Max Nettlau, “Observations d’actualité” (1910)

[The French essay “Observations d’actualité” was a translation and revision of “A General Survey” (Freedom 24 no. 249 (January, 1910): 5-7.) This new English translation is intended to show the refinement of Nettlau’s ideas.]

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Observations d’actualité

Les organismes primitifs parlant grosso modo ressemblent l’un à l’autre ; un développement plus élevé produit la différenciation. La société primitive fut facilement asservie par us classe dominante rusée qui fit accepter à la masse de croyances et des coutumes uniformes. Nous sommes encore sous le charme et nous nous imaginons habituellement que la société tout entière acceptera par la persuasion, par l’exemple ou par la force, un nouveau système social amenant pour tous la justice et la liberté. Dans le passé et dans le présent des systèmes uniformes semblent prévaloir — féodalisme ou capitalisme—mais une analyse plus serrée indique que dans le système principal de nombreux restes des stades antérieurs voisinent avec les germes d’un développement ultérieur. La question urgente entre toutes est celle-ci : « désormais, l’homme moderne pourra-t-il et voudra-t-il jamais accepter un système social uniforme ? » Il se libère de l’uniformité, dans toutes les directions, et cela à un taux de progrès variable ; l’éducation, la vie privée, l’entourage différencient les mieux doués et les plus développés d’entre les hommes ; on ne trouve encore vif que parmi les couches les plus rétrogrades des masses, le désir conservateur d’une quiète uniformité.

A ce stade, voici que se propose le socialisme : préconisé tout d’abord par de parfaits enthousiastes qui s’attendent à ce que tout le monde mette en pratique ce qui apparaît si noble, si clair à leur propre esprit. Le propagande commence ; labourant un sol vierge, récoltant de riches moissons de révoltés et de cœurs généreux, les possibilités d’extension du socialisme par la propagande paraissent illimitées. Un moment inévitable vient ou ont été ressemblés tous les esprits favorablement disposés en faveur du socialisme ; on n’enregistre plus que rarement de nouveaux résultats. Les socialistes se divisent alors ; une minorité de sincères vont continuer l’ancienne propagande ; certains d’entre eux, s’apercevant que le socialisme tient trop peu de compte de la liberté, pourront, par la suite, examiner l’anarchisme et s’y rallier. La majorité des socialistes, cependant, se préoccupe des soi-disant moyens pratiques de mettre le socialisme davantage à la portée du commun peuple ; ils l’atténuent, le fond cadrer avec le syndicalisme, l’administration municipale, le parlementarisme, la religion même. Leurs principaux théoriciens se considèrent comme les « leaders » providentiels des masses populaires, comptant introduire le socialisme par en haut, grâce à l’établissement graduel de lois et d’impôts, aux fonctionnement de nouveaux organes d’administration publique, etc. Bref, ils réduisent le socialisme à un certain nombre de mesures autoritaires, imposées automatiquement soit par des gouvernements, nationaux ou locaux, soit par des corps électifs de toutes sortes, comme tous les autres règlements ou lois. Comme résultat, absorption complète de ces socialistes par le mécanisme gouvernemental actuel dont le capitalisme forme le pivot ; de là les efforts chimériques dont nous sommes témoins pour faire servir à l’égalité et à la justice un organisme créé en vue de la répression et de l’exploitation. C’est avec la plus grande facilité que l’organisme gouvernemental absorbe et s’assimile tant de socialistes qui tombent volontairement dans ses griffes : un Briand, un Burns, un Webb, un Blatchford ne sont que des bouchées pour ce Moloch ; il y a de la place pour que veut venir, d’ailleurs, et tous, tous y viendront : c’est le sort et la fin inévitable du socialisme parlementaire.

