E. Armand, “Les précurseurs de l’anarchisme” (1933)

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les précurseurs de l’anarchisme

l’antiquité

Nous ne savons pas exactement — et quels documents nous en informeraient — quand commença l’autorité gouvernementale ou étatiste, On a donné de nombreuses raisons de l’établissement de l’autorité. Les hommes formant des groupements toujours plus nombreux, s’avéra-t-il nécessaire de confier la gestion des affaires et la solution des différends aux plus intelligents ou aux plus doutés : les sorciers ou les prêtres ? Les groupements primitifs se montrant, en général, hostiles les uns aux autres, la nécessité s’imposa-t-elle de central défense du milieu aux mains de plusieurs où d’un seul choisi parmi les guerriers (les guerrières) les plus courageux ou les plus vaillants ? Toujours est-il qu’il semble que l’autorité ait pré-existé à la propriété individuelle. L’autorité évidemment a régné alors que les biens, les choses et dans certains cas, les enfants et les femmes étaient la propriété dé l’organisation sociale. Le régime de la propriété individuelle — c’est-à-dire la possibilité de la collectivité : 1° d’accaparer plus de sol qu‘il ne lui en fallait pour subsister, lui et sa famille ; 2° de faire exploiter le surplus par autrui — n’a fait que raffiner, compliquer et rendre plus tyrannique l’autorité, qu’elle fût théocratique où d’essence militaire.

Des primitifs se rebellèrent-ils contre l’autorité, même rudimentaire, qui sévissait dans les groupements primitifs ? Y eut-il des objecteurs, des désobéisseurs dans ces temps où les phénomènes météorologiques étaient attribués à des puissances supérieures, tantôt bonnes, tantôt défavorables, où l’on relativait à une entité surnaturelle la création de l’homme, Certains mythes montrent que l’homme n’a pas toujours accepté bénévolement d’être un jouet dans la main de la divinité et l’esclave de ses représentants, par exemple les mythes de Satan et de Prométhée, des anges rebelles et des titans. Plus tard même, lorsque l’autorité gouvernementale ou ecclésiastique fut bien assise, il y eut des manifestations qui, tout en restant dans un cadre pacifique, témoignaient cependant d’un esprit de révolte. On peut classer sous ce chef les scènes ct comédies satiriques, les saturnales romaines, le carnaval chrétien, etc. De nombreux contes circulaient parmi le peuple qui les entendait toujours avec une joie parfois puérile où le thème était le même : la victoire du faible, de l’opprimé, du pauvre sur le tyran ou le riche.

L’antiquité grecque, avec Gorgias, niant tous les dogmatismes ; avec Protagoras, faisant de l’individu la mesure de toutes choses : avec Aristippe, le fondateur de l’école hédoniste, pour lequel il n’est d’autre bien que le plaisir et le plaisir immédiat, actuel, le plaisir quel que soit son origine ; avec les cyniques (Antisthène, Diogène et Cratès) ; avec les stoïques (Zénon, Chrysippe et leurs successeurs), l’antiquité grecque produisit des hommes critiquant, puis niant les valeurs reçues.

De la négation des valeurs de la culture hellénique, les cyniques en vinrent à la négation de ses institutions : mariage, patrie, propriété, Etat. Derrière le tonneau et la lanterne de Diogène, il y avait autre chose que de la raillerie et des mots d’esprit. Sans doute, Diogène transperçait de ses sarcasmes mordants les plus puissants et les plus redoutés parmi ceux qui s’arrachaient les dépouilles d’Athènes expirante. Sans doute Platon, que scandalisait la forme ultra-populaire de ses prédications, l’appelait-il «un Socrate en délire » ; mais en faisant du travail manuel légal du travail intellectuel, en dénonçant les travaux inutiles, en se proclamant citoyens du monde, en considérant les généraux comme des « conducteurs d’ânes », en tournant en ridicule les superstitions populaires, et jusqu’au démon de Socrate, en réduisant l’objet de la vie à l’exercice et au développement de la personne morale, les cyniques pouvaient bien se prétendre comme leur maître, médecins de l’âme, hérauts de la liberté et de la vérité. Au point de vue social, les cyniques étaient communautaires et étendaient ce principe, non seulement aux choses, mais aux personnes, conception chère à maints philosophes de l’antiquité.

