VIII. BAKOUNINE.
Le seul qui m’imposât, parmi les agitateurs et les chefs des Slaves, au congrès panslaviste de Prague, était Michel Bakounine. Comme tous les Russes notables de cette époque, il était de bonne famille, gentilhomme, officier, très instruit, riche, et par conséquent absolument indépendant, comme l’étaient Pouchkine, Lermontoff, Tourguéneff. Il n’était gêné par aucune question matérielle et n’était obligé de compter avec personne. Il pouvait être l’idéaliste enthousiaste qu’il resta jusqu’à la fin de ses jours.
A Prague, Bakounine était un beau jeune homme, plein de vigueur, d’ardeur, d’énergie, une personnalité imposante autant par la puissance organique de sa nature que par la lucidité de son esprit et la netteté de ses projets.
Tout bien examiné, il était le seul parmi tous les représentants enthousiastes d’une jeune race énergique et pleine de talent qui sût parfaitement ce qu’il voulait et par quels moyens il arriverait à la réalisation de son rêve, de son idéal politique et social.
Selon lui, la révolution générale européenne ne pouvait avoir pour conséquence que la fin du règne du tsar de Russie; mais il ne croyait possible une union sérieuse et définitive de tous les Slaves que le jour où un État puissant, pourvu d’une armée nombreuse, fortement organisée et bien disciplinée, se placerait hardiment à la tête du mouvement; et, d’après lui, cet État ne pouvait être que la Russie.
Depuis, les événements lui ont donné raison, quand deux petits États ambitieux, le Piémont et la Prusse, avec des armées excellentes, se sont mis à la tête du mouvement qui a eu pour résultat l’unité de l’Italie et celle de l’Allemagne.
Je me souviens surtout d’une conversation très intéressante avec Bakounine occasionnée par une plaisanterie de mon père, qui s’était imaginé de taquiner les Tchèques en leur rappelant que, malgré leur haine pour les Allemands, ils avaient au bout du compte été obligés de se servir de la langue allemande pour leurs débats du congrès slave.
Bakounine défendait les Allemands et les Magyares et condamnait la haine des races aussi sévèrement que la haine religieuse.
— Les Allemands se moquent de nous, dit un étudiant tchèque ; ils traitent notre congrès de tour de Babel et le panslavisme de chimère.
— En disant cela les Allemands ont tort, répondit Bakounine, de même que les Tchèques ont tort de haïr les Allemands et les Slaves hongrois de faire la guerre aux Magyares. Il n’est que trop vrai que les langues littéraires slaves se sont développées séparément, qu’elles se sont ainsi éloignées de la racine commune, et que par suite les Slaves les plus distingués et les plus instruits ne peuvent s’entendre que difficilement; mais ce n’en est pas moins une erreur de prétendre que le panslavisme soit une chimère. Cet inconvénient disparaît aussitôt qu’on se met à envisager l’immense avantage qui en résulte précisément pour les classes inférieures des peuples slaves, qui, elles, peuvent s’entendre avec assez de facilité.
Tandis qu’en Allemagne le Poméranien ne comprend que difficilement le Saxon, et le Hanovrien le Bavarois; qu’en Italie le Napolitain a de la peine à s’entendre avec le Toscan, et le Piémontais avec le Vénitien, le paysan serbe ou tchèque peut assez bien converser avec le cosaque du Don et avec le Masure sur les bords de la Vistule.
Les différences de langue dans la race slave ne séparent que les personnes de condition élevée, et cet inconvénient disparaîtra le jour où celles-ci ne se contenteront plus de la connaissance de leur langue maternelle et se décideront à apprendre en même temps le russe comme langue commune politique.
Si on considère les légères différences qui existent entre les diverses langues populaires slaves et le petit nombre des dialectes (le russe n’a que deux dialectes sur cinquante millions d’hommes), il paraît incontestable que Bakounine avait raison et que l’unité panslaviste a beaucoup plus de chances de triompher que n’en avaient l’unité allemande et l’unité italienne.
Aujourd’hui, en un mot, que l’Italie et l’Allemagne ont effectué leur unité malgré leurs nombreux dialectes, malgré les intérêts divergents des différentes nations, personne n’aurait plus aucune raison de considérer le panslavisme comme une chimère. Il est incontestable pour tout le monde que la Russie, État visiblement destiné par la nature à jouer le principal rôle dans le monde slave, peut disposer de moyens beaucoup plus actifs et puissants que n’en ont jamais possédé le Piémont et la Prusse.
Une autre fois encore j’entendis Bakounine parler sur le même sujet. C’était chez la belle baronne de Neipperg. Comme lui, elle attendait tout de la Russie, mais à la condition que le tsar se mettrait à la tête du mouvement.