Toutes les écoles antérieures du socialisme ont traversé semblables phases : — un courte période d’enthousiasme, un stade d’impatience, de désir d’être pratique, — puis la prostitution cynique aux instincts dominateurs des chefs, — enfin la trahison et l’extinction du parti, — exception toujours faite de quelques enthousiastes honnêtes. Exista-t-il jamais groupe plus brillant et plus dévoué que les jeunes Saint-Simoniens de 1830 ? Et cependant ils se débandèrent rapidement pour devenir des « capitaines d’industrie », les premiers parmi les gigantesques exploiteurs français, en faisant croire tout le temps qu’ils travaillaient au bien du peuple. Ferrari et Proudhon ont décrit la chute des Fouriéristes, Vésinier et Vermesch celle des Blanquistes ; plus tard une portion des Blanquistes devinrent boulangistes, sympathiques à la dictature militaire ; d’autres sections du mouvement ouvrier français ont été, vers 1860, sous la suspicion de relations bonapartistes. Le Marxisme fila encore droit tant que vécut Marx, mais Engels, comme un véritable pape, accorda l’absolution plénière pour toutes les déviations vers une politique pratique, antirévolutionnaire.

Comme une barrière, la tradition conservatrice exclut encore les social-démocrates allemands de toute participation au pouvoir, mais derrière ce mur qui les retient, leurs appétits s’aiguisent ; une fois l’obstacle tombé — lorsque cela aura paru profitable aux dirigeants — quelle ruée aux situations officielles ! Nous en voyons un exemple en Autriche, où les social-démocrates depuis qu’ils entrèrent en nombre au Parlement — grâce à l’extension du mode de votation — se sont montrés un parti modèle en fait de docilité et d’obéissance au gouvernement. En Hongrie ils encouragent les efforts à demi voilés que, dans l’intérêt des cléricaux, on tente pour écraser l’indépendance hongroise, tout cela parce qu’ils espèrent rentrer au Parlement en plus grand nombre et imiter leurs collègues autrichiens. En Italie, Ferri, le révolutionnaire d’autrefois, et les autres socialistes parlementaires se querellent à qui captera le plus d’appui ministériel, sinon royal. Depuis que le parti socialiste français, avec Jaurès, partagea presque le pouvoir avec le gouvernement de Combes, il est ruiné moralement ; nous savons tous en quel mépris le tiennent les syndicalistes. En Angleterre, l’évolution du parti du travail s’accomplit tous les jours. Aujourd’hui, tout est permis aux socialistes pour acquérir le pouvoir et le bien-être personnel ; partout ils sont à l’affut d’une part dans les dépouilles du peuple ; on les laisse tranquilles et nul ne pense à les blâmer ; bien plus, la majorité serait de les imiter. Cet abandon volontaire du respect qu’avait jadis acquis au peuple le sacrifice d’anonymes, enthousiastes innombrables, est un pire défaite qu’une répression sanglante succédant à une bataille perdue.

Si l’on pouvait étendre ces constatations, on pourrait suivre en détail la décadence des mouvements socialistes qui ont donné lieu aux plus vives espérances. Le phénomène est beaucoup trop général pour n’être attribué qu’à des raisons de personnes, à la corruption inséparable de toute augmentation de pouvoir et d’autorité. Qu’on suppose un certain nombre d’arbres plantés dans un terrain spécial périssant dès qu’ils sont parvenues à une hauteur donnée ; on en concluera à l’incapacité du sol à les nourrir dès qu’ils commencent à demander une quantité de matières nutritives plus grande que lorsqu’ils n’étaient que des arbustes. A mon sens, on en peut qu’expliquer ainsi la décadence de tous les mouvements socialistes dès qu’ils ont atteint les limites de leur expansion normale. Selon moi, la demande pour le socialisme est limitée : essayer de dépasser la limite, c’est aller au devant d’un échec.

