Quelqu’un qui connut et aima Michel Bakounine, publie aujourd’hui un volume d’œuvres de celui qu’on se plaît encore à appeler le père du Nihilisme (1). Ce volume ne comprend que des fragments et ceux qui le doivent suivre ne contiendront aussi que des opuscules inachevés. On pourrait quand même essayer d’exposer ici la métaphysique de Bakounine et indiquer quelles furent ses conceptions économiques. Il vaut cependant mieux, pour un tel travail, attendre de posséder l’œuvre complète, car il ne siérait pas de commettre les erreurs de jugement ou de fait qui furent commises par ceux qui, précédemment, parlèrent de Bakounine (a). Nous reviendrons donc un jour sur ce sujet. Nous essaierons alors de déterminer exactement les influences que subit Bakounine, notamment celle de Hegel et celle de Proudhon, et il nous sera permis d’examiner si cet homme, dont l’action fut si grande sur beaucoup de ses contemporains, a présenté à ceux qui suivirent ses inspirations un corps de doctrine, en un mot un système social. Dans ce volume, dans les pamphlets de lui que nous connaissons: L’Empire Knouto-Germanique et la Révolution Sociale et La Théologie Politique de Mazzini, dans le fragment déjà publié de Dieu Et L’État (édité à Genève en 1882, par Carlo Cafiero et Elisée Reclus), Bakounine ne nous apparaît pas comme un de ces impérieux idéologues, capables de subjuguer les esprits ; il ne semble pas apte à exercer une domination intellectuelle. Il n’est pas un constructeur de système, — et je doute que ce qui nous reste à connaître de lui soit propre à modifier notre opinion, — il manque de logique, ne sait pas ordonner ses idées ni les développer efficacement. Son esprit n’est pas net; il a des aptitudes, non pas de métaphysicien, comme quelques-uns l’ont dit, mais plutôt de mystique, un mystique pour qui Dieu est l’Unité abstraite de l’Univers, l’Être indéterminé, le Néant absolu. Aussi, si nous trouvons des marxistes, des proudhoniens, des fouriéristes, des saint-simoniens, nous ne trouverons pas de bakouniniens. Cependant l’action de Bakounine n’a pas été nulle, loin de là, et elle n’a pas cessé avec lui ; des hommes encore existent, qui, s’ils ne professent pas les doctrines qu’il n’a pas su élaborer, n’en sont pas moins guidés par son esprit. C’est que s’il n’a pas bâti de théories, il a cependant eu des idées, idées très nettes, très violentes et surtout très simples, susceptibles d’être rapidement suivies, facilement comprises. Comment exprima-t-il ces idées et quelles furent-elles? Nous avons vu qu’il ne les mit pas dans ses livres; d’ailleurs, il n’a jamais pu finir un seul des ouvrages qu’il avait projeté d’écrire. Son œuvre se présente comme un chantier encombré de pierres mi-taillées, de matériaux qui pourront servir un jour; mais qui sont à peine prêts à être employés dans la bâtisse. Fut-il au moins un orateur puissant, séduisant, persuasif, capable d’entraîner après lui des foules, de convaincre des disciples? Non, il lut un orateur médiocre, à la parole tumultueuse et embrouillée, sans art, sans élégance, mais il était passionné. C’est là qu’il faut chercher le secret d’une partie de son influence: il fut un passionné, je l’ai dit, mais un passionné actif et il eut sur tous ceux qui l’approchèrent l’autorité qui s’attache aux hommes qui savent réaliser pratiquement les idées que d’autres ont conçues, qui les objectivent, les rendent vivantes, en font des êtres de chair et de sang.
