E. Armand, “L’Eternel Problème” (et autres entretiens)

L’Eternel Problème

Entretien à 3 personnages :

  • MARTHE.
  • PAUL.
  • MARIE.

MARTHE : Cette fois-ci, c’en est fait. La loi qui fait de nous des électrices et des éligibles a été ce matin à l’Officiel. Hier encore, nous n’étions rien où si peu de chose… tout au plus bonnes à nous faire faire la cour par nos galants ou nos futurs maris, Depuis ce matin, tout est changé. Il a suffi de notre mise en possession des droits civiques pour nous faire devenir intéressantes, Ce ne sont plus les amoureux ou les candidats au mariage qui nous font la cour, ce sont les partis…

PAUL : Permets-moi de t’arrêter là, car tu viens de nous fournir la morale de l’histoire. Jusqu’à hier, en effet, vous étiez des femmes, des femmes tout simplement, des objets d’amour ; autrement dit, en examinant plus à fond la question, des moyens organisés par la nature, soit pour compléter l’homme, dont le tempérament demande en général l’association avec une compagne — voire plusieurs, — soit pour assurer la continuation de l’espèce. Vous n’êtes plus cela aujourd’hui : vous n’êtes plus les reproductrices de la race ni les compagnes des humains du sexe masculin — vous êtes, chacune de vous, « un suffrage ». Et les partis vous courtiser, de vous amener à vous enrôler dans leurs rangs, afin de faire réussir leurs combinaisons. Ce n’est plus l’élan sensuel ou le besoin sentimental qui vous rend attractives, Mesdames, c’est le désir qu’ont les politiciens de s’assurer votre concours, de capter vos voix pour se maintenir au pouvoir on s’y hisser.

MARTHE : Impossible de discuter sérieusement avec toi, Paul. Tes railleries n’y feront rien, heureusement. Nous ne pouvions plus y tenir, nous avons trop longtemps servi à nos congénères masculins de chair à plaisir — trop longtemps ils nous ont considérées comme de: purs objets de luxe, Femme, je me réjouis de la promulgation de la loi qui nous garantit notre place au banquet de la vie civique et je déplore que le jour en ait tant tardé. Et je suis dans mon rôle. J’ai peine à comprendre qu’un esprit averti comme le tien n’aperçoive pas, dans celte conquête de l’électorat et de l’éligibilité, la reconnaissance d’un fait patent et indiscutable l’égalité des sexes.

PAUL : L’esprit averti que je suis proteste justement contre celte hérésie biologique : l’égalité des sexes. C’est inexact : les sexes ne sont pas égaux. Au point de vue de la forme extérieure, les deux sexes différent; au point de vue de la force physique et du poids du cerveau, il en est de même. Et les exceptions ne font que confirmer la règle. Mais cela ne serait rien encore si, de par sa nature de femme, par sa conformation sexuelle, sa constitution ne différait pas totalement de celle de l’homme. Elle dépend bien plus complètement que lui de son organisation génitale et cette organisation influe considérablement sur sa façon de penser et de se conduire.

Remarque bien que je ne prétends pas que la femme est inférieure à l’homme, je dis qu’elle est différente de lui. Dans la femme, il y a d’abord l’amante ; celle que son instinct porte vers d’homme — et la mère, celle qui est constituée pour porter, nourrir, élever l’enfant. Dans l’homme, il y a d’abord l’amant, celui que Son instinct pousse à convoiter, à posséder la femme ; et le père : le dépositaire de la semence procréatrice, Mais ces fonctions n’ont pas chez lui l’importance et l’ampleur que prennent chez la femme celles qui leur correspondent.… elles absorbent moins du temps de l’homme, moins de son activité.

MARTHE : Tout cela, il ne me vient pas, il ne m’est jamais venu à l’esprit de le nier, mais c’est justement parce que la femme est la mère, le moyen de perpétuation de l’espèce qu’elle a le droit de faire entendre sa voix aux conseils législatifs de la société. Il est honteux de traiter en mineure ou en inhabile — si tu trouves à objecter au mot « esclave » — da génitrice du futur citoyen. Il est inadmissible que la femme ne concoure pas à la confection des lois concernant les deux sexes. D’ailleurs, la différence que tu signales n’a pas empêché la femme, employée à toutes sortes d’occupations et de travaux réservés en d’autres temps à l’élément masculin, des n’y point s’y montrer inférieure à l’homme, au contraire. Cette constatation suffirait pour légitimer la grande revendication féminine, que dans toutes les lois qui intéressent la communauté sociale, il est injuste de se passer de l’opinion, de l’avis, du vote de la femme.

PAUL : Ainsi donc, tes amies et toi, vous entendez perpétuer le système d’obligation et de contrainte qui oblige les minorités à ce que les majorités affirment être ce qu’il y a de mieux pour l’ensemble social, autrement dit : leurs décisions.

MARTHE : Au point de vue législatif, on n’a rien découvert de supérieur, pour le bon fonctionnement des sociétés organisées, que de faire prévaloir l’opinion du plus grand nombre : elle exprime, en général, la conception moyenne des constituants d’un milieu social donné. Mais il est fortement à espérer que l’accession de la femme aux fonctions civiques permettra d’assainir le fonctionnement du mécanisme politique.

PAUL : En ce qui concerne les « assainissements » en matière politique, je ne vous vois guère agir d’autre manière que ces « monstres » d’hommes. Eux aussi n’avaient rien découvert de mieux pour le bon fonctionnement des sociétés que de priver l’élément social le plus faible de tous les prétendus droits qu’ils s’arrogeaient. Vous n’apportez aucune idée nouvelle. — Vous vous contentez de cheminer servilement sur les traces de vos ex-tyrans.

MARTHE : Ce n’est pas seulement dans le domaine politique que nous voulons assainir — c’est aussi dans le domaine des mœurs. Nous ne voulons plus que ce qui est permis sous ce rapport à l’homme soit interdit à la femme. Voilà un autre aspect de l’égalité des sexes et ce n’est pas tout.