Pour rendre mon idée plus claire, je dois ajouter que chacun désirant naturellement améliorer sa situation, tous seraient prêts à accepter les bienfaits du socialisme s’ils étaient déversés sur eux par des gouvernements et des parlements bienveillants, sans qu’il leur en coûte aucun effort. Mais restreint est le nombre de ceux qu’il envisageraient de bon cœur les difficultés d’application du socialisme, qui prendraient sur eux le fardeau d’une lutte réelle pour l’instaurer ; qui accepteraient le sacrifice personnel et l’âpre labeur impliqués par les premiers efforts en vue de réaliser un socialisme véritable. Ceux-là sont trop peu pour imposer leur volonté à la société et les masses nombreuses dont l’effort se réduit au dépôt occasionnel d’un bulletin de vote sont également impuissantes. Aussi ne se produit-il rien, sauf que les gouvernements et les parlements profitent de temps en temps de la critique des socialistes pour replâtrer l’ordre de choses actuel, soit par des reformes ouvrières qui auraient été inévitables n’importe comment, soit par l’augmentation des impôts qui sont toujours justifiables aux yeux des socialistes parlementaires. Ceux-ci s’imaginent affaiblir les landlords en Angleterre, les capitalistes en France, les gros propriétaires en Allemagne en votant enthousiastement : ici des impôts fonciers, là des impôts sur le revenu, là-bas des droits sur les héritages ; la vérité, c’est que l’argent, quelle que soit la main qui le verse, a pour source le bénéfice retiré de l’exploitation du salarié ; il servira à maintenir les armements et une bureaucratie continuellement grandissante : bref, un formidable mécanisme ayant pour but de tenir le peuple en respect, en temps de paix comme en temps de guerre. Les arguments « socialistes » sont devenues les fonds de magasins préférés de tous les ministres des finances ; Caillaux, le ministre français de l’impôt sur le revenu était le favori des collectivistes, de Jaurès à Guesde ; les libéraux anglais répandent les écrits des partisans de l’impôt unique ; l’Allemagne officielle a adopté la critique socialiste de l’héritage. Pour ceux dont la tâche est de dorer les pilules destinées à faire payer aux peuples les instruments de leur propre esclavage, il n’est d’auxiliaires plus précieux que les socialistes modernes. Inconsciemment ou consciemment, les socialistes font le jeu des capitalistes ; il ne leur est pas possible de faire machine en arrière…

Que proposerais-je donc ? Quelle est alors ma conviction ? Je crois au socialisme pour les socialistes, comme je crois à l’anarchie pour les anarchistes ; je crois que tous les autres systèmes ou points de vue sont faits pour convenir aux individus qui sont poussés à ;es adopter par leurs dispositions naturelles. Il est physiquement impossible que tous les êtres atteignent le même degré de développement en même temps ; jamais donc ne prévaudra un système universel unique. Dans le passé — comme je l’ai dit plus haut — l’uniformité a pu régner en apparence, mais c’est parce que le peuple se trouvait plus ou moins sur un même pied d’égalité par rapport à l’ignorance, à la soumission, à la superstition, etc. Cet état de choses devient heureusement moins possible à mesure que nous progressons—lentement, il est vrai, mais un peu quand même. Le temps est venu pour les socialistes—en tout cas pour les anarchistes qui toujours les précèdent—de s’affranchir de cette superstition que nous devons tous accomplir la même chose dans le même temps. Cette superstition remonte à l’immense crainte qui était la base de la politique dominant chez les primitifs et qui leur était nécessaire pour préserver leurs view des dangers environnants ; nous la voyons pratiquée par la première bande venue d’hirondelles, qui toutes s’enfuient si l’une d’elle prend peur. Les anarchistes doivent acquérir assez de courage moral pour suivre leur propre chemin ; leurs idées avancées les placent en tête des autres mouvements ; or, aujourd’hui impulsés par de généreux sentiments, ils dépensent force énergie à l’arrière-garde à relever les victimes les plus attardées du système social actuel ; noble tâche, s’il en fût, mais non leur unique besogne, car lorsqu’elle absorbe presque toute leur activité, tout développement leur devient impossible.

Ce qui arrive semble être ceci : Certains d’entre nous passons nos vies à faire de la propagande, en remarquant tout le temps que pour un individu accessible à nos idées il en est vingt qui n’y prêtent même pas l’oreille. D’autres combattent le système social par la révolte ouverte et doivent se tenir avertis que pour dix qui les suivront, il en est mille qui les laisseront succomber, heureux encore qu’ils ne prêtent pas la main à la chasse aux rebelles. Les générations de propagandistes passent et si nos effectifs s’accroissent ceux de nos adversaires permanents augmentent à mesure. Est-ce donc un tâche sans espoir ? Certes non, mais il faut abandonner la vieille idée d’une passé primitif que tous les hommes doivent adopter un système unique. Cette idée fut l’origine des guerres religieuses d’autrefois, ayant pour dessein d’imposer une religion unique, un christianisme d’un genre ou d’un autre. L’expérience a indiqué que de pareilles guerres peuvent ruiner des pays entiers, mais sans atteindre leur but : uniformité en nattière religieuse ; toutes sortes de sectes coexistent aujourd’hui et leurs luttes se limitent aux diverses méthodes d’une propagande qui les pénètrent mutuellement ; on a du laisser la paix aux libres-penseurs. C’est ce qui se produira pour les libres penseurs des mouvements sociaux ; les anarchistes et leur soleil se seront levés lorsque les autres sommeillèrent encore dans les ténèbres.