On l’a représenté comme un démon farouche et sanguinaire; pour tous ceux qui ont parlé de lui, il est Bakounine l’exterminateur et rien que cela. Cette conception, si elle peut s’expliquer, est cependant insuffisante. Certes, il eut toujours, comme le lui reprocha Herzen, la « passion de la destruction », mais il la prenait pour « une passion créatrice » (3). Certainement il put répéter toute sa vie ce que disait Herzen dans sa jeunesse: « J’appelai de tout mon cœur et de toute mon intelligence les forces sauvages à la vengeance, à la destruction du vieux monde criminel » (4) ; mais il ne considéra jamais que cette destruction dût avoir sa fin en elle-même et, s’il ne sut pas nous présenter nettement la forme future de la Société, il ne lutta pas moins pour l’avènement d’un état social dont il plaçait les conditions dans l’illimitée liberté humaine.
Il n’espéra jamais en les solutions pacifiques; le parlementarisme lui fut odieux autant presque que l’autorité, et il les combattit avec une violence inouïe lorsqu’il crut les voir s’incarner en Marx. Il attendait tout des révolutions, et il serait curieux de voir combien il était d’accord, en cela, avec les premières opinions de Marx, du Marx que les marxistes n’avaient pas encore détourné de ses doctrines intégrales. En étant révolutionnaire, il marchait, d’ailleurs, avec tous les hommes de son temps qui appartenaient à l’opposition. Il différait cependant d’eux en ceci qu’il ne prêcha jamais une révolution politique; il n’attendit pas beaucoup, non plus, d’une révolution accomplie par une seule nationalité, fût-ce celle dont Marx espérait tout : la France. Il rêva une révolution générale qui couvrirait le monde entier de ruines et de décombres, d’où sortirait la jeune et triomphante liberté.
Ce destructeur, que l’on trouva partout où dominait la révolte, en Bohême, à Dresde, à Berlin, a Lyon, fut un extraordinaire organisateur. S’il sut à merveille détruire les constructions qu’édifiaient ses ennemis, il sut aussi bien fonder: il fut le créateur de l’Alliance des démocrates socialistes, des Frères internationaux et de la Fédération jurassienne, et s’il contribua ainsi à ruiner l’Internationale, il fut l’inspirateur des collectivistes anarchistes espagnols et des socialistes italiens. Ce slave entraîna avec lui tous les latins. Pourquoi? Parce qu’il prêcha la liberté individuelle et le fédéralisme.
Ici il faut s’entendre sur ce fédéralisme bakouninien. Nous voyons aujourd’hui le fédéralisme renaître et, parmi ceux qui le professent, quelques-uns invoquent le nom de Proudhon et celui de Bakounine. Je n’ai pas à parler maintenant de Proudhon et une autre fois je chercherai à montrer de quelle façon il accueillerait ces étranges disciples. Quant à Bakounine, le fédéralisme qu’il préconisait n’avait aucun rapport avec celui des jeunes félibres. Ce fédéralisme qui veut résoudre chaque patrie centralisée en mille petites patries plus étroites que la grande, qui veut avoir des patriotes plus exclusifs, plus chauvins, plus sectaires que ceux que nous connaissons aujourd’hui, ne ressemble en rien au fédéralisme économique et universel de Bakounine, qui tendait à supprimer toutes les pairies au profit de l’humanité. Bakounine voulait la suppression de l’Etat, de l’Etat entité, dressé au-dessus de ceux qui le subissent, puissance centralisée et organisée de haut en bas; il voulait un état organisé de bas en haut « par la libre fédération des individus, des districts, des provinces et des nations dans l’humanité ». Mais avant tout, il voulait que de ces unions, où chacun serait librement entré sans eu être exclu par des raisons ethnographiques ou patriotiques, chacun fût libre de sortir.
