E. Armand, “Porter la guerre chez l’ennemi” (1927)

NOTRE POINT DE VUE

Porter la guerre chez l’ennemi

A l’exception de deux des causeries de mon dernier voyage, partout j’ai exposé cette thèse que nous autres — individualistes anarchistes de la tendance de l’en dehors — nous ne voulions L’ANARCHISME que POUR LES ANARCHISTES ; que nous n’entendions pas faire le bonheur de ceux qui avaient du bonheur une conception autre que la nôtre : que ce que nous exigions du milieu archiste (donc, de l’ennemi) c’est qu’il nous laissât vivre à notre gré, sous notre responsabilité, à nos risques el périls, notre conception de la vie ajouté que nous nous sentions assez forts, assez déterminés pour ne pas empiéter sur la conception que les autres se font de la vie. Pas une seule fois, je n’ai tiré de poche ou d’une serviette bourrée d’hypothèses, un plan de société future, proche ou lointaine, dont le fonctionnement garanti bon teint, éliminera, vaille que vaille, les maux — réels où prétendus — dont pâlit l’humanité tout entière.

Plus je réfléchis et plus je souris, en pensant à la vanité que dénote chez les fabricants de lendemains de la révolution, la. prétention de rendre tous les hommes heureux selon un plan prédéterminé. Quelle suffisance dans ce cerveau humain qu’un écart de quelques degrés dans la température suffit à rendre inerte ! Nous nous disons débarrassés de la foi, émancipés de la croyance : au fond, notre crédulité en l’indémontré, le conjectural, équivaut à celle des primitifs,

On ne m’a pas fait d’objections bien sérieuses. : A un contradicteur qui ne comprenait n puisse concevoir de milieux économiques particuliers évoluant en marge d’un milieu général, j’ai fait remarquer que contraindre un individu on un groupe producteur à contribuer à la consommation d’un individu on d’un groupe consommateur avec lequel il ne se sent aucune affinité, c’est l’acculer à la prostitution.

Parler à propos et hors de propos de la dignité humaine, de la dignité de l’ouvrier, du prolétaire, du producteur, de l’exploité, cela fait bien dans les journaux et dans les réunions. Mais envisager de sang-froid qu’on pu priver un individu ou un groupe de jouissances quelconques, des moyens de communication ou de la faculté d’exprimer sa pensée, par exemple, simplement parce qu’il ne veut pas produire pour des humains qui ne lui plaisent pas ou pare qu’il veut disposer de sa production autrement que le conçoit une majorité ou une élite en possession du pouvoir ; envisager cela de sang-froid, dis-je, c’est faire, en réalité, bien peu de cas de la dignité de son semblable.

Se situer au bénéfice de sa situation privilégiée, de la force qu’on détient, pour consommer en toute sérénité les produits d’un individu ou d’une association qui ne les livre que forcée, oblige, à contre-cœur, c’est ignorer ce que c’est que la dignité quant à soi.

Cette méthode : n’est pas nouvelle. Même mentalité chez le souteneur qui bat comme plâtre son associée pour l’obliger à aller raccrocher dans la rue, et le gouvernement qui se réserve, sous ménace de sanctions pénales pour les contrevenants, les monopoles de l’émission de la monnaie, des opérations bancaires, des voies et moyens de transport et communications.

On ne m’a pas fait de réplique.

Malheureusement on ne connaît presque pas, hors de nos milieux, la thèse que j’ai présentée et défendue. On s’imagine encore que les anarchistes veulent imposer aux non anarchistes, à la suite d’un bouleversement catastrophique, un contrat aussi unilatéral que le contrat social actuel, bien que différent quant aux clauses imposées.

Le gros du public ignore tout de cette thèse, Les soldats de l’armée ennemie ne savent pas que nous sommes tout disposés à signer avec eux un traité de paix, sauvegardant notre mutuelle dignité.

C’est pourquoi je songe depuis longtemps à la nécessité de porter la guerre chez l’ennemi.

Nos journaux ont un faible tirage. Ceux d’entre nous qui les suivent savent à quoi s’en tenir sur le fond et les nuances de la philosophie anarchiste. Nous savons tous que W n’entend pas le communisme anarchiste à la façon de Z el que, par certains côtés: l’individualisme anarchiste de X diffère de l’anarchisme individualiste d’Y. Je ne nie pas la valeur des polémiques et des confrontations entre les diverses conceptions de l’anarchisme. Elles empêchent le mouvement anarchiste de stagner, de se cristalliser, de se pétrifier, de se congeler sur place.

La presse bourgeoise ou pas bourgeoise possède des organes tirant à des centaines de milliers d’exemplaires dont tous les lecteurs ne sont pas forcément bouchés au point de ne pouvoir saisir le un groupe d’hommes qui laissant à ceux qui ne pensent pas comme eux toute la faculté de se donner lés maîtres ‘et les dieux qu’ils veulent, réclament, eux, la possibilité de vivre sans dieux ni maitres,

Dans cette presse, avons-nous fait tout ce qui dépendait de nous pour pénétrer, pour faire connaître nos revendications, pour atteindre un auditoire qui ne connaît nos réunions que par ouï-dire, pour nous procurer, même à titre intermittent, même à titre provisoire une tribune vulgarisatrice doublant l’affiche, le tract, la convocation ?

Que risquons-nous ? Point de nous compromettre, certes. Ne ne se compromettent que ceux disposés aux compromissions. C’est toujours la même chose : savoir ce que l’on veut et vouloir ce que l’on sait. Nous risquons que là où on a accepté notre prose pendant un certain temps, on ne veuille plus entendre parler de nous. La belle affaire ! Ce ne serait pas la première fois qu’un patron d’estaminet ou de bar nous prierait d’aller porter nos pénates ailleurs.

Nous risquons par-dessus tout qu’on ne nous offre pas celte tribune, ce public, cet auditoire. Aussi, pour ma part, chaque fois que l’expérience se présentera, je ne refuserai pas de la tenter, dès lors qu’on n’opposera aucune censure à l’expression ou à la vulgarisation des idées qui me sont chères. Je verrai bien ce qui sortira de l’expérience ! Je suis toujours certain de ne livrer de moi-même que ce qu’il me plaira… Et c’est cela qui importe.

Porter la guerre chez l’ennemi, l’y faire à ses frais, chacun de nous se consacrant aux revendications qu’il se sent le plus apte à défendre — pour du « débrouillage » c’est un beau débrouillage.

Sans compter que nous risquons d’attirer vers nous des éléments nouveaux, de véritables « anarchistes qui s’ignorent », de rajeunir et renouveler les cadres de nos groupements, où trop souvent règnent la monotonie et la mélancolie. Ce qui n’est pas à dédaigner, soit dit sans vouloir offenser personne. — E. ARMAND.

E. Armand, “Porter la guerre chez l’ennemi,” L’en dehors no. 6 no. 125 (fin Décembre 1927): 5.

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