarmes. Je m’éveillai et me surpris à maugréer contre le réveille-matin trop loin de mon atteinte pour en arrêter le timbre. Il faisait à peine jour et j’avais le corps inondé de sueur.