titre: Ma défense
titre de l’original:
date: janvier-mars 1850
lieu: Forteresse de Königstein
pays: Allemagne
source: ejchan, V., Bakunin v echách, Prague, 1928, pp. 101-189
langue: traduction
traduction: IISG
note: La publication Bakunin v echách est basée sur deux versions, premièrement le manuscrit envoyé à Franz Otto et deuxièmement un carnet avec un brouillon. Dans le texte allemand la version du carnet est marqué de “C.:”.
|1MA DÉFENSE
A MONSIEUR L’AVOCAT FRANZ OTTO
Monsieur,
J’ai longtemps hésité à vous adresser une défense personnelle,
et surtout avant de prendre la résolution d’en écrire une. Dois-je vous exposer les raisons de cette hésitation? Si j’avais à me défendre devant une juridiction libre et publique, je n’aurais pas balancé un seul instant. Mais devant un tribunal qui juge à huis clos et qui, par sa nature, est condamné à rendre sa sentence bien plus selon la lettre d’une loi vétuste que selon l’esprit vivant de l’époque actuelle: en quoi peut m’être utile une défense qui ne renferme – et ne peut renfermer – que les raisons morales de mon activité en Allemagne?
Cependant, je veux essayer de me défendre même devant ce tribunal et je le ferai dans cette lettre, sous la forme d’une confession politique à vous adressée. Comme je vous l’ai écrit dans une lettre précédente# |2 en vue de ma défense, je m’en remets à vos bons soins pour tout ce qui concerne ma participation aux événements de Dresde. Je ne peux rien dire de plus que ce que j’ai déclaré déjà à la Commission Criminelle de Dresde. Le dossier contient la pure et entière vérité. Je me contenterai, à la fin de cet écrit, de faire allusion à quelques points que l’acte d’inculpation n’a pas, à mon avis, présentés sous leur vrai jour.
Je m’efforcerai avant tout de vous faire comprendre et de faire comprendre à mes juges actuels par votre intermédiaire, comment je suis arrivé, moi, un étranger, un Russe à prendre une part active à l’insurrection de Dresde. De la part d’un Polonais on attend toujours un pareil comportement, et même les gens qui sont loin d’être favorables à de tels mouvements reconnaissent aux Polonais comme une espèce de droit de se manifester partout où éclate le moindre désordre. Bien plus, on est tellement convaincu de ce droit qu’on leur fait même volontiers endosser de tels actes auxquels ils n’ont en rien participé! On les maudit, on les appelle la plaie de l’Europe, et pourtant rares sont ceux qui ne voient pas dans leur action présente comme une Némésis, une vengeance historique pour le crime dont ils ont été les victimes. Mais un Russe!
Un Russe qui participe à cette aspiration universelle vers la
liberté: cela apparaît si singulier que beaucoup ne peuvent expliquer ce phénomène que par des motifs contre nature. C’est ainsi que durant ces deux dernières années, certains m’ont pris pour un espion du gouvernement russe, d’autres au contraire pour un émissaire à la solde de Monsieur Ledru-Rollin, chargé d’assassiner l’Empereur de Russie. Je vous montrerai plus loin que ces deux bruits proviennent de la même source.#
|3Je lis dans l’acte d’accusation, entre autres points, ce qui
suit:
“D’après la note p. 65 de la pièce de côte B NΕ 37, Vol. 1, il est probable qu’il (Bakunin) est devenu l’émissaire de Ledru-Rollin pour soulever les pays de langue slave, pour en faire des Républiques ainsi que pour provoquer une guerre entre la Prusse et la Russie, et qu’il a été chargé par le Comité révolutionnaire polonais à Paris de missions spéciales pour le Grand Duché de Posen et en vue de l’assassinat de l’Empereur de Russie, enfin qu’il a été à Berlin en contact le plus étroit avec l’extrême-gauche.”
Je n’avais pas cru tout d’abord devoir répondre à cette dénonciation: la Commission elle-même me déclarait en effet qu’elle avait été adressée aux autorités d’ici par la police de Berlin sans signature et sans plus amples preuves. La Commission y attachait même si peu d’importance qu’à vrai dire elle ne me posa sur ce point aucune question. Malgré cela, lors d’une autre occasion, je lui ai donné maints éclaircissements qui devaient la persuader encore davantage du caractère insoutenable d’une telle accusation: et pourtant je la retrouve mot pour mot consignée dans l’acte d’inculpation. Cela ne me gêne pas, car c’est à cette accusation que je veux rattacher toute ma défense.
L’accusation porte, comme vous voyez, sur trois points distincts: premièrement, j’ai été un émissaire de Ledru-Rollin; deuxièmement, un comité révolutionnaire polonais m’a envoyé dans le Grand Duché de Posen pour assassiner l’Empereur de Russie; et enfin, j’ai été à Berlin en contact étroit avec des hommes de l’extrême gauche. Trois points, dont le dernier n’apportait aucun élément à l’accusation, si le dénonciateur de Berlin ne l’avait associé aux deux autres avec autant d’adresse que de malignité.
Commençons donc par Monsieur Ledru-Rollin. Le reste sera liquidé de lui-même au cours de cet écrit. Certes, si j’avais honneur de faire plus ample connaissance avec Monsieur Ledru-Rollin,# |4 je serais fier d’une telle relation. Car il est sans aucun doute un des hommes les plus importants et les plus distingués de notre époque et il prendra vraisemblablement encore une grande place dans les destinées de sa grande patrie. Mais le hasard a voulu que, dans toute mon existence, je n’aie parlé avec lui qu’une seule fois, et encore pas plus de cinq minutes: un temps bien trop court pour être devenu son agent.
Et je proteste d’une façon absolue et de toutes mes forces contre cette affirmation impudente que j’ai été l’agent de quelqu’un, que ce soit d’un individu ou d’un Comité. Après l’explosion de la troisième révolution française ou plus exactement de la première révolution européenne, je suis allé en Allemagne seul et de ma propre volonté. Vous comprendrez sans peine les mobiles qui m’ont poussé à cette détermination, si vous me permettez, Monsieur, de vous exposer mes vues politiques ainsi que ma position à l’égard de ma patrie.
Complètement retranché du monde extérieur, j’ignore quel est
l’état d’esprit qui y règne actuellement et je ne sais jusqu’à quel point on a le droit d’oser exprimer la vérité. Mais quelque grand puisse être le changement qui s’est produit en Allemagne depuis 1848, il est sans doute permis, même si l’on est l’hôte d’une forteresse allemande, de proclamer son amour de la liberté et sa haine du despotisme. Nulle part ces deux sentiments ne sont aussi vivaces qu’en Russie où la liberté n’apparaît presque que comme un au-delà inaccessible et où la réalité est l’esclavage sous sa forme la plus brutale.
On peut dans d’autres pays contester le droit à la Révolution,
mais en Russie ce droit ne saurait être mis en doute. Là où la société existante# |5 n’est que l’immoralité organisée, toute révolte est un acte moral et être libre est non seulement le droit mais aussi le devoir suprême de tout individu.
Que dans ma patrie règne le despotisme le plus insupportable
et le plus pernicieux, c’est ce que tout le monde sait en Allemagne. On a, ces temps derniers, tellement écrit sur la Russie, qu’il n’est plus permis à aucun homme cultivé, s’il se prétend un tant soit peu honnête, d’exprimer des doutes sur ce sujet. On sait qu’il n’y a en Russie ni droit, ni reconnaissance de la dignité humaine, ni asile pour la pensée libre. Même la religion est en Russie un simple moyen de gouvernement, le knout est le symbole du pouvoir absolu, et l’argent le seul moyen de se faire rendre justice ou, pour mieux dire, d’obtenir satisfaction: de justice, en effet, il ne peut en être question, il y a longtemps qu’elle a disparu dans le marais de la législation russe.
On connaît bien moins ce détail extrêmement important: la nation russe est de plus en plus étrangère à l’Etat impérial, et actuellement n’a autant dire rien de commun avec lui. Ce divorce commença précisément avec Pierre I, lorsqu’il soumit le peuple russe à une dure contrainte. Pierre a pris un peuple inculte, aux moeurs patriarcales, démoralisé par la tyrannie tartare et les guerres civiles ultérieures, déchiré et cependant uni par un puissant instinct, et il a greffé sur lui d’une main brutale la civilisation européenne telle qu’elle existait alors en Allemagne et qui, comme vous le savez bien, ne valait pas grand-chose. A cette époque on ne faisait pas grand cas en Allemagne de la moralité et des droits de l’homme, on n’avait même aucun souci des peuples qu’on vendait et qu’on traitait comme des objets inanimés. Le droit divin des dynasties régnantes, le désir d’arrondir les territoires, l’expansion par tous les moyens de puissants Etats fonctionnant comme des machines: c’est à cela# |6 que se résumait le code politique au début de ce XVIIIe siècle, qui fut en Europe le siècle de l’immoralité politique et de l’absence de scrupule. C’est cette politique qui est devenue en Russie le système permanent et c’est elle qui inspire encore maintenant les maîtres de la Russie.
Pierre a seulement transformé la Russie en un véritable Etat,
un Etat selon les conceptions de l’époque, organisé en vue de s’accroître par la violence, une machine destinée à réduire en esclavage les nations étrangères, un Etat dans lequel le peuple lui-même n’était pas considéré comme une fin, mais comme un simple moyen de conquête. C’est en partant de cette base que l’Etat russe a progressé et, dans l’espace d’un siècle, s’est élevé au rang des plus grandes puissances européennes, si ce n’est au premier rang. Son influence se fait sentir aujourd’hui jusqu’aux parties les plus reculées du continent européen. Mais plus il gagnait en étendue, plus il devenait étranger à son propre peuple: et ceci s’explique d’une façon toute naturelle.
Un Etat-machine, organisé seulement en vue de la conquête, ne
peut exiger de son peuple que trois choses: de l’argent, des soldats et la paix intérieure, et, pour cette dernière, peu importent les moyens qui l’assureront. Un tel Etat traite son propre peuple comme un peuple conquis, c’est un Etat dictatorial à l’intérieur comme à l’extérieur. Le gouvernement tout entier se transforme en police. C’est ainsi, par exemple, que Pierre le Grand a attaché à la glèbe le paysan qui avait jadis été beaucoup plus libre: il n’était pas guidé par un quelconque principe politique, il ne désirait pas accroître peut-être ainsi la puissance d’une aristocratie. Il ne voulait pas entendre parler d’une aristocratie, et en supposant qu’il en ait jamais existé une en Russie – les Boyards étaient déjà avant Pierre, sur un signe du Tsar, soumis à la punition de la bastonnade – il l’a complètement détruite en la transformant en un Service ou, plus exactement, en une noblesse de Service. S’il a fait du paysan un serf, c’est uniquement pour des raisons policières, pour charger le propriétaire terrien d’une double responsabilité: faire tenir tranquilles les paysans et assurer l’exacte livraison des redevances et des recrues.#
|7C’est dans le même esprit que ses successeurs ont continué à gouverner. Plus la Russie étendait son territoire, plus on avait besoin de soldats et d’argent, et plus augmentait la pression du gouvernement. Jamais on ne pensa sérieusement à civiliser le peuple, à accroître son bien-être matériel, à le développer intellectuellement, et ceci pour une raison bien compréhensible: tout progrès de la conscience populaire aurait causé de très graves perturbations dans le mécanisme d’un tel Etat, il fallait donc plutôt l’étouffer que le favoriser. Il y a, à ce point de vue, un mot bien caractéristique de Catherine II, de cette Grande Catherine, impératrice de Russie, dispensatrice des “lumières” et célébrée comme telle par tous les philosophes du XVIIIe siècle; répondant à une lettre d’un Gouverneur-Général de Moscou, dont j’ai oublié le nom, et qui se plaignait de l’insuffisance des écoles primaires, cette femme éminente écrivait de sa propre main: “Nous avons besoin d’écoles dans notre Empire, pour que l’opinion publique ne nous bannisse pas du concert des nations civilisées; mais il ne faut pas considérer comme un malheur le fait que, chez nous, les écoles végètent, car, si notre peuple était vraiment capable un jour de lire et d’écrire, il nous serait difficile de conserver notre place, aussi bien vous que moi.”
Le peuple russe n’a pas encore appris à bien lire et écrire et cependant il a fait de grands progrès, mais à la vérité des progrès dans un sens radicalement opposé et hostile au gouvernement. Le contact avec cette Europe, où nous a conduits le désir de conquêtes de nos maîtres, a produit un effet bienfaisant, et cela malgré toutes les mesures préventives contre la “peste intellectuelle”, malgré cette quarantaine peureuse qui, depuis près de vingt-cinq ans, a dressé une muraille autour de la Russie.
Il s’est formé en Russie une grande masse de gens éclairés,
jeunes et plus âgés, issus aussi bien de la noblesse que de la bourgeoisie, qui supportent ce joug effroyable avec impatience et même un sentiment de honte, et qui sont prêts à saluer avec joie et avec une sympathie active# |8 tout changement, tout pas en avant vers la libération. Que ce ne soit pas un simple effet de mon imagination, un voeu pieux de ma part, mais bien au contraire une réalité, je n’en veux pour preuve que la révolte étouffée de la noblesse en 1825. En Allemagne et plus encore à l’étranger, on est très peu instruit du caractère de cette révolte. On la confond souvent, et certainement à tort, avec ces fréquentes révolutions de Palais et révoltes de Janissaires qui, de la mort de Pierre le Grand à celle de Paul, ont eu presque toujours pour instigateurs les héritiers du trône eux-mêmes et qui ont coûté la vie à tant d’Empereurs de Russie. La révolte de 1825 avait une tout autre signification. Elle prenait naissance à cette même source, d’où l’Allemagne a commencé à puiser une vie nouvelle, dans cet entrechoquement des peuples entre 1812 et 1816. Elle ne se proposait pas moins que la libération du paysan jouissant d’une propriété libre, une libre Constitution, la libération de la Pologne conquise et l’établissement d’une République slave fédérée. Elle a échoué peut-être parce qu’elle a été un peu prématurée et romanesque comme la jeunesse. Elle a été écrasée et, comme tous les vaincus, méconnue et calomniée. Mais son souvenir est resté vivace en Russie et les héros tombés ont répandu une semence qui n’est point perdue. Sous la poigne sévère du gouvernement actuel, la jeunesse russe est devenue plus sérieuse et plus réfléchie et le redoublement de cette surveillance ne pouvait qu’éveiller dans tous les coeurs un amour d’autant plus grand pour la liberté.
Beaucoup plus important encore est le grand changement qu’on
perçoit depuis les quatre dernières décennies dans le peuple proprement dit. C’est chose courante en Allemagne de parler de# |9 l’attachement fanatique du peuple russe pour son gouvernement: rien n’est moins fondé que cette opinion. La vénération religieuse à l’égard du tsar considéré comme l’incarnation visible de la volonté divine appartient depuis déjà longtemps à une ère révolue. L’époque actuelle ne veut plus entendre parler de cela, elle a d’autres exigences et est animée d’autres sentiments. Bien plus, la plupart des sectes religieuses qui pullulent sur la terre russe et qui, en dépit des persécutions de l’église officielle, se livrent à une propagande acharnée considèrent tout simplement le tsar comme l’Antéchrist et le temps de son règne comme cette période d’épreuve annoncée par l’Apocalypse à laquelle succèdera, ainsi qu’il est promis, le Royaume millénaire de Dieu. Ainsi le tsar n’est plus que le chef suprême d’une Eglise morte et transformée en police qui n’exerce plus sur le peuple la moindre influence. Les popes n’inspirent que moquerie et mépris. L’Eglise vivante, ou plutôt les Eglises, car il en existe en Russie une infinité, sont toutes dressées contre le tsar. Il y a moins de deux ans, à Prague, j’ai eu encore une fois l’occasion de m’assurer par moi-même que les Vieux-croyants. les plus dociles de tous, les seuls que tolère encore dans une certaine mesure le gouvernement, même eux lui sont au plus haut point hostiles. Le gouvernement sait fort bien tout cela et persécute impitoyablement cette rébellion religieuse: chaque année, des centaines de ces rebelles sont livrés au knout, des milliers sont envoyés en Sibérie et dans les colonies insalubres du Caucase. Rien n’y fait. Le fanatisme croît après chaque nouvelle persécution, les victimes du knout et de l’exil sont honorées par le peuple comme de saints martyrs. Pour un rebelle exterminé, dix autres se lèvent et rien ne peut venir à bout de cette propagande menaçante, car il est impossible pour le gouvernement de pénétrer dans la vie intime et secrète de ces énormes masses populaires.# |10 Pour vous montrer l’énergie qui anime les adhérents de ces sectes en Russie, je ne vous raconterai qu’un seul fait survenu en 1838, durant mon séjour à Pétersbourg. Un jeune paysan venant d’un des Gouvernements les plus reculés, se rendit à pied à la capitale dans l’unique intention de gifler le Métropolite. Il savait très bien quelle cruelle punition l’attendait, et c’est joyeusement qu’il périt sous le knout, fier d’avoir accompli cet acte et avec l’enthousiasme d’un martyr.
Il me faudrait écrire tout un livre, si je voulais vous entre-
tenir de toutes les singularités qui caractérisent les sectes en Russie. Je ne me serais d’ailleurs pas permis d’entrer dans tous ces détails s’ils n’étaient indispensables pour donner à mon mémoire des bases plus solides. Il existe en Russie des sectes communistes qui vivent déjà maintenant dans la communauté des biens et des femmes. Même le protestantisme n’est pas demeuré sans influence sur le peuple russe. On trouve aussi des sectes anarchiques qui sont fermement convaincues que tout gouvernement est d’inspiration diabolique. Dans l’imagination fruste d’un sectateur russe, c’est habituellement un pêle-mêle confus où se mêlent aux conceptions les plus baroques des tendances humanitaires et l’intuition profondément enracinée d’un avenir meilleur non au ciel mais sur la terre. Il faut remarquer que c’est cette fraction du peuple russe qui vit avec le plus de bien-être, le plus de propreté, le plus d’humanité; on trouve parmi elle un très grand nombre de gens sachant bien lire et écrire, et elle se distingue des autres par des rapports plus humains, par un net sentiment de sa dignité et par une estime mutuelle. Ceci est la preuve que les sectes en Russie contiennent un germe vivant de civilisation qui pourrait être d’une grande importance pour le futur développement de ce pays. Mais j’y vois surtout le# |11 témoignage, qu’aucune stagnation, source de mort, n’est intervenue dans la vie du peuple russe, et que ce peuple, malgré l’abandon total où l’a laissé son gouvernement, malgré toutes les formes possibles de répression qui l’ont accablé, s’efforce d’aller de l’avant de sa propre volonté et de la façon qui lui est propre, et saura se frayer un chemin vers la lumière et la liberté en dépit de toute la police, de la Sibérie et du knout.
La signification politique des sectes en Russie s’est révélée
dès la seconde moitié du XVIIIe siècle. La révolte de Pugaev n’a pas été appréciée de longtemps à sa juste valeur en Europe. Ce fut en Russie la première révolution paysanne, mais non la dernière. Tandis que Catherine II était occupée par le partage de la Pologne, Pugaev, simple cosaque du Don, réunit de grandes masses de paysans à la frontière de la Sibérie, se proclama empereur sous le nom de Pierre III: avec ses bandes dont les effectifs croissaient sans cesse, entraînant tout à sa suite, ravageant tout dans sa marche foudroyante, il déferla jusque sous les murs de Kazan qu’il prit d’assaut et incendia. Avec ses bandes indisciplinées, il mit en déroute des armées disciplinées; son nom seul faisait trembler tout l’empire et se propagea parmi le peuple à la vitesse de l’éclair. A Moscou, les masses déjà soulevées l’attendaient avec impatience, et s’il avait pu parvenir jusque là, qui sait si le destin de la Pologne et de la Russie n’eût pas pris un tout autre cours? Ses troupes étaient, au début, composées pour la plus grande partie d’adhérents des sectes, son mot d’ordre était la libération des paysans et son nom vit encore aujourd’hui dans la mémoire du peuple russe.
L’année 1812, elle aussi, n’est pas restée sans conséquences.