PAUL : Là encore c’est la même question — 1° Est-ce que ce que l’homme peut se permettre convient à la femme — 2° Est-ce que ce que la femme peut se permettre convient à l’homme ? Il faut en revenir aux différences biologiques de constitution, donc de tempérament, pour esquisser une réponse sensée, Ainsi rien ne prouve que le fait d’accomplir toutes sortes de tâches dévolues jusqu’à une période récente à l’élément masculin — de les accomplir, aussi bien que l’homme, mieux que lui parfois, je te l’accorde — rien ne prouve que de cette substitution il ressorte que la femme se soit développée dans le sens qui lui était naturel. Je vois bien qu’elle a imité l’homme, qu’elle est parvenue à faire aussi bien que lui, à le supplanter, à 1e surpasser — j’entends bien qu’elle s’est masculinisée, mais je m’aperçois dans tout cela aucun effort de tenté vers le type de la femme libre, originale, débarrassée des liens où l’homme l’a si longtemps tenue, en voie de devenir elle-même une femme vraie, une véritable femme:

MARTHE : Tu reconnais donc que jusqu’ici elle été une esclave.

PAUL : Je reconnais que la femme n’a pas vécu l’existence à laquelle l’appellent son instinct, son tempérament, son raisonnement propre. Mais ce n’est point en imitant l’homme, en se déféminisant qu’elle se créera une vie à son usage, qu’elle se déterminera. Commerçante, employée, ouvrière, je ne l’ai point vue échapper aux errements de son congénère masculin — elle ne s’est pas montrée moins que lui âpre au gain, hypocrite, envieuse. D’après des informations recueillies à bonne source, elle a cédé, autant que lui, à la brigue et à la corruption, abusant de la situation qu’elle occupait. D’une façon générale même —sans doute parce qu’insuffisamment affranchie — elle s’est révélée plus étroite d’esprit, tatillonne, pointilleuse, que passionnée pour la gestion des affaires publiques. À part le bénéfice qui a pu en résulter pour l’accroissement de l’influence des partis, je ne crois pas que ceux qui considèrent le régime parlementaire comme le meilleur mode d’administration des sociétés aient constaté grand assainissement dans la politique Aula suite de l’avènement de l’élément féminin dans les chambres législatives. L’interdiction de toute boisson fermentée, la recherche de la paternité, la poursuite à boulets rouges de tout homme qui s’est soustrait aux obligations pécuniaires qu’entraine le mariage, des restrictions inquisitoriales dans la liberté d’expression de la pensée — tout cela a prouvé que la femme législatrice se montrait davantage le porte-parole d’un parti que préoccupée de se libérer des morales d’origine religieuse et qui impliquent sa dépendance économique de l’homme. Je trouve aussi répugnant pour l’homme d’imposer à la femme une morale masculine que déplacé pour la femme d’imposer à l’homme une morale féminine. Il faudrait donc s’entendre sur cette expression d’émancipation de la femme. Je me refuse à considérer comme y menant d’obliger, légalement ou autrement, l’homme dont elle n’est plus aimée ou qui ne veut plus d’elle, de lui assurer sa subsistance — ou d’interdire à son voisin de consommer pour boisson du vin ou de la bière.

MARTHE : Ne sachant exactement de quoi il s’agit je décline tonte responsabilité quant aux exemples que tu cites. Par « émancipation de la femme » j’entends, moi, un état de choses qui permet, politiquement, à la femme de prendre la même part que l’homme à la gestion de la chose publique, et dans les autres domaines — civilement, intellectuellement, en matière de mœurs — de n’être inférieure à lui sous aucun rapport.

PAUL : Je suis également un partisan résolu de l’émancipation de la femme et par ce mot « émancipation », j’entends que la femme puisse déterminer selon sa nature, ses aspirations, ses aptitudes — différentes selon les stades de son existence — diverses selon les individualités — sa vie de femme — en dehors de toute contrainte ou action masculine — physique, économique, intellectuelle, morale — chaque être féminin, je le répète, selon son déterminisme particulier. Je désire que la femme se féminise de plus en plus et non qu’elle devienne un homme féminisé. Je désire qu’elle puisse se développer intégralement, isolée ou associée, selon sa constitution biologique, Je trouve que si elle s’associe avec l’homme, il est normal que dans cette association, elle apporte les caractéristiques de sa féminité. Si un homme s’associe avec une femme — ou plusieurs — c’est parce qu’il escompte rencontrer en elle — en elles — chez elle — chez elles — ce qui manque à sa nature, à son tempérament d’homme ; c’est pour être complémenté et non pour se trouver en compagnie d’une contrefaçon d’homme — factice ou mauvaise. C’est ce besoin de complément qui me semble la raison logique de l’association entre individus des deux sexes. Mais parce que je suis partisan de l’émancipation réelle de la femme, je demande que cette association dure uniquement le temps qu’il lui est possible de durer — quelques jours, quelques semaines, quelques mois, quelques années — toute une vie peut-être. Mais toujours avec une clause de résiliation.

MARTHE : Qu’entends-tu par association : est-ce au point de vue sentimental, sexuel, économique ?

PAUL : Je l’entends à tous les points de vue. Comme j’admets très bien, si c’est leur tempérament, que des femmes vivent et évoluent isolément. Mais résumons : Vous prétendez, vous antres femmes, avoir — en vous substituant à l’homme dans mainte profession — conquis votre émancipation économique. Vous prétendez, parce que vous êtes électrices et éligibles, avoir conquis votre émancipation politique. Je prétends, à mon tour, que vous n’avez pas fait un pas dans/la voie de la véritable émancipation féminine : cela, parce que dans la solution du problème féministe, vous avez négligé de vous demander à quoi tend la nature de la femme.

MARIE : Toutes les femmes ne partagent pas l’enthousiasme de Marthe pour les droits politiques. Je t’assure, Paul, que mes aspirations personnelles ne font guère entrer la politique en ligne de compte : l’amour y occupe la première place. Mon rêve est de rencontrer des compagnons de route qui m’aiment autant qu’il leur est possible et auxquels je puisse rendre la pareille — sur lesquels je pourrais compter à l’heure des difficultés comme ils pourraient se reposer sur moi. De ces compagnons — successifs on simultanés — je voudrais avoir des enfants — pas trop — que j’élèverais avec le plus grand soin, de façon à ce qu’ils puissent envisager sans crainte la bataille de la vie et être aussi heureux que possible au cours de leur existence. Mon bonheur voyez-vous, ce serait d’organiser ma maison de façon à la rendre agréable à ceux qui y passeraient…

MARTHE : Des compagnons que tu aimeras, qui t’aimeront, qui t’entretiendront ? Charmant, ma petite !

