E. Armand, “Qu’est-ce qu’un Anarchiste?” (1908)

E. ARMAND

Qu’est-ce qu’un Anarchiste ?

Theses et Opinions.

J’expose, je propose, je n’impose point. E. A.

La société actuelle. — Les réformateurs de la société. — L’anarchiste et la société. — L’anarchiste et les réformateurs de la société. — Les chrétiens et les anarchistes. — L’anarchiste envisagé comme réagissant contre la société. — Volonté de vivre et volonté de se reproduire. — L’effort et la joie de vivre. — L’anarchiste envisagé comme réfractaire sur le terrain économique. — De la vie comme expérience. — Les anarchistes considérés comme espèce et la camaraderie. — Les inconséquences des anarchistes. — De la vie intérieure. —— Le bourgeois libéral et sympathique. — La grande lutte et ses péripéties. — L’anarchisme à l’œuvre — L’anarchiste et les « propagandes spéciales ». — APPENDICE: Esquisse problématique d’une « société anarchiste ».

E. ARMAND

What is an Anarchist?

Theses and Opinions.

I expose, I propose, I do not impose. E. A.

The present society. — The reformers of society. — L’anarchiste et la société. — The anarchist and the reformers of socity. — The Christians and the anarchists. — L’anarchiste envisagé comme réagissant contre la société. — Volonté de vivre et volonté de se reproduire. — L’effort et la joie de vivre. — L’anarchiste envisagé comme réfractaire sur le terrain économique. — De la vie comme expérience. — Les anarchistes considérés comme espèce et la camaraderie. — Les inconséquences des anarchistes. — De la vie intérieure. —— Le bourgeois libéral et sympathique. — La grande lutte et ses péripéties. — L’anarchisme à l’œuvre — L’anarchiste et les « propagandes spéciales ». — APPENDICE: Esquisse problématique d’une « société anarchiste ».

PRÉFACE

Qu’est-ce qu’un Anarchiste ? Tel est le délicat point d’interrogation posé par E. Armand en tête de ce livre, mais voilà aussi, dans les feuillets qui le composent, la réponse précise et nette.

Je n’ai certes pas la prétention de présenter cette œuvre, encore moins d’essayer de lui porter quelque appui : chaque chapitre parle lui-même de façon si simple et si précise qu’il n’est besoin de rien expliquer ni ajouter.

Ce travail était indispensable; il fallait qu’il parût. Les définitions de l’anarchie et de l’anarchiste, données jusqu’à ce jour, étaient insuffisantes et trop souvent banales. Il importait de les compléter et de dresser en pleine lumière l’anarchiste tel qu’il est, tel qu’il veut être.

L’œuvre ne laissait pas d’être difficile. Pour la mener à bien il était utile de a situer » l’anarchiste en face de tous les actes de la vie, de le mettre dans toutes les postures de savoir comment il pourrait agir et de rechercher le pourquoi de chacun de ses gestes, de chacune de ses attitudes.

Il était grand temps de parler franchement — non plus en de simples articles mais en une œuvre d’importance — de l’attitude de l’anarchiste en face de tous les réfractaires. Il était nécessaire de déterminer logiquement les rapports entre le réfractaire « intellectuel », « moral », et le réfractaire économique.

L’anarchiste ne doit plus être considéré seulement comme partie, comme membre de la société, mais aussi comme un tout individu. Combien de problèmes ont surgi que nous avons trop longtemps négligé d’étudier.

Montrer l’anarchiste dans tous ses rapports avec lui-même, avec ses amis, avec ses adversaires, avec les indifférents ; le suivre dans toutes les formes de la propagande, dans tous ses à-côtés, ses « spécialisations » et finir par un hâtif voyage en le pays d’Utopie, voilà ce qu’Armand s’est efforcé d’accomplir. Est-il utile de dire qu’il a réussi ? Le lecteur saura bien le voir.

Anna Mahé.

TRANSLATION

PRÉFACE

INTRODUCTION

Ce livre a été composé au cours d’une période de détention qui s’est prolongée plusieurs mois. Le manque absolu de documents, de points de repère servira d’excuse aux défauts de coordination, répétitions et autres lacunes.

Il n’était point d’ailleurs dans mon intention décrire un ouvrage systématiquement confectionné, mais bien de présenter aux curieux, aux chercheurs, aux mécontents, aux camarades, une suite de thèses et d’opinions purement personnelles concernant des sujets qui relèvent de l’anarchisme. Certaines d’entre elles sont à peine esquissées, d’autres sans doute trop développées.

Telles quelles sont, elles représentent l’aboutissant d’une évolution individuelle qui a duré de longues années.

Ceci me permet d’augurer que ces opinions et ces thèses profiteront a plusieurs. Elles n’ont certes point la prétention de convertir des masses aux idées anarchistes : je le répète, elles sont personnelles et n’engagent que moi. Le seul résultat que j’en espère est d’amener quelques lecteurs a une réflexion approfondie et de provoquer certains d’entre eux à l’étude contradictoire des points effleurés ou examinés. Ce sera ma plus grande joie.

E. A.

TRANSLATION

I

LA SOCIÉTÉ ACTUELLE

Tableau de la société. — La course à l’apparence. — Complexité du « problème humain ». — Les deux attitudes. — A qui s’adresse cet ouvrage.

Un chaos d’êtres, de faits et d’idées, une lutte désordonnée, âpre, sans merci, un mensonge perpétuel, une roue qui tourne aveuglément, juchant un jour celui-ci au pinacle et le lendemain l’écrasant sans pitié, autant d’images qui pourraient dépeindre ce qu’est la société actuelle, si toutefois elle pouvait se dépeindre. Le pinceau du plus grand des peintres et la plume du plus grand des écrivains se briseraient comme verre si on les employait à traduire même un écho lointain du tumulte et de la mêlée que représente le choc des appétits, des aspirations, des haines et des dévouements qui heurtent et mêlent les différentes catégories entre lesquelles se répartissent les hommes.

Qui exprimera jamais exactement la bataille inachevée que se livrent les intérêts particuliers et les besoins collectifs ? les sentiments des individus et les logiques des généralités ? Tout cela constitue la société actuelle et tout cela ne suffit pas à la décrire. Une minorité qui possède la. faculté de faire produire et consommer ou la possibilité d’exister à titre parasitaire, sous mille formes diverses : propriété foncière ou mobilière, capital-outils et capital-argent, capital enseignement et capital-éducation.

En regard, une majorité immense, qui ne possède rien, sinon ses bras ou son cerveau ou autres organes productifs, qu’elle est contrainte de louer, affermer ou prostituer, non seulement pour se procurer de quoi ne pas mourir de faim, mais encore afin de permettre à un petit nombre détenteur de la puissance propriété ou valeur d’échange, de vivre, à ses dépens, plus ou moins grassement. Une masse, riches et pauvres, esclaves de préjugés séculaires, héréditaires, les uns parce qu’ils y trouvent leur intérêt, les autres parce qu’ils sont plongés dans l’ignorance ou n’en veulent point sortir; une multitude dont le culte est l’argent et le prototype l’homme enrichi ; une foule abrutie par l’abus de l’alcool ou par celui de la débauche; la cohue des dégénérés d’en haut et des dégénérés d’en bas, sans aspirations profondes, sans autre but que celui de parvenir à une situation de jouissance et d’aise, quitte à broyer, s’il le faut, les amis d’hier, devenus les piétinés d’aujourd’hui.

Un provisoire qui menace sans cesse de se transformer en définitif et un définitif qui menace de n’être jamais qu’un provisoire. Des vies qui mentent aux convictions affichées et des convictions qui servent de tremplin aux ambitions louches. Des libres-penseurs qui se révèlent plus cléricaux que les cléricaux et des dévôts qui se découvrent de grossiers matérialistes. Du superficiel qui voudrait passer pour du profond et du profond qui ne parvient pas à se faire prendre au sérieux. Répéter que tout cela c’est le tableau vivant de la société nul n’y contredire. et il n’est cependant personne sachant réfléchir qui ne s’aperçoive que la peinture est mille fois au-dessous de la réalité. Pourquoi ? Parce que sur chaque visage un masque est plaqué; parce que nul ne se préoccupe d’être, parce que tous aspirent uniquement à paraître. Paraître, voilà l’idéal suprême, et si l’on désire si goûlument l’aisance ou la richesse, c’est afin de pouvoir paraître puisqu’en les temps actuels, l’argent seul permet de faire figure.

Cette manie, cette passion, cette course à l’apparence, à ce qui peut la procurer, elle dévore le plus riche, comme le vagabond, le plus instruit comme l’illettré. L’ouvrier qui médit du contremaître souhaite de le devenir à son tour; le négociant qui évalue à un coût sans égal son honneur commercial ne regarde pas à passer des marchés fort peu honorables; le petit boutiquier, membre des comités électoraux patriotes et nationalistes s’empresse de transmettre ses commandes aux fabricants étrangers, dès qu’il y trouve son profit ; le député socialiste, avocat du prolétariat miséreux, entassé dans les parties empuanties de la ville, villégiature dans un château ou habite dans les quartiers aisés de la cité, où l’air s’épand, abondant et pur. Le libre-penseur se marie encore volontiers à l’église et y fait souvent baptiser ses enfants ; le religieux n’ose pas afficher ses idées parce qu’il est bien porté de ridiculiser la religion. Où donc trouver la sincérité. Partout s’étend la gangrène. Nous la rencontrons au sein de la famille où souvent père, mère, enfants se haïssent et se trompent tout en se disant qu’ils s’aiment, tout en faisant croire surtout qu’ils s’affectionnent. Nous la voyons à l’œuvre dans le couple où mari et femme, mal assortis, se trahissent sans oser rompre le lien qui les enchaîne. Elle s’étale dans le groupement où chacun cherche à supplanter son voisin dans l’estime du président, du secrétaire ou du trésorier, en attendant de se hisser à leur place lorsqu’ils n’auront plus rien à en tirer. Elle abonde dans les actes de dévouement, les actions d’éclat, dans les conversations privées, dans les harangues officielles. Paraître! Paraître ! paraître : pur, désintéressé, généreux — quand on considère pureté, désintéressement, générosité comme de vaines sornettes — moral honnête, vertueux — quand la probité, la vertu, la moralité sont le moindre souci de ceux qui les professent. —

Où trouver quelqu’un qui échappe à la corruption, qui consente à ne pas paraître ?

Nous ne prétendons pas n’en avoir jamais rencontré. Nous constatons que les personnes sincères, éminemment sincères sont rares. Nous affirmons que le nombre des êtres humains qui œuvrent de façon désintéressée est fort restreint. A tort ou à raison j’ai plus de respect pour l’individu qui m’avoue cyniquement vouloir jouir de la vie en profitant d’autrui que pour le bourgeois libéral et philanthrope, dont les lèvres résonnent de mots grandioses mais dont la fortune s’est édifiée sur l’exploitation dissimulée des malheureux.

On nous objectera que nous nous laissons entraîner par notre indignation; que rien ne prouve, tout d’abord, que notre colère ou nos invectives ne soient pas, elles aussi, une manière de paraître. Attention : ce qu’on trouvera dans ce livre ce sont des observations, des opinions, des thèses, il restera au lecteur à déterminer ce qu’elles valent. Les pages qui vont suivre ne sont point marquées au sceau de l’infaillibilité. Nous ne cherchons point à convertir qui que ce soit à notre point de vue. Nous avons constaté, noté, conclu et pas toujours encore. Notre but est d’amener à réfléchir ceux qui nous parcourent sous réserve d’admettre ou de rejeter ce qui ne cadre pas avec leurs propres conceptions.

On nous objectera encore que c’est traiter la question de trop haut, ou à un point de vue métaphysique, qu’il faut descendre sur le terrain des réalités concrètes; que la réalité, la voici: c’est que la société actuelle est le résultat d’un long processus historique, peut être à ses débuts, que l’humanité ou les différentes humanités en sont tout simplement à chercher ou a préparer leur voie, qu’elles tâtonnent, trébuchent, perdent leur chemin, le retrouvent, progressent, reculent, — qu’elles sont parfois secouées jusqu’à leur base par certaines crises, entraînées, lancées sur la route des destinées, pour ralentir ensuite leur marche ou battre la mesure sur place, — qu’en grattant un peu le poli, le vernis, la surface des civilisations contemporaines, on mettrait à nu les balbutiements, les enfantillages et les superstitions des préhistoriques. Qui le nie ? Nous convenons même que toutes ces choses rendent le « problème humain » singulièrement complexe.

On nous objectera enfin que c’est folie de chercher à découvrir, à établir la responsabilité de l’individu, qu’il est noyé, absorbé dans son environnement, que ses pensées reflètent les pensées et ses gestes, les gestes de ceux qui l’entourent, — qu’il n’en peut être autrement et que si, du haut en bas de l’échelle sociale, l’aspiration c’est paraître et non être, la faute en est au stade actuel de l’évolution générale et non à l’individu, au membre de la société, atome minuscule perdu dans un agrégat formidable.

Nous répondons franchement que nous n’entendons pas écrire pour tous les êtres qui constituent la société. Qu’on nous comprenne bien : nous nous adressons, répétons-le, à « ceux qui réfléchissent » ou « en voie de réfléchir », — à ceux qui s’impatientent d’être contraints d’attendre le grand nombre qui ne peut ou veut réfléchir, — à ceux qui ne s’accommodent pas de l’apparence et que le stade actuel de l’évolution générale ne satisfait point. Nous écrivons pour les curieux, pour les penseurs, pour les critiques, — pour ceux que ne contentent point les formules qui ne se laissent point discuter ou les solutions bouche—trous.

De deux choses l’une : Ou il n’y a rien à faire qu’à laisser se poursuivre lentement l’inévitable évolution, à se courber lâchement devant les circonstances, à assister, passif, au défilé des événements et admettre qu’en attendant mieux, tout est bien dans la meilleure des sociétés. — Nos thèses et nos opinions n’intéresseront point ceux qui partagent cette façon de voir. — Ou bien sans s’armer d’un optimisme exagéré, on peut s’écarter de la grande route, se retirer pour un moment sur une éminence, s’interroger, se sonder sur les racines de son propre malaise. Nous nous adressons à ceux que la société actuelle ne satisfait pas, — à ceux qui ont soif de vie vraie, d’activité réelle et qui ne rencontrent autour d’eux qu’artificiel et irréel. Il en est qui sont altérés d’harmonie et se demandent pourquoi, autour d’eux, abondent le désordre et les luttes fratricides. Ils trouveront peut-être dans le cours de ces pages, une réponse à leurs angoisses.

Concluons : l’esprit qui réfléchit et qui considère attentivement les hommes et les choses rencontre dans l’ensemble de faits qu’on nomme société, une barrière à peu près infranchissable à la vie vraie, libre, indépendante, individuelle. Cela suffit pour qu’il la qualifie de mauvaise et qu’il souhaite sa disparition. Il ne nous reste plus qu’a examiner si ce souhait est réalisable.

I

THE PRESENT SOCIETY

Tableau de la société. — La course à l’apparence. — Complexité du « problème humain ». — Les deux attitudes. — A qui s’adresse cet ouvrage.

A chaos of beings, facts and ideas; a harsh, disorderly struggle, without mercy; a perpetual lie; a wheel that turns blindly, one day lifting us to the pinnacle and the next crushing us ruthlessly: autant d’images qui pourraient dépeindre ce qu’est la société actuelle, si toutefois elle pouvait se dépeindre. Le pinceau du plus grand des peintres et la plume du plus grand des écrivains se briseraient comme verre si on les employait à traduire même un écho lointain du tumulte et de la mêlée que représente le choc des appétits, des aspirations, des haines et des dévouements qui heurtent et mêlent les différentes catégories entre lesquelles se répartissent les hommes.

Qui exprimera jamais exactement la bataille inachevée que se livrent les intérêts particuliers et les besoins collectifs ? les sentiments des individus et les logiques des généralités ? Tout cela constitue la société actuelle et tout cela ne suffit pas à la décrire. Une minorité qui possède la. faculté de faire produire et consommer ou la possibilité d’exister à titre parasitaire, sous mille formes diverses : propriété foncière ou mobilière, capital-outils et capital-argent, capital enseignement et capital-éducation.

En regard, une majorité immense, qui ne possède rien, sinon ses bras ou son cerveau ou autres organes productifs, qu’elle est contrainte de louer, affermer ou prostituer, non seulement pour se procurer de quoi ne pas mourir de faim, mais encore afin de permettre à un petit nombre détenteur de la puissance propriété ou valeur d’échange, de vivre, à ses dépens, plus ou moins grassement. A mass, both rich and poor, all slaves of age-old, inherited prejudices, the first because they find their interests there, and the others because they are immersed in an ignorance from which some does not want them to escape; a multitude whose religion is money and whose apotheosis is the rich man; a mob brutalized by prejudices, by the educational system, by a superficial existence and by the abuse of alcohol or the consumption of adulterated foods; a rabble of degenerates in high places and low, without deep aspirations, without any aim but that of parvenir à une situation de jouissance et d’aise, quitte à broyer, s’il le faut, les amis d’hier, devenus les piétinés d’aujourd’hui.

Something temporary that constantly threatens to transform itself into something permanent, and something permanent that threatens to never be anything but temporary. Some lives that belie their stated convictions, and some convictions that serve as springboards to dubious ambitions. Some free-thinkers who reveal themselves to be more clerical than the clergy, and some devout souls who show themselves to be crude materialists. Something superficial that wants to pass for profound, some profundity that cannot manage to be taken seriously. Répéter que tout cela c’est le tableau vivant de la société nul n’y contredire. et il n’est cependant personne sachant réfléchir qui ne s’aperçoive que la peinture est a thousand times short of the reality. Why? Because on each face a mask is placed; because no one is concerned with being; because they all only aspire to appear. To appear, that is the highest ideal, and if we are so greedy for ease or riches, it is in order to be able to appear, since in our times, money alone allows one to cut a real figure.

That mania, that passion, that rush for appearance, or for the things that can procure it, devours the richest and the vagabond, the best educated and the unlettered alike. The worker who bad-mouths the foreman wants to become him in his turn; the merchant who reckons his commercial honor so high does not consider passing up some rather dishonorable sales; the small shopkeeper, member of the patriotic and nationalist electoral committees, hastens to transmit his orders to foreign manufacturers, just as soon as he finds a profit there; the socialist deputy, advocate of the destitute proletariat that is packed into the foul-smelling parts of the town, vacations in a château or lives in the prosperous quarters of the city, where the air wafts abundant and pure. Le libre-penseur se marie encore volontiers à l’église et y fait souvent baptiser ses enfants ; le religieux n’ose pas afficher ses idées parce qu’il est bien porté de ridiculiser la religion. Où donc trouver la sincérité. Partout s’étend la gangrène. Nous la rencontrons au sein de la famille où souvent père, mère, enfants se haïssent et se trompent tout en se disant qu’ils s’aiment, tout en faisant croire surtout qu’ils s’affectionnent. Nous la voyons à l’œuvre dans le couple où mari et femme, mal assortis, se trahissent sans oser rompre le lien qui les enchaîne. It spreads in the group where each seeks to supplant their neighbor in the esteem of the president, secretary, or treasurer, before pulling themselves up in their place when they no longer have anything gain from them. It abounds in the acts of devotion, in the brilliant actions, in the private conversations, in the official harangues. To appear! To appear! To appear pure, impartial, generous — when we consider purity, impartiality and generosity to be vain trumpery. To appear moral, honest, virtuous, when probity, virtue, and morality are the least concern of those who profess them. —

Where will we find someone who escapes the contagion, qui consente à ne pas paraître ?

Nous ne prétendons pas n’en avoir jamais rencontré. Nous constatons que les personnes sincères, éminemment sincères sont rares. Nous affirmons que le nombre des êtres humains qui œuvrent de façon désintéressée est fort restreint. A tort ou à raison j’ai plus de respect pour l’individu qui m’avoue cyniquement vouloir jouir de la vie en profitant d’autrui que pour le bourgeois libéral et philanthrope, dont les lèvres résonnent de mots grandioses mais dont la fortune s’est édifiée sur l’exploitation dissimulée des malheureux.

On nous objectera que nous nous laissons entraîner par notre indignation; que rien ne prouve, tout d’abord, que notre colère ou nos invectives ne soient pas, elles aussi, une manière de paraître. Attention : ce qu’on trouvera dans ce livre ce sont des observations, des opinions, des thèses, il restera au lecteur à déterminer ce qu’elles valent. Les pages qui vont suivre ne sont point marquées au sceau de l’infaillibilité. Nous ne cherchons point à convertir qui que ce soit à notre point de vue. Nous avons constaté, noté, conclu et pas toujours encore. Notre but est d’amener à réfléchir ceux qui nous parcourent sous réserve d’admettre ou de rejeter ce qui ne cadre pas avec leurs propres conceptions.

It will be objected that we treat the question from too great a height, or from a metaphysical point of view, and that we must descend to the terrain of realities; that the reality is this: that the present Society is the human result of a long historical evolution, perhaps in its infancy, and that humanity or the different humanities are all simply seeking or preparing their way; that they grope, stumble, lose the path, find it again, progress, reverse, — that they are sometimes shaken to their roots by certain crises, carried away, launched on the road of destiny, to then slacken their advance or beat time in place; that by scraping a bit at the polish, the varnish, the surface of contemporary civilizations, we bare the stammering, the childishness, and the superstitions of prehistoric peoples. Qui le nie ? Nous convenons même que toutes ces choses rendent le « problème humain » singulièrement complexe.

Finally, it will be objected that it is folly to seek to discover and establish the responsibility of the individual, that the individual is drowned, absorbed in its environment, that its thoughts reflect the thoughts, and its deeds the deeds of those who surround it, — that it cannot be otherwise and that if, from the top to the bottom of the social ladder, the aspiration is to appear and not to be, the fault is with the present phase of the general evolution and not with the individual element of the social environment, a tiny atom lost, dissolved, in an enormous aggregate.

Nous répondons franchement que nous n’entendons pas écrire pour tous les êtres qui constituent la société. Qu’on nous comprenne bien : nous nous adressons, répétons-le, à « ceux qui réfléchissent » ou « en voie de réfléchir », — à ceux qui s’impatientent d’être contraints d’attendre le grand nombre qui ne peut ou veut réfléchir, — à ceux qui ne s’accommodent pas de l’apparence et que le stade actuel de l’évolution générale ne satisfait point. Nous écrivons pour les curieux, pour les penseurs, pour les critiques, — pour ceux que ne contentent point les formules qui ne se laissent point discuter ou les solutions bouche—trous.

De deux choses l’une : Ou there is nothing to do but to let the “inevitable evolution” continue slowly, to bow tamely before circumstances, to witness, passively, the march of events and to accept that, until a better one comes along, all is good in the best of societies. — Our theses, opinions and propositions will not interest those who see things in that way. — Ou bien sans s’armer d’un optimisme exagéré, on peut s’écarter de la grande route, se retirer pour un moment sur une éminence, s’interroger, se sonder sur les racines de son propre malaise. Nous nous adressons à ceux que la société actuelle ne satisfait pas, — à ceux qui ont soif de vie vraie, d’activité réelle et qui ne rencontrent autour d’eux qu’artificiel et irréel. Il en est qui sont altérés d’harmonie et se demandent pourquoi, autour d’eux, abondent le désordre et les luttes fratricides. Ils trouveront peut-être dans le cours de ces pages, une réponse à leurs angoisses.

Concluons : l’esprit qui réfléchit et qui considère attentivement les hommes et les choses rencontre dans l’ensemble de faits qu’on nomme société, une barrière à peu près infranchissable à la vie vraie, libre, indépendante, individuelle. Cela suffit pour qu’il la qualifie de mauvaise et qu’il souhaite sa disparition. Il ne nous reste plus qu’a examiner si ce souhait est réalisable.

PRÉFACE

II

LES RÉFORMATEURS DE LA SOCIETE

On souffre moins parce que certains ont souffert davantage. — Leurs illusions. — Les réformateurs religieux et leurs idées. — Le croyant et le fait religieux. — Les réformateurs légalitaires. — D’où émane la loi. — La loi dans la pratique. — Le bon citoyen, l’état et le fait légal. — Les réformateurs économiques. — Origines du socialisme. — Le fait économique. — Différentes tendances socialistes. — Des voix, non des hommes. — Syndicalisme. — L’idéal socialiste.

Ils sont rares, malgré tout, ceux qui, du haut d’un optimisme béat, proclament que la société est parfaite. Leur rareté est telle que les réformateurs, améliorateurs ou transformateurs de la société sont légion. Il n’est pas exact que tous les hommes soient contents de leur sort; à dire vrai, tout le monde se plaint de son lot, même les mieux partagés. Sans rechercher le degré de sincérité que renferment ces lamentations, le fait est patent et la douleur se proclame universelle. On peut dire que si, sous ses fermes les plus grossières, elle s’est atténuée quelque peu, le résultat en est dû aux quelques uns qui l’ont ressentie, traduite de façon plus aiguë, plus pénétrante, plus vibrante que le reste de leurs semblables. On souffre moins parce que certains ont souffert davantage. On nous fera remarquer que ces quelques-uns-là ont résumé, concrétisé, incarné la souffrance de tous ceux parmi lesquels ils vivaient — qu’ils ont été les porte-voix, les représentants, comme les délégués de la grande masse agonisante et broyée sous le faix de la douleur, incapable d’exprimer sa détresse autrement que par des clameurs confuses. Qui le sait? Ils ont affirmé, crié jusque dans les supplices avoir entendu les sanglots désespérés des multitudes. Nous avons leur témoignage, fort respectable, certes, mais nous ignorons s’ils n’ont pas dénommé souffrances de tous leurs propres souffrances.

C’est de leurs propres angoisses, de leurs propres désespoirs qu’ils nous font part et l’écho de la détresse universelle passe par le prisme de leurs observations, souvent de leurs sentiments généreux.

La vérité c’est que le plus grand obstacle à leur œuvre de libération a été cette foule même qu’ils voulaient affranchir. L’histoire tout entière s’en porte garant : à chaque page, on y raconte que des hommes supérieurs, de cœur et d’intelligence vastes, se sont donnés, sacrifiés, pour le plus grand nombre qui les trahit ou les abandonna lorsque sonna l’heure de Faction ou celle du péril.

Il devient secondaire, après cela, de s’inquiéter s’ils traduisaient les aspirations de gens qui les délaissaient au moment du besoin. Si nous pouvions projeter la lueur d’un fanal dans les profondeurs de leur être intérieur, nous y verrions ceci sans doute, c’est qu’en pourrissant au fond des cachots, en gravissant les marches des échafauds ou les degrés des buchers, ils goûtaient cette volupté âpre, profonde que ressent quiconque souffre parce qu’il a mis d’accord sa vie extérieure et ses convictions, ses persuasions intimes.

J’en reviens aux « réformateurs de la société ». Il serait fastidieux d’en énumérer toutes les classes et sous—classes entre lesquelles ils se cataloguent. Un gros volume n’y suffirait pas et ce n’est pas le but de notre livre. Trois grandes divisions suffiront à les embrasser tous.