La Russie s’est libérée du joug de Napoléon moins par la résistance de ses armées qui, en fait, furent presque toujours battues, que par le soulèvement de son peuple. Même la rigueur du climat n’aurait pu triompher de Napoléon, s’il avait trouvé en Russie un peuple bien disposé à son égard et prêt à lui fournir du ravitaillement et des quartiers d’hiver à l’abri de surprises. Mais le peuple s’était soulevé en masse, détruisant et brûlant ses propres villages; il s’était réfugié dans les forêts,# |12 n’abandonnant à Napoléon que des champs désolés et lui faisait une terrible guerre de partisans. Ainsi, c’est lui qui a la plus large part dans la libération du pays et la conscience qu’il a de son rôle est fortement enracinée en lui. Durant les années 1813 et 1814, il y eut dans toutes les parties de l’Europe d’importantes révoltes populaires: les paysans soulevés déclaraient qu’ayant contribué à chasser l’ennemi, ils méritaient leur liberté et ils ne voulaient plus revenir au travail forcé. Il y eut bien des scènes sanglantes dont, à vrai dire, l’étranger n’eut que bien peu connaissance, de même qu’en général l’Europe n’apprend que rarement ce qui arrive dans cet Empire. On peut même dire que, depuis 1812, les révoltes de paysans se sont succédées en Russie sans interruption; elles s’aggravent, elles s’étendent de façon menaçante et gagnent chaque année en puissance et en profondeur. Le peuple a désormais une conscience, une volonté commune clairement exprimée et il réclame avant tout sa libération du joug du servage et sa propre liberté. Ses exigences sont déjà devenues si véhémentes et si menaçantes qu’elles ont même effrayé le gouvernement et qu’il s’est mis très sérieusement à envisager les moyens de satisfaire le peuple au moins dans une certaine mesure. Le péril est trop évident et trop grand pour ne pas attirer sur lui toute l’attention du gouvernement. Mais ce dernier est impuissant et ses tentatives de réformes ne font qu’aggraver encore davantage la condition déjà intolérable du paysan.
Il est remarquable de voir combien ce gouvernement despotique,
si puissant à l’extérieur, se révèle sans force dès qu’il entreprend d’apporter quelque amélioration à la situation intérieure de l’Empire. Et qu’on n’aille pas croire que sa bonne volonté échoue par le fait d’obstacles extérieurs ou d’une quelconque résistance politique. A mon grand# |13 étonnement, j’ai très souvent en Allemagne entendu des gens hautement cultivés parler d’une aristocratie de boyards russes, d’un Sénat qui aurait le droit et le pouvoir de mettre des bornes à la volonté impériale. Comme l’on connaît encore peu la Russie en Europe! Bien plus, on m’a raconté qu’il existe une loi fondamentale selon laquelle les tsars ne prennent en mains le pouvoir absolu qu’après avoir régné vingt-cinq ans, et c’est pourquoi en général ils sont, peu avant ce terme, assassinés par la haute noblesse! Il n’y a en Russie ni une aristocratie, ni une autre classe privilégiée qui aurait, en tant que telle, le droit légal, la force ou le courage de s’opposer de quelque façon que ce soit à la volonté de l’Empereur. Le tsar est un souverain absolu au sens le plus large du terme, les prétendus aristocrates russes sont ses serviteurs très soumis et très obéissants qui vivent de Son sourire, meurent d’un froncement de Ses sourcils, et dans le cas où ils exerceraient quelque influence, ce ne serait que cette influence toute naturelle qu’un domestique a sur son maître, une influence qui se résume brièvement en trois mots: tromper, voler et aveugler. Si donc les tentatives du gouvernement russe d’améliorer la condition du peuple échouent toutes, la faute n’en est point à une résistance extérieure. Elles échouent beaucoup plus à cause de la nature intime du gouvernement, une nature si étroitement liée à tous les vices fondamentaux de l’Empire que toucher tant soit peu à ces derniers fait courir le risque de porter atteinte au gouvernement ou même de provoquer son effondrement. Toute réforme en Russie n’est plus qu’un# |14 pas en avant vers la Révolution. Un état policier, tel que Pierre l’a constitué et tel qu’il existe encore, ne peut rien améliorer, rien libérer, rien réformer. Il est seulement capable d’opprimer et de réprimer, – de réprimer aussi longtemps qu’il peut le faire.
C’est ainsi, par exemple, que l’organisation des paysans de
la Couronne devait servir de modèle pour tous les propriétaires de domaines privés. Mais alors qu’arriva-t-il? Les paysans de la Couronne sont bien plus mal lotis, bien plus opprimés et volés que ceux qui dépendent de particuliers: ils sont en effet sous la direction de fonctionnaires russes, et c’est tout dire! Avant de penser entreprendre en Russie la plus petite réforme, il faudrait nettoyer les écuries d’Augias du fonctionnarisme russe. Mais comment? Et qui le fera? Ce gouvernement n’a pas – et ne peut avoir – d’autres agents d’exécution que ces fonctionnaires dont on n’a certes pas à attendre qu’ils se suicident de leur plein gré! Il y a près de quatre ans, l’Empereur voulut lui-même entreprendre ce travail d’Hercule et on créa une Commission spéciale soumise à sa haute surveillance: tous les voleurs et malfaiteurs devaient être chassés de leur emploi, frappés d’indignité, rayés de la surface de la terre. Quel fut le résultat? On révoqua environ deux-cents petits fonctionnaires, précisément les plus naïfs, ceux qui n’étaient pas encore assez habiles pour dissimuler leurs intrigues. Rien que deux-cents! Une goutte dans la mer! Et l’on clôtura les débats de la Commission, car on acquit vite la conviction que, si l’on voulait procéder en toute logique, on serait forcé de chasser de Russie tous les chargés de fonctions et avec eux leurs familles et leurs femmes. Cette plaie de la Russie, ce cancer qui ronge le gouvernement jusqu’au tréfonds de la moelle, en un mot ce fonctionnarisme, ne sont pas des maux fortuits, mais découlent naturellement, nécessairement du système gouvernemental# |15 russe. Le gouvernement ne peut toucher à son corps de fonctionnaires sans se porter préjudice à lui-même, il est obligé de s’en servir, obligé de se laisser ainsi mener à sa perte, car ce gouvernement ne peut pas avoir d’autres serviteurs. Seuls des esclaves peuvent assurer l’existence du despotisme et on n’a le droit d’attendre d’esclaves ni honnêteté, ni dévouement, ni humanité.
Et il arrive ainsi que même les meilleures intentions de ce
gouvernement n’entraînent, lorsqu’il passe à l’exécution, qu’une oppression encore plus insupportable. Les souffrances, le mécontentement et l’impatience du peuple croissent avec chaque palliatif par lequel le pouvoir suprême tente d’améliorer sa condition. Le gouvernement russe ne peut en effet user que de palliatifs, car l’emploi de tout autre moyen lui est interdit par la nature et la finalité de son organisme qui a été créé non pour libérer mais pour opprimer les peuples. Pour procurer au peuple un adoucis sement substantiel de sa condition, pour le rendre vraiment libre, il lui faudrait saper les piliers de sa propre puissance, de cette puissance qui est uniquement fondée sur l’asservissement du peuple.
Pierre, comme je l’ai déjà signalé plus haut, a placé le peuple russe sous la domination de la noblesse, mais il ne l’a pas fait pour favoriser cette dernière: bien plus, il a par cette mesure transformé tous les propriétaires de domaines en fonctionnaires de la police impériale non rétribués qui rendent dans ce système des services irremplaçables et exercent une activité d’intermédiaires sans laquelle toute la machine de l’Etat s’arrêterait. Ce n’est pas comme en Autriche, où fonctionnaires et propriétaires de domaines constituent deux classes distinctes: séparation qui, en l’an 1846 de sanglante mémoire, a permis à cet état aristocratique# |16 monarchique de prêcher le communisme en Galicie et de tirer un bénéfice momentané d’une atroce révolte de paysans. En Russie, tout propriétaire de domaine est pour ainsi dire fonctionnaire et tous les fonctionnaires sont propriétaires de domaines ou tout au moins apparentés à de tels propriétaires. Le peuple russe a pour le fonctionnaire proprement dit encore plus de haine que pour le propriétaire de domaines: ceux-ci, en effet, durant ces derniers temps, en partie par crainte et en partie sous l’influence bienfaisante d’une instruction plus développée, – ce qui se remarque surtout chez la plus jeune génération -, ceux-ci traitent leurs paysans avec beaucoup plus d’humanité et leur rendent justice bien plus qu’auparavant. La vengeance du peuple se tourne donc avant tout contre les fonctionnaires de l’Empire, ensuite aussi en partie contre les propriétaires de domaines appartenant à la noblesse, c’est-à-dire qu’elle tend à paralyser tous les organes du gouvernement et à détruire le gouvernement lui-même.
L’Etat autrichien, en 1846, pouvait du moins estimer que la
tempête soulevée par lui, se limitant à la Galicie, lui permettrait de tirer de ses autres provinces les ressources indispensables à son gouvernement. Toute autre est la situation en Russie. Là n’existent pas ces différences radicales de nationalités, la population rurale est dans presque toutes les provinces animée du même esprit, tout l’Empire est en proie à la même agitation. D’où alors tirer l’argent nécessaire? D’où recruter des soldats? Certainement pas des redevances volontaires, ni de l’engagement du peuple révolté qui, souvent maintenant, se mutile et s’estropie pour échapper à ce terrible fléau qu’est le service militaire en Russie. Il faut enfin souligner# |17 que le paysan russe est un être bien différent du paysan de Galicie. Il fait preuve de bien plus d’énergie et d’indépendance que ce dernier, il a même une conscience beaucoup plus libre, bien qu’il soit certainement écrasé par une plus dure oppression que celle endurée par le Galicien. On n’observe en lui aucun trait de cet esprit apathique et borné qui ne peut s’expliquer que par l’emprise du catholicisme et qui a fait du paysan galicien un instrument aveugle aux mains des curés et autres suppôts de l’Empire. Le paysan russe ne vit sous aucune influence officielle, il porte en lui un monde d’idées entièrement personnelles, un monde illimité de désirs, d’espérances et de vengeance. Une révolution paysanne en Russie portera au gouvernement un coup mortel, détruira cet Etat, et une telle révolution est inévitable. Rien ne peut la détourner, tôt ou tard il faut qu’elle éclate et elle éclatera, d’autant plus terrible, d’autant plus destructrice, qu’elle sera plus tardive.
Telle est la situation intérieure de ma patrie. J’ai essayé
de vous la peindre à grands traits, car elle est si étroitement liée à la politique extérieure de l’Etat russe qu’il est presque impossible de comprendre cette dernière si on ne connaît pas# |18 la première. Je l’ai décrite pour montrer qu’un Russe qui aime sa patrie peut haïr l’Etat russe et même est obligé de le haïr. En ne me limitant qu’à ce que l’étranger connaît le moins, j’ai essayé de mettre en évidence la situation présente ainsi que l’état d’esprit du peuple proprement dit: en effet, la totale ignorance de la question donne lieu aux plus grossières méprises dans les jugements qu’on porte sur la Russie.
Cette situation est effroyable. Tout ce que seul le despotisme peut amasser d’oppression, d’outrages et de cruelle injustice sur le corps violenté d’une nation asservie, toutes les flétrissures de l’esclavage, les violations les plus criantes de toutes les lois de l’humanité et de toute dignité humaine: tout cela constitue dans ma malheureuse patrie des manifestations quotidiennes et banales. Oui, les violences perpétrées par ce gouvernement corrompu du sommet à la base sont devenues si monstrueuses, si excessives, qu’on ne peut en faire le récit en Europe: personne en effet ne voudrait y croire. Et dans ce labyrinthe de honte et de malheur, il n’y a plus d’issue pacifique: la situation est si désespérée que si Pierre le Grand, qui en fut le premier artisan, pouvait revenir, il reculerait d’effroi et avouerait son impuissance à y porter remède. Un seul individu, quelque grand soit-il, peut bien fonder une puissance d’ordre mécanique, il peut asservir des peuples mais il ne peut pas créer un peuple libre. La liberté et la vie sortent seulement du peuple et il y a dans le peuple russe assez d’éléments pour un avenir plein de grandeur et d’humanité.
L’actuel maître de la Russie suit fidèlement les directives
politiques prescrites par Pierre et même avec une bien plus grande logique que celui-ci. Son gouvernement n’est rien d’autre que le système du génial fondateur de l’Etat russe, mais mené à maturité et ayant pris conscience de lui-même,# |19 et jamais cet Etat n’a été aussi menaçant à l’extérieur et aussi oppressif à l’intérieur que précisément à notre époque.
La Russie est un Etat organisé en vue de la conquête. Inutile de le démontrer, l’histoire est là, et la Pologne, la Finlande et une partie de la Turquie en sont des témoignages. Mais de quelle manière a-t-il conquis ces pays? Ce ne fut pas à la façon des barbares qui détruisaient la civilisation romaine pour apporter au monde une nouvelle forme de vie et même de nouveaux éléments de liberté. C’était un mouvement de peuples, un mouvement de masses jeunes, pleines de vie, riches en avenir bien que barbares. Ce ne fut pas non plus à la façon des Mahométans qui, au nom d’une conception religieuse brûlante de ferveur et avec le fanatisme qu’elle leur inspirait, submergèrent le monde. Ce ne fut davantage comme Napoléon à la tête de ses troupes enthousiastes qui, partout où elles étaient victorieuses, inconsciemment au service d’une grande révolution, détruisaient les derniers soutiens de la féodalité, instauraient leur Code civil et avec lui l’égalité des citoyens. Et enfin, non plus comme aujourd’hui les Américains du Nord qui, dans l’intérêt de la civilisation, de la démocratie et du travail, se répandent irrésistiblement sur le continent américain. Le peuple russe ne participe pas en tant que peuple aux conquêtes de la Russie; on le pousse contre les peuples étrangers avec ce même knout qui, encore aujourd’hui, sert dans son propre pays à le contraindre au travail servile. Il n’est en aucun cas question de fanatisme religieux, de civilisation, d’égalité et encore moins des intérêts# |20 des travailleurs. La Russie fait des conquêtes sans plaisir, sans enthousiasme, seulement dans l’intérêt du despotisme. La Russie n’est pas une nation joyeuse de conquérir, elle est un Etat avide de conquêtes, un Etat qui, étranger et hostile à son peuple même, s’en sert pour asservir les autres peuples: principe abstrait qui pèse sur la nation russe contrainte à lui servir d’outil et de champion, un Etat qui s’est fait de soixante-millions d’âmes autant d’esclaves pour faire disparaître du reste du monde la lumière de la liberté et de la vie et éteindre toute étincelle d’une conscience humaine.
Je n’exagère en rien, je dis la stricte vérité et ce que je dis, je vais le démontrer.
Y a-t-il une seule conquête de la Russie qui ait été le déferlement de tout un peuple? Jamais et nulle part. Toutes ces conquêtes furent l’oeuvre seulement de l’Etat avec le concours d’armées bien disciplinées et surtout d’une diplomatie bien connue pour ses artifices particuliers et son esprit de suite. La Russie s’est-elle jamais battue au nom d’une religion? Certes pas. Le peuple russe est au contraire le plus tolérant du monde, il entretient des relations amicales et pacifiques avec les Tartares et les Juifs, les Catholiques et les Protestants, voire même avec les Païens, car toutes les religions possibles sont représentées dans mon immense patrie, mais il ne lui est jamais venu à l’idée de les convertir. Seule la répression a fanatisé les Sectes en Russie, mais leur fanatisme se tourne seulement contre le culte officiel, c’est-à-dire contre le gouvernement. Par contre,# |21 elles se supportent fort bien, bien qu’elles soient en matière de dogme aux antipodes les unes des autres, et on n’a jamais entendu parler d’une querelle entre elles. Il n’y a que le gouvernement qui soit intolérant en Russie, et encore pour des raisons politiques. Il n’y a pas encore très longtemps, il se vantait d’être, à l’égard des sectes religieuses, le plus tolérant des gouvernements, et même maintenant, à bien regarder, il manifeste de la tolérance ou plutôt une indifférence absolue pour tous les dogmes chrétiens et païens, tant que ceux-ci ne soulèvent pas d’agitation particulière et n’empiètent pas sur le domaine strictement interdit de la politique. Il accueille avec la même sympathie toutes les sornettes et momeries religieuses, chrétiennes ou païennes, pourvu qu’elles puissent servir – telle une bonne dose d’opium – à abêtir et à endormir le peuple: la religion n’est pour lui qu’un moyen de gouvernement. C’est ainsi, par exemple, qu’il ne s’est jamais donné la peine de convertir au christianisme les Mahométans ou les nombreux Païens habitant en Russie, ce qui, semble-t-il, serait le devoir le plus sacré d’un gouvernement si féru d’orthodoxie; il est au contraire très souhaitable pour le gouvernement russe de compter des Mahométans au nombre de ses sujets, car il peut se servir d’eux pour faire pression sur les Mahométans de l’Empire turc. Tout autre est son comportement à l’égard de ses Sectes chrétiennes; il met toute son énergie et tout son zèle à les persécuter car elles# |22 présentent pour lui un caractère politique menaçant. Tout autre aussi, la façon dont il traite les Catholiques et les Unitariens en Pologne, en Lithuanie et en Russie Blanche: l’Unitarisme, tout autant que le Catholicisme qui lui est apparenté, sont pour l’Etat russe orthodoxe qui ne reconnaît pas le pape des religions gênantes et rebelles et servent d’armes aux Polonais; aussi a-t-on dans les temps modernes – comme tout le monde le sait – prêché le Credo grec-orthodoxe hors duquel il n’y a point de salut, en mitraillant et massacrant le peuple [[En 1832 et 1833, étant officier russe dans les Gouvernements de Minsk, Wilno et Grodno, j’ai été moi-même témoin de ces conversions sanglantes: Dieu merci! rien de plus que témoin! Elles continuèrent encore sous la direction du renégat Sima©ko, ancien évêque de l’Eglise unitarienne et maintenant archevêque de l’Eglise russe. On sait que l’unitarisme a pris naissance à la suite de la tentative malheureuse du Concile de Florence de réunir les Eglises grecque et romaine. Il conserva les rites du culte grec tout en reconnaissant le pape; plus tard, sous l’action des jésuites polonais, il se rapprocha du culte romain. L’unitarisme s’étend sur toute la Russie occidentale jusqu’au Gouvernement de Kiev, y compris la Lithuanie, et, dès ses débuts, il eut à endurer bien des tourments: d’abord du fait des catholiques polonais, et maintenant du gouvernement russe. Officiellement, il n’existe plus en Russie, depuis qu’il fut aboli solennellement par un concile tenu à Polock – en 1838, si je ne me trompe pas – et composé de quelques renégats, de prêtres unitariens achetés ou contraints (car la majorité du clergé unitarien a été envoyée en Sibérie ou emprisonnée). Mais le peuple est resté fidèle à son ancienne foi, et jusqu’à présent, malgré les canons et les baïonnettes, il ne veut pas reconnaître les prêtres russes ou devenus russes, ni les églises récemment installées: il arrive ainsi que, dans des provinces entières, il n’y a ni baptêmes, ni mariages, ni enterrements religieux. Fait curieux, ces unitariens sont les mêmes dissidents que Catherine II avait soutenus avec tant d’empressement à la grande joie des milieux philosophiques remplis d’admiration – Voltaire lui écrivit à ce sujet une lettre de félicitation – et dont l’oppression par la noblesse polonaise si mal conseillée à cette époque lui servit de prétexte pour s’immiscer dans les affaires de la république polonaise afin de procéder par la suite à son partage.]] De même, on s’est livré récemment à une propagande officielle en Livonie, Courlande et Esthonie et l’on a poussé le pauvre peuple protestant# |23 sans instruction, par des promesses mensongères, à se convertir à la religion grecque, car on craint que le protestantisme puisse servir de trait d’union entre ces provinces et l’Allemagne ou la Suède. [[On promit, en effet, à tous les convertis le libre établissement avec des terres dans le sud de la Russie. L’instigateur de tout ce mouvement fut publiquement l’évêque du lieu, Irinarch, c’est-à-dire le gouvernement lui-même. Des communes entières voulurent se convertir et émigrer, au point que le gouvernement se vit bientôt obligé d’employer les canons contre ces masses de pauvres gens qu’il avait soulevés et égarés par ses promesses. On sait aussi par ailleurs avec quel zèle le gouvernement s’emploie à russifier ces provinces.]]