MARIE : Des compagnons qui apporteront au foyer qui leur plait de quoi subvenir à notre entretien mutuel et à celui de la maison. — Pourquoi pas ? — Est-ce que ma tâche de compagne, de mère, de gardienne du foyer — riez tant qu’il vous plaira — ne devrait pas suffire à m’affranchir de tout souci matériel ? — J’aime encore mieux que ce soient des compagnons de mon choix qui m’assurent ma subsistance qu’un employeur — patron où administration sociale — qui me considérera comme un moyen de production, un outil à produire. J’aime mieux encore subir les mouvements d’humeur de compagnons qui me conviennent que les observations ou les reproches d’un salarieur, d’un inspecteur ou d’un délégué administratif — un exploiteur où un rouage, peut être un hostile. D’ailleurs, si des circonstances défavorables empêchaient l’un ou l’autre de mes compagnons de route de pourvoir à l’entretien de la maison, je me sens disposée à accomplir mon effort pour y aider.

MARTHE : Quant à moi, non, je ne veux pas devoir ma subsistance ou mon entretien à un être quelconque, fût-ce à celui que j’aurais distingué, poussée soit par l’attraction sexuelle, soit par l’appréciation de ses qualités — je ne veux pas non plus que personne me doive de subsister. Du fait qu’un être — homme ou femme —fait son apparition dans le milieu humain, c’est à celui-ci qu’incombe de pourvoir à son entretien, quelles que soient les circonstances. Le fonctionnement de l’activité productrice doit être organisé de telle façon que rien ne manque de ce qui est nécessaire aux besoins de l’unité sociale, aussi bien dans la santé que dans la maladie. J’estime qu’en ce qui nous concerne, nous autres femmes, la maternité et les soins de l’enfance constituent une fonction sociale dont l’accomplissement doit suffire à décharger celle qui l’exerce de tout souci concernant sou entretien propre. Le milieu social ne peut exiger de production supplémentaire de la part de la femme qui porte en son sein le futur membre de la société, ou qui l’allaite ou qui veille sur ses premiers pas, jusqu’à ce qu’il soit en âge de prendre place dans une institution d’éducation physique ou intellectuelle. D’ores et déjà, je prétends que c’est seulement dans les intervalles qui séparent les maternités et leurs suites que le milieu social peut réquisitionner la main-d’œuvre féminine, étant entendu — quel que soit le régime économique — qu’elle ne saurait être rétribuée à un taux moins élevé que celle de l’homme.

Tu vois, Paul, que nous &bordons ici le chapitre de l’émancipation économique et ti ne nieras pas que, dans cette sphère, l’action législatrice de la femme exercera une influence certaine et bienfaisante. Non seulement il est injuste que dans les travaux que peuvent exécuter indifféremment des hommes et des femmes, ces dernières soient moins rétribuées que les hommes, mais il est inadmissible que dans les travaux spécialement féminins — soins et culture de l’enfance, hygiène et médecine du premier âge et de la femme, confection du vêtement et ses accessoires, spécialités diverses où doivent particulièrement dominer la minutie et la précision — il est inadmissible, dis-je, que le salaire de la femme soit moindre que celui que reçoit l’homme pour les besognes spécialement masculines. En attendant une société constituée sur un autre plan économique que l’actuelle, nous entendons peser de toutes nos forces pour conquérir l’égalité économique…

MARIE : II est dans ton programme, Marthe, un point contre lequel je m’insurge, je récuse la maternité comme fonction sociale ; je ne l’entends, en ce qui me concerne, qu’à titre de fonction individuelle, à l’instar des autres fonctions de mon organisme.

MARIE [probably MARTHE] : J’entends n’être mère qu’à mon gré et n’avoir pas à rendre compte de mes maternités à qui que ce Soit, fût-ce au milieu social. J’entends m’occuper de l’enfant que j’aurais mis au monde jusqu’à ce qu’il soit en âge de se tirer d’affaire tout seul, à moins que je ne préfère partager avec quelqu’un d’autre — le père, un ami ou une amie, un instituteur ou une institutrice — choisi par moi, le soin de l’éducation de l’être que j’aurais porté et nourri. Je proteste contre l’obligation qui me serait faite de placer mon enfant dans une institution de culture infantile, Le milieu social n’a rien à voir dans ma fonction maternelle.

Comme je ne conçois de « société autre » ou « meilleure » que partagée en une multitude de milieux constitués de toutes sortes de façons, consacrés à des activités et à des objets de toute espèce — je me rallierai à l’association qui me garantira mon autonomie de mère volontaire, de procréatrice à mon gré — contre paiement d’une prime d’assurance, par exemple, à prélever sur Je salaire de mon activité productrice et à laquelle pourra contribuer volontairement le père occasionnel de mon enfant, Prime calculée de façon à me libérer de toute préoccupation pécuniaire pendant la grossesse, l’allaitement, les soins du premier âge de ma progéniture. J’aime mieux me reposer sur l’affection des hommes qui m’auront élue — tant qu’ils le feront de bon gré — que de dépendre d’un milieu social qui exigerait que je lui dévoue toute mon activité — activité de productrice et activité de génitrice. Si je produis, ce sera pour mon intérêt, pour mon plaisir — ou pour l’intérêt, le plaisir qui m’agrée ; si j’enfante, ce sera de même…

PAUL : Se complaire dans des vœux ou des descriptions de milieux sociaux organisés d’une façon économique autre que ceux où nous vivons, c’est peut-être de l’excellente gymnastique intellectuelle, Au point de vue pratique, mieux vaut demeurer dans notre société actuelle où, avec un peu de persévérance et de bon vouloir des associations du genre de celles dont tu viens de: nous parler, Marie, me paraissent faciles à réaliser…

Pour en revenir à la question des salaires, je trouve logique ct il me paraît indiscutable que vous receviez un salaire, non pas égal à celui de l’homme, mais qui soit la mesure équitable de votre effort de femme, discuté de gré à gré avec le salarieur ou le consommateur Sur la base de la peine qu’il vous a coûté — et qui vous soit payé sous la forme d’un équivalent d’un genre ou d’un autre — monétaire, si c’est l’usage — équivalent dont la disposition vous appartiendrait exclusivement et qui devrait être tel, que non seulement il subvienne à votre entretien, mais encore vous assure les moyens de faire épanouir en vous toutes les qualités, tous les attributs de la féminité.