On a reproché aux cyniques et à Diogène en particulier, l’orgueil qu’ils tiraient de leur isolement, de se poser en modèles, et leur exagération d’un genre de vie qui était comme la négation de toute société organisée. Diogene a répondu d’avance : « Je suis comme les maitres de chœurs, qui forment le ton pour y amener leurs élèves ».

Le premier enseignement de Zénon, celui de la Stoa, se rapprochait beaucoup de celui des Cyniques. Zénon, dans son Traité de la République repoussait les mœurs, les lois, les sciences, les arts, tout en demandant comme Platon la communauté de biens, Le fond du système stoïque est que le bien de l’homme est la liberté et que la liberté ne se conquiert que par la liberté. Le sage est synonyme de l’homme libre : il ne doit son bien qu’à soi-même et ne relève que de soi. À l’abri des coups du sort, insensible à toutes choses, maitre de soi, n’ayant besoin que de soi, il trouve en soi une sérénité, une liberté, une félicité sans limites. Ce n’est plus un homme. C’est un dieu et plus qu’un dieu, car le bonheur des dieux est le privilège de leur nature tandis que la félicité du sage est la conquête de sa liberté ! Zénon, logiquement, niait l’omnipotence, la tutelle, le contrôle de l’Etat : l’homme devait se servir de loi à soi-même et c’est de l’harmonie individuelle que devait sortir l’harmonie collective. L’hédonisme, le cynisme et le stoïcisme opposaient le droit naturel pour l’individu de disposer de soi au droit artificiel qui en fait un instrument dans les mains de l’Etat. Zénon se servait de cette théorie pour combattre, comme l’avaient déjà fait les cyniques, le nationalisme exagéré des Grecs et admettre un instinct de société, un instinct naturel poussant l’homme à s’associer à d’autres hommes. On peut considérer cyniques et stoïciens comme les premiers internationalistes.

le moyen âge

Celle idée du droit naturel, de la loi de nature, de la religion naturelle, sera reprise par maints philosophes. D’ailleurs le triomphe du christianisme n’est pas aussi complet que l’affirment ses thuriféraires, De nombreux hérétiques s’élèvent alors et se couvrent même du masque de la religion par prudence et dissimulent leur propagande sous une écorce religieuse.

Voici, par exemple, le gnostique Carpocratès d’Alexandrie, fondateur de la secte des Carpocratiens, dont le fils Epiphanes a réuni toute la doctrine dans son ouvrage Péri Dikaios Inés (de la justice). La justice divine, pour lui, existe en la communauté dans l’égalité (Koinonia met’ Isoletos). De même que le soleil n’est mesuré à personne, il doit en être de même pour toutes les choses, toutes les jouissances. Si Dieu nous a donné le désir c’est pour que nous le satisfassions, non pour nous restreindre, de même que les autres êtres vivants ne mettent pas de frein à leur appétit.

Les Carpocratiens furent parmi les premiers qui reconnurent le droit de tous sur toutes choses, jusqu’en extrêmes conséquences, et cherchèrent à la mettre en pratique. Ils furent apparemment exterminés. Des inscriptions indiquent pourtant qu’au vie siècle encore, les tendances carpocratiennes subsistaient en Cyrénaïque, dans l’Afrique du Nord.

Anéantis ou non, les Carpocratiens eurent des successeurs. Nous ignorons si les initiés des sectes épousant leurs conceptions ou des idées analogues avaient rejeté à l’intérieur de leurs groupes toute autorité, s’ils étaient pas « organisés » style actuel. Toujours, est-il que le système politique a pouvoir avait en eux d’irréconciliables adversaires. Il y eut des internationales de sociétés secrètes en relations entre elles et dont les membres, en voyage, étaient accueillis fraternellement par les associations correspondantes. On enseignait clandestinement et les nombreux procès de ceux qui furent découverts et tombèrent victimes de leur propagande, nous le démontrent suffisamment. Le malheur est que trop souvent leurs véritables opinions nous sont inconnues. On ne nous parle que de leurs crimes (?) on de leurs écarts (?)