Ces témoignages suffisent, me semble-t-il, pour se convaincre
que jamais le peuple russe n’a entrepris une conquête ou n’en entreprendra une par fanatisme religieux ou pour tout autre motif: ce que fait au contraire l’Etat russe, d’autant plus que sa seule raison d’être est de conquérir et d’asservir. Qu’il ne se soucie pas de civiliser les peuples qu’il a soumis, cela résulte du fait que la plupart d’entre eux ont atteint un bien plus haut degré de civilisation que la Russie. Qu’il s’évertue, au contraire, de toutes ses forces à étouffer tous les germes de vie et de civilisation, c’est ce que démontre suffisamment ce qui s’est passé en Pologne, en Lithuanie, dans les provinces baltiques aussi bien qu’en Finlande. Qu’est-il advenu des universités de Varsovie, de Wilno, de Dorport et de tous ces pays jadis si florissants? Des cimetières silencieux remplis de victimes égorgées! Le Code civil et criminel russe, les fonctionnaires russes,# |24 la pauvreté, l’esclavage, ténèbres et pourriture: voilà les cadeaux dont cet Etat menace les peuples qu’il n’a pas encore conquis.#
|25Pourquoi ces conquêtes? Continuera-t-il dans cette voie? Il ne peut faire autrement, il y est obligé. Il le faut pour sa propre conservation. En Russie même, en effet, il n’a pas de vie intérieure, pas d’activité, pas de progrès à attendre, pas de but. Toute sa nature le tourne vers l’extérieur, et seule cette perpétuelle expansion, seuls ces efforts infatigables pour étendre toujours plus loin ses frontières lui donnent sa force toujours tendue et sa monstrueuse vitalité messagère de mort. Dans le monde des idées morales comme dans la nature, tout être ne vit que le temps nécessaire à l’accomplissement de son destin. L’immobilité, c’est la mort, et comme l’Etat russe ne peut progresser que vers l’extérieur, il lui faudrait mourir dès qu’il cesserait de conquérir. J’ai déjà dit que l’Etat russe n’était pas la nation russe, mais c’est seulement un principe abstrait qui pèse sur cette nation. C’est le principe d’une puissance fondée sur l’absolutisme et ne poursuivant que des fins égoïstes, un principe qui plonge les peuples dans les ténèbres et les foule aux pieds au nom du droit divin. C’est le démon du despotisme traqué de partout, qui s’est maintenant réfugié en Russie et s’est retranché dans cet Empire comme dans son dernier bastion: de là il se propagera de nouveau, si possible à travers toute l’Europe, plus sinistre et plus redoutable que jamais. J’ai déjà montré que le peuple russe n’était pas le moins du monde aussi servile et aussi patient qu’on le pense communément; sous la neige qui semble vouer à la mort cet immense empire, gronde un volcan dont l’éruption est seulement empêchée ou plutôt retardée, parce qu’on éloigne de lui les souffles vivifiants venus de l’Europe. Ce péril est actuellement devenu encore plus grand, depuis que la Pologne est incorporée à la Russie: la Pologne sert de guetteur au peuple russe, elle est un vivant intermédiaire entre l’Europe et lui. La Pologne,# |26 selon la belle expression de Jean-Jacques Rousseau, a été avalée par la Russie qui ne l’a pas digérée et même ne la digèrera jamais. La Pologne est la mauvaise conscience de l’Etat russe, elle en est la partie la plus maladive, c’est un morceau de chair à vif qu’il ne peut arracher de son organisme sans par là-même le détruire absolument et qui, s’il le conserve, infectera tout le reste de son corps et y portera un feu dévorant. Il est impossible à une Russie soumise au despotisme de vivre à côté d’une Pologne libre, mais il est aussi impossible à une Pologne asservie de vivre à côté d’une Allemagne vraiment libre, indépendante et unie. Et c’est bien pour cela que la Russie, en tant qu’Etat, est l’ennemi naturel de la puissance allemande, de la liberté et de l’honneur de l’Allemagne et qu’elle ne veut en aucun cas l’unité allemande. Il lui faut donc étendre aussi loin que possible en Allemagne ses conquêtes et son influence pernicieuse, elle y est contrainte pour sa propre conservation. L’Etat russe en est même arrivé à ce point que sa position d’équilibre, son principal point d’appui se trouvent bien plus en Allemagne, -en Prusse et en Autriche pour plus de précision-, qu’en Russie. Et pour conserver cet appui, il lui faut mettre toute l’Allemagne sinon immédiatement sous sa domination, mais tout au moins sous son influence directe.
N’est-il pas déjà maintenant installé en Allemagne? Je ne
répondrai pas moi-même, je laisserai parler à ma place un journal allemand, un journal bien connu pour ses principes conservateurs et qu’on pourrait appeler, en raison de sa tendance politique, le “Journal des Débats” allemand, si tant est qu’il puisse exister un “Journal des Débats” dans un pays aussi déchiré que l’Allemagne. Dans le numéro 86 (page 1369, année 1848) de “l’Allgemeine Augsburger Zeitung“, je lis ce qui suit:#
|27“Ce n’est qu’en passant sur le cadavre de la Pologne
que la Russie pouvait s’avancer jusqu’au coeur de l’Allemagne, et ce n’est que l’écrasement de toute liberté en Allemagne qui pouvait consolider en Pologne la domination du knout.” Il est ici superflu d’entrer dans le détail de la vieille et fatale histoire des violences perpétrées à l’égard de la Pologne: elles sont dans toutes les mémoires et nous rappellerons simplement un épisode dans la suite des événements qui, depuis quatre vingts ans, se sont abattus sur ce malheureux pays. En 1790, la Prusse s’éveilla à l’idée que la destruction de la Pologne constituait pour elle un péril menaçant et elle conclut un pacte avec la Pologne, la Hollande et l’Angleterre, pour maintenir le statu quo de la “République”. Deux ans plus tard, elle se laissa de nouveau circonvenir par la Russie et reçut la part la plus importante du butin en paiement de sa trahison politique. La part de la Prusse, lors du troisième partage de la Pologne, fut la plus forte car il s’agissait alors de retenir la Prusse dans le cercle enchanté de la politique russe. La suite est connue: la Prusse perdit à nouveau la plus grande part de son butin et la
Russie atteignit son but qui était de ne laisser subsister aucune Pologne indépendante. On sait à quels tristes résultats a conduit la politique de blocus pratiquée par la Russie, – politique à laquelle la Prusse elle-même a prêté la main par son traité d’alliance -, et nous n’hésitons pas à voir dans la politique russe menée par la Cour prussienne la véritable et presque unique origine de la Révolution. Le peuple avait le sentiment profond que l’ennemi héréditaire le tenait à la# |28 gorge et que le berceau de la monarchie était presque sans défense exposé à ses attaques; de plus, le système russe de blocus est la cause de l’appauvrissement d’une grande partie de la Silésie ainsi que de la Prusse occidentale et orientale. Tant que ce système de blocus isolera la Pologne, il ne faut point penser assister à un vigoureux épanouissement de ces provinces, et l’on peut facilement se représenter l’état d’esprit que cette situation a suscité et continuellement tenu en éveil. On aspirait à la liberté, non en raison d’une préférence (?!) théorique, mais pour se dégager, par la force de l’opinion publique, de l’amitié traîtresse de la Russie qui, de l’avis du peuple, avait ses partisans soudoyés jusque dans le palais du roi.”
Dans un autre article (même année – numéro 80) je trouve encore ce qui suit:
“Nous montrions dans un article précédent, comment, en
raison des circonstances actuelles, un rapprochement de l’Allemagne et des Russes tournerait forcément, quoi qu’il arrive, à notre perte. Ce faisant, nous restions, pour ainsi dire, dans le domaine de la théorie. Mais nous savons aussi parler des questions alors débattues en partant du terrain purement pratique de l’expérience. Il y a, en ce qui concerne l’aide de la Russie, un passé instructif derrière nous.
“La Russie s’opposa de bonne heure à la première Révolution française et lui fut hostile, hostile par principe. En 1793, Catherine II expulsa de son pays tous les Français qui n’abjureraient pas les dogmes de la France révolutionnaire et reconnut le comte de Provence comme régent de la France. Paul, le fils de Catherine, interdit, dès le début de son règne, de porter des costumes à la française; il ne tolérait pas que l’académie russe parlât des “révolutions” célestes; il déclarait en juillet 1799 que le gouvernement au pouvoir en France était “anarchique” et “réprouvé de Dieu”; et il interdit aux bateaux et aux# |29 ressortissants danois l’entrée en Russie, “parce qu’il y avait à Copenhague et dans tout le Danemark des clubs et des sociétés dont les principes étaient analogues à ceux qu’avait propagés la Révolution française, et parce que le gouvernement danois l’avait permis.” La seconde Coalition contre la République, si elle ne fut pas directement son oeuvre, répondait en tout cas aux voeux les plus chers du tsar. Cependant, dès que commença à surgir en France, – en partie précisément à cause de cette coalition -, la monarchie de type militaire, des relations de caractère amical se nouèrent alors entre notre voisin de l’Est et celui de l’Ouest. Paul entretint une correspondance intime avec Napoléon, dans laquelle il était discuté du futur Statut de l’Allemagne. L’assassinat de l’Empereur de Russie ne modifia en rien ces rapports. Son successeur, Alexandre, trouva plus avantageux de marcher avec les Français que contre eux. Dans les clauses secrètes du 11 octobre 1801, le Cabinet de Saint-Pétersbourg et le Cabinet de Paris se mirent d’accord sur un arrangement commun en ce qui concerne l’Allemagne. Le 18 août 1802, les plénipotentiaires français et russes présentèrent à la délégation de l’Empire un plan que les deux puissances avaient établi en vue d’une nouvelle répartition territoriale de l’Allemagne, et fixèrent un délai de deux mois pour terminer les négociations. Le plan fut accepté et la première conséquence de cette guerre de principes engagée par la Russie avec l’Allemagne et contre la France fut la suppression des trois Electorats ecclésiastiques de Mayence, Trèves et Cologne, la perte de leur indépendance pour tous les évêchés et abbayes encore existants, pour tous les petits comtes et chevaliers immédiats, pour toutes les villes libres sauf six, enfin la prise de possession de Salzbourg par le Grand Duc de Toscane et du Brisgau par le Duc de Modène. Toutes les fois que la Russie combat aux côtés de l’Allemagne, cela aura comme première conséquence la destruction des plus petits Etats, non au profit de la liberté allemande, mais des souverains étrangers et de la puissance de l’absolutisme.
“L’avertissement de 1802 était parfaitement clair, mais
les Cabinets allemands# |30 firent la sourde oreille. Lorsque l’Autriche entra de nouveau en guerre contre Napoléon, le reste de l’Allemagne ne se dressa pas à ses côtés. Nos Princes observèrent une honteuse neutralité ou firent plus de cas d’un accroissement de territoires, encore plus honteux, que de l’appartenance à une même nationalité. Le jour de la bataille des trois Empereurs (2 décembre 1805), ce ne fut pas une armée prussienne qui combattit aux côtés de l’armée autrichienne, mais une armée russe. Le Lorrain battu ne trouva pas le moindre appui sérieux auprès du Romanov associé à lui dans la défaite: les officiers russes parlaient de l’Allemagne comme de la partie la plus méprisable du monde. [[A ce point de vue, il n’y a encore aucun changement. Les dirigeants entretiennent et excitent avec soin chez le peuple russe la haine et surtout le mépris à l’égard de l’Allemagne. Lorsque les Gardes russes rentrèrent à Pétersbourg après les célèbres manoeuvres de Kalisz – organisées dans l’intention précise de faire fraterniser les armées russe et prussienne -, ils se rencontrèrent avec le Lieutenant-Général von Bistrom, aujourd’hui décédé, qui commandait alors le corps de la Garde; dès qu’on eut échangé les premières salutations, il leur demanda: “Eh bien, les enfants! vous avez vu les soldats allemands: rien que de la merde, n’est-il pas vrai?” – “De la merde! Votre Excellence.” – “Parbleu, je le savais bien!” répondit le Général qui était lui-même un Allemand et qui ne pouvait même pas parler le russe correctement. Malheur à celui qui se fût permis en Russie de dire que l’Empereur Nicolas était un Holstein-Gottorp et non un Romanov, avait une ascendance allemande et non russe! La Sibérie eût été pour lui une trop faible punition.]] Gentz n’était certes pas un superpatriote, mais il eut ses entrailles “allemandes” toutes retournées, lorsqu’il vit les Autrichiens foulés aux pieds par les Russes et qu’il apprit comment le Grand Duc Constantin se comportait à leur égard, et la paix de Presbourg (21 décembre 1805) marqua la fin de l’alliance russo-allemande. Elle fit perdre à l’Autriche 1000 milles carrés de territoires, trois millions d’habitants et quinze millions de florins de revenus. La deuxième conséquence de la lutte russo-allemande contre la France fut l’affaiblissement de l’une des grandes puissances allemandes sans avantage immédiat pour la Russie.#
|31“Nous devions subir encore une troisième conséquence.
“Devant le tombeau de Frédéric le Grand, le roi de
Prusse et le tsar de Russie s’étaient félicités de leur éternelle amitié. Les liens personnels entre les deux souverains, la même crainte qu’inspirait à tous deux Napoléon, semblaient rendre indissoluble leur alliance contre l’Empereur des Français. Après la bataille de Friedland, Alexandre avait encore des moyens plus que suffisants pour mener contre les Français une longue guerre au profit de la Prusse, mais il ne jugea pas utile de s’y engager. A la paix de Tilsit (7-9 juillet 1807), la Prusse perdit la moitié de ses Etats, tandis que la Russie recevait le district de Bialystok jusque là prussien (grand de 206 milles carrés). [[Et elle réclamait encore Dantzig, ce que cependant Napoléon ne lui accorda pas.]] Une clause secrète précisait que si la Sublime Porte, – sur les territoires de laquelle la Russie avait jeté depuis longtemps des regards de convoitise –, se refusait à accepter dans sa guerre avec le tsar la médiation de Napoléon, alors la France et la Russie lui feraient en commun la guerre et lui retire-raient toutes ses possessions européennes à l’exclusion de la Roumélie et de Constantinople. La troisième conséquence de l’alliance russo-allemande fut l’affaiblissement de la seconde grande puissance allemande pour le profit direct de la Russie, les prétentions acquises par la Russie sur les principautés danubiennes, territoire si important pour nous, [[Mais maintenant, c’est l’Autriche qui livre absolument à la Russie les principautés danubiennes et la Turquie.]] et l’alliance que conclurent dès lors entre elles la Russie et la France.
“Si l’amitié de la Russie nous avait conduits à deux
doigts de l’abîme, son inimitié menaça de nous y précipiter tout à fait. Au mépris des clauses de la paix de Tilsit, qui stipulaient le retrait des troupes russes des territoires de la Moldavie et de la# |32 Valachie, elles y restèrent avec le consentement de la France jusqu’au Congrès d’Erfurt: là, Napoléon donna son assentiment à la réunion de la Moldavie et de la Valachie à l’Empire russe. Cette réunion fut effectuée peu après, ce fut pour notre sud-est allemand comme une ligature d’artère et une nouvelle extension de l’Empire des tsars, aux dépens directs de l’Allemagne eut lieu le 14 octobre 1809. A la paix de Vienne, l’Autriche céda à la Russie alliée de la France une partie de la Galicie orientale, forte de 4O0.000 habitants. Que l’alliance de la France avec la Russie ait duré
encore quelques années, et l’Allemagne n’était plus qu’un concept démodé, un souvenir historique. Il est vrai que l’esprit conquérant de Napoléon nous sauva d’un tel malheur, mais avant d’être sauvés nous devions recevoir de nouveaux témoignages des sentiments que nourrit la Russie à l’égard de l’Allemagne.
“Pour être forte contre la France, la Russie signa
avec la Suède le 24 mars 1812 un traité d’alliance offensive et défensive, dont le troisième article stipulait ce qui suit: la Suède obtient la Norvège que le Danemark doit lui céder. Si le
Danemark le fait de bon gré, il recevra en échange des compensations en Allemagne. Dans un quatrième article, Alexandre se faisait reconnaître par la Suède le droit de porter les frontières de la Russie jusqu’à la Vistule. En janvier 1813, les Russes étaient dans notre patrie: ce n’était dans leurs proclamations qu’amour pour l’Allemagne et haine pour la France. Voici ce qu’on entendait: “Le peuple russe tend la main aux Allemands pour les libérer”, “l’avance des armées russes est guidée par des fins élevées et au-dessus de tout égoïsme”. Que peu après dans la Saxe conquise# |33 un Gouverneur Général russe exerçât un pouvoir absolu, nommât les officiers jusqu’au grade de capitaine, tandis que, sur ses propositions, l’Empereur de Russie choisissait les officiers supérieurs, c’est ce qui passa presque inaperçu dans la fièvre des événements. Par contre, on put voir plus clairement ce que voulait en définitive la Russie, lors des négociations ultérieures entre les puissances européennes.
“Comme condition préalable à ces pourparlers qui conduisirent le 3O mai au premier traité de Paris, Alexandre stipula que la Lorraine et l’Alsace devaient rester françaises. [[En cela, il a fort bien agi. Il n’est dans l’intérêt ni de la civilisation, ni de la liberté, ni du bonheur de l’Europe, d’amoindrir la grande France. La Lorraine et l’Alsace, bien que de souche allemande, sont devenues entièrement françaises de sentiment et d’inclination, ce qu’elles ont maintes fois montré de façon éclatante pendant les guerres de la Révolution, et, plus tard, lorsque les Alliés ont envahi la France.]] Au-Congrès de Vienne, la Russie réclama pour elle toute la Pologne et prétendit “que cette-exigence était pour l’empire des Tsars un devoir moral, qu’elle était indispensable pour améliorer l’administration des sujets polonais de Sa Majesté Impériale, et pour les habitants du Grand Duché de Varsovie qui, présentement en vertu de l’occupation militaire du Grand Duché, étaient pareillement sujets de l’Empire”: ceci est une indication de ce que la Russie, peut-être maintenant que s’est éveillée l’idée de panslavisme, pourrait considérer à l’occasion comme un devoir moral. C’est avec peine que les puissances récalcitrantes arrivèrent à obtenir d’Alexandre qu’il se contentât de l’actuel royaume de Pologne, constitué au traité de Tilsit pour une bonne part par des cessions de territoires prussiens, c’est-à-dire allemands. Puis, lorsque Louis XVIII fut pour la seconde fois rétabli en France avec l’aide d’armées surtout allemandes, Alexandre obtint du nouveau roi la promesse qu’il appuierait les projets de la Russie concernant la Pologne et l’Orient, et si le second traité de# |34 Paris (20 novembre 1815) n’eut pas pour nous Allemands une issue plus favorable, la responsabilité en incombe, outre l’Angleterre, surtout à la Russie.
“Durant ces vingt-trois années 1792-1815, la Russie,
en tant que notre allié par principe contre la France, nous a fait plus de tort que si elle avait été ouvertement alliée de la France contre nous. Dans les trente-trois années suivantes, de 1815 à 1848, le dommage tant moral que matériel qu’elle nous a causé, alors qu’elle était également notre allié par principe contre la France, tout le monde en Allemagne peut en parler, et l’affaire des bouches du Danube en témoigne avec assez de clarté. Ce n’est pas dans la personnalité d’un empereur russe particulier que réside pour nous le danger de l’Empire des tsars, mais bien dans l’orientation de la politique russe, telle qu’elle résulte du caractère de l’Etat. Cette aversion que Paul ressentait par principe contre la France se termina par un accord de la France et de la Russie contre nous; l’aversion de principe d’Alexandre contre Napoléon se termina par un arrangement entre les deux empereurs qui tendait à livrer l’Est de l’Europe à celui-là et l’Ouest à celui-ci. L’aversion de principe de l’Empereur Nicolas contre la France constitutionnelle prit fin, peu avant la Révolution de juillet 1830, par une entente entre le tsar et Charles X, selon laquelle celui-là pouvait étendre ses frontières à l’est de notre continent et celui-ci s’emparer de la rive gauche du Rhin. Quant à la disparition au cours du temps de l’aversion de principe du même Nicolas contre Louis-Philippe, nous en vîmes, ces derniers mois, un indice très net dans les emprunts de la Russie. Si l’on écrivait l’histoire secrète de ce Roi des Français chassé de son trône, on pourrait y lire que cette amitié récente entre l’Est et l’Ouest était une alliance en vue de détruire l’Allemagne et, quelque résolue que puisse être encore maintenant la haine de principe de la# |35 Russie contre la République, le jour ne se fera probablement pas attendre où la République et la Monarchie absolue agiront contre l’Allemagne, d’abord secrètement, puis ouvertement.” [[L’auteur de l’article juge la France actuelle et la République française actuelle d’après la première République qui portait en elle la possibilité de se transformer en une monarchie militaire. La France, ainsi que les circonstances, ont depuis cette époque entièrement changé.]]