D’ailleurs, on ne peut traiter à fond la question de l’émancipation féminine — et nous n’avons fait que J’effleurer bien imparfaitement —en négligeant le grand, le grave, l’éternel problème de l’union des sexes — soit qu’on le considère au point de vue de la prolongation de l’individu ou de la continuation de l’espèce, soit qu’on l’envisage par rapport à la complémentation de l’être humain, masculin ou féminin. Son importance dépasse de bien loin la politique et les droits civiques… Je m’intéresse à la question féministe, mais pourquoi ? Et arrivé là, 1 faut que je m’interroge en consultant mon tempérament, ma pensée d’être masculin. M’interroger sans détours me conduit à cette franche réponse : — Si je m’intéresse au féminisme, c’est-à-dire à la femme — et cela en homme qui désire pour tout être qu’il se développe selon sa nature — c’est tout d’abord et naturellement parce que je me sens poussé vers elle par mon instinct sexuel. J’aime en la femme fout ce que je sens qu’il me manque : une aptitude spéciale aux menus détails de la vie — des qualités de patience et de tendresse persévérantes — sa nature primesautière, passionnée — son exagération sentimentale et sensuelle — et jusqu’à sa faiblesse. J’aime en la femme la mère et l’éducatrice, la ménagère el la gardienne du foyer, l’amante et la courtisane, en donnant à ce dernier terme le sens de prêtresse de l’amour physique et non celle de prostituée sociale, J’aime la femme dévouée à sa progéniture ou aux êtres qu’elle aime jusqu’à leur sacrifier sa vie. Je J’aime jusqu’en ses caprices. Je l’aime femme enfin, et c’est pourquoi je revendique, je réclame qu’elle soit affranchie de toutes les servitudes légales, économiques, morales, qui empêchent qu’elle atteigne sa parfaite stature de femme. Voilà pourquoi je demande que l’émancipation de la femme ne consiste pas à remplacer l’homme dans des besognes qui ne sont guère faites pour elle, mais soit la conséquence de ce fait qu’en tant que femme, elle est mère, amante, ménagère, nourrice de sa progéniture, gardienne du foyer, institutrice de l’enfance, initiatrice à l’amour, praticienne de la volupté. Voilà pourquoi je demande que les travaux auxquels elle se consacre en dehors de ‘ces fonctions qui lui sont strictement personnelles, conviennent à son état, à sa façon d’être et ne la masculinisent pas — ces fonctions et ces besognes suffisant, se Jon moi, sous tous les régimes, à lui garantir son indépendance économique.

MARIE : L’union des sexes ? N’ai-je pas soulevé la question tout à l’heure ? Etre toute à tous ceux que j’aurai choisi, qui m’auront choisie, Et que m’importe qu’ils me regardent comme leur « objet de consommation » ! Pourvu que je sois assurée de la réciprocité ! Je n’éprouverai aucune honte à croître à l’abri de leur force, à l’ombre de leur protection, car je me sens la plus faible. Entretenir et conserver un foyer où viennent se retremper ceux auxquels je me serais donnée, où viennent retrouver vigueur et courage les procréateurs de mes enfants — rendre ce foyer agréable, attirant, vivifiant — élever, instruire, mener jusqu’à leur pleine croissance un, deux, trois êtres humains, peut-être davantage — il ya dans ces diverses tâches un champ d’expériences aussi rempli que maint autre…

MARTHE : Ah oui… l’union des sexes !… Mon rêve à moi, c’est d’être aimée d’un homme de talent dont je serais l’inspiratrice et dont je saurais qu’il ne produit que parce qu’il m’aime. Mais je ne voudrais me sentir liée à cet être-là par aucun lien économique ni être obligée de cohabiter avec lui lorsque je n’en éprouverais pas le besoin ou qu’une aventure passagère m’appellerait ailleurs. Etre obligée de rendre compte d’un seul de mes gestes, d’une seule de mes actions à l’homme qui m’aimerait, oh cela jamais ! Mais il pourrait compter sur tout mon effort pour être l’étoile dont l’éclat suffirait à le maintenir dans l’activité qu’il aurait entreprise, si toutes les autres circonstances s’unissaient pour le faire dévier de sa route.

PAUL : Peut-être à votre insu, votre secret désir, à l’une comme à l’autre, est-il de dominer l’homme, les hommes dont vous auriez fait choix ou qui vous auraient choisies. Et ce désir de « revanche » n’est peut-être, lui aussi probablement, qu’un inévitable retour des choses. A mon tour d’exposer mes souhaits ! Je ne désire pas spécialement une amante pour compagne de ma vie — mais une amie — et une amie dans le sens le plus complet et le plus profond qu’on puisse attribuer à ce mot, une amie à laquelle m’attacheraient des affinités intellectuelles et sentimentales telles qu’elle n’aurait aucune peine à comprendre mon tempérament — ma façon d’être et d’agir. Je voudrais pouvoir posséder en elle une confiance telle que je n’aie à lui dissimuler ou à lui déguiser aucun acte de ma vie — cela sans crainte d’avoir à encourir ses reproches, ses réprimandes, à redouter ses accès de jalousie. Je voudrais la sentir heureuse de me voir évoluer, m’épanouir selon mon déterminisme. Et ce me semblerait tout naturel, puisque dès l’abord il aurait été convenu qu’elle s’assimilerait, sinon partagerait mes aspirations, mes désirs, mes haines, mes combats.

Ce serait comme une sorte d’amitié idéologique, de camaraderie affectueuse, entraînant, de par son intensité, la cohabitation. Mais cette cohabitation ne saurait empêcher que chacun de nous, quand l’envie lui en prendrait où que les circonstances le lui permettraient, ne vécût de son côté sa vie intellectuelle, érotique, économique même, Chacun se faisant part — volontairement et sans contrainte d’aucune sorte — de ses expériences, se demandant conseil, se prémunissant le cas échéant contre les périls, les imprévus, les aléas desdites expériences. Pour citer un exemple, je comprendrais parfaitement que je ne représente pas pour mon amie l’idéal physique qu’elle souhaiterait voir se réaliser chez l’homme qu’elle désirerait pour père de: ses enfants et je trouverais tout à fait naturel qu’elle choisit quelqu’un d’autre que moi pour la rendre mère. Et ces enfants volontairement désirés, pourquoi — si j’ai le tempérament paternel — ne les aimerais Je pas aussi sincèrement que si je les avais engendrés : ne seraient-ils pas les enfants de mon amie ?

Pour tout dire, je demande que ce soit un lien d’un autre ordre que l’attirance sexuelle qui nous unisse l’un à l’autre tout le temps que nous ferions route ensemble : je désire que ce soient l’affection et l’attachement que peuvent ressentir l’un pour l’autre deux êtres qui se sont pénétrés intellectuellement et éthiquement, qui ont partagé les bons et les mauvais jours des péripéties d’une existence intense et féconde £t qui prennent plaisir à se voir, chacun deux, se développer dans le sens le plus favorable à la pleine floraison de leur personnalité. J’ajoute d’ailleurs que, dans un tel couple, le plus grand plaisir de l’un des associés serait de voir l’autre — parce que plus doué, plus énergique — plus entreprenant, plus combatif peut-être — parvenir à sa pleine stature — et de trouver sa joie dans le sentiment que c’est peut-être grâce à son support et à son assistance à lui, le moins doué, que son compagnon y est parvenu.