Les plus anciens en date sont les réformateurs religieux. Leur œuvre et leurs prétentions n’ont guère d’importance à l’heure actuelle, où, à la clarté de la libre-recherche et du libre-examen, les dogmes reculent et s’enfuient, honteux, dans les ténèbres du passé, telles des chauves-souris qui, surprises par une lueur aveuglante, battent en retraite dans l’ombre des cavernes. Leurs projets ne présentent plus qu’un intérêt rétrospectif. Leurs fantaisies eurent de la valeur dans les temps — pas toujours très reculés — où les hommes même les mieux doués, craintifs en face des phénomènes naturels mal expliqués ou des incidents fortuits de l’existence cherchaient un recours, un appui, une réponse à leurs questions dans une intervention extra-humaine. Car c’est à une intervention extrahumaine, extranaturelle, volonté de la divinité ou révélation de sa volonté qu’en reviennent toujours les réformateurs religieux. Le membre de la société, ou plutôt la créature, est un jouet aux mains du créateur; le grand drame de l’évolution des groupements humains, l’inégalité des naissances ou des aptitudes, la main mise des puissants et des arrogants sur le reste des hommes, tout cela provient du bon vouloir de la divinité — c’est l’expression tangible de son ouvrage. « Que sa volonté soit faite », voilà le dernier mot des âmes les plus spirituelles, les plus éperdument religieuses, même quand cette soi-disant volonté implique annihilement de la personnalité individuelle, acceptation passive de tout ce qui étouffe la croissance et l’épanouissement de la vie personnelle.

Les réformateurs religieux n’ont jamais atteint que deux résultats : ou, sous prétexte de réformes, plonger leurs disciples dans un abîme de résignation et d’atrophie plus profond encore que le gouffre d’où ils prétendaient les tirer, — ou bien, s’ils ont montré quelque sincérité, amener leurs partisans à les dépasser, à devenir non plus des modificateurs des formes religieuses, mais des critiques de la base religieuse elle-même. Tel fut le cas de la Réforme qui aboutit loin du but que lui assignaient ses initiateurs : aux libres-penseurs du dix-huitième siècle d’abord, à la diffusion de l’esprit critique contemporain ensuite, à l’anarchisme enfin, que l’on peut considérer comme le point culminant, normal et logique, de l’évolution de la libre-pensée. Nous y reviendrons.

Quelles réformes, quelles transformations nous ont proposées les réformateurs religieux ? généralement, le retour à une conception religieuse de jadis, abandonnée ou défigurée par des zélateurs corrompus ou attiédis. Quels idéals ont-ils présentés ; Une divinité unique ou partagée, un panthéon de dieux ou de demi-dieux doués ou affligés de tous les attributs, de toutes les qualités, de tous les défauts, de toutes les sottises dont les mortels se parent ou se déparent. Scandinaves ou sémites, hindous ou américains, ils en reviennent tous là : à des dieux œuvrant, besognant comme des hommes pour que des hommes deviennent des dieux. La grande marotte des réformateurs religieux, c’est de pousser l’homme à devenir semblable à dieu ou à s’annihiler en lui, sinon en ce bas-monde, du moins en l’autre, puisque — soupape de sûreté et encouragement à la veulerie — un jour luira après la mort, où la créature élue contemplera le créateur « face à face », où l’âme se complaira en d’éternelles béatitudes, où l’esprit retournera à l’Esprit. Qu’importe que le nom de ce lieu de délices varie selon les races ou les climats et qu’il se nomme Paradis, Champs-Elysées, Walhalla ou Nirvana.

Nous entendons les objections : nous sommes trop exclusifs, nous faisons bon marché et de l’élévation où planent les métaphysiques théologiques et du grand mystère qui gît à la racine des religions, la lutte entre le bien et le mal, le beau et le laid, le grand et le vil, le pur et l’impur ! Les religions parlèrent le langage de leur temps, c’est entendu, nous fait-on remarquer, mais leur vision dernière c’était le triomphe du juste et du bon qu’elles symbolisaient en des images frappant l’imagination. Nous ne nierons pas l’importance des religions dans l’histoire du développement des hommes ; c’est un stade par lequel il dut passer. Pour le reste, ce que les prêtres acclamaient, c’était surtout le triomphe du dogme sur la libre recherche, du tyran sur le révolté. C’est Prométhée qui a. raison contre Jupiter et Satan, contre Jéhovah…

La grandeur de la théologie, en y regardant de près, s’évanouit en casuistique. Si jamais les subtilités théologiques avaient atteint le degré d’élévation qu’on prétend, il ne resterait qu’à en tirer une conclusion : le regret de savoir que des cerveaux bien doués se soient livrés à pareils jeux d’esprit. Finalement, nul ne songe à nier le désintéressement, la sincérité, l’enthousiasme pur de maint réformateur religieux dont les idées ne purent dépasser les conceptions courantes. Ils ont droit à notre appréciation, à rien d’autre.

Résumons : les réformateurs religieux ont :

a) pour idéal humain le croyant : il leur est impossible de donner une éducation autre qu’une éducation basée sur la foi, cette vertu « indémontrable » ; le croyant, l’homme qui a la foi — quelle que soit son instruction ou ses aptitudes — ne franchira jamais certaines frontières, n’osera pas goûter aux fruits que produit « l’arbre du bien et du mal », n’expérimentera point toutes choses; c’est un timoré : il a peur de se trouver face à face avec un fait qui détruise sa foi ;

b) pour idéal moral : Dieu, c’est a dire une entité fictive, scientifiquement indémontrable, prétendue extra humaine et en réalité créée par l’homme, produit de son imagination;

c) pour idéal social : le règne de Dieu sur la terre, autrement dit une société où n’habiteraient plus que des prêtres, chargés d’expliquer et de commenter la volonté de la divinité, et des croyants contraints à l’accomplir : En un mot, une société basée sur le fait divin.

Si ceux qui proposent une réforme religieuse de la société perdent du terrain chaque jour, un terrain irrémédiablement perdu, il n’en va pas de même pour les réformateurs légalitaires, autrement dit ceux qui ne sauraient concevoir la société que basée sur un code de réglementations et d’ordonnances désignées par abstraction : la loi. Les réformateurs légalitaires admettent que la société actuelle n’est pas parfaite, qu’elle est loin d’être parfaite, lui concèdent d’être perfectible, éminemment, infiniment perfectible ; ils prétendent en même temps que les imperfections de la société proviennent des défectuosités des lois, insuffisamment. ou injustement appliquées, mais ils ajoutent que si ces lois étaient modifiées, remaniées dans un sens plus généreux, plus équitable, appliquées plus humainement, cette même société, sans en devenir parfaite, se transformerait en un séjour de plus en plus supportable et agréable à habiter.

Nulle agglomération d’hommes, disent-ils, ne peut subsister sans lois écrites, réglementant les droits et les devoirs de chacun, en fixant les infractions, déterminant leurs châtiments. Aux lois, à la Loi, leur expression idéale, le citoyen doit obéir, comme le croyant obéit à la divinité. Aux commentateurs de la loi, il doit la même déférence respectueuse que le fidèle aux interprètes de la volonté divine. C’est à la conformité de ses actes extérieurs avec la loi qu’on reconnait le citoyen modèle. L’idéal des légalitaires, l’idéal type, c’est le « bon citoyen » qui, par obéissance à la loi, par amour pour elle, fait litière de son indépendance, de ses aspirations personnelles même les plus légitimes, de ses affections, s’il le faut; — se sacrifie lui-même et, le cas échéant, ceux qui lui sont les plus chers. Dura lex, sed lex.

La loi peut émaner d’un seul, comme c’est le cas pour les autocraties ; en réalité, à part d’extraordinaires exceptions, el-le n’émane jamais du monarque seul, même dans les régimes les plus absolutistes. Les lois en vigueur sont l’expression des intérêts ou des conceptions de la camarilla groupée autour du trône, des partisans de la dynastie régnante.

La loi peut encore émaner d’un petit nombre d’individus, influents dans l’État, dans les mains desquels se trouve concentrée la gestion gouvernementale, — que ces privilégiés soient des prêtres, comme dans le cas des théocraties, si fréquentes dans l’antiquité, où la loi reposait le plus souvent sur des fondations mystiques; ou des laïques, comme dans le cas des aristocraties ou des oligarchies dont l’exemple très étudié nous est fourni par les républiques italiennes du moyen âge. Dans ce cas-là, les lois sont purement destinées à conserver en possession de la domination politique et économique un petit nombre de familles dont l’œuvre consiste à faire admettre, tantôt comme révélation divine, tantôt comme indispensable à la sûreté de l’État, la nécessité de la continuité de leur autorité.

La loi peut encore paraître émaner du plus grand nombre, de la majorité des citoyens, être l’expression de la « souveraineté populaire», comme on le prétend dans le cas des démocraties, monarchies constitutionnelles ou républiques. Ce n’est qu’une apparence, car dans nos collectivités contemporaines l’éducation donnée aux masses fait d‘elles un reflet des idées et des intérêts des « classes dirigeantes » de la « bourgeoisie », les lois démocratiques ne formulent que ces idées ou ces intérêts.

Dans la pratique la loi se résume en ceci : qu’étant admis certains principes régissant les sociétés, principes civiques, moraux, économiques, etc., il s’agit de formuler une règle d’application qui détermine les circonstances dans lesquelles le sujet ou le citoyen affermit ou met en danger lesdits principes. Prenons le principe de la propriété, pierre angulaire du droit civil; la tâche de la loi consistera non seulement à confirmer en leurs droits ceux qui possèdent, mais encore à les protéger contre les attaques de ceux qui attenteraient à ces droits.

La loi déterminera dans quelles conditions la propriété s’acquiert, dans quelles conditions elle se perd, dans quelles conditions encore elle se transmet; elle déterminera en outre les châtiments qu’il convient d’infliger à ceux qui tentent de s’approprier la propriété d’autrui; elle établira la signification juridique des faits qualifiés « violence », « ruse », « fraude », « dol ». Elle n’ira pas au delà. La loi ne s’occupera pas s’il est juste ou injuste que la propriété ou le capital soient concentrés dans les mains de quelques-uns, si cet accaparement lui-même n’est pas la cause des attaques à la propriété. Elle n’en a cure.

Autre exemple : les lois constitutionnelles françaises décrètent que tout citoyen est majeur à 21 ans et qu’il jouit à ce moment de ce qu’on nomme ses droits civils et politiques. Elle ne se préoccupe pas de la capacité morale de l’individu mis ainsi à même de choisir les législateurs, elle ne s’inquiète pas s’il possède la moindre notion de la gestion des affaires publiques, il peut être menteur, fourbe, lâche, ivrogne, professer les idées les plus rétrogrades, savoir à peine lire et écrire, la loi n’en a cure.

Prenons encore le mariage, qui joue un très grand rôle dans le droit actuel. Deux êtres humains se présentent devant un officier d’état civil et les voici liés, — sinon pour la vie puisque le divorce, tout long et coûteux qu’il soit à obtenir, peut dissocier le lien conjugal, — mais pour une période toujours assez longue durant laquelle l’un des conjoints, le mari, exerce sur l’autre une autorité à laquelle ce dernier ne peut que rarement Se soustraire. La loi ne s’inquiètera pas si c’est une union dictée par l’amour ou un mariage de convenances, ou bien un accouplement arrangé par des parents soucieux bien plus d’unir des intérêts que des affection. Elle ne se demande pas s’il y a eu tromperie, dissimulation de caractère ou de tempérament, si les conjoints sont qualifiés pour remplir le rôle d’ép0ux, si leur union est le fruit d’un attachement mutuel, ou le résultat d’un entraînement sensuel, passager, flambée de paille. La loi n’en a cure.

Un criminel paraît devant un tribunal, peu importe le délit. Que va-t-il se produire î? C’est que mécaniquement, un juge, d’origine et d’éducation bourgeoises, lui infligera la peine que le code prescrit pour des fautes identiques à celle qu’on lui reproche. Ce n’est que dans certains cas et grâce au jeu de circonstances atténuantes arbitrairement et très souvent erronément appliquées qu’il adoucira le châtiment. Drapé dans sa robe de pourpre et d‘hermine, défenseur de la société et de la loi, il ne s’occupera ni de l’éducation de l’homme qui se présente a sa barre, ni des influences héréditaires qui ont pu déterminer ses actes, ni des péripéties de son existence. Il ne se demandera pas si avant de « tomber », le délinquant n’a pas résisté à cent tentations : il ne se demandera pas si la société elle-même ne lui a pas fourni les moyens de commettre le délit qu’elle lui impute maintenant à défaveur. Il n’en a cure, il condamnera.

En résumé les légalitaires présentent:

a) un idéal humain : le parfait citoyen, l’être qui obéit à la loi. Aussi, l’éducation que l’État dispense au futur citoyen a-t-elle pour but, selon un programme bien arrêté, de le pénétrer de respect à l’égard des faits, des gestes et des hommes qui consacrent, protègent et perpétuent les choses reconnues bienfondées par la loi ;

b) un idéal morale : la loi, une abstraction, de création purement humaine, mais essentiellement restrictive des besoins, des aspirations du membre de la société envisagé comme individu ;

c) un idéal social : l’État, une société où les rapports entre les hommes sont uniquement conçus et réalisés dans les limites établies par la loi, en d’autres termes, basée sur le fait légal.

En opposition apparente avec les théories des réformateurs religieux et légalitaires, avec le but évident de les évincer, se dressent, derniers venus et déjà puissants, ceux que nous dénommerons les réformateurs économiques, ceux qui fondent la vie des agglomérations humaines sur l’arrangement de la production, de la distribution et de la consommation des choses nécessaires à. la subsistance des membres des sociétés, autrement dit les socialistes.

Bien que le socialisme collectiviste, le socialisme scientifique se targue d’origines récentes et que le communisme, nuance du socialisme, ne prétende parfois remonter au delà du début du XIXe siècle, il est hors de doute que les différentes écoles socialistes comptent de nombreux précurseurs, surtout parmi les sectes chrétiennes du moyen-âge. En France, en Allemagne, dans les Pays-Bas et ailleurs ont abondé les socialistes ou communistes qui prétendaient tirer des idées évangéliques leurs idées d’égalité économique, de mise en commun de la richesse collective. Les épisodes historiques auxquels Albigeois, Vaudois, Anabaptistes, Niveleurs et bien d’autres encore ont attaché leur nom et dû de passer à la postérité en sont une preuve suffisante ; au temps de Cromwell, Winstanley le piocheur rédigeait une charte collectiviste. Sans aucun doute ces épisodes nous parviennent sous une forme légendaire, ou tronquée et défigurée par la malignité des chroniqueurs contemporains; les annales judiciaires, cela va sans dire, nous représentent ces précurseurs comme des bandits de grand chemin ou des possédés du démon et il faut deviner plutôt que rétablir la vérité quand on parcourt le jargon juridique qui motive les condamnations à mort de tant d’entre eux. Il nous reste les romans des utopistes dont nous prendrons Thomas Morus comme type.

D’ailleurs l’idée d’égalité économique a. toujours persisté, latente, parmi les chrétiens hétérodoxes : c’est une tradition qui parait remonter loin, à commencer par l’agglomération judéo-chrétienne de Jérusalem, qui au lendemain de la disparition de Jésus de Nazareth se constituait en groupement collectiviste volontaire. C’est peut-être une légende, qui ne ferait que prouver l’ancienneté de la tradition. Quoiqu’il en soit, la forme scientifique du collectivisme ou du communisme contemporain n’est qu’une adaptation à l’esprit des temps actuels du christianisme, considéré économiquement; nous ne soulevons cette thèse qu’en passant, mais il est curieux et instructif de constater qu’à l’instar du christianisme, surtout du catholicisme — et sous une terminologie autre — le socialisme et le christianisme préconisent l’amour entre les hommes, tous les hommes, qu’ils appellent chacun et tous au banquet de la vie sans réclamer d’effort autre qu’une adhésion extérieure à un programme, nous allions dire à un credo. C’est avec raison qu’en a pu qualifier le socialisme : « La religion du fait économique ».

Sous sa forme actuelle, le socialisme affirme et se fait fort de prouver que le problème humain consiste uniquement en un fait économique, que si la répartition de la production humaine s’opérait équitablement, grâce à une organisation adéquate, chacun recevrait la part représentant sa consommation, que du même coup se trouveraient résolues les aspirations ou les difficultés d’ordre éthique, intellectuel, sentimental même. L’homme n’intéresse le socialisme qu’envisagé sous son double rôle, de sa double fonction de producteur et de consommateur. La société fonctionnera donc parfaitement dés que les socialistes se trouveront dans les conditions requises pour y organiser le travail et y répartir les produits.

Nombreux sont les moyens proposés pour atteindre ce but, tout différents qu’ils soient selon les périodes et les races. Pour revenir à une idée que nous n’avons fait qu’effleurer, le socialisme a ceci de commun avec le catholicisme qu’il renferme en ses rangs tous les tempéraments, tous les caractères imaginables, toutes les mentalités; on ne peut s’en étonner puisque l’unique lien qui réunit les socialistes est un lien purement extérieur; La thèse est d’une simplicité enfantine : qu’en nous mette à même, disent les socialistes, de nous emparer de la puissance nécessaire pour administrer la société et, bon gré, mal gré, nous appliquerons nos doctrines.

En dépit d’un antagonisme apparent, on s’aperçoit bientôt, à l’étude, que loin de se combattre les moyens proposés pour conquérir cette puissance se complètent. Parmi les socialistes, les uns veulent employer la violence révolutionnaire et s’emparer par la force de l’administration des choses, les autres comptent sur le bulletin de vote pour parvenir plus rapidement à ce qu’il est d’usage de nommer« la conquête des pouvoirs publics ». En France et dans les pays latins, le socialisme se proclame matérialiste, il est violemment athée et sensualiste; en Allemagne, il est moniste et haeckelien ; dans les pays anglo-saxons, il fraye volontiers avec le christianisme et on peut citer des « leaders » socialistes qui, le dimanche matin, prêchent le sermon dans quelque temple indépendant.

En France, le socialisme se commet avec les antimilitaristes, les antipatriotes et même les syndicalistes anarchisants.

En Allemagne, il est caporaliste et fuit les anarchistes comme la peste.

N’importe où, d’ailleurs, en temps d’élection, un candidat socialiste sait changer de veste, d’antimilitariste avéré se transformer en un vague pacifiste et faire risette aux capitalistes de la circonscription; ne s’agit-il pas avant tout de ne point effrayer l’électeur ? Dans le catholicisme on rencontre ainsi des confesseurs d’une austérité remarquable et d’autres, coulants, qui s’entendent à merveille à absoudre les mondaines de leurs péchés mignons.

Tout cela est logique. Une chose importe : conquérir une position permettant d’organiser la production et la répartition des produits indispensables à l’alimentation des sociétés. Qu’il s’agisse de la manière forte, chère aux socialistes révolutionnaires antiparlementaires, qu’il s’agisse d’une saturation lente et progressive des populations et des assemblées parlementaires, selon le rêve des opportunistes tout en revient à une question de chiffres. Le socialisme n’est pas pour une élite, il est pour tous.

De quelle importance peuvent être les sentiments religieux, les concepts patriotiques ou autres, le maintien des préjugés privés ? Ils n’enlèvent rien à ce fait : c’est que plus le nombre des socialistes croitra, plus rapidement s’avoisinera l’avènement de la Cité Socialiste — non sans avoir traversé toutes les phases de progrès et de recul inséparables d’un mouvement embrassant de vastes collectivités. Qu’importe donc la valeur personnelle de l’électeur socialiste, sa mentalité, son courage ? En temps de scrutin, une voix est .une voix et le bulletin d’un alcoolique vaut celui d’un génie. D’ailleurs qu’auraient à réclamer les impatients, les têtes chaudes du socialisme : ils sont le petit nombre et possèdent leurs représentants dans les conseils du parti.

Il serait puéril de nier l’influence qu’a acquis le socialisme. Il a suscité dans les couches profondes du prolétariat, dans mainte âme généreuse aussi, l’enthousiasme et les espérances que souleva le christianisme parmi les esclaves de l’empire romain. En des temps de superstition, tandis que croulait le prestige des dieux, le christianisme proclame, par la voix d’apôtres d’abord ardents et désintéressés, que devant Dieu, créateur des cieux et de la terre, tous les hommes étaient égaux, chanson douce à l’oreille des déshérités !

De nos jours, alors que le christianisme a fait définitivement faillite, que la révolution française a promulgué, sinon réalisé l’égalité politique, qu’à mesure que diminue le respect du passé l’instruction se répand, de nos jours, disons-nous, le socialisme fait appel aux nécessités immédiates; à celles qui tombent sous les sens : la question sociale, clame-t-il, c’est une question de ventre, Magerfrage, une question d’alimentation ! Dans une société où s’affirment sans cesse des besoins nouveaux, — parfois artificiels, c’est entendu, mais qui n’en réclament pas moins impérieusement satisfaction, comment cet appel ne rencontrerait-il pas d’écho, d’autant plus que pour le répandre et le commenter le socialisme n’a manqué ni de talents, ni de dévoûments.

Sous l’appellation de syndicalisme s’est manifestée récemment une activité révolutionnaire, hostile à l’action parlementaire et politique, — s’efforçant surtout de grouper les ouvriers en syndicats professionnels et d’entretenir dans le monde ouvrier une agitation continuelle. Les moyens préconisés par le syndicalisme consistent à présenter aux employeurs et salarieurs des revendications toujours croissantes, augmentation de salaires, diminution des heures de travail, etc., etc. — à pousser employés et salariés à la grève en cas de refus, de façon à infliger des pertes plus ou moins graves aux capitalistes qui voient ainsi leurs capitaux, machines, outils ou champs, demeurer plus ou moins longtemps improductifs. Le syndicalisme avancé préconise l’action directe, le sabotage, s’affiche antimilitariste, etc. Fils du socialisme, il place à la base de sa conception de la société le fait économique. On peut dire qu’à l’égard du socialisme le syndicalisme remplit le rôle d’aiguillon et on conçoit parfaitement que dans les milieux ouvriers révolutionnaires, son succès ait été vif.

Résumons : Les socialistes présentent :

a) Un idéal humain: le parfait producteur et le consommateur parfait, l’être humain dont la vie intégrale consisterait à s’adapter à une organisation de l’activité productrice telle que sa consommation lui soit assurée. L’enseignement socialiste tend â rapporter au fait économique tous les aspects du développement des sociétés humaines : éthiques aussi bien qu’économiques;

b) Un idéal moral : le droit pour tous à la vie économique, la disparition des inégalités, fruit du capitalisme, et l’abolition de la propriété, fruit de l’exploitation ;

c) Un idéal social : l’état collectiviste. Une société basée sur le fait économique; en d’autres termes une société où les rapports entre les hommes étant déterminés par la réglementation mathématique ou scientifique de la satisfaction des besoins de chacun, on ne connaîtra plus ni concurrence économique ni lutte pour la vie.

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III

LES ANARCHISTES ET LA SOCIETE

Une lacune comblée. — Anarchie, anarchiste, anarchisme, définitions étymologique. — Les origines de l’anarchisme. — L’anarchisme et l’Internationale. — De déterminé à déterminant. — L’anarchiste, l’individu conscient et la société anarchiste.

Il semblerait qu’après avoir parlé des réformateurs ou transformateurs de la société, considérés au triple point de vue religieux, légalitaire et économique, la liste en fut close. Nullement. En examinant à fond les projets proposés, on s’aperçoit bien vite d’une lacune : les réformateurs religieux considèrent l’individu comme une occasion pour la divinité de manifester ses desseins, les légalitaires l’envisagent comme fonction de la loi et les socialistes le regardent comme un outil, une sorte de machine à produire et consommer. Les uns ct les autres négligent l’individu considéré en tant que personne ; ils proclament sa responsabilité tantôt vis à vis de dieu, tantôt vis à vis de la loi, tantôt vis à vis de la société, jamais vis à vis de soi-même; ils voudraient en faire un instrument malléable, utile à leurs fins, ils l’ignorent en tant qu’être individuel. Or, c’est cette lacune que comble l’anarchisme.

On a beaucoup ergoté et discuté sur le rôle, la valeur, la signification réelle du mouvement anarchiste. On l’a catalogué à tort et à raison. On l’a assimilé au terrorisme et au nihilisme; on l’a rattaché au socialisme, dont il devenait le franc-tireur; on l’a englobé dans le syndicalisme révolutionnaire; on l’a rendu synonyme d’individualisme. On l’a fait découler de Babeuf, de Saint-Simon, de Fourier, de Proudhon, de l’Internationale, du christianisme original. On l’a accommodé à toutes sortes de sauces.

Nous allons tenter de jeter quelque clarté dans cette confusion voulue par certains, exploitée par beaucoup. Il n’est pas notre intention de formuler un dogme ou de fournir les bases d’un code anarchiste; nous ne serions heureusement pas suivis, puis nous suivons un plan qui écarte toute idée d’exclusivisme, puisqu’il consiste à présenter des Opinions, des thèses, à en tirer des conclusions qu’il est facile de vérifier, d’admettre ou de rejeter.

Le vocable anarchie vient de deux mots grecs qui signifient à peu près négation ou absence de gouvernement, d’autorité, de commandement. Il est pris parfois dans le sens de désordre, signification qui ne nous intéresse pas. Par extension, il désigne une certaine conception philosophique de la société ou de la vie individuelle qui exclut l’idée de gouvernement ou d’autorité; — l’anarchiste, c’est le protagoniste, le « réalisateur » des idées ou des faits conséquence de ou aboutissant à l’anarchie; — l’anarchisme, c’est — examiné au point de vue spéculatif ou pratique ou encore descriptif — l’ensemble des idées et des faits qui résultent de ou amènent à l’anarchie.

Pratiquement, on peut, nous semble-t-il, considérer comme anarchiste tout être qu’une réflexion sérieuse, consciente, a conduit à rejeter, à nier toute autorité ou coercition extérieure à soi, que cette autorité soit d’ordre gouvernemental, intellectuel ou économique.

On peut commenter cette explication de plusieurs façons : on peut dire qu’est anarchiste quiconque rejette consciemment la domination de l’homme sur l’homme et son corollaire économique : l’exploitation de l’homme par l’homme, ou qu’est anarchiste quiconque conçoit la société comme un fait de libres ententes individuelles.

Il est difficile de définir l’origine historique du mouvement anarchiste. Fut sans contredit anarchiste le premier homme qui réagit consciemment contre l’oppression d’un seul ou d’une collectivité ; cela nous mènerait par delà les temps préhistoriques. La légende et l’histoire citent des noms Diogène, Robin Hood, peuvent être considérés à différents points de vue comme des types d’anarchistes. Les débuts philosophiques du mouvement anarchiste actuel semblent remonter à la Renaissance, plus exactement à la Réforme laquelle, semant dans les esprits les idées de libre-examen et de libre-recherche en matière biblique, dépassa le but de ses initiateurs et aboutit à la diffusion de l’esprit critique dans tous les domaines. Le mouvement de la libre-pensée était né, mais au lieu de se développer, d’aller jusqu’à la critique rationnelle des institutions et des conventions humaines, il n’est plus qu’un instrument docile aux mains d’un parti politique, il s’est attardé à la dissection des fables puériles sur lesquelles les chrétiens orthodoxes édifient leurs croyances. Ce mouvement s’est arrêté là et n’a pas suivi les plus hardis de ses propagandistes.