L’auteur de cet article conclut la première partie en ces
termes:
“Nous serons les Polonais du XIXe siècle si, dans la
tempête qui secoue actuellement le monde, nous n’avons pas la ferme résolution de nous maintenir debout sans l’aide étrangère.”
Ainsi s’exprime l’Augsburger Allgemeine Zeitung. Et d’abord je n’ai pas besoin de dire que je n’approuve en aucune façon l’esprit dans lequel cet article a été rédigé. Son auteur appartient de façon évidente à ce parti conservateur, bruyamment teutomane, mangeur de peuples qui admire dans le secret de son coeur le gigantesque égoïsme de la politique russe et regrette seulement que l’Allemagne ne puisse se mettre à la place de la Russie, à ce parti qui non seulement veut maintenir par la force sous la domination allemande les peuples étrangers qui gémissent encore sous le joug prussien et autrichien, mais encore serait prêt à pleurer parce que le monde entier n’est pas né “teuton”, à ce parti enfin qui, durant les deux dernières années, a précisément le plus contribué à ruiner les espérances les plus légitimes de l’Allemagne. Mais les faits restent les faits et quant à la crainte, manifestée par l’auteur à la fin de son article, que l’Allemagne pourrait connaître le triste sort de la Pologne,# |36 elle est non seulement fondée mais même en voie de réalisation.
L’Allemagne, considérée dans son ensemble, se trouve déjà
maintenant dans la même situation intérieure – et peut-être dans une situation pire – que la Pologne à la veille de son premier partage. La Pologne était déchirée et livrée aux mains de ses ennemis par l’ambition antipatriotique de ses Magnats; l’Allemagne l’est à son tour par les intérêts contradictoires de ses trente dynasties, par le manque total d’esprit patriotique de son aristocratie, et – dois-je le dire? – par la mentalité loyale, mais sans patriotisme, de ses militaires ou par leur aveuglement: toutes ces circonstances sont bien connues des diplomates russes qui se sont empressés d’en tirer parti et, en me servant d’une expression que le prince Metternich, peu avant la Révolution de février, employa au sujet de l’Italie dans sa correspondance avec Lord Palmerston, je dirai que, pour le Cabinet russe, le mot “Allemagne” n’est plus depuis longtemps un concept politique, mais seulement “une expression géographique”.
Pour prendre connaissance des dernières intentions de la Russie à l’égard de l’Allemagne,# |37 il suffit d’ouvrir le célèbre Portfolio qui ne contient, comme on le sait, que des actes authentiques et officiels; on peut trouver encore d’intéressants renseignements dans le “Pentarchie” qui est aussi connu, tout au moins du public allemand. On peut définir en peu de mots la politique du Cabinet de Pétersbourg: tenir en échec l’Autriche et la Prusse par le moyen de leurs possessions non allemandes et de leur rivalité réciproque, et protéger l’Allemagne du Sud contre ces deux puissances et principalement contre la Prusse. Mais protéger signifie dans la langue officielle de la Russie: démoraliser, isoler, dominer. C’est ainsi que la Russie a protégé les Dissidents polonais contre les catholiques polonais, la Pologne elle-même contre la Prusse et l’Autriche, c’est ainsi qu’elle s’est posée en protecteur officiel de la Moldavie et de la Valachie, qu’elle a pris sous sa haute protection la Serbie dans l’Empire Turc, qu’elle protège même la Turquie et la Grèce: bien plus, c’est ainsi qu’elle protège déjà l’Allemagne. Avant de conquérir, la Russie commence toujours par protéger.
Protéger signifie aussi dans cette langue partager. Le Cabinet
russe est trop discret pour jamais réclamer le tout pour lui seul; d’habitude, il se contente pour commencer# |38 de la plus petite partie du butin, laissant la plus importante à son complice; plus tard, il trouve bien une occasion d’obtenir la récompense de sa discrétion. Malgré ses armées, le gouvernement russe ne se sent pas la force, à lui tout seul, d’assassiner la liberté et d’asservir l’Europe; il sait très bien qu’il n’a pas à compter sur les sympathies de ses propres peuples et qu’il suffit d’une révolte énergique des peuples libres de l’Europe pour la faire éclater aussi chez les siens. Le Cabinet russe sent et sait combien sa situation est périlleuse, aussi n’agit-il qu’avec la plus grande prudence; le principal effort ainsi que tout le secret de sa diplomatie consistent à trouver des complices et à entraîner les plus puissants de ses rivaux et de ses adversaires à participer à ses propres brigandages. C’est avec la Pologne qu’il a appris combien cette politique lui était profitable. Ainsi, non seulement il fait périr le pays qu’il a condamné à une mort immédiate, mais encore il s’empare de l’esprit de ses complices mêmes, de leur liberté de mouvement et de leur indépendance, il les attire sans retour possible dans le “cercle enchanté” de son activité funeste, il détruit cet esprit de justice, d’humanité et de liberté qui lui est ennemi et répand au delà des frontières de son Empire son influence démoralisatrice. Car démoraliser signifie pour cette Russie-là conquérir.
Ce qu’a déjà fait la Russie depuis 1815 pour démoraliser les
pays allemands, tout le monde le sait et peut en parler, pour reprendre l’expression de l’auteur de l’article ci-dessus; disons la vérité toute nue: la Russie, par l’intermédiaire de l’Autriche et de la Prusse, ainsi que par son rôle de protecteur de l’Allemagne du Sud, fut le génie invisible qui a dirigé la Confédération Germanique. Quant à l’intention philanthropique de partager l’Allemagne, elle ne lui fut pas étrangère et elle ne l’est pas encore,# |39 comme le montre suffisamment le fait authentique également signalé par le même auteur: peu avant la Révolution de juillet, l’Empereur de Russie et Charles X n’avaient rien moins entrepris que le premier partage de l’Allemagne. Certes, si le tsar actuel peut reprocher quelque chose à son prédécesseur, c’est seulement de ne pas avoir mieux profité du bon vouloir de Napoléon; tout le monde connaît l’admiration que l’Empereur affectait pour Napoléon et ce n’est pas en vain qu’il a offert la main de sa fille aînée au duc de Leuchtenberg: il espérait l’avènement en France d’un second Napoléon. En 1848, la chute de Louis-Philippe l’avait beaucoup moins inquiété que l’agitation en Allemagne: en France, il mettait son espoir dans une république militaire, et, avec elle, dans une alliance franco-russe dirigée contre l’Allemagne et l’Angleterre. Il souhaitait même la Présidence effective de Monsieur de Lamartine, car ce dernier, peu après son retour d’Orient, s’était nettement prononcé pour une telle alliance [[Dans une brochure ayant pour titre “L’Orient”, où, en termes très précis, il ne propose rien moins que le partage de la Turquie entre la France et la Russie de la façon suivante: la France prendrait pour elle la Syrie et l’Egypte, tandis qu’on abandonnerait à la Russie la Turquie d’Europe avec Constantinople; naturellement, la Belgique et les provinces rhénanes avaient leur place dans ces projets d'”arrondissement”. Monsieur de Lamartine appartenait aussi, comme on le sait, au parti de Molé qu’il soutenait avec empressement, en 1839, contre ce qu’on appelait alors la Coalition. Molé est un homme d’Etat disciple de Napoléon et partisan zélé de l’alliance russe; son journal “La Presse” est – ou du moins était – à la solde de la Russie. Dans tous ses écrits et tout particulièrement dans “L’Histoire des Girondins”, Monsieur de Lamartine est apparu comme un ennemi déclaré des Polonais, ce qui l’a rendu encore plus sympathique aux yeux du Cabinet russe. En tant que ministre des Affaires Etrangères, il a, tout à fait ouvertement, trahi les Polonais au profit de la Russie; je reviendra plus loin sur ce dernier point.]] et avait# |40 agi dans ce sens par ses discours et ses écrits. On sait quelle activité a déployée la Russie lors de l’élection de Monsieur Louis Bonaparte à la Présidence de la République française, présidence qui, selon les calculs insensés du Cabinet russe et de beaucoup d’autres, devait lui permettre d’accéder au trône. La Russie s’est trompée: jamais la France démocratique, – et il n’y en a pas une autre aujourd’hui malgré tout ce qu’on peut tenter de l’extérieur et de l’intérieur -, jamais la France ne retournera à la monarchie ni à une république militaire et elle préfèrera de beaucoup s’allier à l’Angleterre ou à une Allemagne libre, – dans le cas où il en existera une -, contre le despotisme russe, qu’avec ce dernier contre la liberté de l’Allemagne et de tous les peuples. Le Cabinet de Pétersbourg sera bien alors obligé de renoncer à l’alliance française. Il s’est déjà consolé et il a trouvé contre l’Allemagne et contre la liberté un nouvel et meilleur allié. Cet allié, c’est l’Autriche.
Je sais, Monsieur, que vous ne prendrez pas en mauvaise part
le fait de parler si librement des intérêts de votre patrie. Je ne suis en effet, comme vous le voyez, animé d’aucun sentiment d’hostilité. Mais il se pourrait sans doute que j’aie besoin d’une excuse auprès de mes juges, car une telle ingérence, – fût-elle seulement théorique -, pourrait leur sembler superflue et même déplacée dans la défense écrite d’un étranger, d’un Russe. J’invite donc mes juges inflexibles à ne pas oublier que les destins de tous les peuples européens sont aujourd’hui enchevêtrés de si étrange manière, qu’aucune puissance humaine ne peut les désunir. Il n’y a plus à notre époque beaucoup d’histoires différentes, mais une seule grande histoire dans laquelle chaque nation a son rôle à jouer, qui dépend étroitement de l’action et des efforts de toutes les autres nations. C’est ainsi que j’ai déjà souligné qu’il fallait chercher le plus solide soutien de l’Etat russe bien davantage en Allemagne qu’en# |41 Russie même; l’avenir immédiat de la Russie dépend entièrement de la tournure que prendront les événements en Allemagne et il m’est ainsi impossible de parler de façon détaillée de l’Empire russe et des Slaves sans soulever la question de la situation intérieure de votre patrie.
Jamais peut-être l’Allemagne n’a été dans une position aussi
critique que maintenant.
L’Allemagne est un pays magnifique! Un peuple de près de
trente-cinq millions d’habitants, – les teutomanes rêvent même de soixante-dix millions, mais en tant que Slave je ne puis naturellement pas les approuver -, un peuple doué de tout ce qui peut constituer la civilisation, la richesse et le progrès, avec une culture dont l’universalité et la profondeur ne se retrouvent nulle part ailleurs, dans aucune partie du monde! Toutes les conditions de réussite et de puissance semblent réunies chez ce peuple béni pour en faire un des plus florissants, des plus forts et des plus heureux! Et pourtant l’Allemagne n’est pas une nation, n’est pas une puissance. Elle n’a pas un peuple et, aujourd’hui, sans peuple il n’y a ni force durable, ni vie. Comment le peuple allemand en est-il arrivé à ne pas être un véritable peuple, vous le savez mieux que moi et vous comprenez aussi ce que j’entends par là: il n’a pas d’unité dans sa conscience, pas d’unité dans sa vie politique et par suite il lui manque dans sa politique le sentiment de sa force, la puissance suffisante pour faire prévaloir son génie et pour protéger ses membres isolés, déchirés entre eux, contre l’influence étrangère, contre les conquêtes et les partages. Aucune fraction particulière de l’Allemagne n’est en effet assez puissante pour résister à la longue à cette pression de l’Empire russe toujours plus menaçante et plus pesante.
Plaçons-nous, par exemple, dans le cas d’une guerre entre
la Russie et la Prusse seule, qui est pourtant l’Etat allemand le plus puissant. Indépendamment même des difficultés qu’entraîneraient# |42 nécessairement pour la Prusse ses possessions polonaises, il lui faudrait, malgré sa Landwehr et son organisation militaire par ailleurs si parfaite, succomber sous les coups répétés des armes russes. Je ne dis certes pas cela par orgueil patriotique, car je ne ressens vraiment pas la moindre sympathie pour les conquêtes de l’Etat russe; il écraserait la Prusse rien qu’avec le poids de sa masse, elle serait de nouveau forcée, comme en 1813, de faire appel à ses frères allemands, même au peuple allemand, et ce serait la Révolution allemande, que la Prusse redoute par dessus tout. Et maintenant, quand on songe qu’entre la Prusse et la Russie il y a toute la Pologne, que la Prusse possède un morceau de ce pays volé et qu’il est impossible d’imaginer la Pologne paisible spectatrice et n’osant pas tenter une fois de plus de se libérer, alors on verra qu’une telle guerre doit forcément se terminer pour la Prusse soit par la cession forcée de ses provinces polonaises à la Russie, soit par leur libération dirigée contre la Russie. Dans les deux cas, la Prusse perdrait alors ces provinces, et avec elles aussi son équilibre actuel et ce qui conditionne sa situation présente et sa puissance. Elle se verrait forcée – comme l’a dit clairement en 1848 Sa Majesté Royale – d’être effectivement incorporée à l’Allemagne. C’est pourquoi, tant que la Prusse voudra échapper à une transformation radicale de la situation politique en Allemagne et se maintenir comme un Etat particulier, en dehors de l’Allemagne, il lui faudra éviter toute guerre avec la Russie, il lui faudra accepter l’intervention arrogante de cette dernière dans les affaires allemandes, il lui faudra rester dans la dépendance de la Russie.#
|43Si elle ne veut pas être absorbée par l’Allemagne, elle voudrait en revanche rendre l’Allemagne prussienne. Elle le désirerait, mais elle ne le peut pas, et elle ne le peut pas parce qu’un renforcement de la Prusse par l’Allemagne, pas plus qu’un renforcement de l’Allemagne par la Prusse ne répondent aux visées de la Russie sur l’Allemagne et la Prusse; elle ne le peut pas parce que l’Autriche résiste de toutes ses forces et enfin parce que les événements des deux dernières années n’ont guère beaucoup contribué à diminuer la violente antipathie des peuples de l’Allemagne contre la Prusse. La Prusse viendrait peut-être à bout des deux premiers obstacles, c’est-à-dire la Russie et l’Autriche, si elle savait seulement gagner la sympathie du peuple allemand: en supposant toujours naturellement que, trouvant dans l’Allemagne un nouvel appui pour sa force, elle se déciderait à dresser une Pologne libre face au tsarisme despotique. Il ne serait pas alors impossible aux peuples de l’Allemagne de se résoudre finalement à sacrifier aux intérêts majeurs de leur patrie commune leur haine à l’égard de la Prusse, car les peuples sont d’habitude guidés par de grands instincts et capables de grands sacrifices. Mais jamais les multiples dynasties qui se partagent l’Allemagne ne reconnaîtront de bon gré l’hégémonie prussienne, car il n’y a pas le moindre doute qu’elle réduirait à rien leur souveraineté et même# |44 en dernier ressort leur existence. On n’a jamais encore rencontré dans l’histoire l’exemple d’un suicide politique volontaire au profit d’une communauté et c’est d’ailleurs tout à fait contre nature. Toute puissance, aussi limitée et petite soit-elle, serait-elle la plus inique et la plus malfaisante du monde, cherche à se maintenir aussi longtemps qu’elle peut. Les dynasties allemandes ne feront certes pas exception à cette règle, et cet obstacle, dont la Russie et l’Autriche ont tiré un bon parti, est insurmontable pour la diplomatie prussienne sur le terrain de la légalité.
L’état actuel de l’Allemagne est donc très critique. Elle a
tout pour être grande et forte, et malgré cela elle est impuissante, à la merci de toutes les influences extérieures, je pourrais presque dire livrée sans défense à toute attaque venue du dehors. Elle a un ennemi terrible qui, tel un vautour vorace, guette sa fin; pour affronter cet ennemi, elle aurait besoin de toutes ses forces unies, de toute l’énergie que donne l’enthousiasme de la liberté, et elle s’efforce encore en vain de parvenir à cette unité et de former un peuple: elle est divisée en plus de trente morceaux qui sont gouvernés par autant de princes indépendants dont les intérêts dynastiques sont diamétralement opposés aux intérêts de l’Allemagne dans sa totalité. Et celle-ci, pour maintenir son existence en face de la pression russe, a besoin d’unité, elle a besoin d’un resserrement effectif et résolu et, par dessus tout, d’être prise dans un mouvement durable et plein de vie, pour rajeunir son vieux sang appauvri; seul, en effet, un sang frais peut réunir en un tout vivant et plein de force ses membres déchirés qui, depuis longtemps séparés, seront bientôt saisis par le froid de la mort. L’instinct# |45 de conservation des dynasties princières réclame au contraire le calme, le maintien ou plutôt le rétablissement de l’ancien état de choses: tout changement qui irait au delà d’une trompeuse illusion serait mortel pour leur indépendance. Seul donc le peuple allemand peut créer l’unité organique de l’Allemagne, car seul le peuple recèle en lui le sang, la sève et la vie; au contraire, les princes allemands sont tout au plus capables de réaliser une union purement mécanique, et encore est-elle très problématique.
Qu’est-ce donc qui empêche les princes allemands, pourra-t-on
peut-être m’objecter, de se mettre d’accord pour le salut de l’Allemagne? La réponse est simple: leur jalousie réciproque et bien fondée. La diplomatie repose par nature non pas sur la confiance mais sur la méfiance, et nul, mieux que les diplomates, ne sait combien ils sont peu fondés à se fier les uns aux autres. Certes, cela sonne bien quand on parle de l’entente mutuelle et désintéressée des gouvernements allemands, mais je pose simplement la question: qui y croit? Certainement pas les gouvernements: il leur faudrait alors méconnaître leur propre situation et avoir totalement oublié l’histoire. Ce ne sont pas seulement la France et la Russie qui se sont agrandies aux dépens de l’Allemagne: quelqu’un ignore-t-il l’histoire des agrandissements de la Prusse? L’Autriche, par exemple, peut-elle oublier que la Prusse a assisté avec une joie maligne et égoïste, à la fin du siècle dernier et au commencement de celui-ci, aux défaites continuelles que lui ont infligées les armées françaises, et qu’elle a même profité des victoires de Napoléon et des malheurs de la monarchie autrichienne pour se faire donner en cadeau par le grand vainqueur la province de Westphalie? Le gouvernement du Hanovre peut-il oublier que la Prusse a également jeté des regards d’envie sur le Hanovre et en 1806 s’en est effectivement emparé, ne fût-ce que quelque temps, avec la permission de l’Empereur des Français? La diplomatie saxonne peut-elle oublier que cette même Prusse, exploitant le grand enthousiasme qui s’était emparé de toute l’Allemagne lors de la guerre de Libération, a pris pour elle en 1815 plus de la moitié# |46 de la Saxe? Et enfin, les gouvernements de l’Allemagne du Sud ont-ils mal compris l’avertissement significatif que leur a donné en 1814 la prise de possession de la province rhénane? Et qui croira, qui peut croire que, si cette Prusse avait maintenant une nouvelle occasion de s’emparer de quelque partie de l’Allemagne, elle ne la mettrait pas à profit, et qu’un sentiment idyllique de la justice ou peut-être de tendres égards pour ses alliés allemands l’éloigneraient d’une telle entreprise? Qui n’est pas convaincu que l’hégémonie ou même une dictature seulement provisoire de la Prusse sur l’Allemagne entraînerait un affaiblissement progressif des autres princes allemands au profit de la puissance prussienne et en ferait bientôt des princes médiatisés?