L’idée que tous acceptent un système donné est nécessairement autoritaire ; les anarchistes doivent être les premiers à s’en défaire. On pourra objecter : « Mais alors si tous acceptaient volontairement l’anarchisme ? » Je réponds que lorsque les derniers trainards auront accepté l’anarchisme, les premiers anarchistes seront déjà bien loin sur la route ; au moins je l’espère, car à attendre que les trainards les eussent rejoints, ils seraient devenus des momies ratatinées, de vieux fossiles. La diversité des développements existera toujours et d’autant plus que le genre humain se libérera de l’état grégaire des premiers âges, latent encore chez tant d’individus.

Je ne pense pas que ce soit la dernière superstition dont l’anarchisme ait à se débarrasser ; m’est avis que ce doit être la prochaine. Comme résultat il nous restera une nouvelle et immense tâche à accomplir, — nous efforce d’être nous-mêmes des anarchistes, entre nous, jouer des coudes afin de bâtir l’oasis de notre liberté au sein du désert de l’autorité. Il ne s’ensuit pas que nous devions être toujours isolés ; nous serons isolés seulement comme anarchistes, et force nous est de reconnaître qu’il ne peut en être autrement, le nombre des êtres humains englobés par chaque tendance particulière étant limité. Mais nous resterons en contact avec tous les mouvements progressifs ; — la défense du travail comme le comprend le syndicalisme, l’action direct, l’éducation, la libre pensée, l’antimilitarisme, tout ce qui combat l’intervention de l’Etat, tous les efforts vers la liberté en général. Notre but, en un mot, c’est l’anarchisme volontaire et non obligatoire et peut-être pourrons-nous vivre assez pour le voir se réaliser quelque peu.

Max Nettlau.

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Observations of Current Events

Roughly speaking [grosso modo] primitive organisms resemble one another; a higher development produces differentiation. Primitive society was easily enslaved by a cunning dominant class that makes the masses accept uniform beliefs and customs. We are still under the spell and we habitually imagine that all of society will accept—through persuasion, example or force—a new social system bringing about justice and liberty for all. In the past and in the present uniform systems seem to prevail — feudalism or capitalism — but a closer analysis indicates that in the principal system numerous remnants of past stages appear alongside the seeds of a further development. The urgent question is this: “from this point forward, could or would modern man accept a uniform social system?” He liberates himself from uniformity in all directions, and that at a variable rate of progress; education, private life and relationships differentiate the best endowed and most developed among men; it is only in the most backwards strata of the masses that we still find the conservative desire for a quiet uniformity strongly expressed.