Survient le mouvement anarchiste, complétant et achevant l’œuvre de la libre-pensée, soumettant à l’analyse individuelle chartes et lois, morales et programmes d’enseignement, conditions économiques et rapports sociaux de toute espèce; l’anarchie est devenu le mouvement d’opposition le plus dangereux qu’aient jamais rencontré les tyrannies gouvernementales. Aussi les anarchistes ont-ils vu se déchaîner sur eux d’inimaginables persécutions et cela dans la mesure où, conséquents avec leurs déclarations, ils allaient jusqu’au bout dans leurs attaques et leur résistance: ils se sont vus mettre au ban de la société civilisée, traquer comme des bêtes fauves, sans autre motif souvent que des paroles ou des écrits véhéments.

On a coutume de rattacher historiquement l’anarchie au mouvement ouvrier qui sous le nom d’Internationale fleurit vers la fin du règne de Napoléon III. C’est inexact: La haine et les invectives dont Karl Marx, le grand prophète du socialisme scientifique, poursuivit Michel Bakounine n’eut pas pour cause des divergences profondes de vues intellectuelles ou éthiques. Bakounine et ses amis furent expulsés de l’Internationale parce que fédéralistes, décentralisateurs, insurrectionnels, hostiles à la forme étatiste — conquête des sièges parlementaires — qu’allait prendre l’activité socialiste. Les amis de Bakounine, les fédéralistes,. se proclamaient nettement collectivistes et certains d’entre eux reprochent aujourd’hui au socialisme d’avoir accaparé ce qualificatif; ce furent des fédéralistes qui traduisirent et répondirent dans les pays méditerranéens le Capital, l’œuvre maîtresse de Marx. Certes, Bakounine fut un anarchisant, violemment souvent et profondément parfois, bien plus que ne le sont maint de ses continuateurs, mais si on étudie soigneusement le mouvement de la fédération jurassienne (et loin de nous la pensée de méconnaître l’œuvre qu’elle fît en son temps), on y rencontrera toutes les réminiscences du socialisme d’autrefois, croyances en l’égalité, la fraternité entre tous les hommes, idées de solidarité et d’amour universels, de société future, de la révolution salvatrice et transformatrice immédiate du genre humain, conceptions que l’anarchisme soumet comme les autres à l’analyse individuelle et qui n’ont rien de spécifiquement anarchiste. La vérité, c’est que les fédéralistes de l’Internationale se montrèrent anarchisants quant à la conception de la tactique et de l’organisation du mouvement socialiste. Pour le reste, rien ne les différenciait des socialistes révolutionnaires d’alors.

En-dehors, hors parti, sorte d’enfants perdus, antithèses vivantes du socialisme, comme nous espérons le faire clairement ressortir de cette série d’études, les anarchistes se trouvent, sur tous les points, en désaccord avec la société actuelle. Si c’est le besoin, l’envie, la démangeaison de paraître qui caractérise les hommes de nos jours, c’est la passion d’être qui distingue l’anarchiste. Avant tout, surtout, l‘anarchiste est ou en voie d’être (wird). Parce qu’il se place au delà des règles courantes, des autorités qui les régissent, l’anarchisme n’est pas uniquement une doctrine, une attitude, c’est une vie. Ce n’est pas un système, un recueil de prescriptions, une philosophie stérile, c’est une application constante, une réalisation, une activité de chaque jour ! Si l’anarchiste nie la loi, s’élève contre l’autorité de ses représentants, contre les actes des exécutifs de la société, c’est parce qu’il affirme pouvoir se servir de loi à soi-même et trouver en soi le ressort nécessaire pour exister et se conduire, cela sans intervention extérieure, sans compromissions non plus. Il ne conçoit de sociétés, autres, avons-nous dit, que des groupements de camarades unis par la commune entente et le libre travail. Les sociétés où il se développe ont besoin pour se perpétuer, pour continuer d’exister, de faire appel à mille genres d’autorités: autorité de dieu, autorité de législateurs, autorité de la richesse, de la considération, de la respectabilité, des ancêtres, des programmes de toute espèce. L’anarchiste, se réclamant de soi-même, examine, considère toutes choses, accepte ou rejette selon que les idées proposées ou exposées cadrent ou non avec sa conception de la vie ou ses aspirations individuelles. Tous les hommes acceptent d’être déterminés par leur milieu; l’anarchiste s’efforce, lui — sous les réserves inéluctables d’ordre physique — d’abord de se déterminer soi-même, ensuite de jouer le rôle de déterminant du milieu.

Concluons : Les anarchistes présentent :

a) Un idéal humain : l’anarchiste, l’individu niant l’autorité et son corollaire économique l’exploitation; l’être dont la vie consiste en une réaction continuelle contre un milieu qui ne peut, qui ne veut ni le comprendre ni l’approuver, puisque les constituants de ce milieu sont les esclaves de l’ignorance, de l’apathie, des tares ancestrales, du respect des choses établies;

b) Un idéal moral : l’individu conscient, en voie d’émancipation, tendant vers la réalisation d’un type nouveau : l’homme qui ne ressent aucun besoin de réglementation ou contrainte extérieure parce qu’il possède assez de puissance de volition pour déterminer ses besoins personnels et garder son équilibre individuel ;

c) Un idéal moral: la société anarchiste, une société où les hommes détermineraient leur vie, sous ses aspects intellectuels, éthiques, économiques, par une entente librement consentie et appliquée, respectant la liberté de tous sans nuire à la liberté d’aucun.

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IV

L’ANARCHISTE ET LES RÉFORMEURS DE LA SOCIÉTÉ

Dernières arguties des réformateurs religieux. — Le contrat social. — Producteurs inutiles et besoins superflus. — La solidarité. — Réponse de l’ « anarchiste ». — Argument scientifique.

L’exposé rapide que nous venons de tracer explique l’attitude que prend l’anarchiste vis à vis i des réformateurs de la société. Puisque tous les systèmes de renouvellement ou d’amélioration proposés rejettent à l’arrière plan l’individu, la cellule de l’organisme société, comment l’anarchiste pourrait — il ressentir autre chose qu’indifférence ou hostilité à leur égard. C’est placé sur un plan différent qu’il considère les êtres et les choses.

En vain les réformateurs ou novateurs religieux — dernière ressource — viendront-ils affirmer que la volonté de Dieu, le dessein suprême de la toute sagesse divine c’est de réaliser sur la planète l’entente entre les hommes, de supprimer les inégalités de fortune, d’éducation ; en vain diront-ils que les étapes douloureuses qui constituent la marche de l’humanité vers ce « millénium » étaient nécessaires, indispensables à la perfectibilité collective ; en vain proclameront-ils leur foi inébranlable en l’avènement de ce qu’ils appellent, nous l’avons vu, « le règne de Dieu», synonyme de la cité d’harmonie, d’équité et de fraternité: l’anarchiste demandera par quels moyens tangibles ce dieu tout-amour leur communique sa pensée, quelles notions scientifiques ils ont de son existence, de quel pouvoir il dispose et comment il l’exerce. Acculés, les derniers représentants du mysticisme religieux balbutieront peut-être que Dieu est un sentiment intérieur à l’individu, l’idéal, une catégorie de l’idéal, qu’il n’est pas encore complètement manifeste, qu’il « devient » et autres expressions nuageuses de la même farine qui peuvent satisfaire des croyants très peu orthodoxes, mais pieux encore, et dont un esprit affranchi ne peut se contenter. L’anarchiste répondra simplement qu’il n’est pas d’idéal qui ne soit une création de la volonté humaine. Dire que Dieu est un phénomène de la vie intérieure, une manifestation de la pensée individuelle, c’est dire qu’il n’est pas extra-humainement; or, quel besoin a-t-on d’appeler « Dieu » une aspiration personnelle ?

En vain les légalitaires affirmeront-ils que le luit de la loi est non pas d’opprimer l’individu, mais de lui assurer, selon ce qu’on dénomme le « contrat social », les possibilités de vivre dans la société, possibilités qu’en fait la loi codifie, catalogue, en établissant les droits et les devoirs de chacun vis à vis de la société et de la société vis à vis de chacun. L’anarchiste demandera qui a promulgué ce soi disant contrat social et aura bientôt fait de démontrer, preuves historiques à l’appui qu’il a toujours été imposé aux différentes collectivités par une minorité d’êtres forts ou rusés, prêtres ou mages, soldats heureux ou conquérants, familles renommées, capitalistes puissants. Jamais, nulle part, aucun contrat n’a été proposé librement, consenti librement, appliqué librement. Ce que nous connaissons tous de la société, c’est son appareil de contraintes et de châtiments, ce sont ses exécutifs et ses souteneurs, policiers, gens d’armes et de justice, ce sont ses maisons d’arrêts et ses tribunaux. C’est son enseignement soi-disant laïque, en réalité aussi dogmatique, aussi déprimant, aussi intolérant que l’enseignement clérical.

Pour l’anarchiste, l’état est la forme laïque de l’église comme l’église fut la forme religieuse de l’État, ce sont deux ennemis qui se réconcilient toujours sur le terrain de la domination; qui eût nié jadis la divinité de Jésus, la Trinité ou le mystère de la transsubstantiation, eût été condamné a périr dans les flammes. Qu’on attaque aujourd’hui un peu violemment le dogme propriété ou le dogme patrie, uniquement par la parole et par l’écrit — ou l’un quelconque des dogmes sur lesquels se fondent les institutions civiles au xx° siècle et, vous verrez, l’exemple est là, si la prison ne châtie pas le mécréant coupable d’un tel forfait. Qui parle de contrat social? Des morales désuètes, des préjugés ridicules qui sonnent faux en face des connaissances actuelles et dont, à l’école, on enseigne encore le respect; voilà en réalité le contrat social.

Aux socialistes prétendant que le fait économique domine tous les détails de l’humanité, l’anarchiste objectera que c’est là pure hypothèse, que sans négliger un seul instant la valeur du facteur économique, puisqu’il s’agit d’abord de se sustenter, on ne peut admettre qu’il ait été l’unique cause de tous les événements historiques ; selon les circonstances, les évènements ont eu tantôt une origine politique, tantôt un motif religieux, tantôt un mobile économique, — cela sans parler des influences climatériques. Il a été longtemps l’usage de rapporter toute l’histoire à des causes politiques, de même qu’auparavant on la considérait comme les gestes de « Dieu » parmi les hommes ; la métaphysique socialiste voudrait, elle, tout relier au fait économique. Il est considérablement exagéré de soutenir que la philosophie, les arts, la littérature aient constamment dépendu du fait économique, alors que certaines de leurs périodes indiquent, pour citer un exemple, une influence nettement religieuse.

Examinant de façon critique la question de production et de consommation, l’anarchiste prétend qu’il est visiblement outrancier, dans la société actuelle, de grouper les hommes par professions ou métiers, que c’est en régime de surproduction et d’exploitation capitaliste une classification arbitraire, dangereuse, malsaine même. Le producteur de blé ou de céréales — un des producteurs les plus utiles — ne fait-il pas vivre à ses dépens et à ceux des consommateurs, des intermédiaires et des courtiers de toute espèce ?

Exalter le producteur dans l’état actuel des choses est un pur sophisme. Dans nombre de cas, il produit des objets ou des valeurs inutiles, ou il accomplit un travail sans portée individuelle ni sociale. Les métallurgistes qui travaillent dans les arsenaux, dans les manufactures d’armes ou dans les fonderies de canons font-ils besogne utile ? Les gardiens de prison, douaniers, gratte-papiers des administrations officielles, receveurs d’octroi ou percepteurs de contributions accomplissent-ils œuvre utile ? Les ouvriers adonnés à la fabrication des boissons alcooliques, des apéritifs, amers, « vitriols » de toute espèce, font-ils travail utile ? Les employés de chemin de fer occupés au transport de tant d’objets de luxe superflus, à manutentionner les denrées frelatées ou à envoyer les soldats vers la boucherie remplissent-ils une fonction de quelque utilité ? En vain les maçons qui construisent des prisons, des casernes ou des églises se groupent-ils en syndicats révolutionnaires; en vain les confectionneurs de mitrailleuses, de fusils Lebel ou Vetterli et d’uniformes adhèrent-ils aux Bourses du Travail ? Avant comme après ce sont des producteurs inutiles.

Ce qui est vrai, c’est qu’une grande partie des producteurs vivent en parasites au compte des consommateurs puisqu’une grande partie de la consommation a trait à des besoins artificiels; ce qui est vrai encore, c’est qu’un grand nombre de consommateurs entretiennent, grâce à leurs besoins artificiels, une foule de producteurs inutiles.

Mystiques, légalitaires, socialistes, écrivent et discourent sur une solidarité qui lierait tous les hommes: ceux-ci parce qu’ils se basent sur cette affirmation gratuite que « Dieu » est le père du genre humain, ceux-là parce que la loi est le lien qui rattache les hommes les uns aux autres puisqu’il leur permet de vivre en société, les autres parce que production et consommation sont si inextricablement liées que le producteur est indispensable au consommateur et vice-versa. « Dieu », la loi ou le fait économique, il faut se courber et obéir toujours.

L’anarchiste, lui, ne se courbe pas et, froidement, loyalement, il soumet à la critique cet argument formidable. Solidarité obligée, dit-il, équivaut à point de solidarité du tout : « Je ne suis nullement solidaire de celui qui contribue à maintenir et la domination et l’exploitation et d’une ; je ne suis pas solidaire davantage de quiconque perpétue la survivance des préjugés qui entravent le développement individuel, et de deux; je ne suis pas solidaire ni des consommateurs artificiels ni des producteurs inutiles : je n’en suis solidaire présentement que parce que j’y suis forcé et chaque fois que je trouve l’occasion de m’évader de cette contrainte, j’en profite. Je ne connais de solidarité que celle que j’ai acceptée, débattue, consentie, l’ayant d’abord examinée consciemment. Je ne suis solidaire que de ceux qui conçoivent comme moi la solidarité. » Et devant cette réponse, la « solidarité universelle » se révèle ce qu’elle est réellement : un fantôme.

La tendance de toutes choses semble être de débuter par le diffus, le composé, le grégaire pour tendre au simple à l’unique. L’agrégat tend à se résoudre en unités, le firmament le porte gravé en caractères indélébiles. Jadis, l’homme ne pensait pas ou n’agissait pas individuellement; la tribu ou le clan pensait, agissait pour lui, puis ce furent les chefs de groupe, les matriarches, les patriarches, les pères de famille qui pensèrent ou agirent pour leurs administrés, leurs enfants, leur clientèle (cliens). En d’autres termes, la cellule individu fut à l’origine noyée dans l’organisme-société ou l’organisme-famille; elle tend, malgré tout, à s’affranchir des « archées » ou des « craties » de toute espèce, à se sentir soi-même, à disposer de son sort, à s’unir à qui l’attire. En devançant le temps, à leurs risques et périls les anarchistes pourraient dire qu’ils agissent « scientifiquement», s’ils ne tenaient beaucoup plus à agir en hommes libres.

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V.

LES CHRÉTIENS ET LES ANARCHISTS

Le christianisme primitif. — Jésus. — Un pont infranchissable. — Anarchisme et christianisme sont inconciliables. — Tolstoi et l’idée de la «non-résistance au mal par la violence». – L’anarchisme chrétien. — Résistez.

Y a-t-il un lien de parenté quelconque entre le christianisme et l’anarchisme? Peut-on les concilier? Peut-on soutenir que les anarchistes sont ce que seraient devenus les chrétiens si, au lieu de se cristalliser en des formules et en des rites, poteaux-frontières, le christianisme avait suivi son évolution normale.

Personne n’entend concilier avec le socialisme ou l’anarchisme le christianisme d’aujourd’hui, le christianisme officiel des églises, soutien du coffre-fort et admirateur de la violence gouvernementale. Quand on parle de christianisme anarchiste, social, révolutionnaire même, on n’entend jamais que le « christianisme primitif ». La grande difficulté, c’est que sur cette période de l’histoire chrétienne, nous ne possédons guère de documents sérieux, probants, auxquels on puisse ajouter foi. Les documents ne deviennent historiques qu’au moment où le mouvement chrétien s‘est transformé en une organisation religieuse, une église qui prétend conquérir le monde, qui vise à la suprématie spirituelle et temporelle, grâce à une hiérarchie formidablement agencée. A ce moment là, l’église parait surtout préoccupée de s’assimiler les croyances, les superstitions païennes afin de rallier les dernières dissidences et ses divisions intestines servent de manteau à des desseins politiques. Plus on recule et plus on s’en trouve réduit à des conjectures, qu’on se trouve face à face avec des légendes inconstantes, fuyantes, contradictoires ; nous n’avons même aucune preuve absolument vérifiable de l’existence du fondateur du christianisme, et ses biographes sont si occupés à faire triompher leur peint de vue particulier ou à favoriser les idées du parti qu’ils représentent qu’on a peine à retrouver sons le vernis dont ils recouvrent son histoire la physionomie réelle de Jésus.

Jésus, de naissance irrégulière (peut-être avec du sang grec dans les veines), semble avoir eu davantage de ressentiment contre les pseudo-croyants juifs que contre les oppresseurs romains de la Judée. Nourri de la lecture des grands prophètes israélites, mêlée peut-être à une connaissance de la philosophie grecque, bercé sûrement dès l’enfance par les apocalypses juives, il semble qu’il se soit cru appelé à renouveler les prophètes de jadis, si bien qu’avant ou au lieu de prêcher la révolte contre les étrangers, il préconisa une révolution intérieure; nous dirions aujourd’hui qu’il fit appel à l’éducation avant de faire appel à la révolution. Jésus nous apparait encore comme un homme d’origine modeste, élevé chez un charpentier ou même dans une ferme, comme le voudrait feu E. Crosby, mais que les soucis d’une éducation qu’il s’est due à lui-même ou des voyages ont éloigné du contact immédiat d’autrui. Tout en partageant maintes des superstitions et en adoptant les théories cosmogoniques de son époque, il paraît avoir possédé une haute valeur individuelle et surtout exercé une sérieuse influence sur son entourage; on nous le montre doué de beaucoup de sentiment, d’un vif enthousiasme, débarrassé des conceptions étriquées, abhorrant l’esprit mercantile qui rendait ses compatriotes si détestables.

N’ayant point trouvé d’écho chez les gens aisés, à part deux ou trois bourgeois libéraux ou rabbins, Jésus s’en alla recruter des amis parmi les « péagers et les gens de mauvaise vie » chemineaux, vagabonds, filles publiques et autres gens sans aveu auxquels se mêlèrent plusieurs de ces juifs attendant la venue d’un Messie qui les délivrerait du joug des légions césariennes. Jésus ne semble pas avoir attaché beaucoup d’importance aux lois civiles, comme la propriété, et l’épisode des deux sœurs qu’il aimait tendrement indique Lies mœurs libres. Bref, avec sa poignée de gens inavouables et de fanatiques, il se jeta à l’assaut de l’ecclésiasticisme, du formalisme et de l’hypocrisie israélites, formidable forteresse.

Comme tous les réformateurs religieux, il accusait avec véhémence les pratiquants d’avoir perverti le sens primitif de leur religion, abandonné la vie intérieure et remplacé l’esprit par la lettre, le texte froid, stérile, qui dessèche et qui tue : leur prétendue austérité cachait un sensualisme effronté. Et en opposition avec l’enseignement des rabbins, l’enseignement officiel, Jésus en adopta un qui dut avoir comme base ce conseil: « Si tu fais ceci ou cela, fais-le non parce qu’on t’a dit de le faire mais parce qu’en ton for intérieur tu le trouves bon. » Plus nouveau que bien compris, cet enseignement suscita l’attention et on se pressa relativement autour du jeune propagandiste, dont les invectives contre les puissants et les riches — n’oublions pas que Jésus était doublé d’un démagogue — flattaient l’oreille des déshérités qui l’écoutaient. Les prêtres et les bourgeois ont du sans douté être confondus de l’audace d’un pareil personnage, de mœurs douteuses, aux suiveurs plus douteux encore, qui allait racontant que c’est à l’individu intérieur qu’il faut regarder et non à son apparence extérieure, et qui, d’ailleurs, les avait rabroués assez vertement dans plusieurs rencontres contradictoires. En province, il dut obtenir autant de succès qu’à Jérusalem; on aimait sa simplicité: un bateau, une terrasse, un monticule lui tenaient lieu de chaire. Jésus d’ailleurs ne semble pas avoir fait œuvre de propagande illimitée : il se contentait de semer paroles et idées : « Que celui qui a des oreilles pour entendre entende » : la semence peut tomber sur le bord de la route où les oiseaux la mangeront, sur le terrain pierreux où le soleil la dessèchera, tant pis ! si elle tombe en bonne terre, elle produira au centuple. Il dut d’être sympathique à ce que, nullement ascète, il mangeait et buvait dans les carrefours, avec toute espèce de monde ; sa conversation attirait : il parlait de champs, de fleurs, de moissons, du ciel étoilé… quelle différence avec les prêches empesés de la synagogue.

Un des beaux traits, un trait ineffaçable du caractère de Jésus, ce fut sa confiance en ceux qui le suivirent, sa patience a leur égard. Courageusement, il entreprit leur éducation, excusant leur lâcheté, leur ignorance ; leurs ambitions mesquines, leurs rivalités puériles ne le rebutèrent pas. Bien que ses biographes passent rapidement sur ces côtés — les meilleurs — de sa physionomie morale, ils ressortent à tel point qu’ils éclipsent sans pitié tous les prétendus miracles auxquels les évangélistes donnent tant de place. Le résultat fut qu’alors même que ses partisans ne le comprirent pas, ils ne se séparèrent pas de lui, entendons-nous, jusqu’au danger exclusivement.

Un beau jour éclata la crise inévitable. Grisé par l’enthousiasme, s’attendent probablement à une manifestation en sa faveur et en sa personne d’une puissance extra-humaine, Jésus monta vers Jérusalem au moment des fêtes de Pâques, alors que la ville regorgeait d’israélites venus de tous les points de l’Empire romain. Il se rendit au Temple, haranguant, discutant, provoquant le tumulte. Belle occasion de se débarrasser de l’importun et des conséquences fâcheuses qu’auraient pu avoir ses discours enflammés. En ayant eu vent il semble que Jésus se cacha avec quelques amis; peut-être trahi, il fut vite découvert, appréhendé, arrêté et les autorités romaines et juives tombèrent de suite d’accord pour le faire périr. Il subit son sort avec une certaine faiblesse, due probablement à la chute de ses espérances en une intervention de la divinité et aussi à l’abandon de ses disciples, qui s’étaient errés. D’ailleurs, pour les frapper et éviter qu’ils en fassent un prophète, on avait pris soin de ridiculiser leur chef et de lui infliger un supplice d’ordinaire réservé aux malfaiteurs.

Exemple point neuf, loin d’abattre les siens, le supplice de leur ami ranima leur courage, les électrisa. Hallucinés par l’influence qu’il avait exercé sur eux de son vivant, influence que leur pitoyable conduite grandissait encore, ils se retrouvèrent s’assemblèrent, reconquirent courage et assurance. Le christianisme était né.

Voilà très probablement ce que fut le christianisme à son origine : il se confond avec la personnalité de son initiateur. Que Jésus fut un révolutionnaire, un anarchiste en ce sens qu’il répudia ou combattit l’autorité des prêtres, la morale hypocrite et officielle, la loi écrite et imposée, on peut l’admettre, mais en faisant remarquer que son existence historique importe peu en elle-même. Le fait intéressant — et bien que pour notre part nous pensions que Jésus ait vécu — c’est qu’à un moment donné de l’histoire, en‘ Asie Mineure, des hommes se rencontrèrent qui créèrent un pareil individu-type. Nous avons personnellement entendu des protestants très libéraux déclarer que Jésus était un idéal imaginé par l’âme humaine pour répondre a ses aspirations intérieures.

Ce qui rend difficile une détermination exacte du caractère social du « christianisme primitif », c’est qu’immédiatement après la mort présumée ou réelle de son initiateur, il subit l’influence d’un homme fort instruit, Juif de naissance, Grec d’éducation, un dialecticien de premier ordre, discuteur au premier chef, un enthousiaste visionnaire doublé d’un organisateur consommé, qui le transforma bientôt en une religion universelle et l’achemina vers le catholicisme, — nous voulons parler de Saul de Tarse, autrement dit saint Paul. Amené au christianisme dans des circonstances étranges, sous l’empire d’une hallucination mystique, il parcourut le monde romain présentant Jésus aux uns comme le « Dieu » inconnu; aux autres — les israélites et les judaïsants — comme une sorte de thèse théologique.

Le supplice de l’agitateur galiléen devint la rançon de l’humanité séparée de «Dieu» par le péché originel, le sang répandu sur le mont Golgotha, symbolisa le dernier et suprême sacrifice exigé par l’implacable justice de Jéhovah; plus tard, Jésus s’éleva jusqu’au rang d’Oint du Seigneur, de Christ, de Fils de Dieu… jusqu’à être une personne de Dieu lui-même. Des communautés chrétiennes s’établirent partout; les mystiques s’en mêlèrent ; devant pareil succès les Grecs d’Alexandrie tentèrent de concilier le christianisme avec leurs idées philosophiques : Jésus devint l’incarnation du Verbe, du Logos, de la Raison. Arrêtons, nous nous noierions dans les ondes d’un mysticisme sans fond.

Deux principes vicièrent le christianisme à son origine : sa haine, non du monde, mais de la vie et sa soumission aveugle à la soi-disant volonté de « Dieu ». « Que ta volonté soit faite », s’écriait Jésus au jardin de Gethsémani : voilà l’abime infranchissable qui éloignera toujours des chrétiens les hommes d’initiative, les indépendants, les réfractaires, les révoltés. En vain on torturera les textes pour les jeter comme un pont: le pont croulera. Nous 1Ie voulons pas d’un être surnaturel qui sait le nombre des cheveux de notre tête, mais nous dénie le droit de disposer de nous-mêmes : si un tel Être existait quelque part dans l’Univers notre premier, notre plus impérieux devoir serait de nous insurger contre lui. Point de maîtres, ni de dieux dont ils reflètent l’image. La position de l’homme à genoux est une attitude d’esclave !

Et puis, si le christianisme a valu pour son temps, si à une époque de l’histoire de l’humanité, il a joué un rôle, admettons libérateur, ses mérites passés ne pourront nous faire oublier tout le mal qu’il a infligé aux penseurs indépendants, aux amants de la vie. Il nous semble encore voir luire la flamme des bûchers et entendre les cris de désespoir qui s’élèvent du fond des cachots des inquisitions catholiques, grecques, protestantes. Torquemada, Calvin, Luther, Henri VIII, Loyola, le Saint-Office et le Saint-Synode russe, les dragonnades anglicanes, les missionnaires bottés.

«. . . On reconnaît l’arbre à ses fruits », les fruits, les voilà; certes, ils sont amers. Fruits encore du christianisme, fruits pourris, ce piétisme, ces mômeries, ce moralitéisme, toute cette hypocrisie protestante qui ne considère que l’apparence, qui ne regarde qu’à la respectabilité, qui veut mutiler l’individu sous prétexte de l’affranchir des passions saines qui sont la vie et ne réussit qu’à en faire un être dévoyé, malsain, vicieux.

Si nous insistons plus qu’il ne conviendrait peut être, c’est que nous ne pouvons oublier qu’entraîné par les idées d’un homme d’une grande valeur et d’une excessive véhémence intellectuelle — Léon Tolstoï — nous avons cru possible une conciliation de l’anarchisme avec un certain christianisme épuré. Tolstoï a d’ailleurs trop contribué en un temps à notre émancipation intellectuelle pour que nous ne le reconnaissions pas ici même.