Il est possible qu’un nouvel agrandissement de la Prusse en
Allemagne tourne à l’avantage de cette dernière; du moins il est hors de question que l’Allemagne puisse prendre vis-à-vis de la Russie une attitude beaucoup plus indépendante, il n’y a pas le moindre doute que les autres princes allemands auraient, dans un tel changement, beaucoup à perdre, sinon tout, et par suite on ne peut vraiment pas leur en vouloir s’ils montrent de la méfiance à l’égard de la Prusse. A première vue, ils se sentiraient beaucoup plus en sécurité sous l’hégémonie autrichienne, car c’est actuellement l’intérêt de l’Autriche de les protéger, eux et leurs droits légitimes, contre les aspirations des peuples allemands à la liberté et à l’unité, ainsi que contre le désir de domination de la Prusse. Mais l’hégémonie autrichienne pose une nouvelle question délicate: en premier lieu, l’Autriche n’est plus une puissance allemande, ses prétentions sur l’Allemagne vont directement à l’encontre de la sécurité, de la force et de la liberté de la nation allemande -tout ce que j’avance ici, je m’efforcerai de le démontrer par la suite -. L’Autriche dépend par trop maintenant de la Russie, bien davantage que la Prusse; le Cabinet de Saint-Pétersbourg a pris cette dernière dans les filets de son amitié, mais elle peut encore s’en échapper, l’Autriche ne le peut plus: elle se trouve liée par les ménagements qu’elle est obligée de prendre à l’égard de la masse largement majoritaire de ses sujets non-allemands et principalement slaves auxquels# |47 elle a fait des promesses précises. En un mot, malgré ses toutes récentes victoires en Italie et en Hongrie, c’est un Etat malade qui ne jouit plus de son ancienne liberté de mouvement, car il est blessé au coeur: il a bu le poison irrémédiablement mortel de l’assistance russe.
En outre, la Prusse ne tolèrera pas davantage une hégémonie
autrichienne en Allemagne que l’Autriche n’en aurait supporté une prussienne. Depuis que la Prusse est devenue un royaume, c’est-à-dire depuis un siècle et demi, elle s’est toujours efforcée de repousser l’Autriche hors de l’Allemagne et d’y occuper sa place. Tout ce qu’elle a fait et entrepris était systématiquement calculé selon ce plan immuable et, pour atteindre ce but, elle n’a dédaigné et redouté ni l’alliance, au plus haut point anti-allemande, avec la République française et avec Napoléon, ni l’alliance avec la Russie. C’est encore dans cette intention, c’est-à-dire contre l’Autriche, qu’elle a fondé l’Union Douanière allemande, indépendamment de sa grande et indiscutable utilité pour l’ensemble de l’Allemagne: et lui faudrait-il donc maintenant renoncer brusquement aux fruits d’un travail qui lui a coûté tant de calculs et de peine, aux avantages acquis au prix de tant de sang et de tant d’autres sacrifices, faire revivre en Allemagne cette influence de l’Autriche qui était en train de mourir et se soumettre à son hégémonie? Agir ainsi serait un véritable suicide; la Prusse doit persévérer et continuer à marcher dans la voie où elle s’est une fois engagée, il lui faut combattre l’influence autrichienne en Allemagne jusqu’à sa totale destruction, il lui faut poursuivre encore plus loin ses conquêtes en Allemagne, sinon elle pourrait bien ne se maintenir que difficilement au rang qu’elle occupe présentement.
La Prusse est encore bien loin d’avoir atteint ce but suprême
et pour l’instant elle n’en est qu’à mi-chemin. Certes, elle s’est élevée jusqu’à être une puissance de premier rang, mais elle a un mal extrême à se maintenir à cette place. Elle ne la doit pas à sa situation naturelle, mais uniquement à son organisation militaire# |48 créée de toutes pièces et, pour ainsi dire, toujours en état de tension; elle la doit à l’habileté de sa diplomatie et surtout au puissant soutien moral du reste de l’Allemagne qui, malgré son aversion résolue contre l’âme prussienne et malgré tant d’amères désillusions, attend toujours pourtant de la Prusse sa future libération. D’autre part, la Prusse ne compte que seize millions d’âmes, tandis que l’Autriche compte trente-sept millions d’habitants, la France plus de trente-cinq millions, la Russie environ soixante millions, – sans parler de l’Angleterre qui, à côté de ses vingt-cinq millions d’habitants, possède de par sa position insulaire, sa marine, sa richesse et son commerce, bien d’autres facteurs de puissance et de sécurité, face à ses ennemis de l’extérieur: ainsi le rapport des forces est terriblement désavantageux pour la Prusse et ce désavantage n’est pas même compensé par une situation géographique favorable, car celle de la Prusse est, comme on le sait, du point de vue stratégique, la plus désastreuse qui soit au monde en raison de son territoire trop étiré en longueur et trop réduit en largeur. Et cette infériorité de la Prusse n’est en aucune façon compensée par une union extrêmement étroite de ses provinces, car, en laissant entièrement de côté ses possessions polonaises, on peut dire que les liens qui unissent à l’Etat prussien les territoires récemment conquis sont au contraire très lâches; l’union de ces provinces est maintenu davantage mécaniquement et militairement et, pour longtemps encore, l’accoutumance née de l’histoire, l’intérêt et la sympathie ne les feront pas se fondre dans le coeur même de la Prusse. Tout le monde sait, par exemple, que la Rhénanie et le sud de la Westphalie – qui en constitue la partie de beaucoup la plus grande – ont des sentiments franchement antiprussiens et un penchant pour l’Allemagne du sud; que les Saxons, brutalement arrachés en 1815 à leur pays d’origine, y rentreraient avec joie, et personne ne m’accusera de mensonge si je prétends que même en Silésie – tout au moins à Breslau et au delà de Breslau – l’opinion est loin d’être favorable à la Prusse, pour diverses raisons religieuses, politiques, économiques, peut-être même pour des raisons nationales dont un examen plus approfondi sortirait de mon sujet. Ainsi, à ne considérer que le point de vue matériel, la Prusse est au moins trois fois plus faible que la Russie et deux fois plus faible que l’Autriche. Isolée, elle est incapable de résister aux armées françaises ou russes# |49 et encore moins aux forces alliées de la Russie et de l’Autriche. Il n’est pas question ici d’évoquer les victoires du Grand Frédéric: d’abord, en effet, de tels héros n’apparaissent pas souvent et d’autre part, la puissance de la Russie s’est formidablement accrue depuis cette époque. Enserrée entre la Russie et l’Autriche, la Prusse court constamment le danger d’être écrasée et anéantie par elles: position très critique qui exige une perpétuelle tension et un effort extrême, et il est bien connu que la Prusse consacre à sa force militaire bien plus que le tiers de ses revenus annuels. En cas de nécessité, elle peut peut-être – y compris le ban et l’arrière-ban de la Landwehr – lever une armée forte de 500.000 hommes: certes, c’est une masse énorme, mais alors la Prusse épuise ses ressources jusqu’à l’extrême limite, l’industrie et l’agriculture seraient, par la levée d’une telle armée, privées de tous leurs bras, et la question est encore surtout de savoir si la Prusse est vraiment en état de soulever ces masses d’hommes par simple voie administrative, sans l’enthousiasme et la sympathie populaires. Or, on sait par quels moyens et quels sacrifices on doit aujourd’hui acheter l’enthousiasme et la sympathie des peuples.
Il résulte de tout ceci que la Prusse a encore beaucoup à faire pour devenir une puissance de premier ordre réelle et authentique. Elle s’est jusqu’ici maintenue à ce niveau, d’abord en raison de sa remarquable organisation militaire, ensuite par la grâce de la Russie dont l’intérêt n’était précisément pas de laisser l’Autriche prendre une puissance excessive, enfin par le soutien moral – mentionné plus haut – du reste de l’Allemagne, soutien qui est devenu bien plus faible ces derniers temps et qui ne continuera à s’exercer que sous des conditions connues et impératives. La Prusse a jusqu’ici heureusement louvoyé entre tous les écueils avec une admirable habileté, tout en cherchant à satisfaire en même temps à ces trois conditions dont dépend son existence: elle avait eu toujours en vue le perfectionnement et le renforcement de son armée et montré# |50 ainsi qu’elle n’était pas décidée à renoncer à son organisation exclusivement appuyée sur la puissance militaire; elle avait prêté à la Russie tout le soutien possible lors de l’écrasement de la Pologne et surtout participé de la façon la plus résolue à la politique réactionnaire de la Russie en Europe; en même temps, elle avait flirté aussi avec le libéralisme allemand et les aspirations de l’Allemagne à l’unité, en se présentant en sous-main comme celle qui rétablirait la liberté et l’honneur de l’Allemagne. Elle ressentait même si profondément la nécessité de gagner pour elle les sympathies de l’Allemagne, que déjà en 1845, c’est-à-dire trois ans avant la Révolution, elle instaurait chez elle une sorte de simulacre de régime constitutionnel.
Le temps est maintenant passé de cette politique de temporisation, il n’est plus possible de louvoyer, la Prusse doit se décider. Déjà en 1845, précisément à cause de ce flirt avec l’Allemagne et la liberté, la Russie a tourné le dos à la Prusse et se range maintenant résolument aux côtés de l’Autriche. La Russie a assez longtemps servi de protectrice, fait des préparatifs et des travaux de sape, assez longtemps attendu: elle veut maintenant en récolter les fruits; elle ne peut pas encore aller de l’avant contre l’Allemagne, ces fruits sont encore un peu trop verts et il lui faut en prendre soin discrètement pour les amener à maturité: mais elle est manifestement décidée à pénétrer en Turquie et elle espère très vraisemblablement obtenir une part plus grande de la vieille Pologne. Avant tout, il lui faut étouffer l’esprit de liberté qui a pris soudain son essor en Europe et a poussé l’insolence jusqu’à venir frapper aux portes de son Empire. D’autre part, le peuple allemand est devenu plus vigilant, il prend conscience de sa situation difficile et ne se laisse plus abuser par de prétendues concessions et par des histoires en l’air; il exige désormais de ses amis des actes précis et décidés, et c’est à ce prix seulement qu’on peut gagner ses sympathies et son soutien agissant. Il existe ainsi deux camps: l’Allemagne et la liberté d’un côté, et de l’autre la Russie et l’Autriche: la Prusse est obligée de choisir. Isolée comme elle est, elle ne peut rester inactive, il lui faut avoir des alliés, il lui faut devenir plus puissante; son état actuel n’est pas à la hauteur des exigences de cette époque critique, il lui faut arrondir son territoire d’une manière ou d’une autre, et# |51 pour cela deux voies s’offrent à elle: ou bien elle doit s’entendre de nouveau parfaitement avec la Russie et l’Autriche pour procéder avec cette dernière à un partage partiel de l’Allemagne, en échange de quoi on aurait à donner satisfaction à la Russie en Turquie, en Galicie, et dans le Grand Duché de Posen – ou bien elle doit se mettre résolument à la tête de la nation allemande contre la Russie et l’Autriche, que ce soit en prussianisant l’Allemagne ou en étant elle-même absorbée par elle, ce qui à la fin reviendrait à peu près au même. Il n’y a pas pour la Prusse une troisième voie et un compromis entre les deux premières n’est plus à envisager. Ces deux voies sont possibles, mais toutes les deux ne sont pas sans danger.
Que la Russie et l’Autriche fassent de nouveau avec grande joie un accueil amical aux Prussiens qui, devenus infidèles, sont maintenant repentants, c’est ce qui ne souffre aucun doute; on décapiterait ainsi cette force qui grandissait peu à peu en Allemagne et on opposerait une nouvelle digue à l’esprit de liberté. Le voeu le plus cher de la Russie, c’est le rétablissement de l’ancienne Triple Alliance car c’est elle qui est la pierre angulaire et le moteur de toute sa politique extérieure. A vrai dire, une antipathie solide et bien fondée sépare l’Autriche de la Prusse: mais cette antipathie n’était pas moins forte à la fin du XVIIIe siècle, lorsque les trois puissances nordiques se réunissaient pour commettre en commun l’attentat contre la Pologne, ce qui montre que les rivalités mutuelles ne peuvent être un obstacle à un accord momentané quand l’exige l’intérêt commun. D’autant que l’Autriche est tellement prisonnière de l’amitié de la Russie et devra sous peu payer cette amitié de sacrifices si importants, qu’il ne lui reste plus qu’à s’étendre en Italie et en Allemagne à titre de dédommagement: pour cela, il lui faut s’entendre avec la Prusse et bénéficier de son appui, car, dans un pareil cas, ce n’est pas seulement l’Allemagne que l’Autriche aura contre elle, mais aussi la France et l’Angleterre. La Russie et l’Autriche ne sont pas à elles seules assez puissantes# |52 pour se permettre de risquer une guerre d’idées contre toute l’Europe et surtout contre une Europe enthousiaste de liberté.
Dans un tel dessein, la Prusse peut conclure un accord particulier avec les deux puissances nordiques qui sont ses rivales naturelles sans briser avec ses principes, sans devenir par là infidèle à sa politique traditionnelle, sans pour cela renoncer à sa lutte à mort contre l’Autriche: cette lutte serait seulement remise à plus tard et les deux puissances, dans cette alliance fondée seulement sur des intérêts momentanés, chercheraient alors à se duper mutuellement et à s’assurer des positions favorables en vue de l’ouverture prochaine de leur inévitable conflit. Ne cherchons pas des exemples plus loin: le partage de la Pologne nous montre qu’une telle politique est possible et n’est pas contraire à la nature, aux tendances et à la conscience largement accommodante de l’Etat prussien. Il nous montre aussi que la Prusse peut marcher dans cette voie sans danger du côté de l’Autriche, et tout au moins sans danger immédiat du côté de la Russie. Le péril est entièrement ailleurs: il réside dans l’état d’esprit actuel non seulement des peuples de l’Allemagne mais de ceux de la Prusse même qui ont manifesté une aversion prononcée pour les principes des politiques russe et autrichienne et qui ont la volonté décidée d’être libres et de rétablir l’Allemagne dans son indépendance et son honneur. Or, aujourd’hui, on peut dire ce qu’on voudra, on a beau être fier de la force convaincante des baïonnettes, on ne peut braver l’état d’esprit et la volonté des peuples. Une alliance entre la Russie, l’Autriche et la Prusse jetterait inéluctablement la plus grande partie du reste de l’Allemagne dans les bras de la France, c’est-à-dire de la Révolution, et même les princes allemands dont les intérêts seraient visiblement menacés par une telle alliance.
La seconde voie serait toute nouvelle pour la Prusse. Elle présente beaucoup d’attrait, mais porte en elle des périls qui donnent fort à réfléchir. Le fait de se mettre à la tête de l’Allemagne équivaut pour la Prusse à une déclaration directe de guerre à la Russie et à l’Autriche; mais ce n’est pas seulement# |53 de ces deux Etats qu’elle se fait des ennemis, mais aussi de tout le reste des princes allemands abandonnés par elle à la protection des deux autres puissances nordiques. De ce fait, la Prusse se déclare même en faveur de la cause de la Révolution, car elle ne peut se livrer à un aussi radical renversement de politique sans faire appel à tout le peuple allemand et sans le soutien de la France et de l’Angleterre – et Dieu sait si la Révolution peut aller loin! Nous avons assisté seulement à son prologue, nous en vivons maintenant le premier acte et nul n’ignore combien cette Prusse déteste et redoute la Révolution.
Ainsi, ces deux voies sont pleines de difficultés et de périls, et c’est seulement entre elles deux que la Prusse doit choisir, car il lui faut absolument s’arrondir, se renforcer et elle n’a pas d’autre moyen pour cela que de suivre l’une ou l’autre de ces voies. Il lui faut se décider; il se peut que le temps soit proche où la question allemande devra être réglée – et sera réglée! – d’une façon ou d’une autre par une violente catastrophe extérieure ou intérieure, peut-être par les deux à la fois, et malheur alors à ceux qui, sans s’y être préparés, seront surpris par cette nouvelle et fatale tempête!
Je m’arrête ici. Depuis un an, comme vous le savez bien, je n’ai pas lu de journaux et j’ignore par suite ce qui se passe dans le monde. Un an, aujourd’hui, compte plus que dix ans à d’autres époques et celui qui voudrait bâtir l’histoire a priori pourrait bien se tromper lourdement. Jusqu’ici, j’ai parlé selon la nature des choses et par suite je crois bien n’avoir pas commis de grosses erreurs. J’ai voulu montrer simplement ceci: la Prusse et l’Autriche, sans l’accord desquelles les autres princes allemands mettraient difficilement sur pied quelque chose de durable et de solide, sont dans l’impossibilité de s’entendre pour le bien de la nation allemande et ne peuvent s’accorder que contre elle, c’est-à-dire pour un partage de l’Allemagne et tout ce que la Prusse peut entreprendre, qu’elle prenne parti pour la Russie et l’Autriche contre le reste de l’Allemagne ou qu’elle se mette à la tête de l’Allemagne contre la Russie et l’Autriche, toute sa politique doit forcément mettre en péril l’indépendance et même l’existence des dynasties allemandes.# |54 Sur la position particulière de l’Autriche à l’égard de l’Allemagne et de la Russie, j’aurai encore l’occasion de m’étendre plus longuement et je pense qu’il ne me sera pas difficile de démontrer que la politique de l’Autriche est entièrement et directement dirigée contre la sécurité et les intérêts de la nation allemande, mais aussi indirectement contre l’indépendance des princes allemands. Pour achever le tableau du désordre de l’Allemagne et – pardonnez-moi l’expression – de sa misère, il me faudrait encore dire un mot de la politique particulière de la Bavière, mais ceci m’entraînerait trop loin, et je pense maintenant pouvoir à bon droit répéter ce que j’affirmais précédemment: avec leur meilleure volonté, les gouvernements allemands unis ne réussiront pas à fonder une véritable unité allemande puissante et dégagée de l’influence russe.
Seul le peuple allemand peut créer une telle unité, mais il a aussi à lutter avec d’énormes difficultés. Il a longtemps rêvé de son unité, il s’est enfin réveillé et il a remis entre les mains des plus savants de ses citoyens la grande tâche de son affranchissement. Ils se sont réunis à Francfort et, en bons savants, ils ont tout aussitôt saboté la cause sacrée qui leur avait été confiée. Alors les peuples de l’Allemagne – ces éléments d’un corps sans vie – se sont de nouveau soulevés et ont essayé, de leur propre autorité, de se tendre la main. Vous savez, Monsieur, comme on leur a répondu. Ce qui en est résulté plus tard, je l’ignore, mais je n’hésite pas à vous dire – et je n’hésiterai pas à le dire à mes juges eux-mêmes – qu’en mitraillant le peuple en mai 1849 à Dresde, on a jeté bas un morceau de l’unité et de la puissance allemandes.
On s’est demandé quel intérêt pouvait avoir un étranger, un# |55 Russe, à la résurrection de l’Allemagne? On a mis en doute la sincérité des voeux que je formais pour le bien de l’Allemagne; et cependant l’affaire me paraît si simple que je ne saisis pas comment elle peut rester incompréhensible pour les autres. J’ai déjà fait une fois la remarque – et je la répète ici – que les temps sont passés, et bien passés, où les peuples avaient des destins séparés; ils sont solidaires pour le meilleur et pour le pire, dans les progrès de la civilisation et de l’industrie et avant tout dans leur liberté. La liberté et la grandeur de l’Allemagne sont une condition nécessaire pour la liberté de toute l’Europe, un postulat nécessaire pour que la Russie devienne libre: mais, bien entendu, l’Allemagne restant dans ses limites vraiment allemandes, n’allant pas au delà, ne se livrant pas à cette extension romantique que chante l’hymne patriotique des teutomanes! Les préjugés et les passions qu’engendre un patriotisme étroit n’ont aujourd’hui aucun sens et ne sont plus concevables que chez des peuples asservis, chez les Italiens, les Hongrois, les Polonais et chez les autres Slaves encore opprimés. La Russie, bien que tombée au plus bas degré de l’esclavage, n’est opprimée par aucun peuple étranger, c’est elle au contraire qui joue le rôle d’oppresseur, même si ce rôle déshonorant et dont elle ne retire aucun avantage lui est imposé contre son gré, sous le knout; seule la libération des peuples qu’elle a déjà asservis, seuls le réveil et l’émancipation des peuples qu’elle menace déjà dans leur liberté – c’est-à-dire des Allemands et des Slaves d’Autriche et de Turquie – peuvent briser ce knout dont la Russie est la première victime, victime infortunée et -il faut bien le dire – déshonorée. Ce sont là, me semble-t-il, des motifs suffisants pour justifier ma sympathie réelle, sincère et chaleureuse à l’égard de la prospérité des peuples de langue allemande – si tant est que de tels sentiments aient besoin d’une justification -.