Au synode d’Orléans (1022), onze cathares (Albigeois) sont brûlés parce qu’accusés de pratiquer l’amour libre. En 1030, à Montfort, près de Turin, des hérétiques sont accusés de s’être prononcés contre les cérémonies et les rites religieux, ainsi que contre le mariage, le meurtre des animaux et en faveur de la communauté des biens. En 1052, à Goslar, un certain nombre d’hérétiques sont brûlés pour s’être prononcés contre mise à mort de tout être vivant, c’est-à-dire contre la guerre, le meurtre, ct la mise à mort des animaux. En 1213, des Vaudois sont brûlés à Strasbourg pour avoir prêché l’amour libre et la communauté des biens. Il ne s’agit pus là de « clercs », mais de pauvres artisans : tisserands, cordonniers, maçons, menuisiers, etc.

Se basant sur un passage de l’épitre de Saint-Paul aux Galates : « Si vous êtes conduits par l’esprit, vous n’êtes plus sous la loi », nombreux furent les sectaires qui placèrent l’être humain, la personnalité au-dessus de la loi. Hommes et femmes partageaient un point de vue assez semblable à celui des Carpocratiens et aboutissaient, dans la pratique, à une sorte de communisme libertaire qu’ils vivaient comme ils le pouvaient, dans des espèces de colonies plus où moins occultes et sous la menace d’une répression impitoyable, Amaury ou Amalric de Bène, près Chartres, professait ces idées en Sorbonne au XIIe siècle. Il eut des disciples plus énergiques que lui, parmi lesquels Ortlieb de Strasbourg, qui firent connaître sa doctrine anarchico-panthéiste en Allemagne, où ils trouvèrent d’enthousiastes et convaincus partisans sous le nom de Brüder und Schwestern des freien Geistes (Frères et Sœurs du libre esprit), que Max Beer, dans son Histoire du Socialisme, considère comme des anarchistes-indiviqualistes, qui se situèrent en dehors de la société, de ses lois, de ses mœurs, de ses habitudes et qu’en revanche la société organisée combattait sans merci.

Pensez donc ! Pour Almaric de Bène et ses continuateurs, Dieu se trouvait en Jésus, comme dans les penseurs et les poètes païens ; il a parlé par la bouche d’Ovide comme par celle de Saint Augustin. De tels hommes n’étaient pas dignes de vivre !

Dans les hérésies, il faut distinguer entre le panthéisme-unarchiste almaricien, dont les adhérents se considéraient comme des parcelles du Saint Esprit, rejetant tout ascétisme, toute contrainte morale, se situant pour ainsi dire au-delà du bien et du mal et les héritiers du gnosticisme manichéen, tels les Albigeois, ascètes dont l’aspiration vise à vaincre la matière. Encore n’est-il pas toujours facile de faire une, démarcation exacte. L’historien catholique Doellinger, qui a étudié l’histoire de toutes ces sectes, n’a pas hésité à dire que si elles l’avaient emporté (et il s’agissait surtout des Vandois et des Albigeois), « il en serait résulté un bouleversement général, un retour complet à la barbarie et à l’indiscipline païennes ».