— Jamais, dit Bakounine, un souverain ne se mettra à la tête d’une révolution. La fin à laquelle nous devons aspirer, c’est une fédération slave sous l’hégémonie russe; mais cette œuvre d’union doit être précédée par une grande révolution en Russie. Tant que la Russie aura un gouvernement absolu, que l’esclavage y existera, et que le fonctionnaire russe sera un instrument corruptible, ce grand État ne pourra remplir sa mission historique universelle.
La baronne niait qu’on atteignît le but par la révolution.
— Ce n’est pas la république, s’écria-t-elle, qui a fait triompher les idées de 1789, c’est Napoléon. Il nous faut un homme qui soit lui-même une puissance, et cet homme ne peut être que le tsar.
Tandis qu’elle parlait ainsi avec vivacité, selon son habitude, et que brillaient ses grands yeux clairs, elle ressemblait, avec son parafa et sa kazabaïka de brocart d’or garnie de zibeline, à une de ces tsarines intelligentes et énergiques de la vieille Russie, habituées à faire de la nuque de tout homme qui les approchait l’escabeau pour leurs pieds.
Celle femme spirituelle développait ses idées avec beaucoup de sagacité et d’une façon très brillante.
— Avant qu’il soit longtemps, dit-elle entre autres choses, l’idéal politique sera définitivement relégué au second plan. Toutes les nations n’auront plus queue préoccupation : parvenir à l’unité. Il en résultera la formation de grands États très puissants. Cette aspiration, la plus forte parce qu’elle est la plus naturelle, rejettera dans l’ombre pour longtemps tous les autres intérêts.
Les luttes de notre temps, presque toutes livrées au nom de la liberté, ont peu d’importance; dans un avenir très prochain ces luttes deviendront purement des luttes nationales.
Les Slaves, comme les autres nations, doivent aspirer à l’unité et y parvenir ; mais il faut reconnaître qu’ils y sont moins préparés que ne l’étaient les Italiens et les Allemands. Il s’est formé au sein de la race slave quantité de petites nations indépendantes, qui ne renonceront pas facilement à leur indépendance.
— C’est parfaitement juste, dit Bakounine : « une union des fleuves slaves se perdant dans la mer russe », au sens de Pouchkine, ne paraîtrait désirable ni aux Tchèques, ni aux Serbes, ni aux Croates, et elle serait énergiquement refusée par les Polonais. C’est précisément pour cela que le gouvernement autocratique du tsar doit tomber. La seule forme de gouvernement capable de satisfaire toutes les parties, c’est une grande et libre fédération slave, sur le modèle des États-Unis de F Amérique du Nord, et qui comprendrait les Hongrois et les Roumains.
— Non ! Bakounine, s’écria la superbe baronne, vous avez tort. Nous n’obtiendrons rien tant que nous ne saurons pas subordonner notre idéal politique à notre idéal national.
Tout par le tsar! rien sans le tsar!
— Vous défendez la monarchie des tsars, parce que vous êtes vous-même un grand despote, dit Bakounine en souriant et en portant avec feu à ses lèvres la petite main de son adversaire. Ce serait une idée que de vous faire souveraine de notre État panslaviste. Moi, je serais le premier à me jeter à vos pieds et à me faire votre humble esclave.
— Ah! si j’étais maîtresse de toutes ces folies têtes désunies, s’écria-t-elle, je vous unirais tous avec le knout; car il vous faut le knout, à tous, sans exception!
L’avenir lui donna raison. Les rêves de Bakounine se sont évanouis comme des bulles de savon, uniquement parce qu’il voulait en même temps l’unité slave et la liberté absolue.
Sacher-Masoch.
VIII. BAKUNIN.
The only one who impressed me, among the agitators and leaders of the Slavs, at the pan-Slavist congress in Prague, was Mikhail Bakunin. Like all notable Russians of that time, he was from a good family, a gentleman, an officer, very educated, rich, and therefore absolutely independent, as were Pushkin, Lermontoff, Tourguéneff. He was not bothered by any material question and was not obliged to reckon with anyone. He could be the enthusiastic idealist he remained until the end of his days.
At Prague, Bakunin was a handsome young man, full of vigor, ardor, energy, an imposing personality as much through the organic power of his nature as through the lucidity of his mind and the clarity of his projects.
All things considered, he was the only one among all the enthusiastic representatives of a young, energetic and talented race who knew perfectly well what he wanted and by what means he would achieve the realization of his dream, his political and social ideal.
According to him, the general European revolution could only result in the end of the reign of the Tsar of Russia; but he only believed a serious and definitive union of all the Slavs possible on the day when a powerful state, equipped with a numerous, strongly organized and well-disciplined army, would boldly place itself at the head of the movement; and, according to him, this state could only be Russia.
Since then, events have proven him right, when two small ambitious states, Piedmont and Prussia, with excellent armies, put themselves at the head of the movement which resulted in the unity of Italy and that of Germany.
I especially remember a very interesting conversation with Bakunin occasioned by a joke from my father, who had thought of teasing the Czechs by reminding them that, despite their hatred for the Germans, they had ultimately been obliged to use the German language for their debates at the Slavic Congress.