Il est clair que l’Allemagne ne peut pas rester plus longtemps
dans son état actuel. L’abcès intérieur dont elle souffre est arrivé à maturité, ses anciennes structures sont tellement vieillies que nul ne peut plus songer à elles, si ce n’est un de ces fous qui n’apprennent rien, n’oublient rien et ne comprennent rien; les tempêtes se déchaînent autour d’elle avec tant de violence# |56 qu’elles ne peuvent l’épargner dans l’état critique où elle se trouve. De plus, l’Allemagne a été depuis lors le théâtre où les plus grands problèmes historiques ont trouvé leur solution; emportée dès maintenant dans le tour-billon universel, ou bien une crise heureuse la guérira et la sauvera et elle s’élèvera au rang d’une grande puissance libre, ou bien elle disparaîtra: d’abord, dans une lente agonie, elle abandonnera ses plus belles provinces, morceau par morceau, à son ennemi de toujours et à ses alliés, mais ensuite – telle jadis la Pologne – elle sera entièrement anéantie par un coup audacieux ou par un hardi coup de main – pour user d’une expression devenue classique et qui convient peut-être mieux ici. Tout le monde sait en Allemagne que cet ennemi de toujours est l’Etat russe; il me faut maintenant montrer que l’Autriche est le principal allié de la Russie contre l’Allemagne.
Il est dur pour le coeur d’un vieil Allemand d’être obligé de
reconnaître que l’Autriche a cessé de faire partie de l’Allemagne! A ce nom d’Autriche sont liés de grands souvenirs historiques et même tout le romantisme allemand: l’empereur d’Allemagne, la grandeur passée de l’Allemagne lorsque son nom sonnait haut sur la moitié de l’Europe, et ce romantisme de l’avenir qui, par son éclat, semblait prosterner le monde entier aux pieds d’une Allemagne de nouveau glorifiée, et qui chantait le chant célèbre de Arndt! Il est dur, à son réveil, d’être réduit à un peuple de seulement trente-cinq millions d’habitants quand on a si longtemps# |56 rêvé à une nation de soixante-dix millions! Mais ce ne sont pas seulement des rêves, mais aussi des intérêts plus considérables et de réelle importance qui semblent menacés par la défection de l’Autriche: le trafic sur le Danube, c’est-à-dire tout le commerce de l’Allemagne du Sud, le commerce avec l’Italie, la mer Adriatique et avec elle la moitié de la flotte allemande, toute une moitié des forces navales allemandes – et de ce magnifique avenir! Mais il y a plus encore: cette superbe Allemagne partant à la conquête du monde, hors d’état de se protéger elle-même en raison de son extrême et funeste division, s’était habituée depuis 1815 à ne compter dans tous les périls extérieurs que sur la Prusse et l’Autriche et à les considérer comme ses seuls défenseurs contre toute invasion ennemie. Et, dans ce partage des rôles de protecteur, la part la plus importante et incontestablement la plus lourde était échue à l’Autriche: il lui fallait tenir en échec la puissance grandissante de la Russie, lui interdire toute pénétration plus avant en Turquie et libérer de sa domination l’embouchure du Danube; par contre, l’Autriche devait ouvrir les portes de l’Orient aux intérêts allemands, à l’influence politique et au commerce de l’Allemagne, lui ménageant le champ libre dans cette si importante partie du monde, objectif principal depuis quelque temps de toute la politique européenne. Et voilà que l’Allemagne devait maintenant renoncer à tous ces avantages, à cette protection et à cette aide!
Il est remarquable que cette aide et cette protection de l’Autriche contre la Russie n’ont jamais existé dans la réalité, mais seulement dans l’imagination des rêveurs allemands. Sans parler de la participation de l’Autriche au rapt de la Pologne, qui est-ce qui a prêté son appui aux conquêtes de Catherine II en Turquie, entrepris même avec elle et exécuté à moitié le premier partage de cet Empire? Joseph II, empereur d’Autriche. Est-ce que le tsar Paul n’a pas été jusqu’en 1800 un allié de l’Autriche? De 1800 à 1815 l’Autriche s’est trouvée elle-même dans une situation très critique, et ceci peut bien lui servir d’excuse pour n’avoir pas défendu durant cette période l’empire turc contre les entreprises de la Russie; mais en 1815, elle recouvra la liberté de ses mouvements et la# |57 totalité de sa puissance, elle pouvait alors retourner sa politique contre la Russie, et, dans ce cas, elle aurait pu compter absolument sur le soutien actif de l’Angleterre. Pourquoi l’Autriche ne l’a-t-elle pas fait? Pourquoi s’est-elle transformée en la plus fidèle alliée de la Russie? Pourquoi a-t-elle toléré ses conquêtes en Turquie (1829) et en Pologne (1831)? Et maintenant pour finir, n’est-elle pas liée corps et âme à la Russie? Ne fait-elle pas tout ce que veut la Russie? Ne soutient-elle pas la Russie en Moldavie et Valachie? Ne lui remet-elle pas et ne lui garantit-elle pas la possession des bouches du Danube, de ce fleuve qui devait être allemand? Et qui doutera qu’elle n’ait pas acheté l’aide de la Russie en Hongrie en promettant de se plier aveuglément à la politique russe en Turquie? – De tels actes sont-ils ceux du premier et du plus puissant protecteur de l’Allemagne?
A vrai dire, l’Autriche a commencé, depuis déjà le traité de
Westphalie, à dissocier sa politique des intérêts de l’Allemagne. A partir de 1806 et de 1815, elle a complètement cessé d’être une puissance allemande, et c’est la Prusse qui a pris sa place.
Qu’on jette seulement un regard sur la carte: sur environ
trente-huit millions de sujets que compte la monarchie autrichienne, il y a à peine huit millions d’Allemands, et on voudrait que ces huit millions germanisent les trente autres millions! Cela était possible tant que les princes autrichiens étaient en même temps empereurs d’Allemagne et tant qu’ils pouvaient faire face à toutes ces races slave, magyare, valaque et italienne# |58 en proie à une haine mutuelle et en conflit incessant entre elles, en s’appuyant sur vingt-cinq millions d’Allemands dont l’unité, bien qu’elle n’ait jamais été très solide, était cependant tant bien que mal maintenue; les Allemands avaient alors la suprématie et les différents peuples de l’Autriche, en partie conquis par la victoire des armes, en partie réunis par des traités et des capitulations qui ne leur laissaient que ce choix, étaient peu à peu forcés de s’incliner devant l’influence prépondérante de l’Allemagne. Maintenant, ces rapports se sont complètement inversés, les Allemands sont en minorité, et, comme tout le monde a pu s’en convaincre durant ces deux dernières années, les trente millions restants ne seront pas de sitôt germanisés. Au lieu de la force unie d’environ vingt-cinq ou trente millions d’Allemands, il n’y a plus qu’une Allemagne déchirée et soumise aux influences étrangères; à la place de l’Empire romain, a pris naissance dans le nord une puissance terriblement menaçante, se prétendant slave et forte de soixante millions d’individus, qui attire à elle irrésistiblement les seize millions de Slaves vivant en Autriche. Est-il alors possible à cette Allemagne d’espérer encore pouvoir germaniser ces peuples qui ne sont pas allemands et qui ne l’ont jamais été?
Je laisse ici entièrement de côté la question de droit, je ne
cherche pas à savoir si une telle entreprise répondrait aux idées de liberté et de justice et servirait l’intérêt général de l’humanité: je pose seulement la question des moyens et de la possibilité de la réaliser. Ou alors les peuples non-allemands de l’Autriche sont-ils si faibles, si totalement dépourvus d’esprit d’indépendance et de force personnelle qu’on peut les gouverner selon son bon plaisir? Chacun d’eux, à l’exception des Magyars, n’a-t-il pas hors des frontières# |59 de la monarchie autrichienne un puissant point d’appui et pôle d’attraction? L’Italie pour les Lombards-Vénitiens et la Russie pour les Slaves? Vous me permettrez, cher Monsieur, de brosser un rapide tableau de ces peuples, et je commence par la Lombardie:
De longs discours sont inutiles quand l’histoire s’est déjà
prononcée. Pour pouvoir douter encore, après les événements des deux dernières années, de la haine qu’inspire aux Italiens du royaume lombardo-vénitien le joug de l’Autriche, des efforts qu’ils font avec toute leur énergie et toute la passion de leur tempérament méridional pour s’unir à l’ensemble de la patrie italienne, il faudrait avoir pris la résolution de rester aveugle devant les faits les plus évidents et sourd aux témoignages les plus convaincants. Les Lombards ont encore prouvé davantage: ils ont montré en mars 1848 comment un peuple patriote et amoureux de la liberté pouvait sans armes battre et déloger de ses très fortes positions une armée cent fois, mille fois plus puissante. C’est là un glorieux exploit dans les annales de la liberté, un fait éclatant qu’on ne peut nier par le moyen d’aucune sophistique et sur lequel on ne peut ergoter en usant d’une dialectique habile à mentir et à ramper devant les maîtres. Cette victoire a démontré encore autre chose: ce ne sont pas seulement les villes, comme l’ont prétendu maints journaux conservateurs en Allemagne, ce sont aussi les habitants des campagnes, les paysans, c’est-à-dire tout le peuple lombard, qui ont pris part à ce glorieux combat et montré ainsi leur volonté de se libérer de l’esclavage autrichien et de fusionner avec l’Italie. Il est vrai que le peuple lombardo-# |60vénitien est retombé dans cet esclavage par la trahison de la Spada italienne; il est vrai que ses chefs ont été encore une fois traqués, réduits à s’enfuir, pendus ou fusillés selon la loi martiale, ou, ce qui est peut-être encore pire, incarcérés dans les prisons autrichiennes. Mais par Dieu! ce sont là de misérables arguments à opposer à ce réveil de la conscience des peuples! La liberté se nourrit du sang de ses martyrs: plus nombreux sont les héros tombés pour elle et plus son avenir est assuré, plus il est grandiose, plus il est florissant. Le peuple lombard, le peuple italien sont éveillés, ils ont eu le sentiment effectif de leur unité vivante, aucun chant de sirène ne peut plus les faire s’endormir du sommeil d’autrefois et de nouveaux et meilleurs chefs se lèveront du sol fécondé par leur sang.
Pour bien tenir en mains la Lombardie, il faudrait que l’Autriche anéantisse toute l’Italie et la maintienne sous son joug; car, tant qu’il y aura une Italie indépendante de l’Autriche, c’est vers elle que le peuple lombardo-vénitien tournera tout naturellement sa sympathie, son intérêt, sa ferveur et tous ses voeux; et tant qu’il y a une Italie, les Lombardo-Vénitiens ne se plieront jamais à servir de marche-pied à la puissance détestée de l’Autriche ou à la majesté grandiloquente de l’Allemagne. Pour arriver à ses buts, l’Autriche a appliqué en Italie depuis 1815, exactement la même politique que celle qui avait si bien réussi en Allemagne au Cabinet russe, une politique qu’on peut définir en peu de mots: par le moyen de leurs propres gouvernements, démoraliser les peuples, les diviser, les vider de toute énergie et les endormir dans l’esclavage. Qui ne connaît l’histoire de l’emprise autrichienne à Turin, dans les principautés italiennes plus petites, à Rome et à Naples où, comme on le sait, le Cabinet russe a soutenu l’Autriche de la façon la plus active? Je vous prie,# |61 Monsieur, et je prie mes juges de me permettre à cette occasion une petite remarque:
Les faits dont je parle, et que je ne fais qu’énoncer ici, sont connus et aussi authentiques que des actes officiels; chacun, quel que soit son parti, est obligé de les tenir pour vrais, au moins devant sa conscience – s’il en a une. Quels moyens ont utilisés les gouvernements italiens, sous l’influence de l’Autriche et de la Russie, contre leurs peuples pour les maintenir éternellement en tutelle? Le mensonge, l’hypocrisie, la corruption, le meurtre impitoyable, la démoralisation, l’achat des consciences par l’argent, par la peur, par la misère, par la superstition et l’obscurantisme des prêtres: en un mot, tout ce que pouvait inventer pour la perte et le malheur des peuples le jésuitisme le plus tortueux et le plus infâme, – et n’oublions pas les jésuites eux-mêmes! -. Il me suffit d’évoquer les lazzaroni napolitains qui, menés par la Camarilla et la prêtraille, ont joué un rôle décisif dans toutes les grandes crises du Royaume de Naples. Mais ce n’est pas seulement sur l’Italie, seulement sur l’Autriche, la Pologne et la Russie, c’est sur toute l’Europe qu’a déferlé cette politique funeste qui, depuis 1815, n’est que trop connue sous les noms de Restauration et de Sainte Alliance. Je ne veux point énumérer les iniquités des trente-cinq dernières années, ni mentionner tous les forfaits perpétrés aux quatre coins de l’Europe et couverts par leur caractère officiel: je recule moi-même devant la puanteur qui pourrait s’exhaler en fouillant la pourriture de ce passé pourtant encore assez proche, et je ne veux pas exciter encore davantage mes adversaires, déjà si montés sans cela contre moi, en leur tendant un miroir pour y apercevoir leur image. Je veux seulement jeter quelque lumière sur le caractère de cette Restauration.#
|62Après les rêves exaltés et fiévreux du Moyen Age, les peuples de l’Europe étaient tombés dans une apathie mortelle qu’on pourrait appeler l’âge d’or de l’absolutisme. Entièrement plongés dans les vaines spéculations des jésuites ou des piétistes, ils semblaient avoir perdu toute force, tout élan vital et même jusqu’à l’ombre d’une conscience d’hommes libres. Durant cette période, les monarchies européennes se consolidèrent, les princes régnèrent avec une autorité sans limites sur les masses inertes et serviles, disposant d’elles selon leur bon plaisir et leur caprice, se les partageant entre eux, les détroussant, les vendant, comme si les peuples n’étaient là que pour servir de vulgaire instrument destiné à satisfaire la puissance et les appétits de quelques rares familles privilégiées, comme si l’honneur et la vie des princes dépendait de la honte et de la mort des peuples. [[J’invoque ici le témoignage de votre grand historien allemand Schlosser dans son ouvrage classique “L’Histoire du XVIIIe siècle”. Presque chaque page des huit ou neuf tomes de cet ouvrage est remplie du récit des saturnales des princes et de la lamentable servitude des peuples.]] La philosophie des Lumières du dix-huitième siècle, la grande Révolution française qui en a surgi, et plus tard les victoires de Napoléon tirèrent les peuples de leur sommeil mortel. Ils s’éveillèrent à une nouvelle vie, à l’indépendance, à la liberté, à la moralité; de nouvelles exigences, de nouveaux besoins se firent partout sentir, un monde nouveau était né, un monde où les hommes ont conscience d’eux-mêmes et de leur dignité, en un mot, l’humanité dans son sens le plus noble et le plus large, le but unique et le plus haut vers lequel tendent toute forme de société et toute histoire. Jusque là, les peuples étaient divisés, très souvent ennemis les uns des autres, en proie à des préjugés stupides et artificiellement entretenus; maintenant, ils sentaient le besoin de se rapprocher; guidés par un instinct sûr, ils comprenaient que# |63 ce grand but auquel ils aspiraient tous, se libérer, devenir des hommes, ne pouvait être atteint qu’en unissant leurs forces. Ainsi prit peu à peu naissance un mouvement général en Europe: tantôt il se dissimulait dans les couches les plus profondes de la société, tantôt il se manifestait de nouveau au grand jour par quelque action d’éclat, stimulé par les progrès de la culture générale, mais surtout par l’extension toujours grandissante de l’industrie et du commerce, invisible mais puissant; il unissait tous les peuples de l’Europe en un grand organisme indivisible et créait peu à peu entre eux cette solidarité qui constitue le signe caractéristique, le trait capital de l’histoire contemporaine. Vous devinez, cher Monsieur, que je veux parler du libéralisme, que je vous prie de ne pas confondre avec le libéralisme actuel qui n’en est que le cadavre. Jadis, le libéralisme était encore plein de force robuste et de vie; il n’avait pas encore rempli son rôle grandiose, l’avenir était à lui, il avait peu à perdre et tout à gagner, il ne redoutait aucun bouleversement et était encore bien éloigné de cette misanthropie aussi égoïste que stupide dans laquelle il devait tomber par le fait de l’âge, mais aussi après avoir atteint ses buts particuliers. Jadis, il croyait à l’humanité, il était dans l’opposition et réclamait avec force la diffusion des lumières, l’émancipation et même la révolution des masses. Pour combattre cet esprit qui venait de s’éveiller, pour étouffer au berceau ce monde nouveau épris d’humanité et de liberté, toutes les dynasties régnantes d’Europe conclurent entre elles en 1815 cette célèbre Sainte Alliance dont le but n’était rien moins que ramener les peuples à l’esclavage, au tombeau des dix-septième et dix-huitième siècles, à l’antique et immorale barbarie, et qui n’était pas autre chose qu’une conspiration permanente de toutes les diplomaties unies de l’Europe# |64 contre la civilisation, contre le progrès, contre le bonheur et l’honneur de l’humanité. [[Je n’ai pas cru devoir ici fournir des preuves: qui ne connaît pas la triste histoire de la Restauration? Mais si des témoignages s’avéraient nécessaires, je ferais appel aux lettres de Borne, aux connaissances personnelles de mes juges et, si cela ne suffisait pas, aux journaux les plus conservateurs de l’Allemagne parus en 1848 de février à mai (par exemple l’Augsburger Allgemeine Zeitung).]] Cette prétendue oeuvre de Restauration, cette Alliance baptisée “Sainte” sans doute par plaisanterie, ébranlée, et non pas brisée, par la Révolution de juillet, a continué jusqu’en 1848: et je ne commettrai vraisemblablement par une grande erreur en présumant qu’aujourd’hui on travaille de nouveau à souder ensemble ses morceaux.
Il y a maintenant, Monsieur, comme vous le savez bien, des lois dans tous les pays civilisés qui punissent sévèrement le criminel qui, soit par son exemple, soit par son enseignement ou par tout autre moyen, pervertit un jeune enfant; mais le crime de précipiter dans la corruption des peuples entiers, de fouler aux pieds des peuples entiers plongés dans l’obscurantisme et la fange, n’est-il pas mille fois plus grand, plus révoltant, plus condamnable que celui commis à l’égard d’un seul enfant? Ou alors un crime cesse-t-il d’être un crime lorsqu’il s’élève des basses couches de la vie civile aux sphères brillantes des actes officiels? Ou bien n’y a-t-il aucune justice contre les grands de ce monde? La colère de Dieu est sans doute une fiction, mais la colère du peuple n’en est pas une. Au-dessus du droit positif, Monsieur, il y a le droit supérieur de l’histoire qui venge de façon terrible les peuples dont on foule aux pieds la dignité. Et puis, dit-on, le peuple ne serait pas suffisamment mûr pour la liberté! Comme si sous ce système il pouvait jamais devenir mûr, comme si ce système n’avait pas été prévu pour ne jamais le laisser devenir mûr, et comme s’il y avait un autre# |65 apprentissage de la liberté que la liberté elle-même! Et cependant, malgré ce système d’obscurantisme, malgré tous les efforts, – et quels efforts! et appuyés par quels moyens terribles et tout-puissants! – malgré tout, les peuples de l’Europe ont montré dans ces trois dernières années qu’ils veulent la liberté, qu’ils méritent la liberté et qu’ils savent même la conquérir si on ne la leur accorde pas de bon gré. Il se peut que durant quelque temps les émanations empoisonnées d’un monde en train de mourir jettent un voile sur ce ciel tout neuf, mais le soleil brûlant de la liberté dissipera bien ces nuages.
Ma remarque est devenue plus longue qu’il n’était dans mes intentions. Je reviens maintenant à l’Italie et à l’Autriche.
Le tempérament des peuples s’est montré plus fort que le poison dont on les a abreuvés durant trente-cinq ans. Malgré tous les efforts de l’Autriche pour abattre l’Italie, celle-ci est encore robuste et solide. L’énergie et la flamme avec lesquelles elle s’est ressaisie en 1848, ont plongé ses amis dans l’étonnement et dépassé toutes les espérances. Jamais l’Autriche ne viendra à bout de cette Italie, même pas si la France devait encore plus longtemps persister dans la politique monstrueuse de son Président russophile, ce qui est une pure impossibilité. Les intérêts les plus sérieux et les plus importants de la France ne lui permettent pas de tolérer la main-mise de la puissance autrichienne sur l’Italie et le peuple français toujours tourné de plus en plus vers la démocratie ne pourra pas longtemps assister indifférent aux souffrances et à l’oppression de ce beau pays qui est son proche voisin. Dans peu de temps – j’ose en faire la prédiction – l’Italie sera indépendante et libre et le royaume de Lombardie-Vénétie fera partie de la libre Italie, en dépit de toutes les baïonnettes# |66 autrichiennes et russes; je dis bien: les baïonnettes russes, car il est hors de doute que la Russie appuiera de tout son poids la politique italienne de l’Autriche. Elle s’efforce, en effet, avant tout de détourner la puissance autrichienne de la Turquie pour la diriger contre l’Italie et l’Allemagne.