Au premier groupe panthéiste-anarchiste, nous rattachons l’hérésie anversoise de Tanchelin, celle des Kloeffers de Flandre, des Hommes de l’Intelligence, des Turlupins, des Picards ou Adamites (rayonnant jusqu’en Bohème), des loïstes, également anversois ; partout s’élèvent des hommes ou des associations qui veulent réagir contre le système dominant, représenté surtout par le catholicisme, dont les hauts dignitaires menaient une existence scandaleuse, maintenaient la prostitution, tenaient des bordels et des maisons de jeux, portaient les armes et se battaient comme des guerriers de profession,

Je partage absolument l’avis de Max Nettlau, que, dans les dernières années du moyen âge, le Midi de la France, le pays des Albigeois, une partie de l’Allemagne s’étendant jusqu’à la Bohème, les contrées arrosées par le Rhin inférieur, jusqu’en Hollande et dans les Flandres, certaines portions de l’Angleterre, de l’Italie, la Catalogne enfin, constituaient un terrain d’élection pour les sectes qui attaquaient le mariage, la famille, la propriété et s’attiraient une répression impitoyable.

Ce n’était pas seulement en Europe que se développaient des mouvement anti-autoritaires. Dans l’histoire d’Arménie, de Tschamtschiang (Venise 1795), il est question d’un certain hérétique persan du nom de Mdusik qui niait « toute loi et toute autorité »… Le Supplément Littéraire des Temps Nouveaux (Paris, vol II, p. 556-57), contient un article intitulé « Un précurseur anarchiste », où le Dr. turc Abdullah Djevdct présente un poète syrien du XVe siècle : Ebr-Ala-el Muarri.

la Renaissance

Nous voici à la Renaissance y a pas à le nier, les catholiques, aidés par l’état séculier, ont anéanti et réduit à l’impuissance les hérétiques panthéistes-anarchistes. Les protestants ne se sont pas montrés tendres à l’égard des anabaptistes, sorte de communistes autoritaires se fondant sur l’ancien Testament. La dictature de Jan de Leyde à Munster passa comme un éclair. Le vieux monde dut courber la tête sous l’omnipotence de l’Etat, plus fortement servi et centralisé qu’il ne l’était au Moyen Age. La découverte de l’Amérique enflamma cependant l’esprit des penseurs et des originaux, dont la mentalité n’avait pas été écrasée sous le laminoir de l’organisation politique. On parla d’iles heureuses, d’Eldorados, d’Arcadies. Dans sa Kosmographey (1544), Sébastian Münster a décrit les habitants des iles nouvelles, « où l’on vit libre de toute autorité, où l’on ne connait ni le juste, ni l’injuste, où l’on ne punit pas les malfaiteurs, où les parents ne dominent pas leurs enfants. Pas de loi, liberté des relations sexuelles. Aucune trace d’un Dieu, ni d’un baptême, ni d’un culte ». A ses aspirations vers la liberté, il faut relier sans doute l’apparition de la Franc-Maçonnerie et des différents ordres d’illuminés. L’un des génies les plus brillants de la Renaissance, François Rabelais, peut également, par son abbaye de Thélème (Gargantua I. 52/57), être considéré comme un des précurseurs de l’anarchisme. Elisée Reclus l’a proclamé « notre grand ancêtre ». Sans doute, dans la description de ce milieu de liberté, il a négligé le côté économique et il tenait davantage à son siècle qu’il ne l’imaginait lui-même, Sans doute, son manoir raffiné, il l’a dépeint dans le même esprit que Thomas More, dans son Utopie, son Angleterre idéalisée et Campanella, dans sa Cité du Soleil, sa république italienne et théocratique ou l’auteur du Royaume d’Antangil (la première utopie française, 1516) sa monarchie constitutionnelle protestante. N’empêche qu’en l’abbaye de Thélème, Rabelais s’est plu à dépeindre une vie sans autorité. On se souvient que Gargantua ne voulut bâtir « murailles au circuit ». « Voyre et non sans cause, approuva le moine, où mûr y a devant ct derrière, y a force murmure, envie et conspiration muette »… Les deux sexes ne se regardaient pas en chiens de faïence… « telle sympathie était entre les hommes et les femmes que par chacun jour, ils étaient vêtus de semblable parure… »