Nul ne niera que le puissant écrivain russe se soit montré profondément anarchiste en appelant l’attention sur l’importance de la responsabilité personnelle dans l’œuvre de la libération collective. Le « salut est en nous » rien de plus exact, et esclave est qui le cherche ailleurs. Mais, en fin de compte, où donc aboutit Tolstoï, après avoir dépouillé le christianisme de son manteau de dogmes et de surnaturel ? Non seulement au mépris de l’amour de la femme, par exemple, au renoncement à l’intensité de la vie, mais encore à la théorie de la « non résistance au mal par la violence ». Loin de nous l’idée de méconnaître ou de diminuer la valeur de la « résistance passive », de l’opposition morale, persévérante, inlassable, lorsqu’elle se traduit par des actes isolés ou collectifs comme le refus du service militaire celui de participer à des fonctions administratives, à la fabrication d’objets inutiles au développement de l’homme : armes, imprimés rétrogrades, ornements d’église, uniformes de toute espèce, — ou bien l’abandon de la culture des champs appartenant aux gros propriétaires fonciers, du travail dans les usines ou ateliers patronaux, ou encore le refus de prendre part à la construction d’églises, casernes, prisons, etc. Cet appel à l’initiative consciente est anarchiste au plus haut point.

Mais les anarchistes entendent résister à l’oppression, à la tyrannie, aux autorités de toutes sortes, résister par la violence s’il le faut, même grâce à la ruse (qui est une forme de la résistance passive), c’est à dire selon les moyens à leur disposition. Qui donc les empêcherait de porter les premiers coups, le cas échéant. Décidément l’ « anarchisme chrétien », l’anarchisme non résistant est un non sens, un contre sens. Par tous les moyens, les anarchistes résistent, et, à ce malencontreux avis : ne « résistez pas au méchant », ils préféreraient adopter la fière devise qu’au temps des dragonnades, les héroïques emmurés de la tour de Constance tracèrent à l’aiguille sur la terrasse de leur donjon : Résistez.

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VI

L’ANARCHISTE ENVISAGÉ COMME RÉAGISSANT CONTRE LA SOCIÉTÉ

L’anarchisme comme vie et comme activité. —— La réaction au sein ou milieu. — pas de lutte, pas de vie. — Attitude de l’anarchiste dans la société actuelle.

Parce que l’anarchisme n’est pas uniquement une philosophie, un système, une méthode, une attitude, parce qu’il est en outre et par dessus tout une vie et une activité, l’anarchiste se trouve immédiatement en contradiction, en opposition avec le milieu et cela, violemment, quoi qu’il fasse. Les systèmes de croyances, les méthodes de conviction, les programmes de toute espèce entre lesquels se partagent les hommes, n’exigent pas, exceptions à part, que leurs fidèles ou leurs adhérents prennent une position aussi tranchée ; les uns n’affectent que l’intellect et leur action n’a aucune répercussion dans la vie quotidienne; les autres reculent à une très longue échéance l’exaucement ou l’accomplissement de leurs vœux : le Paradis resplendit dans l’au-delà, les justes et équitables voix se promulgueront demain, durant la prochaine législature ou quand le ministère sera tombé, la République sociale, la Société Future, l’organisation collectiviste ou communiste mondiale se vérifieront ou se réaliseront, qui sait quand.

Le rejet, sincère, de toute autorité extérieure, de toute exploitation, pose un problème qu’il faut résoudre tous les jours, à toutes les heures, à moins de se laisser entraîner par le courant des compromissions, perdre toute volonté de résister à l’oppression ou vivre en perpétuelle contradiction avec ses convictions.

La réaction au sein du milieu ou la rupture d’équilibre en un milieu donné constitue très probablement la forme élémentaire de la vie, dans tous les cas sa manifestation incontestable. Dans un milieu donné, répétons-nous, que nous supposerons idéalement uniforme, apparait un bouillonnement, une agitation, une fermentation. C’est un signe de réaction, le symptôme d’une forme de vie autre que celle du milieu: il y a rupture d’équilibre. Or, cette vie s’affirmera dans et par la lutte qui va désormais se livrer entre l’ambiance réfractaire, apathique, et cette activité nouvelle. Ne l’oublions pas, en effet, vivre c’est combattre, c’est batailler, c’est s’affirmer et où la lutte cesse, la vie et le mouvement cessent aussi. Personne plus que nous ne regrettera la peine causée par pareille constatation aux visionnaires, aux rêveurs, aux bâtisseurs d’utopies : la lutte peut prendre fin — et c’est là seulement où les harmonistes ont raison — sur le terrain économique, elle ne sera jamais achevée sur le terrain intellectuel, sur celui des relations sociales entre les hommes.

Non seulement, il restera à déchiffrer « les énigmes de l’univers », à arracher au Sphinx, bride par bride, les mots qui livreront la clé de l’inconnu, et qui sait, le secret de « l’inconnaissable » cosmique, mais encore, faudra-t-il établir la comparaison, le renouvellement, la variation des passions raisonnées, des émotions du sentiment, des sensations intensément réfléchies et des mille expériences de la vie. Enfin, se présentera un champ de développement et d’activité individuels dont nous ne pouvons nous faire qu’une piètre idée et qui exigera des hommes autres que nous sommes.

Dans tous les temps et dans tous les domaines des activités humaines, nulle affirmation nouvelle ne s’est produite sans réaction violente contre l’environnement réfractaire, contre le fait acquis. Galilée présente un nouveau système cosmographique dans un milieu scientifique où sont tenus encore comme immuables et la fixité des étoiles et la rotation du soleil autour de la terre : réaction contre le fait acquis scientifique. Michel Servet, dans un milieu chrétien orthodoxe raille, point méchamment, le dogme de la Trinité : réaction contre le fait acquis religieux.

Dans un milieu d’ouvriers habitués à accepter comme paroles d’évangile les conditions de travail imposées par le patronat tout puissant, parait un agitateur qui parle de les discuter ou qui fait ressortir quel intérêt il y aurait pour tous à ce que champs, usines, ateliers soient exploités par tous et dans l’intérêt commun, sous un régime de libre entente : réaction contre le fait acquis économique. Dans une caserne où les soldats sont entraînés automatiquement à subir rudesses ou insultes de leurs supérieurs parait un antimilitariste qui conseille la désertion ou l’emploi des armes pour mettre à la raison les insulteurs : réaction contre le fait acquis discipline.

On pourrait multiplier les exemples : c’est inutile. Tout milieu constitue une force d’inertie, de conservation, une réserve de stagnation qui s’oppose instinctivement, pour ainsi dire, à n’importe quelle tentative novatrice. Tout milieu abhorre d’être dérangé dans sa lente décomposition, car qui dit inertie, stagnation, immobilité sous-entend décomposition. Malheur à ceux qui troublent sa quiétude, qui se mêlent d’entraver ou de précipiter la marche de son anéantissement graduel : toutes les énergies latentes, secouées, excitées, irritées, se retrouveront pour s’efforcer d’engluer, d’étouffer, d’absorber l’impudent trouble-fête.

L’anarchiste réagira ou périra. Point d’issue. Ou il résistera, ou bien il sera englouti. Ou sa voix et ses gestes retentiront, s’affirmeront, détonneront ou bien sa voix s’éteindra dans le brouhaha commun et il accomplira les gestes de tout le monde. Ou, comme tout le monde, il acceptera bénévolement le soi-disant contrat social et la soi-disant solidarité universelle imposés par la force des habitudes et la violence des dirigeants, ou bien, se rebellant, il défendra et soutiendra son droit individuel à la négation de ces soi-disants contrats de solidarité. Ou il ne sera qu’un numéro, qu’un matricule, enrégimenté dans la masse, sans initiative, sans volonté ou bien il s’efforcera d’être soi-même, de disposer de son sort. Et parce qu’il rejettera la solidarité universelle, il sera normalement amené à accomplir des actes ou des gestes que ne saurait admettre ou que réprouvera le contact social. L’état de réaction ne se maintient qu’autant que la lutte perdure; dès que l’état de lutte cesse, la réaction disparait.

La question qu’un anarchiste pourrait avoir le moindre intérêt à la perpétuation de la société ne se pose même pas. Ou la société est « mal faite », ou bien elle fonctionne du mieux qu’il est possible. Si son fonctionnement est le meilleur qu’on puisse appliquer, si elle répond, lecteur, à vos aspirations, vous seriez le dernier des sots et le prince des niais de la combattre. Si elle est « mal faite », vos mouvements ne pourront avoir normalement d’autre dessein que de la détruire, en profitant des moyens mis par les circonstances de votre ingéniosité â votre disposition : tantôt force, tantôt ruse. — L’anarchiste a tout intérêt à voir se hâter, s’accélérer, se précipiter la décomposition du milieu, en l’espèce la société actuelle, et son rôle naturel c’est de jouer en son sein le rôle d’un ferment destructeur : n’importe quel régime ou combinaison la remplaçant qui ne saurait être pire, au point de vue anarchiste.

L’anarchiste ne se retire pas du monde, comme les ermites des premiers siècles, du christianisme : c’est dans le monde, qu’il affirmera son existence, qu’il tentera de vivre sa vie. Il ne piétinera pas sur place, attendant avant de risquer un pas de plus sous l’orme de demain ou du devenir que la multitude des arriérés vienne le rejoindre. Piétiner, c’est reculer, c’est avoir perdu la bataille, c’est s’avouer vaincu. L’anarchiste se rend parfaitement compte qu’une grande partie de ses semblables appartient intellectuellement ou moralement à des espèces qui ont « fait leur temps », inaptes psychologiquement à la conception et à la réalisation d’une vie libre ? Il ne s’attardera pas, disons-nous, dans les pièges d’une sensiblerie inexcusable : quel leurre pitoyable, quel mensonge que cet amour qui embrasse tout le genre humain et qui, mis à l’épreuve, n’aime personne. Plus modeste, plus pratique, plus sincère aussi, l’anarchiste lui, se contente de demeurer attaché à ses camarades de vie, d’initiative et de réaction destructive.

VII

VOLONTÉ DE VIVRE ET VOLONTÉ DE SE REPRODUIRE

Volonté de vivre et lutte pour la vie. — Manifestations de la volonté de se reproduire. — L’individualiste est un type anormal. — La propagande. — L’individualiste bourgeois. — L’anarchiste-communiste.

L’anarchiste ne veut pas seulement vivre; il veut aussi se reproduire. Il n’est pas un « individualiste » au sens réel et profond du terme, il se trouble d’un propagandiste et d’un communiste.

Nous avons dit plus haut que l’apparition d’une réaction au sein d’un milieu constituait la manifestation incontestable d’une activité nouvelle. Autrement dit tout avènement d’une réaction en un milieu vivant, implique la volonté de vivre. Tous les êtres veulent vivre et luttent pour la vie: c’est ce qu’on appelle l’instinct de conservation. Un organisme qui refuserait de vouloir vivre, qui n’affirmerait pas sa « volonté de vivre » pourrait être à juste titre considéré comme un organisme dégénéré, malsain, anormal. Plus on monte dans l’échelle des organismes vivants et plus cette volonté de vivre se manifeste de façon plus complexe. Chez les humains, elle se montre sous une foule de formes, dont les détails varient en rapport des races et même des individus, selon que leur mentalité a atteint un certain niveau de développement.

Mais les organismes vivants, sains, non seulement veulent vivre, ils veulent encore se reproduire, c’est à dire perpétuer, conserver leur espèce. Nous n’en chercherons point les raisons profondes: ce livre n’est pas une thèse de biologie. Il s’agit d’une de ces tendances cosmiques fondamentales dont la répétition et la répercussion ne sont pas encore expliquées intégralement et qui ont place parmi les fondations du « ce qui est ». Nous nous contentons de constater, sans crainte d’être contredit, que tout organisme sain veut se reproduire : que l’organisme vivant qui ne veut pas se reproduire est assimilable à l’organisme qui ne veut pas vivre, qu’il est incomplet, malade ou corrompu.

« L’individualiste », autrement dit l’être qui ne vit que pour soi-même, qui veut vivre uniquement, est une erreur, n’existe pas normalement; il n’en est pas d’exemple, même dans les espèces les moins douées. Parmi les hommes, les individualistes les plus qualifiés ont cherché, sinon à se créer des disciples, à s’entourer d’un cénacle (et c’est encore à vérifier) en tous cas, à répandre leurs écrits, autrement dit à s’assurer une postérité intellectuelle. Qui cherche à s’assurer une postérité intellectuelle ou spirituelle manifeste sa volonté de se reproduire intellectuellement ou spirituellement. Or, chez les humains, si complexes, surtout chez ceux (loués d’une activité cérébrale prononcée, la. volonté de se reproduire génésiquement se double de la volonté de se reproduire intellectuellement, qui souvent surpasse la première. Et de même que les conditions de notre nature entourent de jouissance voluptueuse, de satisfaction nerveuse irréfléchie, l’acte sexuel de reproduction, elles accompagnent de jouissances cérébrales, réfléchies, voluptueusement aiguës, l’acte de reproduction intellectuelle. Il y a analogie absolue. D’ailleurs que représentent, bien considérés, tous ces termes dont nous nous servons : intellectuel, cérébral, sexuel, génésique : des images, des illustrations, des balbutiements, très vraisemblablement des plans, des aspects d’une même raison d’être, d’une même complexion dont les divergences proviennent de l’angle où nous nous plaçons pour envisager chacun d’eux.

Pourquoi les larmes de l’homme de science incompris ? Les lamentations de l’artiste méconnu ? Les soupirs de l’écrivain ignoré ? Les inquiétude du propagandiste délaissé ? Les angoisses du prophète méprisé ? Orgueil ? Ambition ? Plus que cela, des affirmations de leur volonté de se reproduire, de leur crainte de ne pas se survivre en d’autres êtres (1).

La « propagande » n’est pas autre chose que l’affirmation du désir normal de nous retrouver en autrui, de laisser une descendance qui nous continue ou nous complète, au moins en quelques points, moralement ou intellectuellement; de nous entourer d’une ambiance de vibrations sympathiques à nos aspirations, à nos tendances. Elle est la résultante logique de notre fonction d’êtres sociables. XXX

Nous nous refusons à nous laisser qualifier d’individualiste. Le type réel de l’individualiste c’est « le bourgeois » qui garde par devers lui les moyens qui l’ont fait parvenir à une vie inutile et parasitaire, qui ne se sent pas d’aise à l’ouïe de la ruine d’un concurrent, qui cherche à maintenir l’existence d’une société qui lui procure tout un luxe de superfluités et d’artificielles surabondances. L’anarchiste répand, diffuse ses idées. Il ne se contente pas d’être un individu fort, bon, énergiquement conscient, mais c’est dans les milieux même que les bourgeois considèrent comme taillables et corvéables à merci et qu’ils ont déclarés réfractaires à tout développement de l’initiative individuelle qu’en le rencontre, propageant son dégoût et sa haine de la société actuelle, ébranlant, sapant les préjugés et la peur de la vie, s’efforçant d’arracher, d’extirper des cerveaux le respect des choses établies, le culte du qu’en dira-t-on. Pourquoi les incompréhensions ou les apparences d’un succès feraient-elles renoncer l’anarchiste à sa propagande ? Sait-il jamais à qui il a à faire et si les circonstances d’atavisme, d’éducation, les péripéties de la vie n’ont pas fait de qui l’écoute un terrain merveilleusement propre à l’éclosion de la semence qu’il jette.

Nous nous proclamons volontiers « anarchiste-communiste ». L’anarchiste aspire à la vie en commun avec ses camarades, rebelles et réfractaires conscients à toutes les formes de l’autorité et de l’exploitation. L’anarchiste ne nourrit pas la moindre idée de groupements où les faibles seraient les serviteurs des forts, les moins intelligents dominés par les plus rusés, comme nous le verrons plus loin. Loyalement, il se rend compte qu’il ignore si le communisme, mise de toutes choses en commun, répond à la mentalité de tous les êtres ou s’ils sont aptes à la conception, à la réalisation d’une telle vie. Il laisse aux communistes anarchisants, fils du socialisme, l’idée d‘un communisme mondial, amour-universel. Tout ce qu’il peut affirmer, c’est qu’à l’heure où il en parle, l’anarchisme communiste est la conception qui satisfait le mieux sa raison, son sentiment, qui répond le plus exactement à son entendement. De même qu’il repousse l’idée de solidarité imposée, il ne saurait comprendre le communisme autrement que pratiqué volontairement et non imposé, réalisé en entière connaissance de cause par tous ceux qui se sentent appelés à le mettre en pratique.

Point de transformation économique véritable sans individus transformés de pensée et de sentiments. Point d’édifice social solide sans pierres neuves; on ne construira jamais rien de sérieux avec les gravats et les décombres de la société actuelle, même empilés de force. Les anarchistes ne veulent faire de communisme qu’avec les individus aptes à faire l’effort pour le vivre.

(l) On nous objecte les ermites et les dégoûtés qui se suicident. Les ermites absolus sont des types anormaux : les autres étudiaient, travaillaient, rassemblaient des disciples autour deux. Pour ceux qui se suicident : Ou ce sont des individus ayant perdu le goût de la vie (anormaux encore) — ou ne possédant aucun ressort intérieur (ne nous intéressant pas) — ou encore victimes de maladies incurables, tantôt les empêchant d’exister intellectuellement, tantôt leur infligeant d’intolérables souffrances. Dans ce dernier cas, le suicide pourrait être considéré comme une manifestation suprême de la volonté et certains anarchistes ne renonceraient pas à la vie sans tenter un geste d’énergie en rapport avec la cause de l’affection qui les pousse à se détruire. « Tant que son cœur bat, tant que sa chair palpite, Il est inadmissible qu’un être doué de volonté laisse en lui place au désespoir. »

TRANSLATION

VIII

L’EFFORT ET LA JOIE DE VIVRE

Idée de l’effort. — Les parasites. — Les inaptes à l’effort. — La vie belle à vivre individuellement. — L’éducation de la volonté. — Us et non abus. — La joie de vivre.

Si la manifestation perceptible de la vie consiste en une rupture d’équilibre au sein d’un milieu donné, la naissance de toute activité nouvelle implique en même temps un effort, une énergie. Toute réaction contre la puissance conservatrice et la tendance à l’immobilité d’un milieu quelconque constitue un effort. L’histoire de la sélection des espèces nous confirme non seulement cette constatation banale que les mieux doués et les plus aptes subsistèrent, détruisant, remplaçant les espèces moins préparées ou moins équipées pour la lutte pour l’existence et pour la perpétuation de leur propre espèce. Elle nous enseigne encore que si des races survécurent et se propagèrent, c’est grâce à un effort continu, un effort de résistance, d’assimilation et d’absorption, effort à peu près inconscient dans les organismes inférieurs, mais qui tend à prendre de plus en plus conscience de sa ténacité dès qu’on atteint l’homme, le type cérébralement le plus parfait et le mieux doué des vertébrés, jusqu’à devenir pleinement volontaire chez certains êtres humains.

De quelle définition est susceptible l’effort considéré comme une faculté inhérente à l’individu, de celle-ci : qu’il est la mise en pratique de la volonté. La volonté de vivre et la volonté de se reproduire seraient insuffisantes si elles ne s’accompagnaient pas d’une manifestation dynamique tendant à en faire des réalités. Or, c’est cette manifestation même qui est l’effort.

Pour nous placer sur un terrain qui nous convient davantage, nous prendrons quelques exemples typiques.

Dans un milieu où l’éducation donnée par l’État tend à infuser dans les cerveaux le respect des institutions établies et le culte des faits acquis tout individu qui vit en dehors de cette conception accomplit un effort; il pourrait uniquement vouloir vivre en dehors des conventions établies et en demeurer là : l’effort ne serait qu’en puissance; c’est seulement au moment où il passe de la théorie à la pratique que l’effort se manifeste. Dans un milieu artistique où les procédés de peinture classique jouissent de l’admiration et bénéficient de la considération générale, un impressionniste survient qui s’efforce de donner corps à une tendance nouvelle : Ou sa conception demeure en son cerveau sans se manifester extérieurement et l’effort n’a pas lieu, ou bien il traduit concrètement, entre en lutte avec le milieu artistique dont s’agit et produit des œuvres, gestes de résistance, l’effort a lieu.

Au cours d’une excursion, un touriste aperçoit un site enchanteur et après réflexion décide d’y édifier sa demeure, il s’en suit toute une série d’actes secondaires, achat du terrain, transport de matériaux, etc., mais l’effort n’est accompli qu’au moment où, toute neuve, la maison s’élève.

Nous rencontrons sur la route‘ de la vie deux sortes d’individus qui rejettent l’effort, ceux-ci parce qu’ils y trouvent leur intérêt, ceux-là parce qu’ils n’y sont point aptes. Les premiers, ce sont les « parasites», ceux qui ne travaillent pas, c’est à dire au sens où nous l’entendons, ceux qui veulent vivre en profitant de l’effort d’autrui, non point tant à cause de leur inaptitude à l’effort que parce qu’ils trouvent plus commode, moins fatigant de se laisser bercer par le flot du « far niente » de suivre l’ornière ou d’exister sur le compte des expériences d’autrui. Le parasite, ce n’est pas uniquement le rentier, détacheur de coupons, ou l’héritier fortuné : on le rencontre à tous les étages de la vie et dans tous les domaines de l’activité des hommes. Il opère dans tous les milieux. Protée aux formes changeantes, il se nomme de mille noms divers: il est poète, artiste, propagandiste, ouvrier sans travail, travailleur intéressant et laborieux s’il le faut. Il est parfois des plus difficiles à démasquer, il n’est pas rare de le rencontrer, vêtu de la cotte du manuel et les mains calleuses. Avec beaucoup d’habileté, on parvient cependant à le reconnaître : son œuvre est du démarquage, sa propagande une réédition de lieux-communs, et s’il exploite les milieux avancés, ses traits enflammés contre la société sonnent d’autant plus creux que chez le camarade où il gîte, la table est Bien garnie et le lit confortable. Le parasite, c’est aussi — ne l’oublions pas — le prolétaire qui profite des efforts faits par d’autres pour améliorer son sort, en se gardant bien de prendre part à la lutte.

Parasites, nous l’avouons, nous le sommes tous quelque peu. Nous profitons des acquisitions de nos devanciers, nous passons par les brèches qu’ils ont ouvertes, nous nourrissons nos cerveaux de leurs idées. Si nous nous en tenons là, nous ne sommes en effet que de vulgaires parasites, nous nous alimentons de leurs études et nous ferions mieux de nous blottir au fond de quelque cul de sac que d’aller colporter, comme étant de notre cru, ce qu’ils ont dit avant nous et mieux que nous. Ce n’est que si nous allons plus loin, si, à nos risques et périls, nous les continuons, nous servant de leurs travaux et de leurs résultats comme de jalons menant à de nouveaux combats et a de nouvelles expériences que nous cessons d’être des parasites pour vivre de notre propre vie et agir de notre propre initiative.

Les parasites abondent sur le terrain économique: Qui dira le nombre des ouvriers inutiles ? Est-ce que tous ceux qui acceptent et perpétuent — tout en les condamnant — les conditions d’existence de la société actuelle ne sont pas les pires d’entre les parasites, de ceux qui comprennent la nécessité de l’effort et le fuient par crainte des risques qu’il entraîne… Si bien que ceux-là même que ct l’ouvrier honnête et laborieux » toise avec mépris, ceux qui refusent, même inconsciemment, de se plier aux réglementations intellectuelles, morales, économiques qui régissent les collectivités — dussent-ils violemment rompre avec elles — ceux-là, parce que réfractaires apparaissent comme éminemment propres à l’effort, car la révolte, la rébellion, la vie hors-texte accompagnent toujours l’effort n’importe où se manifeste son énergie.

Une constatation douloureuse, c’est que tous ne sont pas actuellement aptes à l’effort, propres à jouer le rôle de révoltés ou de réfractaires. Le plus grand nombre des êtres humains qui peuplent la planète nous semblent même impropres à vivre d’une existence tant soit peu individuelle. C’est une conséquence de la manière dont s’opère la survivance des espèces : survivent les races ou les espèces aptes à surmonter les obstacles, à vaincre les résistances qui s’opposeraient à leur perpétuation ; ces races sont elles-mêmes entraînées, pour ainsi dire, par un petit nombre d’individus plus capables, c’est à dire doués‘ de certaines caractéristiques perfectionnées qui deviennent plus tard l’apanage de l’espèce ou de la race entière, transformée en une nouvelle espèce ou une nouvelle race. Le rebut, intransformé — espèce, race, individus — languit, s’étiole, dégénère et finit par périr ou s’annihiler, quand il n’est pas absorbé. Sur le plan où nous nous plaçons, force nous est de reconnaître que le plus grand nombre est inapte ou impropre à réaliser ou même à concevoir la vie hors autorité, hors exploitation, la vie hors les morales établies et hors les préjugés invétérés — la vie individuelle qui repousse toute contrainte parce qu’elle n’impose aux autres vies aucune contrainte — la vie qui se vit librement parce qu’elle n’enfreint pas la liberté de vivre d’autrui. Rechercher les causes de ces inaptitudes — influences d’hérédité, d’environnement, d’intérêts, d’éducation, manque des occasions propres à éveiller le besoin ou le désir d’une existence indépendante — rechercher ces causes, disons-nous, nous emporterait loin des limites de cet ouvrage. Savons-nous seulement si l’instinct de la vie libre git latent, subconscient, prêt à se manifester, chez tous les êtres ?

Tout ceci explique pourquoi l’anarchiste est amené en quelque sorte à se désintéresser des inaptes et des impropres à l’effort, étant entendu qu’il ne cesse, partout où il lui est loisible et de propager ses conceptions et de se donner en exemple, de faire œuvre de vie et de reproduction. Ce n’est point par manque de sentiment, c’est parce que l’effort se traduit par un geste ou un acte actuel, présent.

C’est actuellement que l’anarchiste veut vivre hors de l’autorité et de l’exploitation, c’est présentement qu’il tente l’effort pour y parvenir. Quelle théorie expliquerait — nous avons déjà posé la question — qu’il attendit ceux qui ne veulent pas accomplir l’effort ou se fient sur d’autres pour l’accomplir. Tous les hommes, religieux, légalitaires, socialistes — comptent sur quelqu’un d’autre qu’eux pour tenter l’effort — sur leurs prêtres, sur leurs députés, sur leurs délégués — et ils voudraient en bénéficier. L’anarchiste passe son chemin et les laisse derrière lui. Quelle autre attitude pourrait-il adopter ?

On nous objecte que les efforts individuels ou les efforts combinés d’un petit nombre d’individus déterminés n’amènent pas grand résultat. Apparemment peut-être et encore c’est à discuter. En réalité, l’effort tenté ou accompli par un individu ou un petit nombre de personnes résolues a beaucoup plus de retentissement, d’effet réel, que celui d’une grande masse dont la majorité agit par entraînement irréfléchi, par imitation. Ceci sans compter que certaines mentalités trouvent dans l’accomplissement de l’effort en soi autant de satisfaction que dans ses résultats, c’est à dire que l’effort, les intéresse principalement et que le résultat ne leur devient qu’accessoire; les êtres qui vivent cette conception de l’effort pour l’effort ignorent le désespoir et demeurent insensibles au découragement, leur vie devient une succession d’efforts et si parfois, ils semblent succomber, ce n’est qu’une apparence. Bien vite, leur existence reprend son niveau et, reposés, ils retournent, vaillants et dispos, à la tentative d’un nouvel effort.