Voilà ma façon personnelle de résoudre le problème, l’éternel problème de l’union sexuelle, et je n’entends nullement Proposer cette solution particulière comme la meilleure ou la plus logique, mais tout simplement comme le point de vue d’un tempérament masculin.

MARTHE, MARIE : Ainsi, nous restons, chacun sur… notre point de vue !

PAUL: Et le lecteur adoptera celui qui l’accommode le mieux.

1921-1930.

TRANSLATION


Pluralités

Entretien à quatre personnages

  • Lionel
  • Claire
  • Fabienne
  • Roland

On peut situer cet entretien dans une chambre sans prétention. Quelques meubles simples, assez banals. Des rayons occupent tout un côté des murs de la pièce, chargés de dictionnaires, de livres de tous formats, de fascicules de revues diverses. Table rectangulaire en bois blanc, sur laquelle il y a tout ce qu’il faut pour écrire. Trois ou quatre chaises paillées ou cannées. Malgré la simplicité de l’ameublement, on sent que la misère ne hante point ce logis, mais qu’il y règne une certaine aisance. Tout est propre. Un vase rempli de fleurs des champs, orne la cheminée. Quelques reproductions bien choisies, de chef-d’œuvres des musées, sont clouées aux parois restées disponibles ; on y remarque même un tableau encadré avec goût, représentant un nu assez bien traité. Inutile d’assigner une situation sociale ou un âge quelconque aux personnages prenant part à l’entretien. Ils évoluent en dehors de tout conformisme, moral et, pour eux, c’est la qualité qui importe, non la quantité.

— O —

— LIONEL. — Tout est-il préparé pour le dîner ?

— CLAIRE. — Ne t’en fais pas, tout est prêt.

— LIONEL. — Comme tu as l’air triste !

— CLAIRE. — Deux jours que je n’ai aperçu Roland. Et pas même un mot de lui !Toi, au moins, tu as rencontré Fabienne hier.

— LIONEL. — Tu sais aussi bien que moi qu’il a fallu un empêchement sérieux pour que Roland ne te donne pas signe de vie. Il tient autant à toi que tu tiens à lui. Mais tu peux être certaine qu’il sera ici ce soir. D’autant plus que nous avons à faire le point sur les relations de Victor avec Lucie et Delphine.

— CLAIRE. — Dommage que tout n’aille pas à la perfection entre eux. Ce sont pourtant de si braves cœurs. Vois-tu, mon ami, il me fait peine qu’entre eux il y ait toujours quelque chose qui cloche, alors que nous, nous nous entendons si bien avec Roland et Fabienne.

— LIONEL. — Peut-être est-ce parce que nous considérons nos rapports avec plus de facilité, parce que nous nous aimons mutuellement en esprit et en vérité, parce que le côté affection balaie tout ce qui pourrait émaner du côté méfiance, en un mot, parce que c’est le cœur qui domine dans notre petite association. Pourtant, la volonté y joue aussi son rôle. Nous nous sommes promis de ne point nous faire souffrir les uns les autres et, en gens qui veulent ce qu’ils font, nous tenons nos promesses. Il nous en à coûté parfois, mais ce pacte, nous l’avons réalisé. Des relations telles que les nôtres ne pouvaient se baser que sur la décision bien arrêtée d’en faire un foyer de bonheur pour nous quatre. Je suis si heureux de voir Roland aux petits soins pour toi, un pas de plus et on pourrait dire qu’il ne vit sentimentalement que par toi et pour toi. Et cela sans que Fabienne puisse un moment s’estimer désavantagée par l’amour qu’il te porte.

— CLAIRE. — N’en est-il pas de même concernant ton amour pour Fabienne ? Quelle tête ferais-tu si elle ne venait pas ce soir ?

— LIONEL. — Et ce qu’il y a de plus beau dans tout cela, c’est que nous continuons à nous chérir profondément. A vrai dire, nous ne nous sommes jamais autant aimé que depuis que Fabienne est entrée dans ma vie.

— CLAIRE. — C’est pourtant vrai et, pour ma part, mon amour pour toi n’a jamais été aussi grand que depuis que Roland a pris place en la mienne.

— LIONEL. — Vois-tu, chérie, c’est parce que nous avons pris la bonne voie. Je ne te préfère pas à Fabienne et je ne la préfère pas à toi. Vous êtes toutes deux mes amies uniques, différentes pourtant l’une de l’autre, vous complétant, mais ayant une part égale en ce qui m’est possible de produire d’affection.

— CLAIRE. — Quant à moi, lorsque je sonde et scrute mes sentiments, je me rends compte que je ne te préfère pas à Roland et que je ne le préfère pas à toi. Ainsi, ami très cher, nos capacités d’affection se font écho.

— LIONEL. — Sans compter qu’en Fabienne tu as une amie sûre, à toute épreuve, qui ne sais pas ce qu’est la jalousie, dont la confiance en toi ne connaît pas de bornes. Je me demande souvent si tu ne pourrais pas, le cas échéant, compter davantage sur elle que sur moi ?

— CLAIRE. — Et je la paie de retour.

— LIONEL. — Certes, tu le lui rends bien. Et tu m’en vois si content. Les manifestations de leur affection pour toi, qu’il s’agisse de Fabienne ou de Roland, sont si évidente qu’il serait incompréhensible que tu ne t’ingénies pas à te montrer pour eux ce qu’ils escomptent que tu sois.

— CLAIRE. — Ils font tout de même…

— LIONEL. — Tout naturellement. Dans ces cas là, la réciprocité est chose tellement indiquée que seule la sécheresse de coeur en complique la réalisation.

(On entend frapper. Claire va ouvrir. Entre Fabienne. Les deux femmes s’embrassent affectueusement. On y sent qu’il n’y a rien d’affecté dans ce geste, tant il est spontané. Fabienne se dirige ensuite vers Lionel, qui l’étreint tendrement.)

— CLAIRE — (Vivement.) Et Roland ?