A ce stade, voici que se propose le socialisme : préconisé tout d’abord par de parfaits enthousiastes qui s’attendent à ce que tout le monde mette en pratique ce qui apparaît si noble, si clair à leur propre esprit. Le propagande commence ; labourant un sol vierge, récoltant de riches moissons de révoltés et de cœurs généreux, les possibilités d’extension du socialisme par la propagande paraissent illimitées. Un moment inévitable vient ou ont été ressemblés tous les esprits favorablement disposés en faveur du socialisme ; on n’enregistre plus que rarement de nouveaux résultats. Les socialistes se divisent alors ; une minorité de sincères vont continuer l’ancienne propagande ; certains d’entre eux, s’apercevant que le socialisme tient trop peu de compte de la liberté, pourront, par la suite, examiner l’anarchisme et s’y rallier. La majorité des socialistes, cependant, se préoccupe des soi-disant moyens pratiques de mettre le socialisme davantage à la portée du commun peuple ; ils l’atténuent, le fond cadrer avec le syndicalisme, l’administration municipale, le parlementarisme, la religion même. Leurs principaux théoriciens se considèrent comme les « leaders » providentiels des masses populaires, comptant introduire le socialisme par en haut, grâce à l’établissement graduel de lois et d’impôts, aux fonctionnement de nouveaux organes d’administration publique, etc. Bref, ils réduisent le socialisme à un certain nombre de mesures autoritaires, imposées automatiquement soit par des gouvernements, nationaux ou locaux, soit par des corps électifs de toutes sortes, comme tous les autres règlements ou lois. Comme résultat, absorption complète de ces socialistes par le mécanisme gouvernemental actuel dont le capitalisme forme le pivot ; de là les efforts chimériques dont nous sommes témoins pour faire servir à l’égalité et à la justice un organisme créé en vue de la répression et de l’exploitation. C’est avec la plus grande facilité que l’organisme gouvernemental absorbe et s’assimile tant de socialistes qui tombent volontairement dans ses griffes : un Briand, un Burns, un Webb, un Blatchford ne sont que des bouchées pour ce Moloch ; il y a de la place pour que veut venir, d’ailleurs, et tous, tous y viendront : c’est le sort et la fin inévitable du socialisme parlementaire.

Toutes les écoles antérieures du socialisme ont traversé semblables phases : — un courte période d’enthousiasme, un stade d’impatience, de désir d’être pratique, — puis la prostitution cynique aux instincts dominateurs des chefs, — enfin la trahison et l’extinction du parti, — exception toujours faite de quelques enthousiastes honnêtes. Exista-t-il jamais groupe plus brillant et plus dévoué que les jeunes Saint-Simoniens de 1830 ? Et cependant ils se débandèrent rapidement pour devenir des « capitaines d’industrie », les premiers parmi les gigantesques exploiteurs français, en faisant croire tout le temps qu’ils travaillaient au bien du peuple. Ferrari et Proudhon ont décrit la chute des Fouriéristes, Vésinier et Vermesch celle des Blanquistes ; plus tard une portion des Blanquistes devinrent boulangistes, sympathiques à la dictature militaire ; d’autres sections du mouvement ouvrier français ont été, vers 1860, sous la suspicion de relations bonapartistes. Le Marxisme fila encore droit tant que vécut Marx, mais Engels, comme un véritable pape, accorda l’absolution plénière pour toutes les déviations vers une politique pratique, antirévolutionnaire.

Comme une barrière, la tradition conservatrice exclut encore les social-démocrates allemands de toute participation au pouvoir, mais derrière ce mur qui les retient, leurs appétits s’aiguisent ; une fois l’obstacle tombé — lorsque cela aura paru profitable aux dirigeants — quelle ruée aux situations officielles ! Nous en voyons un exemple en Autriche, où les social-démocrates depuis qu’ils entrèrent en nombre au Parlement — grâce à l’extension du mode de votation — se sont montrés un parti modèle en fait de docilité et d’obéissance au gouvernement. En Hongrie ils encouragent les efforts à demi voilés que, dans l’intérêt des cléricaux, on tente pour écraser l’indépendance hongroise, tout cela parce qu’ils espèrent rentrer au Parlement en plus grand nombre et imiter leurs collègues autrichiens. En Italie, Ferri, le révolutionnaire d’autrefois, et les autres socialistes parlementaires se querellent à qui captera le plus d’appui ministériel, sinon royal. Depuis que le parti socialiste français, avec Jaurès, partagea presque le pouvoir avec le gouvernement de Combes, il est ruiné moralement ; nous savons tous en quel mépris le tiennent les syndicalistes. En Angleterre, l’évolution du parti du travail s’accomplit tous les jours. Aujourd’hui, tout est permis aux socialistes pour acquérir le pouvoir et le bien-être personnel ; partout ils sont à l’affut d’une part dans les dépouilles du peuple ; on les laisse tranquilles et nul ne pense à les blâmer ; bien plus, la majorité serait de les imiter. Cet abandon volontaire du respect qu’avait jadis acquis au peuple le sacrifice d’anonymes, enthousiastes innombrables, est un pire défaite qu’une répression sanglante succédant à une bataille perdue.