G est, en effet, pour conquérir la liberté humaine que Bakounine voulait la révolution universelle. Il pensait que l’individu ne pourrait être libre que le jour où il aurait détruit toutes les idoles du vieux monde, le jour où il aurait brisé tous les liens, brûle tous les codes, sapé toutes les tyrannies qu’il subit consciemment et inconsciemment. C’est pourquoi aussi il se montra à tel point l’ennemi des politiciens, des révolutionnaires parlementaires, de ceux qui se révoltent uniquement pour changer de maître, et il écrivait pour eux : « Toute révolution politique qui n’a pas pour but immédiat et direct l’égalité économique, n’est, au point de vue des intérêts et des droits populaires, qu’une réaction hypocrite et masquée. »
Bakounine pensant ainsi, représenta tout un côté de la Révolution au xix° siècle et en personnifia un des courants. Tandis que les idées politiques prédominaient parmi les marxistes et les socialistes français ; tandis qu’on arrachait à Karl Marx cette déclaration que la conquête des pouvoirs publics est le premier devoir de la classe ouvrière, Bakounine, par ses luttes dans l’Internationale contre l’autoritarisme, contre Marx et surtout Je marxisme politique, rallia tous ceux qui estimaient que la Révolution doit être ayant tout économique. Il fut, chose étrange, un des inspirateurs de ces collectivistes anarchistes espagnols qui furent et sont, comme, d’ailleurs, leurs frères d’Allemagne, plus purement marxistes que le Marx des derniers jours.
Mais pour montrer l’action de Bakounine, ce ne sont pas ses œuvres dogmatiques qu’il faudrait publier, c’est sa correspondance, correspondance d’une étendue considérable, d’une incessante activité, qui allait fomenter les enthousiasmes par tous les points de l’Europe ; c’est aussi tous ses travaux dans les associations qu’il fonda, dans l’Alliance des Démocrates socialistes et surtout dans les Congrès de la Fédération jurassienne. On pourrait alors voir Bakounine tel qu’il fut.
Ce géant hirsute, à la tête énorme, grossie encore par une chevelure broussailleuse et une barbe inculte, avait coutume de coucher tout habillé, tout botté, et c’était là le symbole de sa vie. Il n’eut pas de toit, pas de patrie, il fut toujours prêt à partir, comme l’apôtre, là ou il pourrait travailler à l’avènement futur. Ce fut le propagandiste par excellence, celui qui doit toujours être sur les chemins, à toute heure et chaque jour. Sa vie accidentée et errante, l’abandon qu’il avait fait, en Russie, de ses privilèges pour aller « parmi le peuple », ses années d’exil en Sibérie, sa fuite périlleuse, les condamnations capitales qu’il avait encourues, la prison qu’il avait subie, tout cela ajoutait à son prestige. Il apparut à ceux qui le connurent comme un être étrange et même mystérieux, et son pouvoir sur les esprits en fut doublé. Mais ce n’est pas seulement à ces apparences extérieures qu’il dut d’être un agitateur incomparable, il le dut à son ardeur, à sa foi et à sa passion, et ces dons et ces défauts même en firent un entraîneur d’hommes.
Sur tout ce que je viens de dire il faudrait longuement revenir. C’est une esquisse que j’ai voulu faire de Michel Bakounine et non un portrait ; j’ai essayé d’indiquer ce qu’il fut et je ne prétends pas l’avoir montré tel qu’il était. Plus tard, lorsque j’aurai les matériaux qui aujourd’hui nous manquent, je pourrai parler autrement de 1 œuvre et de l’homme.
Bernard Lazare.
(1) Michel Bakounine: Œuvres (Fédéralisme, Socialisme et Anti-Théologisme, Dieu Et L’Etat), Tresse et Stock, éditeurs, à Paris.
(2) Notamment par M. de Laveleye, qui base une partie de son étude sur un certain Catéchisme Révolutionnaire qui n’est pas de Bakounine. Je ne parle pas des ouvrages sans valeur comme celui de M. Winterer, ou celui plus récent de M. Bourdeau : Le Socialisme Allemand Et Le Nihilisme Russe, qui est médiocre et mal informé.
(3) A. Herzen : De l’autre rive (Lettres à un ancien ami ; deuxième lettre).
(3) Id.
Bernard Lazare, “Michel Bakounine,” La Revue blanche 8 no. 41 (February 12, 1895): 175-178.