La vie ne peut paraître belle à vivre qu’il celui qui a accompli l’effort pour vivre sa vie. La vie n’est belle, d’ailleurs, que considérée individuellement. Il fait bon respirer l’air chargé des senteurs champêtres, grimper sur les escarpements des collines boisées, s’asseoir sur les bords du ruisseau qui murmure sa fraîche chanson, rêver sur la plage, nais c’est a condition de le ressentir, de l’éprouver par soi-même et non parce que c’est écrit en quelque guide de touristes. Nul ne trouve la vie détestable que ceux qui la perçoivent ä travers le prisme des conditions de vie de la société. Nul ne trouve la vie fade ou ennuyeuse que les apeurés de la vie : moralitéistes, hernutes, piétistes, mômiers et autres atrophiés.

Il fait bon vivre et vivre amplement, car la vie étriquée, bornée, rétrécie est un fardeau ou un esclavage, ses victimes en restent toujours à se demander si tel acte ou tel geste est permis ou défendu. L’anarchiste, l’endehors, apprécie la joie de vivre, la vie du cerveau, du sentiment, des sens, la vie des grandes cités ou des hameaux perdus. Il goûte à tout et rien ne le rebute que ce qui ne cadre pas avec son tempérament, son caractère, ses aspirations, sa soif des réalités.

Vivre la vie avec joie la vivre intensément n’implique pas lâcher la bride aux entraînements irréfléchis et à la licence irraisonnée. Rien n’est plus morose et plus terne qu’une vie ignorant le flux et le reflux des passions. Bien n’est plus déprimant, plus indigne d’un anarchiste que l’abandon, le laisser-aller nonchalant aux penchants et aux habitudes. On ne jouit bien que de ce que l’on peut apprécier et doser; là où ont disparu facultés de dosage et d’appréciation, là a disparu aussi la liberté. Quiconque se laisse mener par ses passions, ses habitudes, ses penchants en est le serviteur, le domestique : il est semblable au cavalier qui presse des éperons sa monture laquelle affolée, le mors aux dents l’entraine vers quelque abîme : en vain prétendrait-il arguer de son goût pour l’équitation, il ne convaincrait personne que de son goût à se faire casser la tête.

Là aussi, l’effort est nécessaire, un effort qui varie d’individu à individu. La jouissance vraie de la vie se résume en une question de capacité, d’aptitude, d’adaptation personnelles. C’est également une question de quantité et non de volume. Telle quantité ou telle forme de vie peut convenir à celui-ci et ne point convenir à celui-là. C’est enfin et surtout une question d’éducation de la volonté, car la volonté est susceptible d’éducation, d’évolution graduelle. Jouir de toutes choses, goûter à toutes choses, dans les limites de la puissance d’appréciation individuelle en demeurant en équilibre parfait, voilà l’idéal de la joie de vivre. Voir, pour ainsi dire, mille chevaux attelés à son char, sans que les rênes d’un seul vous échappent, voilà l’image de l’éducation de la volonté. Malheur à qui laisse fléchir l’équilibre de ses facultés, malheur à qui laisse tomber les rênes ! Malheur à lui et malheur aux autres, car il n’est pire soutien de la servitude que l’esclave. L’ivrogne cherche toujours à entraîner ses amis dans l’ivrognerie.

L’anarchiste aime la vie. Il n’est point un « abstinent » ni un « débauché ». L’abstinence est une marque de frayeur, un signe de défaut de discernement moral, comme la débauche est une preuve d’impuissance de la volonté, une constatation de dégénérescence morale. On pourrait volontiers le considérer comme un «tempérant n si, par là, on entend un individu sachant distinguer entre l’us et abus, et capable d’assez de volonté pour réfrêner ses désirs ou ses besoins dès que l’us menace de se transformer en abus.

La joie de Vivre! La vie est belle pour quiconque sort des frontières de l’existence conventionnelle, s’évade de l’enfer de l’industrialisme et du commercialisme, échappe à la fumée des i fabriques, à la puanteur des assommoirs. La vie est belle à vivre pour qui la mène insouciant des restrictions de la respectabilité, des craintes du qu’en dira-t-on ou des bavardages des commères. La vie est belle à vivre pour les anarchistes !

TRANSLATION

IX

L’ANARCHISTE ENVISAGÉ COMME RÉFRACTAIRE

L’anarchiste et la science. — L’anarchiste et l’amour. — Amour libre et liberté sexuelle. — L’anarchiste et la famille. — Emploi de la violence et usage de la ruse. — Syndiqué et non syndicaliste.

Nous avons vu successivement l’anarchiste en désaccord avec la société actuelle et sans aucune affinité avec ceux qui entendent la réformer, en réaction inévitable et constante contre le milieu, voulant être lui-même et par sa propagande en amener d’autres à la vie, aimant la vie vécue pour elle-même, pour les expériences qu’elle lui offre et, qui plus est, l’aimant intensément. Il a refusé de se laisser absorber par son environnement, il a échappé à l’engluement d’une solidarité fictive; il ne s’est pas conformé aux us et coutumes du milieu. C’est un réfractaire.

C’est un réfractaire à l’enseignement qu’à tous les degrés dispense l’État, nous l’avons déjà dit. Il n’entend pas plus s’agenouiller devant la science que devant la divinité; il sait fort bien qu’il n’est de science que parce qu’il existe un cerveau humain, que nombre de déductions scientifiques ne font que se conformer à la constitution de ce cerveau. La science, comme les autres branches de l’activité humaine, est faite pour servir l’homme et non pour l’asservir. Athée, l’anarchiste refuse de se laisser enrôler parmi les fidèles de la religion scientifique; il a horreur des solutions et des formules qui résolvent des problèmes que souvent nous posons mal; il sent qu’il n’y a point de honte à ignorer une foule de choses. Il n’est l’adversaire d’aucune conception philosophique pourvu qu’elle s’expose à la critique et repose sur une aspiration, une satisfaction, un raisonnement individuels. Il cherche, il examine, il discute, il adopte, en attendant mieux, la solution ou l’hypothèse qui lui permet de se développer avec le plus d’intégralité, quitte à l’abandonner dès que se présente une autre réponse le satisfaisant davantage. Il n’accepte jamais de formule définitive, c’est toujours à titre provisoire, transitoire, qu’il l’insère en sa mémoire.

L’anarchiste est certainement matérialiste. Le vocable « matière » est d’ailleurs un concept purement individuel. La matière n’est pas uniquement tout ce qui tombe sous les sens, c’est avant tout ce qui tombe sous « mes » sens. Mais tout matérialiste que se sente l’anarchiste il ne renonce, ni aux joies intérieures que peut lui procurer la vie du sentiment, ni aux jouissances intellectuelles que peuvent lui amener la spéculation en philosophie, la poésie en littérature ou en art. Cela sans qu’il vienne à l’idée du camarade artiste ou poète de critiquer tel autre camarade dont les mathématiques ou la géométrie sont l’idéal de la pure satisfaction cérébrale. Tout ceci ne l’empêchera pas de demeurer réfractaire aux conceptions orthodoxes en littérature, en art ou en philosophie, réfractaire à tous les « textes reçus » et à toutes les éditions ne varietur.

De quelque côté on considère faits et hommes, on ne voit pas comment l’anarchiste pourrait se conduire autrement qu’en réfractaire. Qu’il s’agisse des relations sexuelles ou affectives, est-il rien de plus absurde que les préjugés sur lesquels ils reposent et les conséquences auxquelles ils donnent lieu ? Est-il rien de moins normal que les conséquences pratiques qu’ont entraîné dans la vie des femmes des conceptions telles que celles de la chasteté, de la pureté sexuelle, etc. ? Faut-il parler de l’infamie acceptée par tous et qui tolère deux morales sexuelles, l’une pour la femme, l’autre pour l’homme ? Est-il domaine où la femme soit plus esclave, laissée davantage ignorante, tenue plus pesamment sous le joug ? A l’ « amour esclave », la seule forme d’amour que puisse connaître la société actuelle, l’anarchiste opposera l’ « amour libre », c’est à dire la liberté d’aimer pour chaque individu. A la « dépendance sexuelle », c’est à dire à la conception régnante qui veut que la femme soit le plus souvent une chair à plaisir, l’anarchiste opposera la «liberté sexuelle», autrement dit la faculté, pour les individus de l’un et l’autre sexe, de disposer à leur gré de leur vie sexuelle, de l’orienter selon les désirs et les aspirations de leur tempérament sensuel ou sentimental.

L’anarchiste sait faire la différence entre liberté sexuelle ou amour libre, et promiscuité ou dérèglement sexuel. L’amour libre, sous quelque forme il se présente, repose sur un choix conscient, raisonné, bien qu’il n’exclue ni l’impulsivité sentimentale ni la recherche émotionnelle. Dans le domaine des choses sensuelles, la promiscuité sexuelle irraisonnée trahit une perte d’équilibre et s’entend généralement au profit de l’élément mâle; la promiscuité peut convenir à certains tempéraments, à certains caractères, l’étendre à tous nous semble irrationnel. La compagne qui croirait devoir se livrer, qu’il lui plaise ou non, à n’importe quel « camarade » par « devoir anarchiste » ne serait nullement une anarchiste puisqu’elle se croirait sous l’empire d’une obligation.

L’amour libre comprend une foule de variétés qui s’adaptent aux divers tempéraments amoureux ou affectifs : constants, volages, tendres, passionnés, voluptueux, etc., et revêt une foule de formes : monogamie, polyandrie, polygamie. pluralité simultanée ; il ne regarde pas aux degrés de parenté et admet fort bien qu’un lien sexuel unisse même de très proches parents : une chose importe, c’est que chacun y trouve son compte, et comme la volupté et la tendresse sont des aspects de la joie de vivre, que tous vivent pleinement leur vie sensuelle ou sentimentale, en rendant autrui heureux autour de soi. L’anarchiste ne désire pas autre chose. Tandis que tel individu trouvera sa joie dans la variété des expériences amoureuses, tel autre trouvera son plaisir à vivre sa vie amoureuse avec la même compagne ou le même compagnon. D’un couple donné, l’un des éléments peut fort bien pratiquer l’unicité, tandis que l’autre expérimente la pluralité. Après avoir pratiqué la pluralité, tel individu, expérience faite, se ralliera à l’amour unique ou vice-versa. Les besoins sexuels sont plus impérieux à certaines périodes de la vie individuelle qu’il d’autres : il est des stades de l’existence personnelle où la tendresse et l’attachement sont d’un plus haut prix que la pure satisfaction sensuelle. C’est l’observation de toutes ces nuances et leur application qui constituent l’amour libre. Qui, dans ce domaine, parlerait de règle contredirait ce qui constitue la raison d’être elle-même de la vie anarchiste : comme toutes‘ les phases de cette vie, l’amour libre est une expérience d’où chacun tire les conclusions qui conviennent le mieux à sa propre émancipation, étant entendu qu’au préalable et au cours de sa durée, entente, franchise et loyauté règnent entre ceux appelés à réaliser l’expérience.

S’agit-il de « la famille » ? Là encore l’anarchiste se trouve en profond désaccord avec les idées dominantes qui basent la famille sur des biens purement circonstanciels, très souvent, et qui accordent au père de famille une autorité tyrannique, comme celle de diriger l’éducation de l’enfant, de l’aiguiller vers une carrière donnée, de fausser dès le début son avenir intellectuel et moral. Presque tous les parents tendent à faire de a leurs » enfants — autre forme de la propriété — non des êtres capables de penser par et pour eux-mêmes, aptes à réagir contre les influences héréditaires, non des foyers d’initiative, mais des photographies, comme des reproductions reflétant les idées et les gestes de leurs géniteurs. Il suffit qu’un enfant ne ressente aucune affinité avec son entourage familial pour qu’il soit aussitôt qualifié « mauvais sujet ». Il suffit même qu’à vingt ans, il fasse montre de nourrir des idées opposées à celles de qui le procréa, idées vieilles d’un demi-siècle, pour se voir accusé de « faire le malheur des siens ».

L’anarchiste sait fort bien que produit de la fécondation de l’œuf par un spermatozoaire, tout enfant, par une application peu expliquée des phénomènes de l’atavisme, reproduit les traits de caractère d’ancêtres fort éloignés parfois, qu’il les résume ou les mêle à ceux de ses parents immédiats, qu’il n’est point surprenant que certaines de ces caractéristiques détonnent dans le milieu familial, bref, que la plupart du temps, « le mauvais sujet », « le désespoir de sa famille » est simplement l’enfant qui ne trouvant pas dans le milieu familial un terrain favorable à son développement aspire à le trouver ailleurs, désir fort naturel.

S’arroger le droit, parce qu’on lui a assuré la subsistance et l’entretien pendant un temps, de diriger la vie ultérieure d’un être semble à l’anarchiste aussi tyrannique que la prétention émise par certains patrons, parce qu’il leur fournit du travail, d’imposer à ses ouvriers leur présence à la messe. L’anarchiste ne connait de famille que celle dont les membres sont unis par l’affinité des idées, des caractères, des tempéraments : cela peut fort bien se rencontrer dans les familles uniquement basées sur le lien génital, mais ce que l’anarchiste conteste, c’est qu’être leur fils ou fille confère ä. des parents une présomption d’autorité.

De ce qui précède, il ressort que l’anarchiste n’est pas de parti pris adversaire de « la famille ». Il est tout simplement hostile à l’idée de la famille autoritaire, telle qu’elle est conçue et appliquée actuellement.

Nous ne parlerons pas du mode de gestion que les dirigeants appliquent aux affaires publiques. Nous ne parlerons pas des partis politiques. Nous ne parlerons pas de la « patrie », autrement dit l’ensemble des préjugés, des privilèges et des biens qui, dans un territoire ou un autre, sont l’apanage des catégories dirigeantes et capitalistes ; nous ferons remarquer en passant que tout « internationaliste » ou « sans patrie » que soit nécessairement l’anarchiste, il ne s’interdit nullement de préférer tel ou tels coins de terre à tel ou tels autres. Nous pourrions prendre tous les détails de la vie privée et publique, sur tous l’anarchiste serait en désaccord.

L’anarchiste non réfractaire ne se comprend pas, n’a pas de raison d’être, l’anarchiste qui « fait comme tout le monde », qui redoute le qu’en dira-t-on, qui se soucie de l’opinion publique, ce pitre-là n’est pas plus anarchiste que le personnage qui prend prétexte d’anarchisme pour assouvir des passions irraisonnées, des penchants dégénérés. L’anarchiste est réfractaire parce qu’anarchiste et non anarchiste parce que réfractaire. L’ivrogne qui se roule dans le ruisseau de la rue en criant « vive l’anarchie » et prétexte qu’il est anarchiste pour s’absinther à en perdre la raison n’est nullement anarchiste : c’est un dégénéré, rien d’autre. De même le bourgeois qui engrosse sa bonne sous prétexte d’ « amour libre » est un jouisseur méprisable, rien de plus.

Nous ne voulons pas dire que l’anarchiste heurtera toujours de front les barrières que la société oppose à sa vie : il ne sert à rien de se briser volontairement la tête contre les murailles : on risque de se faire mal et pis encore. En tenant compte naturellement du tempérament individuel, l’anarchiste, pour vivre, pour réagir, pour se développer, emploiera la violence ou se servira de la ruse. Violence et ruse ne sont pas des prescriptions anarchistes, ce sont des moyens individuels : user de la bombe ou du poignard en temps et hors de temps n’est pas plus une obligation anarchiste que ruser sans cesse et en toute saison. Il est d’ailleurs des formes de ruse qui imitent fort la violence et des formes de violence ce qui, à s’y méprendre, ressemblent à la ruse.

L’anarchiste peut consentir a paraître accepter les conditions de vie actuelles, mais il ne les accepte jamais que comme un pis-aller, jamais autrement qu’à titre provisoire, comme une entrée dans la citadelle ennemie. L’anarchiste peut de même accomplir certaines formalités légales ou administratives afin de s’assurer la possession d’un avantage ou d’un bien-être qu’il lui aurait été impossible d’atteindre autrement, mais s’il ne commet aucune inconséquence, c’est à condition de se servir de ces mêmes formalités pour les tourner et les rendre inutiles. Comme nous l’avons dit l’anarchiste n’endosse de responsabilité que vis à vis de lui-même, il ne fournit d’explications qu’à ceux de ses camarades les plus proches ; il ne rend jamais de compte à qui que ce soit et pour quoi que ce soit. Il lui suffit pour être satisfait qu’il ait conscience de rendre sa vie un effort sincère et constant pour mettre ses actes en rapport avec les convictions qu’il affiche.

Il va sans dire que ce refus de reddition de comptes a des limites : un anarchiste, n’est ni député, ni magistrat, ni policier, ni millionnaire. S’il possède quelque argent, l’impérieuse « volonté de se reproduire » qui le domine l’amènera à soutenir de ses deniers la propagande des idées qui lui sont chères ou à aider à vivre plus indépendamment quelques-uns de ses camarades. Un anarchiste vit simplement, être l’esclave de besoins artificiels, le valet d’un luxe superflu, le serviteur d’une gloutonnerie nocive, tout cela est le contraire de l’anarchie. Vivre confortablement, sainement, joyeusement, intensément par suite, voilà la vie anarchiste. Vivre en esclave de ses sens ou de ses appétits, voilà la vie bourgeoise. L’anarchiste est un être libre.

Revenant à notre idée d’accomplir une formalité légale pour lui enlever sa valeur, il nous semble utile de citer un exemple. Nous connaissons un anarchiste français qui épousa légalement une camarade étrangère, menacée à tout moment d’être expulsée de France où elle avait une tâche à accomplir. Son mariage lui acquérant la « qualité » de Francaise, elle put continuer sa besogne en toute sécurité; ni l’un ni l’autre de ces amis ne se revirent d’ailleurs du moment où l’officier d’état-civil enregistra le mariage !

L’anarchiste peut faire partie d’un syndicat où, moyennant le paiement régulier d’une cotisation, il trouvera soit des facilités de placement, soit l’occasion d’obtenir relèvement de son salaire ou diminution de la durée de ses heures de travail. Cela ne signifie point qu’il attache de valeur profonde à ces palliatifs, simples pis-aller. Il fera partie d’un syndicat parce que maçon, serrurier, ajusteur, ferblantier, vidangeur et non parce qu’anarchiste. Syndiqué, le cas échéant, il ne sera pas syndicaliste.

TRANSLATION

X

L’ANARCHISTE ENVISAGÉ COMME RÉFRACTAIRE SUR LE TERRAIN ÉCONOMIQUE

Conditions du travail dans la société actuelle. — Un pis aller. — L’anarchiste n’est jamais Ni dupe ni complice. — Les « colonies communistes ». — Théorie De l’ « illégalisme anarchiste ». — Distinctions et critérium nécessaires.

Personne ne conteste à l’anarchiste son rôle de réfractaire, lorsque celui-ci s’exerce sur le terrain des idées ou sur celui des faits qui relèvent de la « morale ». Certains bourgeois bien disposés lui reconnaissent même le droit d’exposer devant le public, par la parole ou l’écrit, les théories les plus subversives, le sabotage inclus. Ils ont même découvert un qualificatif fort respectable : ils appellent cela «la liberté d’opinion ». Il est bien porté qu’un anarchiste pratique l’amour libre, refuse de porter le fusil, provoque à la grève ou à la révolution, aille même jusqu’à préconiser l’insurrection en temps de guerre. Mais, à dessein, ou par ignorance, on refuse d’examiner ce que devient la liberté d’opinion quand du domaine intellectuel, elle se manifeste sur le terrain économique.

Il ressort de toute évidence que l’anarchiste qui « travaille » dans les conditions économiques actuelles ment a ce qui constitue sa raison d’être. Ouvrier, employé, fonctionnaire — salarié en un mot — il contribue au maintien de la société actuelle chaque fois qu’il loue ou prostitue au service d’autrui, patron ou intermédiaire, ses capacités ou son initiative puisqu’il permet à son employeur de vivre en parasite: 1° aux dépens de tous indirectement, 2° plus directement à ses propres dépens.

Nous avons déjà vu que l’anarchiste répudie une soi-disant solidarité qui le livrerait pieds et poings liés au reste de l’humanité, y compris les hommes de recul et de ténèbres ; on comprend que logiquement, parvenu à un certain niveau de développement individuel, il s’efforce d’échapper à l’emprise de l’environnement et tente de vivre en dehors des conditions d’asservissement communes. Nous l’avons déjà vu se créer une vie intellectuelle et morale, indépendante ; le moment viendra où il tâchera de vivre en pleine liberté sa vie économique. L’anarchiste, en effet, est loin de négliger l’aspect économique du problème humain et n’ignore pas que les pensées ne suffisent pas à nourrir leur homme; dans la société actuelle, il résout soit individuellement, soit associé à des camarades, la question économique.

Qui donc lui a reproché de la négliger ?

Nos observations nous ont permis de nous rendre compte d’assez près comment l’anarchiste se comportait quand il se trouvait appelé à résoudre cette question primordiale. Comme toujours, il procède selon son tempérament, son caractère, ses facultés, sa conception personnelle de la vie et, reconnaissons-le aussi, dans la mesure où il peut s’affranchir de certaines contingences, de certains préjugés d’éducation, enfin de certaines influences.

L’anarchiste peut être employé, ouvrier, fonctionnaire; consentir à courber l’échine dans une usine, dans un atelier, dans un bureau; répéter, des heures durant, comme des rites, les mêmes gestes ; s’atteler à une besogne parfois ennuyeuse, pour ne pas dire plus, qu’il a conscience d’être le plus souvent stérile ou inutile.

Des circonstances diverses, des « devoirs de famille » peuvent l’y contraindre, mais quelles que soient ces circonstances l’anarchiste n’accomplit jamais son travail d’exploité que comme un pis aller. Il n’est pas du « côté » de « celui qui le fait travailler ». Il n’a pas « à cœur » les intérêts de son employeur. Il n’est jamais un « ouvrier docile », un « employé modèle », un « fonctionnaire irréprochable ». Il se considère comme un prisonnier de guerre, comme une sorte d’espion, en pays ennemi. Le possédant, le détenteur du capital, le chef d’usine, le directeur d’exploitation, toute la hiérarchie des capitaines, sergents et caporaux d’industrie, tous constituent « l’ennemi » et il ne se laisse pas prendre à leurs paroles de sympathie mielleuse ; il s’efforce toujours de leur faire payer chèrement la dépendance où ils s’imaginent le tenir. Pas plus qu’il n’est garde-chiourme, l’anarchiste n’est contremaître et s’il accepte jamais une fonction impliquant responsabilité, c’est qu’il existe de bonnes raisons pour qu’il en retire un avantage exceptionnel pour la propagande ou le bien—être des camarades. Comme on l’a dit (1), il ne fait jamais à la société qu’un « minimum de concessions pour en retirer un maximum d’avantages ». Il n’est jamais dupe de la société, il sait qu’il n’y a souvent qu’un pas de la dupe au complice.

D’autres anarchistes exercent des métiers indépendants, toujours pénibles et guère lucratifs, à cause de la concurrence des manufacturiers outillés supérieurement et fabriquant en gros; on les rencontre colporteurs, camelots, placiers à leur compte, confectionneurs d’objets divers qu’ils revendent ensuite. c’est la encore un pis aller, puisqu’ils remplissent le rôle d’intermédiaires et que seuls le placement‘ des bibelots de luxe ou d’une utilité superficielle leur permet d’espérer quelques petits bénéfices. L’unique avantage est d’échapper à la présence obligatoire dans un lieu de travail déterminé et au contact forcé d’individus hostiles aux idées anarchistes. Quelques « camarades » occupent une situation libérale, mais ils sont en nombre infime et s’ils arrivent jamais à une position lucrative, ce n’est pas sans avoir foulé aux pieds maintes de leurs convictions.

D’autres anarchistes encore, rompant plus hardiment, se réunissent et essayent d’équilibrer rationnellement, en vivant en commun, leur consommation et leur production. On a donné à ces essais le nom de « colonies communistes » et il va sans dire qu’elles peuvent revêtir un grand nombre de formes. On a beaucoup dit et médit de ces tentatives de « vie en commun » à la pratique desquelles n’a pas toujours présidé ni l’esprit de suite ni l’habileté. On leur a reproché leur courte durée, les dissensions intestines qui en ont amené la fin, leur organisation plus que défectueuse. Il y a du vrai et du faux dans toutes ces remontrances. On oublie trop souvent qu’une colonie communiste constitue un organisme de résistance et que les cellules de tout organisme en réaction violente au sein du milieu où il se développe s’usent d’autant plus rapidement que la résistance est plus prononcée ; or, les individus cellules qui forment la colonie communiste ont été souvent groupés au hasard, sans attraction véritable, ils ne se connaissent qu’imparfaitement, ils ne sont souvent que mal ou point dépouillés encore des influences d’éducation ou de préjugés. Peu ou nullement préparés à l’expérience de la vie en commun, celle-ci les use rapidement: ils succombent bientôt, c’est à dire que le cours des événements les oblige à abandonner la tentative. A moins que d’autres individus les remplacent, elle échoue, comme succomberait un organisme dont l’alimentation ne remplacerait pas les cellules usées. On oublie aussi que les tentatives de «communisme pratique » sont des expériences de la vie anarchiste, expériences qui aboutissent ou n’ont pas de suite selon les aptitudes de ceux qui les tentent, expériences beaucoup destinées à constituer des leçons de choses individuelles qu’à subsister ad eternam. Elles durent d’autant plus que ceux qui les ont lancées s’y adaptent mieux : voilà tout. Il est peu sérieux de s’en prendre au communisme pratique de l’échec de telle « colonie agricole » dont l’insuccès provient du fait que ceux qui l’ont entrepris étaient des intellectuels ou des maçons.

Au début d’une colonie, tous les colons sont enthousiastes, font fi des difficultés qui les attendent et s’embarquent, l’esprit léger et le cœur en liesse, pour les rives fortunées d’Utopie. Si le découragement survient aussi vite que l’enthousiasme, c’est qu’ils ont oublié qu’Utopie ne se réalise que par des utopistes, c’est à dire par des gens qui ne se contentent pas seulement d’exprimer des idées qui dépassent leur temps, mais qui ont calculé froidement et résolument le coût de leur mise à exécution. L’enthousiasme est une fort belle chose, la constance et la persévérance ne le rendent que plus appréciable.