Donc aucun espoir pour que l’Italie puisse jamais devenir
allemande. Restent les Magyars, les Polonais de Galicie et les autres Slaves – sans parler des Valaques qui n’ont pas en Autriche une grande importance politique -, en tout une population de 22 à 23 millions d’habitants qu’il sera également difficile de germaniser.
Je commence par la Galicie, car cette province, comme la Lombardie, est de celles sur lesquelles l’appétit insatiable des teutomanes a le moins de prétentions. Il est vrai que de telles prétentions seraient bien ridicules: si l’on excepte les fonctionnaires de l’Empire et quelques boutiquiers, – des Juifs parlant pour la plupart allemand, mais aussi polonais -, il n’y a pas en effet un seul Allemand en Galicie. On sait comment cette province est devenue autrichienne; on sait aussi la cruauté des moyens mis en oeuvre par la politique autrichienne pour la maintenir en son pouvoir, et on a quelque honte à reconnaître que cette politique est le fait d’Allemands. Certes, il y a bien en Allemagne assez de bonnes âmes pour se réjouir de la “grande scission sociale” qu’auraient dû provoquer les tueries entre paysans et nobles en 1846. On espérait que la noblesse, épouvantée par ces démonstrations sanglantes, renoncerait à poursuivre ses efforts en vue d’un rattachement à la Pologne; on croyait d’autre part le paysan lié à tout jamais à la monarchie# |67 autrichienne et, par elle, à l’Allemagne. Dans les deux cas, on s’est absolument trompé: la grande masse de la noblesse et des habitants des villes, en Galicie, désire aussi passionnément qu’avant la restauration de la patrie polonaise. Il faudrait ne pas connaître les Polonais, pour douter que seule l’extermination de tous les Polonais, hommes, femmes et enfants, mettrait un terme à leurs aspirations, et si les honteuses et barbares manifestations de 1846 ont rendu service à quelqu’un, ce n’est ni à l’Allemagne, ni à l’Autriche, mais seulement à la Russie. L’aristocratie galicienne qui, jusqu’à cette époque, était assez peu patriote au point d’être en bons termes avec la Cour de Vienne, s’en détourna soudain et se mit à faire les yeux doux à la Cour de Pétersbourg. Déjà en 1846, parurent des brochures polonaises qui déclaraient tout net qu’il fallait être fou pour espérer désormais le rétablissement, avec l’aide de l’Europe, d’une Pologne libre et indépendante, que les Allemands étaient des adversaires de la nationalité polonaise, pires encore que les Russes eux-mêmes, et que par suite, renonçant au moins pour un temps à la haine contre la Russie et à tous les desseins plus vastes, il fallait seulement chercher à réunir au royaume de Pologne sous la domination russe toutes les provinces polonaises tombées aux mains de l’Autriche et de la Prusse.
On sait aussi combien fut différente la réception que l’on fit
en 1846 à Cracovie aux troupes russes de celle réservée aux troupes autrichiennes; les Russes furent accueillis presque avec joie, et cette marque de sympathie provoqua alors maints froissements désagréables entre officiers autrichiens et russes. Je n’ai pas besoin de dire qu’un tel retournement de l’opinion en faveur de la Russie fut violemment combattu par la démocratie polonaise, mais extrêmement agréable au Cabinet russe; et, autant que le lui permettait son caractère despotique, il a essayé de le mettre à profit: il accorda dans le royaume de Pologne toute sa protection aux nobles qui avaient alors fui la Galicie, naturellement pour autant qu’ils n’avaient pas participé au soulèvement; quant aux paysans de Tarnov qui s’étaient risqués à passer la# |68 frontière du royaume, ils reçurent le knout. J’ai déjà tenté d’expliquer pourquoi le gouvernement russe ne pouvait et ne peut pas suivre l’exemple de l’Autriche: une révolte de paysans dans le Royaume de Pologne en provoquerait une analogue en Lithuanie et en Russie, et c’est ce que redoute à bon droit le gouvernement plus que tout. En outre, un soulèvement paysan n’est pas si facile à attiser dans le Royaume de Pologne, là où le paysan, bien que non propriétaire, mais presque libre et bien plus patriote qu’en Galicie, se souvient encore avec enthousiasme des luttes révolutionnaires de 1831 auxquelles il a pris part et déteste déjà la domination russe, ne serait-ce qu’en raison du service militaire. Ainsi, faisant vertu de cette impossibilité, la Russie fit face à l’Autriche en 1846 en tant que protectrice des biens et des droits de cette fraction des propriétaires terriens qui restaient étrangers à la politique, et essaya de se concilier l’égoïsme de la noblesse galicienne. Mais ce n’était pas seulement l’égoïsme qui s’exprimait dans les brochures dont je parlais plus haut, c’étaient aussi d’autres sentiments et d’autres considérations.
Si les Polonais devaient être vraiment convaincus un jour qu’ils n’ont plus rien à attendre, pour la restauration de leur patrie, de l’esprit de justice, de l’intelligence et de la sympathie des peuples libres de l’Europe, s’il leur fallait renoncer à arracher leur liberté à l’hégémonie de la Russie, ils seraient alors tous, unanimement, animés d’un seul désir: se ranger tous ensemble sous le sceptre de la Russie pour se retourner contre l’Allemagne et assouvir leur rage séculaire de vengeance.
Ceci, Monsieur, n’est point un rêve, une vaine chimère, c’est une possibilité réelle et menaçante, et si j’en parle avec une telle assurance, c’est que j’ai eu l’occasion d’apprendre à connaître les sentiments des Polonais, leurs opinions et leurs aspirations. Sans doute haïssent-ils la tyrannie russe et les# |69 Russes qui en sont l’instrument, et ils expriment hautement ces sentiments de sorte que le Polonais est partout connu comme l’ennemi héréditaire du Russe. Mais au fond de leurs coeurs, ils nourrissent une haine encore bien plus violente contre leurs maîtres allemands, ils détestent davantage le joug de l’Allemagne qui offense et révolte leur orgueil national bien plus que celui de la Russie.
La raison en est très simple: les Polonais sont des Slaves. Ils haïssent le Russe seulement parce qu’ils voient en lui un instrument, et non à cause de sa nature: ils ont en effet avec elle une certaine affinité, à côté de maintes différences, en dépit de la diversité des tendances et des degrés de culture et malgré toutes les antipathies nées de l’histoire et de la politique. Le Russe parle une langue très voisine de la leur. presque la même; ils s’entendent avec lui souvent à demi-mot car la couleur et le ton dominants de leurs conceptions respectives de la vie sont les mêmes, aussi bien dans les classes dirigeantes que dans le peuple. Ils diffèrent et s’opposent souvent sur les idées religieuses et en ce qui touche le développement de la pensée: le Polonais, en effet, est plus enclin à l’exaltation religieuse et au mysticisme, a davantage d’imagination et de fantaisie, tandis que le Russe est plus réaliste. Mais ils ne présentent presque pas de différence pour les élans naturels du coeur et dans tous les domaines où se manifeste directement la force de leur nature. Le Russe et le Polonais s’estiment mutuellement: tout autre est le comportement du Polonais vis-à-vis de l’# |70Allemand. L’Allemand est absolument étranger au Polonais, sa nature même lui est antipathique; toutes ses manières, son mode de vie, ses habitudes, sa patience inépuisable ainsi que sa satisfaction, son esprit cosmopolite orienté seulement vers le gagne-pain, d’autre part aussi son ardeur au travail immense et dévorante qui, avec l’appui des gouvernements allemands, s’implante de plus en plus en Pologne: tout, même ses vertus, paraît au Polonais ridicule ou hostile. C’est, en un mot, le rapport entre un maître d’école vertueux et pédant, quelque peu dur et racorni -les Allemands se sont en effet montrés durs en 1848 dans le Grand Duché# |71 de Posen – et un jeune homme de tempérament sanguin, impatient et un peu désordonné. Mais si l’on songe qu’on n’a pas envoyé dans le Grand Duché de Posen et en Galicie précisément les maîtres d’école les plus vertueux et les plus honorables, et que dans ces provinces les Allemands sont le plus souvent représentés soit par le peuple le plus cosmopolite du monde, c’est-à-dire par des Juifs devenus Allemands, soit, ce qui est encore pire, par des fonctionnaires et leurs familles: alors on donnera aisément les derniers traits à ce tableau.
Ce n’est pas seulement de la haine que ressent le Polonais à
l’égard de son maître allemand, c’est aussi un certain dédain, pour user d’un terme très modéré, et ces sentiments sont tout à fait ceux d’un Slave. Je touche ici, cher Monsieur, à un sujet extrêmement délicat et irritant, et je l’aurais volontiers passé sous silence, si sa grande importance politique ne donnait pas à réfléchir: c’est en effet la haine des Allemands, le mépris des Allemands, qui sont communs à tous les Slaves et qui imprègnent également toutes les branches de la race slave, les Russes, les Polonais, les Tchèques, les Moraves, les Silésiens et les Slovaques, tous les Slaves du sud non seulement en Autriche, mais même en Turquie. C’est comme un instinct puissant qui les domine tous et qui crée entre eux un lien indissoluble quoique négatif. C’est sur cette antipathie des Slaves à l’égard des Allemands que repose l’ensemble des plans du panslavisme russe.
Est-il besoin de vous dire que pour ma part je réprouve au plus haut point cette antipathie quand elle s’adresse à toute la nation allemande et non point seulement aux Allemands oppresseurs? Vous le savez bien et vous trouverez dans mon dossier un# |72 document montrant avec quelle ardeur j’ai combattu de pareils sentiments. Indépendamment de leur caractère injuste, je n’avais pas besoin d’être instruit seulement par les événements des deux dernières années pour savoir que la haine de races entre Slaves et Allemands entraînerait, – et entraînerait forcément -, les conséquences les plus malheureuses pour la cause commune de l’humanité et de la liberté, ainsi que pour le bien des deux races. Mais que peuvent les efforts d’un seul individu, et même de beaucoup d’individus isolés, contre un sentiment aussi puissant, profondément enraciné dans l’histoire et animant une masse de 80 millions de Slaves? Car cette haine contre les Allemands n’est pas le brusque emportement d’une colère passagère, elle ne tombe pas davantage du ciel: elle est née de circonstances historiques, elle a été entretenue par une suite ininterrompue de vexations, d’injustices, d’oppressions et de cruelles souffrances, elle a mûri au cours des siècles et est devenue un facteur réel; [[Cette haine est si grande que le qualificatif “Allemand” (Nemec) qui s’exprime de la même façon dans toutes les langues slaves, passe chez tous les peuples de cette race sans exception pour la pire des injures. Ce sont les Russes qui ressentent le moins cette antipathie; mais elle existe cependant chez ce peuple qui est peut-être le plus cosmopolite de tous les Slaves et qui a le moins de motifs de haïr les Allemands, et, – comme je l’ai déjà fait remarquer plus haut -, elle est entretenue, à l’occasion, par le gouvernement bien qu’il emploie de très nombreux Allemands à son service. Cette dernière circonstance ne joue pas un rôle négligeable dans la persistance et le renforcement de cette germanophobie. Les Allemands au service de la Russie, qui sont sans aucun doute les meilleurs serviteurs de l’Empereur, se donnent tout le mal possible pour cacher leur origine allemande, et affichent le plus ardent patriotisme russe.]] on peut, dans une certaine mesure, l’ébranler par la parole et par l’écrit, mais on ne peut la détruire que par de nouveaux faits historiques, la dissiper et l’anéantir qu’en agissant pour la justice et la liberté. Il faut à la fin, en effet, que les Allemands en conviennent: aussi humains qu’ils soient certainement dans leurs# |73 idées, dans toute leur culture, ils se sont montrés jusqu’à présent extrêmement tyranniques dans tous leurs rapports avec les nations étrangères; en Italie, contre les Polonais, contre les autres Slaves, partout où ils sont venus, ils ont amené avec eux l’esclavage. Ils n’agissaient, il est vrai, qu’en tant qu’instruments de leurs gouvernements; mais un Russe peut aussi alléguer la même excuse, car il n’était lui aussi que l’instrument d’un pouvoir despotique et inhumain – et il n’est rien que cela -. Et, après tout, les Russes n’ont pas encore eu un Parlement de Francfort pour décréter de son plein gré l’annexion du Grand Duché de Posen en violation des traités et au mépris de la nationalité, et pour saluer avec des transports de joie les victoires de Radetzky sur le peuple lombard luttant pour sa liberté; et je ne dis rien des Slaves de l’Autriche que le Parlement a considérés comme les valets naturels de cette Nation allemande qu’il venait seulement de mettre au monde. Il est vrai que ces injustices criantes du premier Parlement allemand ont trouvé leur contre-partie dans une adresse de remerciements qu’une société berlinoise groupant des conservateurs allemands et même, je crois, des aristocrates, a envoyé au ban Jellai, au moment où ce dernier écrivait dans la Slovanská Lípa de Prague “qu’il avait marché sur Vienne et participé au bombardement et à l’assaut de cette ville, non pas parce qu’elle était le foyer d’une agitation révolutionnaire, mais parce qu’elle était le siège du Parti allemand.” [[A cette époque, cette lettre a été rendue publique et a été citée dans la plupart des journaux.]] Seuls les démocrates en Allemagne ont considéré que la liberté des autres peuples était la condition de leur propre liberté et ils l’ont défendue autant qu’il était en leur pouvoir; à eux seuls, je pense, il était réservé de triompher de la haine des Slaves contre la nation allemande, haine funeste mais qui n’est pas sans fondement. Les derniers événements ont montré aux Slaves que la chute de Vienne, ville allemande, et la défaite des Magyars en Hongrie – pour autant qu’ils y ont contribué – ne leur ont rien rapporté, mais ont même hâté la perte de leur liberté naissante; d’autre part,# |74 ces mêmes événements ont forcément fait comprendre aux Allemands que l’annexion du Grand Duché de Posen, le massacre et l’asservissement de la Lombardie devenue libre, n’étaient que le prélude à l’incorporation de toute la nation allemande dans le vieil ordre tyrannique; et j’espère que leur leçon n’a pas été perdue pour les deux races. Ceci dit, je reviens aux Polonais.
Cette antipathie à l’égard de tout ce qui est allemand est le
sentiment dominant chez les Polonais comme chez tous les autres Slaves. Dans les masses populaires – et sans excepter le moins du monde les paysans de Galicie – elle est si prépondérante et se manifeste de façon si évidente, qu’il faut fermer volontairement les yeux pour ne pas la remarquer; essayez de dire à un paysan galicien qu’il est un Allemand: il vous montrera par sa réponse énergique combien un tel qualificatif lui paraît outrageant. Dans les classes instruites, au contraire, ce sentiment est généralement refoulé au fond du coeur par l’effet d’une culture artificielle; il continue à subsister de façon souvent inconsciente, mais il est rare qu’il soit entièrement surmonté. Tant que les Polonais ont espéré arracher leur liberté avec l’aide de l’Allemagne contre la Russie, ils ont essayé d’étouffer en eux cette antipathie innée. Ils commencent à se rendre compte maintenant que la domination allemande est beaucoup plus dangereuse que la russe elle-même. Les Russes, du moins, ne dénationalisent pas la Pologne: au contraire, quand ils entrent en contact avec elle, ils adoptent beaucoup du caractère polonais, et tous les efforts du gouvernement de Pétersbourg pour introduire la langue russe dans le royaume# |75 de Pologne n’ont eu généralement pas d’autre résultat que de faire apprendre le Polonais aux fonctionnaires russes eux-mêmes qui, après quelques années de séjour, préfèrent à la fin parler polonais. Russifier la Pologne est donc impensable. La germanisation est beaucoup plus à redouter, car les moyens dont elle se sert sont non seulement les mesures gouvernementales, mais aussi l’action puissante d’une culture fortement accusée sous toutes ses faces et, par dessus tout, cette application au travail infatigable et dévorante, qui caractérise l’industrie allemande. Et ainsi, le Polonais préfère endurer les plus cruels tourments que se laisser germaniser: la pensée de devenir allemand lui est si insupportable que, pour échapper à ce péril, il préfère mille fois se jeter dans les bras de la Russie.
Il est difficile à un Allemand de comprendre comment est possible un tel acte de désespoir. L’Allemand a beaucoup de raison et peu de passion; il a de la peine à concevoir le caractère passionné du tempérament slave. L’Allemand est en réalité cosmopolite, ce qui pourra être une grande vertu dans un proche avenir, mais cette qualité est pour le présent une source de faiblesse, car elle prive le peuple allemand d’un des plus puissants moyens de concentration. Seule la liberté, seul un jeune enthousiasme, pour ainsi dire religieux, pour les droits universels de l’homme, face au despotisme intérieur et extérieur – et surtout au despotisme russe -, seuls les puissants intérêts tant matériels que spirituels de la démocratie, peuvent unir le peuple allemand et lui créer une unité politique, et ceci ne sera pas l’oeuvre de son sentiment national qui est trop faible et existe à peine. Ces derniers temps, l’Allemand a beaucoup ruminé sur sa nationalité, mais il en a pris peu conscience. Jusqu’à présent, il s’est senti chez lui partout où il était heureux, là même où il lui fallait endurer une oppression d’ordinaire insupportable, pourvu qu’il pût seulement gagner honnêtement son pain à la sueur de son front: pas# |76 seulement en Amérique, mais aussi en Russie. Il y a des colonies allemandes dans le sud de la Russie, en Sibérie même, il y en a aussi en Espagne et en Grèce; le monde entier est aujourd’hui couvert de colonies allemandes, sans pour cela être devenu allemand, car le peuple allemand, à côté d’une force d’expansion dont la croissance est presque illimitée, ne possède pour ainsi dire aucune force de concentration. C’est là, je le répète, à la fois une vertu et une faiblesse: une vertu pour l’avenir dont l’esprit se révèle démocratique et nous conduit visiblement à une fusion totale de toutes les contradictions nationales en l’ensemble homogène d’une société englobant toute l’humanité et d’abord l’Europe; et une faiblesse pour le présent, tant qu’aucune autre force n’est arrivée à remplacer celle du patriotisme étroit qui pousse et rassemble les hommes.