Si l’on pouvait étendre ces constatations, on pourrait suivre en détail la décadence des mouvements socialistes qui ont donné lieu aux plus vives espérances. Le phénomène est beaucoup trop général pour n’être attribué qu’à des raisons de personnes, à la corruption inséparable de toute augmentation de pouvoir et d’autorité. Qu’on suppose un certain nombre d’arbres plantés dans un terrain spécial périssant dès qu’ils sont parvenues à une hauteur donnée ; on en concluera à l’incapacité du sol à les nourrir dès qu’ils commencent à demander une quantité de matières nutritives plus grande que lorsqu’ils n’étaient que des arbustes. A mon sens, on en peut qu’expliquer ainsi la décadence de tous les mouvements socialistes dès qu’ils ont atteint les limites de leur expansion normale. Selon moi, la demande pour le socialisme est limitée : essayer de dépasser la limite, c’est aller au devant d’un échec.

Pour rendre mon idée plus claire, je dois ajouter que chacun désirant naturellement améliorer sa situation, tous seraient prêts à accepter les bienfaits du socialisme s’ils étaient déversés sur eux par des gouvernements et des parlements bienveillants, sans qu’il leur en coûte aucun effort. Mais restreint est le nombre de ceux qu’il envisageraient de bon cœur les difficultés d’application du socialisme, qui prendraient sur eux le fardeau d’une lutte réelle pour l’instaurer ; qui accepteraient le sacrifice personnel et l’âpre labeur impliqués par les premiers efforts en vue de réaliser un socialisme véritable. Ceux-là sont trop peu pour imposer leur volonté à la société et les masses nombreuses dont l’effort se réduit au dépôt occasionnel d’un bulletin de vote sont également impuissantes. Aussi ne se produit-il rien, sauf que les gouvernements et les parlements profitent de temps en temps de la critique des socialistes pour replâtrer l’ordre de choses actuel, soit par des reformes ouvrières qui auraient été inévitables n’importe comment, soit par l’augmentation des impôts qui sont toujours justifiables aux yeux des socialistes parlementaires. Ceux-ci s’imaginent affaiblir les landlords en Angleterre, les capitalistes en France, les gros propriétaires en Allemagne en votant enthousiastement : ici des impôts fonciers, là des impôts sur le revenu, là-bas des droits sur les héritages ; la vérité, c’est que l’argent, quelle que soit la main qui le verse, a pour source le bénéfice retiré de l’exploitation du salarié ; il servira à maintenir les armements et une bureaucratie continuellement grandissante : bref, un formidable mécanisme ayant pour but de tenir le peuple en respect, en temps de paix comme en temps de guerre. Les arguments « socialistes » sont devenues les fonds de magasins préférés de tous les ministres des finances ; Caillaux, le ministre français de l’impôt sur le revenu était le favori des collectivistes, de Jaurès à Guesde ; les libéraux anglais répandent les écrits des partisans de l’impôt unique ; l’Allemagne officielle a adopté la critique socialiste de l’héritage. Pour ceux dont la tâche est de dorer les pilules destinées à faire payer aux peuples les instruments de leur propre esclavage, il n’est d’auxiliaires plus précieux que les socialistes modernes. Inconsciemment ou consciemment, les socialistes font le jeu des capitalistes ; il ne leur est pas possible de faire machine en arrière…

