E. Armand, “La Liberté de l’Amour” (1928)

Publication mensuelle de l’Anarchie — Février 1928

La Liberté de l’Amour

Là où vit l’amour libre, là vit l’anarchie.
(Renzo Novatore).

« Là où vit l’amour libre, là vit l’anarchie ». Je ne doute pas que cette affirmation ne rende songeur maint lecteur de cette petite étude et il convient de serrer de près cette déclaration de celui qui fut l’un des adversaires les plus résolus du fascisme, qui paya de sa vie sa résistance à la dictature.

Voyons un peu : peut-on s’imaginer l’anarchie, — c’est-à-dire un état de choses où les accords et les rapports éthiques entre les hommes ignorent l’autorité — peut-on concevoir une humanité, une société, un milieu anarchiste où l’amour serait « esclave », où il ne pourrait se manifester que sous un aspect unique ? Ou selon une norme inflexible ?

Cette humanité, cette société, ce milieu pourrait avoir résolu la question économique de manière à satisfaire tous ses composants, si les diverses modalités de l’amour ne pouvaient s’y exprimer en toute liberté, elle ne serait pas anarchiste.

Renzo Novatore a donc raison, c’est là seulement où vit l’amour — où les relations amoureuses ont la possibilité de se manifester sous toutes leurs formes — c’est Jà seulement que vit l’anarchie.

Mais pourquoi l’amour plus que les autres rapports interhumains ?

Mais non, pas plus l’amour que les autres relations interhumaines, mais autant qu’elles. Au sein de l’anarchie doivent pouvoir se réaliser — sans l’autorité — toutes les modalités de la vie politique (dans le sens de fonctionnement municipal), intellectuelle, économique que l’initiative humaine soit apte à concevoir. Et sans qu’il soit possible à l’une de ces modalités d’empiéter sur l’autre. Tout le monde est d’accord là-dessus. L’amour étant l’une des fonctions de l’organisme humain qui ont le plus de retentissement sur le caractère individuel, surtout si on en refoule ou réprime les actions, rien ne saurait justifier qu’il occupe, en anarchie, une situation inférieure aux autres fonctions.

Que servirait penser, produire, consommer, s’exprimer, se récréer librement si on ne pouvait aimer librement ? A rien d’autre qu’à vivre en esclaves.

Mais qu’est-ce que les individualistes anarchistes entendent par « amour libre » ? Le caprice ? L’union libre ? Le couple temporaire ou à perpétuité ? Le ménage à plusieurs ? La promiscuité sexuelle ? Présentent-ils une éthique sexuelle valable pour tous les siècles, tous. les lieux, tous les êtres ? S’inclinent-ils devant une formule unique, ne varietur, invariable, irrévisable ? Bref, qu’est-ce donc que l’amour libre ?

Les individualistes entendent par « amour libre » la liberté, pour chaque être humain, de se déterminer individuellement, au point de vue sentimental, sexuel, génital, selon que leur nature les y incite, sans imposer à qui que ce soit leur déterminisme personnel. Ce qu’ils dénomment « liberté de l’amour », c’est l’entière possibilité pour l’unité humaine d’en aimer une ou plusieurs autres simultanément (synchroniquement) selon que l’y pousse ou l’y incite son déterminisme particulier ; c’est l’absolue possibilité de s’associer temporairement ou à titre plus ou moins durable avec un, quelques-uns ou un certain nombre d’êtres humains pour constituer des associations amoureuses volontaires.

Les individualistes ne disent pas que l’association-couple est moralement supérieure ou inférieure à la promiscuité sexuelle, l’union libre — camaraderie amoureuse au communisme sexuel — ils disent qu’en anarchie toutes les formes de relations amoureuses intersexuelles doivent pouvoir se réaliser, du couple à la promiscuité sexuelle, la propagande en faveur de l’une ou l’autre des différentes modalités de l’amour ne rencontrant aucun obstacle.

Le couple constitue l’association amoureuse la plus étroite et la plus restreinte qu’il soit possible d’imaginer ; la promiscuité sexuelle est l’association la plus étendue et la plus lâche qui se puisse concevoir. Entre ces deux extrêmes s’échelonnent toute une série d’associations amoureuses adéquates aux tempéraments de leurs composants : ententes polyandriques ou polygamiques, groupes amour-pluralistes, communisme sexuel, etc., etc… Toutes ces associations sont susceptibles d’être objets de contrat et, en anarchie, toute faculté de passer contrat doit être fournie aux amoureux qui veulent s’associer, à condition que n’importe lequel des associés puisse résilier le contrat el quitter l’association dès que cela lui fait envie.

Là où on ne peut s’associer pour aimer, là où le nombre des associés amoureux est limité, là où une seule forme de l’amour serait mise à l’index, là où on ne pourrait quitter l’association amoureuse quand cela vous plait ou rompre le contrat quand il vous convient, là ne vit pas l’Anarchie.

Pour que l’amour soit « libre », affirmant aussi les individualistes anarchistes, il lui faut pouvoir être conçu et réalisé sans égard aucun aux lois édictées en matière de mœurs, aux habitudes reçues ou acceptées sans contrôle en fait de moralité par les groupements humains. Si l’amour ne se conçoit pas par-delà le bien et le mal conventionnels, il ne saurait être libre.

Pour que l’amour soit « libre », disent-ils encore, il doit se concevoir en dehors de l’état-civil, de la situation sociale, de l’apparence extérieure, de l’opinion publique, de la consanguinité ; il ne peut avoir égard aux préjugés courants sur la pudeur, la virginité, le vice, la vertu, la considération, l’estime, la réputation, etc…

La liberté de l’amour ne saurait non plus tenir compte que l’être désiré ou aimé cohabite ou entretient déjà des relations amoureuses.

Pour être « libre », en un mot, s’il ne peut jamais s’imposer, l’amour doit pouvoir toujours se proposer et sous toutes ses formes.

Au mariage légal, qui ne peut être rompu que légalement — à l’union libre ordinaire presqu’aussi dépendante de l’opinion publique que le mariage — les individualistes anarchistes opposent donc l’amour libre, association amoureuse au nombre de participants limité ou non, au contrat résiliable au gré des contractants.

Les individualistes maintiennent que là où il y a pour l’amour abondance d’occasions de se manifester, la jalousie ne trouve plus de raison d’être, sinon à l’état pathologique.

Quant aux aléas de l’amour libre : maladies vénériennes, maternité, etc., les individualistes anarchistes font observer qu’ils ne conçoivent la liberté que conjointement à la responsabilité ; par conséquent, pour eux, la liberté des relations amoureuses ne se comprend pas sans l’éducation hygiénique préalable de tous ceux qui participent aux associations — du simple couple à la pure promiscuité — sans une connaissance sérieuse des mesures de préservation des affections vénériennes.

Tout le monde sait que les individualistes ont toujours vu dans la maternité une fonction individuelle et qu’ils ont inlassablement revendiqué pour la femme la liberté de disposer de son corps à sa guise, mais il va sans dire que toute association conclue aux fins de réaliser l’une quelconque des formes de relations amoureuses, implique qu’elle prendra à sa charge les conséquences physiologiques et pathologiques auxquelles elles pourraient conduire. C’est à ceux qui passent contrat en ces matières de prévoir ces conséquences et la solution à y apporter, en dehors de tout recours à la loi et à ses sanctions, cela va sans dire.

E. ARMAND.

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La thèse de la « Camaraderie Amoureuse » est exposée, défendue, propagée par

l’en-dehors

Envoi d’un numéro contre 0.50 à E. ARMAND, 22, Cité St-Joseph, Orléans (Loiret).

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