Les tentatives de «vie en commun » ne sauraient être condamnées parce que, dans nos contrées, les essais qui en ont été tentés, sur une petite échelle, ont échoué tous on presque. Elles peuvent réussir à certaines conditions, croyons-nous, que nous exposerons brièvement :

1° Que l’expérience ait lieu sur un plan assez vaste, avec des capitaux suffisants au début et soit entreprise par des « colons » dont le communisme ne soit pas de façade, des hommes aptes à expérimenter pleinement une vie réellement vécue en commun, hors des préjugés de la société présente, s’occupant beaucoup plus de leur perfectionnement individuel que des manquements de leurs co-associés, enfin au courant des besognes qu’ils se disent pouvoir accomplir. Une tentative de « vie en commun », c’est une tentative d’«amour à plusieurs», une réalisation de la conception de la famille anarchiste. Ceux-là seulement qui aiment sont à même de faire des concessions et qui est inapte aux concessions n’a pas sa place dans un essai de ce genre. Pas plus que n’y ont leur place les médisants, les envieux, les jaloux, les chercheurs de poux dans la tête‘;

2° Que la colonie constitue un foyer de propagande des idées communistes : toute «colonie » qui n’aspire qu’à vivre, à laquelle manque la « volonté de se reproduire » meurt un jour ou l’autre d’étiolement ou de langueur;

3° Qu’elle exploite une branche d’industrie quelconque, spéciale, d’utilité, dont les produits soignés deviendront bientôt appréciés, même s’ils coûtent un peu plus cher que ceux fournis par les fabricants ordinaires (le tricot en tous genres, les biscuits, la pâtisserie, le chocolat, l’impression et l’édition ont réussi). Ceci permet de recueillir de l’argent, métal vil, mais chose essentielle au fonctionnement d’une « colonie ». Dans une « colonie » où l’argent fait défaut c’est comme dans une écurie où le foin manque : on s’y bat. Et c’est fort compréhensible.

Comme les autres expédients auxquels on recours les anarchistes pour se tirer d’affaire dans la société actuelle, la « colonie communiste » est un pis aller. Cependant, conçue sérieusement et réalisée de même, c’est l’un des meilleurs. Les colons y échappent à l’emprise patronale, peuvent ne point s’y soucier de la « théorie de la valeur », ignorer parmi eux le maniement de l’argent, jouir en pleine liberté des expériences de leur vie intellectuelle et morale, parvenir à équilibrer leur production et leur consommation. Parmi les nombreuses tentatives décorées, avec plus ou moins de raison, du qualificatif de «communistes», certaines ont permis — pendant un temps plus ou moins long — de se rendre compte que l’un ou plusieurs des résultats ci-dessus avaient pu être atteints. Elles n’ont donc pas été vaines. . . . .

Un certain nombre d’anarchistes enfin, faisant consciemment et délibérément table rase des « scrupules » traditionnels, et de l’ « honnêteté » codifiée — préjugés moraux sans lesquels, disent-ils, la société ne subsisterait pas vingt-quatre heures — résolvent, en ce qui les concerne, le problème économique de façon extralégale, c’est à dire par des moyens impliquant atteinte à la propriété, usage constant de différentes formes de violence ou de ruse, toutes infractions aux lois que ces dernières punissent plus ou moins sévèrement. On ne peut nier que leurs théories ne soient la résultante logique d’une vie conçue sans dieux ni maîtres, sans autorité comme sans préjugés. On comprend fort bien qu’un anarchiste ne s’accommode plus du joug de l’usine comme il ne s’accommode plus de la servitude de la caserne; qu’il ne veuille pas plus se plier aux exigences d’un contremaître qu’à celles d’un galonné, pas plus produire sans savoir pour qui et pour quoi qu’il n’entend aller se faire égorger en en ignorant le motif. Prison, caserne, usine sont à ses yeux, trois effets de la même cause, trois symboles d’un même état de choses. Il a autant horreur de l’un que de l’autre et, instinctivement, il sent que sa place n’est dans aucune de ces maisons de servitude; l’anarchiste tend donc, de nature, à fuir ces trois images de l’esclavage et lorsqu’on l’y trouve, c’est bien contre son gré.

Nous n’entrer0ns pas dans les détails des besognes illégales auxquelles un anarchiste peut se livrer pour s’assurer sa subsistance, se procurer certaines ressources. Nous tenons seulement à définir dans quelles conditions, selon nous, un anarchiste « illégal » peut se compter parmi les anarchistes. C’est d’autant plus nécessaire qu’un grand nombre d’individus peu recommandables pourraient profiter d’un malentendu qu’amis et ennemis exploitent déjà et s’intituler « anarchistes » alors que la seule appellation qu’ils méritent serait celle de vulgaires jouisseurs. Le bourgeois n’est pas plus sympathique en casquette portant une étiquette annonçant à tous qu’il est anarchiste que coiffé d’un « huit reflets». C’est toujours un bourgeois. De même pour le viveur et le fainéant. Si tel anarchiste se résout a vivre en marge du code, c’est parce qu’anarchiste, il n’est pas anarchiste du simple fait qu’il accomplit des actes illégaux.

Ceci bien établi, l’anarchiste « illégal » sait fort bien qu’il ne détruit pas les conditions économiques existantes, pas plus que ne les détruisent ceux qui partent le matin à l’atelier et en reviennent le soir, pas plus que ne les détruisent les propagandistes, par la plume ou par la parole, ou encore les anarchistes terroristes. Il vit en révolté, en réfractaire dans le sens le plus étendu, il court plus de risques que ses autres camarades, et cela, sans avoir l’intention que son bien-être dépasse le leur. On peut cependant accepter que si les attentats à la propriété se multipliaient au point qu’il devint extrêmement onéreux aux possédants de conserver leur capital, en ce sens que les frais de garde dépasseraient les revenus qu’ils, en tirent, la propriété finirait par disparaître, au moins sous sa forme actuelle. On peut présumer de même que si des anarchistes « illégaux » jetaient sur le marché mondial en billets de banque faux impossibles à distinguer des vraies valeurs, une somme double ou triple de celle en réserve dans telle ou telle Banque d’État, une telle perturbation pourrait s’en suivre qu’elle amènerait la disparition de la monnaie fiduciaire. Sauf dans ces conjectures et encore faudrait-il entreprendre pareilles opérations sur une très vaste échelle, l’ « illégalisme » ne constitue qu’un moyen de vie économique plus risqué que les autres, rien de plus (2).

L’anarchiste « illégal » n’est nullement un paresseux. Quiconque fuit le travail n’a rien de commun avec un anarchiste, car le travail est une fonction du développement individuel, un stimulant d’initiative. Fuir le travail, exploitation dans les conditions où on le comprend actuellement, cela se conçoit, mais avoir la haine du travail parce que c’est le travail; se délecter à flâner, muser, inconsidérément, sans but, inutilement; se procurer des objets de luxe aucunement indispensables ou encore des divertissements coûteux; se plaire à souper dans les restaurants à la mode ou payer fort cher des nuits d’amour, cela n’a absolument rien d’anarchiste. D’ailleurs l’anarchiste « illégal » ne se situe en marge de la société que pour pouvoir œuvrer plus librement, se consacrer davantage à la propagande de ses idées, être à même d’étudier plus profondément, de réfléchir, de comparer. Presque toujours ses gains vont à une propagande sérieuse, dont il contribue à assurer l’extension et la continuité. Nous connaissons le parasite tout court qui s’introduit dans un groupe de camarades et sous prétexte de « camaraderie » se procure le manger, le gîte et le surplus ; légal ou illégal, c’est toujours un parasite.

Qu’on n’infère pas de cette remarque que nous nions à quiconque le droit de vivre de sa propagande, loin de là : l’anarchiste propagandiste par l’écrit ou la parole qui se consacre à une besogne sérieuse d’éducation ou de diffusion des idées anarchistes doit trouver auprès des camarades qu’elle intéresse le moyen de subvenir a son entretien et de poursuivre son activité. C’est assez naturel. Une chose est de vivre sobrement, frugalement de sa propagande, une autre est de faire de la propagande pour vivre.

Pour en revenir à l’anarchiste « illégal », c’est aux possédants, aux exploiteurs, aux intermédiaires qu’il s’attaquera; à ceux dans la catégorie desquels se recrutent magistrats, officiers, industriels, commerçants, propriétaires, rentiers, politiciens et arrivistes de toute espèce, d’en haut et d’en bas. Il se souviendra qu’ils constituent « la société» bien plus que les pauvres bougres inconscients laissés dans l’ignorance et dont souvent l’hostilité aux idées anarchistes provient d’une inaptitude naturelle à la pensée, à la réflexion. Les gens dont nous parlons plus haut sont « les bourgeois », les ennemis de l’anarchiste, que disons-nous ! les ennemis de toute velléité sérieuse d’indépendance qui menacerait d’élargir leur horizon étriqué ou de déranger les allées ratissées du jardin anglais de’ leur existence.

Nous croyons pouvoir établir que la pratique des « gestes illégaux » est une affaire de tempérament, une expérience de la vie anarchiste et que nombre d’anarchistes n’y sont point aptes. Ajoutons qu’il est d’autres moyens que l’attaque directe à la propriété, mais quels que soient ces moyens, jamais leur usage ne saurait diminuer intellectuellement ou moralement qui les emploie. C’est même le « criterium » qui permettra de savoir à qui on a à faire. Nul anarchiste n’accordera sa confiance au soi-disant camarade qui se targue d’ « illégalisme », ne pense qu’à bombances et fêtes, indifférent aux besoins de ses amis, insouciant de la marche du mouvement anarchiste’. Il lui sera plus sympathique qu’un autre, voilà tout, car le réfractaire, l’irrégulier, le hors-cadre, même inconscients, même impulsifs, attireront toujours l‘anarchiste.

Ainsi donc, c’est selon les tendances de son individualité que l’anarchiste se comportera sur le plan économique. Il lui semblera que plus les gestes et les actes de ses camarades seront ceux d’un réfractaire, plus ils seront conformes. à l’idée de la réaction contre le milieu. Il ne lui viendra jamais à la pensée de critiquer le camarade qui s’assure la subsistance par d’autres moyens que ceux qu’il emploie. Il se solidarisera avec ceux de ses camarades tombés sous la coupe de la justice en se souvenant que le régime auquel sont astreints les «condamnés de droit commun» est bien plus déprimant que celui auquel s’exposent les condamnés pour délits politiques.

(l) Ed. Rothen, dans le journal l’anarchie.

(2) Il est évident que la « frappe-libre de l’argent » opérée sur une grande échelle, en portant un coup terrible à la valeur fictive de l’argent monnayé, de par les ruines qu’elle amoncèlerait, pourrait donner naissance à une très sérieuse agitation révolutionnaire, mais ce n’est pas au sens profond du mot un « acte illégal », c’est un moyen révolutionnaire. Gomme le serait la création d’une banque émettant des assignats gages sur le « capital : engins de productions n et le et capital : valeur d’échange r, ce qui aurait pour conséquence à un moment donné d’obliger les détenteurs de ces assignats à exproprier les détenteurs des gages. La thèse de l’ « anarchiste illégal » est tout autre. Il se dresse en face de la société : « A mes risques et périls, dit-il, je pratique une morale autre que celle enseignée dans vos écoles ; je me refuse à défendre cette patrie dont le culte est entretenu dans vos casernes. Je vis économiquement par des moyens réprimés par vos lois. Plus le nombre de ceux qui m’imiteront augmentera et plus rapidement s‘écroulera l’échafaudage social. « En poussant jusqu’à l’absolu nous pourrions établir, sans crainte de contradiction, que l’ « anarchiste illégal n est Tunique anarchiste, mais nous nous délions autant de la logique de l’absolu que de celle de l’a posteriori, elles se transforment en dieux qui annihilent la personnalité. Or, l’anarchiste ne veut ni dieux ni maîtres.

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XI

DE LA VIE COMME EXPÉRIENCE

Différents aspects de la vie. — Une conception anarchiste de la vie. — Conditions, phases, valeur de l’expérience. — Bien vivre et mourir bien.

On peut considérer la vie comme une corvée, comme une fonction fastidieuse qu’il s’agit de remplir avec la volonté d’en avoir fini le plus rapidement possible. On peut l’envisager comme un marche-pied à honneurs, comme un prétexte à gloire militaire, littéraire ou autre ou encore comme une carrière.

On peut regarder la vie comme un moyen de parvenir à une situation libérale, commerciale, industrielle, comme un théâtre où vous est réservé un rôle politique ou administratif. On peut nourrir des visées beaucoup plus modestes, désirer vivre en «brave homme », en « honnête homme », en « ouvrier sérieux », commencer par l’apprentissage ou les études préparatoires à la profession ou au métier qu’on embrassera plus tard, continuer par le séjour à la caserne, où l’on est classé a bon soldat n, poursuivre par la fabrique ou le bureau où l’on se montre « bon travailleur », par un mariage le plus avantageux possible, toujours qualifié de « bon époux », de « bon père de famille », faire une partie de campagne les jours de repos puis finir par mourir comme on a vécu, sans « faire de mal à personne », ni de bien non plus.

Ces conceptions ne sont pas celles que sentait l’anarchiste. Voyons donc quelle est son idée de la vie.

S’il est conséquent avec lui-même, s’il applique à la vie, en l’espèce, à la sienne la méthode expérimentale, il la considérera comme une expérience, à vrai dire comme une série d’expériences, la présumant assez longue pour la varier, la mouvementer, en un mot pour la rendre profitable. à soi-même. La vie — sa vie — lui sera un champ d’études et une leçon de choses.

C’est à dessein que nous répétons sa vie, car nul n’acquière conscience de la vie qui ne prend d’abord conscience de la sienne. Somme toute, la vie n’est que parce que nous existons, que parce que nous la percevons ; la vie pourrait surabonder sans que nous existions, quel en serait l’intérêt pour nous ?

L’anarchiste vivra la vie intensément, sans autre restriction que de se maintenir en état de l’apprécier,’ sans autre mesure que sa capacité individuelle d’en jouir. Il n’en aura point peur. Il ne craindra pas les conséquences de ses expériences, ce qui ne veut pas dire qu’il les rendra dangereuses à plaisir. Il ne s’attardera pas à, celles dont il ne retirerait qu’amertume et où il ne rencontrerait aucune satisfaction. Il ne les prolongera pas inutilement. Il ne sera jamais lié par une expérience antérieure. Tantôt, les circonstances lui dicteront la voie où s’engager ct tantôt ses expériences influeront sur le cours des événements. Il tendra toujours à demeurer le maître de ses expériences, jamais à accepter qu’elles le maîtrisent.

C’est pour la vie que l’anarchiste vivra la vie, c’est pour l’expérience qu’il tentera l’expérience. Il ne s’attend nullement au succès de toutes celles qu’il essaiera; il ne s’acharnera pas sottement à exiger qu’elles aboutissent toutes au gré de ses vœux. Il s’attachera à celles qui lui paraîtront mériter le plus de ténacité et de persévérance, en rapport avec le bonheur qu’il en a déjà retiré. Le fait que telle expérience aura échoué, entreprise sous l’empire de certaines circonstances, ne l’empêchera pas de la renouveler, les conditions étant modifiées.

L’expérience est purement individuelle. Elle ne s’impose pas. Elle diffère d’individu à individu. Ses résultats sont autres selon qui la tente. L’anarchiste n’envisagera jamais l’expérience collective — celle tentée en commun — que comme éminemment provisoire et en rapport direct avec les joies qu’il peut en tirer, joies dans tous les domaines : intellectuelles, intérieures, affectives, sensuelles, économiques. Ce qui ne veut pas dire qu’il rompra l’association par caprice ou à la moindre difficulté qui se présentera.

Le plaisir, l’intérêt de l’expérience consiste essentiellement en les péripéties de l’effort accompli pour la mener à bonne fin. L’abri sur le bord de la route, la cabane au fond du champ, le chalet qui domine la colline, tous sont les résultantes d’efforts ; achevés, ils symbolisent la halte, l’arrêt de l’effort, le terminus de l’expérience. Tout idéal atteint, tout but rejoint ne satisfait plus, enlize, et menace de se transformer en mare stagnante, de la vase de laquelle on ne se dépêtre plus. Le développement individuel, l’exercice des initiatives, la mise en valeur des énergies, l’efficacité des réactions réclament que les expériences se modifient, se renouvellent, se contredisent parfois. Ajoutons que certaines expériences contiennent en elles-mêmes le germe d’expériences ultérieures.

Vit bien quiconque s’est amassé un trésor d’expérience, un trésor qui défie les voleurs et les krachs. C’est grâce à la variété des expériences qu’on apprend à connaître le cœur des hommes et le fond des choses, ce sont elles qui nous font écarter les voiles d’Isis et éclaircir les mystères. En les multipliant, les expériences font fréquenter à l’anarchiste un bon nombre de camarades, une multitude de personnes qui n’en sont pas. Elles l’amènent à être « bon », non pas niaisement bon, mais à considérer autrui selon les lumières et la mentalité d’autrui, selon la conception qu’autrui se fait de la vie. C’est ce qui rend l’anarchiste capable de ne plus juger, d’entreprendre des expériences a plusieurs. La pluralité des expériences agrandit la portée du raisonnement, élargit le rayonnement du sentiment, les débarrassant de la mesquinerie de concepts, de la pauvreté d’idées, de l’étroitesse de vues, si communes chez les êtres dont la vie est peu accidentée ou les expériences rares.

L’homme qui a « bien vécu », autrement dit : réalisé le maximum d’expériences compatibles avec ses capacités de perception ou d’initiative, connu le maximum d’émotions et de sensations en rapport avec sa force de résistance ou son énergie d’appréciation, cet homme-là « meurt bien ». Sa couche dernière ignore les remords, les regrets, la crainte d’une survivance quelconque de son individualité qui, si elle existait jamais, ne pourrait constituer qu’un champ d’expériences nouvelles. Point de prêtre à son lit mortuaire. Il s’en va pleinement heureux à la pensée qu’il a pu contribuer, par son exemple ou sa propagande, à engager d’autres sur la route large et féconde des expériences. L’anarchiste fait de la vie une expérience, une série d’expériences.

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XII

LES ANARCHISTES ENVISAGÉS COMME ESPÈCE ET LA CAMARADERIE

Les anarchistes « une espèce. » parmi le genre humain. — Théorie et pratique de l’entr’aide ou « camaraderie ». — La vie privée. — Nécessité de la critique des idées anarchistes par les anarchistes eux-mêmes.

Nous avons déjà exprimé cette opinion que « l’individualiste » était une aberration, l’homme est un être sociable et l’anarchiste qui fait partie du genre humain ne fait pas exception. L’être humain n’est pas sociable par accident, puisque son organisation physiologique le contraint à rechercher, pour se compléter, pour se reproduire, un de ses semblables d’un sexe différent. D’une façon générale, un peut constater que les hommes pratiquent la sociabilité sans réflexion ou sous la menace de la contrainte : à l’école, à la caserne et plus tard à l’usine, ils vivront en commun une grande partie de leur existence avec des individus vers lesquels aucune affinité ne les attire, auprès desquels aucune sympathie ne les retient. Dans les grandes villes, ils giteront en d’immenses édifices, autre espèce de casernes, porte à porte avec des voisins auxquels aucun lien intellectuel ou moral ne les lie. On se mariera même sans se connaître, sans aucune connaissance de ses besoins respectifs.

Or, c’est ce que ne fera pas l’anarchiste. Il n’entend pas plus être esclave de la sociabilité imposée que se placer sous le joug de la solidarité forcée. Il s’unira à ses camarades, aux anarchistes, à ceux de son espèce. A ceux de son espèce est bien l’expression convenable, car on ne saurait nier que les anarchistes ne‘ forment, parmi le genre humain, une espèce reconnaissable à des traits psychologiques bien déterminés. Les individus qui, consciemment, rejettent les dominations et les exploitations de toutes sortes, vivent ou tendent à vivre sans dieux ni maîtres, cherchent à se reproduire en d’autres êtres afin de perpétuer leur espèce et de continuer leur besogne intellectuelle ou pratique, leur œuvre à la fois d’éducation et de destruction. Ces individus-là forment bien une espèce à part, dans le genre humain, une espèce aussi différente des autres espèces d’hommes que, dans la gent canine, le terre-neuve l’est du roquet.

Entendons-nous bien, il ne s’agit pas de faire de l’anarchiste un « surhomme » parmi les hommes, pas plus qu’il ne s’agit de faire du terre-neuve un « surchien » parmi les chiens. Il existe pourtant une différence: le terre-neuve est un type arrêté qui n’évoluera pas ; le type « anarchiste» évoluera : il remplit, dans le genre humain, le rôle qu’ont joué les espèces prophétiques dans l’évolution des êtres vivants ou encore on peut l‘assimiler à ces types mieux doués, plus vigoureux, plus aptes à la lutte pour la vie qui apparaissent à un certain moment au sein d’une espèce et finissent par déterminer le devenir de l’espèce. Avec leurs imperfections, leurs manquements, leurs erreurs, les anarchistes constituent, croyons-nous, à l’état latent, le type de l’homme futur : l’individu d’esprit libre, de corps sain, de volonté éduquée, vivant pleinement la vie.

L’anarchiste n’est pas un isolé dans son espèce. Entre eux, les anarchistes pratiquent la « camaraderie n, terme synonyme d’ « entraide » ou de « solidarité »; comme toutes les espèces en péril constant d’être attaquées, ils tendent instinctivement à la pratique de « l’entr’aide dans l’espèce n. Il est difficile de décrire en détail quelles formes peut revêtir l’entr’aide ainsi comprise car ces formes sont multiples; la tendance est que parmi les anarchistes aucun cerveau s’atrophie, faute de culture, nul cœur se dessèche faute d’affection, pas un estomac se rétrécisse faute d’aliments ; ils mettront donc tout en œuvre pour réaliser au moins une partie de ce but. Ceux qui savent ou possèdent plus mettront leur savoir ou leurs avantages à la disposition de ceux qui ont moins; plus diminue dans l’espèce le nombre d’individus souffrants et moins l’espèce entière souffre. D’une façon générale, l’anarchiste soutiendra les différents genres de propagande sérieuse auxquels se livrent ceux de ses camarades mieux doués pour la diffusion par l’écrit ou la parole des idées anarchistes ; il aidera à vivre d’une vie plus indépendante ses camarades plus hardis ou mieux adaptés que lui à vivre leur vie en marge des conventions courantes.’ Il est élémentaire qu’il ne trahira pas la confiance de ses camarades, qu’il pourra compter sur eux comme ils pourront compter sur lui, dans la mesure de ses possibilités, bien entendu, mais sans invoquer à tout propos le défaut de possibilités; ainsi, il ne reculera pas devant les inconvénients que lui susciteront sans nul doute la pratique de la camaraderie dans la société actuelle. D’une façon générale, il ne se permettra pas une vie dont le luxe et l’aisance jurerait avec le dénûment de règle presque constante chez ses camarades. La tendance, nous le répétons, est vers la disparition de la souffrance évitable dans l’espèce : n’est pas un camarade quiconque tend. au contraire, à prolonger ou à augmenter la souffrance chez ses camarades.

Les anarchistes ne rejettent pas de leur espèce les individus ou mal portants ou faibles moralement. Il leur suffit de sentir en eux la sincérité, puis la tendance à la réalisation des caractéristiques qui, parmi les hommes, distinguent les anarchistes, enfin le désir de la pratique de l’entr’aide. Ils useront donc de force patiente à l’égard des plus faibles, des moins doués d’entre eux et ne se désespéreront point si leur éducation demande certains soins spéciaux : l’anarchiste se contente d’une persévérance vraie dans l’effort.

Les groupements anarchistes s’établissent plus étroitement sur les affinités de tempérament ou de caractère de‘ ceux qui les composent. Ils ne se jalousent pas et admettent fort bien qu’un camarade fasse partie de plusieurs de ces groupements, quitte l’un d’eux à un moment donné pour se joindre à un autre. D’une façon générale, c’est par rapport à soi que l’anarchiste détermine que tel ou tel est un camarade, ce n’est aucunement par le ouï dire particulier ou commun; avant tout la camaraderie est d’ordre individuel et, comme toutes les autres phases de la vie anarchiste, elle est une expérience. Parce qu’elle est d’ordre individuel et une expérience, les anarchistes ne se livrent pas à la critique de la vie privée de leurs camarades, c’est à dire de la façon dont chacun entend vivre sa vie, sous réserve naturellement que cette vie tende à l’accord avec les convictions affichées. Nous nous sommes déjà expliqués à ce sujet, un anarchiste n’est pas plis millionnaire qu’il se fait des rentes avec sa propagande, qu’il « estampe » ses camarades ou est agent de la sûreté. Ceci coule de source.

Si, pour les raisons que nous venons d’esquisser, l’anarchiste ne critique pas la vie de ses camarades, il ne se défendra nullement l’examen critique de leurs idées, en tant qu’elles sont exprimées publiquement ; il ne laissera pas s’établir de « hors concours » individuels qui placeraient certaines œuvres, certaines déclarations sur un pied d’infaillibilité. La vie anarchiste vibre, évolue, se transforme, se critique et s’analyse elle-même, ne sera pas demain ce qu’elle était hier; elle ne se fige pas en d’immuables conceptions et le véritable anarchiste fera tout ce qui lui est possible — ce sera même une des occupations de sa vie de militant — pour éviter au mouvement anarchiste de sombrer dans l’ornière de la routine ou du dogmatisme.

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XIII

LES INCONSÉQUENCES DES ANARCHISTES

On ne gagne bien a dissimuler ses fautes. — Mécomptes et désillusions. — Capacité de pensée et faculté de réalisation. — Une tendance fâcheuse. — L’effort persévérant.

On nous objectera que le tableau que nous avons tracé est idyllique, qu’à les considérer de près, les anarchistes ressemblent beaucoup trop à « tout le monde n, qu’ils se critiquent parfois niaisement, que les raisons de leur hostilité de tel à tel autre sont souvent mesquines et basses… Nous ne le nierons pas.

On ne gagne rien à dissimuler ses fautes ou ses erreurs. Toutes les religions, tous les partis ont usé de ce stratagème en s’abritant derrière « les besoins de la cause». Mal leur en a pris: les inconséquences des pratiquants avaient perdu la religion bien avant que le travail de la critique ait fait justice de ses dogmes et on ne s’enrôle plus dans un parti que parce qu’on compte y trouver un moyen de faire ses affaires. Un esprit droit ne s’émeut pas outre mesure des inconséquences qui paraissent ternir dans sa pratique une théorie donnée : il a vite fait de scruter plus profondément que la surface; il se rend compte des faits, puis il les examine en toute sincérité ; il les analyse avec impartialité : il en tire enfin des conclusions qui augmentent ses connaissances et qu’il communique à ses camarades comme autant de sujets de réflexion à méditer.

Sans doute, un anarchiste ne saurait se soucier des exclamations intéressées des bourgeois et des moralistes religieux ou laïques. Il sied mal au pharisaïsme bourgeois, un pharisaïsme terre à terre, de tirer je ne sais quelle vanité des inconséquences des anarchistes :

Honnêtes gens dont la fortune s’édifie sur l’exploitation des moins chanceux, cerveaux sans horizon dont l’unique préoccupation est la recherche du moyen de parvenir, parents soucieux de caser convenablement leur progéniture tout autant que marchands inquiets de se débarrasser du mieux de leurs laissés pour compte, jouisseurs éhontés sous le masque d’une respectabilité gourmée, de leurs protestations, autant en emporte le vent.

Il ne sied plus aux moralistes d’exhiber une pudeur offensée : nous savons ce que recouvrent les mines effarouchées des journalistes bien pensants ou des écrivains bien apparentés ; nous n’ignorons pas leurs grandes occupations : préserver de la sape les fondations de la société actuelle; tant privilégiés que soudoyés de privilégiés, ils ont compris tout ce que gagnerait leur cause à détourner l’attention des non privilégiés sur les inconséquences de ceux qu’ils savent leurs irréconciliables adversaires.