Que proposerais-je donc ? Quelle est alors ma conviction ? Je crois au socialisme pour les socialistes, comme je crois à l’anarchie pour les anarchistes ; je crois que tous les autres systèmes ou points de vue sont faits pour convenir aux individus qui sont poussés à ;es adopter par leurs dispositions naturelles. Il est physiquement impossible que tous les êtres atteignent le même degré de développement en même temps ; jamais donc ne prévaudra un système universel unique. Dans le passé — comme je l’ai dit plus haut — l’uniformité a pu régner en apparence, mais c’est parce que le peuple se trouvait plus ou moins sur un même pied d’égalité par rapport à l’ignorance, à la soumission, à la superstition, etc. Cet état de choses devient heureusement moins possible à mesure que nous progressons—lentement, il est vrai, mais un peu quand même. Le temps est venu pour les socialistes—en tout cas pour les anarchistes qui toujours les précèdent—de s’affranchir de cette superstition que nous devons tous accomplir la même chose dans le même temps. Cette superstition remonte à l’immense crainte qui était la base de la politique dominant chez les primitifs et qui leur était nécessaire pour préserver leurs view des dangers environnants ; nous la voyons pratiquée par la première bande venue d’hirondelles, qui toutes s’enfuient si l’une d’elle prend peur. Les anarchistes doivent acquérir assez de courage moral pour suivre leur propre chemin ; leurs idées avancées les placent en tête des autres mouvements ; or, aujourd’hui impulsés par de généreux sentiments, ils dépensent force énergie à l’arrière-garde à relever les victimes les plus attardées du système social actuel ; noble tâche, s’il en fût, mais non leur unique besogne, car lorsqu’elle absorbe presque toute leur activité, tout développement leur devient impossible.

Ce qui arrive semble être ceci : Certains d’entre nous passons nos vies à faire de la propagande, en remarquant tout le temps que pour un individu accessible à nos idées il en est vingt qui n’y prêtent même pas l’oreille. D’autres combattent le système social par la révolte ouverte et doivent se tenir avertis que pour dix qui les suivront, il en est mille qui les laisseront succomber, heureux encore qu’ils ne prêtent pas la main à la chasse aux rebelles. Les générations de propagandistes passent et si nos effectifs s’accroissent ceux de nos adversaires permanents augmentent à mesure. Est-ce donc un tâche sans espoir ? Certes non, mais il faut abandonner la vieille idée d’une passé primitif que tous les hommes doivent adopter un système unique. Cette idée fut l’origine des guerres religieuses d’autrefois, ayant pour dessein d’imposer une religion unique, un christianisme d’un genre ou d’un autre. L’expérience a indiqué que de pareilles guerres peuvent ruiner des pays entiers, mais sans atteindre leur but : uniformité en nattière religieuse ; toutes sortes de sectes coexistent aujourd’hui et leurs luttes se limitent aux diverses méthodes d’une propagande qui les pénètrent mutuellement ; on a du laisser la paix aux libres-penseurs. C’est ce qui se produira pour les libres penseurs des mouvements sociaux ; les anarchistes et leur soleil se seront levés lorsque les autres sommeillèrent encore dans les ténèbres.

L’idée que tous acceptent un système donné est nécessairement autoritaire ; les anarchistes doivent être les premiers à s’en défaire. On pourra objecter : « Mais alors si tous acceptaient volontairement l’anarchisme ? » Je réponds que lorsque les derniers trainards auront accepté l’anarchisme, les premiers anarchistes seront déjà bien loin sur la route ; au moins je l’espère, car à attendre que les trainards les eussent rejoints, ils seraient devenus des momies ratatinées, de vieux fossiles. La diversité des développements existera toujours et d’autant plus que le genre humain se libérera de l’état grégaire des premiers âges, latent encore chez tant d’individus.

Je ne pense pas que ce soit la dernière superstition dont l’anarchisme ait à se débarrasser ; m’est avis que ce doit être la prochaine. Comme résultat il nous restera une nouvelle et immense tâche à accomplir, — nous efforce d’être nous-mêmes des anarchistes, entre nous, jouer des coudes afin de bâtir l’oasis de notre liberté au sein du désert de l’autorité. Il ne s’ensuit pas que nous devions être toujours isolés ; nous serons isolés seulement comme anarchistes, et force nous est de reconnaître qu’il ne peut en être autrement, le nombre des êtres humains englobés par chaque tendance particulière étant limité. Mais nous resterons en contact avec tous les mouvements progressifs ; — la défense du travail comme le comprend le syndicalisme, l’action direct, l’éducation, la libre pensée, l’antimilitarisme, tout ce qui combat l’intervention de l’Etat, tous les efforts vers la liberté en général. Notre but, en un mot, c’est l’anarchisme volontaire et non obligatoire et peut-être pourrons-nous vivre assez pour le voir se réaliser quelque peu.

Max Nettlau.

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Max Nettlau, « Observations d’actualité », l’Ère nouvelle 5 no. 48 (30 juin 1910) : 29-33.

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