— FABIENNE. — (se dégageant de l’étreinte de Lionel mais demeurant à côté de lui.) Il est sur mes talons. Il ne lui a pas été possible, je te l’affirme, de t’envoyer hier le pneu convenu. Comme tu as dû te faire du souci ! Aussi, l’ai-je grondé, tout en l’excusant. Si tu savais combien il était vanné quand il est rentré, si las que le courage lui a manqué pour se mettre à écrire. Il s’est jeté sur le lit, sans vouloir même manger un morceau. Ce voyage de seize heures de suite, dans un train archi-bondé, ce voyage accompli debout l’avait réduit à rien. Malgré tout, je l’ai bien grondé.

— CLAIRE. — Je sais que tu me connais… Mais quelqu’un monte… C’est son pas… Il frappe… (Elle va ouvrir, Roland prénètre dans la piece)
Te voilà enfin méchant ! Voyons étais-tu aussi anéanti que cela que tu n’aies pu m’envoyer une ligne. Tu sais bien… (Elle se précipite dans ses bras. Roland l’embrasse longuement, passionnément.)

— ROLAND. — Oui, je sais… Je sais quelle est ton inquiétude quand une journée se passe sans que nous nous voyions ou que nous ayons échangé une lettre. Mais j’étais à bout de force, recru, mort de fatigue, incapable de rassembler mes idées. Tu me pardonnes, n’est-ce pas, amie chérie ?

(Pendant qu’ils échangent ces paroles, Fabienne et Lionel devisent intimement. Soudain, Lionel semble s’éveiller d’un rêve.)

— LIONEL. — Et moi qui ne te disais même pas bonjour. Quel sot je fais ! Mais qu’est-ce que ce petit paquet ?

— ROLAND. — Un tout petit cadeau pour Claire. L’édition originale de « On ne badine pas avec l’amour », tu te souviens de cette pièce qu’ensemble nous avons été voir jouer au Français.

— FABIENNE. — Comme c’est vrai, ça. Non, on ne badine pas avec l’amour.

— LIONEL. — Badiner avec l’amour, en plaisanter est le propre de la bête de troupeau ou de l’assidu des maisons closes. Traiter à la légère des sentiments est le propre des esprits superficiels, frivoles, qui ne savent pas ce que c’est qu’aimer, se sentir complété, achevé, accompli par un autre être à un point tel que, sans lui, — sans eux, quand il y a pluralité, — votre vie vous apparaît mutilée, vide, dénuée de tout ce qui peut la rendre supportable, douce, fleurie, illuminée. Je plains les sous-hommes qui ne voient dans l’amour que la satisfaction d’une nécessité d’ordre physique, et même en serait-il ainsi que je ne comprendrais pas qu’on en plaisante davantage que de toute autre nécessité physiologique. Qu’on me qualifie de moraliste, je m’en moque, mais je n’ai que pitié pour les incultes, les faiseurs de bons mots, qui tournent en ridicule les sécrétions de l’organisme humain, quelles qu’elles soient.

— FABIENNE. — Voilà ce qui me plaît tant en vous deux, en toi en Roland. C’est que vous répugne l’amour envisagé comme un simple impératif physiologique… Rien ne m’éloigne plus d’un homme ou d’une femme que la conviction qu’il considère son partenaire comme un instrument de plaisir, c’est-à-dire, pour l’homme, quand on y réfléchit bien, comme le déversoir d’un trop-plein glandulaire gênant.

— CLAIRE. — Non pas — et je te sais d’accord avec moi là-dessus — que la volupté qui résulte des manifestations amoureuses — et j’ajoute : peu importe le moyen par quoi elle est obtenue, cette volupté — comporte quoi que ce soit de répugnant ou de blâmable en soi, mais ce qui me fait horreur, c’est l’amour physique envisagé comme une fin en soi, c’est-à-dire considéré autrement que comme l’accompagnement du duo que constitue l’attraction éprouvée et voulue de deux êtres sélectionnés en raison de leurs qualités de coeur et d’esprit — et on peut remplacer duo par trio ou quatuor. Qu’est l’amour physique s’il n’est pas l’accompagnement d’une éthique et d’un sentiment ? Une harpe sans cordes, un vaisseau sans mâture, un aigle sans ailes…

— ROLAND. — Voyez-vous, l’amour est bien recherche de complément éthique, sentimental, physique, attirance vers tels ou tels êtres affinitaires, mais il est aussi autre chose. C’est un véritable dédoublement de la personnalité, au cours duquel les êtres que vous aimez se muent en autant d’autres vous-mêmes, où vous vous transformez en autant d’autres eux-mêmes. L’amour égale consommation mutuelle, si je puis me servir de ce terme à la Stirner. Ces êtres vous consomment sans rencontrer en vous de réticences ou de dérobades ; vous les consommez sans rencontrer en eux de réserves ou d’hésitation. Vous leur abandonnez tout, ils ne gardent rien. Et si, pour tous ceux qu’on aime, il en va autrement, on n’obtient que tourments et larmes.

— LIONEL. — Aimer, c’est renoncer à se tenir sur la défensive à l’égard des aimés. En amour, il n’est pas d’empiétement possible sur la personnalité des aimés. Puisqu’il y a autant de vous en eux que d’eux en vous. Sans cette interpénétration psychologique, il n’est pas d’amour, de véritable amour.

— FABIENNE. — Et., cependant, il n’y a, dans cette interpénétration réciproque, ni dépendance ni sujétion.

— LIONEL. — Évidemment. Il n’y a qu’à en revenir aux liens qui nous unissent, tous les quatre ; à notre petite alliance. Ne sommes-nous pas parvenus à ce point d’intercompréhension mutuelle que nous ne saurions concevoir que l’un de nous soit une occasion de soucis pour n’importe lequel des trois autres, lui cause une peine quelconque ? Ne sommes-nous pas, pris individuellement, pour chacun d’entre nous, ce que celui-ci attend que nous soyons : affectueux, aimant, caressant, tendre et passionné à la fois ?

— CLAIRE. — Oui, c’est bien le secret de notre entente : amis et amants à la fois. Oui, chacun de nous est exactement pour chacun des autres ce que celui-ci demande qu’il soit. C’est bien là le résultat concret de ce dédoublement dont tu viens de parler, mon cher Roland. Une partie de chacun de nous, parce qu’il les aime, a pris logement chez les autres ; c’est pourquoi il ne lui est pas difficile de prévoir ce que chacun de ces autres attend de lui. Il n’y a là ni sacrifice, ni renoncement, mais bonne volonté et réalisation compréhensive, effort que l’affection que nous nous portons les uns aux autres rend d’une aisance élémentaire.