« Toute leur vie était employée non par lois, statuts ou règles, mais selon leur vouloir ou franc arbitre ; se levaient du lit quand bon leur semblait ; buvaient, mangeaient, travaillaient, dormaient quand le désir leur venait. Nul ne les éveillait, nul ne les parforçait ni à boire, ni à manger, ni à faire chose autre quelconque. Ainsi l’avait établi Gargantua. Et leur règle n’était que cette clause, fais ce que tu vouldras, parceque gens libres, bien nés, bien instruits, conversant en compagnies honnêtes, ont par nature un instinct et un aiguillon qui toujours les pousse à faits vertueux et retire du vice, lequel ils nommaient honneur. Iceux, quand par vile sujétion et contrainte sont déprimés et asservis, détournent la noble affection par laquelle à vertus franchement tendaient à déposer et entreindre ce joug de servitude : car nous entreprenons toujours choses défendues, et convoitons ce qui nous est dénié… Par cette liberté, entrèrent en louable émulation de faire tout ce que à un seul voyaient plaire. Si quelqu’une où quelqu’un disait : « Buvons », tous buvaient. Si disait : « Jouons », tous jouaient. Si disait : « Allons à l’ébat ès champs », tous y allaient… »

Rabelais est plutôt un utopiste. Un autre précurseur — et un fameux — de l’anarchie est sans contredit La Boétie, dans son Contr’un ou De la servitude volontaire (1577), dont l’idée maîtresse est le refus à opposer au service du tyran, dont la puissance a sa source dans la servitude volontaire des hommes, « Le feu d’un petite étincelle s’étend et toujours se renforce, brûlant du bois et d’autant plus qu’il en trouve ; sans qu’on y mette de l’eau pour l’éteindre, seulement en n’y mettant plus de bois, n’ayant plus rien à consumer, il se consume lui-même, devient sans forme et n’est plus feu. De même en est-il des tyrans : plus ils pillent, plus ils exigent, plus ils ruinent et détruisent, ct plus on leur donne, plus on les sert ; plus ils se fortifient, mieux ils sont en situation de tout détruire ou anéantir ; et si on ne leur donne rien, si on ne leur obéit point, sans combattre, sans frapper, ils demeurent nus et défaits et ne sont plus rien : ainsi, la racine qui n’ayant plus de sève ni d’aliments, devient une branche sèche et morte. Soyez résolus de ne servir plus et vous serez libres ».

La Boétie ne préconise pas une organisation sociale définie. Cependant il parle de la nature qui a fait tous les hommes de même forme et semble-t-il au même moule. « elle n’a pas envoyé les plus forts et les plus avisés comme des brigands. » pour maltraiter « les plus faibles ; plutôt faut-il croire que faisant aux uns les parts plus grandes et aux autres plus petites, elle voulait faire une place à l’affection fraternelle, lui donnant occasion de s’employer, les uns ayant plus de puissance de donner aide et les autres besoin d’en recevoir… » « Si donc cette bonne mère nous a donné à tous figure de même pâte… ; si elle nous a accordé à tous, sans distinction, ce grand présent de la voix et de la parole pour nous mettre en rapport et fraterniser davantage, pour faire, par l’habitude et le mutuel échange de nos pensées, une communion de nos volontés ; si elle a tâché par tous les moyens de serrer, d’étreindre plus fort le nœud de notre alliance en société ; si elle a montré en toutes choses qu’elle voulait à la fois nous faire unis et tous uns ; s’il en est ainsi, il ne faut pas douter que nous soyons tous compagnons ; et il ne peut tomber dans l’entendement de personne que la nature en ait mis aucun en servitude, nous ayant tous mis en compagnie ». De cela on pourrait déduire tout un système social.