Bakunin defended the Germans and the Magyars and condemned racial hatred as severely as religious hatred.
“The Germans are laughing at us,” said a Czech student; “they treat our congress as a Tower of Babel and pan-Slavism as a chimera.”
“In saying that the Germans are wrong,” replied Bakunin, “just as the Czechs are wrong in hating the Germans and the Hungarian Slavs in waging war against the Magyars. It is only too true that the Slavic literary languages developed separately, that they thus moved away from the common root, and that consequently the most distinguished and most educated Slavs can only understand each other with difficulty; but it is no less an error to claim that pan-Slavism is a chimera. This disadvantage disappears as soon as we begin to consider the immense advantage that results from it precisely for the lower classes of the Slavic peoples, who can get along with each other quite easily.
“While in Germany the Pomeranian understands Saxon with difficulty, and the Hanoverian the Bavarian; while in Italy the Neapolitan has difficulty understanding the Tuscan, and the Piedmontese the Venetian, the Serbian or Czech peasant can converse quite well with the Cossack of the Don and with the Masurian on the banks of the Vistula.
“The language differences in the Slavic race only separate people of high status, and this disadvantage will disappear the day when they are no longer content with the knowledge of their mother tongue and decide to learn Russian as a common political language.
“If we consider the slight differences that exist between the various popular Slavic languages and the small number of dialects (Russian has only two dialects out of fifty million people), it seems indisputable that Bakunin was right and that pan-Slavist unity has much more chance of triumph than German unity and Italian unity had.
“Today, in a word, when Italy and Germany have achieved their unity despite their many dialects, despite the divergent interests of the different nations, no one would have any more reason to consider pan-Slavism as a chimera. It is indisputable for everyone that Russia, a state visibly destined by nature to play the principal role in the Slavic world, can dispose of much more active and powerful means than Piedmont and Prussia ever possessed.”
Yet another time I heard Bakunin speak on the same subject. It was at home of the beautiful Baroness de Neipperg’s. Like him, she expected everything from Russia, but on the condition that the Tsar would put himself at the head of the movement.
“Never,” said Bakunin, “will a sovereign put himself at the head of a revolution. The end to which we must aspire is a Slavic federation under Russian hegemony; but this work of union must be preceded by a great revolution in Russia. As long as Russia will have an absolute government, slavery will exist there, and the Russian official will be an corruptible instrument, this great State will not be able to fulfill its universal historical mission”
The Baroness denied that the goal could be achieved through revolution.
“It was not the republic,” she cried, “that made the ideas of 1789 triumph, it was Napoleon. We need a man who is himself a power, and this man can only be the Tsar”
While she spoke thus with vivacity, as usual, and her large clear eyes shone, she looked, with her parafa and her gold brocade kazabaika trimmed with sable, like one of those intelligent and energetic tsarinas of the old Russia, accustomed to making the neck of any man who approached them a stool for their feet.
This witty woman developed her ideas with great sagacity and in a very brilliant way.
“Before long,” she said, among other things, “the political ideal will definitely be relegated to the background. All nations will no longer have but a single concern: achieving unity. This will result in the formation of large, very powerful States. This aspiration, the strongest because it is the most natural, will push all other interests into the shadows for a long time.
“The struggles of our time, almost all fought in the name of freedom, have little importance; in the very near future these struggles will become purely national struggles.
“The Slavs, like other nations, must aspire to unity and achieve it; but it must be recognized that they are less prepared for it than the Italians and Germans were. A number of small independent nations have been formed within the Slavic race, which will not easily give up their independence.”
“That is perfectly right,” said Bakunin: “‘a union of the Slavic rivers losing themselves in the Russian sea,’ in Pushkin’s sense, would seem desirable neither to the Czechs, nor to the Serbs, nor to the Croats, and it would be energetically refused by Polish. This is precisely why the autocratic government of the Tsar must fall. The only form of government capable of satisfying all parties is a large and free Slavic federation, on the model of the United States of North America, which would include the Hungarians and the Romanians.”
“No! Bakunin,” cried the superb baroness, “you are wrong. We will achieve nothing until we know how to subordinate our political ideal to our national ideal.
“All by the Tsar! nothing without the tsar!”
“You defend the monarchy of the tsars, because you yourself are a great despot,” said Bakunin, smiling and passionately raising his adversary’s little hand to his lips. “It would be an idea to make you sovereign of our pan-Slavist state. I would be the first to throw myself at your feet and make myself your humble slave.”
“Ah! If I were mistress of all these crazy disunited heads,” she cried, “I would unite you all with the knout; because you need the knout, everyone, without exception!”
The future proved her right. Bakunin’s dreams vanished like soap bubbles, only because he wanted Slavic unity and absolute freedom at the same time.
Sacher-Masoch.
[Leopold von] Sacher-Masoch, “Choses vécues,” Revue politique et littéraire 25 no. 8(25 août 1888): 250-252.
Working translation by Shawn P. Wilbur