— FABIENNE. — Pour ce qui est de Lionel et de moi, nous n’y sommes pas arrivés du premier coup. Te souviens-tu, Claire, du temps qu’il m’a fallu pour comprendre tout cela ? Je ne pouvais me faire à lui, les affinités entre nous me paraissaient si peu consistantes ; je m’imaginais aussi qu’y répondre entraînerait je ne sais quelle mainmise sur ma personnalité. Et je le savais malheureux et que ma froideur le désespérait. Il n’ignorait rien de ce qui se passait en moi, des causes de ma réserve, des motifs de mes réticences. Il savait que mes hésitations, ma répugnance — c’est pourtant le terme exact — avaient leur source dans une sorte de « phobie » nerveuse, involontaire, incontrôlable, stupide même…

(S’adressant à Lionel :)

— LIONEL, je n’avais pas le moindre doute que tu m’aimais et que ne fût sincère ton amour, et qu’aucune circonstance ne pourrait l’ébranler ; j’étais convaincue qu’il était solide et durable. Ah ! je souffrais, moi aussi, tu peux le croire. Je me rendais compte qu’au début de nos relations, quand tu t’es déclaré, j’aurais dû t’écarter, loyalement, mais résolument. Me laisser aimer par toi sans te le rendre, ma fierté ne s’en accommodait pas. Il m’était tellement désagréable de recevoir de toi sans te rendre ce que tu attendais de moi ! J’avais horreur de cette situation de débiteur qui ne peut faire honneur a la lettre de change tirée sur lui sans que le tireur la fasse jamais protester. Je me sentais humiliée, honteuse de moi-même. Je savais que « l’amour ne peut se payer que par de l’amour » — je puis, moi aussi, citer du Stirner. On pourrait donner tout ce que l’on possède, se dépouiller entièrement, ce ne servirait de rien : l’amour appelle l’amour. Mon remords était grand de t’avoir laissé t’engager à fond au lieu de t’avoir éloigné dès l’abord. Que je me sentais coupable à ton égard ! Tu avais tant de peine et aucun raisonnement ne pouvait tenir contre cette voix intérieure qui me répétait : « C’est ta faute. » Et quand je pense que cela a duré des années ! Jusqu’au jour où mes yeux se sont décillés. Par la réflexion, en faisant appel au bon sens, aussi par un effort de volonté insistante, je me suis débarrassée de cette malheureuse phobie dont, en mon for intime, je ne pouvais nier le caractère injurieux pour toi. Je me suis persuadée enfin qu’aucune considération ne pouvait tenir contre le fait que j’avais laissé croître ton amour pour moi et que, étant donné ton tempérament, le temps n’avait fait que le cimenter. Je sentais le poids de ma responsabilité. Je me jugeais insensible, cruelle, impitoyable même… Enfin, à force de m’interroger, de me condamner, j’ai mis fin à ce désaccord qui m’était insupportable. Alors, tout est devenu aisé et clair dans nos relations… Je sais bien que tu mas pardonné tout ce que je t’ai fait endurer…

— LIONEL. — Je ne t’en ai jamais voulu, Fabienne, même aux heures les plus sombres. Je te trouvais parfois si dure, si inexorable, que ma douleur était inouïe. Mais je t’aimais et, malgré mon immense chagrin, malgré ce que je laissais extérioriser de la désolation qui me déchirait, il m’était impossible de t’en vouloir. Quelqu’un qui n’aurait pas connu la véritable profondeur de mes sentiments pour toi m’aurait volontiers accusé de capituler, mais puisqu’il me semblait que tu ne me comprenais pas comme je souhaitais que tu la fisses, il n’y avait pas capitulation de ma part, mais persévérance. Je ne pouvais même pas t’en vouloir de ne pas saisir les raisons qui me dictaient mon attitude envers toi d’autant plus que je n’ignorais rien de ce qui se passait en toi, ni des phénomènes nerveux que tu ne pouvais alors surmonter. Faute de les regarder bien en face, de te colleter avec eux, si j’ose employer cette métaphore. J’acceptais une situation fausse, bien sûr, qui me déchirait sentimentalement et sensuellement, c’est entendu, mais je t’aimais, je tenais à toi, et bien loin de capituler, j’avais foi en mon amour pour toi. Intérieurement, une voix me disait, à moi, qu’un jour viendrait où tu me comprendrais, où tu me paierais de retour. Et cela aussi, parce que j’avais approfondi ta bonté d’âme naturelle.

— ROLAND.— Comme c’est compliqué, tout ça. J’ai suivi de près ce que vous me permettrez tous deux d’appeler votre manège. J’ai très vivement déploré tout ce qu’il a engendré de souffrance inutile pour vous deux ; inutile, je l’ai toujours pensé. Je le déplorais d’autant plus que c’est moi qui vous ai fait connaître l’un à l’autre et que c’était pour moi une responsabilité que je ne cherchais pas à éluder. Vos tourments ont été Les miens. Je te l’ai dit tant de fois, Fabienne, tu attachais trop d’importance à des impressions relevant d’une thérapeutique appropriée. Enfin, n’en parlons plus : tout est bien qui finit bien.

— FABIENNE.— Compliqué, cela est bientôt dit… enfin, ne revenons pas sur ce qui n’est plus que du passé. Mais ne trouves-tu pas qu’autant compliquées, sinon davantage, sont les relations qu’entretiennent entre eux nos amis Victor, Lucie et Delphine ?

— CLAIRE.— Lucie est rongée par le doute et cela la rend malheureuse. Victor l’aime-t-il réellement ? L’aime-t-il d’amour ? Assurément il se montre prévenant, tendre à son égard, mais elle n’est pas certaine de ses sentiments. De là son inquiétude. La confiance lui fait défaut. Victor — je le lui ai dit bien souvent — a eu le grand tort, non de lui manifester, mais de lui laisser sentir qu’il lui préférait Delphine. Il a beau se montrer empressé auprès d’elle, lui céder sur bien des points, lui consacrer même plus de temps qu’a Delphine, Lucie sent que celle-ci est la préférée. Delphine, de son côté, a beau témoigner à Lucie une affection sans alliage, la traiter en amie intime, s’éclipser même quand elle apparaît, elle reste la préférée. Or, Lucie est, de par sa nature, la femme d’un amour unique. Elle me semble incapable, pour le moment, de concevoir qu’on puisse nourrir deux amours en même temps. Victor, je le lui ai représenté, aurait dû s’en enquérir au début. Il aurait dit refuser l’amour qu’elle lui offrait — puisque c’est elle qui a commencé — où, puisqu’elle acceptait la situation comme un pis aller, ne pas la troubler en la laissant conclure qu’il préférait Delphine… « On ne badine pas avec l’amour »…. Victor savait, je l’en avais prévenu, quelle femme sensible et fine est notre amie Lucie.