Donc quand nous examinons la question des inconséquences des anarchistes, ce n’est aucunement pour nous justifier aux yeux des non anarchistes. Nous visons plus haut et plus loin. C’est parce que nous ne parlons pas que pour parler, nous n’écrivons pas que pour écrire. Nous pensons qu’une théorie ne vaut pas grand chose qui ne s’étale sur la pratique et que nous avons tout avantage à rechercher les raisons des écarts qui se remarquent parfois entre la conception anarchiste et sa réalisation.

Une première constatation qui s’applique à tous les domaines c’est que la pensée est en avance sur l’action. Je n’en déduis point une loi, déduction dangereuse : je me borne à constater un fait. Nous échafaudons avec une extrême facilité des théories que nous ne pouvons qu’à grand peine ou presque pas réaliser.

Colonies communistes, pratique de la camaraderie effective, expériences d’amour libre et de liberté sexuelle, œuvres de toutes sortes à accomplir en commun, que de projets conçus avec ardeur et qui ont conduit à de misérables échecs. Et dans nos vies individuelles, que de mécomptes, de déceptions, comme nous nous trouvons parfois au-dessous de ce que nous souhaiterions être ; ainsi nous qui désirons par dessus tout être, combien de fois n’avons-nous pas dû nous résigner uniquement à paraître.

Nous voudrions être bons et nous nous découvrons mauvais. Nous désirions œuvrer par désintéressement et soudain nous nous trouvons grossièrement intéressés. Nous nous prétendions exempts de jalousie, d’envie, de rancune et voici que nos actes démentent nos prétentions. Que d’antipathies, de mouvements d’impatience, d’humeur, de gestes de vanités incompatibles avec le portrait que nous dessinions nous-mêmes de l’anarchiste conscient. Nous déclamions contre la propriété et des heures ont sonné où nous nous sommes révélés féroces propriétaires de certaines choses et de certains êtres. Nous dénoncions les dominations et telles circonstances nous démontrent de purs autoritaires. Nous déclarions le monde assez vaste pour que nos propagandes diverses puissent s’y donner libre jeu et le premier venu qui œuvre autrement que nous nous bouleverse. Nous nous affirmons tolérants et la moindre opposition nous torture. Autant d’amères désillusions ?

Eh bien, tout cela est vrai. Nous avions, en nos cerveaux, bâti une demeure merveilleuse : au jour de la réalisation, elle s’est muée en un misérable galetas, heureux encore s’il est habitable. Notre capacité de pensée avait dépassé notre faculté de réalisation, voilà tout. Le mystère consiste en ceci: c’est que nos circonstances ataviques et éducationnelles, le côté instinctif de notre nature ne sont que rarement en équilibre avec le fonctionnement de notre organisme intellectuel, que la réflexion profonde tend à rendre de plus en plus individuel et indépendant. L’exercice de la volonté tend à les mettre d’accord et c’est du plus ou moins de puissance effective de cet exercice raisonné que dépend le plus ou moins de concordance entre la pensée et l’acte.

Une erreur dont la source remonte à maints de nos théoriciens anarchistes, c’est la tendance à uniformiser la vie anarchiste. Au fond, est anarchiste quiconque possède une conception originale, personnelle de la vie, conception respectant bien entendu l’originalité, l’individualité de la vie de son camarade.

La propagande réellement anarchiste consiste: 1° à déblayer les voies qui s’opposent aux manifestations des conceptions originales et individuelles le la vie; 2° à s’efforcer de susciter chez autrui, an chacun, le besoin d’une conception telle.

La faute suprême, c’est qu’il se rencontre des propagandistes, des écrivains, qui tentent, eux, l’amener les individus tantôt à la conception que se fait le propagandiste ou l’écrivain de la vie anarchiste, tantôt à une soi-disant conception anarchiste ne varietur de la vie.

De méprise en méprise, si l’on n’y veille, des congrès se réuniront qui finiront par décider qu’il n’est pas d’autre anarchisme que celui voté par la majorité de ses délibérants… J’estime que tout anarchiste ou groupe d’anarchistes fait une déplorable besogne quand il veut avant tout enrôler des adhérents à sa conception de l’anarchisme. L’œuvre féconde c’est celle qui pousse chacun à se créer une conception de la vie qui lui soit propre; le reste est que dogmatisme ou autoritarisme.

Il s’ensuit que les actes d’un anarchiste sont parfois taxés d’inconséquence (1) parce qu’ils ne sont pas en conformité avec la conception qu’un anarchiste en renom, un livre répandu, un groupe nombreux, proclame être celle de la vie anarchiste. C’est une considération à envisager sérieusement pour qui ose crier à l’inconséquence ou prétend que i tel ou tel acte fait tort à l’idée anarchiste. De qui donc ont-il reçu le mandat de jauger les mentalités ou les consciences individuelles.

On peut aussi attribuer plusieurs des inconséquences des anarchistes à leur idéal élevé. Certes, les satisfaits du statu quo, ceux qui poursuivent béatement leur petit bonhomme de chemin, ceux que ne hante aucun désir d’expérience, ceux-là sont conséquents à bon compte. Pour l’anarchiste, qui veut suivre une route indépendante et libre, la scène change. La recherche d’équilibre entre la pensée et l’acte, l’exercice de la volonté tendant à les mettre d’accord ou à leur indiquer des buts plus élevés encore, tout cela constitue l’intérêt de la vie individuelle, devient la vie elle-même; arène où les inconséquences sont comme autant de jalons qui marquent les tournants des expériences qui échouent, carrière semée de victoires et de défaites, d’enthousiasmes et d’abattements, d’en se dégagent. peu à peu la valeur d’une persévérance inlassable, la nécessité d’une éducation de la volonté.

Il n’est rien là qui puisse décourager l’anarchiste, Il connait la violence de l’effort requis pour mettre d’accord théorie et pratique : il n’est pas au-dessus de ses capacités puisque son entendement a pu le concevoir. Il le tentera, persévèrera, exercera, éduquera sa volonté, combattra tares ancestrales et influences du milieu. J’ajoute que c’est à cet effort persévérant, quoique pas toujours couronné de succès, qu’on reconnaîtra sa sincérité, car le soi-disant camarade qui accepterait l’inconséquence comme fait inéluctable serait ou un fourbe et la fourberie répugne à la camaraderie, ou un paresseux chronique, — tempérament antianarchiste par excellence.

Pour conclure: l’anarchiste actuel, me semble autant ressembler à l’être bon, sain, libre, sans préjugés, doué d’une vie si intensément originale qu’elle ne saurait porter atteinte à l’originalité de la vie d’autrui, ajoutant à toutes les expériences de la vie sans se laisser dominer par aucune’ d’elle à

L’anarchiste du devenir en un mot, que le pithécanthrope du docteur Dubois ressemblait à l’homme du XXe siècle. L’anarchiste actuel me parait une sorte de « missing link » reliant le révolté inconscient des temps troublés, esclave encore d’instincts et de craintes préhistoriques, à l’anarchiste futur. C’est ce qui doit nous consoler de tant d’inconséquences, celles qui crèvent les yeux et celles qu’on ignore, bien qu’elles ne soient pas les moins graves.

(l) Prenons par exemple l’amour libre ou la liberté sexuelle. Il veut absolument qu’il n’existe qu’une seule conception anarchiste de l’amour libre, comme si l’amour libre ne variait des d’individu à individu, — que dis-je, d’époque à époque dans la vie d’un individu, — de circonstances à circonstances dans une phase donnée de son existence. La liberté sexuelle ou affective idéale consiste en la pleine possibilité pour chacun de déterminer ou d’expérimenter à son gré sa vie sexuelle ou affective, en rien d’autre. Nullement de se conformer à une règle donnée. D’ailleurs quant on en vient aux individus, on découvre bien vite que les différentes conceptions sous ce rapport varient selon que les caractères sont volages ou constants, les tempéraments passionnés ou affectifs, ou les deux également. Ainsi la forme d’amour libre et plural qui me semblerait convenir à ma conception de la vie est une sorte de polygamie volontaire et restreinte, mais je l’entoure de distinctions et de nuances qui paraitraient, si je les exposais, autant de subtilités à tout autre qu’à moi. La question de la propriété des objets qui forme le prolongement de la personnalité varie également dans sa solution, d’un anarchiste-communiste à un autre.

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XIV

DE LA VIE INTÉRIEURE

Point d’activité au dehors sans la vie au dedans. — Manifestations de la vie intérieure. — La vie du sentiment. — Le critérium de la « diminution intérieure. »

De ce que l’anarchiste nie, rejette ou combat les dieux et les maîtres, les autorités et les dominations, il ne s’ensuit pas qu’il ignore la « vie intérieure ». Il y aurait d’ailleurs peu à compter sur l’anarchiste qui ne le serait qu’extérieurement ; avant de le paraître au dehors, il convient de l’être au dedans de soi. L’anarchiste ne repousse pas l’idée d’autorité sous l’impulsion d’un geste d’impatience ou par fantaisie d’enfant gâté : l’anarchiste méprise les lois ou se rit des codes parce qu’il n’en a que faire; ceux-là seuls en ont besoin qui ne connaissent que la vie extérieure. Si l’anarchiste peut vivre d’une vie extérieure intense, il le doit à ce que sa vie intérieure est profonde. Quel plaisir rencontrerait-il dans les expériences de l’existence, si multipliées, si variées puissent-elles se présenter, s’il n’y trouvait matière à méditation et à réflexion ?

L’anarchiste médite, réfléchit, compare. Il sait « se replier sur soi-même ». Il pèse, jauge, mesure ce qu’on lui propose ou expose. Il sculpte «sa statue intérieure ». Il accomplit « sa révolution individuelle ». Il s’est constitué un fonds de connaissances, une réserve d’acquis auxquels il sait avoir recours quand tous les appuis font défaut, un fonds qu’il enrichit, une réserve qu’il accroît continuellement et d’où il tire quotidiennement de nouvelles sources d’étude et d’approfondissement. Il ne s’enquiert pas seulement du pourquoi et du comment des choses, il ne craint pas de se demander leur raison d’être. Sans ce fonds, comment l’anarchiste pourrait-il prétendre pouvoir se passer d’autorité ? Qui ne possède pas de réserve intérieure est contraint, dès qu’apparaît la disette extérieure, d’aller s’approvisionner chez autrui.

L’anarchiste est de mise simple, qui n’exclut pas l’originalité, mais qui n’attire pas les regards. Si sa demeure est confortable — selon ce que lui ont permis les… circonstances pécuniaires ou l’aide de ses camarades, — elle n’est point luxueuse ni jamais encombrée d’objets inutiles à son développement individuel. Ses besoins sont normaux: ni restreints, ni superflus, et si certaines expériences de sa vie l’amènent à sortir inévitablement de la norme, c’est pour y rentrer dés l’expérience achevée.

De cette simplicité, qui est le produit de la franchise et non celui de la vanité — une simplicité naturelle qui exclut l’austérité comme la rudesse, — il ne faut pas inférer que l’anarchiste soit insensible à la beauté, loin de là. Personne plus que lui n’apprécie le beau, le vigoureusement beau, — en art, en littérature, en science, en éthique, — beauté de la nature, beauté des formes corporelles, beauté du raisonnement, des plaisirs des sens, de la volupté saine. Tout cela, l’anarchiste l’apprécie, le ressent, mais sans se‘ laisser guider par le goût général, entrainer par la commune renommée ou aveugler par l’engoûment de certains cénacles. Tout produit d’une recherche sincère, toute œuvre qui reflète une pensée personnelle ou témoigne d’un effort hardi, tout labeur, tout spectacle qui font vibrer les fibres intimes de son être, — tout cela l’attire, retient son attention, provoque sa méditation. Le clinquant l’écarte, le trompe-l’œil l’irrite, la prétention le fait fuir. Il sait fort bien d’ailleurs que, dans le domaine de l’esthétique, l’appréciation est individuelle, et que beauté et laideur sont relatives à l’appréciateur.

L’anarchiste connait la vie du sentiment, les affections intimes, prolongées, les tendresses profondes, les amitiés sûres que n’ébranlent ni les coups de l’adversité ni les joies du succès. Plus sa vie intérieure plonge dans des assises solides et plus elle rayonne dans sa vie sentimentale, qui en acquiert plus de valeur, de vigueur et de délicatesse.

Avant toute autre considération, l’anarchiste tiendra à « ne pas se diminuer » intérieurement, à ne pas entamer son intégrité de pensée, sa puissance d’analyse et de déduction, sa volonté de réflexion et de comparaison; s’il permettait à quoi que ce soit de le rabaisser à ses propres yeux, ce serait une preuve de perte d’équilibre, d’indignité de la vie libre. Il ne considère pas les actes et les gestes au point de vue des conceptions bourgeoises du « bien » et du « mal ». L’anarchiste vit et œuvre sur un plan tout autre, un plan situé « par delà le bien et le mal ». Lui sont licites les actes et les gestes qui ne le diminuent en aucune façon et lui facilitent, dans un sens ou dans un autre, de vivre plus intensément (et non anormalement), de se développer plus pleinement, de savoir davantage. Lui est malsain tout acte, tout geste qui, une fois accompli, annihilera pensée, méditation, réflexion, en un mot attentera à sa valeur intellectuelle, à sa vie intérieure. Il ne saurait connaître d’autre critérium.

Les esprits fermés, enclins au parti-pris oui encore esclaves des préjugés n’admettent point; qu’en dehors de ce qu’ils appellent l’ « honnêteté » ou la « morale » — au sens bourgeois bien entendu — il puisse exister de vie intérieure. Ils l’acceptent chez un Rockefeller, ils la nient chez un Cartouche. Sans se soucier de leurs opinions, négligeables en l’espèce, on peut faire remarquer que la vie ordinaire, courante, « pot au feu » n’est nullement faite pour développer l’intensité de la vie intérieure. Quelle vie intérieure sérieuse peuvent bien avoir des gens qui en sont à se tâter sans cesse pour savoir si tel acte, tel geste, telle démarche est d’accord avec le code ou la morale qu’ils tiennent de leurs aïeux ? Plus la réaction contre le milieu est prononcée et plus la vie intérieure est intense. Ceci dit, ajoutons que l’anarchiste ne rend compte à personne de ce qu’il fait, de ses faits ou de ses gestes. Il ne doit de comptes qu’à soi-même et s’il consent jamais à fournir des explications, ce ne peut être qu’à ses camarades.

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XV

LE BOURGEOIS LIBÉRAL ET SYMPATHIQUE

Son rôle et la valeur de son « anarchisme ». — Un danger. — La pierre de touche. — Une mise en demeure inévitable.

L’anarchiste n’est point dépourvu d’amis. On se demande parfois s’il ne vaudrait pas mieux qu’il en eût moins.

Parmi ceux qui se montrent les plus serviables et les plus empressés, il convient de mettre au premier rang « le bourgeois libéral et sympathique ». Souvent d’origine protestante, c’est un bourgeois d’un genre spécial, qui manifeste des vues larges, qui se proclame individualiste sur le terrain intellectuel et moral; aisé, un certain dégoût apparent de la société, une indépendance relative de caractère le rend amène aux idées anarchistes dont il ne possède le plus souvent qu’une notion superficielle. Le « bourgeois libéral et sympathique » a joué dans le mouvement anarchiste un rôle dont on ne saurait nier l’importance, mais que bon nombre de « camarades » qualifient de néfaste, voici pourquoi : a mainte occasion, des publications anarchistes auraient cessé de paraître ou certaines phases de l’activité anarchiste se seraient ralenties si, au moment propice, souvent sollicité, un bourgeois de l’espèce qui nous occupe ne s’était trouvé là pour alimenter d’une subvention la caisse en détresse. Des individualités ont également profité de ces largesses ou de cette générosité. Les camarades dont il s’agit redoutent donc et à juste titre que l’indépendance des individus qui en ont été les bénéficiaires se ressente de ces secours.

Ce n’est pas que le bourgeois libéral et sympathique leur inspire une aversion particulière. Le bourgeois tout court, en redingote et en haut de forme, ne leur répugne pas plus que celui en casquette ou en bourgeron; fortuné, ce dernier ne vaudrait pas mieux que son confrère en habit. Fidèle à sa méthode d’analyse, l’anarchiste se demande ce qu’est réellement le bourgeois anarchisant : il appert de ses recherches :

1° Que c’est un personnage assez bien posé, parfois même haut fonctionnaire ; le plus souvent quelque commerçant ou industriel retiré, un rentier, un littérateur arrivé. Son train de vie est celui de la bourgeoisie; il trouve moyen de villégiaturer, l’été, en quelque délicieuse retraite, quand il ne possède pas villa ou château. En hiver, la chaleur ne manque pas dans ses appartements, en ville, et ses vêtements ne laissent pas pénétrer le froid. Il a des domestiques, avec lesquels l’idée ne lui est jamais venue de mettre en commun sinon sa fortune, pour le moins ses revenus, bien que leur travail vaille bien « le sien»; ses serviteurs ne mangent pas à sa table et, soyez-en sûr, gitent en des logis bien moins confortables que les chambres qu’il habite. Leurs vêtements ne valent pas les siens et il est loin de les traiter en égaux;

2° Passant de cet ordre de faits, dans le domaine de ses relations sociales, on s’aperçoit bientôt que son « anarchisme » est tout à la surface. Il fait montre d’un respect inutile pour le savoir vivre, les politesses mondaines et sait se conduire en bonne société, dont il ne cesse jamais de faire partie. Il est l’esclave des préjugés de sa classe. Il laisse aux anarchistes la pratique de l’amour libre, mais il en garde soigneusement ses filles. Son anarchisme est moins encore que de façade, c’est un délassement intellectuel, du pur dilettantisme, et les quelques sacrifices qu’il s’impose lui permettent, sans grands risques, de poser à l’homme généreux, au philanthrope, à l’esprit ouvert. Bien d’autre !

Le bourgeois même le plus sympathique — on l‘a déjà dit et c’est là la pierre de touche ne conçoit la possibilité de la vie intérieure que si elle est accompagnée de certains de ces préjugés qui rendent extérieurement une vie « honorable » ; sa mentalité, bourgeoise toujours et malgré tout, ne lui permet pas de saisir que ce qu’il qualifie « délit d’opinion » devient, transporté sur le terrain économique, ce que les lois dénomment « délit de droit commun ». Concilier les pensées élevées, les aspirations généreuses avec la vie vécue en marge de ce qu’on appelle à l’honnêteté », fi donc ! Ne peuvent nourrir de conceptions sublimes, garder la vision d’une vie individuelle, fière, indépendante, que les personnes à « ressources avouables n dont les moyens de parvenir sont autorisés par le code ou la police. L’irrégulier, le trimardeur, le chemineau, quiconque « ne travaille pas n, autrement dit refuse de se soumettre à la dictature des conditions économiques actuelles, l’ « outlaw » en un mot, lui fait horreur, horreur qui se résume tout simplement en sa frayeur irrépressible de perdre une situation privilégiée.

Il n’entre pas dans notre pensée d’interdire au bourgeois de naissance et d’éducation de devenir anarchiste, mais paraphrasant, une sentence évangélique nous dirions volontiers qu’ « il est plus facile à un chameau de passer par le trou de l’aiguille (1) qu’à un bourgeois de devenir anarchiste ». Si quelques bourgeois sont venus prendre place parmi les anarchistes, ce n’est pas en demeurant dans leur milieu ou en se contentant de jeter — telle une aumône — un écu, un louis ou un billet de banque à quelque manifestation d’une activité anarchisante. C’est en rompant avec leur entourage, avec les amitiés les plus ancrées, en se décidant à partager, telle que, l’existence aventureuse toute semée de chausse-trappes, de pièges et de dangers qui constitue la vie anarchiste.

Nombreux, répétons—nous, sont les « camarades » qui attribuent à ces Mécènes une influence fâcheuse et débilitante sur le mouvement anarchiste. L’heure viendra fatalement où une mise en demeure énergique, une explication décisive où en délivrera l’anarchie en les rejetant vers leur milieu, ou les amènera parmi les anarchistes par une rupture sincère une cassure irrémédiable, avec la bourgeoisie.

S’ensuit-il que l’anarchiste s’interdira de participer à une initiative émanant de bourgeois de cette sorte, sous prétexte qu’elle est purement humanitaire ? Non point ! l’anarchiste profite toujours des occasions qu’il peut rencontrer pour propager sa critique des institutions et des hommes de la société actuelle, quitte à se retirer quand son activité n’a plus de raison d’être ou qu’elle ne pourrait plus s’exercer utilement sans qu’il en résultat de compromissions.

(1) Passage étroit, bas et souterrain, dans l’Orient antique, que les chameaux devaient franchir à genoux, débarrassés de tous bagages et avec grand peine.

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XVI

LA GRANDE LUTTE ET SES PÉRIPÉTIES

Panorama et caractère de la lutte. — l’irréductibilité anarchiste.

La grande lutte, c’est la lutte d’une poignée d’hommes, car les anarchistes ne sont et ne’ seront de longtemps qu’un petit nombre, contre le reste des hommes, c’est à elle que s’expose quiconque fait profession d’idées anarchistes, quiconque s’efforce un tant soit peu de les mettre en pratique. Mieux vaut après tout envisager la situation en face. L’anarchiste se tient à autant de distance des discoureurs édulcorants et des orateurs miel et sucre que des agents provocateurs g les uns et les autres font œuvre d’émasculation ou de superficialité, quand ils n’émargent pas aux mêmes fonds secrets.

Il n’y a point de conciliation possible entre les hommes de la société‘ actuelle et les anarchistes. Voilà le fait dans toute sa brutalité. A quoi bon présenter l’anarchisme sous des couleurs effacées, discrètes, qui ne lui conviennent nullement et les anarchistes comme des bergers d’Arcadie qu’ils n’ont aucunement la prétention d’être. Le chemin de l’anarchiste n’est ni tracé au cordeau ni parsemé de roses : c’est un sentier qu’il doit s’ouvrir lui-même.

L’anarchiste, pour commencer, est combattu au sein de sa propre famille; il n’est pas toujours compris de ses camarades. Il est en désaccord avec son patron, mal vu de ses voisins, il jouit de la déconsidération générale. Il en prendra son parti. Voilà tout.

La prison le guette à tous les pas. Il est sous la surveillance de la police. Les mouchards le font souvent jeter à la porte de l’emploi qu’il occupe. S’avise-t-il de faire un peu de propagande agressive, de signer une affiche antimilitariste significative, de dénoncer avec quelque véhémence tous les mensonges, tontes les hypocrisies qui se drapent sous le manteau de l’idole-patrie ou du dieu-propriété; essaye-t-il un jour de grève de pousser quelques prolétaires conscients à s’unir, à se ressaisir : poursuites et années de prison!

Et la rébellion contre les préjugés moraux. A commencer par la jeune fille que, de son plein gré d’ailleurs, l’anarchiste initiera aux premières caresses, acte naturel entre tous, et qui l’expose à de ridicules poursuites pour détournement de mineure. A continuer par la menace constante d’être jeté sur le pavé s’il affecte ou se contente de mener silencieusement une vie qui jure plus ou moins avec les idées reçues en matière de respectabilité, s’il se permet de porter des vêtements peu à la mode ou de fréquenter des gens qui déplaisent à sa concierge. A finir par être renié de tous, considéré comme l’opprobre du monde, comme le rebut de ce qui respire.

C’est bien autre chose si, logique jusqu’au bout avec les idées anarchistes, il s’en prend aux bases économiques sur lesquelles repose la société, s’il s’en prend directement à la propriété et au capital. Non seulement il aura à envisager comme perspectives sans cesse suspendues sur sa tête la solitude d’un long emprisonnement ou les tortures du bagne, mais il se verra exposé au mépris de soi-disant journalistes anarchistes qui proclameront bien haut ne rien avoir de commun avec les anarchistes « illégaux » et ne permettront pas qu’en les confonde avec des cambrioleurs, des faux-monayeurs, des escrocs ou des souteneurs ! ! ! Ajoutons qu’en soumettant leurs accès de pudeur à une analyse un peu serrée, on s’aperçoit bien vite que leur indignation est de commande : subventionnés par des bourgeois jouant à l’anarchiste et des capitalistes sur le retour de l’âge singeant l’ermite, il coule de source que sourire aux illégaux équivaudrait à se voir couper les vivres, ce à quoi ils ne sauraient jamais consentir.

La vie de l’anarchiste est donc une lutte, entremêlée — cela va de soi — de défaites et de victoires apparentes. Contre lui se dresse la société toute entière; grouperait—on, d’ailleurs, tous les anarchistes dignes de ce nom qu’ils ne formeraient qu’une minorité infime en face de la multitude. Lutte pour la liberté d’exposer l’idée, lutte pour la liberté de la vivre, lutte pour le pain, lutte pour le savoir, une lutte certes qui ne se‘ poursuivra pas sans joies profondes et au cours de laquelle on aura l’inappréciable satisfaction de voir tomber quelque pierre angulaire‘ et vaciller l’édifice social, mais lutte quand même.

On voudrait que l’anarchiste conclue une trève, qu’il concède quelques points, se montre moins intraitable, moins acharné, moins intransigeant dans son œuvre de critique, qu’il ait pitié de ceux qui possèdent et détiennent en leurs mains la puissance administrative, ou intellectuelle, ou monétaire. On lui propose de jouer un rôle de dupe et en échange de sa tranquillité relative de se faire le complice des gens intéressés au maintien de la société actuelle.

L’anarchiste n’accepte pas. Sa vie sera une lutte, soit. Sa grande préoccupation désormais c’est de la faire durer le plus longtemps possible !

TRANSLATION

XVII

L’ANARCHISTE A L’ŒUVRE

Critiquer. — Quand ? — Ou ? — Comment ? — Quoi ? — Pourquoi ? — L’anarchiste comme pionnier.

L’anarchisme, nous l’avons assez ressassé, est une vie et une activité, un acte et une œuvre. La vie de l’anarchiste, nous venons de le voir, est une lutte continuelle. Son activité se manifeste par une œuvre constante de critique, une œuvre profonde et sérieuse.

Pourquoi, nous objectera-t-on, une œuvre de critique plutôt qu’une œuvre de construction ? Parce que la démolition nous parait devoir précéder la reconstruction, parce que c’est à la condition qu’il ne reste plus une seule pierre debout de l’ancien bâtiment qu’on peut supputer de la solidité de la nouvelle demeure. Les édifices construits avec des matériaux ayant déjà servi n’ont point longue durée. Avant de fonder quoi que ce soit, il convient de critiquer.

Critiquer quand ?

A tout moment. Pas un événement, un fait de l’histoire qui ne donne prise à la critique ; pas une souffrance, pas un chagrin, pas un deuil qui ne donne occasion à la critique; pas un drame humain qui n’offre matière à critique.

Eternel mécontent, l’anarchiste critique toujours.

Critiquer où ?

Dans tous les milieux. Avec enthousiasme. Avec courage. Avec sincérité. Comme s’il dépendait de lui que sur le champ son entourage devint tout entier anarchiste. Sans s’inquiéter des échecs de ceux qui l’ont précédé, de leurs erreurs, de leurs maladresses. Dans l’espoir, dans la conviction que le résultat obtenu demain vaudra mieux que celui atteint aujourd’hui. En se rendant compte de la masse de difficultés qu’il a fallu renverser pour atteindre au résultat déjà obtenu. En se contentant uniquement s’il le faut, de l’effort fait pour atteindre à un résultat.

L’anarchiste critique partout.

Critiquer comment ?