les temps modernes

La monarchie devient de plus en plus absolue. Louis XIV réduit la moitié de l’intelligence à l’état de domesticité et force l’autre moitié à recourir aux presses hollandaises. Dans Les soupirs de la France esclave qui aspire à la liberté (1689-1690) et d’autres ouvrages du même genre parus à Amsterdam, on ne trouve guère d’anarchisme. Il faut aller jusqu’à Diderot pour entendre énoncer cette phrase qui contient, en elle tout l’an-archisme : « Je ne veux donner ni recevoir de lois ». Dans son entretien d’un père avec ses enfants (Œuvres complètes, vol. V, p. 30), il avait donné l’antériorité à l’homme de la nature sur l’homme de la loi, à la raison humaine sur celle du législateur. Tout le monde se souvient de la phrase de la Maréchale, dans l’Entretien d’un Philosophe avec la Maréchale : « Le mal, ce sera ce qui à plus d’inconvénients que d’avantages ; et le bien, au contraire, ce qui a plus d’avantages que d’inconvénients ». Et de celle des adieux du vieillard dans le Supplément du voyage de Bougainville : « Vous êtes deux enfants de la nature : quel droit as-tu sur lui qu’il n’ait pas sur toi ? » — Stirner, plus tard, ne dira pas mieux.

Dans la Revue Socialiste de septembre 1888, Benoit Malon consacre une dizaine de pages à Don Deschamps, bénédictin du XVIIIe siècle, précurseur de l’Hégélianisme, du Transformisme et du Communisme anarchiste.

Voici, enfin, Sylvain Maréchal, poète, écrivain, bibliothécaire (1750-1803) qui, le premier, proclama joyeusement des idées anarchistes, entachées cependant d’arcadisme. Sylvain Maréchal est un polygraphe qui a touché à toutes sortes de sujets : Il débute par des Bergeries (1770) et des Chansons anacréontiques, en 1779 ; il trouve à faire paraitre ses fragments d’un Poème moral sur Dieu, le Pibrac moderne, en 1781 ; en 1782, L’âge d’or, recueil de contes pastoraux ; en 1784 son Livre échappé au déluge où Psaumes nouvellement découverts. En 1788, sous-bibliothécaire à la bibliothèque Mazarine, il publie son Almanach des honnêtes gens, où il substituait aux noms des saints ceux des hommes et des femmes célèbres : il y plaçait Jésus-Christ entre Epicure et Ninon de Lenclos. Aussi cet almanach fut-il condamné à être brûlé de la main du bourreau, et son auteur envoyé à Saint-Lazare, où il demeura quatre mois. En 1788, ses Apologues modernes à l’usage du dauphin. C’est là que se trouve l’histoire du roi qui, à la suite d’un cataclysme, renvoie chacun de ses sujets chez lui, en prescrivant que, désormais, chaque père de famille sera roi dans son foyer. C’est là que se trouve énoncé le principe de la Grève générale, comme moyen d’instaurer une société où la Terre est propriété commune de tous ses habitants, où règnent « la liberté ct l’égalité, la paix et l’innocence ». Dans le Tyran triomphateur, il imagine un peuple abandonnant les villes à la soldatesque et se réfugiant dans les montagnes, où, partagé en familles, il vivra sans autre maître que la nature, sans autre roi que leurs patriarches, abandonnant pour toujours le séjour dans les cités, bâties par eux à grands frais, dont chaque pierre a été arrosée par leurs larmes, teinte de leur sang. Les soldats envoyés pour ramener ces hommes dans leurs agglomérations se convertissent à la liberté, demeurant avec ceux qu’ils devaient ramener en servitude, renvoient leurs uniformes au tyran, qui meurt de rage et de faim en se dévorant lui-même. C’est sans contredit une réminiscence de la Servitude volontaire.

En 1790, il édite l’Almanach des honnêtes femmes, orné d’une gravure satyrique sur la duchesse de Polignac. Renchérissant sur l’Almanach des honnêtes gens, chaque saint est remplacé par une femme connue. Ces femmes célèbres sont divisées en 12 classes, selon leur « genre » (1 classe par mois) : Janvier, Fricatrices ; Février, Tractatrices, etc. Nous avons a à la suite les Fellatrices, les Lesbiennes, les Corinthiennes, les Samiennes, les Phœniciennes, les Siphnassiennes, les Phicidisseuses, les Chaldisseuses, les Tribades et les Hircinnes. Très rare, cette brochure ne se trouve plus guère qu’à l’enfer de la Bibliothèque Nationale.