— ROLAND.— Je n’ai jamais compris qu’elle, la femme d’un amour unique, se soit proposée à Victor. Delphine l’avait précédée dans le coeur de Victor. Lucie savait donc à quoi s’en tenir…

— FABIENNE.— Nous nous sommes souvent entretenues de ces choses, Lucie et moi. Peut-être, en s’offrant à Victor, n’a-t-elle fait que suivre une impulsion momentanée, d’ordre physiologique. Peut-être a-t-elle cru, se fiant à certaines de ses paroles, qu’il tiendrait entre elles deux la balance égale, non pas extérieurement, mais dans les profondeurs de son être sentimental, Lucie demeure sous l’impression qu’elle n’est pas indispensable à la vie de Victor ; que s’il montre qu’il tient à elle, il pourrait finalement s’en passer, alors qu’elle a acquis la conviction qu’il ne pourrait faire sa vie sans Delphine. Le rôle de « satellite » ne convient pas aux aspirations amoureuses de Lucie. Elle craint de n’être pour Victor que de la chair à plaisir, un prétexte à délassement, une halte sentimentale, elle qui appelle de tous ses voeux la venue d’une « âme sœur ». Elle n’a pas rompu avec lui, parce qu’elle l’aime, encore, aussi parce qu’il tient à elle et le lui fait comprendre, mais elle n’est pas satisfaite. Elle est persuadée qu’il ne se rend pas compte du sacrifice que représente pour elle un partage contraire à son tempérament. Et, pourtant, elle admet la priorité de Delphine…

— ROLAND.— Tu connais la thèse de Delphine. Il lui indiffère d’être ou non la préférée, de jouer dans la vie de ceux qu’elle aime un rôle de premier ou de second plan, pourvu qu’elle y occupe une place…

— FABIENNE.— Lucie me racontait l’autre jour que dans une lettre dont-elle se rappelle tous les termes, Victor lui avait manifesté son intention de la rendre heureuse. Ou quelque chose d’analogue. Que voulait-il dire ? Elle redoute que « la rendre heureuse » sons-entende, pour lui, l’employer à satisfaire ce qu’elle dénomme son « égoïsme masculin ». Elle l’aime encore, mais elle le juge trop personnel, s’insouciant de faire souffrir ceux qui l’aiment ou éprouvent de la sympathie pour lui. « Je demande à personne de souffrir à cause de moi », dit-il. Fort bien, mais à condition de ne pas créer l’occasion de faire souffrir. Quoi qu’il en soit, elle souhaitait avoir trouvé en lui son compagnon de route, l’homme de sa vie. Or, il est déjà tout cela pour une autre femme. Pourquoi Victor, qui n’est dénué ni de tact ni de délicatesse, ne s’explique-t-il pas carrément avec les deux femmes et ne leur déclare-t-il pas que toutes deux occupent une place égale dans son existence ?

— LIONEL.— Il m’a assuré l’avoir fait, mais qui a parlé ? Ses lèvres ou son coeur ? C’est toujours là où en revient Lucie. Je suis avec beaucoup d’attention le déroulement des relations que vivent ces trois amis. Ils me sont trop chers pour que l’évolution de leurs rapports ne me tienne pas à coeur. De ce que j’en sais, de l’étude de cas analogues au leur, il appert que pour qu’elle réussisse, la pluralité en amitié ou en amour ne peut comporter ni hiérarchie de sentiments, ni préférence d’aucune sorte. La préférence est source d’humiliation en son essence : l’humiliation infligée à ceux qui se savent relégués à l’arrière-plan et n’y remédient ni les protestations verbales ou écrites ni les manifestations extérieures. Il y a, également, dans la préférence, de l’injuste et de l’injustifié à l’égard de qui se sent infériorisé. Il se demande. en quoi il peut avoir « démérité » de l’amitié ou de l’amour de l’aimé ou de l’ami, pour se voir attribuer une amitié ou un amour de second choix. En quoi a-t-il manqué ? Qu’on le lui fasse savoir et il avisera ! Son amitié ou son affection est-elle d’un aloi moins pur, d’une sûreté moins absolue que l’amitié ou l’amour dispensé par les préférés ? Puisqu’une nouvelle amitié, un amour nouveau indique que dans ceux qui l’ont précédé, on n’a pas rencontré le complément qui justifie l’amitié nouvelle ou le nouvel amour, pourquoi cette préférence, laquelle sous-estime l’importance du complément obtenu ? J’opine que la préférence est fonction d’une indigence de coeur, d’une absence de sens moral, un signe. D’irréflexion : c’est cette carence qui cause le doute, le ressentiment, la douleur que traînent à leur suite tant d’expériences plurales… Vous savez tous trois mon point de vue à. ce sujet, qui est le vôtre, d’ailleurs, et je crois que nous ne sommes pas près d’en démordre. La pluralité en amitié ou en amour — pour de bon, bien entendu — n’est concevable que restreinte, très restreinte même, et ne réussit que là où la balance entre les amis et les aimés est exactement équilibrée. Tous les documents que j’ai réunis jusqu’à ce jour me démontrent que là où cet équilibre fait défaut, il y a échec. Certes, l’expérience se poursuit, engendrant amertume, aigreur, insatisfaction, elle continue à cause de raisons purement sentimentales Ou elle cesse, laissant derrière elle une traînée de regrets, de découragement, de défiance à l’égard de tout ce qui est amitié ou amour, parfois d’irrémédiable désespérance. Nous savons que pour les sensibles et les conscients, c’est seule la durée qui confère de la valeur à une expérience. Compare toutes ces tentatives avortées à ce qui se passe entre nous : point de grincements dans les rouages. La cause : la préférence n’a pas droit de cité chez nous et cela parce que nous sommes unis, parce que nous nous aimons en esprit et en vérité.

— FABIENNE.— C’est vrai. Et quand je pense que certains prétendent que la préférence, comme la jalousie, est inhérente à la nature de l’homme !

— LIONEL.— Évidemment, c’est humain, très humain, trop humain… Mais la pluralité, en amitié comme en amour, se situé par delà cet humain-là… Elle est seulement à l’usage d’êtres d’exception : les sensibles qui ne veulent pas être cause de souffrance, les conscients qui ont appris à se surmonter eux-mêmes… Tout le reste est boniments !

— CLAIRE.— Si nous allions dîner…

(Fin). 1er octobre 1943

E. Armand

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