Presque sur chaque point, et surtout sur celui-ci, le Slave est aux antipodes de l’Allemand. Il place son sentiment national au-dessus de tout, même au-dessus de la liberté; son sentiment racial ne vient qu’après l’amour de sa patrie particulière et il oppose l’indépendance et la force de tout le monde slave aux prétentions et aux empiétements de l’Allemagne. On a de la peine à se représenter avec quelle passion obstinée le Slave se cramponne à ces sentiments; pour eux, il est prêt à tout sacrifier; pour eux, il se jetterait, s’il le fallait, dans les bras du plus dur des tyrans, pourvu qu’il ne porte pas un nom allemand. Ces sentiments constituent sa religion, sa superstition, car le Slave, contrairement à l’Allemand, est tout sentiment et instinct. La pensée ne vient chez lui qu’après le sentiment et souvent n’apparaît pas sous sa forme pure; le Slave sait à peine ce que c’est que réfléchir: ses actions, bonnes ou mauvaises, sont presque toujours l’expression de la totalité de sa nature. Que cette nature soit aussi imparfaite que celle de l’Allemand, voilà qui va de soi; aussi n’ai-je pas ici le moins du monde l’intention de vanter la première aux dépens# |77 de la seconde. Le Slave possède tous les défauts et toutes les qualités que n’a pas l’Allemand; avec de telles aptitudes, s’il n’y prend pas garde assez tôt, il deviendra l’instrument du plus abominable despotisme et usera du knout russe contre l’Europe et contre lui-même: cela devrait paraître évident aux yeux de tous, même si les événements de ces deux dernières années n’avaient pas si tristement confirmé cette crainte. Je ne veux donc point faire ici l’apologie des Slaves, je constate seulement que ce contraste frappant entre la nature de l’Allemand et celle du Slave est un facteur extrêmement important et qu’on ne saurait négliger: aussi servira-t-il de base à la suite de ma discussion.#
|78Les Polonais sont les seuls d’entre tous les Slaves qui ont combattu dans les rangs de la liberté au cours des deux dernières années. J’essaierai plus loin d’expliquer ce qui paralyse les tendances libérales des autres peuples slaves et précipite même une partie d’entre eux sous le drapeau de l’absolutisme. Ici, je veux simplement faire préalablement observer que les Polonais semblent avoir adopté une attitude plus favorable que celle des autres Slaves à l’égard du mouvement pour la liberté. En effet, tandis que l’indépendance nationale de ceux-ci est menacée ou, plus exactement, paraît menacée d’une destruction complète par les progrès de la Révolution en Europe, il semble que ces mêmes progrès soient une garantie du rétablissement de la nationalité polonaise, – c’est du moins ce que pense et espère la grosse majorité des Polonais. Que disent les autres Slaves: Tchèques, Moraves, Silésiens, Slovaques, Slaves du Sud? “Les Allemands, disent-ils, nous opprimeront d’autant plus qu’ils deviendront eux-mêmes plus libres; ils voudront nous germaniser par la force, ce qui est pour nous plus insupportable que le plus abominable esclavage et même pire que la mort.” “Les Allemands, rétorquent les Polonais, seront bien forcés, bon gré mal gré, de nous rendre libres pour nous opposer, tel un rempart vivant, à l’hégémonie de la Russie: leur propre sécurité leur imposera notre libération.” Ce même argument, parfaitement fondé, pourrait après tout apporter quelque espérance aux autres Slaves; seulement, leur situation est beaucoup plus complexe et moins facile à comprendre que celle des Polonais. Le nombre des gens en Allemagne qui peuvent concevoir une Allemagne sans la Pologne, qui considèrent même la libération de la Pologne comme la condition indispensable à la liberté de l’Allemagne et qui sympathisent avec la Pologne, ce nombre est très grand. En revanche, le nombre de ceux qui peuvent concevoir une Allemagne sans les deux-tiers de la Bohême et de la Moravie est très réduit. On a trop pris l’habitude de considérer ces Slaves comme des ressortissants allemands, et à cela vient encore s’ajouter la théorie de l’arrondissement du territoire: “la Bohême, dit-on, s’enfonce absolument comme# |79 un coin dans le coeur de l’Allemagne”, mais on ne songe pas que le danger deviendra beaucoup plus inquiétant, si ce coin se transforme en un coin russe.
C’est ce qui explique pourquoi tout Polonais est partisan de la Révolution et comment il se trouve même des hommes chez les Polonais que leur naissance, leur richesse, toute leur culture et toutes leurs habitudes appelaient à être des ultra-conservateurs parmi les conservateurs, qui certainement se seraient montrés sous ce jour s’ils étaient nés dans un autre pays ou dans une Pologne indépendante, et qui maintenant font preuve du plus grand libéralisme et se déclarent même en faveur des idées démocratiques. Ils attendent de la Révolution et de la démocratie la libération de leur Patrie soumise au joug étranger, et les meilleurs d’entre eux chérissent la Patrie au point d’être vraiment prêts à sacrifier pour sa résurrection leurs privilèges personnels et même leurs préjugés. Loin de moi la pensée que tous les démocrates polonais sont démocrates seulement parce qu’ils voient dans la démocratie le moyen de rétablir la Pologne: je ne parle ici que d’une certaine partie d’entre eux et je sais très bien que la grande masse de l’émigration polonaise, ainsi que de la jeunesse dans son propre pays, est animée d’idées démocratiques, sincèrement et je dirai même avec une espèce d’enthousiasme religieux. La douloureuse histoire de la Pologne, depuis son premier partage jusqu’à l’époque# |80 actuelle, a été la plus rude école, mais en même temps la plus riche en enseignements, pour conduire à une formation démocratique intégrale, et certainement aucun autre peuple de la terre n’a été à pareille école. La Pologne, purifiée par un siècle de souffrances comme par le feu, a lutté contre son sort tragique avec une ténacité inépuisable, avec un héroïsme inébranlable et sans exemple; elle n’a jamais désespéré de son destin futur et s’est ainsi acquis de grands droits pour l’avenir. Elle est sans aucun doute le pays slave le plus libéral, le plus riche en forces agissantes, le plus chargé d’électricité, et dans ces conditions, elle est appelée à jouer un grand rôle parmi les Slaves et, vraisemblablement même, à les conduire au combat non pas contre la Russie, mais en accord avec le peuple russe contre le despotisme de la Russie.
Et malgré tout cela, qu’on prenne cent des Polonais les plus
libéraux et qu’on leur pose la question suivante: “à supposer que l’Allemagne ne reconnaisse jamais la Pologne comme un état indépendant, que préférez-vous? Devenir Allemands et, en tant que tels, jouir des institutions démocratiques les plus libérales, -à condition naturellement de renoncer à partir de ce moment à tout particularisme polonais et de vous considérer comme une fraction inséparable de la patrie allemande, telle l’Alsace en France -, ou bien tomber sous le joug pesant de la Russie?” Quatre-vingt-dix au moins sur cent, pour ne pas dire tous, répondront sans hésiter qu’ils préfèrent la domination russe, aussi dure qu’elle soit. Car le démocrate polonais le plus décidé reste toujours un Polonais, et en tant que Polonais reste un Slave, et aucun Slave ne pourra se décider à devenir allemand. Comme sujet russe, il demeure au moins slave, et comme tout l’Etat russe n’est qu’une mécanique fabriquée de toutes pièces qui, en raison de sa tension constamment et nécessairement croissante, éclatera forcément tôt ou tard, il conserve en même temps l’espoir de redevenir avec le temps un Polonais libre, et ses chances et ses raisons d’espérer augmenteraient prodigieusement par la réunion de toutes les provinces polonaises sous une seule domination, fût-elle celle de l’autorité inhumaine de la Russie. Alors la Pologne retrouverait son unité et le gouvernement russe, déjà maintenant hors d’état de réprimer, même dans ce petit royaume de Pologne# |81 l’effervescence constante des esprits et la tradition de révolte, serait encore moins capable de s’opposer au puissant essor spirituel, riche en effets imprévisibles, qui ne manquerait pas de se produire par la réunion des membres déchirés de ce pays qui ne veut jamais mourir.
On m’objectera peut-être que l’égoïsme et les intérêts particuliers de la noblesse polonaise ne lui permettront certainement pas de troquer la domination humaine de l’Allemagne contre celle, impitoyable, de la Russie. L’égoïsme? Je suis bien loin de méconnaître sa puissante influence dans les affaires humaines; mais par contre, on m’accordera qu’il existe de violentes passions pouvant s’emparer de temps à autre de peuples tout entiers et les# |82 arracher à leurs intérêts du moment, et que l’amour des Polonais pour leur malheureuse patrie, leur ardent désir de la faire revivre, leurs efforts infatigables pour parvenir à ce but sont une telle passion. Et s’il n’y avait pas d’autre exemple dans l’histoire, la Pologne serait un témoignage de cette vérité, un témoignage qui s’affirme depuis bientôt un siècle et qui, tous les ans, au lieu de s’affaiblir, grandit en force et en importance: c’est cette masse toujours plus nombreuse d’émigrants polonais qui, pour la plupart propriétaires terriens, ont risqué, et risquent encore aujourd’hui, non seulement leur vie, mais aussi ce qu’on met dans le siècle actuel à un plus haut prix que la vie: tout leur avoir, tous leurs biens; c’est cette foule de victimes qui peuplent les prisons autrichiennes, prussiennes et russes, sans parler de la Sibérie, et qui décorent les potences dressées en Russie et en Autriche. Mais qu’ai-je besoin de poursuivre cette énumération? Tout le monde sait que la Pologne fournit chaque année une riche moisson de martyrs, comme pour faire ainsi connaître au monde que pour longtemps encore elle n’a pas renoncé.
En ne considérant même que ses intérêts personnels, la noblesse polonaise ne subirait avec ce changement qu’un très léger préjudice et la noblesse galicienne pas le moindre. “Ceux qui possèdent quelque argent se trouvent bien partout”, dit un proverbe très ancien et plein de vérité: les aristocrates et les riches Galiciens se trouveraient donc certainement aussi bien sous le régime monarchique du tsar que sous la domination autrichienne. Car la constitution qu’on a promise en 1848 à la Galicie, ainsi qu’aux autres provinces autrichiennes, ne semble pas, selon toute probabilité, devoir donner des résultats bien brillants: et enfin ces Messieurs ont-ils besoin d’une constitution? Elle ne leur sert pas à grand-chose, car ils ont bien d’autres moyens pour satisfaire leurs intérêts personnels. Sous la domination russe, au contraire, ils gagneront d’être considérablement rassurés: en effet, tant qu’ils seront sous sa protection et tant qu’elle aura le pouvoir, ils seront à l’abri# |83 de surprises comme celle de Tarnov et défendus contre la propagande communiste des fonctionnaires autrichiens. Quant à la fraction patriote de la noblesse galicienne, elle non plus ne perdra rien: comme je l’ai dit, la constitution autrichienne -s’il y en a jamais une – ne peut être qu’un mirage tout à fait décevant, un simulacre de constitution. L’Autriche, dans sa situation, ne peut, avec la meilleure volonté du monde, accorder à ses peuples le moindre droit sérieux et cette constitution ne favorisera en aucun cas le rétablissement futur de la Pologne, but unique que se proposent tous les patriotes polonais. Et je ne vois pas en quoi les bombardements, l’état de siège, les exécutions, la loi martiale, les tribunaux criminels ordinaires et extraordinaires, les prisons et les gibets, sont plus humains quand ils sont austro-allemands que lorsqu’ils sont russes! Il en est tout autrement dans le Grand Duché de Posen: là, le
gouvernement est sans aucun doute mille fois plus humain et plus libéral que dans le royaume de Pologne; cette province n’est pas coupée de l’Europe; les propriétaires terriens, la classe cultivée y jouissent de tous les avantages et agréments d’un pays européen civilisé, et ceci n’est pas de peu d’importance. Et pourtant, c’est précisément dans cette province que la haine contre les Allemands est la plus vive, car c’est là que le danger d’être germanisé est le plus grand. Cette haine a atteint, durant les deux dernières années, un tel degré qu’un Allemand qui n’habite pas lui-même le Grand Duché ne peut s’en faire une idée. La noblesse et le peuple, en parfait accord, partagent ce sentiment. Les événements d’avril et mai 1848, la brutalité inouïe de la population allemande et juive, le décret d’annexion de Francfort, ont laissé au coeur des Polonais de Posen une implacable rancune qui, tôt ou tard, soit avec l’aide d’une révolution allemande, soit avec l’aide de la Russie, éclatera au grand jour. Moi-même, Monsieur, – après les bombardements de Cracovie, de Prague et de Lemberg qui, comme vous le savez, se sont succédés assez rapidement et ont été en quelque sorte le prélude au bombardement de Vienne -, moi-même j’ai eu souvent l’occasion de me quereller avec plusieurs Polonais de Posen comme de Galicie qui affirmaient avec passion que la seule issue pour eux était de souhaiter et d’appeler l’aide# |84 et la domination de la Russie. Et je puis vous assurer que si la politique russe avait alors trouvé bon de dresser la bannière du panslavisme, ce ne sont pas seulement les provinces germano-polonaises qui, animées d’une haine de race contre les Allemands, se seraient ruées autour de ce drapeau, mais aussi certainement la grosse majorité des Slaves d’Autriche.
Je ne dis pas que tous les Polonais ont été de cet avis. Il y a eu certainement dans les deux provinces beaucoup de démocrates polonais auxquels ce remède a paru suspect, voire plus dangereux que la maladie elle-même; mais on a alors couvert leur voix, et ceux qui ont le plus énergiquement combattu cette tendance, à mon avis désastreuse, combien de fois les ai-je entendus déplorer avec amertume et presque avec désespoir les immenses progrès de la germanophobie et de la russomanie dans le Grand Duché de Posen, surtout dans l’état d’esprit du peuple proprement dit et des paysans: progrès tels que l’entrée de quelques régiments russes, avec l’autorisation de massacrer Allemands et Juifs, eût suffi pour faire de toute la Pologne prussienne une Pologne russe.
La situation était alors différente en Galicie, et, par suite
aussi, la mentalité du peuple. Il venait d’obtenir en 1848 d’être entièrement exempté des corvées et autres servitudes et redevances seigneuriales, il n’était pas le moins du monde menacé d’une germanisation brutale, il n’avait donc aucun motif d’être mécontent. On sait avec quel succès le gouvernement autrichien a réussi à endoctriner le paysan galicien: les rapports de la noblesse propriétaire des terres avec le paysan avaient un caractère féodal et, il faut le dire, extrêmement oppressif; ils ressemblaient beaucoup à ceux qui, encore aujourd’hui, sont de règle en Russie. La noblesse vivait de la sueur du pauvre serf et le maintenait ainsi dans une éternelle pauvreté. Un tel état de choses, quoi que puissent dire pour sa défense les admirateurs du vieil âge d’or patriarcal, était contraire à la nature, injuste au plus haut degré, funeste pour les deux classes, et ne pouvait en aucune manière être une source d’amour et de confiance réciproque entre le peuple traité en bête de somme et ses maîtres vivant dans l’oisiveté. C’est ce dont avait conscience# |85 la partie éclairée de la noblesse galicienne qui gagna peu à peu à ses idées plus saines la majorité des propriétaires terriens. A partir de 1831, il ne se passa presque pas une année, sans que la noblesse, dans d’humbles pétitions, ne sollicitât la permission de changer cet état de choses et de libérer le peuple de ses charges: sans le très haut agrément du monarque, on n’avait pas le droit dans cet Etat absolutiste de hasarder un tel changement; c’eût été un crime de haute trahison. On sait que cette permission ne fut jamais accordée. Le gouvernement autrichien avait ses buts particuliers: il voulait non apaiser, mais nourrir la haine du paysan contre la noblesse. Pourquoi? Son dessein est clair comme le jour et il faut reconnaître qu’il a poursuivi et atteint son but avec une extraordinaire habileté. Pendant que les nobles, jouant contre leur gré le rôle d’oppresseurs, étaient contraints d’accabler de corvées le pauvre peuple, et étaient, auprès du gouvernement, garants des impôts des paysans et de la levée des recrues avec leurs biens et leurs personnes, la haine du peuple à leur égard – comme il va de soi – ne faisait que croître et, du côté gouvernemental, on créait des fonctionnaires spéciaux chargés, au nom de l’Empereur, de défendre les droits du peuple contre la noblesse. [[Il y a environ douze ans, on a voulu en Russie copier cette institution. On organisa une sorte de police rurale qui devait jouer un rôle de médiateur entre le paysan et le propriétaire terrien. Mais comme les conditions en Russie étaient différentes de celles de Galicie, cette institution a donné des résultats entièrement opposés. Elle n’a fait qu’accroître la haine du peuple contre le gouvernement, et le paysan russe ne redoute rien autant que cette médiation aussi barbare que coûteuse.]] Ainsi toute l’oppression venait de la noblesse, toute libération et toute espérance pour le pauvre paysan ignorant, et de plus endoctriné par les jésuites, venaient de l’Empereur, et de lui seul. Une telle situation fondée sur tant de mensonge et de contrainte devait forcément, dans bien des cas, pousser les propriétaires terriens les meilleurs et les plus libéraux aux actes les plus odieux. Qu’il y en eût parmi eux qui opprimèrent le peuple dans des buts égoïstes et selon une détestable habitude, c’est dans l’ordre des choses: rien ne corrompt autant les hommes que la possibilité qui leur est offerte d’asservir d’autres hommes. Mais le mal principal# |86 venait de la politique sans décisions trop énergiques du Cabinet de Vienne qui ne manqua pas de récolter en 1846 les fruits mûrs de son long travail. Un soldat licencié, Szela, fut l’abominable instigateur des tueries de Tarnov qui, par leur férocité digne de cannibales, ne peuvent qu’évoquer les jours les plus sombres et les plus honteux de l’histoire de tous les peuples, et dépassent même en horreur ces journées de septembre tant reprochées à Danton: et ce Szela reçut alors, en récompense de ses mérites et de sa fidélité, une médaille et une pension à vie du gouvernement autrichien qui, par l’octroi de cette distinction, avouait ainsi à la face du monde qu’il était à l’origine des atrocités de Galicie. Le forfait, auquel ce gouvernement s’était depuis si longtemps préparé, était perpétré; l’insurrection de Cracovie, celle de Galicie – certainement très mal organisée – avaient jeté le gouvernement dans un désarroi causé par la peur et la mauvaise conscience et il avait déclenché sa dernière mine, la plus dangereuse aussi: moins dangereuse d’ailleurs pour ceux auxquels elle était destinée que pour celui qui la dirigeait. En effet, pour mettre en mouvement les paysans, les fonctionnaires autrichiens n’avaient épargné aucune promesse: on s’engageait à accorder, au nom de l’Empereur, l’exemption de toutes les corvées, bien plus: le partage des terres des nobles, à tous ceux qui participeraient au massacre de la noblesse. Mais comment pourrait-on tenir ces promesses, alors qu’on ne jugeait même pas opportun de supprimer les corvées? Déjà avant 1848, le zèle du peuple trompé pour l’Empereur et ses fonctionnaires commençait visiblement à diminuer, lorsqu’au printemps de cette année fatale, une nouvelle tourmente obligea le gouvernement de plus en plus effrayé à mettre un terme à toutes les corvées et autres redevances. Le paysan galicien est devenu, cette année-là, un propriétaire terrien libre et entièrement indépendant: aussi ses rapports avec la noblesse et les fonctionnaires de l’Empire ont profondément changé. La noblesse ne conserve plus que le droit et les moyens de lui faire du bien et, dans la plupart des cas, elle en a aussi la volonté.# |87 Toutes les fonctions de police, la perception des impôts et surtout la levée des recrues, ce fardeau devenu si pesant depuis ces deux dernières années: tout est du ressort des seuls fonctionnaires, toute l’oppression vient d’eux, c’est-à-dire de l’Empereur dont ils sont les représentants, et ce n’est plus la noblesse, mais l’Empereur qui apparaît à partir de maintenant comme l’ennemi naturel du peuple. Déjà, à la fin de 1848, ce dernier se rapprochait de la noblesse et on remarquait sa défiance croissante à l’égard des fonctionnaires: encore quelques années, et on découvrira certainement que l’expérience de Tarnov n’a apporté aucun profit au gouvernement autrichien, mais seulement du tort et de la honte. Il est dangereux pour toute monarchie, et surtout pour une monarchie comme l’Autriche, de jouer avec les armes démocratiques: elles blessent facilement une main inexpérimentée et leurs blessures sont mortelles.
Mais pour revenir à mon sujet, il me faut ici faire encore observer que la moitié des habitants de la Galicie sont des Ruthènes, très proches des Petits-Russiens de Russie par la langue et les moeurs. En majeure partie, ils appartiennent à la religion grecque uniate, mais beaucoup aussi à la grecque orthodoxe et, depuis de nombreuses années, leur clergé est travaillé par les popes et les moines, émissaires du clergé russe, avec ténacité et persévérance – cette ténacité et cette persévérance qui caractérisent en général la politique russe! – Et il y a déjà dans ce clergé un fort parti russe: ce sont là des faits indéniables qui démontrent de façon évidente – si une démonstration était nécessaire! – que la Russie a des vues sur la Galicie. Et maintenant, je quitte la Galicie en faisant cette prédiction que je crois fondée: si les Polonais d’Autriche et de Prusse ne se libèrent pas bientôt des prétentions allemandes, si, devenus libres, ils ne font pas face à la Russie pour restaurer la Pologne dans son intégralité, alors ils tomberont rapidement sous la domination russe et deviendront, aux mains de la Russie, des armes très dangereuses dirigées contre l’Allemagne. Que gagnera l’Allemagne à cela? Je laisse aux Allemands le soin d’y réfléchir.#
|88Le reste des Slaves menace la nation allemande d’un péril analogue, quoique moins immédiat. Ou ils deviennent indépendants et libres, ou ils deviennent russes; dans le premier cas, en union avec une Allemagne amie et réconciliée, ils combattront le despotisme russe; dans le second, ils seront les plus implacables ennemis de l’Allemagne. Ce dilemme n’est point une invention fantaisiste, il est réel et repose sur des faits indiscutables, et c’est ce que je vais maintenant chercher à démontrer.# [le manuscrit s’arrête ici]