Par mille moyens. Par tous les moyens. Par la parole, par l’écrit, par le fait. Par le journal, par la revue, par la brochure, par le volume. Par la causerie. par la conférence, par la contradiction. Par une vie de révolté, des gestes de rebelle, des actes de réfractaire, une existence d’ « en dehors ». Par l’exemple : par les « tentatives de vie en commun » quand on les entreprend sérieusement. Par la multiplication des groupements anarchistes. Par la pratique de la camaraderie vraie. Par la création d’ « écoles anarchistes » nombreuses, autrement dit de foyers d’enseignement où on tente de préparer les cerveaux et les cœurs à penser, à agir, à vibrer par et pour eux-mêmes. L’anarchiste critique par tous les moyens.

Critiquer quoi ?

Les institutions et les hommes actuels. Lois, morales, conventions. Capitalisme, militarisme, parasitisme, patriotisme. L’enseignement public et privé ; l’éducation de l’école, du collège, du lycée, de la famille. Les faits acquis, les choses jugées, les « textes reçu », les éditions ne varietur, les principes immuables, les déclarations de droits de l’homme et les proclamations d’indépendance. Les idées de frontières, de supériorité ou d’infériorité sociales non basées sur l’observation scientifique. Les conceptions sur lesquelles la société actuelle fait reposer la famille, l’affection paternelle, maternelle, fraternelle, filiale, la fidélité sexuelle, l’amour, le mariage. Le respect des choses établies, du passé, des aïeux. L’inévitable évolution, le déterminisme fatal, le libre arbitre inconscient, la prédestination. Le moralitéisme, le piétisme, la foi indémontrable. L’autoritarisme, le parlementarisme, la centralisation administrative, que ce soit celles des ministres ou des syndicats. Les idées erronées qui ont cours sur la charité ; la solidarité, l’amour universels. Le bourgeois en blouse ou en redingote. Les hommes indispensables, les messies, les sauveurs, le pontife catholique et le magister anarchiste. Les superstitions, les mômeries, les légendes. Les magistrats, les juges, les douaniers, les instituteurs, les garde-champêtres. Les idées du travail-exploitation régénérateur, de la concurrence nécessaire; de l’inactivité et de la fainéantise comme corollaires des idées anarchistes. La politesse, la courtoisie, l’honnêteté, la pudeur comme les accommode la sauce bourgeoise. Les solutions toutes mâchées d’avance. Les « besoins de la cause », le « par pur dévouement », les « sacrifices à l’Idée » quand ils ne recouvrent qu’hypocrisie ou mensonge.

Tantôt l’anarchiste s’appuiera sur les données scientifiques. Tantôt il invoquera la raison et tantôt le sentiment. Il ridiculisera, fera appel à la raillerie. Ou à la réflexion profonde. Ou à la comparaison. Il taillera, il coupera, il amputera, il retournera le fer dans la plaie, cent fois si c’est nécessaire.

L’anarchiste critique les faits et les êtres.

Critiquer pourquoi ?

Non par parti pris. Non par dilettantisme. Non pour faire des suiveurs, des disciples, des adhérents. Non pour faire nombre. Pour faire table rase. Une fois le cerveau débarrassé, décongelé, libéré, la raison et le sentiment vibrant à l’aise, à chacun d’édifier sa propre conception de la vie, d’accomplir sa propre révolution, de bâtir sa Cité Future individuelle. A chacun de diriger sa vie selon ses tendances propres, son tempérament, son caractère, ses aspirations, de s’unir à d’autres pour la vivre, ample, intense, heureuse.

L’anarchiste critique pour libérer et soi et autrui.

On peut également assimiler l’œuvre de l’anarchiste à celle du pionnier. Destructeur, il se double d’un éducateur; critique, il se double d’un pionnier. Il fraye sa route, une route nouvelle. La cognée à la main, il abat les arbres de toute espèce, il mine les préjugés de toute sorte qui se dressent, hostiles, sur son chemin. Il a savouré les joies et il a bu la coupe d’amertume du pionnier. Il connait l’oasis tant attendu qui se vérifie citerne vide : les détours qui ramènent au point de départ ; les embuscades, les guet-apens, les balles empoisonnées; la faim qui tord les entrailles et l’hostilité qui glace le cœur; les amas de verdure qui recouvrent des précipices, les ponts qui se dérobent quand on les franchit, les sourires qui masquent les traitrises. Il va pourtant, méconnu, raillé, incompris parfois de ceux qui lui sont le plus cher et le sentier se fraye quand même. Il tombe un jour ou l’autre et ceux-là même qui ridicularisaient son effort pénètrent par la tranchée qu’il a ouverte. C’est ainsi qu’en affichant et proclamant bien haut sa volonté de vivre pour soi-même, son effort l’a amené à œuvrer pour autrui, à se reproduire, à remplir sa destinée, sa raison d’être un homme sain, vigoureux, hardi, audacieux, agressif, un être libre, un anarchiste !

TRANSLATION

XVIII

L’ANARCHISTE ET LES « PROPAGANDES SPÉCIALES »

Danger des propagandes spéciales.— La question féministe. — L’ « union anarchiste ». — Le néo-malthusianisme. — Moyens anticonceptionnels et libre maternité.— La tendance naturienne. — Exagérations et bons cotés. — L’espérantisme. — Les langues auxiliaires.

Nous ne voudrions pas terminer cet ouvrage sans examiner la position que prend l’anarchiste à l’égard de diverses propagandes spéciales qui ont, à différents stades du mouvement anarchiste, retenu l’attention de divers camarades parfois nombreux et qui ont fait l’objet de tendances caractérisées. Le défaut de ces « spécialités » c’est qu’elles menacent, branches gourmandes, d’enlever toute sève au tronc, d’absorber au détriment de problèmes dont la solution n’est aucunement urgente, une grande partie de l’initiative et de l’activité agressive privé desquels le mouvement anarchiste languirait et perdrait sa raison d’être.

Prenons « le féminisme ». Quel anarchiste contesterait le sort que l’homme, le mâle brutal, a fait, en général, à sa compagne, quelle place inférieure il a réservé la plupart du temps à la femme ! Mais s’ensuit-il de cette constatation douloureuse et qu’expliquent certains préjugés ataviques et ceux inhérents à la constitution de la société qu’il convienne de placer sur un piédestal divin le sexe féminin et le douer de qualités qui le rendraient, en tous points, supérieur au sexe masculin ? La femme devient-elle plus intéressante en réclamant son émancipation politique, le droit de vote, le droit d’éligibilité ou encore la recherche de la paternité ?

L’anarchiste ne connaît pas de sexe qui soit inférieur ou supérieur a l’autre, il ne s’intéresse qu’aux êtres libres. Sa propagande critique vise aussi bien le sort fait à la femme que celui subi par l’homme, et elle sape les bases de l’autorité et de l’exploitation dont les victimes sont à la fois les hommes et les femmes. L’un des sexes complète l’autre et c’est folie pure que de chercher à placer l’un sur un niveau différent de l’autre, de les exciter à un entredéchirement insensé. Physiologiquement, il est impossible à un sexe de se passer de l’autre ; moralement, les lacunes de l’un sont complétées par les ressources de l’autre. Il semble que l’homme, plus robuste, voit les choses sous un aspect plus général et que la femme, plus sensible, les aperçoive sous un jour plus particulier. Il semble que l’homme, plus solide, moins délicat, manque de ce dévouement tenace, de cette tendresse persévérante dont la femme possède le secret. Il n’y a rien là qui indique une infériorité quelconque de l’un ou l’autre sexe; d’ailleurs, les phénomènes d’hérédité qui font qu’un homme reproduit les traits psychologiques d’un ancêtre féminin et vice versa amènent souvent des exceptions. L’anarchiste, sans distinguer, exercera parmi les deux sexes sa propagande de la vie anarchiste : à l’un et à l’autre, il préconisera la vie libre, la multiplicité et la variété des expériences de l’existence. Il n’est pas une seule page de ce livre qui ne soit écrite pour les deux sexes.

Dans la société actuelle, quand deux anarchistes s’unissent pour une période qu’ils prévoient durable, c’est généralement qu’ils sont économiquement indépendants l’un de l’autre. Il peut également se faire que ce soit celui des deux qui se trouve le mieux doué, le plus adapté, l’élément masculin ou‘ l’élément féminin qui assure la vie économique du couple. Si, d’une façon générale, chacun d’eux conserve son autonomie individuelle entière, pour tant que ce soit compatible avec l’harmonie, l’intimité et la confiance sans laquelle il ne saurait y avoir d’ « union » même anarchiste, il se produit souvent aussi — surtout en cas de cohabitation — que le plus actif, le plus initiatif, décide de l’orientation morale ou intellectuelle des deux. Dans le domaine affectif ou sexuel, chacun peut jouir d’une liberté absolue; l’un peut encore pratiquer l‘unicité et l’autre expérimenter la pluralité ; l’un et l’autre peuvent se contenter de leur propre expérience. L’important, c’est qu’il n’y ait ni dissimulation, ni contrainte, ni diminution individuelle. Bref, ils agissent selon les circonstances, selon que tels on tels actes concourent à leur développement personnel, à leur bonheur mutuel. On pourrait assimiler l’ « union anarchiste » à une tentative de vie en commun — la plus restreinte — basée sur la plus franche des ententes, avec ce lien particulier qu’y ajoute l’amour.

Une autre propagande spéciale dont l’infatigable apôtre, Paul Robin, a conquis dans nos contrées et parmi les milieux anarchistes, d’incontestées sympathies, c’est le « néo-malthusianisme » et on ne saurait nier qu’il pose un problème des plus intéressants. Il ne nous semble pas cependant que l’anarchiste ait beaucoup à s’intéresser à l’un des points qui forment comme un pivot de la doctrine néo-malthusienne, nous voulons parler de cette loi « scientifique » qui voudrait que les subsistances diminuassent en rapport mathématique avec l’accroissement de naissances et qu’à moins d’une restriction raisonnée de celles-ci, la population du globe périsse quelque jour d’inanition. Nous sommes partisan de la. limitation volontaire des naissances mais la perspective invoquée ne nous parait pas d’actualité; il est même probable qu’au moment de la surabondance de population redoutée bien des ressources inutilisées aujourd’hui auront été mises en valeur. D’ailleurs, quelles statistiques valables peut fournir une production non point basée sur les besoins de la consommation, mais bien réglée sur l’avidité de la spéculation. Enfin, nous estimons les anarchistes suffisamment intelligents pour se mettre à l’abri, au moment voulu.

Sous cette importante restriction, nous nous accordons avec le néo-malthusianisme en ce qui concerne sa propagande en faveur de la libre maternité laissée à la volonté de la femme procréatrice et sa diffusion des méthodes anticonceptionnelles. Nous le sommes pour plusieurs raisons :

1° Les anarchistes n’ont aucun intérêt à voir se perpétuer les espèces dégénérées et tarées, en voie de décomposition psychologique. Il convient, croyons-nous, d’encourager la propagande néo-malthusienne dans tous les milieux dont il s’agit. de quelque prétexte qu’on se serve pour l’y introduire;

2° Certains anarchistes trouveront leur intérêt personnel à user des procédés anticonceptionnels, qui leur assureront la liberté sexuelle, la possibilité de l’expérimentation sensuelle, l’essai d’unions plus ou moins durables. En dehors de ces considérations, il est inadmissible que d’un coït passager il puisse résulter pour l’anarchiste-femme une maternité non désirée comme on ne saurait comprendre qu’une relation sexuelle unique fasse envisager à un anarchiste-homme la responsabilité d’une paternité. Il convient que celui des deux qui sait avertisse celui qui ignore ; c’est d’une élémentaire loyauté;

3° L’anarchiste ne procréera ou n’engendrera qu’exceptionnellement : sa vie est une expérience dont les vicissitudes promettent d’être trop accidentées ; son activité de critique-destructeur, sa propagande de pionnier-éducateur menacent de lui prendre trop de temps pour qu’il puisse — hors exception — se consacrer avec fruit aux soins d’une progéniture qui, dans tous les cas, ne dépassera jamais un ou deux enfants. Si ses aspirations le poussent du côté de l’éducation, s’il chérit spécialement l’enfance, il est assez de par le monde de petits êtres délaissés, abandonnés, ou même dont leurs parents ne peuvent matériellement se préoccuper pour qu’il en rencontre suffisamment, utilise ses tendances et fonde un établissement spécial, une « école anarchiste » où son énergie pourra se dépenser pleinement.

Si l’anarchiste se déclare pour la maternité librement désirée et librement consentie, c’est qu’il apparait de toute évidence que c’est à la femme, à la procréatrice, à la mère de décider quand elle veut enfanter, de choisir le procréateur de son enfant — que peut être autre que son compagnon habituel — et de renoncer à donner la vie à un germe éclos contre son intention.

Une propagande spéciale aussi, que certains ont voulu présenter comme une panacée à tous les maux c’est le « naturisme anarchiste ». Pris dans son acception rationnelle, envisagée comme l’ont fait les Tolstoï, les Carpenter, les Crosby, le « naturisme » attire la sympathie dans sa tendance générale à réagir contre le machinisme à outrance et la fièvre désordonnée qui mène l’homme contemporain. Des « naturiens extrêmes » voudraient biffer tous les progrès scientifiques et nous ramener à ce qu’ils dénomment « l’âge d’or », au temps des voyages à cheval, des métiers à main ou à bras et des bateaux à voile.

Certes, il serait malvenu de nier la laideur et la nocivité des villes industrielles, la puanteur de leur atmosphère épaissie. Rien d’écœurant comme les hautes cheminées de ces usines qui inondent de fumée un paysage ravissant. Rien de moins [esthétique que ces immenses bâtiments à six étages dont les façades profilent le long des artères des grandes cités leur désespérante monotonie. S’ensuit-il qu’il faille faire fi de l’acquis scientifique, des moyens rapides de fabrication, « revenir en arrière », en un mot?

Qui le penserait? L’anarchiste préférera l’express à la diligence, la charrue a vapeur a la charrue antique, l’es plus récents métiers au métier Jacquard et ainsi de suite. Plus son développement intellectuel grandira, plus sa vie s’intensifiera, plus aussi il sentira la nécessité de réduire au strict minimum le temps exigé pour la fabrication des utilités les plus nécessaires au fonctionnement purement physique de son corps. Les « naturiens » objectent vivement que dans la a société future» personne ne se trouvera qui condescende à remplir certaines besognes sales, repoussantes ou difficultueuses, tels les métiers de vidangeur, de mineur ou même de chauffeur de locomotive; le travail, dans ladite société future, étant volontaire et non imposé.

Voici ce que répondra l’anarchiste :

1° Que la « société future » demeure dans un devenir hypothétique; qu’en l’attendant, ne pas se servir des progrès acquis serait placer l’anarchiste dans des conditions d’infériorité qui rendraient impossible sa vie de réaction contre lé milieu. Dans la « société présente », seule intéressante pour l’instant, l’anarchiste, au contraire, poussera au maximum l’emploi des moyens scientifiques ou autres destinés à lui procurer plus de force et à économiser son temps ;

2° Qu’à l’heure où se réalisera la « société anarchiste » des découvertes nouvelles, entrevues déjà, auront transformé l’état des choses. L’électricité qui fournit force, chaleur, lumière et qui se peut obtenir avec bien moins d’efforts que la houille permettra, sans la fatigue actuelle, d’accomplir des travaux beaucoup plus rudes, d’actionner des machines-outils automatiques bien plus perfectionnées sans doute que celles que nous connaissons. Il faudra compter avec les engins de toute sorte existants et dont il ne restera qu’à actionner le fonctionnement. Les détruira-t-on ?

3° Que sans travail imposé, il ne sera pas difficile de trouver des camarades — et en grand nombre — qu’attireront, par exemple, l’impression typographique, la conduite des machines, leur construction, l’application pratique et la recherche de nouvelles inventions. D’autant plus que le surmenage ayant cessé, la production inutile ayant disparu, les travaux s’effectueront à l’aise, en des locaux vastes, aérés, agréables, sans presse aucune, véritables récréations. Croit-on qu’on rencontrera une quelconque difficulté à recruter des conducteurs de locomotives électriques ou des fabricants d’appareils de précision ? On ne produira plus pour des spéculateurs avides, des exploiteurs sans vergogne ou d’insouciants consommateurs, on œuvrera pour des camarades et dans la perfection de son œuvre on puisera son plaisir individuel. Ce que l’anarchiste réclame, c’est la pleine liberté pour les camarades naturiens d’exposer, de répandre leurs idées, de se grouper entre eux. Autorité et exploitation disparues, il est à présumer que nombre de camarades préfèreront, pendant un temps plus ou moins long, ou encore par intervalles, la vie paisible de la campagne, sur les flancs de la montagne ou au bord de l’Océan, à l’existence des villes. Mais les grandes agglomérations n’existeront plus; point élevées, spacieuses, plaisantes, les maisons n’abriteront qu’un très petit nombre d’habitants unis par les liens d’une étroite affinité. Ils préféreront — pensons-nous — pour ne prendre qu’un exemple, le confortable de l’éclairage et de la chaleur électrique à la torche résineuse et au charbon fumeux.

La tendance « naturienne » apparaît sympathique en tant que considérée comme réaction contre le surmenage fiévreux, insensé de l’industrialisme et du commercialisme spéculateurs. Mais que cette tendance prétende représenter l’anarchisme, c’est ce qui ne saurait se concevoir.

Une spécialité plus récente et qui a fait montre d’expansion, dans les milieux anarchistes, c’est la propagande en faveur des langues internationales, idiomes seconds ou auxiliaires, en particulier « l’espérantisme ».

Il se peut que l’espéranto corrigé, modifié, simplifié, ramasse assez d’adhérents pour être adopté et compris par un million d’individus, mais une longue réflexion nous a amené à modifier des opinions, point vieilles cependant, et à nous demander si le temps passé à une étude de ce genre — dans l’état actuel de la société — n’était pas du temps dérobé à la propagande, à la vie, à l’activité anarchistes. Nous présumons que la langue internationale, auxiliaire, l’idiome second se formera naturellement par la fusion du vocabulaire international déjà pratiqué, et qui compte une dizaine de mille de termes scientifiques, philosophiques, sociologiques, de noms propres, etc., avec la langue parlée, au moment voulu, par le plus grand nombre d’êtres humains. Est-ce qu’au lieu d’un langage artificiel, sujet à des concurrences inévitables, à des enthousiasmes rapidement éteints, le simple bon sens n’indique pas le choix d’un idiome vivant, tel l’anglais parlé par tout le monde commercial, compris dans tous les ports, mêlé, si l’on veut au français compris parle monde littéraire et artistique, sous réserve d’une révision orthographique, d’une simplification de leur prononciation, d’un allègement de certaines locutions archaïques ou idiotismes particuliers.

En fin de compte, on peut se demander si le temps consacré à apprendre et à pratiquer soit l’espéranto, soit telle autre langue artificielle à base essentiellement néo-latine — par exemple la « neutral » ou l’ « universal » que pour notre part nous préférons à l’ « espéranto » — vaut celui employé à l’acquisition et à la pratique de l’anglais, de l’allemand, du japonais, du russe ou simplement du danois ou du malais ? L’anarchiste de plus, demeure perplexe à la vue de certains camarades se spécialisant en cette branche et craint qu’à force de se mêler avec les bourgeois espérantisants, ils en viennent à oublier effectivement qu’espérantisant ou non, quiconque veut le maintien du système actuel d’autorité ou d’exploitation est « l’ennemi ».

TRANSLATION

XIX

APPENDICE

ESQUISSE PROBLÉMATIQUE D’UNE “SOCIÉTÉ ANARCHISTE”

De la société future. — Description hypothétique d’un « monde d’où la souffrance évitable aurait disparu ».

Critique ou démolition, éducation ou défrichement, rien de positif : activité entièrement négative. Il nous semble entendre se résumer ainsi les objections du lecteur parvenu au terme de ce livre, puis formuler une question dernière : « Vous autres anarchistes, ne nourrissez-vous aucune conception, même lointaine, d’une « société anarchiste », d’un monde basé sur l’absence de domination, de spéculation, d’exploitation, d’une société futures ? »

Nous aimons fort peu personnellement à parler d’une Société Future ? Non seulement, c’est une idée qui a été exploitée et qui peut nourrir son homme tout comme l’exploitation du Paradis nourrit le prêtre, mais elle présente cette ressemblance avec le Paradis que la description de ses merveilles exerce une influence Soporifique, engourdissante, sur qui en entend la description; elle fait oublier l’oppression, la tyrannie, le servage présent; elle affaiblit l’énergie, elle émascule l’initiative.

Quelle preuve avons—nous que jamais Société Future se réalisera? A titre de fantaisie littéraire, nous allons cependant essayer de décrire ce qui nous paraîtrait répondre le plus exactement à notre hypothèse d’une « Société anarchiste ». Mais encore qui prouve que cette vision s’adapte jamais à la mentalité, à la volonté générale ? Pour qu’elle se transforme en réalité, il faudrait que les espèces en Voie de dégénérescence, les catégories dirigeantes et les catégories dirigées aient délivré le globe de leur présence. Or, cela ne peut sortir du domaine des probabilités. Et nous ne nous sentons pas le droit, alors que les anarchistes exigent de vivre leur vie aujourd’hui de les assoupir aux accents d’une musique mélodieuse et douce, nous ne nous sentons pas le droit de les orienter vers une conception déterminée d’une société anarchiste. C’est, le moment venu, l’état des choses et le niveau des mentalités qui dictera les assises de ce régime nouveau.

Pourtant, toute hypothèse qu’il demeure, tout songe qu’il apparaisse, toute vision enfouie dans la brume du devenir que nous le considérions nous-mêmes, le rêve que nous jetons sur le papier semble être le but vers lequel s’acheminent les esprits les plus éclairés, les cœurs les plus sensibles et si jamais Cité de Liberté et d’Harmonie s’édifie, c’est grâce aux jalons dont la propagande anarchiste aura semé la roule que l’atteindront les hommes.

Supposons donc, lecteur curieux, que le soleil se soit levé sur la « société anarchiste » et que tu sois un témoin « émerveillé » — naturellement — d’un spectacle dont tes yeux ne pourront se repaître. Ne t’imagines point que tu te trouveras en présence de sauvages incultes, vêtus de peaux de bête, aux cheveux embroussaillés, végétant péniblement grâce à quelques racines déterrées ça et là. Tu te trouveras en présence d’êtres libres et bons. forts, sains et beaux, jouissant de tout ce que le cerveau humain a pu imaginer en fait d’utilités, de commodités et de récréations. Plus de codes, de constitutions, de parlements, de prisons, de casernes, mais une atmosphère d’indépendance incomparable !

Tu ne te trouveras pas non plus en présence de paresseux ni de parasites, car normalement nul n’est paresseux que lorsque le travail est une peine. Pour rééditer une expression sublime de Fourier, le travail sera devenu une attraction, une joie, un délassement. Point pressés par le surmenage, point menacés par les exigences du maître, du patron, ayant à leur disposition les moyens les plus perfectionnés, les hommes travailleront avec goût, avec sérieux, avec amour. Répartis selon leurs aptitudes et leurs aspirations dans les diverses branches du labeur humain, ils seront sans cesse à la recherche de nouvelles inventions, de procédés nouveaux, destinés à améliorer, à perfectionner la dualité, l’aspect, la valeur des produits sortis des machines ou de leurs mains. Ils œuvreront par plaisir personnel tout en œuvrant pour la satisfaction des besoins communs.

« Sans organisation ? » — Sans désordre, avec le minimum de méthode compatible avec la liberté d’expansion de la vie de chacun et de tous. Certaines branches du travail humain exigeront plus de méthode que d’autres : ce sera à ceux employés dans cette branche particulière de déterminer dans quelles conditions doit s’accomplir leur labeur. Calculer, éviter la besogne superflue ne signifie pas centralisation, n’implique point direction ou commandement. Chaque groupe établira lui-même, après entente avec les autres et examen de la situation générale, sa quote-part d’utilité productive, mais c’est de l’unité-production que partira l’entente et ce n’est point le centre-administration qui imposera ses décisions.

Inévitablement, on aura choisi la méthode la plus pratique et la plus rapide afin d’en avoir fini, au plus tôt avec la question économique : celle-ci résolue par quelques heures de travail, chacun se hâtera de rejoindre le groupe d’affinités intellectuelles ou éthiques où sa vie pourra. se développer le plus amplement. Que de groupes d’étude ou d’application tu apercevrais, curieux lecteur: scientifiques, philosophiques, artistiques, littéraires, affectifs. — Ici on poussera jusqu’à ses dernières limites l’étude de la biologie; là, des explorateurs voudront déchiffrer jusqu’aux derniers secrets de la constitution du globe. Tel groupe se confinera aux recherches ethnologiques ou linguistiques; tel autre sondera les immensités célestes et essaiera d’entrer en relations avec les habitants des terres planétaires; tel groupe encore s’appliquera à l’impression ou à l’édition de thèses audacieuses destinées à soulever les discussions les plus passionnantes. Tel groupe enfin se consacrera à la préparation, à la variation, au raffinement des récréations de toute espèce : récitations, théâtre, art, danse, fêtes voluptueuses. Quelques groupes naturiens, habillés de peaux non travaillées, s’acharneront à cultiver leurs champs à la bêche, à passer l’Atlantique en barque et à voyager à dos de mulet, cela sans que nul ne les en empêche.

Les groupes seront légion et un même individu fera partie de plusieurs groupes, les quittera, y reviendra, en formera lui-même de nouveaux. Ici on pratiquera la liberté sexuelle la plus absolue, tous seront à toutes et toutes se donneront à tous; là règnera la polyandrie et là-bas la polygamie librement et volontairement consenties et pratiquées; ailleurs ce sera l’unicité. Constants et volages seront satisfaits. Grâce à une limitation rationnelle des naissances, l’enfant trouvera dès le berceau abondance d’occasions de progresser et devenir lui-même : sa vie économique lui sera assurée et la mère, éducatrice naturelle, pourra se consacrer en toute tranquillité, tout en contribuant à la production commune, au développement de l’enfance de sa progéniture volontairement voulue, peu nombreuse, d’ailleurs.

Point de propriété. Machines, instruments, moyens de vivre, appartiendront à tous et il ne viendra à personne l’idée de frustrer qui que ce soit des objets formant prolongement de sa personnalité. Point de valeur, puisque tous les produits auront leur utilité.

Point de voleurs, puisque plus de propriété. — Point de faux-monnayeurs, puisque plus d’argent. — Point de jaloux, puisque plus de pénurie d’affections. — Point de criminels, puisque plus d’occasions de commettre le meurtre.— Point d’oppression ni de violence, puisque respect absolu de la liberté et de la personne d’autrui.

Les maladies auront disparu en très grande partie, en même temps qu’auront disparu l’entassement, la misère, les privations, la malpropreté. La douleur morale aura fait place au bonheur que procure la poursuite, l’abondance et le renouvellement des expériences. .

Nous t’envions, lecteur curieux, car si tu jouissais de cette scène, tes yeux auraient vu ce qu’ont souhaité voir tant de prophètes, tant de martyrs, tant d’initiateurs, ce qu’ils ont dû se contenter, sous mille formes, de proclamer, de prédire, de prévoir — le but des aspirations de tous les pionniers d’idées :

UN MONDE D’OU LA SOUFFRANCE ÉVITABLE AURA DISPARU.

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