Sylvain Maréchal n’accepta qu’avec réserve la révolution de 1780. Le premier journal anarchiste français, L’Humanitaire, (1841) affirme qu’il disait qu’aussi longtemps qu’il y aurait des maîtres et des esclaves, des pauvres et des riches, il n’y aurait ni liberté, ni égalité.

Sylvain Maréchal continue ses publications : en 1791, Dame Nature à la barre de l’Assemblée Nationale ; en l’an II, le jugement dernier des rois ; en 1794, la fête de la raison. Il collabore aux Révolutions de Paris, à l’Ami de la Révolution, au Bulletin des Amis de la Vérité. L’hébertiste Chaumette, son ami, tombe victime de la Terreur, mais Sylvain Maréchal échappe à Robespierre comme il échappera à la réaction thermidorienne et aux persécutions du Directoire, bien qu’il eût collaboré à la rédaction du Manifeste des Egaux, du moins on l’assure.

La tourmente passée, Maréchal reprend la plume. En 1798, paraît son Culte et loix d’une société d’hommes sans Dieu. En 1799, Les voyages de Pythagore, en 6 volumes. En 1800, son grand ouvrage, Dictionnaire des athées anciens et modernes, dont l’astronome Jérôme Lalande écrivit le supplément. En 1807, enfin, De la Vertu…, ouvrage posthume, qui fut peut-être imprimé, mais qui ne parut pas, et dont Lalande se servit pour son second supplément au « Dictionnaire des Athées ». Napoléon interdit d’ailleurs à l’illustre astronome de continuer plus longtemps à écrire sur l’athéisme.

En Angleterre, on peut considérer jusqu’à un certain point Winstanley et ses niveleurs comme des précurseurs de l’anarchisme. John Lilburne, un autre niveleur, dénonçait d’autorité « sous toutes ses formes et ses aspects » ; ses condamnations à l’amende, ses années de prison, ne se comptaient plus. On l’exila en Hollande. A trois reprises différentes, le jury l’acquitta, la dernière fois en 1613 (il avait entrent arrêté d’expulsion), Cromwell le maintint en captivité « pour le bien de pays » ; en 1656, devenu quaker, on le libéra, ce qui ne l’empêchait pas, en 1657, à 39 ans, de mourir de phtisie galopante.

Vers 1650, il est question de Roger Williams, qui débuta comme gouverneur du territoire qui forma plus tard l’Etat de Rhode Island (aux Etats-Unis) et surtout d’un de ses partisans, William Harris, qui tonnait contre l’immoralité de tous les pouvoirs terrestres et le crime de tous les châtiments. S’agit-il d’un visionnaire mystique ou d’un anarchiste isolé ? Les premiers quakers sont également des antiétatistes décidés,

Le Hollandais Peter Cornelius Hockboy (1658), l’Anglais John Bellers (1695), l’Ecossais Robert Wallace (1761) se prononcent pour un socialisme volontaire et coopérateur. Dans ses Prospects, Robert Wallace concevait une humanité composée de nombreux districts autonomes, La protestation contre les abus gouvernementaux, contre les excès de l’autorité se fait jour dans des pamphlets, des satires de toute nature, écrits avec une virulence et une franchise dont il n’y a guère d’exemple aujourd’hui. Citer les noms de Thomas Hobbes, John Toland, John Wilkes, Swift, De Foe, suffira.

Nous arrivons à l’Irlandais Edmond Burke et à sa Vindication of Natural Society (1756) — justification de la société naturelle — dont l’idée fondamentale est celle-ci : quelle que soit la forme de gouvernement, à n’en est aucun qui soit meilleur qu’un autre : « Les différentes espèces de gouvernement rivalisent mutuellement concernant l’absurdité de leurs constitutions et l’oppression qu’ils font endurer à leurs sujets. Même les gouvernements libres, relativement à l’étendue de leur territoire et à leur dur ont connu plus de confusion et commis plus d’actes flagrants de tyrannie que les gouvernements les plus despotiques de l’histoire ». Edmond Burke revint sur ses dires. Dans ses Reflexions, il s’éleva contre la Révolution française. Un Américain, Paine, député à la Convention, lui répondit par The Rights of Man (1791-92) — les droits de l’homme. S’étant opposé à l’exécution de Louis XVI, il fut jeté en prison. Il échappa de peu à la guillotine. Il profita de son emprisonnement pour écrire l’ « Age de Raison » — The Age of Reason — (1795). « À tous ses degrés, la société est un bienfait, mais, même sous son aspect le meilleur, le gouvernement n’est qu’un mal nécessaire ; sous son pire aspect, c’est un mal intolérable… Le métier de gouverner a toujours été monopolisé par les individus les plus ignorants et les plus fripons que compte l’humanité. » En 1796, parait une brochure à Oxford, intitulée : The inherent Evils of all State Gouverment demonstrated — « Démonstration des maux inhérents à tout gouvernement étatiste », — attribuée à A.-C. Cuddon, fortement teintée d’anarchisme individualiste, et que Benj. R. Tucker a rééditée en 1885, à Boston.

Sous l’influence de la Révolution, il s’était créé à Londres un groupe appelé Pantisoeraey, sous l’impulsion du jeune poète Southey, qui devait, plus tard, à l’exemple de Burke, renier ses rêves de jeunesse. D’après Sylvain Maréchal — confirmé en partie par Lord Byron — ce groupe épicurien voulait réaliser l’abbaye de Thélème, et entendait rendre toutes choses communes entre ses membres, les jouissances sexuelles y comprises. Toujours d’après Maréchal, les plus grands artistes, les plus grands savants, les hommes les plus célèbres de l’Angleterre auraient fait partie de ce milieu qui finit par être dissous par un Bill du Parlement (« Dict. des Athées », au mot : Thélème).

Dans ses Figures d’Angleterre, Manuel Devaldès, présente La Pantisocratie comme un projet de colonie à établir en Amérique parmi les Illinois, colonie basée sur l’égalité économique. Deux heures de travail quotidien devaient suffire à la nourriture et à l’entretien des colons. A la suite de la défection de Southey et de la mort de deux des principaux initiateurs, la Pantisocratie serait morte sans avoir vu le jour.

En Allemagne, Schiller écrivait les Brigands, dont le principal personnage, Karl Moor, s’élevait contre les conventions, la loi, qui n’a jamais créé un grand homme alors que la liberté a engendré des colosses et des hors-mesure, Fichte disait que, si l’humanité était moralement accomplie, elle n’aurait pas besoin d’Etat; Wilhelm de Humboldt, en 179, défendait ;a thèse de la réduction de l’Etat à sa fonction minimum ; Alfieri, in Italie, écrivait De la Tyrannie.

De tous côtés, l’autorité, sous une forme où sous une autre était battue en brèche, Spinoza, Comenius, Vico, Voltaire, Lessing, Herder, Condorcet ont été des libertaires par certains points, certaines formes de leur activité littéraire. En luttant contre les supplices infligés aux sorciers, contre la sévérité des châtiments des délits, contre l’esclavage — pour la libération de la femme — pour une autre éducation de l’enfant — contre la superstition religieuse ct pour le matérialisme : Spee, Thomasius, Beccaria, Sonnenfelds, John Howard, Clarkson, Mary Wollstonecraft, Rousseau, Pestalozzi, La Mettrie, d’Holbach, ont sapé les piliers de l’autorité. Il faudrait un volume pour rappeler les noms de ceux qui, à un point de vue ou à un autre, ont contribué à ébranler la foi en l’État et en l’Eglise.

Aussi nous arrêterons-nous à William Godwin, dont nous considérons l’Enquête sur la justice politique et son influence sur la vertu et le bonheur en général (1793) comme le premier doctrinaire de l’anarchisme digne de ce nom. Il est bien vrai que Godwin est un communiste-anarchiste, mais sa négation de la loi et de l’Etat convient à toutes les nuances de l’anarchisme.

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